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Edith Wharton, Vieux New York

En quatre longues nouvelles – de petits romans – Edith Wharton, née en 1862, croque à belles dents la société qui fut la sienne, le New York du XIXe siècle. Chaque nouvelle est dédiée à une décennie, de 1840 à 1870. Elles racontent toutes la même situation inférieure de la femme, considérée comme mineure et sous la domination pleine et entière du père, puis du mari, et la situation impériale de l’homme, macho, pater familias et protecteur obligé. Le portrait du vieux Raycie, dans L’aube mensongère (première nouvelle), est édifiant : « sa tyrannie tracassière à l’égard des femmes de sa famille ; son ignorance inconsciente mais totale de la plupart des réalités, livres, êtres, idées, qui remplissaient maintenant l’esprit de son fils et, par-dessus tout, l’arrogance et l’incompétence de ses jugements artistiques » p.45. Ce qu’on appelle depuis mai 68 un vieux con.

Ce ne sont pas seulement les filles qui sont sous la tutelle du père, mais les garçons aussi lorsqu’ils sont trop faibles. C’est le cas de Lewis qui, à 21 ans, est envoyé faire son Grand tour en Europe pour se mûrir rt se viriliser. Mais pas sans conditions : son père le charge de constituer une collection de tableaux de grands maîtres italiens pour frimer en société. Lui veut épater la galerie en constituant une galerie qui sera, pense-t-il, enviée par les autres familles aisées de New York, une manière de renforcer sa réputation et sa position sociale. Évidemment, le fils une fois émancipé de la tutelle de son père par le voyage et ses rencontres, choisira des œuvres à la mode plus moderne, et son père en sera épouvanté. Il le déshéritera, sauf des tableaux qu’il a rapportés… et qui (mais 50 ans plus tard) auront vu leur valeur multipliée par cent.

Au fond, tout est là : dans la position sociale. Il s’agit de tenir son rang, de conserver ses richesses, de respecter la tradition. Pour le rang, il ne faut pas déroger aux codes et convenances, non plus qu’aux opinions reconnues. D’où le goût très conventionnel de « l’art », qu’on exhibe non par plaisir ni connaissance du sujet, mais en fonction de ce qu’il vaut sur le marché, qui est fonction de ce qu’apprécie la « bonne » société. Tout le « nouveau monde » est croqué en une phrase, assassine : « Issus de la bourgeoisie anglaise, ils n’étaient pas venus dans les colonies mourir pour une foi, mais vivre pour un compte en banque » (La vieille fille) p.80.

On se marie donc entre soi pour éviter la déperdition des biens et des gènes, et l’on s’effraie de tout écart qui pourrait affecter la pureté maternelle. Non sans terreur de la nuit de noce pour ces oies blanches conservées ignorantes et pures jusqu’à 25 ans, âge limite de consommation maritale. On ne parle pas de « ces choses là », ce serait indécent, et même la mère répugne à les évoquer in extremis avec sa fille qui lui pose candidement des questions à la veille du jour fatal. Ce pourquoi la « vieille fille » est obligée de l’être après avoir « fauté » avec un amoureux et conservé l’enfant adultérin noyé dans un « orphelinat » de charité constitué à cet effet. Charlotte a heureusement en sa sœur Delia, légitimement mariée et mère de famille, une alliée qui va lui permettre de sauver la situation. Mais le dilemme est : garder sa petite fille ou épouser un riche parti. Le choix sera vite fait, mais un autre risque va surgir : révéler qu’elle est sa mère au risque du scandale social et de la rendre immariable, ou garder le silence et n’être considérée par la progéniture que comme une vieille tante maniaque, une « vieille fille ».

