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Histoires fausses

Faites l’humour, pas la guerre, telle semble être la raison d’être de ce recueil de nouvelles de la science-fiction américaine des années 1950 à 1980 environ. Elles sont présentées de façon assez cuistre au milieu des années 80 par Demètre Ioakimidis, anthologiste de SF né en Italie, résidant suisse et de nationalité grecque…. Mais on peut zapper la préface sans aucun problème, les distinguos de linguistique universitaire n’ayant aucun intérêt littéraire. Ce ne sont pas moins de seize récits qui montrent combien les choses ne sont pas ce qu’elles semblent et que tout, au fond, reste imprévu, même dans l’imaginaire.

Observez d’abord les livres qui s’envolent – littéralement – en battant des pages de couverture pour rejoindre la migration vers les forêts originelles. Ecologique mais bizarre, non ? Comme si l’ignorance était notre futur – durable. C’est ensuite un poêle hollandais qui « irrite » suffisamment un soulier pour que celui-ci s’anime et se carapate tandis que le savant fou qui l’a « inventé » convoque la presse et les sommités universitaires. C’est encore le coffre-fort absolu, celui qui fuit quand on l’approche, invulnérable aux rets, aux pièges et au lance-flamme, qu’un millionnaire en faillite tente de récupérer pour les (faux) diamants qu’il contient. Ou un docteur robot surnommé Tic-Tac qui vous sait malade avant même que vous ne lui parliez et qui vous enferme dans son hôpital mutualiste afin de persévérer dans sa fonction : qui n’a pas connu un docteur de ce genre ? Knock n’est pas le seul à vous persuader de recourir à ses indispensables soins.

Dans l’espace, rien à bouffer : lorsqu’on débarque sur une planète lointaine où se trouvent des êtres vivants, comment savoir si ce qu’ils mangent est bon pour nous ? Le poison d’un homme est peut-être la délectation de l’extraterrestre. De même la colonisation des planètes pour exploiter ses matières premières : la manière habituelle (forte) est-elle la bonne ? Evelyn E. Smith, adroite polygraphe née en 1927, met en scène deux fils à papa, l’un d’amiral, l’autre de sénateur, entrés dans l’armée spatiale parce que trop sensibles et… en bref trop chochottes. Le commandement les envoie seuls sur une planète maudite où toutes les expéditions précédentes pour récupérer un minéral se sont fait massacrer : quand on est inverti, autant mourir en héros pour masquer l’opprobre sociale. La nouvelle a été écrite en 1962, autrement dit dans un autre monde. Mais il s’avère que le couple des deux jeunes hommes s’en sort à merveille. Au lieu de s’imposer, il se donne en exemple ; au lieu d’interroger, il se laisse observer. Leur goût pour aménager le baraquement standard de l’armée, leur artisanat aux couleurs délicates, séduisent tant les indigènes, eux aussi sensibles à l’art, qu’ils leurs apportent les fameuses pierres requises par l’expédition : il faut de tout pour faire un monde. Pour d’autres, c’est la vie de pionnier qui importe et, lorsque les semblables rappliquent, c’est la fuite immédiate vers l’inconnu – même si l’épouse souhaite se fixer. Mais pourquoi pas d‘enfants ?

Lorsque les aliens envahissent la Terre, c’est pour la soumettre, à la Poutine, miroir de notre désir d’asservir les planètes. Obéissez et vous serez préservés ; résistez et vous serez pulvérisés. Le général Milvan des hordes galactiques a tout du Vladolf Poutler avec ses « 2m10, musclé à rendre jaloux un professeur de culture physique et noblement revêtu d’un tissu aussi chatoyant que collant (…) le front superbe, les yeux lumineux très écartés – il avait tous les attributs d’un être supérieur » – ce qu’il croit être. Sauf qu’il n’est sans aucune humanité : « une flotte aérienne sympathisante détruite sans avertissement ; une douzaine de villes bombardées avec une efficacité impitoyable… Cela, ajouté à l’arrogant sourire de mépris errant sur ses lèvres » p.188. Il a tout de Poutine, ce conquérant de Lebensraum galactique. Mais il trouve plus malin que lui, et plus fort, cela va de soi : Satan en personne, qui considère la Terre comme sa chasse gardée et renvoie Milvan Poutinovitch à ses étoiles. Qui sera donc le diable du Mongol nazi au Kremlin ?

Il y a d’autres histoires, comme celle de ce craqueur de sécurité bancaire, originalement présentée ; de ces voyages dans le temps qui cherchent à modifier le présent mais n’y parviennent jamais parce que le présent… est toujours présent, sinon il ne serait pas « le » présent, vous comprenez ? Ou ce vieux cinéphile qui, lassé des scies et convenances des scénarios de films, finit par les modifier mentalement à l’écran sans que la bobine en soit changée, pour le plus grand plaisir des autres spectateurs. De l’inconvénient aussi de se retrouver homme invisible, un matin au réveil, pour avoir absorbé la veille une pilule de laboratoire pharmaceutique avide de vendre. L’épouse a du mal à s’y faire, la fille de 10 ans s’évanouit d’horreur, mais le petit de 4 ans trouve cela merveilleux : c’est toujours son papa. Heureusement, l’antidote existe car c’était un secret du Pentagone, le labo travaillait pour eux.

Une exploration dans les antres de la machine à imaginer les futurs qui, cette fois, en rit franchement. Ce qui fait du bien en ces temps retrouvés de guerre et de nationalisme, d’occupants et de collabos. Les années 1980 avaient du bon !

Histoires fausses – La grande anthologie de la science-fiction, Livre de poche 1984, 409 pages, occasion €1,54

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Album Flaubert

Le 12 décembre prochain naîtra Flaubert, il y a deux cents ans – le premier Napoléon vient de mourir et le troisième abdiquera avant sa mort. Né sous la monarchie, Gustave verra trois révolutions et quatre régimes avant de quitter ce monde sous la République. Il vivra ce bouleversement sans précédent de l’autre révolution, l’industrielle, de la presse et du feuilleton, de l’essor des théâtres au détriment des poèmes, de la photographie au détriment de la peinture réaliste, et du roman comme savoir-faire français. Né vingt ans après le siècle, Flaubert est mort vingt ans avant l’Exposition universelle du Progrès et de la Science, le 8 mai 1880, à 58 ans et demi – d’une « attaque ».

J’aime beaucoup Flaubert, ce Normand parisien, ce grand nerveux épileptique qui vivait littéralement les scènes qu’il imaginait pour les écrire, qui somatisait les affres de ses personnages. Outre sa Correspondance en cinq tomes, qui est un délice sur le temps et les hommes, mon œuvre préférée reste Un cœur simple, touchant portrait de la générosité humaine sous la bêtise ignorante, de la maternité par procuration sans espoir de retour, d’amour aveugle d’une obstination de brute. Ce qui m’ennuyait au collège lorsque nous devions l’étudier me ravit aujourd’hui tant le style est épuré et précis, sans un mot de trop, sans aucun jugement de la part de l’auteur qui décrit, comme détaché, démiurge.

Quant à Madame Bovary, elle fut Gustave comme le dit un mot apocryphe, imaginant toujours autre chose que le réel, désirant s’évader sans cesse de son milieu campagnard, de sa condition bourgeoise et de sa soumission de femme de notable. Bovaryser est passé dans le langage courant (cultivé). C’est s’illusionner sur ce qui pourrait être, rêver au prince charmant, à l’amour impossible, à l’ailleurs paradisiaque. Non sans une certaine hystérie, refoulement des pulsions sexuelles qui ne demandent qu’à s’assouvir, sublimation parfois, débauche brutale souvent. Les femmes y étaient plus aptes lorsqu’elles étaient cheptel bourgeois ; les hommes y sont sujets depuis qu’ils ont été dévalorisés par l’égalité des sexes. C’est aujourd’hui le Disney mièvre des stars, les plages de cocotiers, le club Med pour femmes seules – ou l’ecstasy de la jeunesse avide d’extase, la « croyance » qui légitime un soi minable, la fausse aventure des télé-réalités où l’on se met en scène, les paillettes cocaïne et ciné… Toujours être autre que soi-même, vivant un enchantement, une illusion, couvert du voile de Maya.

Yvan Leclerc signe un court album très illustré, où figurent des dessins du Croisset disparu et les rares photos du grand Flaubert, lui qui fuyait la représentation de soi et les images pour ne laisser au public que ses œuvres : la Littérature. Ce pourquoi il contraignait sa plume, réécrivait sans cesse, gueulait ses phrases pour vérifier comme elles sonnent. Plus de 4500 pages pour Madame Bovary qui n’en compte qu’un dixième. Tout doit passer par les mots. Une illustration, une photo, ce sont des faits précis qui s’imposent tandis qu’une description littéraire, un portrait psychologique, c’est tout un être qui surgit, avec son aura de milieu et d’époque. Ecrire pour recréer le monde dans l’imaginaire, plus vrai que nature – voilà ce que voulait Flaubert.

D’où son réalisme cru sans tomber dans le voyeurisme excité à la Zola, ou son lyrisme panthéiste devant le spectacle total de la nature ou d’un paysage. Il n’est pas romantique, il n’est pas naturaliste, mais entre deux. Il sera le modèle des écrivains fin de siècle et il reste l’un des grands du sien.

Yvan Leclerc, Album Flaubert, 2021 Gallimard la Pléiade, 252 pages et 189 illustrations, offert pour l’achat de trois livres de la Pléiade – ou en vente pour €35 sur les sites

Gustave Flaubert chroniqué sur ce blog

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Demain l’identité

En politique, rien n’est jamais simple. Les sujets profonds surgissent lentement mais avec de plus en plus de force alors que les sujets d’actualité accaparent l’attention des médias et des politiciens. L’un de ces sujets profonds est celui de « l’identité ». Longtemps nié à gauche à cause des relents de rejet de l’Autre que le concept véhicule « par principe » (et la gauche est en adoration devant « les Principes »), trop pris en compte par la droite extrême qui en fait son sujet de prédilection mais le contamine par ses références au « nazisme » (ce point oméga de toute grimpée aux rideaux politique), l’identité n’en demeure pas moins le sujet profond qui va faire de plus en plus notre actualité.

Il semble que l’immigration en notre siècle ait remplacé la lutte des classes du siècle dernier : l’avenir radieux se lit sur les moteurs de recherche et plus dans les prophéties marxistes. Pour la gauche naïve, l’immigré est « la » victime par excellence, le lumpen-prolo qui fait désormais l’Histoire après l’ouvrier (embourgeoisé), le symbole d’une « égalité » sans cesse repoussée et toujours à conquérir. La fondation socialiste Terra Nova, dans une célèbre étude retirée soigneusement depuis de ses archives numériques (Projet 2012, Gauche, quelle majorité électorale pour 2012 ? citée dans l’une de mes notes), prônait à la gauche de s’appuyer sur les immigrés pour garder le pouvoir, au détriment des « classes populaires » de plus en plus tentées par l’extrême-droite. Quand le vote du peuple ne vous convient pas, changez de peuple.

Or ledit peuple se sent de plus en plus menacé dans son emploi, dans sa fiscalité, dans ses pratiques culturelles, dans sa démographie. En témoignent les Gilles et Jeannes des ronds points, mais aussi les Wotan au Capitole et la « Génération » identitaire sur le point d’être niée – interdite.

La mondialisation et la loi anglo-saxonne du fric ont tué des pans entiers de l’industrie européenne tandis que la technologie automatisait la production, forçait à la rationalisation, aux gains de productivité, et faisait grimper le niveau de formation requis pour tout emploi décent. Seules restent disponibles les métiers non-délocalisables, souvent de services, donc mal payés, et les métiers de haute volée dans l’ingénierie, la finance et la recherche. A moins d’être fonctionnaire – donc rester petit ou moyen.

Les exigences du « toujours plus » dans la protection sociale et les aides de toutes sortes votées par démagogie pour répondre aux « revendications » de la société et « des associations » creusent le déficit budgétaire, engageant à augmenter inexorablement les impôts bien avant le « quoi qu’il en coûte » à prétexte Covid. Hollande en a fait l’expérience, ce n’est pas la solution : faire « payer les riches » est peanuts en termes de rendement et faire payer les classes « moyennes » (pour Hollande, est riche qui gagne plus de 3500 € par mois) aigrit le plus grand nombre sans que jamais l’administration d’Etat n’apparaisse comme plus efficace… Les palinodies sur les masques, le gel, les blouses, les vaccins, en sont le dernier exemple en date, sans parler de « la justice » trop lente faute de moyens, de l’école qui forme de parfaits chômeurs, de l’université qui dérive vers la théologie et incite les meilleurs à tenter une « grande » école, de l’armée qui ne sait plus sur quel sein se dévouer (comme disait un ineffable directeur de banque à l’ancienne en 1981) au Mali et ailleurs faute d’objectif clair et de suivi politique – et ainsi de suite.

Quant à la culture, elle apparaît comme la dernière roue du carrosse technocratique au pouvoir sous Macron, pourtant le meilleur président que la France ait connu depuis des décennies. La culture est « pour les bobos », un vernis de musée et d’art contemporain, bien loin de son enracinement populaire fait de mythes et de littérature, de spectacle vivant et de concerts, de gastronomie au restaurant et de conversations de café, d’habitus et de vivre-ensemble.

La démographie, elle, menace. Le taux de fécondité « des Françaises » ne remplace pas la population puisqu’en-dessous du deux enfants par femme en âge de procréer fatidique (1.87 alors qu’il faudrait 2.1 ou 2.2 dans les faits pour compenser les décès par accidents et maladie). Quant au concept de « la Française », il comprend de plus en plus de femmes immigrées de la seconde ou de la troisième génération qui colorent un peu plus l’ensemble de la population par leur fécondité supérieure (à la troisième génération, leur fécondité statistique tend à s’assimiler). La protection sociale si généreuse des Etats européens depuis Bismarck ne pourra subsister avec moins d’enfants et plus de retraités, avec plus de chômeurs non-cotisants entre les deux. L’immigration apparaît comme la solution la plus facile mais l’Allemagne sera au tiers non-allemande d’ici 2040 et l’Afrique, qui explose démographiquement, risque d’exporter environ 200 millions de Noirs en Europe blanche avant la prochaine génération. La hantise du Grand remplacement à l’extrême-droite fait encore un brin rire car elle est plus imaginaire que réelle (7.4% de la population française est immigrée selon l’INSEE, les descendants nés français se cumulent cependant pour former près d’un quart de la population). Mais elle l’est de moins en moins car l’imaginaire est un puissant ressort réel de l’action politique. Trump l’a montré : agiter la peur de devenir minorité en son propre pays est très payant électoralement (malgré les inepties économiques, écologiques et diplomatiques par ailleurs).

Si les politiciens de tous bords en Europe ne prennent pas en compte de façon raisonnable et concrète la question de l’identité, ils se préparent une vague de radicalité et de populisme sans précédent. Il n’y a pas que l’économie, imbécile ! pourrait-on dire en paraphrasant à l’envers la phrase de Carville, si efficace dans la première campagne de Bill, Clinton. Il y a la hantise : celle de devenir marginal chez soi, déclassé économique, défié culturel, soumis au moralisme religieux venu d’ailleurs – en bref exclu du pouvoir de conduire son propre avenir.

C’est en Europe la différence entre les démocraties libérales et les illibérales. Les premières sont à l’ouest, les secondes à l’est. Les premières sont sûres d’elles-mêmes mais de moins en moins, les secondes n’en sont plus sûres du tout à cause de l’émigration de leur population jeune tentée par l’Eldorado économique allemand ou anglais. Les libérales accueillent l’immigration en tentant leur « assimilation » (de moins en moins bien acceptée par les « victimes » racisées ex-colonisée et soumises à Allah avant la loi), les secondes refusent toute multiculture au nom des traditions et de l’histoire. Mais est-il justifié de refuser aux démocraties d’Europe de l’est ces droits accordés trop volontiers en Europe de l’ouest aux allogènes ? Notamment le principal : le droit à leur identité ? Faudrait-il prôner des « accommodements raisonnables » envers Maghrébins et Turcs musulmans au nom du vivre-ensemble et les refuser aux Hongrois et Polonais catholiques dans l’Union européenne ?

La gauche a pour tendance de mépriser le bourgeois blanc, considéré comme privilégié dans l’Histoire, et de ne considérer que les « droits » revendiqués des minorités venues d’ailleurs, vues en victimes ; mais une réaction se fait jour au vu des attentats islamistes et du travail de sape contre la laïcité : l’immigration (surtout musulmane mais peut-être aussi un jour chinoise) pourrait bien miner la culture démocratique en introduisant des pratiques culturelles et sociales contraires à la laïcité, au droit des femmes, aux coutumes alimentaires et vestimentaires, au vote pour élire des représentants. Si les Algériens réclament en Algérie des droits à la française, les Chinois préfèrent peut-être pour leur santé et pour l’économie l’efficacité collectiviste de Pékin aux hésitations et contestations de Paris.

La droite conservatrice a pour tendance de regretter le bon vieux temps de l’entre-soi et de la domination blanche sur le reste du monde ; mais un activisme positif se fait jour au vu du succès de Trump, de Xi Jinping, d’Erdogan et de Poutine en faveur de l’affirmation d’une culture historique occidentale (après tout pas pire qu’une autre) et de la religion chrétienne (après tout moins nocive depuis deux siècles que d’autres).

Entre les deux le centre, qui préfère s’adapter avec le temps et expérimenter l’équilibre.

Et « les écologistes » qui sont une nébuleuse de sectes et de sous-sectes en France, pas un parti homogène. Leurs succès électoraux s’accomplissent plus « contre » que « pour » tant leur programme apparaît autoritariste, de fatwas en fatwas : contre la viande dans les cantines, le sapin de Noël arbre mort, le tour de France macho et pollueur (tiens, rien sur le foot, pourtant bien plus macho ? – il est vrai que les équipes y sont plus « colorées »…). Mais leur aspiration à « un retour à » la vie paysanne, austère sans voyages, la consommation locale, la méfiance pour l’industrie et la surveillance Internet, le moralisme de clocher et la démocratie directe est peut-être l’antidote futur à l’immigration sauvage ? Décourager les migrants de venir vivre en communautés fermées à forte identité culturelle et sociale subsistant chichement à la sueur de leur front pourrait bien être la meilleure solution. Y a-t-il beaucoup de Latinos ou d’Afro-Américains chez les Mormons ? Chacun chez soi et la planète pour tous, les échanges réduits au minimum et l’exploitation à presque rien.

Il reste à régler la question des frontières, des institutions et du droit de vote, des droits de chacun. Mais surtout du nouveau modèle économique sans lequel rien ne sera socialement possible.

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Jean Vautrin, Billy-ze-Kick

Jean Herman, dit Vautrin, est un cinéaste qui n’a pas réussi et s’est reconverti dans le roman policier post-68. Né en 33 à l’arrivée d’Hitler au pouvoir, il se vautre avec plaisir dans les années soixante-dix de sa quarantaine. Il sociologise, il désopile, il parle franc. Son univers est celui des banlieues achélèmes et des petites gens qui font de petits métiers : concierge, flic, retraité, pute… Son héroïne est une gamine de 7 ans délurée appelée Julie-Berthe, fille de flic à talonnettes. Son papa Chapeau (c’est son nom), inspecteur sans éclat dans le réel, invente avec elle les aventures de Billy-ze-Kick. Avec un Z parce qu’elle zozote comme une Zazie hors du métro, et avec un kick parce que Billy chevauche une grosse moto… et que « kick » signifie donner un coup, donc baiser en argot angliche.

C’est la mode rebelle, la moto, une Honda 750 que l’on monte en intégrale cuir et en démarrant vroum. C’est justement la monture de Peggy Spring, une demoiselle d’étage que le achélème zieute parce qu’elle est bien roulée. Mais, mystère, on ne lui connait aucun mec. C’est que la période est au tout-sexe, chacun ne pense qu’à ça de 7 à 77 ans. Ne sont au fond aigris et méchants que ceux qui sont mal baisés (cela n’a pas changé). D’où les appétits de Juliette, mère de Julie-Berthe et épouse de Chapeau ; elle fait le tapin sur les violettes au bord de la érène 16 où passent les gros camions montés par de grosses bites à gros besoins. D’où les rancœurs de saleté d’Achère, retraitée des Pététés et concierge de l’immeuble, constipée qui devrait péter un coup et s’ouvrir du devant au lieu d’espionner ses voisins. Elle tient un cahier où elle consigne, au crayon à papier, en majuscules, tous les potins qu’elle reluque sur les unes et les uns.

