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Amour et science

Ah, l’Hâmour ! comme disait Flaubert pour se moquer de l’exaltation enfiévrée romantique sur ce sentiment somme toute banal, éminemment courant, et qui s’applique au chocolat, à la femme aimée, au fils chéri et à la Vierge Marie. La langue française mélange tout sur l’amour ; elle n’a presqu’un mot pour ça. La science creuse la question depuis qu’existe l’imagerie cérébrale, bien plus efficace que la psychanalyse pour analyser la libido, des pulsions à l’amour en passant par le désir. Virginie Moulier, « docteur » en neurosciences comme elle se présente elle-même (et non pas doctoresse ou docteureue), signe un article sur L’imagerie cérébrale met le désir à nu dans le numéro 34 des Essentiels de la revue La Recherche de juin-août 2020 consacré au cerveau.

Le désir passé au scanner par résonance magnétique fonctionnelle et en tomographie par émission de positrons montre que tout un réseau de régions corticales et sous-corticales est activé de façon organisée lors d’une excitation sexuelle visuelle, olfactive ou scénarisée. Hélas pour les simplistes : il n’existe pas de zone unique du désir, pas de bosse du sexe comme une bosse des maths. Le modèle théorique induit comporte quatre composantes : cognitive, émotionnelle, motivationnelle et physiologique : de l’intelligence à l’instinct en passant par l’affect, ou de l’âme au corps via le cœur pour parler chrétien.

Le cerveau évalue tout d’abord le stimulus comme sexuel ou non et augmente son attention sur le sujet : nous sommes dans le cognitif. Si c’est le cas, intervient une phase d’imagerie motrice où il se projette dans un acte sexuel via les fantasmes. L’émotion nait du plaisir qui vient alors et correspond à la montée de l’excitation, une dialectique entre le corps qui change (bande ou mouille, les tétons qui s’érigent, la peau plus sensible, les lèvres chaudes…). La motivation dirige le comportement vers l’objet du désir. Enfin la composante physiologique prépare le corps à l’acte sexuel par l’accélération du cœur, la respiration plus courte et le déclenchement d’hormones. La boucle est bouclée, du cortex orbitofrontal latéral droit aux cortex temporaux inférieurs, les lobules pariétaux supérieurs, les régions motrices, l’insula et l’amygdale, les aires somato-sensorielles gauches, le gyrus cingulaire antérieur gauche, le claustrum, la substance noire et le striatum ventral, jusqu’au putamen et l’hypothalamus. En bref tout un réseau neural !

« L’amour serait ainsi une représentation plus abstraite des expériences sensori-motrices agréables qui caractérisent le désir », résume l’auteur. Il n’y a donc aucune automaticité au désir ni aucun tropisme « naturel » envers son objet. Tout est question de culture, d’habitus social, de formation émotionnelle de l’enfance à l’adolescence. Et c’est le cerveau qui déclenche le tout, pas le sexe.

L’absence de désir sexuel – chez les hypoactifs – active de façon anormale le cortex orbitofrontal médial entre les deux sourcils. Comme s’ils étaient inhibés (les sujets actifs le désactivent) et qu’il fallait « un certain lâcher-prise » pour que le désir sexuel s’épanouisse. Les expériences de la vie auraient rompu le lien entre désir sexuel et plaisir, dévalorisant les stimuli sexuels, ce que Freud appelait grossièrement le Surmoi. Les religions (notamment celles, autoritaires, du Livre) et la pression sociale patriarcale du surveiller et punir réprimeraient ainsi le désir sexuel, rendant hypoactifs par leurs interdits nombre de sujets.

De même, ceux qui sont attirés sexuellement par les enfants (les prépubères), auraient moins d’émotion dans l’excitation, comme le montre une diminution du volume de l’amygdale, ce qui les empêcheraient de voir une personne dans l’objet de leur désir. Avec pour conséquences pour les victimes d’abus dans une société où la réprobation morale est plus intense qu’ailleurs ou en d’autres temps : vers 18 ans, des troubles dépressifs majeurs , une anxiété d’identité de genre, une toxicomanie compensatoire et des comportements suicidaires dus à la dévalorisation de soi. Ainsi Belle de jour fait la pute et la science explique le romancier psychologue.

En bref, l’amour est autre chose que le coït des caniches, et bien plus compliqué en l’être humain que la simple « nature ». Quant aux interdits, qu’ils soient cléricaux ou bourgeois, ils n’aident en rien à grandir et à s’épanouir sexuellement.

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Jean-Christophe Grangé, La forêt des mânes

Une histoire invraisemblable qui se lit au galop, un thriller prenant qui ne vous lâche pas. Jeanne est juge d’instruction, sorte de Bob Morane en robe noire même si l’instruction n’en porte pas. Des affaires sordides l’occupent habituellement au TGI de Nanterre. Un flic lui en offre une, politique et bien juteuse qui concerne un trafic d’armes associé probablement à un financement illégal de parti politique. Mais son collègue, le juge François, qui a « envie de piner tout ce qui passe » p.38, hérite d’une affaire de meurtre particulièrement répugnante avec égorgement, éviscération, démembrement et traces de cannibalisme. Jeanne est fascinée. Il l’emmène comme consultante, elle se prend au jeu. Ce ne sera que le premier d’une série de meurtres du même modèle.

Un soir, après avoir appelé Jeanne parce qu’il a découvert quelque chose, François périt dans l’incendie (criminel) de son appartement. Déguisée en pompier (elle a fait un stage), Jeanne aperçoit François dans les flammes qui se débat avec un gnome tout noir, de petite taille : l’assassin ? Mais tout crame et personne d’autre n’a vu. Elle n’est pas saisie de l’affaire en place de son collègue décédé ; elle est même dessaisie de l’autre affaire, celle du trafic d’armes, trop politiquement sensible. Elle renvoie alors le président du tribunal à son machisme et se met en disponibilité.

Jeanne est une juge célibataire de 37 ans, qui se nourrit parfois de café et de riz blanc, fonctionnant aux médocs. Elle va chanceler jusqu’au Guatemala, au Nicaragua et en Argentine pour tirer les fils du meurtre du juge François. Selon le psychiatre qu’elle a écouté illégalement pour en apprendre plus sur son ex-petit-ami, elle se lance sur la trace d’un certain Joachim, appelé Juan lorsqu’il était enfant, peut-être autiste ou schizophrène. Mais c’est plus compliqué que cela, il semble régresser à un stade archaïque d’enfant sauvage. Son psychiatre est sur ses traces, un Antoine de physique adolescent à la voix chaude que Jeanne verrait bien dans son lit. Gaffeuse, bordélique, maladroite mais obstinée, le juge en jean parviendra au bout de la piste dans une lagune ignorée peuplée de sauvages, la forêt des mânes, autre nom des âmes errant sans sépultures chez les Romains. Elle bouclera son enquête en y laissant toutes ses économies – et découvrira l’assassin, inattendu.

Difficile d’en dire plus sans déflorer l’intrigue. L’auteur, journaliste toujours très documenté, apprend au lecteur la vie d’un juge d’instruction parisien, les années gauchistes en Amérique latine de l’étudiante, la dictature et la barbarie des années 1970 et 80 en Argentine, l’impunité des bourreaux, les enfants volés, les dégâts psychiatriques y afférents. Le psy est obsédé par Totem et tabou de Freud, où les fils mangent leur père pour mettre fin à sa tyrannie et à son accaparement des femmes. Un mythe qui n’a aucune base anthropologique mais qui fait symbole. « Tout crime est une erreur de père », dit volontiers le psy dans la lignée de Lacan. De père à repère, n’y aurait-il qu’un pas ?

Une aventure style Bob Morane version XXIe siècle avec une fille gauche comme héroïne. Mais nul ne peut lâcher ce gros roman jusqu’à la fin.

Jean-Christophe Grangé, La forêt des mânes, 2009, Livre de poche 2011, 629 pages, €8.90 CD audio €23.30 

Jean-Christophe Grangé déjà chroniqué sur ce blog

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L’emprise de Sidney J. Furie

Carla, une femme de trente ans (Barbara Hershey), rentre chez elle dans sa maison de Los Angeles. Elle apprend la dactylo en cours du soir pour avoir une meilleure situation et est mère de trois enfants d’hommes différents, qu’elle élève seule avec volonté et affection. Comme d’habitude, son fils aîné Billy, 16 ans (David Labiosa, 20 ans au tournage), n’a pas débarrassé la table où il a dîné avec ses demi-sœurs Julie, 10 ans (Natasha Ryan) et Kim, 6 ans (Melanie Gaffin). Il est occupé à bricoler dans le garage, la musique rock à fond ou presque. Carla a eu Billy lorsqu’elle avait 16 ans et il ressemble fort à son père, à peine plus âgé à l’époque, qui s’est tué en moto peu après.

Les filles dorment dans leur chambre et Carla se prépare pour la nuit, épuisée de sa journée. C’est alors qu’elle est poussée sur le lit, à demi étouffée par un oreiller, et qu’elle subit des coups de boutoir au bas ventre au rythme de batterie. Lorsque l’emprise se lâche, elle hurle : elle a été violée. Mais Billy qui accourt aussitôt de sa chambre voisine constate que personne n’est dans la maison et que toutes les fenêtres et la porte sont verrouillées…

C’est le début d’une panique, le phénomène se reproduisant plusieurs fois dans l’émotion outrée et un érotisme torride. Tremblement des objets, explosions de fenêtres, étincelles électriques, voiture devenue folle et ne répondant pas au frein (une antique Chevrolet bas de gamme), caresses sur les seins dans un demi sommeil, viols répétés dans la chambre, la salle de bain, sur le canapé du salon (caméra bloquée au-dessus de la ceinture) devant les trois enfants – qui ne voient personne. Billy, vigoureux jeune homme, tente de relever sa mère mais est immobilisé par une force inconnue qui le traverse d’arcs électriques puis le projette à terre où il se casse le poignet (l’acteur s’est cassé le bras sur une cheminée, ce qui n’était pas prévu, d’où la scène).

Fuyant la maison la première fois, Carla se réfugie chez une amie dont le mari ronchon voit cela d’un sale œil. Cette amie lui conseille d’appeler la police, mais aucune preuve d’individu quelconque ni d’effraction. Serait-ce une simple illusion ? Elle lui conseille d’aller consulter un psychanalyste. C’est cher ? Pas si l’on consulte à l’Université de Californie où des docteurs font des recherches ; son cas peut les intéresser. Le docteur Sneiderman (Ron Silver) au nom inévitablement juif – image de marque des psys aux Etats-Unis – lui fait raconter les événements puis évoquer son enfance.

Carla se dit fille de pasteur et que son père venait l’embrasser le soir, mais pas comme un père embrasse son enfant… Elle a subi une éducation rigide où le péché suprême était le sexe et a fui la maison dès 16 ans avec un garçon avec qui elle a eu de suite un enfant. Après sa mort, elle a connu un autre homme qui lui a fait deux filles ; elle était bien avec lui, elle aimait le sexe, mais lui ne tenait pas en place et il est parti. Elle vit désormais en chef de famille bien qu’elle ait un compagnon rassurant, Dennis, qu’elle voit lorsque les « voyages » qu’il doit faire pour son travail lui en laissent le temps. Il a l’intention de l’épouser mais attend pour cela un poste à los Angeles. Cela fait un mois qu’elle ne l’a pas vu.

Le psychanalyste diagnostique assez naturellement une « hystérie » à base sexuelle, selon le freudisme dogmatique ambiant. Des événements marquants de l’enfance ressurgissent de l’inconscient de façon brutale et engendrent des hallucinations émotives violentes allant jusqu’aux marques physiques (la somatisation). Pourtant, certaines marques peuvent difficilement avoir été faites par Carla elle-même dans sa transe. Elle décrit deux mains qui la plaquent (dont elle a l’empreinte aux épaules), un genou qui l’écarte (dont elle a les bleus sur chaque face interne de cuisse) et deux autres mains « plus petites » qui lui immobilisent les chevilles (marquées elles aussi). Un homme fort et deux aides plus réduits, bon sang mais c’est bien sûr ! C’est un fantasme incestueux sur Billy, jeune homme musclé qui ressemble tant à son père, à l’aide de ses deux petites sœurs !

Cette allusion déplaisante conduit Carla à en briser là. Le psy ne peut rien pour elle, ne l’aide pas. Elle est consciente de ses désirs et de son appétit sexuel insatisfait, mais elle doute de la raison trop logique. Elle aimerait bien que ces phénomènes brutaux s’arrêtent mais elle ne croit pas en être responsable au fond d’elle-même, et surtout pas en fantasmant sur son jeune mâle attirant de fils. Ce dernier se montre d’ailleurs affectueux mais physiquement distant, ne s’exhibant jamais torse nu par exemple, alors que l’époque de l’histoire, 1976, surtout en Californie hippie où le climat est très clément, incitait les garçons à ôter volontiers leur tee-shirt. Il préfère encore, à son âge, bricoler la mécanique que les filles.