Si l’on prend son plaisir, il faut que cela reste secret. L’incendie de l’Hôtel de la Cinquième Avenue est l’accident qui révèle le pot aux roses, lorsqu’on voit sortir une jeune femme en robe simple qui n’aurait pas dû y être. Elle se remarque parce que toutes les autres sont en robes de bal en plein hiver, avec des chapeaux extravagants à la dernière mode de Paris, et pas elle. Des fenêtres d’en face, où une vieille famille à réputation regarde le spectacle des pompiers, cela se remarque. Lizzie Hazeldean, femme mariée à un avocat qui se meurt du cœur, est dès lors bannie de la « bonne » société. On ne fraie pas avec une putain, même de luxe, lorsqu’elle est surprise à donner rendez-vous à son amant. Lequel veut bien l’épouser après la mort du mari, mais s’aperçoit que Lizzie était intéressée et pas amoureuse de lui. Il finançait ce que son mari avocat ne pouvait plus produire, inapte à l’activité. Les femmes n’ayant pas de biens, ne pouvant gérer ni travailler, il faut bien user d’expédients, même s’ils sont réprouvés par la morale sociale.

Car la société biblique inoculée dans le nouveau monde fonctionnait sur le mythe de l’Éden où la femme ne fait rien, obéit à son mari, et à la morale de Dieu-le-Père, en bref « la jeune fille sans argent ou vocation, mise au monde apparemment dans le seul but de plaire et ne possédant aucun moyen de s’y maintenir par ses propres efforts. Seul le mariage pouvait empêcher une telle jeune fille de mourir de faim, à moins qu’elle ne rencontrât une vieille dame ayant besoin de quelqu’un pour sortir ses chiens et lui lire le journal paroissial » (Jour de l’An) p.289.

Une satire fouillée de son milieu huppé et conventionnel de l’entre-soi, qui n’a guère changé au fond dans la plupart des sociétés. Un délice psychologique.

Edith Wharton, Vieux New York – nouvelles (Old New York), 1924, Garnier-Flammarion 1993, 305 pages, €8,00

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Michel Déon, Lettres de château

A l’heure où le spontané remplace le savoir et le Je-suis-comme-ça le savoir-vivre, il n’est peut-être pas inutile de rappeler que la « lettre de château » est une missive manuscrite de remerciements à une personne lorsque l’on a été reçu chez elle. Michel Déon détourne cette politesse au profit des écrivains et peintres qui l’ont ébloui dans sa vie. Il leur rend hommage à 88 ans par ces textes en exercice d’admiration (publiés à 90 ans).

Dix personnages restent au chevet de l’auteur, cinq écrivains, trois peintres, deux poètes. Dont trois seulement n’ont pas été ses contemporains – c’est dire leur importance ! – Poussin, Stendhal et Manet. Tous les autres ont vécu son siècle tout en étant ses aînés, ses enthousiasmes, ses modèles. Ils ne sont pas placés dans l’ordre, ni alphabétique, ni de passion, mais ils ont éclairé le chemin, chacun à leur manière.

« Giono le grand » est celui qui donne goût à la vie par ses mots remplis de sève, ses comparaisons inouïes : « l’eau profonde, souple comme un poil de chat » ; par son imaginaire plus vrai que nature ; pour le singulier d’une petite ville de Provence élevée à l’universel.

Pierre-Jean Toulet, poète de la ferveur, est bien oublié aujourd’hui, à peine réédité parfois. Et pourtant, « Mon âme a son secret, ma vie a son mystère », versifiait-il dans une magie indéfinissable. L’auteur a tout acheté de ce qu’il trouvait de lui chez les bouquinistes, il est devenu un familier sans être intime mais lui a emprunté, au masculin, le titre d’un de ses romans les plus célèbres, La jeune fille verte.

Braque, c’est « l’art de la ferveur », « entré dans ma vision du monde à une très lointaine époque ». Il y a « une radieuse bonté » dans la façon dont le peintre considère les objets dont il s’entoure. « Il y a des bonheurs de hasard » lorsqu’il illustre Apollinaire. « Les bois d’une pureté grave et douloureuse répondent aux si tendrement violentes pensées d’Apollinaire pour Lou-la-luxurieuse ».

Apollinaire justement, cet amoureux sexuel qui aima deux fois de faux amour, Lou en vagin insatiable et Madeleine en belle éthérée – jamais l’amour tel qu’il existe, mais toujours l’écartèlement entre la chair et l’illusion.

Stendhal, lui, aima farouchement – et sans succès – la prude Mathilde. Cette obsession lui fit écrire de si bons livres.