Quant à Julie-Berthe, elle copine avec Ed le roux qui chevauche un cheval imaginaire, fils d’Eugène le membru qui adore baiser « parce que c’est sa nature », et avec Hippo, l’ado schizo. Elle confond un peu le réel et l’imaginaire en sympathie avec le fêlé, et mélange les histoires inventées par papa avec celles qui surviennent dans la cité des Oiseaux. C’est ainsi qu’une jeune mariée se fait assassiner d’une balle en sortant de l’église, en robe immaculée. Qu’une autre, sans rien sous la blouse, se fait étrangler dans une cabane de la zone. En bref cinq morts par explosion du vieux Alcide qui ne voulait pas céder son pavillon et potager aux bulldozers du béton et « trois femmes assassinées, un suicide et une petite fille qui respire à peine ». C’est la rançon de la société qui change, se modernise, se cosmopolitise, se bétonne – engendrant les pathologies de la solitude, de l’abstinence forcée et de la moraline.

Le roman est drôle, bien plus drôle que les expérimentations du « nouveau » roman de la génération d’avant qui était chiant à mourir par volonté de s’effacer devant le neutre. Il se lit encore avec bonheur et ceux qui ont vécu ces années soixante-dix en retrouveront le sel politiquement incorrect mais joyeux et encore optimiste comme un air de printemps. « Ah, que ze l’aime, que ze l’aime la zézette à Zuzu ! (Elle s’appelle Zuliette). Avec des poils couleur de miel. Vrai, si les abeilles y voyaient ça, finis les tilleuls, les pensées, les pivoines ! Ce serait haro sur ma Zuzu, ma Zuliette. Ce serait en avant pour la butine. Tellement c’est beau. Voui, qu’elle est chou, qu’elle est chou sa zézette et son tout. Tout, tout, tout. Ze suis une petite fille heureuse. Cazôlée comme un pou. Z’ai qu’un défaut : ze suis zobsédée. Zobsédée du Toboso (…) C’est plus fort que moi, les zézettes, les zizis, faut qu’z’les zyeute » p.25.

Nous sommes dans un polar popu et tendre au style Charlie-Hebdo (que l’auteur écrit Charly), dans le meilleur du temps qui a donné en 1985 un film réalisé par Gérard Mordillat, avec la petite Cerise Bloc dans le rôle de Julie-Berthe – elle deviendra animatrice socio-culturelle selon la tradition de ces années-là. Jean Vautrin, lui, est mort en 2015.

Jean Vautrin, Billy-ze-Kick, 1974, Gallimard Folio 2006, 224 pages, €11.66

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Alain-Fournier, Le grand Meaulnes

Un court roman – devenu culte pour les générations d’avant 68 – renaît en Pléiade, la collection des chefs-d’œuvre Gallimard. Son auteur est Alain-Fournier, écrit avec trait d’union car il s’agit d’un pseudonyme : Henri Fournier de son vrai nom aurait pu être confondu avec le fameux coureur automobile de cette Belle époque. Né en 1886, il situe son roman dans les années 1890 ; il mourra lieutenant aux Eparges en septembre 1914, à seulement 28 ans. Il reste l’auteur de cet unique roman d’adolescence.

Etrangement, ce livre d’images aux acteurs puérils ne fait pas partie de mon univers intime. Je l’ai lu deux ou trois fois en fin d’enfance et durant mon adolescence… il ne m’en est rien resté. Je le relis aujourd’hui sans émotion, sans que la mixture ne « prenne » comme on le dit d’une émulsion. Le roman est pourtant bien construit, en trois parties égales, et conté avec une économie de moyens qui rend son texte dense. Et pourtant, le courant ne passe pas.

Qu’en ai-je à faire des « amours » éthérés d’un grand dadais puceau pour une adolescente rencontrée par hasard dans un château délabré au fin fond du Cher, un soir qu’il s’est égaré pour avoir trop présumé de son aptitude à trouver la bonne route ? Le « pays perdu » qu’il a rencontré lors, et qui persiste à sa mémoire trop sensible en cet âge d’hormones en ébullition – 17 ans – n’est qu’une perte de repères du réel, un imaginaire enfiévré, un idéal en folie. Il n’aura de cesse de le retrouver – et de le perdre car les temps enfuis ne reviennent jamais.

Le « pays perdu » est pour moi plus sensible dans la vie aventureuse des scouts contée par Jean-Louis Foncine, qui en fait un terrain de jeu sauvage du côté du haut Allier ; le « pays où l’on n’arrive jamais » est pour moi plus affectif chez André Dhôtel, qui en fait une amitié d’enfance qui mûrit et s’épanouit adulte. La retenue d’Alain-Fournier m’apparaît comme une sorte d’impuissance, incarnée d’ailleurs par le personnage du narrateur, François, d’une inconsistance rare et d’une asexualité avérée.

François, le double imaginaire de l’auteur, est fils d’instituteur dans une école rurale. Un jour de classe voit arriver le grand Meaulnes qui dépasse tous les adolescents de 12 à 18 ans d’une tête. Il devient aussitôt le centre de l’attention et vite le leader, lui qui a connu Paris et a voyagé au-delà de l’horizon. La France de la fin du XIXe siècle restait encore très ancrée dans la glèbe et l’on ne bougeait guère. D’où la fascination pour ceux qui ont vu autre chose que le coin du bois et le champ du voisin. Augustin Meaulnes, de deux ans plus âgé que le narrateur François, couche dans la même chambre puisqu’il est pensionnaire. Le gamin de 15 ans se prend d’amitié pour l’aîné qu’il admire, tant pour sa force que pour son esprit souvent ailleurs.

Mais c’est une amitié éthérée, comme le seront les amours de Meaulnes, sans aucun rapport au corps. Il y a bien une notation rapide, en passant, au chapitre VII de la première partie, mais elle ne fait que suggérer un désir, aussitôt refoulé : « Tandis qu’en un tournemain j’avais quitté tous mes vêtements et les avais jetés en tas sur une chaise au chevet de mon lit, mon compagnon, sans rien dire, commençait lentement à se déshabiller » p.37 Pléiade. Chez Alain-Fournier, très croyant catholique aux dires de sa sœur, le corps n’existe pas, seule « l’âme » existe, céleste, révérée. L’amour d’Augustin pour Yvonne sera de cette sorte, la fille comme une Vierge Marie que l’on doit aborder sans péché. D’où l’avortement de la vie à deux car Meaulnes a fauté. Non de sexe (nié) mais d’amitié : il n’a pas répondu à l’appel de Frantz, le jeune frère d’Yvonne, à qui il avait juré entraide jusqu’à la mort dans un débordement d’exaltation typiquement adolescente. En outre, il avait fréquenté Valentine à Paris, sans consommer mais sans savoir qu’elle était « la fiancée ».

Frantz est pour moi le plus sympathique du trio de garçons. Il a 15 ans comme François (dont il porte le même prénom mais germanisé, romantique). Il est fantasque et vit dans l’imaginaire, encouragé par sa sœur mais surtout par son père, le vieux M. de Galais qui lui passe toutes ses frasques. Dont la moindre n’est pas de se « fiancer » à 15 ans à une couturière d’une rue mal famée près de Notre-Dame à Paris, Valentine. Elle se déguise volontiers en garçon, ce qui interroge : Frantz n’aime-t-il pas plutôt l’amour que la fille, le sentiment lui-même plutôt que le corps support, un double narcissique plutôt que la personne ? Mais Valentine l’ouvrière se sent indigne de Frantz l’aristocrate, même ruiné ; elle n’est pas Marie-Madeleine en adoration du corps du Christ mais une jeune fille de son temps qui aime à prendre du bon temps et se cherche un mari pour fonder un foyer. « Je l’ai abandonné parce qu’il m’admirait trop ; il ne me voyait qu’en imagination et non point telle que j’étais. Or je suis pleine de défauts » ch.XIV troisième partie p.244. Valentine ne se présente pas aux fiançailles organisées au Domaine dans lequel Meaulnes débarque à la nuit après s’être perdu. Frantz est désespéré, cherche à se tuer puis est recueilli par un Pierrot bohémien qui l’emmène nomadiser sur les routes avec lui pour le désennuyer.

Le roman est construit en oppositions, le grand Meaulnes paysan attiré par le grand large, Frantz aristocrate décati romantique, François l’observateur qui deviendra fonctionnaire ; le dedans de la maison-famille-école et le dehors de la solitude, de la bohème, des bois et des châteaux ; Yvonne de Galais phtisique qui attend son prince charmant et Valentine charnelle qui n’ose pas prétendre à l’amour d’un prince. Chacun fera souffrir l’autre, comme si le véritable amour en ce monde était impossible, empêché par un décret du Ciel. Car la chair est haïssable selon le christianisme paulinien, malgré Les Nourritures terrestres de Gide, paru en 1895, qu’a lu l’auteur ; il lui préfère le converti catholique Claudel et son expiation constante de vivre en exhalant des vers. Drôle de mentalité d’époque, qui sera mise à mal par les deux guerres et « libérée » par les Années folles avant Mai-68. D’où notre impression de décalage.

Le pays imaginaire, les amours enfantines, la nostalgie des émotions adolescentes seront mieux rendus par Proust, Larbaud, Dhôtel, Foncine. La panique d’Alain-Fournier devant l’incarnation du désir a quelque chose de morbide, comme s’il fallait se châtier de désirer. « La Pureté est la grande Question », écrit-il à son ami Rivière, avec les majuscules magnifiées de l’Idéal. D’où le refuge dans le cocon d’enfance où l’on reste naïf sur ces choses-là, ne connaissant de la sensualité que celle des oisillons entre peau et chemise (deux occurrences dans Le grand Meaulnes) et de l’amour que le sublime de l’âme, refusant de grandir et d’accéder à la maturité. « Lorsque j’avais découvert le Domaine sans nom, j’étais à une hauteur, à un degré de perfection et de pureté que je n’atteindrai jamais plus. Dans la mort seulement… », avoue Meaulnes, ch.IV troisième partie, p.182. Ce masochisme catholique bourgeois de la fin XIXe est aujourd’hui inaudible.

Seul Frantz y échappe à la fin du livre, ce qui est le plus inattendu car le garçon était des trois le plus romantique et le plus exalté d’Idéal. Quant à François le terre-à-terre, il n’est rien : ni ami, ni amoureux, ni papa, sans cesse intermédiaire entre les autres et n’ayant d’enfants que ceux de sa classe. Il n’est pas sympathique, pas plus que Meaulnes qui récuse le bonheur à deux enfin acquis pour courir les routes à la recherche d’autre chose, laissant une fillette qu’il a fait naître sans le savoir. Et, lorsqu’il revient, il n’a plus rien – que ce rejeton braillard qu’il ne saura pas élever.

Alain-Fournier, Le grand Meaulnes, 1913, Folio-junior 2016, 336 pages, €4.60 e-book Kindle €0.99

Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes – Choix de lettres, de documents et d’esquisses, Gallimard Pléiade 2020, 559 pages, €42.00 (occasion €29.90)

Plusieurs films ont été tirés du roman :

DVD Le Grand Meaulnes / La fille aux yeux d’or, de Jean-Gabriel Albicocco, avec Brigitte Fossey, Jean Blaise, Alain Libolt, Alain Noury, Marie Laforêt, Opening 2006,€21.90

DVD Le Grand Meaulnes de Jean-Daniel Verhaeghe, avec Nicolas Duvauchelle, Jean-Baptiste Maunier, Clémence Poésy, Jean-Pierre Marielle, Philippe Torreton, TF1 studio 2007, €9.36

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George Sand, Laura – voyage dans le cristal

La Sand a les yeux à facettes d’une mouche en ce qui concerne le romanesque. Elle démultiplie le même thème sous des prismes différents. Il s’agit toujours d’un homme et d’une femme – et de la femme qui gagne à la fin. Ses personnages ont tous 24 ans au départ (obsession compulsive) et suivent un chemin d’initiation pour gagner leur vie (avec en cadeau la belle). Mais il y a loin de l’idéalisme psychiatrique exalté d’Elle et lui au fantastique science-fictionnel du Voyage dans le cristal. George Sand, après un voyage en Auvergne en 1859, se prend de passion pour la géologie et les pierres semi-précieuses concoctées à fond de terre et crachées par les volcans. Elle en fait tout un roman.

Alexis est un Emile à la Rousseau élevé à « l’école buissonnière » jusque vers l’âge de 19 ans (autre scie sandienne). Son oncle alors, conservateur du cabinet d’histoire naturelle d’un prince allemand qui se pique de science, le prend comme aide bénévole au sous-aide minéralogiste. Le garçon est rebelle aux mots, à la connaissance et à l’enfermement poussiéreux mais sa cousine Laura, avec qui il courait les bois à la campagne (chacun de son côté) pique son orgueil de jeune mâle un brin niais.

En cassant un vulgaire caillou, il y a découvert une géode. En regardant Laura, il a pénétré dans le cristal et fait un voyage parmi ses montagnes étincelantes et ses plaines purpurines. A-t-il été transposé dans une autre dimension ? A-t-il rêvé ? A-t-il été atteint d’une fièvre cérébrale comme de nombreux jeunes garçons chez la sadique George Sand ? Le lecteur jugera. Les autres lui apprennent qu’il s’est cogné la tête dans une vitrine avant de s’évanouir. Toujours est-il que le phénomène ne se produit pas qu’une fois.

Laura doit se marier au sous-aide, savant positif qui n’aime rien tant que rendre la minéralogie utile à l’humanité en prospectant les mines. Alexis le cousin en est « abasourdi ». Mais le cristal le transporte une fois de plus, lorsqu’il rencontre Nasias. Il se présente comme son oncle, le père de Laura, revenu de Perse où il a fait fortune et désireux de savoir si, comme lui, Alexis a « le don ». Celui de pénétrer les arcanes du cristal pour y voyager et explorer l’inconnu.

Malgré ses réticences par un reste de bon sens de nature, le jeune homme vigoureux mais pas très futé se faire circonvenir, croyant obtenir la main de Laura qu’il aime à l’issue de ce voyage initiatique. Il suit donc le diabolique Nasias dans son départ en bateau pour le pôle nord, où il doit découvrir les eaux libres (croyance d’époque) et le « trou » par lequel les eaux se déversent dans le cratère terrestre. Le lecteur se retrouve alors chez Jules Verne, dont Voyage au centre de la terre paraît quelques mois après. La science suscite l’imaginaire, autre chose que la froide raison. Mais George Sand s’intéresse peu à l’aventure, ce qui compte pour elle avant tout est « le sentiment ». Aussi le jeune Alexis traverse-t-il ces paysages fabuleux et les épreuves cruelles avec un détachement peu en rapport avec son enfance de pilleur de nids et de gamin perché dans les arbres. Restent quelques descriptions d’un style fleuri, très XIXe siècle, qui continue de nous ravir aujourd’hui.

Non sans la révélation du racisme en vigueur à l’époque, qui ferait « marcher » des milliers de colorés et autres minoritaires s’ils savaient. La socialiste féministe George Sand traite les Esquimaux comme des sous-hommes, quelque part du côté du singe : « Cette répugnante fantasmagorie d’êtres basanés, trapus, difformes dans leurs vêtements de peau de phoque, ces figures à nez épaté, à bouche de morse et à yeux de poisson rentrèrent à ma grande satisfaction dans la nuit » p.980 Pléiade. Diantre ! Voilà qui est poser la supériorité blanche industrielle civilisée sur le reste des humains. J’y vois surtout un mépris dû à l’ignorance, Paul-Emile Victor réhabilitera les Esquimaux un siècle plus tard. L’universel, si cher au cœur des « républicains » qui se disent « socialistes », est la civilisation des autres, le formatage à « nos valeurs » des autres peuples. Cela se manifestait tout cru au milieu du XIXe siècle. Pas d’anachronisme, ni de condamnation « morale » des façons de voir passées, mais un constat bien net. Et une question : n’en subsiste-t-il pas quelque chose de nos jours dans le militantisme pour « la démocratie », pour les « grands principes », les « Droits de l’Homme » et autres universaux « pour la planète » ?

George Sand rejoue avec Alexis son dilemme avec Musset : idéalisme ou réalisme ? « A travers ton prisme magique, je suis trop ; à travers ta prunelle dessillée et fatiguée, je suis trop peu. Tu fais de moi un ange de lumière, un pur esprit, et je ne suis pourtant qu’une bonne petite personne sans prétention » p.1015. Conte moral passé à la moulinette du fantastique romantique à la Hoffman, le lecteur comme la lectrice se doit d’être rassuré : Alexis et Laura s’instruisirent en géologie et botanique, vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants. Les aimèrent-ils et les élevèrent-ils à la Emile ? C’est une autre histoire.

George Sand, Laura – voyage dans le cristal, 1865, Independant Publishing 2015, 92 pages, €7.86 e-book Kindle €0.99

George Sand, Romans tome 2 (Lucrezia Floriani, Le château des désertes, Les maîtres sonneurs, Elle et lui, La ville noire, Laura, Nanon), Gallimard Pléiade, 1520 pages, €68.00

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George Sand, Les maîtres sonneurs

Nostalgie, quand tu nous tiens… Certains « adorent » ce livre car il parle des paysans de jadis, avant la Révolution, vers les années 1775. Le Berry de Sand est évoqué par une parisienne de la haute et cette bonne dame de Nohant se penche avec tendresse sur une part de son enfance et de ces éternels enfants que sont pour elle les simples. C’est à la fois ridicule et touchant.

Le parler berrichon, si fort vanté dans les salons pour dire « l’authentique », est un sabir reconstitué de Rabelais et de Montaigne avec quelques mots grapillés de patois, pas une étude ethnographique d’une langue locale. Les personnages principaux sont des héros beaux, grands, vigoureux, gentils au fond d’eux et pas des pécores avaricieux et jaloux de l’élévation du voisin. Même « l’ébervigé » Joset (l’étonné Joseph) à demi idiot mûrit à l’intelligence une fois adulte (mais c’est dans la réalité impossible) par la musique de cornemuse.

Le roman porte bien son nom : il enjolive d’illusion un imaginaire idéal qui n’est pas et n’a jamais été. Tiennet le simplet, Brulette la coquette, Charlot le poupon affectif issu d’amours clandestines amené par un Carmes, Huriel l’archange surgi des forêts, Thérence fille des forêts forte comme une nageuse est-allemande, le Grand bûcheux qui est père des deux derniers cités, sont autant d’archétypes de l’ami fraternel, de la femme de tête, de l’enfant page blanche, de la fiancée idéale et du pater familias généreux. Autrement dit des mythes. Ils ne sont, une fois de plus chez Sand, que des uniformes pour les sentiments préconçus, pas des êtres de chair et de sang. Et ça se sent.

Le roman est trop long, étiré sur trente et une « veillées » ; il est trop compliqué, soufflant sur chacun le chaud et le froid, les rendant peu sympathiques, voire même antipathiques. La belle Brulette n’est qu’une garce à jouer de sa belle mine pour faire tourner les têtes, même (et surtout) de ceux qui l’aiment d’enfance. Une image de George Sand elle-même ? Chacun commente à l’envi ses pensées et sentiments sans même avoir appris à lire, les décortique et se repend a posteriori en bon chrétien avant de s’enfoncer à nouveau dans l’erreur par ignorance. Puis se rengorge de sa vertu en jurant fraternité à ses proches comme si de rien n’était.

Le pauvre Joset en pâtira, gonflé d’orgueil d’avoir été trop aimé, puis de rancœur d’avoir été finalement délaissé. Tiennet mariera la Thérence et se fera forestier avant que le pater ne décide pour tout le monde qu’il vaut mieux cultiver la terre. Car l’opposition, un brin factice, du champ et de la forêt, du Berry et du Bourbonnais, des chanvreurs et des muletiers, est un ressort de l’action.

A l’inverse de La petite Fadette ou de François le Champi, de même inspiration rurale, je n’ai pas aimé Les maîtres sonneurs, cette reconstitution laborieuse d’une campagne idéalisée par une théâtreuse de salons parisiens qui produit du roman au kilomètre pour faire entrer l’argent.

George Sand, Les maîtres sonneurs, 1853, Folio Classiques 1979, 527 pages, €9.50 e-book Kindle €2.49

George Sand, Romans tome 2 (Lucrezia Floriani, Le château des désertes, Les maîtres sonneurs, Elle et lui, La ville noire, Laura, Nanon), Gallimard Pléiade, 1520 pages, €68.00

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Michel Crouzet, M. Myself ou la Vie de Stendhal

Henri Beyle le Grenoblois, né en 1783, est devenu par lui-même en 1817 baron Frédéric de Stendhal il Milanese, officier de cavalerie. C’est qu’il est né avec la Révolution (6 ans en 1789) et qu’il a admiré Bonaparte parti de rien pour arriver à égaler Alexandre et César (il a moins aimé Napoléon, empereur autoritaire installé). Comme les révolutionnaires qui voulaient faire table rase du vieux monde et des « Vieux », Beyle a haï son enfance (ayant perdu sa mère en couches à 7 ans) et son père, distant et désirant modeler le Fils en enfant modèle ; il a haï son précepteur jésuite Raillane « hypocrite » ; haï Grenoble, ville provinciale et bourgeoise, coincée et conservatrice. Il « n’a jamais joué, jamais couru ou nagé librement avec les autres enfants, jamais disposé de son corps, que l’on voulait domestiquer et non laisser se dépenser et jouer » p.25.