Un autre département de l’université s’intéresse à elle : le parapsychologique. Elle a rencontré deux chercheurs à la librairie où elle prospecte les livres de paranormal pour tenter de comprendre. Ils croient tenir avec elle « un cas » d’expérience utile à leurs recherches, un vrai témoin non frappé de folie sur le poltergeist et autres déplacements d’objets. Sous la direction du docteur Cooley (Jacqueline Brookes), ils envahissent alors la maison de préfabriqué où même la tuyauterie grince de façon maléfique sous le plancher, et la bardent d’appareils de mesure et de photo.

L’Entité (titre du film américain) se manifeste sans vergogne et l’un des assistants réussit à photographier des éclairs électriques qui dessinent une vague silhouette humaine. Mais les « preuves » sont minces. Ne peut-il s’agir d’hallucination collective ? Tiré du roman de Frank De Felitta, The Entity, paru en 1978 et sorti d’un fait « vrai » qui a eu lieu en 1976 en Californie selon le bandeau final, le film joue de l’ambiguïté entre science et conscience. L’esprit est-il mesurable ? La conscience de soi ne peut-elle créer des « forces » extérieures analogues aux Toulkous évoqués par Alexandra David-Neel au Tibet ? Mais aussi : les chercheurs sont-ils humains ? Tout réduire à l’analyse mesurable, tout mathématiser, est-ce la bonne méthode pour saisir un cas humain qui ne peut être que global ? Ne cherchent-ils pas avant tout « le cas d’expérience » pour accéder à la notoriété plutôt qu’aider leur prochain ?

Après un viol particulièrement brutal, plaquée entièrement nue sur son lit tandis que des forces pelotent ses seins et son ventre (gros plans érotiques) et qu’un bélier lui défonce l’entrecuisse sur un rythme disco tonitruant, les parapsys tentent avec son accord une expérience entièrement contrôlée. Carla n’en peut plus et est prête à tout tenter pour faire cesser ces cauchemars. D’autant que son dernier viol a eu lieu sous les yeux horrifiés de son copain Dennis, revenu à Los Angeles définitivement et qui est prêt à l’épouser. Elle lui crie « help me ! » – aide-moi – mais elle jouit sous ses yeux. Il tente de la saisir, comme naguère Billy, et est repoussé avec violence comme lui. Il attrape alors une chaise pour fracasser le crâne du démon qui se cache sous la femme, mais le brave Billy se jette sur lui et l’en empêche in extremis. Carla accepte donc l’expérience ultime qui va consister à reconstituer sa maison dans un hangar de l’université, de placer des caméras partout et de commander des jets d’hélium liquide pour « emprisonner » l’Entité dans le froid intégral – et la tuer.

Mais rien ne se passe comme prévu et le docteur Sneiderman, qui s’est attaché à sa patiente (ce qui est curieux, en général c’est l’inverse, connu sous le nom de « transfert »…) intervient. La force est emprisonnée sous la glace mais la fait exploser. Ne reste plus alors qu’à déménager, très loin, au Texas. Il est dit en bandeau final que la famille a retrouvé la paix, les mêmes faits s’étant reproduits mais atténués. Le grand guignol du réalisateur est alors d’avoir introduit une scène finale inepte, où une voix profonde déclare, après avoir claqué la porte du logement vide où Carla explore une dernière fois les pièces, « content de te voir de retour à la maison, salope ! » Cette bouffonnerie non seulement n’était pas nécessaire mais elle gâche l’ambiance du film, fondée sur le non-dit et le non-vu. Une Entité qui parle comme le vulgaire, est-ce bien raisonnable ?

Prix d’interprétation féminine Festival d’Avoriaz 1983

DVD L’emprise (The Entity), Sidney J. Furie, 1981, avec Barbara Hershey, Ron Silver, David Labiosa, BQHL éditions 2019, 2h 04, €19.99

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Alain Touraine, Critique de la modernité

Ce livre riche et intelligent invite à reconstruire une modernité qui s’est dévoyée. La raison libératrice s’est fourvoyée en technocratie libérale ou en bureaucratie nationaliste. Comme souvent, la partie critique est claire et argumentée (la modernité triomphante, la modernité en crise). Tandis que la partie prospective est filandreuse et trop souvent verbeuse (naissance du Sujet). L’auteur prend un tel soin de se garder à droite et à gauche, en ce début des années 1990, de se démarquer de ses « chers collègues » tout en leur rendant hommage, que son discours apparaît confus, répétitif et verbeux. Même ses phrases sont emplies d’incidentes. Ce luxe de précautions stylistiques finit par agacer le lecteur.

Cette critique une fois faite, le constat de la montée du Sujet explique bien des phénomènes de nos sociétés contemporaines et ouvre des pistes qui vont au-delà de l’observation des simples comportements, probablement vers une société nouvelle. Celle-ci s’invente à mesure.

Voici une belle définition de la modernité : « l’idée de modernité, sous sa forme la plus ambitieuse, fut l’affirmation que l’homme est ce qu’il fait, que doit donc exister une correspondance de plus en plus étroite entre la production, rendue plus efficace par la science, la technologie ou l’administration, l’organisation de la société réglée par la loi  – et la vie personnelle animée par l’intérêt, mais aussi par la volonté de se libérer de toutes les contraintes » p.9.

La modernité triomphe par la sécularisation des comportements et le désenchantement du monde. Elle libère de la pensée magique et du finalisme religieux. Mais l’Occident a voulu passer du rôle essentiel de la rationalisation chez l’individu à l’idée d’une société tout entière rationnelle. La raison ne commande pas seulement l’activité scientifique et technique mais le gouvernement des hommes et l’administration des choses. La société exige alors d’être transparente, sans corps intermédiaires, l’école une rupture avec la famille et les traditions, l’éducation la seule discipline de la raison. Le bien est réduit à ce qui est socialement utile. La société prend la place de Dieu. Aux passions individuelles est opposée la volonté générale. Cette conception de la modernité est une construction idéologique.

Or, à l’origine, l’idée de modernité était plus dialectique. « Avec Descartes, dont le nom est si souvent identifié au rationalisme (…) la raison objective commence au contraire à se briser, remplacée par la raison subjective (…) en même temps que la liberté du Sujet humain est affirmée et éprouvée dans la conscience de la pensée. Sujet qui se définit par le contrôle de la raison sur les passions, mais qui est surtout volonté créatrice, principe intérieur de conduite et non plus accord avec l’ordre du monde » p.64. Descartes se place dans la suite de Montaigne. Il ne revendique pas une philosophie de l’Esprit ni de l’Être, mais une philosophie du Sujet de l’existence.

Pour avoir oublié une partie de ces fondements d’origine, la modernité est entrée en crise. On a assisté à la destruction du moi. Marx l’a fait disparaître sous l’énergie naturelle des forces de production ; Nietzsche a montré que la conscience est une construction sociale liée au langage ; Freud a dévoilé la rupture entre la recherche individuelle du plaisir (le Ça) et la loi sociale contraignante (le Surmoi) ; Michel Foucault a dénoncé la tendance des sociétés modernes à moraliser les comportements par un hygiénisme social formulé au nom de la science. Mais le désir s’affirme contre les conventions de la société ; les dieux nationaux résistent à l’universalisme du marché ; les entreprises affirment leur désir de conquête et de pouvoir au-dessus des froides recommandations des manuels de gestion ; la consommation même échappe au contrôle social parce qu’elle est de moins en moins associée à la position sociale.

Naît alors le Sujet moderne, désiré par Descartes mais reconstruit par Freud. « Freud cherche la construction de la personne à partir du rapport à l’autre et de relations entre le désir de l’objet et le rapport à soi. Ce qui lui permet d’explorer la transformation de la force impersonnelle, extérieure à la conscience, en force de construction du Sujet personnel, à travers la relation à des êtres humains » p.163. Or le Sujet est la volonté d’un individu d’agir et d’être reconnu comme acteur dans la société. La modernité est bien rationalisation et subjectivation, science et conscience.

Et voilà ce que devraient méditer les myopes du cerveau tentés par la réduction à l’ethnique national et socialiste : « Feindre qu’une nation, ou qu’une catégorie sociale, ait à choisir entre une modernité universaliste et destructrice et la préservation d’une différente culturelle absolue est un mensonge trop grossier pour ne pas recouvrir des intérêts et une stratégie de domination » p.260. Le Sujet est à la fois apollinien et dionysiaque, aspirant à la liberté et enraciné. Il n’est pas narcissique mais recherche sa libération à travers des luttes sans fin contre l’ordre établi sans lui et les déterminismes sociaux qui tentent de le contraindre.

« La modernisation est la création permanente du monde par un être humain qui jouit de sa puissance et de son aptitude à créer des informations et des langages, en même temps qu’il se défend contre ses créations dès lors qu’elles se retournent contre lui » p.295. Le Sujet est désir de soi, liberté et histoire, projet et mémoire. Il est « force de résistance aux appareils de pouvoir, appuyé sur des traditions en même temps que défini par une affirmation de liberté » p.408. La modernité, qui vise le bonheur, doit permettre l’émergence et l’épanouissement du Sujet individuel, et social dans les mouvements. « La modernité n’est pas séparable de l’espoir. Espoir mis dans la raison et dans ses conquêtes, espoir investi dans les combats libérateurs, espoir placé dans la capacité de chaque individu libre de vivre de plus en plus comme Sujet » p.375.

« Nous pensons donc que la démocratie n’est forte que quand elle soumet le pouvoir politique au respect de droits de plus en plus largement définis, civiques d’abord, mais aussi sociaux et même culturels » p.416. La démocratie doit combiner intégration et identité, société ouverte et respect des acteurs sociaux, procédures froides et chaleur des convictions. Comment ? Par l’argumentation, le débat, l’écoute de l’autre. Il s’agit de reconnaître ce qui a valeur universelle dans l’expression subjective d’une préférence. Ni loi du prince ni loi du marché, ni adjudant ni laisser-faire, mais indépendance et responsabilité. Cette vertu doit s’acquérir dans la famille et à l’école – et c’est là où le bât blesse : Alain Touraine n’en dit presque rien.

Il évoque en revanche le rôle des intellectuels auxquels il reproche leurs critiques négatives presque toujours antimodernes. Au lieu de mépriser la culture de masse, les intellectuels devraient selon lui en dégager la créativité tout en en combattant l’emploi mercantile, la démagogie et la confusion. « Le rôle des intellectuels devrait être d’aider à l’émergence du Sujet en augmentant la volonté et la capacité des individus d’être des acteurs de leur propre vie » p.465. La modernité Touraine apparaît un brin passée.

Alain Touraine, Critique de la modernité, 1992, Fayard, 462 pages, €26.00 e-book Kindle €16.99

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Roger-Pol Droit, Généalogie des barbares

C’est un essai très intéressant sur la représentation de l’Autre dans l’histoire occidentale que nous livre Roger-Pol Droit. Bien qu’un peu verbeux et parfois délayé, l’auteur répétant plusieurs fois la même chose en des mots différents, le propos est clair et édifiant : le barbare est le repoussoir de toutes nos hantises, l’Etranger absolu, l’inhumain amoral – mais aussi celui qui nous constitue. Le mot n’est pas prononcé mais le lecteur songe au phénomène du Bouc émissaire.

« L’imaginaire collectif » p.20 permet de constituer sa propre identité par opposition à un inverse négatif. Sans barbare, pas de civilisé ; sans barbarie, pas d’humanisme ; sans discipline, le barbare qui est en nous ressurgit, primaire et sauvage. Ces trois parties se constituent historiquement.

Tout commence chez Homère dans l’Iliade, au chant 2 vers 867. Mais seul le terme « barbare » figure ; les Grecs n’ont aucun mot pour désigner « la barbarie ». Le barbare est celui qui parle mal le grec. Il n’est donc pas le non-Grec, irréductiblement étranger, mais le frustre. Le terme va progressivement passer du seul parler grossier (« ceux qui font br br ») aux mœurs grossières, avant de prendre le sens d’ennemi : les Perses pour les Grecs, les Germains pour les Romains. Mais attention ! Perses et Germains ne sont ni des sauvages ni des sous-hommes : ils ont des vertus – elles ne sont simplement ni grecques ni romaines – mais surtout on leur fait la guerre. Si la figure du philosophe représente en Grèce antique l’ultime perfection de l’idéal d’éducation, mettant la raison aux commandes des passions et des instincts : le barbare est son opposé. La guerre psychologique va donc opposer culture et barbarie.  Le barbare « parle, mais mal. Il pense, mais à côté. Il vit, mais dominé » p.47. Il est confus, embrouillé, soumis au tyran. Il n’est pas « net », comme Apollon qui tranche ; il n’a de rapport au vrai que biaisé (comme Donald Trump).

Le philosophe, selon les Grecs, « est un homme de la mesure, de l’équilibre, de la domination de soi. La vie sous la conduite de la raison se nomme toujours tempérance, juste mesure. (…) Il incarne nécessairement le règne de la limite. (…) Limite des désirs, des appétits, des vengeances ou des châtiments. Limite des espoirs ou des aliments, la mesure est partout » p.51. Le barbare, c’est l’inverse. Il est constamment dans l’excès, anarchique, impulsif, émotif, incontrôlable, capable de toutes les transgressions sexuelles. Il est hors-limites, hors la « loi » qui meut l’univers comme la cité et chacun. Il n’est donc pas « libre » puisque dominé par sa sauvagerie : « De même qu’il ne se fait pas bien comprendre, et qu’il ne comprend pas bien, faute de se servir de la langue selon l’ordre, de même qu’il n’entend pas comment parlent la réalité et l’organisation du monde, le barbare ne se comprend pas lui-même » p.54 (comme les « 400 mots » des banlieues). Isocrate pense qu’on se civilise par l’éducation et « qu’on appelle Grecs plutôt les gens qui participent à notre éducation que ceux qui ont la même origine que nous » p.86. Pas de racisme donc, mais de la méritocratie – comme aujourd’hui.