Larbaud, de même, « en racontant la vie de Barnabooth, s’est purgé de sa jeunesse, de quelques folies, demandant pardon aux femmes délaissées, aux pauvres qu’il a humiliés ». Ecrire un roman, c’est chercher un supplément d’âme, mais avant tout se purger de ce qui, en soi-même, veut se vivre.

Conrad est « digne de nos respects », du wagnérien Au cœur des ténèbres aux Erinyes de Lord Jim avant l’ascétique sainteté du Nègre du Narcisse.

Morand nous montre « un art de vivre », où « la politique est la vérole de la littérature » comme il disait.

Manet transcende la peinture de son temps avec son Déjeuner sur l’herbe. « Le vrai scandale n’est pas la femme nue au premier plan, mais que ses deux compagnons soient, eux, on ne peut plus habillés ». C’est ce contraste qui fait surgir le trouble, plus que la chair étalée ; qui excite l’imaginaire plus que le sexe – du moins à l’époque de l’auteur. Mais ne revient-elle pas, cette époque de vierges effarouchées et de moralement correct pour religieux frustrés ?

« Parmi les thèmes du Poussin, l’histoire d’Orphée et d’Eurydice est une des plus obsédantes ». Dans le tableau de Nicolas Poussin, ses deux jeunes héros ont une place minime – mais le paysage est tout : la nature en sa verdure, des personnages vivant leur vie de tous les jours, d’autres nagent sans pudeur – tandis qu’au premier plan, près d’un jeune pêcheur musculeux, Daphné pousse un cri de douleur : elle vient de se faire mordre par la vipère. Nicolas, ce peintre-philosophe, dit tout en une seule scène. C’est son style de dernier peintre classique.

Chaque lecteur trouvera des correspondances ou fera des découvertes dans ces hommages aux grandes personnes. Elles ont veillé sur le berceau de l’œuvre déonienne ; elles pourront veiller sur la vôtre, au moins sur votre vie. Et vous pousser peut-être à écrire certaines lettres de châteaux à celles qui vous ont le plus marqué.

Michel Déon, Lettres de château, 2009, Folio 2011, 162 pages, €7.70

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Michel Tournier, Le coq de bruyère

michel tournier le coq de bruyere

Quinze contes pour enfant ou adulte, racontés à la façon Tournier inimitable, fois badine et grave. Guillerettes ou grinçantes, ces histoires toujours un tantinet freudiennes parlent des hommes et des femmes, des petits et des grands, de l’initiation à la puberté et de l’âge de l’amour, du fétichisme et de l’âge qui vient.

La fugue du petit Poucet sonne délicieusement années 1970 avec ce hippie à grandes bottes devenu doux ogre père d’une huitaine de petites filles, lesquelles emportent le petit Pierre évadé de son immeuble parisien de béton armé. Car il aime la nature, le petit Pierre Poucet, il ne veut pas habiter en pleine solitude au sommet d’une tour avec ascenseur automatique, vitres vissées et air conditionné. La modernité le révulse. La nature, ce sont les arbres et les petites filles aussi douce que les trois lapins qu’il a élevés. Filles qui jettent toutes leurs vêtements par-dessus les moulins le soir venu pour dormir ensemble à même le lit, entraînant le petit garçon qui en est chatouillé. Mais voilà, cela ne plaît pas au père Poucet ni à la police. La société est contre la nature, même contre-nature disait-on dans les années 1970.

Amandine est une autre fillette, elle aussi solitaire ; elle aborde l’âge où l’être humain se modifie, vers dix ans. Elle explore l’inconnu. Justement, ce jardin voisin entouré de hauts murs l’attire, parce que sa chatte s’y est perdue. La voilà prête à oser explorer cet univers pour y trouver sa chatte. Ce qu’elle réussit, au bout d’un labyrinthe où « un jeune garçon tout nu avec des ailes dans le dos » p.45 trône sur un piédestal de pierre, un arc à ses pieds, prêt à s’envoler. Lorsqu’elle revient dans son milieu, elle saigne. Ce conte initiatique, qui fit un brin « scandale » chez les prudes du journal Le Monde (catho « de gauche »…) a d’abord été publié en album pour enfant… Il n’est plus disponible, évidemment, tant la chatte sonne furieusement sexuel – même s’il s’agit de l’animal à soyeuse fourrure.