Pour cela, il a dû se révolter contre le Père (prénommé Chérubin !) et inventer sa vie d’individu, hors des liens de naissance, de famille (excepté Pauline, sœur et âme-sœur) comme de milieu, « un Moi audacieux et sans freins (…) l’image même du Moi absolu évoqué par les philosophes et les libertins : ils se référaient pour le définir à l’enfant incestueux, parricide, homicide, être de la nature dans toute sa force et sa première et irrésistible impulsion » p.13. Seul le désir est loi (le Rouge), tout le reste est éteignoir, clérical, humide, sombre, moralisateur, persécuté, esclave des conventions et de la famille (le Noir). Mais le ressentiment est encore esclavage, la haine empoisonne et emprisonne. Pour se libérer, seule l’imagination le peut si elle prend son essor et ouvre à la « beauté » (qui est œil de l’amour). Car l’érotisme romantique n’est pas l’érotisme freudien (encore moins celui des puritains d’aujourd’hui qui voient de la saleté dans tout désir) : « fidèle à l’éros platonicien, le Romantique fait du désir le révélateur de l’idéal, la voie d’accès aux transcendantaux du Bien et du Beau ; l’image, ou vision de l’homme meilleur, de l’homme tel qu’il est dans sa nature profonde, c’est l’autre nom du désir ; il y a un sens du désir, il unit les sens au désir suprême qui est celui de l’âme et du rêve, ou du ‘romanesque’, qui est le rêve de l’homme » p.47. Le prime adolescent Beyle trouve cet élan dans les romans de chevalerie du Tasse, de l’Arioste, de Cervantes où l’aventure héroïque est ironique et voluptueuse à la fois – avant de découvrir Félicia ou mes fredaines le roman libertin de Nerciat : « Je devins fou absolument ».

Ce pourquoi il a dû inventer aussi un autre style littéraire – le romantisme, cette « maladie de l’azur » – où le réalisme du Moi en situation dérive vers l’imaginaire amplifié, où le mouvement fait confiance à l’expression libre de l’intériorité tout en mettant à distance de soi-même par l’objectivation de l’écriture. Car « toute sa famille est ‘cultivée’ : les lettres pour elle sont une œuvre de civilisation, de communication civile, un moyen d’approfondissement et d’amélioration de l’humanitas, qui met à parité le savoir et l’expression… » p.21 Ainsi l’Amour (dont Flaubert se moquera une génération après sous le vocable d’Hâmour) est-il moins inclination pour une personne réelle que pour la passion elle-même. Stendhal a l’amour de l’amour plus que « foutre » telle ou telle ; ou plutôt telle ou telle enflamme en lui l’imaginaire : il se fait du cinéma. « Avoir » ou pas la femme importe moins que les élans du cœur qui « cristallisent » sur une image, comme jadis l’image de Dieu. Il comptabilisera treize femmes « eues » qui ont compté dans sa vie (outre sa mère, Kubly, Angela, Victorine, Mélanie, Wilhelmine, Alexandrine, Angelina, Métilde, Clémentine, Alberte, Giulia I et II) et peut-être une quatorzième, sans parler des putes. Il aimera aussi beaucoup les enfants – ceux des autres – et leur racontera des histoires. Toujours l’imaginaire. Eugénie de Montijo, future impératrice, se souvient de Monsieur Beyle lorsqu’elle avait 9 ans et qu’il contait l’épopée de Napoléon, assise sur ses genoux ; adulte, elle apprendra qu’il s’agissait de ce « baron de Stendhal » devenu célèbre.

En tout cela il est « moderne » (ce qui signifie post-Ancien régime), donc plus ou moins « actuel » selon nos époques. Il a été peu connu de son vivant, adulé une génération après lui pour de mauvaises raisons (anti enflure hugolienne notamment), disséqué et délaissé début XXe siècle au profit de Proust, avant d’être réhabilité dans les années 1950 pour son style sec sans fioritures et qui va droit au but. Aujourd’hui ? La biographie date d’il y a vingt ans et c’était déjà une autre époque. Il semble que l’imagination revienne plus que l’action dans la sexualité de notre temps. Les femmes « ayables » comptent moins que les émotions qu’elles procurent par leur présence, même platonique. Mais à chacun de juger, Michel Crouzet se garde d’en parler.

D’autant que l’individualisme, s’il libère, exige de s’imposer : la liberté ne va jamais sans la responsabilité, ce qui répugne aux paresseux et met en face de leur veulerie les autres : « La mauvaise honte, la timidité, les tortures de l’amour-propre farouche et apeuré, c’est le calvaire du Moi moderne » p.68. Sous l’Ancien régime, la société exigeait le naturel (de naissance) ; la démocratie exige le convenable (socialement égalitaire). Stendhal s’en échappera par le voyage, étranger aux contraintes du civilisé français en Italie, manière d’être inconnu et amour du nouveau. Il s’en échappera par l’opéra, féérie sensuelle d’un soir par la musique et théâtre communautaire des regards. Mieux, il traitera dès lors la société comme un bal masqué pour s’en amuser et y trouver son plaisir, sans rien en attendre d’autre et surtout rien de durable. Et il se méfiera de ses intrusions au nom de la « transparence » égalitaire ; Stendhal chiffrera ses lettres, déguisera noms, lieux et dates dans son journal et sa correspondance. Être libre, c’est aussi rester masqué pour éviter de déplaire et écrire dégagé des contraintes sociales – d’où les quelques 350 pseudonymes que Henri Beyle prend au cours de sa carrière d’écrivain journaliste, une manière de rester aristocrate en démocratie.

Le pavé biographique de Michel Crouzet réjouira tous ceux qui aiment Stendhal, dont je suis. Laid et gros dès l’enfance, ses camarades se moquent de lui et l’appellent « la tour ambulante », il demeurera disgracieux et enveloppé toute sa vie, avec une « face de boucher ». Il compensera en se vêtant avec recherche et élégance selon l’adage que l’habit fait le moine. Mais il a les yeux vifs, un pli ironique à la bouche et sa conversation est toute de paradoxes et de moqueries. Il se taillera un succès dans les salons parisiens avec ses diableries – lui qui ne croit pas en Dieu – mais effraiera les bons bourgeois conventionnels et les bigotes. « Stendhal, c’est un style (de vie ou d’écriture indifféremment), né d’un immense travail sur soi dont les écrits intimes sont le dépositaire… » p.96.

Stendhal est né tard au roman, à 47 ans avec Le Rouge et le Noir (après l’échec d’Armance trois ans plus tôt). Son chef d’œuvre, il le publiera à l’extrême fin de sa vie (écourtée par le cœur, physiquement malade) : La Chartreuse de Parme fut écrite ou dictée à raison de 5 à 7 pages par heure. Le reste de l’œuvre romanesque est surtout inachevée ou composée de nouvelles. Mais Stendhal n’est pas que romanesque. Il compose un traité devenu célèbre, De l’amour, une Histoire de la peinture en Italie et des récits de voyages, en observateur incisif, qui eurent du succès : Mémoires d’un touriste, Rome, Naples et Florence, Promenades dans Rome. Il n’est pas un « intellectuel » (le terme n’a pas existé avant l’affaire Dreyfus) mais un « homme pensant » ; lui-même ne se dit pas littérateur ou écrivain mais « observateur du cœur humain » p.508. Faire de l’esprit c’est créer sa forme, entre l’énergie et la grâce, entre la vérité et le goût – en bref définir son propre style (« l’homme de gauche, toujours indigné, est sans esprit. Il lui manque le naturel de la pensée » p.526). Sa biographie (incomplète) La vie de Henry Brulard, informe plus ou moins sur ce qu’il a vécu (amplifié et déformé par la mémoire).

Pour le reste, élève à l’Ecole Centrale de Grenoble (fondée par son grand-père Gagnon), il aurait pu intégrer à Paris l’Ecole Polytechnique, récemment créée, mais s’est dégoûté. Bon en maths et en dessin, il a opté à 17 ans pour s’engager dans les dragons avec Bonaparte grâce à son cousin Daru. Arrivé souvent après les batailles, il romance son épopée adolescente dans La Chartreuse sous les traits du beau Fabrice del Dongo, son Moi idéalisé (emprunté aussi au réel Pierre Napoléon Bonaparte, cousin de Napoléon III, rencontré près de Civitavecchia). Car Stendhal se veut plus Milanais que Français, plus bonapartiste que Bourbon ou Juste-Milieu, plus Moi-Même que collectif.

Pour lui, chaque énergie doit faire son trou et inventer sa vie, jouant des « rôles » dans la comédie humaine sans investir son Moi profond. Il n’aura de cesse que d’appliquer cette maxime, faisant feu de tout bois pour obtenir un poste dans la foire aux vanités et réussissant assez bien dans la méritocratie napoléonienne comme auditeur au Conseil d’Etat à 27 ans puis Commissaire aux armées. Il fera même l’expérience de la défaite avec retraite de Russie en 1812. Hélas, les Bourbon reviennent et il devient demi-solde, courant après les louis pour vivre « décemment » (il suffisait à l’époque de 6000 francs par ans). Il obtiendra dans la douleur un consulat à Trieste, jamais rempli puisque refusé par les Autrichiens, puis à Civitavecchia dans les Etats du Pape, mais sera surveillé constamment par l’empire austro-hongrois et l’Eglise catholique comme subversif, « libéral » et athée. Ce n’est que lors de ses « congés » qu’il retrouvera l’élan pour écrire et que paraîtront les chefs d’œuvre. Sa maxime sociale était SFCDT : « se foutre carrément de tout » pour exister.

Il mourra le 22 mars 1842 à hauteur du 22 rue des Capucines à Paris, d’une attaque d’apoplexie, à 59 ans et trois mois, « esprit d’enfer et cœur angélique » comme conclut Michel Crouzet p.762. Il est inhumé à Montmartre sous une épitaphe composée par lui : « Arrigo Beyle Milanese, scrisse, amò, visse » (Henri Beyle Milanais, il écrivit, il aima, il vécut).

Ecrire contre son temps permet de durer ; dire le vrai de soi permet d’atteindre l’universel. « Tout livre écrit pour se plaire à soi-même, en pleine autarcie, pour trouver des semblables, un jour, en un lieu, est un acte de foi dans la chance du Moi » p.410. Mais l’état démocratique, en détruisant l’otium humaniste (le loisir de vivre pour soi) et en généralisant le negotium bourgeois (l’état constamment occupé et pressé), est-il compatible avec l’imagination, la littérature, le sens de la beauté ?

La pagination indiquée est celle de l’édition de 1999.

Michel Crouzet, M. Myself ou la Vie de Stendhal (nouvelle édition de Stendhal ou Monsieur Moi-Même, 1999), Kimé 2012, 728 pages, €30.00

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Erwann Créac’h, La montée des marches

L’univers du cinéma (français) vous intéresse ? Un jeune auteur, mais déjà aguerri, vous fait pénétrer les arcanes de ce monde de paillettes qui masque des misères. C’est que l’on n’arrive pas sans efforts constants et obstinés, là comme ailleurs ! Le personnage a mis près d’une décennie à émerger, commençant tout en bas de l’échelle comme « renfort régie », éminemment précaire, avant de trouver de petits boulots çà et là, sans compétence aucune parfois. Il a fini par écrire et réaliser son propre film, mais non sans stress.

Monter les marches se fait en deux étapes : la première est d’être reconnu du métier pour accéder aux forums et au « statut » d’intermittent ; la seconde est d’être consacré par un prix pour un film ou un rôle. A chaque fois, de moins en moins d’élus. Ils se connaissent tous, se recommandent leurs protégés (souvent des filles), se défendent des importuns (évidemment trop nombreux). La couverture dessinée du livre montre un jeune homme à la coiffure nette, mâchoire carrée, regard volontaire porté vers le haut, nœud papillon mais torse nu, devant les marches rouges du tapis du festival à Cannes. Il en veut, vigoureux, amoureux. Tel l’auteur qui accouche de son roman au forceps.

L’ironie est que la promotion canapé joue pour le personnage comme le veut la tradition. Être homme ne dispense pas de coucher. Surtout avec des filles. C’est Anh qui lui met le pied à l’étrier, puis Nadia, Judith, Nathalie, Leila, Mina qui aurait bien voulu… Le multiethnique apparaît comme un parti pris trop systématique, sauf si l’auteur ne vise comme lecteurs que les bobos du 19ème arrondissement de Paris. Sacrifier à la mode n’est pas une façon de bien écrire car toute mode passe – très vite – avec le public versatile qui la soutient (qui se souvient encore du « réalisme socialiste » des années 50 ? ou du Nouveau roman des années 60 ?). Ecrire vrai sur une réalité authentique est bien préférable.

Un film « d’auteur » (dont la visée commerciale n’est pas la priorité) se tourne dans « l’urgence » et avec des « bouts de ficelle ». Il n’y a jamais assez d’argent, ni de temps. Notre époque aime l’urgence avec ce sentiment d’être à la pointe du présent et de donner tout ce qu’on a, comme si le travail dans la durée n’avait aucune importance. Quant à « l’artiste », il veut tout, tout de suite, ego narcissique surdimensionné : « Il faut faire un film comme on fait un braquage : la bonne volonté, le temps et même l’émotion des comédiens, il faut tout prendre. Et voler ce qu’on refuse de vous donner » p.268.

Né en 1973, Erwann a exercé plusieurs métiers tels que vétérinaire, acteur de théâtre, figurant puis auteur de cinéma, metteur en scène et producteur de films. Les 30 millions d’amis des bêtes lui ont déjà décerné leur prix littéraire en 2011 pour Carnivores domestiques. A 46 ans, il cherche encore sa voie dans l’écriture après le reste. N’a-t-il pas publié un CD de chansons d’une voix chaude sous le titre évocateur de Je nage en juin de cette année ? Ce second roman fait partie d’une œuvre encore en chantier.

Louons la précision des métiers, fort bien décrits, avec le vocabulaire technique adéquat ; tout comme le cheminement de l’idée de scénario jusqu’au film bradé en streaming trois ans après sa sortie, en passant par les préfinancements et les financements définitifs. Le lecteur a plaisir à s’instruire tout en étant captivé par une histoire à rebondissements. Car les scènes et les éclats ne manquent pas. L’humour masque les émotions de temps à autre, comme p.243 : « Mais… tu bandes ! s’exclame-t-elle comme si elle venait de découvrir une aubergine dans son lit ». C’est incongru, hilarant. L’histoire est plutôt bien contée, même si un style moins prosaïque l’aurait améliorée. Le lecteur a besoin de s’intéresser aux personnages et, si le narrateur est incarné, d’autres le sont moins : Judith est à peine effleurée malgré son abîme intérieur, Anh n’est que croquée bien que toujours présente, Nadia évacuée en une ou deux phrases. Restent Solange et Nathalie, que l’on a l’impression de connaître, ou Leïla, bimbo fragile qui court après son potentiel d’actrice sans encore le rattraper.

« Chaque enfant devrait avoir un certain droit d’écoute, d’attention. Ceux qui en ont été privés n’en finissent pas de réclamer leur dû. Plus tard, tous ces enfants qu’on a pas assez écoutés rêvent d’une scène ou d’un plateau de cinéma » p.302. Et l’écrivain qu’est Erwann Créac’h de rêver scénariser et réaliser, à l’image de ce vrai film cité en épilogue, Samson et Delilah, caméra d’or à Cannes en 2009, un film australien. L’imaginaire du désir est plutôt une réussite.

Erwann Créac’h, La montée des marches, 2019, éditions Encre rouge, 309 pages, €21.50

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Au pays imagine R

Un soir d’octobre, sur le quai du RER C.

Une mère et son fils de 7 ans attendent d’un train. Le petit s’ennuie. Il engloutit deux sucettes, feuillette son Journal de Mickey qu’il récupère dans le cabas de sa mère. Puis il le remet et veut aller voir sur le panneau à quelle heure arrive le bon train.

Sa mère : « non, c’est trop loin, reste ici !

L’enfant : « c’est le prochain train ?

– Non, celui qui arrive ne prend pas de voyageurs, c’est marqué.

– C’est pour les animaux, alors ?

– (Rire). Il ne prend pas de voyageurs, cela veut dire qu’ici il ne s’arrête pas, il en prendra plus loin, ou bien il va au garage… ».

Coïncidence de la logique enfantine et de l’imaginaire de cet âge. Dans le Journal de Mickey, les animaux parlent comme des humains ; pourquoi ne pourraient-il alors pas prendre le train ?

Bien sûr, l’enfant sait que ce sont des animaux qui n’existent pas, il n’en rencontre pas dans sa vie courante. Mais, quand on a 7 ans, on peut être un peu étourdi et mélanger les univers, la réalité et la fiction…

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Domitille Marbeau Funck-Brentano, La défense d’aimer

Ce roman va plonger le lecteur dans l’univers initié des croyants de Wagner et le grand amour qui naît des passions remuées par la Tétralogie à Bayreuth. Il est cependant trop court, trop autobiographique, écrit au trop plat temps présent, pour véritablement décoller. En reste un drame romantique de la fin des années 1970 qui accroche le cœur comme l’âme.

Une femme qui dit « je » raconte son expérience première du festival de Bayreuth en 1978. Longtemps, elle avait aimé Wagner. A 4 ans déjà, sur les genoux de son grand-père, adorateur du Maître, elle sentait que musique et amour étaient à l’unisson. Elle s’est donc fait une fête de vivre parmi l’élite des amants de la musique totale, dont Nietzsche disait qu’il était difficile de se déprendre (lui l’a fait).

Bayreuth en festival, ce sont des journées entières d’opéra sans presque aucune pause, un bain de musique et de lumières, des acteurs pris par leur rôle et le mythe, en arrière-plan, qui remue l’or et l’amour, la passion et le tragique. Patrice Chéreau officiait cette année-là.

Parmi les spectateurs, des gens connus et, parmi eux, des relations et des amis de la narratrice. Un chef d’orchestre (le Jean-Claude Casadeus qui a écrit une très courte préface ?), un « écrivain-célèbre » de la gauche presque au pouvoir, géant boulimique de mots, de bouffe et de femmes (le Jean-Pierre Angrémy alias Pierre-Jean Remy, auteur de la Floria Tosca citée, qui a aujourd’hui disparu des radars littéraires ?). Je n’ai lu de lui que le prix du roman de l’Académie française pour Une ville Immortelle, un imaginaire de Florence, mais cela ne m’a pas laissé un souvenir impérissable : ne comptant pas le relire, je l’ai très vite donné.

L’auteur égrène ses souvenirs et romance probablement ses sentiments. Il est dommage qu’elle ne viole pas la réalité jusqu’à l’imaginaire en étoffant et développant les personnages pour en faire des mythes. L’ogre aurait été apprécié pour « Jean-Pierre ». Elle est retenue par la posture du « je » qui inhibe son élan. Qu’aurait été ce roman si elle avait créé « elle » et accouché d’une personne qui lui ressemble, ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre ? Elle aurait conté au passé simple, ce temps allègre et romanesque, ou au passé composé teinté de mélancolie au lieu de la platitude du temps présent qui est le pire de la mode. Cela aurait libéré son écriture et fait du quasi récit un vrai roman. A ne savoir choisir entre raconter sa vie ou inventer un monde, l’auteur se colle un handicap et livre une œuvre bancale, trop courte, inaboutie.

Que de belles pages, pourtant, dans ce livre ! Le début est un peu lent, la première phrase ne commence déjà qu’à la page 15, et la trivialité de cacher les billets pour Bayreuth sous la boite à œufs du frigidaire paraît incongrue. Puis la musique s’élève, le roman se construit comme une partition musicale ; elle enveloppe la narratrice comme le paysage, et l’écriture s’envole, lyrique. La passion naît de petites choses engluées dans la grande, les sentiments remués comme la mer par les vagues. Bayreuth est un bain de jouvence, un culte orgiaque à l’opéra – auquel je n’ai jamais assisté mais que l’auteur rend suffisamment bien pour que l’on puisse croire en être.

Le titre, énigmatique, est tiré d’une œuvre de jeunesse de Richard Wagner. Il dit le grand amour impossible, le fusionnel des jumeaux Siegmund et Sieglinde, le conflit entre l’amour et la puissance pour Siegfried et Brunhilde, les facettes de la personnalité irréconciliables en même temps. Tout amour est contingent, mené par la passion, elle-même attisée par l’illusion lyrique dont la musique séductrice de Wagner amplifie les effets. « Je me complais dans cette confusion douce-amère : le baiser de Jean-Pierre au cœur de la forêt et celui de Siegfried sur son rocher entouré de flammes » p.119.