C’est Aristote qui va faire dériver le terme vers la « bestialité ». Pour lui, est barbare celui qui éventre les mères, fait rôtir les bébés, mange habituellement sa viande crue (non cuisinée), baise quiconque et partout sans souci de l’inceste ni du viol, tue et vole sans foi ni loi. Il est donc une sorte d’animal non doué de raison, asservi à ses instincts primaires. Chez Plotin, le barbare est le non gréco-romain : le brut, le non raffiné, le naturel, avec l’idée d’un retour à la source de l’énergie vitale et de la morale saine. L’hellénisme tardif fera de ces traits une vertu en préférant chamanes et prophètes aux philosophes, comme par suicide culturel, préparant la venue du christianisme et l’effondrement de l’empire romain comme de la culture gréco-latine. Peut-être sommes-nous proches d’une telle inversion de civilisation ?

Chez l’apôtre Paul, plus de barbares : « il n’y a ni Juif ni Grec, il n’y a ni esclave ni libre, il n’y a ni homme ni femme ; car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus » p.163. En bref, l’universalisme égalitariste aboutit au « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil », comme à l’abolition de toutes les différences accusées d’être des « inégalités » : différences de sexes, de mœurs, de couleur, de situation. Le christianisme valorise la « faiblesse » via la pitié qui est la plus haute vertu, sur l’exemple du Dieu-fait-homme crucifié pour les autres. Les nouveaux barbares sont non seulement ceux qui ne se convertissent pas à la religion d’amour, mais aussi ceux qui sont durs de cœurs, incapables de pardonner, adeptes de la force (et du viol, disent les féministes contemporaines). Le mâle, Blanc, cultivé et vigoureux se trouve aujourd’hui sur la sellette comme le pater familias romain d’hier, sage instruit, esprit sain dans un corps sain. Il faut dire que la chute de l’empire et les éjaculations successives de hordes venues de l’est qui tuent, pillent, violent, raptent, brûlent et détruisent tout sur leur passage, faisant la guerre pour la jouissance de la guerre, paraissent l’incarnation du Diable, appelant l’Apocalypse. Le barbare est, chez les clercs, surtout l’inhumain bestial dont le summum sera représenté par les Huns. Ce furent le surnom que les Poilus donnèrent aux Allemands durant la Première guerre…

A la fin de l’empire, « l’idée de barbarie commence à être pensée comme une donnée d’ordre physiologique. La cruauté est affaire de race, la violence et l’insensibilité deviennent des traits génétiques ». Dès lors, « La race civilisante se trouverait menacée d’abâtardissement, de métissage et de corruption biologique par l’arrivée des races porteuses de l’inculture ou d’une sorte de férocité biologique » p.187. Ce sera la croyance des Nazis comme des islamistes radicaux, c’est aujourd’hui la rhétorique de Trump sur les « rats » et sur la menace latino, c’est la hantise de l’Europe centrale en situation de vortex démographique via l’effondrement des naissances et l’émigration des jeunes.

Ce n’était pas le cas au Moyen-Âge, où les musulmans étaient combattus car non-chrétiens adeptes d’une religion faussée, mais admirés pour leur stratégie guerrière, le luxe de leur existence et la noblesse de leurs sentiments. Ils étaient des ennemis, pas des « barbares » ; ils deviendront « barbaresques » lorsqu’ils adopteront des comportements de pirates sans merci, massacrant, violant et razziant des jeunes pour les vendre comme esclaves du sexe et du travail, castrant les plus beaux mâles pour en faire des janissaires. La « mission » des chrétiens devient alors de les édifier pour les sauver de la barbarie. Chez Thomas d’Aquin, le non-chrétien est bestial par manque d’éducation et les Gog et Magog de la Bible sont des repoussoirs. Le sac de Rome en 1527 par les troupes de Maximilien 1er, mis en exergue par Jean d’Ormesson, assimilera pour des siècles Allemands et barbares ; cela perdure plus ou moins de nos jours contre « la Commission européenne » assimilée au droit du plus fort de la première économie de la zone.

Pour l’humaniste allemand Konrad Celtis, qui édite la Germanie de Tacite en 1500, les barbares sont régénérateurs de la civilisation. Tacite fait des Germains un mythe de vertu incarnée et de vie naturelle, opposés aux Romains de la décadence. Il sera suivi par Montaigne qui fait des « bons sauvages » des sages comme nous, par Rousseau qui fait de « la société » la source de tous les maux, puis par le romantisme qui préfère le rêve et l’imaginaire à la réalité et à la science, avant que ce mythe ne soit « racialisé » par les philosophes allemands à la fin du XIXe pour exalter une « race aryenne » dont ils retrouvent les racines « pures » en Inde ancienne. Leibniz pointera une forme de barbarie propre à la civilisation même : l’excès de rationalisme qui étouffe la sensibilité, l’érudition qui masque la nature ; Vico parlera d’hypertrophie de la logique au détriment de l’observation.

Mais les Lumières, puis la Révolution française, replaceront la « raison » en premier, déclareront les hommes « libres et égaux en droits ». La colonisation à mission civilisatrice sera encouragée au siècle suivant pour éduquer les « sauvages » et leur apporter la vraie religion. Ce fut la première mondialisation, qui sera reprise au XXe siècle par l’économie et « l’aide au développement », voire jusqu’à l’imposition de « la démocratie ».

Les « barbares » deviendront dès lors autres. Ils seront populaires et politiques lors des insurrections des « classes dangereuses » (Canuts 1831, Républicains 1848, Commune 1871). Ils seront romantiques avec la régénération de Michelet puis les mythes wagnériens, la vie naturelle écologique et dénudée des Wandervögel et des scouts de Baden Powell. Ils seront en chacun avec la « pulsion de mort » de Freud, tapie au tréfond de notre âme, en lutte avec « l’Eros civilisateur ». « Ce qui caractérise la représentation des Modernes, c’est que le civilisé peut toujours, soudainement, se transformer en barbare » p.260. Il existe d’ailleurs une « pathologie de l’universel » : l’Inquisition, la Terreur, le goulag, la Shoah, les Khmers rouges, le Rwanda… Quand le sentiment d’une fin de l’histoire pour cause de Vérité révélée rencontre la puissance du désir de Pureté, la liberté diminue et la civilisation régresse.

Intervient alors ce que Roger-Pol Droit nomme en Europe le « sens de l’attente ». Puisque la barbarie est en chacun et peut se révéler à tout moment à l’aide circonstances favorables, puisque le monde est désormais fini et globalisé, engendrant une conscience universelle de la « planète Terre », il n’existe plus de peuple repoussoir. Mais demeure la crainte de voir ressurgir barbares et barbarie ici ou là, venue de l’intérieur ou des frontières abolies. Cette anxiété rend frileux et, en même temps, passif. « Lorsqu’ils seront là, les barbares vont prendre le pouvoir, exercer l’autorité, commander, légiférer. Il ne s’agit nullement de leur résister mais de se préparer à recevoir des maîtres, bientôt présents, et qui vont gouverner. (…) C’est comme un soulagement qu’on attend d’eux » p.264. Cavafy, Coetzee, mettent en scène cette attente qui libère de la responsabilité de décider. Elle est une démission d’énergie, une « décadence » de la culture, la préparation à une « collaboration » active. Avant-hier les Nazis, hier les Soviétiques, aujourd’hui Daech ou Trump.

L’auteur conclut sur les représentations actuelles (en 2007) du barbare. Il est « nulle part » selon Lévi-Strauss qui en fait une construction sociale. « Partout » rétorque le philosophe Michel Henry pour qui la rationalité hypertrophiée des savants et des technocrates réduit au seul mesurable le savoir, faisant fi de la sensibilité. En « nous seuls » dit Edgar Morin, traumatisé par la Shoah, qui confond barbarie et toute forme de domination, en Occident disent les islamistes radicaux qui dénoncent l’impiété. « Fiers de l’être » disent Hitler et Staline, les skinheads, le gang des barbares, Daech et tous les nihilistes (Viva la muerte !).

« Ôtez les barbares, vous ôtez la conscience d’être civilisé. (…) Se construire des barbares, les entretenir avec constance et méthode, cela garantissait que la brutalité était de leur côté, non de celui de la civilisation » p.289. Ce pourquoi il nous faut bien désigner les barbares : pas question de relativiser, d’excuser, de nier : le barbare est nécessaire pour se constituer en humanité. Car tout n’est pas permis : « un homme, ça s’empêche ! » s’exclamait le père d’Albert Camus devant l’un de ses compagnons, égorgé par des racistes arabes haineux.

Quand il n’existe ni frontières, ni limites, ni identité, la violence est partout. Quand il n’est pas de loi, l’homme est un loup pour l’homme (même si c’est faire injure à ces animaux hiérarchiques). Les barbares sont l’inverse de la bonne norme humaine et ils incitent par leur mauvais exemple à inventer la civilisation.

Les barbares du futur, selon l’auteur, ne seront-ils pas ceux qui voudront « tuer le hasard » par la technologie ? Les manipulations génétiques, l’intelligence artificielle, les voitures autonomes, la surveillance sociale généralisée, la traque aux déviances permises par les technologies de l’information et de la communisation, mais aussi les crimes de bureau que sont les règlements étroits, le jargon administratif, le storytelling commercial et politique, les « vérités alternatives » alias fakes news, ne suscitent-elles pas une nouvelle barbarie contre laquelle il faut sans cesse établir des garde-fous ?

Un livre très stimulant.

Roger-Pol Droit, Généalogie des barbares, 2007, Odile Jacob, €28.90 e-book Kindle €28.99

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Eugen Drewermann, Dieu en toute liberté

« Qui veut accéder à l’enfance doit encore surmonter sa jeunesse ». L’ouvrage s’ouvre sur cette citation de Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra. Nietzsche, auquel l’auteur préfère Freud dans sa critique de l’église et sa tentative de reconstruire les bases de la foi. Pour Drewermann, la doctrine de l’église catholique est une aliénation, propagée et maintenue par un corps de fonctionnaires de Dieu, névrosés obsessionnels. Pour la rebâtir, il faut briser ce carcan. La foi est nécessaire, elle se construit sur les images de l’inconscient pour exorciser l’angoisse humaine. Elle est rationalisation abstraite de la peur animale.

Mais cet ouvrage me laisse partagé. Autant la critique du fonctionnement ecclésial et du parti de Dieu est souveraine, autant l’appel à Freud, à Jung et à l’éthologie sont peu convaincants. Ils apparaissent trop archaïques, pesants, « dogmatik ».

L’Eglise : « Cette manière bureaucratique qu’elle a de posséder la vérité aboutit à une trahison systématique de l’homme de Nazareth et de son existence prophétique » p.14. Dieu doit, au contraire d’être un dogme, être découvert par soi-même dans « une dialectique de l’essai et de l’erreur à l’intérieur de sa vie personnelle » p.15. Le catholicisme est l’avatar spirituel de l’impérialisme romain. Il est fétichisme conceptuel, superstition du sacrement, exacerbation névrotique des scrupules, « une religion de la peur que l’on conjure par la magie » p.26. Pire, « L’Eglise peut même attribuer à tout péché la gravité qu’elle veut » p.31. Car « le but, ce n’est pas la connaissance de soi-même ni la découverte de la vérité de Dieu, c’est seulement que le pouvoir de l’église soit reconnu comme le principe formel du salut éternel » p.32. Un pouvoir analogue à celui du parti communiste en Chine. Ce pouvoir a « la prétention (…) de détenir, préfabriquée, la vérité parfaite et étouffe toute possibilité pour l’individu d’apprendre et de mûrir par lui-même » p.35. En ce sens, la théologie « ne peut être que la science de l’adaptation aux règles prescrites » p.39. D’où son abstraction, sa dépersonnalisation, son refus du dialogue. Être en opposition, c’est se sentir « mauvais », avoir peur de soi-même, cette peur projetée dans les images du Diable, de l’Enfer, ces résidus archaïques. Selon Freud, il s’agit d’un « sadisme du Surmoi ».