michel tournier amandine ou les deux jardins

Le nain rouge est plutôt sadique, revanche d’un aigri qui veut dominer ceux qui le dominent. Les suaires de Véronique disent combien la photo est ogresse, capturant les corps jusqu’à n’en rien laisser… Tristan Vox met en scène la voix à la radio, qui fait fantasmer, alors que l’être derrière le micro est un petit-bourgeois casanier. Le fétichiste ne peut aimer que les dessous féminins encore chauds, absolument pas la nudité. L’aire du Muguet fait entrer le printemps sur l’autoroute, une autre résistance à la modernité tellement années 60…

Et puis Le coq de bruyère : La nouvelle qui donne son titre au recueil est placée presque en dernier, on ne sait pourquoi, peut-être parce que le premier conte se passe juste après la Genèse et que le dernier sombre dans la folie. Le fameux « coq » est un fringuant sexagénaire de province, colonel à particule, qui aime lever les jeunettes pour vigoureusement les besogner. Il va à la chasse aux filles comme aux coqs de bruyère, « le premier jour je le lève, le deuxième jour je le fatigue, le troisième jour je le tire » p.207. C’est élégant mais n’a pas l’heur de plaire à sa baronne Eugénie d’épouse, élevée au couvent et emmêlée de prêtres. Je vous laisse deviner la fin.

Mais l’on découvre en ce conte grivois l’attrait de Cécile Aubry aux yeux de l’auteur. Il est vrai que l’égérie télé des années 60, mère du vif et vigoureux Mehdi qui joua si bien Sébastien, a un air de garçon. En ces années pré-68, elle pouvait plaire tant au fils du Pacha de Marrakech, qui lui fit son sensuel enfant acteur, qu’à l’écrivain Michel Tournier, peu enclin aux minauderies et aux falbalas des têtes de linotte de son époque. « Cécile Aubry… Hé, hé ! Un peu petite certes, la tête un peu grosse pour le corps, le visage boudeur du genre pékinois. Mais tout de même, tout de même, quel joli brin de petite fille… ! » p.221.

cecile aubry

Il y a de l’allégresse en ces humanités, dit le conteur. Père Noël, Robinson, petit Poucet, Abel et Caïn, l’auteur agite les mythes et les rend inactuels. Ce que notre époque de petit-bourgeois illettrés trop sérieux a perdue. L’auteur n’est plus mais sa manière lui survit : la vie, justement, est un magasin de friandises, même si l’on est malheureux parfois. Il suffit de la prendre du bon côté et de se laisser guider par le printemps.

Michel Tournier, Le coq de bruyère, 1978, Folio 1980, 343 pages, €8.20

e-book format Kindle, €7.99

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Stefan Zweig, Vingt-quatre heures de la vie d’une femme

stefan zweig 24 heures de la vie d une femme

Récit dans le récit, une anglaise de 67 ans raconte à l’auteur ce qui lui est arrivé vers ses 40 ans, alors que l’épouse d’un bon bourgeois de Lyon vient de s’enfuir de l’hôtel de la Riviera avec un jeune Français. Stefan Zweig aime ces chausse-pieds dans les chaussures et les chaussures dans les boites. Le lecteur – bourgeois, viennois, début de siècle – adore ouvrir ce genre de cadeau littéraire, enveloppé et noué sept fois avant de se découvrir. C’est que « la pudeur » est l’essence de la bourgeoisie où rien ne doit être réel ni matériel, tout doit flotter dans l’idéal et le non-dit.

Seuls les Anglais ont le courage d’être vulgaires, c’est-à-dire pragmatique, réalistes et matérialistes – Nietzsche, empli de nombre de préjugés allemands, l’avait écrit. C’est donc une Anglaise qui raconte son histoire, les seules 24 h de bonheur inouï qu’elle a connu dans une existence plutôt morne. Épouse fidèle, mère exemplaire, elle se trouve bien seule la quarantaine venue, lorsque ses fils sont mariés et son mari décédé. Elle voyage. A Monte-Carlo, elle observe les joueurs du casino, dans lequel son mari la menait parfois. Elle ne joue pas, préférant s’absorber dans le jeu des mains.