Domitille Marbeau Funck-Brentano, La défense d’aimer, 2019, éditions L’Harmattan collection Amarante, 143 pages, €15.50

Attachée de presse Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Le tour de Notre-Dame

La cathédrale Notre-Dame est plus qu’un lieu de culte catholique, elle est un symbole, l’incarnation d’un imaginaire dans l’histoire longue, ce qui fait toute société selon l’anthropologue Maurice Godelier.  Le tweet raciste de l’inculte nomade diversitaire de l’UNEF nommée Hafsa montre que « faire société » n’est pas l’objectif de tous dans notre pays. Or Notre-Dame est le cœur de la France. Pour le comprendre, il faut en faire le tour.

Depuis son parvis sont calculées les distances de tous les lieux du pays. Le point zéro des routes est ici, sur l’île où vogue Notre-Dame comme une nef renversée. Car cette église est un vaisseau échoué, ses deux tours comme un château arrière, sa flèche (aujourd’hui détruite) comme un beaupré haubané d’arches fines, tendant les mâts de sa toiture. Elle vogue à la rencontre du soleil et de Jérusalem, lieu de la naissance du Christ. Ce vaisseau de ligne est la foi qui passe et qui protège.

Elle recèle un trésor : celui ramené par Saint-Louis des croisades, « la » Couronne d’épines qui a martyrisé Jésus, attestée par les récits des pèlerins au 4ème siècle et négociée par le roi Louis en 1239. Chaque premier vendredi du mois et le Vendredi Saint, elle est présentée à la vénération des fidèles. L’accompagnent un clou de la Passion et un fragment du bois de la « vraie » Croix, découverte par Hélène, impératrice devenue Sainte, à Jérusalem en 326. L’authenticité de ces reliques est rien moins que prouvée mais cela n’importe pas aux croyants.

La cathédrale par le quai Saint-Michel surgit au-dessus des éventaires des bouquinistes comme une élévation de la culture, une sorte de temple qui justifie le savoir et la philosophie. Sa façade ouest fait face au soleil de l’après-midi. Elle est carrée, claire, apollinienne. Elle est force sereine, même la nuit. Sa façade est un visage : ses deux yeux sont les tours de 69 m de haut, son nez la rosace de la Vierge, son sourire les trois portails en demi-lune comme des dents. Elle présente sa puissance aux vents venus du large comme aux Vikings et autres ennemis venus par la Seine. Sur son île, elle trône comme la Foi, le Savoir et la Sagesse. Elle est la France éternelle dont l’esprit survit sous d’autres aspects.

Elle a été bâtie en ce beau treizième siècle de réchauffement climatique, d’essor démographique et de formidable optimisme des hommes. Un lieu de culte gaulois, puis romain, existait sur cette partie de l’île – des vestiges datant de Tibère (+14 et +37) ont été découverts. Une basilique mérovingienne les avait remplacés vers le 5ème siècle. Mais c’est le mouvement gothique qui a incité l’évêque Maurice de Sully à lancer ce projet en 1160. La première pierre a été posée en 1163 il y a presque mille ans. La consécration du maître-autel a eu lieu en 1182 et la cathédrale a été déclarée achevée en 1345 – jusqu’aux restaurations du 19ème siècle après les déprédations révolutionnaires.

Louis VII a fait un don en 1180, mais la cathédrale n’a pas été un « chantier royal » ; elle a été financée par les bourgeois de la ville et par le peuple. Comme aujourd’hui où les dons, même défiscalisés à 60 ou 75%, seront les principaux financements du chantier, « l’Etat » n’apportant que peu au pot, hors les impôts qu’il ne prélèvera pas (il est donc faux de dire que la défiscalisation appartient au budget de l’Etat : il ne donne rien, il ne ponctionne pas).

Le vaisseau doit être contourné pour l’examiner sous tous ses angles. Son portail sud, bâti en 1257 au-dessus du petit jardin du presbytère, est lumineux, au centre exact de ses 127,5 m de longueur. Au centre du portail Saint-Etienne trône de part et d’autre des portes la rosace des Vierges sages et des Vierges folles, thème issu de l’évangéliste Matthieu: « Les folles, en prenant leurs lampes, ne prirent point d’huile avec elles; mais les sages prirent, avec leurs lampes, de l’huile dans des vases » (25:3-4). Celles qui sont prêtes dans l’Au-delà entrent dans la salle des noces avec l’Epoux ; les autres sont laissées à la porte. La leçon de morale est que fou est celui ou folle est celle qui méprise la sagesse, qui ne craint pas le Seigneur, qui ne respecte pas sa volonté ni les commandements de Dieu.

Sur le pont de l’Archevêché, des peintres du dimanche composaient jusqu’à l’incendie des Notre-Dame d’amateurs. Ils tentaient ainsi de s’approprier cet élan et cette beauté qui, partout, font vivre.

Côté est, la flèche gracile prévue à l’origine mais installée en bois au 19ème siècle par Viollet-le-Duc a brûlé et s’est effondrée ce lundi soir 2019. Elle pointait comme une aiguille aimantée vers la lointaine Ville sainte qui sert de méridien zéro. Elle pesait quand même 750 tonnes : faut-il la reconstruire en bois à l’identique ? Ou en matériaux contemporains ? Ce qui compte est le symbole, pas la lettre, et « conserver » la restauration 19ème ne me semble pas forcément le meilleur. Ce chevet respire par la verdure du square Jean XXIII, espace dégagé par les travaux du baron Haussmann sous Napoléon III. Un ange de l’ère romantique frissonne au coin de la fontaine.

La façade nord est sombre et froide, coincée par l’étroite rue du Cloître Notre-Dame. Elle est toute hérissée de contreforts qui dardent leurs gargouilles monstrueuses. L’ennemi est bien l’obscurité, le gel, l’obscurantisme. La barbarie vient de ces endroits sombres d’où ressurgissent toutes les terreurs, les non-dits, l’informulé. Le retour vers le parvis est un soulagement. Toute religion, en nos pays tempérés, semble liée d’une façon ou d’une autre au soleil : à sa chaleur qui apaise, à ses facultés germinatives, à sa lumière qui chasse les fantômes.

Il y a la queue à la tour nord. 387 marches à monter et une vue sur tout Paris. Le tout Paris médiéval car depuis, la ville s’est trop étendue pour la saisir d’un regard. Même la tour Eiffel n’y suffit plus. Mais il faut se remettre dans les conditions du 13ème siècle pour mesurer le tranquille orgueil de qui pouvait contempler toute la ville capitale du royaume d’Occident d’un seul coup d’œil. La Foi, le Savoir et la Sagesse dominaient le monde alentour comme l’esprit humain dominait le corps. Ce temps d’optimisme, nous l’avons perdu.

Est-ce pour cela que 11 millions de visiteurs viennent ici chaque année ? Sont-ils en pèlerinage pour implorer cette source de vitalité ? Est-ce pour cela que courent encore ces petits Scouts de France dont la chemise bleu de ciel est un rappel du manteau bleu de la Vierge ?

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La falaise mystérieuse de Lewis Allen

Le rêve et l’effroi sont filmés en 1937, dans cette Cornouailles fouaillée par la mer et propice à toutes les légendes.

Un couple improbable d’un frère et d’une sœur adultes, en villégiature pour fuir la vie trépidante de Londres, se balade sur les falaises. Lorsqu’ils escaladent l’une d’elles, à marée basse, ils entrent dans le parc d’une belle demeure ancienne, semble-t-il à l’abandon.

Leur petit chien poursuit un écureuil qui s’engouffre par une fenêtre mal fermée et le couple les suit. Ils explorent la maison, vaste, solide et à la vue imprenable sur l’océan. Pamela, la sœur (Ruth Hussey), en tombe immédiatement amoureuse.

 

Roderick (Ray Millaud) est plus sceptique mais il consent avec réticence à céder aux instances de sa sœur et à envisager une carrière de compositeur et d’écrivain sur la musique loin de la capitale. Il pourrait ainsi mieux approfondir son œuvre. Une pièce en particulier lui plaît, dont il pourrait faire son bureau, le « studio » sous les toits, avec une vaste verrière ouverte sur la mer.

Ils s’enquièrent au village de pêcheurs de qui est le propriétaire et s’invitent en sa demeure. Il est en promenade et sa petite-fille les reçoit (Gail Russel). Lorsqu’elle apprend qu’ils envisagent l’achat de la maison, elle les met presque à la porte. C’était la demeure de sa mère et elle y est mystérieusement attachée. Le grand-père (Donald Crisp) arrive à point pour calmer la jeunette, nerveuse et fragile malgré ses 20 ans. Le couple ne peut réunir que 1200 £ mais il accepte ; il veut vendre à tout prix et les acheteurs ne se pressent pas. Pour justifier le rabais, il évoque les locataires précédents qui sont partis précipitamment pour avoir entendus des sons bizarres durant la nuit. Mais c’était peut-être le vent ou la mer sous la falaise. En tout cas, il les aura prévenus.

Le couple s’obstine, rebelle à tout irrationnel. Ils s’installent. Le chien terrier n’aime pas la maison et fugue ; le chat de la gouvernante (Barbara Everest) refuse de monter à l’étage, le poil hérissé. Mais ces signes ne troublent pas la jeune fratrie, ravie d’installer un nouveau foyer. Comme ce pacs avant la lettre n’est guère moral, Roderick fait la connaissance de la petite-fille Stella lors d’un achat de tabac au village. Elle présente ses excuses pour les avoir mal reçus et raconte comment sa mère est morte en tombant de la falaise un soir lorsqu’elle avait 3 ans. Son père l’a peinte en majesté dans le studio avant sa mort, alternant avec son modèle favori Carmen, une gitane espagnole.

Roderick veut sortir la jeune fille de ce milieu morbide et de la vieillerie du grand-père qui la traite encore en fillette. Il l’emmène faire un tour en voilier, curieusement vêtu d’un costume cravate et d’un chapeau qui ne tremble même pas au vent de la course ; quant à la jeune fille, elle barre en chaussures à hauts talons ! Toujours est-il que la glace est brisée et que Stella est invitée au manoir pour dîner. Malgré l’interdiction de son commandant de grand-père qui veut l’éloigner de l’influence néfaste de la maison, elle s’y rend (bien qu’elle ne soit pas encore majeure à cette époque). Elle commence à rire avant que des sons lugubres comme des sanglots de femme ne se manifestent, comme ce fut le cas quelques nuits auparavant. Terrifiée, éperdue, Stella fuit et se précipite vers la falaise en état second. Roderick la rattrape in extremis avant qu’elle subisse le même sort que sa mère.

Dès lors, l’intrigue se noue. Roderick est amoureux de Stella mais celle-ci est sous une emprise mystérieuse liée à ses origines et au traumatisme de sa vie d’enfant. Le fantôme des deux femmes qui vivaient avec son père hantent le manoir en vue d’on ne sait quelle vengeance. Le docteur du village (Alan Napier), un « nouveau qui n’est là que depuis douze ans », conjugue ses efforts avec le frère et la sœur pour comprendre et dénouer le drame qui se joue. Il s’agit d’un secret de famille sur lequel pèse l’omerta, sauf dans les notes de l’ancien docteur. Stella est considérée comme à demi-folle et est envoyée se soigner à la fondation Meredith, du nom de sa mère, tenue par l’ancienne infirmière de la famille amie de la défunte, la redoutable et impérieuse Miss Holloway (Cornelia Otis Skinner). L’amour et la raison triompheront du mal et des superstitions.

Le fantastique faisait ses débuts dans l’Angleterre de la guerre, en équilibre entre rêve et terreur, entre amour et fantômes, mêlé à une intrigue quasi policière. Le film est tiré d’un roman irlandais de la militante républicaine Dorothy Macardle paru en 1942. Les images noir et blanc de Charles Lang sont somptueuses, notamment les vues sur la mer, et l’éclairage aux bougies du manoir particulièrement angoissant. L’imaginaire est plus sollicité que les sens, les effets spéciaux étant quasi inexistants et l’interrogation des esprits trop cocasse. Les moments comiques contrastent avec les moments de peur et, si les acteurs nous semblent aujourd’hui bien désuets, le spectateur les suit dans leur naïf optimisme contagieux. Car le parfum du mimosa, chéri de la mère morte, s’impose, tout comme le froid glacial de la pièce à peinture.

Et Gail Russell, “introducing” Stella, est bien jolie, surtout lorsqu’elle pointe ses seins comme des obus dans la maison obscure.

DVD La falaise mystérieuse (The Uninvited), Lewis Allen, 1944, avec Ray Milland, Ruth Hussey, Donald Crisp, Gail Russell, Cornelia Otis Skinner, Dorothy Stickney, Barbara Everest, Alan Napier, Wild Side 2017, 1h33, €7.96

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André Pieyre de Mandiargues, Tout disparaîtra

Est-ce l’annonce d’un grand magasin, affichée dans le métro, qui donne l’idée du roman ? « Tout doit disparaître » : aussi, tout disparaîtra–t-il à la fin. Dans ce roman qui commence comme un récit méticuleux d’une journée ordinaire et qui se termine dans l’absurde surréaliste, l’auteur use de Paris comme d’un lieu où les rêves sont tous possibles.

Un homme adulte, pas très beau mais fier de sa virilité, drague une jeune femme qu’il rencontre dans le métro. Celle-ci est vêtue d’une robe de soie noire très décolletée et ouverte sur la cuisse. Ce qui le fascine est qu’elle se maquille dans le métro même, avec son vanity case à miroir, sans se préoccuper des gens alentour. Il ne peut s’empêcher, à la station Saint-Germain-des-Prés, de lui baiser la main qu’elle a posée sur l’appui chromé près de la porte. Mais la corne retentit et la femme descend, pas lui – les portes se referment. Il n’aura de cesse que de descendre la station suivante pour retourner sur ses pas et voir si elle l’a attendu car le dernier regard qu’elle lui avait jeté était une invite.

En effet, elle est là, assise sur un banc, et ils entament la conversation entre les trains qui passent. Il l’embrasse, la caresse, elle se laisse faire, consent, puis lui propose de sortir. Jusqu’à la page 70, tout se passe dans le métro ; de la page 70 à la page 83, dans l’église de Saint-Germain-des-Prés ; de la page 83 à la page 111, dans les rues du quartier ; de la page 111 à la page 176, dans le foutoir près de la Seine où la femme, mi comédienne mi pute, l’a emmené. Elle lui conte son existence, violée très jeune par deux grands frères avant d’être livrée aux autres hommes sur la plage au bord du fleuve. Ses petits rôles dans des pièces de théâtre, sa drague en robe légère sans aucune lingerie pour laisser voir son corps et ses liaisons afin de se faire entretenir un moment. Miriam est une Circé, une enjôleuse, une sorte d’éternel féminin d’avant le féminisme.

L’auteur use d’un style précieux, appelant mérétrice qui n’est que putain, mais le mot est joli. Il la baise page 149, la viole page 153, avant que, dix pages plus tard, la femme soumise change de personnage et deviennent cette fois dominatrice. Page 176, l’homme viril est déconfit et chassé, griffé, sans chaussures, ni cravate, ni montre, ni papiers. Il erre dès lors près de la Seine, changé. Il ne sera plus jamais comme avant, ayant connu de l’amour l’envers de son décor habituel : tout ce qui va au-delà de pénétrer et marteler. L’érotisme conduit à la mort et le personnage nommé Hugo passe tout près.

Sur les bords du fleuve, près du square du Vert-Galant fermé au public, il rencontre sous le saule une femme qui porte le même prénom que celle qu’il a draguée ; elle nage dans la Seine. Lorsqu’elle en sort, nue, elle lui dit son destin. Et le récit prend un tour imaginaire qui laisse dubitatif, comme un point d’interrogation.

André Pieyres de Mandiargues, Tout disparaîtra, 1986, Folio 2003, 219 pages, €8.30 e-book Kindle €7.99

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Ernst Jünger, Le mur du temps

Jünger n’est pas un théoricien mais un homme d’action qui réfléchit. C’est pourquoi il n’est jamais meilleur que dans les textes courts, la réflexion crayonnée au bord du chemin dans la chronologie des jours. Jünger excelle dans le journal. Mais, dès qu’il veut faire long, il ennuie ; il se perd dans le fatras mythologique des mots de cette brumeuse langue allemande qui permet de substantiver n’importe quel concept. On peut aisément s’y perdre et aborder l’absolu. Tel est Le mur du temps : fumeux, écrit par boucles de pensée.

Pourtant, il y a un fil conducteur auquel je souscris, et quelques réflexions ordinaires qui me séduisent.

Le fil est que nous sommes au bord d’une autre époque : après avoir connu dans le passé l’âge du père, duquel nous somment sorties avec Hérodote, nous quittons aujourd’hui l’âge du fils pour entrer dans l’âge de l’esprit.

Hérodote marquait la sortie de l’espace mythique pour entrer dans l’espace historique. Il est le fondateur de notre civilisation occidentale dont le grand thème est l’histoire. « C’est la dignité de l’homme historique, qui cherche à s’affirmer contre les forces de la nature et les peuples barbares d’une part, contre le retour des puissances mythiques et magiques d’autre part. Cette dignité a son caractère propre : conscience, liberté, droit, personnalité » p.98.

Aujourd’hui, la force créatrice de l’histoire s’efface. Les symptômes en sont la disparition des héros, l’effacement des noms, de la personnalité. On voue désormais un culte au soldat inconnu. « L’action peut bien rester la même, elle peut même s’accroître, mais elle entre dans d’autres relations telles que celle du travail et du record » p.103. Le retour à l’âge d’or du temps mythique est impossible car la faculté critique a cru. Aussi, les soubresauts mythiques contemporains, même les plus importants, sont voués à l’échec tels ceux de Staline, Hitler, Mao, Khomeiny.

L’un des prophètes des temps nouveaux est pour Jünger son compatriote Nietzsche : « Nietzsche voit loin dans le futur. Ce n’est plus un philosophe classique ; l’énergie pensante passe à l’improviste (…) à l’état d’énergie poétique (…) la pensée ne suffit plus » p.166. Jünger n’en parle pas, mais j’ajouterai Heidegger comme prophète de cette nouvelle façon d’appréhender le monde et le temps. Le Titan, le type explicatif de Jünger, est l’ouvrier planétaire ; il courbe à son service l’énergie terrestre. Ce Faust de masse est l’homme d’aujourd’hui. Il peut assurer demain deux possibles : l’avènement de l’homme (le surhomme de Nietzsche) ou sa disparition au profit de l’insecte futur (le dernier homme de Nietzsche). « Il se peut que la fin métaphysique dépérisse en effet et, avec elle, le lien étroit entre bonheur et liberté qui aujourd’hui semble encore indispensable. Le ‘dernier homme’ peuplerait alors le monde comme un type d’Insecte Intelligent ; ses constructions et ses œuvres d’art atteindraient alors à la perfection, but du progrès et de l’évolution, au détriment de la liberté » p.184.

Un autre destin possible serait préférable. Il est alors nécessaire de passer de « l’homme mesure de toute chose » à la « conscience de l’harmonie du monde » – je dirais plutôt du cosmos. C’est à ce sens que répondent déjà – bien confusément – l’astrologie selon Jünger, à laquelle j’ajoute l’écologisme du type Gaïa-la-Mère et le New Age. Mais aussi la plus haute interprétation du bouddhisme. On ne peut qu’être effrayé d’assister à la disparition des normes, des frontières, des limites – du fait de l’évolution même de la technique. Disparition en tant que phénomène mais aussi en tant que sens et valeur. Les manipulations génétiques font perdre à la paternité toute signification ; les mères porteuses font de même pour la maternité. Va-t-on élever bientôt de futurs soldats en batterie, comme des poulets ? Les interdictions éthiques ou les règlements « raisonnables » ne changent rien au mouvement qui est un changement de l’espèce, selon Jünger.

L’homme ne doit pas abdiquer face au biologique mais le contrôler et en tenir serré les rênes. Surtout, il ne suffit pas de limiter ou d’interdire, il faut proposer un sens. « Il appartient à cette raison de maintenir la hiérarchie, de la rétablir et de l’approfondir, où il le faut, et de donner à ce mouvement suprême et nécessaire un sens qui s’élève au-dessus du simple fait d’un changement zoologique, technique et démoniaque » p.262. Car « Nietzsche le premier (…) a maintenu la responsabilité devant l’homme supérieur » p.268. La conscience ne peut opérer contre la pesanteur du déterminé, mais elle peut y introduire la liberté en tant que qualité. Le devenir peut prend alors un sens par l’homme et pour lui. « La conservation de la liberté est la tâche de l’homme (…) elle caractérise l’humain » p.276. C’est à nous d’orienter le futur : « L’homme ne peut décider de ce qu’il gardera de substances archaïques et mythiques, mais bien de ce qu’il gardera de son humanité historique. La conscience ici intervient et, par-là, la responsabilité » p.281.