« Le centre existentiel de toute peur et de toute angoisse, c’est l’individualisation de la vie humaine. Contre cette peur, la raison est impuissante (…). Il n’y a qu’une forme, et une seule, qui soit en mesure de vaincre la souffrance que cause à l’homme l’isolement dans sa singularité et sa solitude : c’est l’amour » p.117. Il consiste, selon l’auteur, « à découvrir que l’être aimé (…) possède pour moi et en lui-même une importance infinie » p.118. Or, « la faute capitale de la dogmatique chrétienne consiste à remplacer l’amour par l’intellect, la liberté par la contrainte, la peur et l’angoisse par l’hétéronomie » p.118 (ce qui signifie chercher dans les règles sociales sa ligne de conduite, et non pas en soi-même). Nietzsche l’avait bien vu : « L’homme de foi, le croyant quel qu’il soit, est nécessairement un être dépendant, un de ceux qui ne peuvent se poser eux-mêmes comme fin (…). [Il] ne s’appartient pas, il ne peut être qu’un moyen, il faut qu’il soit exploité, il a besoin de quelqu’un qui l’exploite » p.142. Mais les hommes sont peu souvent assez forts pour être libres. Ils veulent croire.

Drewermann veut refonder la foi sur les images inconscientes de Jung, sur les programmes du diencéphale, sur l’imprégnation et l’apprentissage programmé. Pour lui, « la véritable tâche de la religion c’est l’indispensable intégration de l’émotionnalité [gasp !] et de la rationalité », en établissant « une relation entre les fonctions des hémisphères et celle du diencéphale » p.257. C’est le projet de tout humanisme, et même probablement la façon pour l’être humain d’être adulte : nul besoin de Dieu dans ce processus. Drewermann ajoute, ingénu : « Nous avons l’urgent besoin d’une culture : poésie, religion, imagination, qui nous aiderait à mettre un terme à la fois au formalisme d’un savoir scientifique dominateur et au fétichisme conceptuel du dogmatisme de l’Eglise » p.259. Une fois dégonflé ce vocabulaire pédant, traduit en direct de l’allemand, il ne reste que l’aspiration éternelle au savoir maîtrisé, en bref à la civilisation – avec pour les plus faibles un nouvel opium du peuple à vision pédagogique et consolatrice.

Contre la religion de l’angoisse, clame l’auteur, reprenons le combat dont Jésus donne l’exemple. Les concepts de psychose, névrose, schizophrénie, archétype, sont appelés en renfort du raisonnement, un brin lourdement. Le bouddhisme est évacué trop vite comme « détachement » du monde et surtout du « moi », ce qui nierait « la personne ». Cette précieuse petite personne Eugen Drewermann, comme tout catholique, en reste fétichiste. La raison grecque et sa culture de lucidité est à peine évoquée (pages 319 et 320). Pourtant, eux ne croyaient pas à la Providence. Pour Épicure, « ce grand Grec, la sagesse et la véritable intelligence des choses constituaient des formes authentiques et justes de vénération du divin ». Les dieux ne sont que des reflets humains et je souscris à cela : qu’est-il besoin de Dieu ? Drewermann expliquant Épicure : « Seul un être humain dont la conscience est devenue claire jusqu’au fond, n’a plus besoin, se fuyant lui-même, de projeter des pans entiers de son propre psychisme dans le monde transcendant des dieux célestes ou de la métaphysique ». La critique est exemplaire mais l’auteur se contente de la plaquer sans conséquences pratiques sur son discours.

À ce moment, tout est dit, mais il en remet une couche de 180 pages d’une logorrhée souvent pénible (par exemple le chapitre intitulé Les champs symboliques du sentiment de sécurité). Eugen Drewermann alors se répand, s’écoute parler, se noie dans l’érudition pesante, sans la lucidité ni le courage de couper ni d’aller à l’essentiel. La lourdeur de son discours est peut-être le signe d’une pensée fumeuse, c’est du moins mon avis. Il désire remplacer le dogmatisme de l’Eglise par la démarche vivante de Jésus : mais que ne le fait-il ! Reste-t-il encore trop englué dans le catholicisme romain, ce névrosé obsessionnel de l’explication psychologique ? Ne sombre-il pas, dans ces 180 dernières pages de plomb, dans ce « crétinisme en psychologie » dont Nietzsche affublait le christianisme en son entier ?

Mais s’il avait été plus clair, aurait-il été entendu ? La presse et l’opinion louangent souvent les érudits pesants parce que la presse et l’opinion ne comprennent pas tout et se sentent admis dans un club d’initiés réservés à une élite. Les snobs ont toujours préféré Hegel à Descartes ou Kant à Montaigne. Les louanges de la presse sur le livre à sa parution en sont un bon symptôme. Ce livre secoue la vénérable poussière accumulée sur le dogme catholique mais il se contente d’entrouvrir une fenêtre. Quant à l’Eglise, elle l’a viré comme hérétique. Depuis la parution, Drewermann s’est enfin intéressé au bouddhisme et a rencontré le Dalaï-lama ; mais il reste englué dans la bonne vieille psychanalyse freudienne : ne remplace-t-il pas un dogme par un autre ?

Eugen Drewermann, Dieu en toute liberté, 1997, Albin Michel spiritualité, 598 pages, €6.00 occasion

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Jed Rubenfeld L interprétation des meurtres

Le bandeau de la couverture poche française affirme que « Freud mène l’enquête ». C’est un peu excessif même si la police de New York, en 1909, dépend du bon plaisir du maire. Un médecin légiste commande, un inspecteur lui est rattaché, le maire décide des poursuites pour la haute société. L’interprétation des meurtres est une étrange affaire : il reprend le titre du livre le plus célèbre de Freud, L’interprétation des rêves. Les actes criminels sont en effet analysés par les plus célèbres psychiatres du temps, à l’époque où la psychanalyse était encore une science viennoise limitée aux milieux juifs de la bourgeoisie aisée.

Une jeune fille est retrouvée quasi nue (les mœurs du temps étaient très prudes) attachée et fouettée, étranglée par une cravate de soie. Sado-masochisme ? Vengeance d’un mari impuissant sur une jeunette qui l’obsède ? Désir homosexuel refoulé ? Nous faisons en effet la connaissance de personnages hauts en couleur dans ce pays neuf. Les richissimes self-made men se font bâtir de somptueuses demeures de calcaire et de marbre sur la Cinquième avenue tandis que leurs épouses ruisselantes de diamants y mènent des bals chocs de mille personnes pour présenter leurs perdrix de l’année sur le marché matrimonial.

L’une de ces jeunes filles, blonde, svelte, les yeux bleu et l’esprit vif à 17 ans, se prénomme Nora. On ne s’étonnera pas de la voir devenir le personnage central du roman, étant fortement inspirée par la Dora Mar analysée par le Dr Freud. Dès l’âge de 14 ans elle séduit le meilleur ami de son père pour l’amour idéalisé de la femme de celui-ci et par jalousie transposée pour ses relations avec son père. On le voit, rien n’est simple quand les psy s’emmêlent. C’est ce qui fait le piquant de l’histoire, le sexe surgissant partout, et de la façon où on l’attend le moins, dans une société vertueuse obsédée de puritanisme.

L’auteur est juriste et a consacré une thèse à Freud. Juif, il est fasciné par l’interprétation biblique patriarcale et sexuelle des conduites humaines. La psychanalyse, dans la société bourgeoise du temps, est considérée comme venant du diable… via les Juifs. « Dans quelle sorte de monde vivrions-nous, Dr Freud, si vos idées se répandaient ? Je me le représente presque. Les classes inférieures en viendraient à mépriser la ‘morale civilisée’. Le plaisir serait roi. Tous rejetteraient en bloc la discipline, l’abnégation, sans lesquelles il n’est pas de vie digne. Il y aurait des émeutes parmi la populace : pourquoi s’en priverait-elle ? » p.276. On le voit, la psychanalyse est révolutionnaire et 1968 l’accomplira. Ecrite en pleine ère néoconservatrice, sous George W. Bush, la charge n’est pas un hasard. D’autant que l’auteur fait intervenir Jung, disciple et rival non juif de Freud, pour étayer ses dires : « Vous débusquez les symptômes des autres, leurs lapsus, en vous concentrant toujours sur leurs points faibles, en les infantilisant, tandis que vous demeurez sur votre piédestal, à vous délecter de votre autorité de père » p.339, objecte-t-il au pape Sigmund Freud.

« Être ou ne pas être », s’interroge le narrateur, fan de Shakespeare. Il aura une illumination quant au sens de la tirade de Hamlet : être c’est agir, mais ne pas être ne signifie pas pour autant ne pas agir – il s’agit de faire semblant. Toute l’image de la société américaine est là. L’apparence, les convenances, la publicité, le marketing, le divertissement, la poudre aux yeux, les mascarades du sexe – ce n’est pas refuser l’action – c’est faire semblant ! Freud déclare dans le roman (mais toutes les citations sont attestées dans ses œuvres ou dans ses lettres réelles) : « Votre pays [les Etats-Unis] : je m’en méfie. (…) Il fait ressortir ce qu’il y a de pire chez les gens : la grossièreté, l’ambition, la barbarie. Il y a trop d’argent. J’ai vu la célèbre pruderie de votre pays, mais elle est fragile. Elle sera emportée par le tourbillon de satisfactions qu’elle suscitera. L’Amérique, je le crains, n’est qu’une erreur » p.490. Si Freud l’a dit…

Ce roman policier intéressera donc les amateurs de suspense, de roman historique sur un New York 1909 étonnant, les psy et les amateurs de la complexité des complexes – autrement dit pas mal de monde. Il se lit bien, divisé en chapitres séquencés comme dans un film.

Jed Rubenfeld, L’interprétation des meurtres (The Interpretation of Murder), 2006, Pocket 2009, 504 pages, e-book Kindle €12.99, broché en occasion

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Luc Ferry et Alain Renaut, La pensée 68

Le moment Mai 68 a été porté au pinacle comme « la » révolution pour la génération qui regrettait de n’être pas née pour la Résistance. Les philosophes du temps se sont engouffrés dans la brèche pour surfer sur la mode en se posant officiellement comme antibourgeois – avec sa conséquence antihumaniste – tout en masquant leur tempérament de suiveur de la pensée allemande sous le jargon et l’obscurité propice à l’admiration des ignorants. L’intérêt de ce petit livre, écrit simple autant qu’il est possible, est de « déconstruire » les mystifications de l’époque – dans la lignée d’ailleurs de cette époque de grandes remises en cause.

Dans un premier chapitre, les auteurs montrent que la pensée des sixties était de clamer la fin de la philosophie avec la fin du sujet, de tout généalogiser et de dissoudre la vérité, enfin de tout rendre historique, situé et daté, afin d’éviter toute référence à un quelconque universel (forcément impérial).

Dans le chapitre II, ils font le tour des interprétations de Mai 68 en cours vingt ans après, pour conclure à la « mort du sujet », « car il se pourrait bien que 1968, dans sa défense su sujet contre le système, ait davantage partie liée avec l’individualisme contemporain qu’avec la tradition de l’humanisme (…) la faculté de faire ce qu’on veut, au-delà de toute entrave (individualisme) ne se confond pas nécessairement avec cette auto-nomie par laquelle l’homme de l’humanisme, à tort ou à raison, a cru pouvoir se distinguer de l’animalité » p.29. Pour Althusser, les intellectuels sont des petit-bourgeois soumis à l’idéologie dominante ; il s’agit donc de savoir « qui » parle et de renvoyer ce « qui » à ses déterminants économiques et sociaux, donc de réifier le sujet en objet de classe historiquement daté. Si nul ne peut échapper à ses déterminations, on se demande au nom de quoi Althusser, Bourdieu, Lacan et autres, d’ailleurs, y échapperaient… Dans un chapitre VII, les auteurs concluront par un « retour au sujet » que chacun, à condition qu’il soit armé de savoir philosophique, peut contester.

Mais, dans quatre chapitres intermédiaires, ils décortiquent, analysent et critiquent le type de conception du réel des auteurs emblématiques que sont Michel Foucault (« le nietzschéisme français ») dont la séduction consiste en son double jeu (p.145), Jacques Derrida (« l’heideggerianisme français ») en variations littéraires et rhétoriques sur la pensée d’un autre, Pierre Bourdieu (« le marxisme français ») qui toilette le discours du Barbu en assignant « la lutte des classes comme fondement ultime de toutes les pratiques sociales » p.256 tout en ne pouvant être réfuté, et Jacques Lacan (« le freudisme français ») qui dresse « le vrai sujet » contre « le Moi », ce qui rend toute analyse sans objet, donc un charlatanisme hors de prix…

Les auteurs disent – et c’est le plus intéressant – dans quelles impasses ou à quelles difficultés conduisent ces pensées, vite devenues dogmes dans la bouche des disciples béats (tel Lacan gourou). Il serait trop long de les examiner ici mais leur lecture est une jubilation.