Il y en a de toutes sortes et certaines font un jeu de vilain. C’est ainsi qu’elle découvre un jeune homme « dans les 24 ans », tout enfiévré de passion du jeu. Elle, condamnée par la société à ne plus jouir de rien, est surprise, emportée, ravie par cette jeunesse et par cette emprise grave de la roulette. Le jeune homme – dont on ne saura jamais le nom – perd tout ce qu’il a. Il sort désespéré, toutes ses émotions se lisent à livre ouvert sur sa figure. Maternelle, la femme le suit, désirant avant tout l’empêcher d’attenter à sa vie.

Orage, pluie battante, mer déchaînée, la nature complote pour entrechoquer les éléments comme bouleverser les âmes. Vieux reste de romantisme, pas le meilleur de Zweig. Inflexible, se donnant une mission, l’Anglaise entraîne le jeune homme dans un hôtel pour qu’il puisse passer une bonne nuit. Le lendemain, tout sera plus clair. L’adolescent lui enserre le bras et elle ne peut s’échapper, comme elle aurait rationnellement voulu. Ils passent la nuit ensemble dans les pleurs et le sexe. C’est à peine effleuré, mais le jeune homme « demi nu » qu’elle découvre dans le lit à son côté au matin est édifiant. Il a le visage apaisé et splendide dans le sommeil. Elle le fait jurer de renoncer au jeu à tout jamais et, lors d’une promenade l’après-midi, il fait un vœu ardent dans une église pour que Dieu le tienne éloigné de toute fièvre addictive. Il est Polonais de Lvov (aujourd’hui en Ukraine), d’une excellente famille, et vient juste de découvrir le jeu ; elle est sa Vierge Marie venue le sauver.

La dame anglaise lui donne de quoi rentrer chez lui et promet de venir lui dire adieu à la gare. Puis elle fantasme toute seule et décide de quitter son statut pour partir avec lui. Elle aussi est saisie d’une fièvre passionnée, mais c’est d’amour qu’il s’agit. L’auteur joue avec art de la gamme des sentiments, commençant par apprivoiser lecteur ou lectrice par l’émotion de la mission salvatrice puis, après avoir succombé, à toute l’horreur sociale de la situation – avant, face au visage radieux du jeune homme endormi, de toucher la fibre maternelle (ou paternelle) et d’avouer enfin la « réjouissance » de voir cette jeune beauté préservée. Rien de tel que de dire au bourgeois qu’on est bien d’accord avec lui pour condamner l’immoralité, avant d’insinuer que, pas à pas, ce n’est pas si immoral que ça… Je ne vous en dis pas plus, sinon que ce court roman ne se termine pas comme on croit. Il s’achève selon le déterminisme de Zweig, qui fait un peu procédé pour qui lit ses nouvelles et romans, mais qui comblera le lecteur de hasard.

Sigmund Freud aimait beaucoup Stefan Zweig, observateur aigu, selon lui, de la société humaine. Zweig qui écrit : « Rejeter ainsi le fait, pourtant évident, qu’une femme à certaines heures de sa vie est livrée à des puissances mystérieuses qui dépassent sa volonté et sa connaissance, ne revenait jamais qu’à s’effaroucher de son propre instinct, du caractère démoniaque de notre nature, et certaines personnes semblaient justement prendre plaisir à se sentir plus fortes, plus morales et plus propres que les proies faciles. » Pareil pour la psychanalyse : le refoulement se traduit souvent par du moralisme, on condamne d’autant plus vigoureusement l’acte des autres lorsqu’on l’envie d’y avoir succombé.

Freud voit dans cette histoire, inspirée d’un roman de la princesse de Salm un siècle plus tôt, la figure maternelle qui arrache le fils à l’attraction onaniste en s’offrant aux rapports sexuels. Le jeu, via les mains, étant la métaphore du plaisir solitaire. Chacun pensera ce qu’il veut de ce tropisme maniaque du psy pour qui toute conduite n’est que sexuelle – mais il reste la belle histoire d’un sauvetage tenté à l’aide d’une passion contraire. Jeu d’adulte contre jeu d’enfant, sexe contre casino.