De nos jours, selon l’auteur, l’astrologie, les croyances religieuses et les églises, le bouddhisme et les spiritualités orientales (j’y ajoute l’écologisme) aideraient peut-être à surmonter le nihilisme, étape pourtant indispensable au changement d’ère qui est en cours.

Les sciences exactes, activité de fourmilière efficace, nous ont rendus hostiles aux mythes, à la métaphysique, à l’harmonie universelle. Ceci était surtout valable jusqu’aux années 1960 lorsqu’ont émergé des théories physiques ou mathématiques moins parcellaires : l’unification des forces en physique, la logique floue, la théorie du chaos. L’astrologie (comme l’ufologie ou la « science » fiction) est une réaction populaire à cette réduction de l’esprit humain par les sciences expérimentales ; elle fait retrouver dans l’imaginaire une direction qui mène au-delà des plans humains. Les hommes deviennent plus puissants et plus riches, mais pas plus heureux – faute de temps, de relations et de sens. « C’est pourquoi, quand bien même toutes les données de l’astrologie seraient erronées, elle garderait son sens, celui d’une tentative en vue de sonder le monde à une profondeur que nulle pensée, nul télescope, ne parvient à atteindre » p.41.

Cette aspiration à sortir du temps abstrait renvoie l’homme au grand sens des cycles, voisin de la cosmogonie et de la religion plus que de la science. Pour Jünger « sans lui (l’instinct religieux) nul ne peut exister ; c’est pourquoi dans les têtes les plus lucides même, on trouvera un rideau encore qui dissimule un sanctuaire » p.49.

Pour les églises, il faut distinguer les institutions et la métaphysique. « La théologie reste possible, même si les dieux se sont éloignés, comme l’astronomie et l’observation des astres sont possibles même par ciel couvert. Que la théologie et la métaphysique se rapprochent l’une de l’autre, ainsi que ce fut toujours le cas dans les religions d’Extrême-Orient, on le verra de plus en plus nettement dans les temps qui viennent » p.289. Une église est une passerelle possible vers la transcendance ; il ne faut pas en attendre plus qu’elle ne peut donner. « Si l’église empêche que l’État ne devienne un monstre et si, surtout au moment critique, elle rend l’individu conscient de l’immense et inépuisable valeur de son existence, en cela déjà elle manifeste son indispensable pouvoir » p.290. Dieu se retire, mais « il ne reste pas le Rien. Il reste le vide et sa force de succion. En elle, une nouvelle attraction opère aussi. Où fut la foi, un besoin demeure ; il tâtonne de ses mille bras, à la recherche d’un nouvel objet » p.295. Ce peut être pour une élite éduquée l’espace et les nouvelles spéculations de la physique théorique ; pour la masse les religions millénaires, à condition qu’elles n’empiètent pas sur la libre curiosité.

Car le nihilisme ne peut être que transitoire. « Que le nihilisme puisse très bien s’accommoder des institutions vidées et devenues pur instruments, la plus récente expérience nous l’a appris. À vrai dire, il ne peut cependant apparaître là qu’à titre intérimaire, aussi longtemps que le déblaiement fait partie du plan universel. Ce déblaiement accompli, la tâche du nihilisme prend fin aussi » p.303. Si le nazisme fut un nihilisme chrétien, le salafisme est l’actuel nihilisme musulman.

Je trouve très judicieux ce que Jünger dit du bouddhisme. Je vois dans cette religion des convergences qui ne sont pas que hasard avec les réflexions épistémologiques récentes en Occident. La réponse aux interrogations du nouvel homme viendra sans doute de là. « Nous trouvons dans le bouddhisme un degré d’ouverture et de tolérance qui apparaît comme le modèle et la condition nécessaire d’un ordre universel embrassant non seulement les nations, mais les races et les confessions, comme une maison aux nombreuses chambres. Quelque représentation que l’on puisse faire de l’illusion et de la réalité du monde – qu’il n’est jamais possible de séparer entièrement – l’idée que les phénomènes – objets pensés ou objets de croyance – se développent jusqu’aux plus hautes images à partir de l’indivision et y font retour, cette idée demeure du plus haut prix » p.306. Où le lecteur peut voir combien l’expression jüngérienne peut être parfois emberlificotée dans la langue allemande et le sens se perdre dans le labyrinthe des concepts.

Mais la leçon du livre est qu’il faut être optimiste sur l’avenir car l’optimisme est signe de santé.

Ernst Jünger, Le mur du temps, 1964, Folio essais 1994, 320 pages, occasion rare €33.99

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Terminator de James Cameron

George Orwell avait imaginé en 1949 l’année 1984 (ici en DVD) comme un soviétisme généralisé ; le millésime atteint, James Cameron se projette 45 ans plus tard en 2029. La tyrannie a changé de genre : ce ne sont plus les apparatchiks robotisés du communisme « scientifique » qui tiennent le pouvoir, mais les robots créés par l’essor de la connaissance scientifique et la sophistication des « ordinateurs ». L’intelligence artificielle a un beau jour déclenché la guerre nucléaire et les rares survivants se trouvent en butte aux machines, fabriquées à la chaîne dans des usines automatisées, et qui ont pour « volonté » de détruire toute vie organique pour assurer leur règne.

Ces fantasmes, qu’il faut déconstruire, hantent toujours l’imaginaire d’aujourd’hui, d’autant plus que 2029 : c’est dans dix ans ! Il est en effet possible qu’une programmation informatique déclenche un processus de guerre (cela s’est déjà produit), même si les clés de sécurité multiples empêchent de finaliser la catastrophe. Mais rappelons qu’il n’existe pas « d’intelligence » artificielle, seulement une programmation sophistiquée qui ne fait que dérouler ses instructions ; les algorithmes automatiques reproduisent, ils n’inventent pas ; s’ils « apprennent », c’est par itération, pas par capacité de synthèse. Ni la mémoire, ni le réflexe, ne composent en eux-mêmes « l’intelligence ». Il est probable que les robocops ou autres robots de combat puissent acquérir une autonomie dans la réussite de leur mission programmée. Mais qui va recharger leurs batteries (et leurs munitions, dispensées largement dans le film) ? Qui va fournir l’énergie pour recharge ? Qui va extraire le minerai, le raffiner et l’usiner pour remplacer les pièces endommagées ? Qui va faire la maintenance du vaste système automatique de tout cela ? Un processus peut être automatisé, mais une volonté doit décider l’entretien et la rénovation, faute de quoi l’obsolescence se fait d’elle-même.

Mais l’intérêt du film est moins dans le fantasme que dans l’action et ce qu’elle implique. Schwarzenegger en méchant cyborg Terminator T-800 venu du futur pour tuer avant qu’elle ne tombe enceinte la mère du futur résistant aux machines, est une statue du Commandeur : elle se pose, implacable, face aux apprentis sorciers des fans de la technique jusqu’au bout, et sans contrôle. Kyle (Michael Biehn), venu du futur lui aussi, envoyé par le résistant aux machines, est un bel humain élevé dans les sous-sols d’un Los Angeles détruit et qui a connu la faim ; il s’est fait les muscles et la volonté dans le combat sans merci contre ces dérives de la technocratie capitaliste qui préfère le toujours plus jusqu’au pire, et le profit immédiat plutôt que se soucier des conséquences à long terme. Kyle sera le père de John Connor en baisant fiévreusement une seule fois la Sarah Connor (Linda Hamilton) encore étudiante et serveuse de fast-food pour se payer les études que le Terminator est venu éliminer. Tous deux ont 28 ans au tournage. Choisir pour père son propre compagnon de combat est un paradoxe étonnant qui préfigure la recomposition des familles et toutes les manipulations assistées. Il y a bien d’autres abymes que l’action brute dans ce film grand public. Sans parler des caricatures sociologiques que sont le commissaire benêt (Paul Winfield) et le psychiatre limité (Earl Boen) tous deux fonctionnaires qui fonctionnent – comme des robots – et le baiseur obsédé de la colocataire de Sarah en sex-machine.

Il ne faut pas pour autant bouder son plaisir à l’action, toujours haletante et aux scènes bien découpées. Tout commence par un Schwarzy à poil qui se matérialise dans un nuage de fumée (diabolique ?) devant les yeux d’un gros Noir conduisant une benne à poubelles. Lequel Schwarzy se balade toujours à poil en cherchant des vêtements, jusqu’à rencontrer trois racailles qui le menacent de leurs couteaux. Qu’à cela ne tienne, à peine une minute plus tard, les deux plus cons sont disloqués, la main du Terminator arrachant vif le cœur palpitant de l’un d’eux, tandis que le troisième s’empresse de quitter tous ses vêtements pour les donner au monstre. Puis Kyle apparaît dans un même arc électrique et nuage de fumée, mais plus fragile, éprouvé par la translation. Il pique son pantalon à un clochard avant de fuir habilement la police – toujours en nombre et toujours aussi nulle.

Les deux futuristes se procurent immédiatement des armes (cette prothèse mâle de tout Américain qui se respecte) et l’un va tuer systématiquement toutes les Sarah Connor de l’annuaire tandis que l’autre cherche l’unique qu’il doit protéger. Rafales de balles, explosions, massacres, tout un commissariat dévasté, rodéo de voitures… rien ne manque au spectaculaire hollywoodien. Le Terminator n’a qu’une mission qu’il poursuit inexorablement, et il est quasi indestructible. Mais c’est une machine, aussi bête qu’un guichet de sécurité sociale, à la fois tenace et persévérant dans la stupidité. Kyle apprend à Sarah à penser, prévoir et agir par elle-même au lieu d’attendre que tout (c’est-à-dire la mort) arrive. Elle retrouve l’esprit pionnier de la Frontière, ce grand mythe américain. Ce film est le premier d’une série, tous aussi bons, mais campe les personnages et le décor. Sarah perdra Kyle, programmé lui aussi mais par la biologie à lui faire un petit pour le futur ; mais elle vaincra le Terminator qui termine écrabouillé par une presse industrielle en la poursuivant jusqu’à l’absurde – sauf une main articulée qui seule subsiste (et qui servira pour la suite).

Un grand film des années 80 qu’il ne faut pas voir seulement au premier degré.

DVD Terminator (The Terminator), James Cameron, 1984, avec Arnold Schwarzenegger, Michael Biehn, Linda Hamilton, Paul Winfield, Lance Henriksen, MGM United Artists 2003,1h43, standard €7.99 blu-ray €11.04

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Vladimir Nabokov, Invitation au supplice

Un condamné à mort pour « turpitude gnoséologique » (p.1291 Pléiade) attend son exécution dans une forteresse où il est le seul détenu. Plus qu’une allégorie, ce roman est logique et réel. Nous ne sommes pas en 1984 mais bien plus tard, dans un futur fantasmé où le soviétisme a gagné la société, ou plutôt cette exigence de « transparence démocratique » où toute réserve chez l’individu est bannie, tout quant à soi puni. La Russie stalinienne comme l’Allemagne hitlérienne préfiguraient déjà, à la date d’écriture du roman, ce que serait cette exigence de la transparence sociale, de l’unisson civique, du tous en chœur politique. Nabokov n’est pas idéologue mais sensitif ; il critique avec une cruelle ironie cette tendance populiste de l’humanité, qu’il n’aime pas.

Ignorance, stupidité, autosatisfaction, sont la rançon de l’égalitarisme forcené. L’homme nouveau est une sorte de bête qui n’a de civilisé que les formes requises par « la loi » ou « les règlements ». D’où la bouffonnerie constante du directeur de la prison qui invite le condamné Cincinnatus à dialoguer avec Pierre, un codétenu qui se révélera son bourreau, à rencontrer sa femme (qui se fait sauter par le premier venu, le dernier étant un adolescent revêtu d’un uniforme de télégraphiste), son beau-père irascible et autoritaire, ses deux beaux-frères bouffons et interchangeables, ses enfants laids et difformes qui ne sont pas de lui, sa mère, une ex-pute devenue sage-femme qui ne l’a jamais rencontré jusqu’à ce jour où il devient « célèbre » dans les journaux pour déviance, à participer à un dîner où la bonne société de la ville le rencontre et l’observe comme… une bête justement. Curieuse certes, car différente, bien humaine, mais pas dans « les normes » ni dans « la ligne ».

Nabokov est émigré de la Russie, Cincinnatus est son double émigré de l’intérieur d’une société devenue totalitaire. Tout pouvoir est une duperie, le gnostique récuse toute aliénation d’Etat ou de société et il peut y avoir une interprétation gnostique de ce roman. La forteresse est à l’image de la société, un labyrinthe froid et étouffant qui vous guide par des couloirs balisés vers des pièces autorisées. « C’est logique, car l’irresponsabilité elle-même finit par se forger une logique. Voilà trente ans que je vis parmi des ombres perceptibles au toucher, leur cachant que j’étais doué de vie et de réalité », déclare Cincinnatus au directeur de la prison (VI p.1289). Cincinnatus est emprisonné dans la société, dans la forteresse, mais aussi dans son propre corps, dont les côtes forment des barreaux à son esprit. Tout est parodie dans le décor, de l’araignée de la cellule qui n’est qu’un pantin mécanique aux personnages qui sont rembourrés, maquillés, emperruqués, et dont les gardiens portent des masques de chien. Dans cet univers tragique où la fin est programmée, comme l’existence, seul l’imaginaire est libre.

Ou l’extrême-jeunesse… Outre le petit télégraphiste qui saute sa femme hors convenances (on entrait dans la corporation dès 14 ans), Cincinnatus se voit vamper par Emma, Bovary miniature fille du directeur de la prison. Elle a 12 ans, porte jupette courte et robe à bretelles qui tombent souvent de l’épaule nue, et se faufile dans les pas du gardien pour se cacher dans la cellule, sous la table. « Je vous délivrerai », déclare la gamine, pensant carrément le faire évader par le sexe – et « vous m’épouserez ». Elle a tout d’une danseuse, la petite Emma à longue chevelure. « Et hop ! alors tout droit vers Cincinnatus, assis sur le lit, et le renversant, elle lui grimpa dessus. Les bras nus et en feu, elle lui enfonçait dans la chair ses doigts frais et riait à pleine bouche. (…) Dans sa pétulance, la petite Emma avait enfoui son front dans le sein du prisonnier ; chues de côté, ses boucles éparses dévoilaient dans la fente postérieure de sa robe le haut de son échine, avec un creux changeant de place, selon les mouvements des omoplates, et tout garni régulièrement d’un duvet blondasse qui paraissait symétriquement peigné. (…) Je vous délivrerai, proféra d’un air pensif la petite Emma (elle le chevauchait maintenant à califourchon) » XIV p.1344. Mais la nymphette en pré-Lolita conduira le prisonnier émergé d’un tunnel sur la pente de la forteresse… vers la salle à manger où son père dîne avec le bourreau et les gardiens-chefs. N’ayant pas obtenu la baise libératrice (qui sera réclamée par les jeunes soixantuitards une génération après), elle retombe dans les conventions sociales du comme il faut.

Chaque adulte joue un rôle, sauf Cincinnatus qui, déjà tout petit, ne désirait pas participer aux jeux brutaux des autres dans la cour de récréation. Il réécrit le monde sur le papier et cela lui suffit, ce qui est antisocial et ce pourquoi il aura sa mauvaise tête tranchée. De Robespierre à Hitler en passant par LéninéStaline, c’est toujours la même histoire de formatage du peuple « pour le bien » du peuple, par de rares élites autoproclamées qui usent de la force pour régner sur un troupeau d’esclaves soumis. Seul l’art est incompatible avec la politique ; seule l’imagination peut combattre la doxa ; seule la conscience personnelle peut rester libre.

Chacun peut évoquer dans ce roman l’anti-Dostoïevski, la satire des auteurs soviétiques du temps, une parabole sur le régime soviéto-nazi mis dans le même sac (avant la shoah des Juifs), mais cette Invitation au supplice est un hymne à la création du poète, elle qui n’est possible qu’en liberté contre tous les oppresseurs.

J’ai beaucoup aimé ce huitième roman de Vladimir Nabokov, écrit en quinze jours d’une traite et dans un enthousiasme qui passe à la lecture.

Vladimir Nabokov, Invitation au supplice, 1936 revu 1960 en français, Folio 1980, 250 pages, €6.60

Vladimir Nabokov, Œuvres romanesques complètes tome 1, édition de Maurice Couturier, 1999, Gallimard Pléiade, 1729 pages, €77.00

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Neverland de Marc Forster

Le film est tiré d’une pièce de théâtre sur la vie de James Barrie, auteur de Peter Pan. Nous sommes donc dans l’illusion sur l’illusion, l’imaginaire étant un pays où chacun peut être qui il veut « à condition d’y croire très fort » comme le dit l’adulte à l’enfant qui a perdu ses père et mère. Car Mr James M. Barrie (Johnny Depp), riche écrivain de Londres marié depuis quelques années mais dont le couple trop mondain bat de l’aile, ne parvient plus à écrire des pièces de théâtre ; la dernière a fait un four, bien que la bonne société s’y soit pressée, avide de divertissement en ces premières années du siècle XX.

Un jour, au parc de Kensington Gardens où il aère le gros saint-bernard Porthos et prend des notes, il rencontre un enfant sous son banc, Michael (Luke Spill). Il est « prisonnier » du vilain roi qui l’a enfermé dans la tour et ne peut en sortir. Intrigué, amusé, Mr Barrie joue le jeu ; il fait vite la connaissance des deux autres garçons impliqués dans l’aventure, George (Nick Roud) et Jack (Joe Prospero) puis de leur mère Sylvia (Kate Winslet), et enfin du dernier garçon (Freddie Highmore) qui refuse tout mensonge parce qu’il ne supporte pas qu’on lui dise que son père va bien alors qu’il va mourir. Ce sont tous des Llewelyn Davies, mais réduits à repriser les vêtements et à se contenter de peu après la disparition du père. La société du temps était impitoyable pour les veuves avec enfants.

Le pays merveilleux de l’enfance ouvre à Mr Barrie des perspectives nouvelles pour le théâtre. Il s’agit, après tout, de faire rêver. Son producteur (Dustin Hoffman) est dubitatif sur l’attrait des pirates, des indiens et les fées sur le public bourgeois mais consent au pari (ce qui est très anglais). Ses amis le mettent en garde sur les rumeurs qui courent sur sa fréquentation assidue d’une veuve qui n’est pas sa femme (ce qui est très collet-monté victorien) et de ses jeux avec quatre garçons entre 13 et 7 ans (ce qui rappelle par trop les mœurs de collège). La grand-mère maternelle des enfants (Julie Christie) veille à faire respecter la bienséance. Son épouse elle-même (Radha Mitchell) le voit de moins en moins et n’aime pas trop la tournure que prend son esprit, bien qu’elle avoue sur la fin qu’il a écrit sa meilleure pièce.

Malgré le moralement correct et les pressions sociales, James Barrie persiste. Il excite les mineurs à l’imaginaire pour pouvoir lui-même entrer dans ce pays merveilleux ; il joue aux indiens, leur fait monter une pièce de pirates, les fait s’envoler avec les accessoires du théâtre. Les enfants sont ravis et s’attachent à « oncle James » qui est le seul adulte à se préoccuper d’eux et de leur chagrin. Johnny Depp est excellent face aux enfants, la voix posée et les propos plein de bon sens n’empêchent pas de les prendre dans ses bras quand il le faut. Surtout Peter, au visage souvent chiffonné d’émotion, dont il fait Peter Pan, un fils de théâtre qui est à la fois lui-même et l’enfant. Mais aussi de reconnaître en l’aîné, George, ce moment émouvant où l’enfant devient un homme parce qu’il comprend que sa mère est condamnée elle aussi : elle a attrapé la phtisie : « et voilà, en trente secondes… ».

Barrie va accompagner la veuve jusqu’au bout de son mal, s’occuper de ses garçons, écrire sa pièce et inviter stratégiquement des orphelins pour les disséminer dans le théâtre lors de la première. Ils rient, ils s’amusent, ils détendant les adultes alentour qui ne peuvent qu’applaudir ; sans les enfants, ils auraient eu honte de retrouver leur imaginaire infantile, mais avec eux ils se déboutonnent. La pièce est un succès et Sylvia, qui n’a pas pu venir car trop affaiblie par la toux, la voit en représentation privée – une surprise in extremis. Elle accède enfin au pays de l’imaginaire dans lequel elle va entrer définitivement avec la tombe.

Peter, le dernier des garçons, ne veut pas grandir mais oncle James, qui est désigné cotuteur avec la grand-mère par testament, lui montre la voie pour devenir adulte tout en restant enfant : écrire. Laisser courir son imagination, inventer des aventures dans un pays merveilleux comme on sait le faire quand on n’a pas 12 ans. Freddie Highmore, qui joue le Peter de 7 ans, a justement 12 ans lors du tournage mais il est assez petit et enfantin pour incarner parfaitement la détresse d’un petit garçon confronté par deux fois à la mort et à l’abandon.