Car la pensée française des années soixante, contrairement à ce qu’elle laisse volontiers croire, n’est pas née d’elle-même mais empruntée à la pensée allemande, « pour l’essentiel Marx, Nietzsche, Freud et Heidegger » p.60, tout en radicalisant ses thèmes jusqu’à son originalité cette fois bien française : l’antihumanisme. Autrement dit, les Français de l’époque n’inventent rien, ils mettent en forme politique la pensée des autres – ils la mélenchonisent, pourrait-on dire aujourd’hui. Ils en font une pensée de combat pour renverser le système (et se poser en grands-prêtres de la nouvelle société à venir ?). Cela n’a guère changé, un demi-siècle après 68…

« Il reste qu’entre le Dasein dont le dernier vestige de volonté consiste à se laisser assimiler par le surgissement même des choses, la machine désirante où le Moi sans identité n’est que la prime d’un devenir ou d’un avatar, et l’individualité contemporaine bien saisie par G. Lipovetsky comme soumission hétéroclite à des logiques multiples, il est un point commun évident : l’inscription de ce qu’on appelait le « sujet » dans le registre multiforme de l’hétéronomie. Ce que Heidegger a ainsi fondé et que les « sixties » ont radicalisé en modes divers, l’époque le cultive sous la forme de ce « Moi indifférent, à la volonté défaillante, nouveau zombie traversé de messages » qui définit « un nouveau type de personnalité » p.337. L’idéal d’autonomie du sujet est détruit – dès lors, serait-ce l’idéal de la pensée philosophique 68 ? – ne faut-il pas se soumettre à « la nature », c’est-à-dire à la jungle et à la force qui va, au détriment de toute légitimité à vouloir autre chose ?

Luc Ferry et Alain Renaut, La pensée 68, 1988, Folio essais 1998, 350 pages, €9.40

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Vladimir Nabokov, La vraie vie de Sebastian Knight

Un écrivain crée le personnage d’un écrivain pour écrire la biographie d’un écrivain.

Premier roman d’un russe écrit en anglais, en France, il fait phosphorer les spécialistes par ses mises en abyme. Car Sebastian Knight est un peu l’auteur, né la même année 1899, ayant connu le même amour à la datcha quand il avait 16 ans, éprouvé la même passion pour une Russe en 1937. Et le narrateur, dont on croit possible qu’il s’appelle Victor, le demi-frère de Sebastian né du même père, est un peu Vladimir lui aussi (qui a failli se prénommer Victor) ; Nabokov reproduit les relations compliquées qu’il a eues avec Sergueï, son frère cadet de dix mois plus jeune, musicien et homosexuel.

Et puis il est russe, comme lui : « Je suis né dans un pays où l’idée de liberté, la notion du droit, la pratique de la bonté humaine étaient choses froidement méprisées et brutalement proscrites. (…) Tout homme, dans ce pays, était un esclave s’il n’était un tyran ; et comme on y déniait à l’homme une âme et tout ce qui s’y rapporte, on en était venu à considérer qu’il suffisait d’infliger une douleur physique pour gouverner et diriger la nature humaine » p.406 Pléiade. Tant qu’il existera des Mélenchon et des Poutine, cette phrase restera d’actualité.

Sebastian est mort, d’une crise cardiaque, maladie héréditaire qui lui vient de sa mère. Plus âgé de dix ans que le narrateur, celui-ci l’a toujours admiré comme un grand frère mais n’a jamais osé lui déclarer, restant timidement à l’écart. Il aurait voulu se comporter en proche, mais il le fit trop tard, Sebastian était déjà mort – on dit toujours trop tard qu’on l’aime à quelqu’un. Non seulement nul ne fait jamais ce qu’il veut, faute de savoir justement son vrai vouloir, mais nul ne peut non plus connaître vraiment un autre, fut-il son frère. Chacun est seul et le reste. « La note dominante de la vie de Sebastian a été la solitude, et plus le destin essayait avec gentillesse de faire qu’il se sentit dans son élément, contrefaisant admirablement les choses qu’il pensait vouloir, plus nettement Sebastian se rendait compte qu’il n’était pas fait pour cadrer dans le tableau – dans aucun tableau » p.420. Sebastian, comme le saint, sera toujours percé de flèches pour sa différence. La connaissance intime comme la biographie vraie sont impossibles.

Dès lors, ce qui commence comme un récit recomposé de vie se transforme en un récit présent d’enquête sur une vie. Comme en physique, éclairer une particule la change, faire la lumière sur la vie d’un auteur n’éclaire qu’une facette du personnage – ce pourquoi toutes les biographies ont quelque chose de vrai, celle du pompeux et insipide Mr Goodman comme celle du narrateur. Nulle n’est vraie, chacune est vraisemblable.

Même « le sexe » n’explique pas tout, n’en déplaise à Freud et aux freudiens, que Vladimir Nabokov n’a jamais porté dans son cœur. « Laisser l’idée de ‘sexualité’, en admettant que la chose existe, tout envahir et s’en servir pour ‘expliquer’ tout le reste, est une grave erreur de raisonnement » p.469. L’auteur en sait quelque chose, qui est tombé amoureux d’Irina alors qu’il avait épousé Vera. Mais cette vague qui s’est brisée ne peut expliquer la mer tout entière, fait-il écrire Sebastian, cité par son demi-frère narrateur. « Les femmes de mœurs légères ont l’esprit lourd », se plaît-il à ajouter p.505. Ce qui est une vérité, je l’ai souvent constaté.

Même l’empathie la plus grande est au risque de passer à côté. Sebastian croit voir l’ombre de sa mère dans l’hôtel de Roquebrune où elle était descendue jadis – mais il s’est trompé de Roquebrune. Le narrateur, à la dernière heure, croit communiquer avec l’âme de Sebastian endormi qui respire dans la chambre d’hôpital à Saint-Damier – mais c’est un autre malade que le gardien peu lettré et endormi a indiqué.

Seule la recréation est légitime. D’où plusieurs textes et plusieurs personnages dans ce roman, beaucoup de masques, comme ce loup sur le visage que met un moment Sebastian pour lire son œuvre. Le vrai n’est qu’approché, il n’est que multiplication d’images plausibles et de faits vérifiés.

Mais pourquoi écrire sur la vie d’un autre ? Pour se couler en lui ou pour exister plus intensément soi ? Le désir est un manque-à-être disait Lacan.

Au total, pour un lecteur sans intention d’exégèse littéraire, le roman est séduisant. Il reprend des éléments « vrais » dans la vie de Nabokov et imagine des personnages différents qu’il est difficile de mettre en images. Sébastien est cet officier fléché pour sa foi différente – et soigné par les femmes ; Knight est le cavalier du jeu d’échecs qui se déplace en L en changeant de couleur de case mais reste une pièce mineure proche du fou. Comme tout est pensé chez Nabokov, le lecteur devra prendre cela en considération afin d’en tirer plaisir.

Vladimir Nabokov, La vraie vie de Sebastian Knight, écrit en 1939, publié en 1941 et revu en 1969, Gallimard Folio 1979, 320 pages, €8.30

Vladimir Nabokov, Œuvres romanesques complètes tome 2, Gallimard Pléiade 2010, édition de Maurice couturier, 1755 pages, €76.50 https://ww

Vladimir Nabokov chroniqué sur ce blog

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Troisième sexe

Caroline de Haas affirme avec autant de légèreté que de force que « un homme sur deux ou trois est un agresseur » de femmes. C’est un peu comme si un homme déclarait que deux femmes sur trois aguichent comme des putes, ouvrant les cuisses avant d’ouvrir la bouche pour dénoncer et « balancer ». C’est aussi con… Haas a pourtant été élevée sous Mitterrand et quatorze années consécutives de « la gauche au pouvoir » qui devait – bien évidemment – libérer les humains de toute leurs exploitations (Catherine a été « jeune socialiste » puis encartée au PS jusqu’ à 34 ans). Bilan : ce ne fut pas le cas – au contraire ! La génération 68, encouragée par toute la gauche, a fait du sexe l’alpha et l’oméga d’une existence réussie (si t’as pas baisé mille femmes à 50 ans c’est qu’t’as raté ta vie). Et la psychologie freudienne mal assimilée a fait du blocage un consentement déguisé (non ! non ! voulait toujours dire oh, oui !). D’ailleurs, il était interdit d’interdire et tous les désirs devaient s’assouvir afin de ne pas être frustré, donc névrosé, donc malade et malheureux…

Dès lors que le désir non contrôlé devient un danger pour la société et que règne le plus fort (mâle le plus souvent), il existe deux solutions.

La première ? Ramener les mœurs en arrière pour rétablir la morale d’avant-68 : écoles séparées pour les garçons et les filles, métiers assignés pour chacun des sexes, interdiction des femmes dans la police ou l’armée, répression féroce envers tout écart (à l’américaine : surtout ne pas monter dans un ascenseur seul avec une ou plusieurs représentant du sexe opposé, ne pas rester seul au bureau, ne jamais inviter une relation chez soi sans témoin, etc.). Aux Etats-Unis, cela passe par la religion puritaine et le moralement correct qui fait « honte » du sexe (mais pas des armes, bénis substituts de pénis). En Europe, cela passe par le renforcement du « droit » avec un empilement de lois donnant de plus en plus de détails sur ce qui est autorisé ou interdit pour coucher, attoucher ou simplement déclarer, avec recul de toute prescription pour que chacun soit bien figé dans son « essence » et condamné pour « être » définitivement agresseur. Cette façon de voir, analogue au racisme qui fige les gens dans leur biologie, est d’essence réactionnaire.

Notez bien que ce rigorisme est non seulement tout à fait compatible avec l’islam militant, mais réclamé par lui comme par les intégristes catholiques et juifs. Faut-il donc faire « soumission » (le titre d’un roman prophétique de Michel Houellebecq) et appliquer la charia pour être désormais (et paradoxalement) fémininement correct ? La contrepartie serait bien évidemment de voiler les femmes et de les reléguer au harem. Comme au Pakistan, « pays des purs » : aucune femme dans la rue, ou bien sous voiles et dûment accompagnée d’un mâle au moins de plus de 13 ans.

La seconde solution ? Elle est de considérer Haas pour ce qu’elle est : une provocatrice dans l’outrance – donc insignifiante –  et d’aller voir ailleurs un remède. Or il existe : la société (occidentale) y vient doucement, malgré trumpisme et poutinisme qui en rajoutent des tonnes dans le viril – comme ces entraîneurs de foot qui enflent la voix et prennent un accent mâle pour fouetter l’orgueil des gamins de 10 ou 12 ans en les traitant de fiottes. Le remède à ces bouffonneries est dans le « troisième sexe ».

Biologiquement, le « troisième sexe » n’existe pas, bien que les hermaphrodites puissent y être assimilés – mais ils ne se reproduisent pas.

Il faut quitter la pure physique biologique pour parler de « troisième sexe ». Il y a belle lurette que l’on sait que tout ce qui est humain n’est pas réductible à la génétique ni à l’épigénétique. L’être humain est un animal, certes, mais sa très longue enfance en fait un être particulièrement marqué par son environnement, notamment par ses relations avec les autres. Le sexe est largement une donnée psychologique, donc sociale. C’est ainsi que, même pubère bien plus tôt, les relations sexuelles ne sont « autorisées » par la loi qu’à partir de l’âge de 15 ans ; bien que biologiquement sans obstacle, l’inceste est prohibé (les chats, par exemple, s’en moquent) ; qu’une pression très forte de la famille, des amis, du divertissement, est en faveur des relations hétérosexuelles aux fins de reproduction.

Nos sociétés changent, les rapports sexués aussi. Depuis que sévit la mode du jeunisme, de l’adolescentrisme, du féminisme, de l’éternel vingt ans, nos sociétés deviennent androgynes. Ce « troisième sexe » – ni macho ni virago – est une construction sociale, accentuée par l’éducation, surtout à l’école où les femmes sont plus que majoritaires. Elle a existé chez certains peuples dans l’histoire, elle se développe aujourd’hui chez les individus à qui l’on reconnait des talents de médiateurs ou qui apparaissent tout simplement « sympathiques ».

La pression sociale encourage désormais à atténuer les valeurs dites masculines de compétition, d’affirmation, de violence, pour privilégier les valeurs dites féminines de conciliation, de douceur et de convivialité. Les métiers jusqu’alors masculins comme la police ou l’armée sont moins tranchants. Sont-ils pour cela moins efficaces ? Peut-être face aux caïds des banlieues qui ne connaissent que les rapports de force, mais pas sûr pour tout le reste : la proximité et le dialogue dans la police valent mieux à long terme que l’usage de la force et l’humiliation ; la stratégie et les actions indirectes à l’armée sont souvent plus fructueuses que l’affrontement brutal (les Yankees en Irak l’ont bien appris, tout comme les Soviétiques en Afghanistan et les Israéliens en Palestine…).

Quoi de mieux qu’un idéal de « troisième sexe » pour éviter les travers agressifs (trop reprochés aux mâles) et les travers maternants (trop reprochés aux femelles) ? Le « troisième sexe » serait la reconnaissance de la part féminine en l’homme comme de la part masculine en la femme, une sorte de milieu juste où les deux pourraient être en relation d’égalité, copains et compagnons plutôt que forcément accouplés.

Dans l’histoire justement, l’éducation, le rang dans la famille, la position sociale, ont placé certains individus dans une situation intermédiaire où ils incarnaient un potentiel de relations non connotées – ni trop « viriles », ni trop « féminines ».