Nous sommes loin de James Bond, où le casino et ses jeux d’argent n’est que prélude au sexe torride dans la soie. L’époque était prude jusqu’à la folie. Le refoulement faisait plus de mal que la sexualité débridée post-68. Proposer l’exercice sexuel comme hygiène médicale pour soigner l’addiction au jeu était osé. Mais c’est une bien belle histoire.

Stefan Zweig, Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, 1925, Livre de poche, 128 pages, €4.09

Stefan Zweig, Romans nouvelles et récits, Gallimard Pléiade tome 1, 2013, 1552 pages, €61.75

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Sophie Chauveau, La passion Lippi

« L’enfant aux pieds cornus » : cette étrange expression désigne le peintre florentin Filippo Lippi (vers 1406-1469). Elle donne la manière de l’auteur. Romancière, auteur de théâtre, essayiste sur l’art, Sophie Chauveau s’insère dans la peau de son personnage comme Marguerite Yourcenar le fit avec Hadrien. Elle tente ici le pari d’une vie romancée du peintre peu connu, un tantinet mystérieux, Filippo Lippi.

Ramassé dans la rue à 8 ans par Cosme de Médicis, richissime marchand de Florence, parce qu’il créait par le charbon et le sable un Jardin des Oliviers digne d’un artiste, l’enfant fut confié aux Carmes pour la matérielle et à Fra Angelico pour le don. Il avait tant de corne aux pieds qu’il montrait combien il aimait sa liberté. Son obstination séduisit le marchand. Lippi n’est pas un diable car ce n’est pas la tête qu’il a cornue ; plutôt un messager des dieux, tel Hermès aux chevilles ailées. Cosme de Médicis couvrira ses frasques et scandales avec ce mot fameux, que nos profs bureaucrates devraient méditer : « on ne traite pas les esprits divins comme des mulets de trait. »

Autoportrait au centre :

Filippo Lippi n’en est pas pour cela un ange, hormis ses boucles blondes et la grâce qu’il a pour le dessin. Il est un homme, épris de vagabondage et de fantaisie, petit prince libertin entre les bras des putes avant même la puberté, clerc délaissant messes et s’évadant des couvents, artiste se jouant des conventions des pairs comme des prétentions des grands. Il est « la liberté donnée, diffusée, diffractée » (p.438).

Il n’en a pas moins des amis : aînés tels Cosme, Fra Angelico ou Masaccio, cadets comme Pierre de Médicis, fils de Cosme qui le chérit ou Botticelli. Il plaît par sa vitalité, son impertinence d’adolescent, son génie rimbaldien au pinceau. Il est riche de tempérament, généreux à vivre, il goûte la provocation. On l’admire ou on le hait, mais il reste sûr de son génie, sans affectation, parce que la force est en lui. Il baise, il peint, il boit – depuis tout jeune. Fougue et charme, il lui faut jouir intensément de la vie terrestre pour croquer tout l’amour de Dieu.

Il cherche ses Madones éthérées dans les bordels de Florence, fort nombreux, où il a porte ouverte et où les femmes sont sans apprêts ; il trouve ses anges dans la rue où grouillent les petits ; il découvre ses méchants chez les grands et les envieux, qu’il suffit d’observer. Il ne peint jamais si bien les femmes qu’après avoir fait, avec elles, l’amour. Fait rare chez les artistes florentins à cette époque renaissante (ce qui en rendit plus d’un jaloux), Filippo Lippi aime les femmes plutôt que les garçons. Il les respecte, les fait rire, les fait jouir. Il a besoin de leurs caresses, de leur tendresse et de leur grave futilité – car un lourd secret d’enfance (qui nous sera révélé) le fait hurler d’angoisse dans la nuit.

Protégé par Cosme, adopté par Fra Angelico, à l’école de Masaccio, Filippo Lippi aura pour élève le séduisant Botticelli, amateur, lui, de beaux garçons comme Donatello et comme son fils Filippino Lippi. Il quittera l’enfant à 12 ans pour rejoindre les limbes. Il l’a eu par hasard à plus de 50 ans avec une nonne que lui, le clerc, a choisi de peindre en Vierge Marie !

Il ne faudra pas moins de deux Médicis pour apaiser ce double scandale. Cosme et son petit-fils Laurent, iront plaider sa cause auprès du Pape Pie II qui relèvera avec intelligence le clerc et la nonne de leurs vœux. On ne peut qu’admirer une telle époque pragmatique qui préfère pardonner au génie que tenir une comptabilité d’épicier pour les fautes sociales.