Cette fable du Neverland, qui fait encore rêver, a inspiré Mikael Jacskon pour nommer son ranch, même s’il a poussé un peu loin l’innocence avec de jeunes garçons au prétexte d’un imaginaire où tout serait possible. Mais James Barrie n’était pas pédophile. S’il aimait tant l’enfance, c’est par traumatisme personnel : Il a perdu à 6 ans son frère aîné David, 13 ans, dans un accident de patinage et a depuis toujours voulu être le fils modèle pour sa mère, allant jusqu’à imiter les attitudes et les façons de parler de son grand frère défunt. Le stress émotionnel l’a empêché d’atteindre une taille normale pour un adulte et inhibé son intérêt pour le sexe, d’après les biographes anglais.

Même s’il s’agit d’une fable sur la naissance d’une fable, l’époque est parfaitement reconstituée avec ses chemises-tuniques, ses cabs et ses vieilles automobiles. Ce film est beau, joué pudiquement et sur un mythe éternel.

DVD Neverland (Finding Neverland), Marc Forster, 2004, avec Johnny Depp, Kate Winslet, Julie Christie, Freddie Highmore, Dustin Hoffman, Studiocanal 2013, 1h41, standard €9.99 blu-ray €6.73

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Du silence et des ombres de Robert Mulligan

Un film aux trois oscars et aux trois Golden globes, tiré d’un roman de Harper Lee, Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, qui eut le prix Pulitzer, enfin étant parmi les 50 films « à voir avant l’âge de 14 ans » du British Film Institute… Les raisons d’un tel succès sont à chercher dans l’année de sa sortie : 1962. Outre la crise des missiles soviétiques de Cuba et un krach boursier, l’année est marquée par l’entrée en force du premier étudiant noir James Meredith, imposée par le président John Kennedy lui-même à l’université d’Ole Miss au Mississippi, état raciste du sud. La lutte contre les inégalités sociales et raciales était au programme de la Nouvelle frontière du jeune président tout juste élu. Des marches pour les droits civiques et des Freedom rides furent organisés dès 1961 pour protester contre les discriminations des Noirs par les Blancs. Les USA se libèrent l’année même où l’URSS construit son Mur : l’espoir change radicalement de camp.

L’histoire du film se passe dans les années 30, durant la Grande dépression, dans la petite ville de Maycomb dans un état du sud. Elle est contée en voix off par une petite fille de 6 ans (Mary Badham) devenue adulte et qui se souvient de cet été-là. Son père, avocat respecté dans la ville pour son humanité et son bon sens (Gregory Peck), est chargé par le juge du tribunal d’assurer la défense d’un « nègre » (Brock Peters) accusé de viol sur une blanche (Collin Wilcox Paxton), parce que tous les autres se récusent. Il va donc faire son devoir, plaçant le droit et l’égalité affirmée de la Constitution fédérale avant les préjugés raciaux et les affinités communautaires. Ce n’est pas facile à vivre, tant la communauté vous enserre dans de multiples liens personnels et sociaux. L’avocat Finch, que ses enfants appellent de son prénom, Atticus, plutôt que papa, donne l’exemple de la droiture morale et du devoir civique. Il les élève seul, sa femme étant morte après avoir accouché de Scout.

Le fait que l’histoire soit vue par les yeux d’une enfant assure de ne pas tomber dans les bons sentiments qui pavent trop souvent l’enfer des bonnes intentions. Atticus est plus un personnage dans la cité qu’un parent charnel, bien qu’il prenne dans ses bras sa petite fille qui entre à l’école et parle avec son fils. Les deux enfants ne font pas leur âge affiché, ce qui gêne un peu : Jean Louise « Scout » Finch fait plus que 6 ans (de fait, elle avait 10 ans) et son frère Jeremy « Jem » Finch moins que 12 ans (il avait pourtant 14 ans) ; seul leur copain de vacances Charles Baker « Dill » Harris (John Megna) qui déclare 7 ans est à peu près dans les normes (il a 10 ans au tournage).

L’enfant, dans la mythologie américaine, est censé être innocent comme s’il était un ange issu du paradis. Mais, par le péché originel, il doit perdre cette innocence en grandissant afin de devenir citoyen patriote entrepreneur. Le moyen de découvrir le mal est la transparence : il faut tout dire, tout déballer, agir spontanément. Le regard « vierge » est celui de la vérité, donc du bien. Atticus élève ses enfants avec franchise et honnêteté, expliquant les choses telles qu’elles sont en fonction de leur âge, sans masquer la réalité au prétexte de les en « protéger ». Jean Louise est surnommée Scout parce qu’elle fait très garçon manqué, comme on disait avant le féminisme. Toujours en salopette, comme son frère qu’elle suit partout, elle peut se traîner dans la poussière et ramper dans les jardins sans abîmer ses vêtements. Le jour de la rentrée à l’école où elle va pour la première fois, elle doit se mettre en robe pour se conformer aux normes sociales et elle en a honte. Elle doit aussi ne plus se battre comme un garçon et « discipliner sa violence » comme lui serine son grand frère. Sur l’exemple de son père – qui s’est vu confier un fusil à 14 ans (mais pas avant) et a été autorisé à tirer sur les geais et les pies qui pillent les jardins, mais pas sur l’oiseau moqueur (traduit en français par rossignol) lequel se contente de chanter.

C’est qu’Atticus, sous ses airs bonhommes à tendre l’autre joue (notamment quand un bouseux lui crache au visage comme le Christ), est du côté de la force. Il surmonte sa propension instinctive à riposter par un bon poing sur la gueule (ce que j’aurais fait aussi sec, je l’avoue), mais tire parfaitement au fusil sur un chien enragé, mieux que le shériff avec qui il a été à l’école. Scout sait déjà lire car il lui a appris avant l’école, et le plus grand plaisir de la fillette est de faire la lecture à son père chaque soir : l’inverse de « tu me lis une histoire » marque combien elle est en avance sur ses condisciples, mais aussi sur la société des années 30, rendue volontairement autonome par son éducation. Elle représente la future femme qui votera Kennedy trente ans plus tard – tout comme le scout est l’éclaireur d’une armée.

Le film est construit sur ce passage de l’ombre à la lumière, la première scène opposant l’ombre rassurante de l’arbre de la maison (symbole protecteur de la famille) à la lumière crue des rues de la ville (où se déroule la vie sociale sous l’œil des commères). Mais l’apparence masque la réalité : le social transparent cache des peurs communautaires, le soleil de la raison n’éclaire pas les préjugés, et la blancheur de la peau peut renfermer de noirs desseins. Scout et Jem (diminutif de Jeremy) sont fascinés par la maison voisine, dont la rumeur amplifie les bruits et les secrets. Nathan Radley (Richard Hale) y cache et peut-être enchaîne son fils un peu demeuré Boo (Robert Duvall), qu’on ne voit jamais au grand jour comme s’il était le mal incarné, véritable croque-mitaine capable de poignarder avec des ciseaux son propre père comme on le répète.

Les enfants jouent à se faire peur, à explorer comme de bon pionniers américains la frontière – mais celle entre le réel et l’imaginaire. Car la menace, si elle est invisible, est bien réelle, bien que pas où l’on croit. Le simple d’esprit se révélera vertueux, les « honnêtes » gens pas toujours francs, la violée une harceleuse, son père en colère (James Anderson) un véritable sale type, et ainsi de suite. Si les peurs instinctives sont le fait de l’enfance, nombre d’adultes n’ont jamais dépassé ce stade d’ignorance et d’inculture. Le racisme et les préjugés en sont la conséquence : on a peur de ce qu’on ne connait pas et de ceux à qui l’on prête des mœurs animales pour se distinguer socialement – bien que l’on vive en fermier aussi pauvrement. Seule l’école, la lecture de livres, le respect du droit (et l’étude de la Bible) peuvent, selon le message du film, faire passer de l’ombre à la lumière, de l’état d’enfance à l’état adulte.

Toute l’histoire est donc le combat de l’innocence contre la cruauté, ce qui est particulièrement touchant lorsque des enfants sont impliqués. Car ces robustes et délurés gamins n’ont ni la langue dans leur poche ni la couardise attendue de leur âge tendre. Ils osent de nuit aller espionner la maison hantée par le demeuré, malgré le fusil du père ; ils rejoignent leur avocat de père qui campe devant la prison où « le nègre » Tom Robinson attend son procès et où les « honnêtes » gens, fermiers ignares sachant à peine lire et écrire, se rassemblent pour le lyncher ; la petite fille rappelle à l’un des fermiers sa dette vis-à-vis de son père qui lui a fait gagner un procès en usant du droit comme il se doit ; ils se font insulter à l’école, agresser ou effrayer par des adultes ; ils n’hésitent pas à traverser une forêt où des bruits inquiétants les suivent… jusqu’à la scène finale que je vous laisse découvrir – évidemment une apothéose dans le droit fil du message.

Les enfants sont plus vrais que les adultes dans cette histoire, ce pourquoi le film réussit à passer les années. Le bon sens humain, attisé par l’exemple du père défenseur du droit, est supérieur en conviction au simple exposé rationnel des faits et de la loi.

La plaidoirie de l’avocat au tribunal, pour convaincre les jurés de l’innocence du prévenu, m’a parue trop intello pour ce public de bouseux quasi illettrés. Comment des arguties de procédure ou des subtilités de témoignages pourraient-elle aller contre la force des préjugés ? Il aurait fallu mettre les points sur les i et montrer par exemple que le poing gauche du père poivrot a bien plus probablement poché l’œil gauche de la fille que le poing droit du nègre serviable, inapte de la main gauche depuis l’âge de 13 ans, plutôt que de le suggérer. Et insister plus lourdement sur la pulsion sexuelle de la fausse violée (aucune preuve médicale n’a été demandée, on « croit » une blanche sur parole) qui l’a fait embrasser un nègre après l’avoir attiré jour après jour sous des prétextes futiles. Cette plaidoirie s’adresse au public éclairé et intellectuel de 1962 plutôt qu’à la réalité agricole de 1932, c’est à mon avis la faiblesse du film (et peut-être du livre).

DVD Du silence et des ombres (To Kill a Mockingbird), Robert Mulligan, 1962, avec Gregory Peck, Mary Badham, Phillip Alford, John Megna, Brock Peters, James Anderson, Collin Wilcox Paxton, Robert Duvall, Estelle Evans, Rosemary Murphy, Richard Hale, Frank Overton, Universal Pictures 2016, 2h04, standard €6.99 blu-ray €13.46

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François Coupry, L’agonie de Gutenberg

Ce quarante-deuxième opus depuis 1970 d’un auteur peu reconnu recycle en livre des notes de blog parues ces cinq dernières années. C’est cocasse et farfelu à la manière des contes, entre Voltaire et Montesquieu, avec un petit air Gripari.

Mais pourquoi ces pensées seraient-elles « vilaines » ? Le titre a déjà été capturé par Iegor Gran pour son recueil de chroniques, Vilaines Pensées (Editions Les Echappés), laborieusement présenté sur YouTube mais plus corrosif que François Coupry. Vilain est attesté dès 1119 d’après Philippe de Thaon et signifie alors « paysan libre » – ce qui devenait rare à l’époque. Avec l’essor de la féodalité et du snobisme seigneurial, le terme vilain a pris un sens péjoratif de laid moralement, puis physiquement, bas et vulgaire, une réprobation que nous avons conservée jusqu’à nos jours. L’auteur voudrait-il pourfendre ce que les anglo-saxons appellent d’un euphémisme, le « politiquement correct » ?

« François Coupry, né le 19 juillet 1947 en Provence, est un écrivain », avoue sa fiche Wikipedia – probablement rédigée par ses soins puis réduite au maximum par les censeurs-professeurs du réseau déclaré « démocratique ». Il a surtout étudié la philo, ce pourquoi peut-être il renverse le sens en déclarant que le réel ne crée pas la fiction mais que la fiction crée le réel, comme l’affirme Platon. Cela pour se donner une Vérité à majuscule. D’où ces chroniques ironiques, ces actualités inactualisées, ces contes qui se prennent pour la réalité.

Tout est paru en blog, au jour le jour, peut-être pas tous les jours, mais transmuté en fictions. On pense aux métaphores mais l’auteur récuse ce terme, il préfère le décalage, l’insolite, le choc de l’imaginaire sur ce qui est pour susciter l’étincelle qui mettrait le feu à la pensée. Car il s’agit de faire penser, même si ces notes paraissent quelquefois artificielles, hors sujet, répétitives. J’ai trouvé l’année 2017 moins bonne que les précédentes, peut-être à cause des élections qui semblent avoir obsédé la plume. Combien de rois ont marié leur fille (accessoirement leur fils) dans ces notes, pour suggérer que les grenouilles peuvent se choisir un destin ! Les autres thèmes favoris de l’auteur sont l’ado de 15 ans face au grand-père de 65, son désir d’Etat-providence national aux frontières protégées et au service public statufié contre les fumées soixantuitardes de l’internationalisme mondialisé et du métissage sexuel et culturel nomade, ou le désir de se soumettre aux commandements d’un dieu jaloux et de tuer en son nom. Et puis ? Comment sort-on de ce constat ?

François Coupry, successivement journaliste littéraire, éditeur et rédacteur en chef de revue, directeur de la Maison des écrivains, président de la Société des gens de lettres de France, président de la Société française des auteurs de l’écrit, regrette qu’on ne lise plus comme « avant ». Mais si la « lecture » change, elle demeure. La révolution numérique a relégué la presse de Gutenberg au musée – mais tout comme ladite presse a relégué l’éducation personnelle par la parole au musée, se plaignait déjà Platon. Dès lors, pourquoi « publier » son blog en livre ?

Certains en font un témoignage de leur existence, ce qui ne va pas sans un travail de notes explicatives. D’autres publient des nouvelles sur le net, puis les réunissent en recueil… vendu sur le net. Avons-nous changé de monde ou seulement changé d’outils ? Internet est, comme la langue d’Esope, la meilleure et la pire des choses – selon l’usage que nous en faisons. Cet outil serait-il insuffisant pour passer « l’éternité » ? Ce que désire un auteur est l’immortalité ; même non académicien, il veut durer, au moins dans les rayons perdus de la Bibliothèque nationale. Le blog est éphémère, le livre est censé durer un peu plus.

Mais blog n’est pas livre, l’écriture est autre, la composition aussi. Écrire court, une idée à la fois, une chute finale, a peu de chose à voir avec le développement raisonné d’une pensée ou d’une histoire sur plusieurs centaines de pages. On se répète, on suit l’actualité qui passe, on n’est pas toujours inspiré. Reprendre un blog pour en faire un livre devrait amener à quitter le carcan de la chronologie pour établir des thèmes, survoler le jour le jour au profit du recul, faire émerger un sens global pour les fictions distillées au ras des heures.

Certes, des personnages apparaissent comme Monsieur Piano, un brin philosophe, un brin décalé, un brin ridicule – et même outré. Le lecteur regrette un tantinet qu’il ne soit pas devenu le personnage central de cette histoire en miettes, la voix du chœur qui annonce l’actualité. Nous trouvons encore la petite souris qui se glisse dans les alcôves, la balle de revolver qui a à peine le temps de penser, la cousine américaine en 2050, ou encore FC qui serait un double de l’auteur (p.35) – mais cela rend-t-il heureux d’avoir lu Hegel à 10 ans ?

Toujours d’un ton affable, plus ironique que bien senti, ces contes, fables et paraboles ne font pas un roman, ni ne témoignent d’une expérience vécue : ils composent un regard autre et personnel bien écrit sur le temps qui passe. Ils se lisent agréablement, mais pas trop à la fois. Renvoyer des idées lancées comme des balles au tennis fatigue à la longue. Mes préférées sont p.84 Le bonheur est dans la politique, p.97 Le vieux petit-fils d’un jeune grand-père, p.116 Le Piano universel, p.164 Le chat et l’enfant, p.194 L’anti-intellectualisme primaire. A chacun d’opérer sa sélection dans ce recueil, puisque le blog a été supprimé du net.

Car l’auteur n’écrit pas pour n’importe qui : « Si je dis que je n’écris pas pour tout le monde mais uniquement pour les rares personnes qui ont le sens de l’imaginaire, des enjeux fictionnels, des plaisirs littéraires, j’ose transgresser les fondements de nos communions sourdes, me laisser taxer d’élitiste, sinon de… raciste » p.42. Enjeux fictionnels est un terme un peu langue de bois mais vous aurez quand même compris, je suppose ? Enfin, ceux qui lisent encore…

François Coupry, L’agonie de Gutenberg – Vilaines pensées 2013/2017, Pierre Guillaume de Roux 2018, 271 pages, €23.00

Attachée de presse Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 balustradecommunication@yahoo.com

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Françoise Dolto, La cause des enfants

Le livre aborde un thème qui m’est cher. Il est traité d’une façon qui m’est chère aussi : avec bon sens. Et qui va dans un sens qui m’est également cher : le respect de la personne, l’authenticité, l’écoute. Françoise Dolto parle des enfants avec simplicité. Ce qu’elle dit du corps, de la morale, de la connaissance, rencontre mon adhésion immédiate.

L’enfant, puis l’adolescent, doit trouver un accord avec son corps. La sexualité depuis l’enfance doit être considérée comme un fait, ni bien ni mal, due à la physiologie des humains. A la puberté se développe le sentiment de la responsabilité réciproque des êtres sexués. Les adultes doivent aider à cette prise de conscience, mais elle se fait d’elle-même dès lors que l’éducation est effectuée depuis tout petit en développant la responsabilité de tous ses actes chez l’enfant. Pour être responsable, il faut expérimenter son corps, le faire bouger, emplir un espace. Cette motricité apprend à voir le monde tel qu’il existe : le froid, le chaud, le mouillé, la terre, les oiseaux… Les classes de neige, de mer ou de nature sont ainsi excellentes ; elles développent l’autonomie, rendent l’enfant moins infantile. En ville, en société, en classe, c’est l’enfermement. Or il faut laisser jouer l’imaginaire du temps d’enfance.

Pour cela, il faut faire confiance. La notion de risque s’enseigne par l’exemple. Il faut vivre ce que l’on enseigne. « Tout interdit, pour un enfant, n’a de sens que si l’interdit est le même pour les parents » p. 97. Il faut briser le rôle du parent tout-puissant par rapport à l’enfant tout-impuissant. Mais pour cela, il faut être adulte et l’âge ne suffit pas. Il ne faut pas avoir besoin de l’enfant pour s’affirmer.

Pour mettre en confiance l’enfant, pour répondre à sa curiosité, pour accepter son imaginaire, pour lui parler de ses désirs en sachant lui dire non, parfois, pour l’écouter, le comprendre, l’aider – il faut être sincère et considérer l’enfant, même tout petit, comme une personne. On ne ment pas aux enfants on les respecte. La vérité a une valeur structurante. Il est nécessaire de « répondre véridiquement à leurs questions, mais aussi, et en même temps, respecter leur illogisme, leur fabulation, leur poésie, leur imprévoyance aussi, grâce auquel – quoi que sachant la vérité des adultes – ils s’en préservent le temps qui leur est nécessaire, par l’imagination du merveilleux, les dires mensongers, pour le plaisir ou pour fuir une réalité pénible. (…) Le vrai a plusieurs niveaux selon l’expérience acquise » p.257. On n’évacue pas la tension, surtout si l’on dit non à un désir de l’enfant, « mais de cette tension découle une relation vraie entre cet enfant qui émet un désir et l’adulte qui exprime le sien » p.307.

Instruire, ce n’est pas imposer « la » méthode, mais être avec l’enfant à chercher quelque chose. « Si l’on veut que l’enfant ait plus de chance de garder ses potentialités, il faut que l’éducation soit la plus légère possible dans sa directivité. Au lieu de vouloir tout comprendre, respectons toutes les réactions de l’enfant que nous ne comprenons pas » p.358.

Une éducation réussie ne peut l’être que si l’on aime l’enfant. Mais aimer signifie respecter : il faut aimer le petit dans son développement, et il faut l’aimer autonome. Pour le laisser prendre sa liberté et en user, il est nécessaire d’être soi-même authentique. Nécessaire d’être libre et conscient, savoir que nous ne savons pas mais que nous devons, comme lui, apprendre à savoir. Evidemment, les nuls vont se sentir « culpabilisés » ; mal dans leur peau, ils seront de « mauvais » parents. Eh oui ! On ne transmet à ses enfants que ce que l’on est. Mais que vous importe ? L’enfant est une expérience à prendre comme elle vient. Vous changerez avec lui si vous l’aimez. C’est aussi simple que cela : nous ne faisons pas son avenir, lui le fera – comme nous l’avons fait mais en mieux puisque nous allons l’aimer. N’est-ce pas ? Si l’enfant n’est pas pour vous un être mais une poupée à exhiber ou un faire-valoir, abstenez-vous : adoptez plutôt un chien, il sera votre miroir soumis.