Les Eskimos Inuit avaient pour usage de travestir certains de leurs enfants pour les élever comme s’ils appartenaient au sexe biologique opposé. A la puberté, la physiologie reprenait ses droits et ces enfants changeaient symboliquement de sexe, adoptant les vêtements et les tâches conformes à leur statut de nature. Mais leur polyvalence, cette capacité qu’ils avaient acquise de prendre des points de vue opposés, d’une sphère symbolique à l’autre de la société, leur donnait une souplesse de relations et une ouverture d’esprit qui était très valorisée. Les Eskimos allaient jusqu’à leur prêter un pouvoir particulier de médiateur, non seulement dans la société mais aussi entre le monde des vivants et celui des esprits. En un sens, c’est un peu ainsi que les catholiques ont vu leurs prêtres, si l’on y réfléchit : ni homme investi de responsabilités familiales, ni femme ayant à élever des enfants, le curé était à la fois le père pour tous et celui qui n’exerce pas d’action ici-bas. Le curé-copain de l’après-68 a peut-être aidé des ados en manque de repères, mais sûrement pas leurs ouailles adultes qui avaient besoin d’autre chose que de plate compassion.

C’est une même capacité à franchir les frontières qui caractérisait les « berdaches » amérindiens. Ils n’étaient pas tous homosexuels, bien que travestis. La culture française, au contraire de l’anglo-saxonne, adore trancher dans l’absolu les catégories et étiqueter de façon définitive les comportements, or la réalité est souvent bien plus complexe. L’anthropologue Margaret Mead a étudié la division sexuée du travail en Océanie. Elle montré dès les années 1930 que la répartition des tâches entre genres était plus culturelle que naturelle. Les ethnologues français, trop marqués par Freud ou contaminés par Engels, aimaient à confondre sexe social et sexualité génitale. Ils rajoutaient une couche de plus sur la morale ambiante, catholique et bourgeoise, avec ce travers caporaliste envahissant qui assimilait allègrement pratiques sexuelles et rôle social. Pour eux, les berdaches étaient homos, donc moralement répugnants, point à la ligne. Mauss ne voyait par exemple chez les Inuits qu’un ‘communisme primitif’ où chacun s’envoyait en l’air avec quiconque durant les mois d’hiver. Alors que les études des années 1960 ont montré qu’il s’agissait de toute une cosmologie où des ancêtres et des amis disparus reviennent dans les âmes de certains enfants nouveau-nés, qui sont élevés comme eux – mêmes s’ils sont de sexe biologique différent. Ou bien, lorsque l’équilibre de la famille entre garçons et filles était trop accentué, certains enfants étaient élevés comme s’ils étaient de l’autre sexe pour le partage des tâches.

Chez les Sioux, quelques hommes étaient travestis depuis leur adolescence à la suite d’une expérience initiatique ou parfois d’un rêve. En Polynésie, la confrérie des Arioï, réunissait des mâles qui visaient à capter et à contrôler les pouvoirs surnaturels féminins en étant éduqués comme des filles ; ils jouaient les rôles de conteur, de danseur et de bouffon, et avaient des relations sexuelles avec les adolescents mâles consentants, ce qui était valorisé. Les Arioï pouvaient se frotter le ventre avec qui ils voulaient mais n’avaient pas le droit d´enfanter. Ce chevauchement de la frontière des sexes, génitalement pratiqué ou seulement symbolique, devenait une composante de la personnalité adulte, rendant les individus autonomes et polyvalents. Ils devenaient alors chamanes, personnages d’androgynes métaphoriques. A Tahiti et dans les îles du troisième sexe, les mahu (dites mahou) sont souvent aujourd’hui d’excellents animateurs, cuisiniers, graveurs, artistes ou baby-sitters.

Dans nos sociétés occidentales, ce sont les médiateurs. Comme les chamanes, ils gèrent les crises et les rapports sociaux comme ils ont dû gérer leurs propres conflits intérieurs et leurs déséquilibres personnels symboliques. Jules Verne dans Deux ans de vacances où tout un groupe d’enfants se retrouvent naufragés sur une île, sans aucun adulte et livrés à eux-mêmes, met en scène un beau caractère de médiateur en la personne du jeune Briant. Christian Blanc, Raymond Soubie, Carlos Ghosn, Barack Obama et peut-être Emmanuel Macron étant donné son expérience amoureuse hors des normes, sont par exemple des hommes élevés autrement des autres, ayant connus des univers culturels différents. Michel Serres appelle « tiers instruit » ces chevaucheurs de frontières, gauchers contrariés, voyageurs, polyglottes, psychologiquement androgynes…

Je traduis pour les primates, victimes de la maléducation nationale : il ne s’agit pas bien évidemment de sexe biologique mais de rôle social et culturel. Chacun reste homme ou femme (ou bi s’il ne sait pas choisir), mais atténue les disproportions mâles ou femelles – surjouées depuis l’essor de la bourgeoisie industrielle et coloniale – pour devenir « vivable ». Ces gens sont des passeurs, des intermédiaires, en bref des diplomates. Le troisième sexe existe, à condition de ne pas le réduire à la bite ou au cul.

La solution numéro deux me paraît plus positive à long terme que la régression numéro un, d’essence carrément réactionnaire, n’en déplaise à la Haas.

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Philip Roth, La plainte de Portnoy (Portnoy et son complexe)

A 33 ans, le narrateur juif, avocat travaillant pour la municipalité à promouvoir l’égalité américaine, entre en psychanalyse. Il veut se connaître. Enfance couvée, adolescence sexuellement rebelle, débuts dans l’âge adulte désastreux avec les femmes, son long monologue interpelle, gémit, proteste et souffre. Il est pathétique et comique, Alexander Portnoy, au prénom de conquérant goy blond et au nom juif quasi pornographique (porn toy ? jouet sexuel). C’est qu’il est partagé entre ses origines qui l’enchaînent dans la juiverie la plus repliée et son aspiration à intégrer le rêve américain.

Injonctions contradictoires issues de son éducation. « Les Juifs, je les méprise pour leur étroitesse d’esprit, pour leur bonne conscience, pour le sentiment de supériorité incroyable et bizarre que ces hommes des cavernes que sont mes parents et les autres membres de ma famille ont acquis Dieu sait comment – mais dans le genre clinquant et minable, en fait de croyance dont un gorille même aurait honte, les goyim [chrétiens] sont tout simplement imbattables. A quelle espèce de pauvre connards demeurés appartiennent donc ces gens pour adorer quelqu’un qui, primo, n’a jamais existé et qui, secundo, à supposer qu’il ait jamais existé, était sans aucun doute, vu son allure sur cette image, la grande Pédale de Palestine. Avec des cheveux coupés comme un page, un teint de Bébé Cadum – et affublé d’une robe qui, je m’en rends compte aujourd’hui, venait sûrement de Frederick’s of Hollywood ! [chaîne de lingerie féminine des années 40] Ras le bol de Dieu et de toutes ces foutaises ! A bas la religion et cette humanité rampante ! » p.374 Pléiade. Tout le monde en prend pour son grade, juifs comme chrétiens. Tous des croyants, tous des enchaînés pas près de se libérer, et qui enchaînent leurs enfants à leurs névroses. C’est truculent et libertin – mais pas faux.

L’auteur décrit l’Amérique des années 40 et 50, la juxtaposition des milieux qui se mélangent peu (l’apartheid envers les Noirs ne sera levé que dans les années 60). Il provoque par son déballage verbal, il est impitoyable avec les milieux sociaux, qu’ils soient WASP ou juif, il offre une satire de la psychanalyse de base posée comme réponse à tous les maux. Les critiques, souvent instinctives, émotionnelles et superficielles, confondent l’auteur et son personnage, le roman avec une confession. Mais la littérature sert justement à sublimer l’intime dans une fiction plus vraie que nature. Philip Roth est entré en psychanalyse de 1962 à 1967 après son divorce désastreux ; il a assisté au grand déballage polémique sur la guerre du Vietnam, la libération sexuelle, le Watergate. Lorsqu’il publie son roman, en 1969, il se lâche. Foin de l’hypocrisie, la vérité. Tout est bon à dire, même si ce n’est pas sa biographie. « Qui d’autre, à votre connaissance, a été effectivement menacé par sa mère du couteau redouté ? Qui d’autre a eu la chance d’être si ouvertement menacé de castration par sa maman ? Et qui d’autre, en plus de cette mère, avait un testicule qui ne voulait pas descendre ? Une couille qu’il a fallu amadouer, dorloter, persuader, droguer ! Pour qu’elle se décide à descendre s’installer dans le scrotum comme un homme ! Qui d’autre connaissez-vous qui se soit cassé une jambe à courir après les shikses (non juives) ? Ou qui se soit déchargé dans l’œil lors de son dépucelage ? Ou qui ait trouvé un véritable singe vivant en pleine rue de New York, une fille avec une passion pour La Banane ? Docteur, peut-être que d’autres font des rêves, mais à moi, tout arrive. J’ai une vie sans contenu latent. Le fantasme devient réalité » p.445. Voilà une vie en résumé plein d’humour.

Le personnage est issu du quartier populaire juif de Newark et grandit dans un appartement modeste entre une mère castratrice, un père constipé et une sœur effacée. Il est l’enfant-roi, le petit garçon à sa maman vers lequel tous les espoirs de réussite de la famille se portent. Ce cocon étouffant, ces parents tyranniques à force d’amour fusionnel, le font heureux durant l’enfance – qui a besoin de protection. Mais l’adolescent se révolte devant ce comportement de tortue en diaspora qui a une sainte terreur de toute souillure, de la nourriture comme du contact. L’obsession de la pureté engendre la névrose. Ce n’est pas qu’une névrose juive, mais elle est fort présente dans cette famille où la Mère régente sa maisonnée, rend impuissant le père, efface sa fille et menace d’un couteau son garçon lorsqu’il ne veut pas manger la nourriture issue de son propre sein. La rébellion pubère est de prendre le contrepied de tout cela : jaillir au lieu de retenir, manger dehors des mets interdits comme des hamburgers non kasher et des frites goy, partir en vacances avec une fille protestante à 17 ans, pour ses premières vacances universitaires…

C’est cocasse et émouvant, cet oisillon qui se débat pour sortir de sa coquille et émerger enfin à la lumière. Le sexe est au fond la seule chose qui lui appartienne, lorsqu’il est en âge de s’en apercevoir. Il patine sur le lac en poursuivant des filles goy à 13 ans, ému par leur blondeur et inhibé de les aborder – jusqu’à se casser une jambe – juste châtiment ! Il se masturbe plusieurs fois par jour, d’une inventivité fiévreuse pour son plaisir, tronchant une tranche de foie de veau derrière un panneau dans la rue, puis chez lui dans le frigo (avant de la manger benoitement en famille au dîner), violant une pomme évidée ou une bouteille de lait au goulot graissé, éjaculant dans son gant de baseball au cinéma ou dans une chaussette dans son lit… Les titres des chapitres sont édifiants, volontairement immergés dans le foutre : La branlette, Fou de la chatte.

Mais les lecteurs qui s’arrêteraient au sexe ne comprendraient pas le roman.

Si les rabbins se déchaînent à la sortie du livre, c’est que l’auteur juif traite du monde juif et de son intolérance, de sa mentalité de ghetto. Même en Israël, où le personnage voyage et découvre avec émerveillement que « tout le monde est juif », les mœurs sont intolérantes : la kibboutzim sportive et volontaire qu’il rencontre le rend impuissant parce qu’elle exsude le moralisme militant – comme sa mère à Newark une génération avant.

Si les psychanalystes se déchaînent, c’est que l’auteur montre combien les psys sont des acteurs avides d’argent plutôt que de cure : son Spielvogel (au nom qui signifie jouer avec son oiseau) a un accent germanique yiddish et garde le silence (car le silence est d’or). Pirouette ultime, la dernière phrase du livre incite le personnage à tout reprendre car, après la diarrhée verbale (celle que son père n’a pas su provoquer), le travail peut commencer.

Si les confrères écrivains se déchaînent, c’est que l’auteur montre l’autre face de l’Amérique, son hypocrisie coincée entre grands principes et mots généreux – mais la réalité tout autre. Le style oral choisi par Philip Roth est en écho au stade oral de Freud (le personnage n’aime rien tant que de se faire sucer) et à l’obsession maternelle de lui faire ingérer sa nourriture. « Pourquoi donc, je vous le demande, toutes ces règles et ces interdits alimentaires, sinon pour nous exercer, nous autres, petits enfants juifs, à subir la répression ? » p.303. L’oralité est censée lever les tabous, curer par la parole, déballer les complexes. La « libération » des déterminismes biologiques, familiaux, ethniques, culturels, va-t-elle intervenir ?

Le sexe pousse à s’ouvrir à l’autre, à entretenir des relations. C’est pourquoi la masturbation adolescente est une impasse, engendrée par la névrose de la mère juive castratrice hantée de souillure. Baiser à couilles rabattues – et si possible des shikses (femelles non juives) – est une conquête de l’Amérique. Ce pourquoi le personnage va en enfiler une brochette représentative : Kay au grand cœur et gros cul dite la Citrouille, Sarah l’aristo de Nouvelle-Angleterre dite la Pèlerine, et Mary Anne la vulgasse illettrée issue de culs terreux de l’Amérique agricole. Que des blondes, que des White Anglo-Saxon Protestant (WASP). L’alternative aurait été d’épouser une juive de sa rue et de reproduire indéfiniment le schéma familial : épouse fidèle gardienne des traditions juives, flopée de gosses juifs, partie de softball le dimanche matin avec les hommes juifs du quartier juif.