Le fils qui naîtra de cette union se laissera conduire avant 12 ans au bordel par son père qui veut lui apprendre le goût des femmes après celui de la couleur. Sophie Chauveau a des mots pudiques pour décrire l’expérience. Peine perdue, l’enfant aime déjà les garçons, son tendre aîné Botticelli en premier, disciple dans l’atelier de son père. Mais Florence n’est pas si prude en ces années 1460. Un vent de liberté, de libre conscience et de libertinage croît avec l’essor du commerce, un vent qui s’enfle de l’arrivée des auteurs grecs antiques que Cosme fait traduire en Florentin, importés d’une Byzance qui se meurt des Turcs avides. La richesse, l’individualisme naissant, encouragent l’art, et pas seulement dans les églises.

Portrait sculpté par son fils Filippino :

La « passion » Lippi, ce n’est pas seulement d’avoir engendré un petit Jésus avec une Madone, c’est de s’être dévoué, jeté tout entier, embrasé à l’art. Filippo Lippi a tout donné, jusqu’à sa vie, pour peindre la beauté.

C’est aussi la passion de l’écrivain qui se met dans ses traces pour romancer son existence, laissant de côté les épisodes légendaires de sa vie (son enlèvement par les Maures, un vague séjour à Naples).

Sophie Chauveau laisse transparaître son enthousiasme à accompagner l’artiste possédé de peinture. Elle écrit charnellement, d’une langue fluide et captivante. Vous ne voyez pas passer les chapitres ; vous tombez amoureux des personnages ; vous entrez tout entier dans la Florence du 15ème siècle.

Filippino Lippi autoportrait :

Et vous n’avez alors plus qu’une seule idée : retourner voir Florence, vous gorger de tableaux, de lumière, des Madones et des anges qui peuplent les rues autant que les cimaises.

Sophie Chauveau, La passion Lippi, 2004, Folio, 483 pages

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Alix, La chute d’Icare

« Extraordinairement habile dans le forfait et la dissimulation. Un très grand fourbe. » C’est ainsi qu’Alix, le Gaulois devenu Romain, qualifie Arbacès le Grec, son ennemi de toujours depuis que l’adulte a tenté de séduire l’éphèbe de 15 ans dans le premier volume. Telle est la réputation des Grecs, que le récent forfait du maquillage des comptes publics pour entrer par effraction dans l’euro a renforcé. L’album a été écrit en 2001, mais l’histoire remonte à mille ans !

Alix et son compagnon Enak, 20 et 16 ans désormais, sont invités dans l’île d’Icarios par Numa, rencontré dans ‘L’enfant grec’. Archéloa, son épouse, est amoureuse d’Alix et son époux en joue pour l’attirer. Les deux garçons vont être embringués dans la prise de la ville par des pirates menés par Arbacès. Ressuscité, il veut se venger à la grecque, dans l’histrionisme et la démesure. Défiant Apollon, le jeune Icare a voulu voler vers le soleil mais ses ailes, fixées de cire, ont fondu. Arbacès réitère dans le drame cette tragédie antique : il veut investir la ville… en volant comme Icare. Jacques Lacan aurait eu un mot sur l’ambiguïté du terme « en volant ».

Les jeunes lecteurs ont là tous les ingrédients d’un bon scénario d’action comme Jacques Martin sait en composer. Surtout qu’Enak, gamin fidèle à lui-même, n’obéit pas, préférant mourir que de sauter le premier.

Les passions n’y sont jamais absentes, dans la lignée des mémorialistes latins. Il s’agit d’avidité pour l’argent, le pouvoir ou la gloire. Ou d’égoïsme suffisant d’adultes trop sûrs d’eux-mêmes, avares de leurs biens matériels. Rien de nouveau sous le soleil, les footeux d’aujourd’hui ne rêvent toujours que de fric, de grosse bagnole, de blonde bien roulée et de baraque qui en jette.