Ce message d’optimisme m’est cher. Françoise Dolto l’exprime admirablement, avec des mots simples, avec conviction. Écoutons-la.

Françoise Dolto, La cause des enfants, 1985, Pocket 2007, 608 pages, €8.30, e-book Kindle €14.99

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Misery de Rob Reiner

Un roman de Stephen King adapté au cinéma entre psychose et nurse en folie nous entraîne dans les hauteurs glacées des Etats-Unis, où la vie urbaine est bien peu adaptée à la rigueur de la nature.

Un écrivain vit dans ses rêves. Paul Sheldon (James Caan) est l’auteur de la série de best-sellers Misery, histoires d’amour inspirées d’Autant en emporte le vent et aux couvertures torrides montrant une belle jeune femme nommée Misère enserrant un puissant mâle torse nu. Chaque ménagère solitaire dans les profondeurs du pays attend la suite. Mais l’auteur est fatigué, il veut quitter cet esclavage de livrer toujours à temps un manuscrit qu’il doit accoucher dans la solitude et les rituels.

Dans son dernier opus, qu’il vient de terminer dans un chalet isolé de Nouvelle Angleterre, il fait mourir son héroïne Misery afin de mettre un terme à la série et de passer à autre chose. Après une cigarette et une bouteille de champagne Dom Pérignon pour célébrer sa libération, le voilà parti seul en Ford Mustang sur les routes enneigées qui mèneront vers la côte et New York, où l’attend son agent littéraire (Lauren Bacall).

Mais la voiture n’est pas faite pour autre chose que la route sèche ; l’écrivain trop concentré a ignoré les annonces de tempête de neige ; le conducteur roule trop vite pour les « virages sur 13 miles » annoncés par le panneau jaune d’œuf ; il a la tête encore toute farcie d’imaginaire et l’alcool dans son sang ne facilite pas la maîtrise. Ce qui devait arriver arriva : il quitte la route, la Ford effectue plusieurs tonneaux et reste sur le toit.

Une personne qui passe peu après tire le blessé inconscient de son véhicule et l’emporte sur son dos, avec la serviette qu’il étreint dans la main. Elle contient son précieux manuscrit, unique exemplaire tapé à la machine.

Lorsqu’il se réveille, immobilisé des jambes et du bras droit et tout endolori, c’est pour apercevoir une tête de femme s’imposer au-dessus de lui (Kathy Bates). Elle s’appelle Annie Wilkes et l’a sauvé de l’accident et de la neige ; elle a réduit ses fractures multiples et lui tend deux comprimés d’antidouleur. Tout est bloqué, lui dit-elle, les routes sont coupées et le téléphone ne fonctionne plus. Nous sommes en 1990 et bien avant l’ère Internet. Infirmière diplômée, elle va le soigner pour qu’il se rétablisse. Et elle lui avoue être sa « meilleure fan » pour Misery, et vouloir connaître ardemment la suite.

Paul ne peut refuser à Annie de lire en avant-première le prochain épisode de la saga qui fait vibrer les femmes jusque dans leur fondement intime. Sauf que ce geste d’empathie se retourne contre lui – à la Stephen King. Ce qui apparaît comme naïvement le Bien engendre en fait le Mal, dans ce biblisme simpliste qui fait toute la force et mais aussi l’inéluctable limite de l’esprit yankee.

Lisant les premières pages, Annie s’énerve d’y trouver tant de mots grossiers, bien que ce soient des gens du peuple qui parlent. Elle a failli tomber en déchéance sociale elle-même à la mort de son père banquier et refoule absolument le vocabulaire de cette époque. Cette colère brutale et névrotique est la première faille qui apparaît dans l’ambiance jusqu’ici toute unie.

La suite du roman la met en rage parce que meurt Misery, alors qu’elle devait se marier avec Ian et qu’elle attend un enfant. La mort en couches ne doit pas se produire ! L’auteur, interloqué par cette scène d’hystérie, apprendra plus tard que l’infirmière, sortie major de sa promotion puis nommée chef d’une maternité, a elle-même perpétré des crimes contre des nourrissons et a été condamnée. Sa psychose se révélera donc peu à peu. Mais en attendant, elle oblige Paul Sheldon à frotter lui-même l’allumette qui va brûler l’unique manuscrit de la suite qui déplaît tant à Annie Wilkes – maîtresse de la vie de son auteur.

Dès lors, c’est un jeu du chat et de la souris entre la nurse impérieuse et l’auteur impotent. Il va ruser pour sortir de sa chambre-prison et explorer le rez-de-chaussée pour trouver un téléphone, une arme, n’importe quoi. Cela fait maintenant plusieurs semaines qu’il est immobilisé loin de tout hôpital et ne donne aucune nouvelle à sa fille ni à son agent littéraire. Cette dernière, depuis New York, s’inquiète et demande au shérif local de chercher (Richard Farnsworth). Celui-ci, lent et lourd de n’avoir jamais rien à faire, prend son temps. Lorsqu’il découvrira la vérité, ce sera trop tard pour lui.

Les événements alors se précipitent, selon la technique éprouvée de Stephen King qui débute toujours par la normalité d’une atmosphère paisible avant de la fissurer peu à peu, puis de tout casser en crescendo. La scène ultime montre une bagarre d’amour-haine qui doit se terminer par la mort de l’un des deux. L’étreinte physique est la catharsis de toutes les névroses de la nurse, jadis condamnée par la justice, délaissée par son mari et isolée dans une ferme où elle bovaryse en lisant Misery. L’écrivain, lui, lutte pour se déprendre du personnage qu’il a inventé, et dont il a commencé sur ordre d’écrire une suite conforme aux désirs de la folle : Le retour de Misery. Par mimétisme, et pour provoquer la crise décisive, il va lui-même brûler son manuscrit volontairement devant elle. Il met fin ainsi définitivement à la série : Misery n’aura pas de suite.

Le suspense est savamment distillé, la cruauté progressive et enrobée de bons sentiments, la ruse du grabataire obstinée. Voilà un bon thriller, bien mis en scène et qui vous tient en haleine. Un huis-clos psychologique où chacun est aux prises avec son passé et avec ses blocages. Tout aurait pu se passer autrement, si le Mal n’était pas dans les créatures…

DVD Misery de Rob Reiner, 1990, avec James Caan, Kathy Bates, Lauren Bacall, MGM United Artists 2012, 1h43, blu-ray €18.70

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Michel Déon, Un souvenir

Ce court roman intimiste part d’une photo jaunie de l’auteur (ou de son double) à 17 ans en Angleterre. Il est avec une jeune fille, Sheila, qu’il a beaucoup aimé. Il ne lui a pas fait l’amour, c’était alors interdit par les conventions et par la morale, mais ils se sont beaucoup caressés plus ou moins nus. Il est resté un été et puis il est parti ; il avait le bac à passer.

La guerre est arrivée et les ont séparés. Sheila s’est mariée avec un homme ordinaire, Edouard, appelé Ted en ce temps-là, a découvert une femme mûre juste après Sheila, l’année de ses 17 ans sur la Côte d’azur ; il a été initié à l’amour et cette empreinte lui est restée.

Il revient à Westcliff-on-Sea cinquante ans plus tard, sa vie faite, la vieillesse en route. Il ne reconnait rien, tout a changé, les gens aussi. Pourtant, quelques vestiges subsistent, supports à la mémoire. Sheila a divorcé et habite même à deux pas. Mais pourquoi la revoir ? « Il n’y a de parfait que l’imaginaire », conclut l’auteur p.150.

Réflexion sur le souvenir, sur l’existence, sur le bien-être. « L’homme n’est pas fait pour le bonheur. Personne ne lui apprend à le conserver » p.149. L’homme en tant que mâle ou le genre humain ? La langue française est parfois ambigüe mais je penche, dans le contexte, pour le mâle. « Parce que vous êtes un aventurier au sens noble du mot », déclare Ted à Edouard, son double jeune à l’auteur à la date d’écriture, « et que vous vous êtes refusé de vous arrêter en route, vous avez saccagé du bonheur et ruiné une maison ». Mais « le bonheur » n’est qu’un mythe ; on ne l’aperçoit que lorsqu’il est passé. « Pas de remords. (…) On n’est pas responsable du destin des autres » p.148.

Comment le jeune Ted, à 17 ans, a « pu être aussi oublieux, aussi peu romanesque » ? Parce que la jeunesse va de l’avant, avide de vivre et de découvrir, plutôt que se morfondre sur son court passé. « Edouard est (…) devenu après la soixantaine, un homme au contraire si sensible aux signes, si avide d’un passé dont il veut, par foucades, retrouver les traces plus qu’improbables comme pour se persuader qu’il a bien existé » p.16. Rappelons que le vrai nom à l’état civil de Michel Déon est Edouard Michel et que Ted, c’est donc lui. « C’est en vieillissant que le cœur rajeunit. A dix-sept ans, il est dur, égoïste, avide de plaisirs nouveaux » p.118.

1936-1986 : la mémoire garde des traces du sensuel, la gracilité du corps blond de Sheila nue, une étrange précision pour la couleur des chaussettes de « l’horrible Mr Sutton », mais aussi l’irrésistible humour des situations : « Je vois encore sa tête [à sa logeuse, mère de Sheila] quand, empruntant le thermomètre, j’allais me le glisser dans le derrière, à la française, sans pudeur ! Horreur, c’était le thermomètre à bouche de la famille » p.79. Ou encore cette anecdote (authentique) sur Serge Lifar : « Petit garçon, il s’amusait à faire l’amour avec un arbre dans le jardin de ses parents. Dans l’écorce il y avait un trou juste assez grand pour sa quéquette. Un jour l’arbre a eu de l’effet sur lui et il n’a pu se retirer. Un domestique a été obligé de le dégager en élargissant le trou avec un ciseau à bois » p.138.

Un souvenir n’est pas un grand roman et il commence laborieusement, mais le ton prend de l’ampleur et la souvenance transfigure le récit. Au fond, ne pas avoir baisé Sheila permet son souvenir. Un coup non tiré, une photo non prise, un désir non réalisé sont bien plus beaux que ce qui est accompli car l’imagination les embellit, les pare ; le manque les entretient en rappel. « Tout ce qui me reste de cette aventure, je le dois à notre retenue qui a laissé un souvenir unique dans ma mémoire comme les deux ou trois autres fois dans ma vie où les circonstances ont empêché un total accomplissement d’un désir » p.134.

Michel Déon, Un souvenir, 1990, Folio 1992,155 pages, €6.60, e-book format Kindle €6.49

Les œuvres de Michel Déon chroniquées sur ce blog 

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Bruno Sibona, Brasil à hauteur d’ondes

Professeur de littérature française au Royaume-Uni depuis près de trente ans, l’auteur a publié quatre livres et plusieurs revues ; il s’intéresse au mouvement littéraire. Dans ce « journal » d’un voyage au Brésil, il s’intéresse à lui-même plus qu’au pays – ou plutôt le pays et ses mystères ne sont qu’un révélateur des profondeurs obscures qui dorment en lui. Ce livre aurait pu s’intituler Carnet d’un voyage égoïste.

Il projette en effet ses fantasmes sur un rêve, voyage tout intérieur que les péripéties – bien réelles – du voyage en terre inconnue renouvellent à chaque instant. Le Brésil est un bois avant d’être un territoire. De couleur rouge comme le sang et la colère. Le pays lui-même est un territoire de dangers, entre la jungle impénétrable et les animaux venimeux, les Indiens impassibles que l’on dit cruels et les cow-boys locaux affamés de sexe à cause de leurs longues solitudes. Fantasmes de viol, de piques, de suçons.

Mais aussi émerveillement envers le naturel, notamment celui du végétal et de l’animal, auquel les femmes sont parfois conviées. « Soudain, la pluie s’est arrêtée. Dans l’éclaircie, les grillons se sont mis à chanter. Tout en bas, crevant l’eau grise plombée de leurs dos bossus écrêtés, une quinzaine de dauphins en pêche sont apparus à quelques encablures du rivage, dans le silence, les grillons, les cris doux des sternes, le pépiement d’une envolée de minuscules passereaux à bec rouge, poitrine rousse, dos marron, front noir, et le murmure indicible des îles chevelues. Seule la nature est capable de nous fournir de telles épiphanies… » p.41. Sauf la redondance malvenue de l’eau « grise plombée », ce ton lyrique et ces phrases à incidentes rendent assez bien le style du livre.

Le petit Blanc qui vient voir est une curiosité ; on lui fait bon visage tant qu’il amuse, on ne manquera pas de férocité s’il commence à gêner. L’auteur, sa femme et son ami se mettent entre les pattes de Guv, sorte de paranoïaque halluciné (selon les croyances psy d’Occident) qui les emmène et les malmène toujours plus avant, se faisant mousser auprès des indigènes, jouant le passeur auprès des Blancs.

Sibona tire à l’arc et est fasciné par les grands spécimens difficiles à tendre des Indiens qui fléchaient les conquistadores espagnols, jadis. Il organise des concours de tir, mais seulement les enfants s’amusent, lui fait « la sécurité » comme en plein Londres…

« Etrange rythme brésilien où nous passons des heures à ne rien faire, à attendre que le temps ou quelque chose d’autre innommable trépasse, et soudain tout se débloque, et il faut agir vite, en souplesse, avec efficacité. C’est peut-être là le vrai rythme du combat, de la bataille toujours engagée contre la vie elle-même qui nous envoie sans répit sa houle érodante, tsunami roulant à la face de notre pleine conscience » p.59.

La suite est un Oratorio poétique qui tend à pénétrer les arcanes de l’âme amazonienne, si tant est qu’on le puisse avec notre rationalité trop ancrée. Non sans une certaine inspiration à la Saint-John Perse, le Récitant alterne avec Rosario plus révolté, le Chœur des Anciens, ou avec Xaxu, pour tenter de sonder la profondeur, d’explorer l’imaginaire, de baliser quelques pistes de ce continent physique et métaphysique pour nous si peu connu. Lévi-Strauss lui-même ne s’était pas éloigné des centres civilisés, car sa femme ne voulait pas aller en jungle.

Bruno Sibona, Brasil à hauteur d’ondes suivi de Oratorio guérison, 2017, PhB éditions, 135 pages, €9.90

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Michel Déon, Lettres de château

A l’heure où le spontané remplace le savoir et le Je-suis-comme-ça le savoir-vivre, il n’est peut-être pas inutile de rappeler que la « lettre de château » est une missive manuscrite de remerciements à une personne lorsque l’on a été reçu chez elle. Michel Déon détourne cette politesse au profit des écrivains et peintres qui l’ont ébloui dans sa vie. Il leur rend hommage à 88 ans par ces textes en exercice d’admiration (publiés à 90 ans).

Dix personnages restent au chevet de l’auteur, cinq écrivains, trois peintres, deux poètes. Dont trois seulement n’ont pas été ses contemporains – c’est dire leur importance ! – Poussin, Stendhal et Manet. Tous les autres ont vécu son siècle tout en étant ses aînés, ses enthousiasmes, ses modèles. Ils ne sont pas placés dans l’ordre, ni alphabétique, ni de passion, mais ils ont éclairé le chemin, chacun à leur manière.

« Giono le grand » est celui qui donne goût à la vie par ses mots remplis de sève, ses comparaisons inouïes : « l’eau profonde, souple comme un poil de chat » ; par son imaginaire plus vrai que nature ; pour le singulier d’une petite ville de Provence élevée à l’universel.

Pierre-Jean Toulet, poète de la ferveur, est bien oublié aujourd’hui, à peine réédité parfois. Et pourtant, « Mon âme a son secret, ma vie a son mystère », versifiait-il dans une magie indéfinissable. L’auteur a tout acheté de ce qu’il trouvait de lui chez les bouquinistes, il est devenu un familier sans être intime mais lui a emprunté, au masculin, le titre d’un de ses romans les plus célèbres, La jeune fille verte.

Braque, c’est « l’art de la ferveur », « entré dans ma vision du monde à une très lointaine époque ». Il y a « une radieuse bonté » dans la façon dont le peintre considère les objets dont il s’entoure. « Il y a des bonheurs de hasard » lorsqu’il illustre Apollinaire. « Les bois d’une pureté grave et douloureuse répondent aux si tendrement violentes pensées d’Apollinaire pour Lou-la-luxurieuse ».

Apollinaire justement, cet amoureux sexuel qui aima deux fois de faux amour, Lou en vagin insatiable et Madeleine en belle éthérée – jamais l’amour tel qu’il existe, mais toujours l’écartèlement entre la chair et l’illusion.

Stendhal, lui, aima farouchement – et sans succès – la prude Mathilde. Cette obsession lui fit écrire de si bons livres.

Larbaud, de même, « en racontant la vie de Barnabooth, s’est purgé de sa jeunesse, de quelques folies, demandant pardon aux femmes délaissées, aux pauvres qu’il a humiliés ». Ecrire un roman, c’est chercher un supplément d’âme, mais avant tout se purger de ce qui, en soi-même, veut se vivre.

Conrad est « digne de nos respects », du wagnérien Au cœur des ténèbres aux Erinyes de Lord Jim avant l’ascétique sainteté du Nègre du Narcisse.

Morand nous montre « un art de vivre », où « la politique est la vérole de la littérature » comme il disait.

Manet transcende la peinture de son temps avec son Déjeuner sur l’herbe. « Le vrai scandale n’est pas la femme nue au premier plan, mais que ses deux compagnons soient, eux, on ne peut plus habillés ». C’est ce contraste qui fait surgir le trouble, plus que la chair étalée ; qui excite l’imaginaire plus que le sexe – du moins à l’époque de l’auteur. Mais ne revient-elle pas, cette époque de vierges effarouchées et de moralement correct pour religieux frustrés ?

« Parmi les thèmes du Poussin, l’histoire d’Orphée et d’Eurydice est une des plus obsédantes ». Dans le tableau de Nicolas Poussin, ses deux jeunes héros ont une place minime – mais le paysage est tout : la nature en sa verdure, des personnages vivant leur vie de tous les jours, d’autres nagent sans pudeur – tandis qu’au premier plan, près d’un jeune pêcheur musculeux, Daphné pousse un cri de douleur : elle vient de se faire mordre par la vipère. Nicolas, ce peintre-philosophe, dit tout en une seule scène. C’est son style de dernier peintre classique.

Chaque lecteur trouvera des correspondances ou fera des découvertes dans ces hommages aux grandes personnes. Elles ont veillé sur le berceau de l’œuvre déonienne ; elles pourront veiller sur la vôtre, au moins sur votre vie. Et vous pousser peut-être à écrire certaines lettres de châteaux à celles qui vous ont le plus marqué.

Michel Déon, Lettres de château, 2009, Folio 2011, 162 pages, €7.70

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Guo Defu illustre Confucius et Lao Tse

L’illustrateur chinois Guo Defu est né la même année que la République de Chine ; il aime l’encre et la philosophie traditionnelle, mêlant les deux au pinceau sur le papier vers l’harmonie spirituelle. Tout est mouvement et son geste le manifeste, un brin baroque et foisonnant. Aucun jaune dans ses couleurs, qui restent vouées au noir et gris, bleu-vert, parfois rose ou rouge. Aucun soleil mais l’esprit de l’eau.

Il donne en deux tomes format 21×29 cm une biographie imagée de Confucius, et dans un autre tome une biographie de Lao Tse (Laozi) – un condensé de sagesse et d’art chinois. Cette philosophie est sous le signe de la bienveillance, de l’harmonie avec soi-même et avec les autres sous l’ordre de la loi et des rites. Les « Cent écoles » de l’époque pré-impériale avaient pour mission de « soumettre l’ennemi sans combattre ». Et l’on voit bien pourquoi le régime actuel chinois promeut cette façon de voir : c’est également sa mission géopolitique dans le monde d’aujourd’hui. La culture y participe, ce soft-power que les Américains trustent encore – mais de moins en moins avec leur clown-président.

Soif de savoir pour « faire le bien » (de la Chine) grâce à ses connaissances était le but que s’était fixé Confucius il y a deux millénaires et demi. Guo Defu reproduit étape par étape la vie du philosophe, depuis sa naissance en 551 avant J.C. d’un guerrier de Lu dans la grotte de Fuzi au pied du mont Ni, qui lui donna le nom de la montagne (Kong Qiu signifie petite montagne), jusqu’à sa mort en 479 avant J.C., à la page 175 du tome 2.

Le bambin joue avec des vases rituels qu’affectionnait sa mère, perd son père à 3 ans, imite les rituels des adultes à 5 ans. L’enfant et sa maman évoluent dans une nature en noir et vert, tout en mouvement. La mère tend les bras, caresse l’arc du père, l’enfant court sur ses petites jambes, saute de joie, s’étire à genoux, les bras derrière la tête, se penche sur un texte calligraphié à 15 ans. Il se marie à 19 ans et a un fils Li au prénom de carpe. Il garde les troupeaux de moutons tandis que les chevaux aux crinière libres hennissent devant lui.