Dans ce roman passionnant, écrit comme un monologue par associations et qui se lit fluide, l’auteur nous fait aimer ce monde juif new-yorkais et son personnage désemparé de devoir se débattre dans toutes ces contradictions. Rabelaisien en prouesses sexuelles, il est aussi psychologue, dressant un portrait soigné d’un névrosé qui cherche à en sortir, et sociologue, sur une certaine Amérique moyenne où chacun cherche à se différencier par affirmation de son milieu. Contre l’esprit de sérieux, mais avec profondeur, ce roman est profondément réjouissant.

Philip Roth, Portnoy et son complexe, 1969, Folio 1973, 384 pages, €6.66

Traduit sous le titre La plainte de Portnoy dans l’édition Pléiade : Philip Roth, Romans et nouvelles 1959-1977, Gallimard Pléiade édition Philippe Jaworski 2017, 1204 pages, €64.00

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Claude Lévi-Strauss, De près et de loin

L’ouvrage retrace l’itinéraire d’un intellectuel. Claude Lévi-Strauss a pudeur à parler de lui, il n’évoque que son travail ; tout intellect, il commente l’évolution de sa réflexion. Le corps, l’affectivité, ne concernent pas le public pour ce savant élevé en pleine ère victorienne ; il ne lui en dira rien. En revanche, à propos de son seul métier – penser – il développe avec soin sa genèse, ses rencontres, ses lectures, ses influences. Tout ce qui en a fait un cerveau – réduit à son rationalisme. Tel se présente Claude Lévi-Strauss : un bourgeois du XIXe siècle, grosse tête et petit corps, volonté de pensée pure. Comme si l’esprit flottait seul au-dessus des eaux, comme l’Autre.

Mais cette attitude est bien passée, Monsieur le professeur. Mais 68 est advenu – même si, pour nous, ce mai a été la consécration d’une longue dégradation de l’université, voire de la pensée, la massification standard des savoirs réduits au plus petit commun dénominateur des élèves. Un univers est mort, Monsieur Lévi-Strauss, malgré votre œuvre méritante. Faut-il le regretter ? Depuis Nietzsche, que vous auriez dû lire plus attentivement si l’on en juge par ce que vous en dites, on sait que toute pensée est incarnée, même chez les intellectuels. C’est pourquoi nous aurions aimé en connaître un peu plus sur vous-même, sur ce qui vous pousse. Votre questionneur n’a pas jugé bon d’insister, trop aspirant intello lui-même, probablement. Tant pis, contentons-nous de votre intellect épuré.

Claude Lévi-Strauss est un grand homme mais pas un génie. « Sartre avait du génie, mot que je n’appliquerais pas à Aron. Sartre était un être à part, avec un très grand talent littéraire et capable de s’illustrer dans les genres les plus divers », dites-vous p.117. Lévi-Strauss se situe plutôt du côté Aron. Par pudeur ? Par timidité ? Ou plutôt par souci de « respectabilité » ? « Laissez-moi travailler où j’ai envie, je ne ferai aucune vague ». Par excès de rationalisme qui réduit l’être ? Par peur de l’imagination ? « Je ne suis pas quelqu’un qui capitalise (…) plutôt qui se déplace sur une frontière toujours mouvante. Seul compte le travail du moment. Et très rapidement il s’abolit ». p.6. Lévi-Strauss en technicien de l’intellect – pas en inventeur ? Une fuite, il répare ; un mauvais circuit, il simplifie. En contraste avoué avec certains de son temps : « Les Surréalistes ont été attentifs à l’irrationnel. Ils ont cherché à l’exploiter du point de vue esthétique. C’est un peu du même matériau dont je me sers, mais pour tenter de le soumettre à l’analyse, de le comprendre en restant sensible à sa beauté » p.53. Tout est dit : « soumettre », « analyse ». Le pur fil du rationalisme étroit des Lumières, qui furent pourtant bien autres choses ; la prétention de se poser, par la science poussée jusqu’à la réduction scientiste, en maître et possesseur de la nature. Et le lecteur ne saura rien, dans ce testament intellectuel que se veut l’entretien, de cette « sensibilité à la beauté » aussi vite oubliée qu’évoquée.

Un aveu métaphysique pourtant : Lévi-Strauss se dit « pénétré du sentiment que le cosmos, et la place de l’homme dans l’univers, dépassent et dépasseront toujours notre compréhension » p.14. D’où son absence de rapport à un dieu personnel. Les croyants ont, pour lui, « le sens du mystère », la science grignote sur les bords mais la connaissance n’a pas de fin. Un technicien, vous dis-je, qui tente de se servir au mieux de ses outils cérébraux. Si « c’est des Surréalistes que j’ai appris à ne pas craindre les rapprochements abrupts et imprévus » p.54, « j’éprouve de la réticence devant un parti-pris consistant à répéter sur tous les tons : attention, les choses ne sont pas comme vous croyez, c’est le contraire » p.105. Lévi-Strauss ne veut pas être confondu avec Michel Foucault, l’inversion des codes n’est pas sa tasse de thé, ni agir sur le mode « majesté impériale » de Lacan gourou. Il se verrait plutôt en Don Quichotte, avec cette précision à la Montherlant : « le don-quichottisme, me semble-t-il, c’est, pour l’essentiel, un désir obsédant de retrouver le passé derrière le présent. Si d’aventure un original se souciait un jour de comprendre quel fut son personnage, je lui offre cette clé » p.134. Toujours le manque d’imagination et la virtuosité technique pour retrouver le même sous le multiple. D’où la tentation de l’Orient : « Une des raisons de la fascination qu’exerce sur moi le Japon tient justement au fait qu’on y sert une culture littéraire, artistique, technique, hautement développée en prise directe sur un passé archaïque, où l’ethnologue retrouve un terrain familier » p.128.

« La pensée de Freud a joué un rôle capital dans ma formation intellectuelle ; au même titre que celle de Marx. Elle m’apprenait que les phénomènes en apparences les plus illogiques pouvaient être justiciables d’une analyse rationnelle. Vis-à-vis des idéologies (phénomènes collectifs au lieu d’individuels, mais aussi d’essence irrationnelle), la démarche de Marx me paraissait comparable : en-deçà des apparences, atteindre un fondement cohérent d’un point de vue logique » p.151. La logique, cartésienne, anti boche pour cet homme né avec la guerre de 14, ce qui l’a fait ignorer Nietzsche bien qu’il cherchât lui aussi à démonter les apparences de la Morale et de la Religion. Et qui affirmait que toute logique, toute raison, est fondée sur quelque-chose de plus profond : une volonté. Quelle est donc « la volonté » de Lévi-Strauss, sinon ce rationalisme positiviste français du siècle dernier ?

Technicien encore, il l’est lorsqu’il manifeste son « respect de l’histoire, le goût que j’éprouve pour elle », qui provient « du sentiment qu’elle me donne qu’aucune construction de l’esprit ne peut remplacer la façon imprévisible dont les choses se sont réellement passées. L’événement dans sa contingence m’apparaît comme une donnée irréductible » p.175. Après – mais seulement après – on peut tenter de comprendre, d’expliquer. Lévi-Strauss reste un empiriste logique. Ce qui fait sa sagesse : « J’estime que mon autorité intellectuelle (…) repose sur la somme de travail, sur les scrupules de rigueur et d’exactitude, qui font que, dans des domaines limités, j’ai peut-être acquis le droit qu’on m’écoute » p.219. Intellectuel, mais pas génie : « Un Victor Hugo pouvait se croire capable de juger de tous les problèmes de son temps. Je ne crois plus cela possible » p.219… même si Sartre l’a tenté en grand (et Bourdieu, le dernier, en petit).

D’où son agacement indulgent envers les poncifs de l’époque : mai 68, Foucault, Lacan, Sartre et Aron, le Racisme (avec un grand R). « Un étalage périodique de bons sentiments » en ce dernier domaine, ne sauraient suffire. Il faut réfléchir à ce qui est et à ce que l’on veut. Rien n’est en noir et blanc, pas plus le racisme qu’autre chose. Justement, « c’est la différence des cultures qui rend leur rencontre féconde. Il est souhaitable que les cultures se maintiennent diverses. » Mais « il faut consentir à en payer le prix : à savoir que des cultures attachées chacune à un style de vie, à un système de valeurs, veillent sur leurs particularismes ; et que cette disposition est saine » p.207. A lire, à relire et à méditer pour tous les intellos bobos hors sol dont la niaiserie croit que tout le monde il est beau et gentil et que le Grand métissage est la voie rectale de demain.

Lévi-Strauss montre cette tempérance de longue vue et de vieille sagesse : « Qu’avais-je proposé ? De fonder les droits de l’homme non pas, comme on le fait depuis l’Indépendance américaine et la Révolution française, sur le caractère unique et privilégié d’une espèce vivante, mais au contraire d’y voir un cas particulier de droits reconnus à toutes les espèces. En allant dans cette direction, disais-je, on se mettait en situation d’obtenir un plus large consensus que ne le peut une conception plus restreinte des droits de l’homme, puisqu’on rejoindrait dans le temps la philosophie stoïcienne ; et dans l’espace celle de l’Extrême-Orient. On se trouverait même de plain-pied avec l’attitude pratique que les peuples dits primitifs, ceux qu’étudient les ethnologues, ont vis-à-vis de la nature » p.227. C’est habile, c’est grand – comprendra-t-on ?

Les pages indiquées sont celles de l’édition originale 1988.

Claude Lévi-Strauss, De près et de loin – entretiens avec Didier Eribon, 1988, Odile Jacob 2001, 269 pages, €8.90 e-book format Kindle €15.99

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Une méthode dangereuse (A dangerous method) de David Cronenberg

La méthode dangereuse (pour la morale bourgeoise chrétienne) est celle de la psycho-analyse, que Freud (Viggo Mortensen) impose d’abréger en psychanalyse. « Science juive » – il le dit dans le film – cette obsession à chercher du sexe dans tout désordre psychologique hérisse Carl Gustav Jung (Michael Fassbender), qui n’est pas juif et pense élargir le concept aux archétypes culturels et à l’inconscient collectif. Mais Freud, jaloux de son autorité et très paternaliste, cigare à la bouche (substitut de pénis ?) à la tête de ses six enfants et de ses nombreux disciples envoûtés, refuse de sortir du matériel (le sexe) pour des spéculations (et pourquoi pas la télépathie ?). Cet aspect impérieux du personnage, dialectique et sûr de lui, est une réussite du réalisateur.

Le film est tiré d’une pièce du britannique Christopher Hampton The Talking Cure inspirée d’un roman de John Kerr – autant dire qu’il simplifie la simplification et outre les propos ! Il tente de saisir la psychanalyse vers 1900, lorsqu’elle n’est pas encore admise et est plutôt crainte comme une « peste », ainsi que Freud le déclare à Jung sur le bateau qui les emmène en conférences aux Etats-Unis.

Pour rabaisser Jung, médecin suisse à l’épouse riche qui risque de lui faire de l’ombre, Freud fait miroiter son héritage à la tête du mouvement psychanalytique et lui envoie une patiente diabolique, la juive russe Sabina Spielrein (Keira Knightley). Son jeu d’actrice est à l’excès, presque surjoué, à croire que la névrose est aussi dans sa vie. Cette demoiselle qui rêve d’être médecin et pourquoi pas psychanalyste elle aussi, est hystérique, parcourue de spasmes. Son père l’a humiliée nue dès l’âge de 4 ans et certains mots ne peuvent sortir car elle jouit lorsqu’elle est battue et se précipite dans l’autoérotisme, ce qui lui fait honte. Elle ne rêve que de s’envoyer en l’air dans les étoiles ou du grand voyage dernier qui est le suicide. Sa thèse, plus tard, aura pour sujet Destruction comme cause du devenir : pour elle, donner la vie donne la mort, on ne peut que s’effacer en mettant des enfants au monde, sexe et mort sont liés. Jung l’écoute, la cure par la parole, lui laisse entendre avec optimisme que rien ne s’oppose à ce qu’elle soit un jour médecin. Il la guérit – mais pas sans ce phénomène du transfert, bien connu des psychanalystes, qui rend sa patiente amoureuse de lui.

C’est alors que Freud lui envoie un autre patient, son disciple Otto Gross (Vincent Cassel), anarchiste et drogué, obsédé de sexe comme Freud mais qui lâche ses désirs sans contrainte comme préconisé deux générations plus tard en 1968. Il a déjà fait trois petits-fils bâtards à son magistrat bourgeois de père qui, s’en est trop, l’envoie se faire soigner. Gross va convaincre Jung, moins au fait que Freud et lui de l’ensorcellement dialectique, qu’il doit céder à ses désirs pour soigner vraiment. Seule la vérité mise au jour importe, n’est-ce pas ? Et le piège se referme sur Carl Jung.

Il cède à sa patiente Sabina, nymphomane avide de le baiser ; il la fouette, il la « défonce » (terme de Gross), et elle adore ça. Cette physique expérimentale est bien meilleure que celle qu’il peut tenter avec sa femme Emma (Sarah Gadon), qui ne lui donne que deux filles avant de « réussir » un garçon. Cette humiliation sociale de l’époque patriarcale la rend tolérante aux frasques extra-conjugales de son mari, qu’elle devine avant d’en savoir plus par la rumeur.