Alix remarque des allées et venues suspectes de bateaux dans le port et alentour, mais le gouverneur romain de la citadelle, bien assis et content de lui, dénigre ces lubies de jeunesse. Lorsqu’il sera mis le nez dedans, il confiera à Alix, en gros politique, le soin d’entraîner les jeunes de la cité pour épauler les troupes trop peu nombreuses.

Julia, la fille du gouverneur, aimerait bien qu’Alix et Enak se mettent nus pour se baigner avec elle dès leur première rencontre, mais Alix est un prude Romain et affirme : « c’est simple, les femmes ne se baignent pas avec les hommes. » Julia se déguisera en jeune guerrier pour tenter de le séduire, s’attirant le reproche par son père de « dépasser les bornes ». Il la laisse faire, toujours en gros politique, pour garder Alix à son service.

Fuyant en bateau et pris dans une tempête, Julia toute excitée saute sur Alix alors qu’Enak gît à quelques pas, écroulé de fatigue. Sa tunique trempée ne cachant rien de ses formes, elle lui propose « aimons-nous… Ce sera formidable malgré la tourmente ! ». Tempête du corps et sur la mer se confondent, mais Alix est sauvé par le « crâââc » du mât qui casse. Tandis qu’Enak, à quelque pas du couple, a sensuellement la main très proche de son sexe. La BD Alix ferait-elle bander ? Il est loin le temps pré-68 où toute femme était interdite d’album et tout sein nu proscrit !

Julia se tourne alors vers Enak et lui propose de « l’aider » au gouvernail (image freudienne s’il en est). Le garçon refuse, préférant tenir tout seul les deux bouts… La fille en déchire sa tunique, entraînant une remarque acerbe du gamin : « Ah, celle-là, Elle a encore trouvé un moyen pour exhiber sa poitrine ! »

Une fois à terre, Julia aguiche ensuite le gouverneur de Délos pour qu’il arme des galères et reprenne Icarios aux pirates afin de venger ses parents précipités du haut des murailles. « Tu agis plus par pulsions que par raison ! » lui dit le sage Alix.

Tandis que le gouverneur romain traite Alix, en réaliste, de « blondinet avec son petit prince ». C’est mignon.

Des scènes de ce genre auraient pu faire l’objet d’un traitement graphique adapté, comme Jacques Martin savait les faire. Mais Rafael Morales est loin d’avoir son talent et sa culture. Il dessine des corps dégingandés aux têtes trop petites, les traits du visage à la serpe, des nez refaits à la Michael Jackson qui donnent un air de modistes aux éphèbes aventuriers. Les héros sont caricaturés, leur physique rigide nuit à leur exemple moral.

Ne voilà-t-il pas qu’il dessine aussi des bites circoncises aux pirates qui rejouent Icare ? Les Grecs avaient horreur qu’on mutile le corps et cette faute historique n’est pas la seule. Morales n’aime pas la nudité et a réticence à dessiner les torses nus – peut-être ne sait-il pas tout simplement en saisir l’architecture. Enak reste habillé jusqu’au bout malgré la chaleur, les combats et les épreuves : sa tunique n’est même pas déchirée alors qu’habituellement il n’est vêtu qu’au minimum. Alix laisse entrevoir un pectoral droit de body-builder sans rien de la souplesse jeune des précédents albums. Les Romains de Morales paraissent revus par saint Paul et bien trop rigidement bibliques pour ce qui en fut.

Le dessin ne joue pas avec les sens et c’est dommage. Sauf lorsque Julia, seins provocants sous sa tunique mouillée, met la main sur l’épaule d’Alix dans la cale où elle veut le baiser et qu’Enak, à moitié endormi, les muscles moulés par le vêtement, laisse glisser sa main vers sa bite, en filigrane sous la toile.

Mais la case est toute petite et en bas de page. Suite au prochain numéro… sauf que les lecteurs attentifs en resteront sur leur faim car on passe éhontément à autre chose !

Le dessinateur n’aide pas, sauf villes et paysages, mais il reste une bonne histoire, bien menée et à rebondissements. Et la leçon proche-orientale : mieux vaut piller que bâtir et violer que tisser des relations durables.

Jacques Martin, dessins Rafael Morales, La chute d’Icare, 22ème aventure d’Alix, Casterman 2001, 48 pages, 9.51€

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