Le dessin de Guo Defu est imagé, plutôt fantasque, illustrant les cartouches de textes courts, ouvrant l’imaginaire. L’être dans la nature et avec les hommes inspire le peintre. Quand les humains ne sont pas en mouvement, c’est la nature alentour qui l’est, comme Confucius dessiné assis face à la cascade échevelée tandis que les arbres de la rive tordent leurs branches noires aux feuilles bleu-vert teintées parfois de rouge. Autrement, ce sont les objets qui sont immobiles tandis que la famille se meut, chaque membre avec un geste et une expression bien à lui.

Nous n’évoluons pas dans la ligne claire mais plutôt dans l’ondoyant, le contourné, l’exubérant, ce qui est toute une philosophie. L’harmonie réside dans les contraires et non pas dans l’opposition binaire. Le Grec n’est pas le Chinois et nous, Européens qui sommes plutôt grecs dans notre façon de voir, sommes confrontés avec Guo Defu à une autre culture. Pour notre plus grand enrichissement.

Biographie illustrée des grands penseurs : Confucius, partie 1, Confucius, partie 2, Talents Publishing LLC, éditions Pages chinoises 2016, textes traduits du chinois en anglais par Zhong Zhengfeng, prix et disponibilité non indiqués.

Biographie illustrée des grands penseurs : Laozi, édition chinoise, disponibilité non indiquée.

Site officiel de Guo Defu

Exposition Guo Defu : « Flânerie dans l’esprit de l’encre » du 19 mai au 21 juillet 2017 aux Galeries du Diamant, 33 rue Mogador, Paris 9ème / Téléphone 01 84 88 77 88

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Michel Déon, Un déjeuner de soleil

Une écriture toujours aussi charmeuse mais une histoire trop détachée, parfois longuette. Michel Déon réussit moins ce roman que les précédents, bien qu’il en prenne les mêmes recettes, la chronique d’un destin, et les mêmes lieux favoris : Sintra au Portugal, Paris, Londres.

Il s’agit cette fois de Stanislas Beren, fils de prince serbe surgi à 16 ans pieds nus en espadrilles, les cheveux longs, dans une classe de troisième du lycée Janson-de-Sailly en 1925. Un vrai Charbovari à la Flaubert, sauf que l’auteur défie plutôt Gide dans Les Faux-Monnayeurs. Il invente un personnage de romancier, le narrateur, fils de l’ami de Stanislas, et il le confronte à ce que la réalité veut bien lui laisser voir. C’est un peu tordu, roman du roman, un brin trop exercice de style pour emporter l’imaginaire du lecteur.

Le personnage central n’est ni vrai, ni faux, mais « imagé » par une suite d’anecdotes, de témoignages, de lettres, de souvenirs. Le ton détaché du narrateur empêche l’empathie malgré quelques belles pages sur l’amour, sur le sexe et sur mai 68. « Le même jour, j’entendais deux avis différents. Aucun ne me satisfaisait », dit le narrateur p.303. Nous non plus ne sommes pas satisfait. Stanislas n’est pas aimable, un brin dada ; il se coule dans le siècle et dans la culture française comme s’il venait d’une autre planète, sans racines. Une page blanche à laquelle on ne croit pas.

Le titre du livre est celui d’un roman jeté au feu par le romancier observé. Qui en écrit d’autres, complaisamment résumés, comme si Michel Déon vidait ses tiroirs des projets inaboutis. Court cependant le fantasme de Lolita (nous sommes en 1981, au moment de la gauche au pouvoir et de l’explosion des mœurs libertaires). Audrey, puis Mimi, sont de très jeunes filles (8 ans pour la première) qui tombent amoureuses d’un quarantenaire puis d’un sexagénaire (Michel Déon a 62 ans à la parution du roman). Que les scandalisés-professionnels du pédophilisme se rassurent : l’auteur reste classique et l’amour fou de la fillette pour l’homme mûr reste platonique jusque vers ses 20 ans ! Quant à la deuxième nymphette, si elle fait jeune et pose nue sur une bicyclette pour Vogue, elle a déjà 20 ans. L’écart de quarante années avec son amant n’en apparaît pas moins comme excitant.

« Stanislas découvrit avec étonnement que les lecteurs les plus enthousiastes lisent un autre livre que celui qu’on a écrit » p.185. Attention donc aux anachronismes : nous ne sommes plus ni en 1968 (où une passionaria agitait le drapeau rouge seins nus, sur les épaules de vigoureux mâles en rut politique), ni en 1981 où Mitterrand abaisse la majorité sexuelle à 15 ans et favorise les gais, lesbiens et autres trans. Le rigorisme quaker venu des Amériques rencontre aujourd’hui le puritanisme catho-islamique de nos provinces et banlieues pour faire de la France un pays de mœurs réactionnaires où le sexe redevient le Mal et l’érotisme une turpitude. Ce pourquoi les romans contemporains sont désormais insipides quand ils ne décrivent pas de meurtres (le sexe est remplacé par le couteau – n’était-ce pas « mieux avant » ?).

« Les romans ont deux vies secrètes : au moment de leur création, une vie courte et obéissante dans l’esprit de l’auteur, puis une autre vie rêvée et désobéissante dans l’esprit du lecteur » p.212. La même chose peut être dite des enfants, et les livres sont bien des enfants accouchés dans la douleur, élevés dans la douceur et jetés ensuite dans la vie où ils deviennent différents. La fiction décrit la réalité future plus que le réel ne nourrit la fiction, toute d’imaginaire. Créer, c’est dévorer, et le personnage de Stanislas, surgi entre deux balles de fusil, suggère une réflexion sur l’acte d’écrire et sur le milieu littéraire entre 1930 et 1980, la génération de l’auteur.

Un déjeuner de soleil se lit, mais moins bien que Les Poneys sauvages, Un taxi mauve ou Le jeune homme vert. Le roman est plus fabriqué, moins emporté par les personnages, plus réfléchi et donc moins romanesque. Et la postface de Proguidis, critique littéraire d’origine grecque et fondateur de la revue L’Atelier du roman est un charabia jargonneux d’intello qui ne donne pas envie.

Michel Déon, Un déjeuner de soleil, 1981, postface de Lakis Proguidis, Folio 1996, 445 pages, €7.00

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Michel Déon, Mes arches de Noé

Plutôt qu’une autobiographie, Michel Déon livre ici ce qui l’a créé. Ses parents bien sûr, mais aussi ses lectures, ses rencontres, les lieux où il a vécu, ses enfants.

Tout commence par une île. Lorsqu’on est enfant unique et que l’on a dix ans en 1929, Robinson Crusoé est LE livre qui vous forme. Homme seul, livré à lui-même, qui doit recréer sa civilisation ex-nihilo, se débrouiller pour bien vivre, Robinson est l’archétype imaginaire de l’individu doué de raison des Lumières. Il habite une île, lieu clos qui enferme et oblige, mais permet aussi l’envol de l’imaginaire et l’appétit pour les rencontres inopinées. « On ne lit qu’un livre. Le mien s’est appelé Robinson Crusoé », déclare Michel Déon dès la première ligne.

Tout au long de sa vie, il en a connu, des îles : le Cap Ferrat, Madère, Spetsaï, l’Irlande, Oléron même. Et puis le couple, qui est une île à soi tout seul, avec les enfants pour faire nid. Alice est née en 1963 et Alexandre en 1965, l’auteur leur dédie ce livre. Il avait déjà 44 ans à la naissance de la première mais, les sens apaisés, une œuvre en cours, il a su les aimer. Les notations ne manquent pas, pudiques et fières, qui disent l’amour paternel. A Cythère, lorsqu’il avait 9 ans : « nous aperçûmes Alexandre qui gonflait le canot pneumatique de l’Esperos et, petit dieu nu et cuit par le soleil, pagayait vers la plage » p.133.

Il a connu aussi les gens, les amours, les célébrités de rencontre et les amis littéraires. Son père est mort de maladie lorsqu’il avait 13 ans, laissant un manque à cet âge où l’adolescent est en quête de modèle. Il était monarchiste, ce pourquoi Edouard Michel (qui se fait appeler Michel Déon) a suivi l’Action française. Il s’est lancé dans le journalisme avec cette presse, a rencontré Charles Maurras qu’il a fréquenté de près durant l’Occupation, à Lyon. Il ne partage en rien les idées antisémites aussi théoriques qu’absurdes de Maurras, inutiles dans sa politique et qui tenaient plus à l’air du temps et aux suites de l’affaire Dreyfus qu’à une conviction « raciale » ; Michel Déon durant des pages démonte cet amalgame. Il reste que Maurras avait des idées et que la France en avait besoin, bien qu’elle se soit vendue à un maréchal cacochyme venu de 14. En 1978, rappeler à ce pays girouette, vendu à nouveau à « la gauche » marxiste sans plus de réflexion, était un acte de courage intellectuel. « Je commençais à voir les Français tels qu’en eux-mêmes ces années d’épreuve les changeaient : ‘C’est plein la Kommandantur des personnes qui viennent dénoncer les autres’ » p.79. Une preuve que le « penser par soi-même » des Lumières – ce phare authentique de la pensée française – était le propre de Michel Déon.

A 17 ans, le jeune Edouard, qui réside au Cap Ferrat avec sa mère, pratique l’aviron, les haltères, le punching-ball et le tennis. Ce qui lui permet des rencontres, dont un Michel de… qui a une sœur de dix ans plus âgée que ses 17 ans. Ce fut donc B. qui l’initia à l’amour, physique, sentimental et irraisonné. Il en gardera à jamais la trace dans sa vie et dans ses personnages. « Elle m’a aussi enseigné qu’on peut aimer successivement (et, à la rigueur, quand le temps presse, ensemble) deux ou trois femmes sans rien voler à l’une ou à l’autre parce que ce n’est jamais le même sentiment qu’elles inspirent et que, réciproquement, on peut aimer un être qui appartient à un autre sans que vous dévore le besoin de posséder à soi seul l’objet aimé. Ce qu’on vous donne est déjà trop beau » p.242.

Pour le reste, François Périer, Kléber Haedens, Paul Morand, Coco Chanel, Jean Cocteau, Jacques Chardonne, Jacques Monod, sont quelques-unes de ses rencontres et de ses amitiés. Il les évoque avec couleur et affection, notamment Kleber Haedens, oublié injustement aujourd’hui au profit d’histrions qui ne lui arrivent pas à la cheville en littérature. Avec Kleber Haedens, « on découvrira (…) que c’est dans le sport amateur que se sont réfugiés aujourd’hui les grands auteurs de la tragédie : l’héroïsme, la fatalité, la passion et la pureté » p.163. Bien loin de ces profs qui méprisaient le corps, à la suite de la déformation chrétienne, et qui considéraient « les souffreteux de la classe (comme) a priori les têtes pensantes et les bien balancés, voués à des métiers manuels » p.63. Une attitude qui a duré jusque dans les années 1990 et qui explique peut-être le retard économique français et la coupure entre « élite » et peuple dont se gargarisent les socio-intellos d’aujourd’hui…

Il y a une véritable saveur humaine en ces pages bien écrites et qui coulent avec bonheur. Le panorama d’une existence qui allait encore durer quarante ans, entre la Grèce, l’Irlande et Paris.

Michel Déon, Mes arches de Noé, 1978, Folio 1980, 318 pages, €8.20

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Michel Déon, La carotte et le bâton

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Politique-fiction écrite deux ans avant les accords d’Evian avec l’Algérie, ce roman d’action psychologique reste captivant. Même si nous connaissons la suite et l’émergence de l’OAS, Michel Déon écrit ici un classique et efficace livre d’espionnage. Bien construit, rudement mené, écrit sec, il se lit avec bonheur, excitant l’imagination.

Car nous sommes dans un pays imaginaire, la Chirfanie, aux frontières de l’Algérie, tentée par le nassérisme égyptien. Le pays pourrait être un clone de la réelle Tunisie, plus ou moins avouée page 307, avec son Organisation extérieure de maquisards fellagas qui se mettent à l’abri de l’armée française puissante alors en Algérie.

En Chirfanie, Etat devenu indépendant de la France récemment, le président Ben Abkir séduit par sa parole mais reste indécis par ses nerfs. Il a nommé ses deux fils ministres, dans la tradition du népotisme oriental qui ne fait confiance qu’à la famille. Mais le pays est sous-développé et la passion idéologique empêche toute réalpolitique ; on annule un contrat céréalier avec la France pour en signer un avec les Anglais (!), on consent des concessions d’exploration pétrolière à des Américains manipulés par une confrérie islamique riche aux Etats-Unis, on lorgne vers l’adhésion à la République arabe unie (RAU) lancée par l’ex-colonel Nasser devenu raïs d’Egypte.

En bref, les nouveaux indépendants sont livrés à eux-mêmes une fois la liberté acquise. La seule chose qui les tienne est la haine à l’égard de l’Occident, dont ils font le responsable pour l’éternité de tous les maux du pays, de l’impéritie agricole à la paresse bien humaine, de la morgue des petits chefs à la corruption des fonctionnaires, de la menace des maquisards organisés de l’OE (financés par l’URSS) à la faiblesse de l’armée et de la police, mal formés, mal payés, mal considérés.

Un groupe de Français s’est constitué en organisation secrète pour contrer les grandes manœuvres du monde asservi contre le monde libre. Pierre, un Français résidant en Suisse, a été outré d’entendre dans le jardin d’à côté de sa villa au bord du lac un ancien ministre français se proposer de trahir son pays pour de l’argent à un fellaga algérien de haut rang. Il a décidé d’agir contre cette pourriture du patriotisme, à peine 15 ans après la fameuse Résistance.

Rappelons aux jeunes lecteurs qu’avant 1958 et le « coup d’Etat légal » (doyen Vedel) du général de Gaulle en mai 1958, la IVe République était celle des copains et des coquins. L’armée était envoyée mater les colonies à qui l’on avait menti, tandis que les politiciens trafiquaient la piastre ou faisaient suer le burnous. L’auteur fait dire tout son dégoût par Madeleine : « Elevée depuis l’enfance avec un certain nombre d’idées, la Justice, l’Honneur, la Patrie, qui valaient bien la haine des classes, le vive la mort de l’anarchie, et ‘les soviets partout’, elle se cognait depuis quinze ans à des imbéciles, des lâches, des petits ou des gros profiteurs qui ne voyaient dans les trois principes sacrés qu’un rempart de leur insurmontable égoïsme, le maintien d’un ordre périmé par le monde en marche » p.54.

Pierre et son groupe inventent donc de déstabiliser Ben Abkir pour le forcer à mettre au pas les bandes armées de l’OE qui menacent l’Algérie. Explosion d’un dépôt de médicaments, diffusion d’informations laissant entendre que l’impéritie bureaucratique ne les avait pas distribués aux victimes qui les attendaient, explosion d’un cargo yougoslave rempli d’armes à destination de l’OE, sabotage des micros lors du discours du président, distribution de tracts dénonçant la corruption et appelant à la grève, ce sont autant de coups d’éclat organisés pour un seul but.

Et ça marche, le lecteur est subjugué. D’autant que la littérature n’est pas oubliée. Le portrait psychologique de Pierre, un double de l’auteur, désabusé par la politique qui cause d’un sens et agit d’un autre ; le personnage à la Falstaff d’un ex-officier Allemand buveur de champagne qui a eu les pieds gelés à Stalingrad ; le bon petit soldat Madeleine, fille de déportés en camps nazis qui veut poursuivre l’esprit de la Résistance ; le bon docteur Renault et ses scrupules de conscience ; le journaliste judéo-arabe Abécassis dont le talent n’est reconnu par personne du fait de ses « origines » ; le militant Saïd qui ne croit pas aux idéologies ; l’instituteur français communiste, idéaliste à la scout ; l’instituteur égyptien, envoyé coraniser avec enthousiasme les petits Chirfaniens… tous ces personnages sont hauts en couleur et d’une certaine profondeur. Ils sonnent vrais et parlent encore à nos cœurs et à nos esprits, près de 60 ans après.

Les peuples sont mus par l’intérêt et la crainte, disait Napoléon ; c’est la carotte et le bâton qui fait le titre du roman. L’auteur écrit au galop et entraîne le lecteur avec lui dans un monde imaginaire, très proche du réel mais distinct par l’imagination – donc plus « vrai ».

Michel Déon, La carotte et le bâton, 1960 révisé 1980, Folio 1988,374 pages, €9.30

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Julien Green, Minuit

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Julien Green excelle à peindre une atmosphère, en touches égales ajoutées successivement, accumulation progressive qui capte l’attention et sollicite l’imagination.

Le début du roman suggère un univers à la Dickens : un suicide passionnel un jour de grand vent, des femmes avares, âgées et à moitié folles, un vieux gâteux bougon – et comme héroïne une petite fille, volontaire déjà, mais pour lors effrayée.

Les meilleures scènes se déroulent à Fontfroide, vaste bâtisse qui tient du couvent abandonné et de l’antique château fort. Les pièces, immenses, ouvrent sur des couloirs déserts ; elles sont glacées, lugubres, moisies, recèlent des recoins innombrables. Les personnages errent dans ce décor obscur ; ils apparaissent mystérieux, bouffons, énigmatiques. En ce lieu hors du monde, on ne vit que la nuit.

Fontfroide est l’antichambre de l’autre monde : celui des moines, des mystiques et des enfants. Cet ailleurs étrange est celui que les très jeunes connaissent en rêve et dont ils partent en quête lorsqu’ils sont plus grands. Le récit se situe à l’adolescence, âge balancé où l’imaginaire et le spirituel se confondent encore, sans que la raison ne bride ni ne canalise les éruptions fantasques dans l’esprit.

Élisabeth, la jeune héroïne, se trouve secrètement ravie, bien qu’effrayée au premier abord, par les énigmes et par les caractères. Mais elle pénètre bientôt au cœur du mystère par une initiation qui la fait passer de l’enfance à l’adulte. Elle rencontre Serge, puis Monsieur Edme. Serge est un magnifique garçon à peine plus âgé qu’elle dont elle entrevoit la vigueur hâlée par les déchirures de sa chemise et dont elle apprécie la sauvagerie des gestes et du regard. Monsieur Edme, dont on prononce le nom avec respect, règne sur le domaine en ruines. Élisabeth est sa fille adultérine et il veut l’appeler à une vie nocturne et recueillie. Le malheur a voulu que la jeune fille ait rencontré Serge avant lui. Le trouble né en elle l’empêche désormais de s’ouvrir aux injonctions spirituelles.

Meurtre du père et refus de Dieu, Élisabeth choisit la vie charnelle et l’avenir ici-bas avec Serge plutôt que la réclusion du cloître et le mysticisme tourné vers l’au-delà. Mais choisit-elle vraiment ? Son corps, son instinct, sa chair, choisissent pour elle. On peut presque parler de destin : elle est ce que veut son énergie vitale, expression jaillissante irrépressible de la vie, la volonté vers la puissance de Nietzsche.

Paradoxe tragique voulu par la culpabilité catholique de l’auteur : en choisissant la jeunesse, elle choisit la mort, puisque le maître de Fontfroide est si puissant en son domaine qu’il oblige les deux enfants à la violence. Acculé, Serge tire pour défendre Élisabeth ; en essayant de fuir par une fenêtre, il lâche prise et se tue. La jeune fille se penche au balcon et le regarde. Elle le suivra.

Roman symbolique de la chair contre l’esprit, où la lumière tente de combattre l’obscurité comme le bien combat le mal. Mais où est le bien ? Où est le mal ? Dans les commandements du Père ? Dans l’esprit guide ? Le roman est torturé comme une âme catholique. Un bonheur ne peut se vivre sans qu’un malheur ne vienne à le briser bientôt, comme par jalousie du Père éternel qui ne veut d’amour que pour lui. Blanche, Lerat, Agnel, Edme, Serge, Élisabeth, sont des êtres purs qui ne peuvent demeurer sur cette terre où ils se sentent étrangers. L’intensité de leur passion les détruit. Ils périssent tous de mort violente : par amour, par bonté, par innocence, par charité, ou par cet obscur instinct animal, admirable chez Serge, où la sensualité engendre le respect jusqu’au don de soi.

Élisabeth est traversée et séduite par ces passions incandescentes qu’elle voit surgir autour d’elle. Attirerait-elle les êtres qui en sont possédés ? Elle quitte ce monde au plus riche moment de l’existence – et au plus douloureux. Elle vit la fin de son enfance et ses premières émotions de femme.

Julien Green n’a voulu retenir que l’enfance. Sa faculté d’émerveillement transmute toute ombre en fantôme et peuple l’obscurité de présences. Sa pureté qui fait tout accepter du bien, comme par instinct. Contre l’intégrisme de la religion et le dogmatisme des Commandements.

Julien Green, Minuit, 1936, Livre de poche 1996, 276 pages, €4.99

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