Lorsque, par bienséance (et parce que son épouse vient de lui donner enfin un fils), l’aryen Jung veut rompre avec la juive Sabina, celle-ci se révolte : à la fois comme amante, comme juive et comme femme. Pourquoi ne pas continuer à la « soigner » alors que cela n’enlève rien à l’épouse ? Tout l’écart entre la Vienne autrichienne juive moderniste et le Zurich suisse aryen et bourgeois est illustré. L’intelligence serait du côté Freud, la mystique du côté Jung. C’est un peu simple, mais on ne fait pas de film sans caricature et Cronenberg, étant lui-même d’origine juive lithuanienne, ne pouvait que privilégier les siens.

Mais la psychanalyse soigne-t-elle vraiment ? A suivre les personnages, aussi bien les médecins que les patients, on peut en douter… C’est ce qui fait la mélancolie du film, malgré les scènes « hystériques » très bien jouées entre Sabina et Jung, entre Gross et Jung et même entre Freud et Jung.

DVD Une méthode dangereuse (A dangerous method) de David Cronenberg, 2011, avec Keira Knightley, Michael Fassbender, Viggo Mortensen, Vincent Cassel, Sarah Gadon Warner Bros 2012, 1h35, blu-ray €8.39, standard €8.47

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Freud, passions secrètes de John Huston

Peu connu mais heureusement réédité, cet ancêtre en noir et blanc du « biopic » tellement à la mode donne des leçons aux petits jeunes qui croient tout inventer avec leur génération. Embrasser la psychanalyse à sa naissance théorique, avec Freud, est une gageure.

John Huston avait demandé un scénario à Jean-Paul Sartre – l’Intellectuel mondial (après Mao) de cette époque. Le Normalesupien obsédé n’avait pas eu le temps de faire court… il avait livré 1600 pages d’inceste, de prostitution, de viol, d’homosexualité, de masturbation, de pédophilie et d’aberrations sexuelles de toute nature. Charles Kaufman et Wolfgang Reinhardt ont donc repris le scénario impossible pour en faire un film de 3 h, réduit avec raison à 2 h par les studios Universal. Bien sûr, on ne peut tout dire, mais l’effort de faire court permet de suggérer, ce qui est bien plus efficace.

Freud est un explorateur d’un domaine jusqu’ici inconnu, l’inconscient. Après Copernic qui a prouvé que la Terre n’était pas le centre du monde créé par Dieu, puis Darwin qui a démontré que l’homme était un animal, voilà que Freud prouve que la Raison n’est qu’une part infime du continent intime. Scandale chez les bourgeois chrétiens viennois ! Car les médecins qui se piquent de science réduisent l’humain à sa dimension mécanique et la maladie à l’attaque par des microbes (à l’époque, même le virus n’existait pas dans les esprits). Comme Sigmund Freud, Montgomery Clift qui l’incarne est un acteur torturé, névrosé et – pour en rajouter – ivrogne, drogué, homosexuel. Mais il a les yeux clairs, ce que fait ressortir sa barbe noire avec un éclat extraordinaire. Lorsqu’il regarde sa patiente en souriant à demi, il est l’Hypnotiseur qui va pénétrer aux tréfonds de son âme, le bon docteur qui va tout savoir – presque trop.

La thérapie est présentée de façon un peu simple : hypnose en dix secondes sur le mouvement d’un cigare, puis suggestion de retourner dans le passé, ordre de garder en mémoire ce souvenir refoulé, puis réveil et guérison. Ce qui est exprimé par les mots passe de l’inconscient au conscient.

L’approche tâtonnante de la méthode est en revanche bien rendue : le blocage institutionnel de la médecine du temps, l’impérialisme autoritaire des pontes, l’intuition du Français Charcot (Fernand Ledoux) sur l’hystérie – mais qui n’a pas théorisé le manque sexuel ou le trauma -, les essais avec le docteur Breuer (Larry Parks) plus âgé et plus frileux mais qui encourage le trublion Freud, le soutien de sa femme Martha (Susan Kohner) malgré les « horreurs » (inavouables, érotiques) des patientes qui choquent sa morale judaïque, la théorie pansexuelle initiale puis la correction par la pratique pour ce qui ne cadrait pas.

Oui, la sexualité était la cause explicative majeure, dans cette fin XIXe corsetée socialement et tenue par la religion comme par la monarchie régnante ; mais elle n’était pas la seule cause. Si elle était la principale pour les femmes « hystériques » (il leur faudrait « un homme » déclare le bon sens maternel à Freud), le désir d’être aimé pour les hommes n’est pas uniquement sexuel mais une reconnaissance nécessaire à la construction de soi.

La belle Cecily (Susannah York, 19 ans), se trouve aveugle et paralysée des jambes sans cause organique ; les médecins sont impuissants. Le Dr Breuer use de l’hypnotisme pour faire ressurgir à la conscience des scènes traumatiques comme la mort du père à Naples, dans un « hôpital protestant » qui se révèle en fait un bordel à putains (protestant et prostitute ou Prostituierte sont euphoniquement proches en anglais et en allemand – la langue de Vienne). Freud, qui assiste Breuer parce que Cecily rechute, tombée amoureuse de son praticien comme image du Père, creuse plus profond.

Il « viole » l’inconscient de la jeune fille en la « forçant » à penser plus loin : la haine de sa mère vient du fait qu’elle avait accompagné son père dans la rue des plaisirs à 9 ans et qu’elle avait joué ensuite à se farder comme les « danseuses » du lieu. Sa mère qui l’a surprise, ex-danseuse elle-même, a été violemment choquée de ce jeu innocent ; au lieu de chercher à comprendre et de valoriser la beauté sans fard de sa fille, elle a hurlé et puni – et le père est intervenu. Il a emporté dans ses bras Cecily dans sa propre chambre et l’a laissée dormir avec lui. Y a-t-il eu « coucherie » ? C’est ce que l’insanité bourgeoise pense aussitôt – mais Freud finit par découvrir (grâce à Martha sa femme), que « la vérité est l’inverse de l’expression » : Cecily aurait voulu supplanter sa mère auprès de son père (complexe d’Œdipe) mais celui-ci ne l’a pas violée, c’est le désir de la fillette qui a créé ce fantasme. De toutes les dénonciations de viol, certaines ne sont que rêvées. Si le fantasme est une réalité pour qui le secrète, il n’est pas « la » réalité dans la vie vraie.

Freud est en proie à ses propres démons, haïssant son père alors qu’il n’a aucune « raison » pour le faire. Ce pourquoi il n’est pas présenté comme un héros mais humain comme nous tous. Il comprend avoir eu le désir inconscient d’être le favori de sa mère, femme à forte personnalité pour laquelle il a été son petit chéri, l’aîné de cinq filles et deux petits frères dont l’un mort avant un an. Aussi, lorsqu’il ausculte l’inconscient d’un jeune homme de bonne famille Carl von Schlœssen (David McCallum) qui a poignardé son père, il découvre que le garçon ne rêve que d’embrasser sa mère – et il recule, horrifié. Il referme la porte des secrets et ne veut plus en entendre parler, délaissant la théorie psychanalytique une année durant. Cela touche trop d’intime en lui ; il l’a surmonté à grand peine et ne veut pas le voir ressurgir. C’est le docteur Breuer qui va le convaincre de poursuivre en lui confiant le cas Cecily, comme Martha avec la remémoration des phrases sur la vérité qu’il écrivit dans ses cahiers d’étudiant. Mais aussi le professeur Meynert (Eric Portman), ponte anti-hypnose affiché qui a chassé Freud de son hôpital pour cette raison : à l’article de la mort, il le convoque pour lui avouer qu’il est lui-même névrosé et qu’il a une sainte terreur de faire son coming-out ; il a reconnu en Sigmund l’un des siens et l’incite à « trahir » le secret de l’inconscient pour faire avancer la médecine.

Suivre Freud dans sa recherche, ses succès provisoires, ses échecs et ses errements, est passionnant. C’est ce qui fait le bonheur du film pour un adulte mûr. Moins pour la génération de l’immédiat, avide d’action et formatée foot qui préfère le but marqué aux tentatives jouées. Cinq années dans la vie de Freud, années cruciales de l’accouchement théorique, résumées par le cas Cecily (en réalité le cas Sabina Spielrein soigné par Carl Jung), c’est peu de chose dans l’histoire de la psychanalyse mais c’est beaucoup pour bien comprendre sa genèse. C’était dès 1885, il y a à peine plus d’un siècle. Les séquences filmées d’hypnose tirent vers le genre fantastique tandis que les plans de rêves rappellent l’expressionnisme allemand de Murnau. Il a peu d’idéologie biblique américaine dans ce film, ce qui en fait un universel.

DVD Freud, passions secrètes (Freud, the secret passion) de John Huston, 1962, Rimini éditions 2017, 120 mn, avec Montgomery Clift, Susannah York, Larry Parks, Susan Kohner, Eric Portman, €19.03

Freud vu par les wikipèdes

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Il n’est pas interdit d’interdire

Faut-il réprimer le désir ? Le désir jaillit sans limite, il ne saurait y avoir de « désir durable » comme on le dit du développement. Mais faut-il pour cela obéir aux diktats de mai 68 qui en faisaient le dieu ultime ? Nous changeons de monde, le bouleversement actuel le démontre à l’envi, ne faut-il pas changer aussi de façon d’être ? Pourquoi le laisser-faire intégral des mœurs serait-il Bien, alors que le laisser-faire intégral des affaires serait Mal ? Peut-on séparer l’attitude privée de l’attitude dans les affaires ? Ce n’était pas l’avis d’Adam Smith, pape du libéralisme, qui avait écrit une Théorie des Sentiments Moraux (1759) avant La Richesse des Nations (1776). Car les affaires sont aussi affaires de mœurs.

Que nous changions de génération est la grande découverte de ces dernières années. Les enfants du baby-boom sont désormais trop vieux pour imposer leurs manières et les excès qu’ils ont eus ramènent le balancier dans l’autre sens. Rappelez-vous mai 1968 : « interdit d’interdire », « faites l’amour, pas la guerre », « sous les pavés la plage ». Plus de limites aux désirs, l’immédiat de l’adolescence cigale plutôt que la prévoyance adulte des fourmis bourgeoises. Tout travail est une aliénation de la liberté ludique, place au bon plaisir, sous prétexte de ‘lutte contre l’exploitation’ de tous par quiconque.

C’était mignon en 1968 à 20 ans (l’amour et la générosité quand on n’a rien), égoïste et arriviste en 1988 à 40 ans (chacun pour soi quand on a quelque chose), catastrophique en 2008 à 60 ans lorsque les subprimes, stock-options, traders et autres Madoff ont fait vaciller le système financier mondial (moi d’abord, consommation effrénée et fric quand on n’a plus que ça pour se sentir encore jeune), apocalyptique à 70 ans, à la veille de 2018, quand menace la guerre nucléaire internationale, la guerre de religions entre continents, la guerre des ventres en Europe et la guerre civile des gauchistes contre les fascistes (surenchère velléitaire, indignation de bureau, manif sur les réseaux, impuissance qui vient…). Le libertaire sympathique a évolué en ultralibéral arriviste puis en libertarien prédateur avant de se muer en vieillard libidineux de ses désirs passés… L’homme est redevenu un loup pour l’homme. Le désir en revient à se restreindre, au moins de pudeur, sinon de règles ; au moins vis-à-vis des autres, sinon de la planète : ne plus consommer à outrance, tempérer ses envies, chercher à ne pas épuiser (ni à s’épuiser).

Sauf que je n’y crois pas une seconde : le désir est un torrent instinctif qui fait ce qu’il veut. Tout le processus d’éducation (famille) d’instruction (école), de civilisation (société et culture) et de spiritualité (religions) vise à dompter et à canaliser ce désir – quitte à faire de certains désirs des « maladies » socialement répréhensibles ou punies dans l’au-delà.

Heureusement que le désir existe, sinon nous n’aurions idée de rien, tout nous paraîtrait fade et sans attrait. Mais le désir déchaîné, tel qu’on l’a fantasmé en mai 68, a eu les conséquences qu’on sait : déstructuration intime, frustrations sociales, destruction de la planète. Les hédonistes égoïstes ont compensé par l’arrivisme et le m’as-tu vu à tout prix, dont le fric est un instrument. La culture commune doit reconnaître le désir, mais le dompter et l’orienter sans l’étouffer ni le refouler. Freud a inventé le Surmoi qui, selon lui, discipline et sublime le ‘ça’. Mais il redécouvrait le fil à couper le beurre pour les lourds bourgeois viennois car Platon en parlait déjà dans La République comme d’une nécessité sociale. Les désirs naissent de la vitalité intime et se révèlent durant le sommeil, « quand la partie de l’âme qui est raisonnable, douce et faite pour commander à l’autre est endormie, et que la partie bestiale et sauvage, gorgée d’aliments ou de boisson se démène et, repoussant le sommeil, cherche à se donner carrière et à satisfaire ses appétits. Tu sais qu’en cet état elle ose tout, comme si elle était détachée et débarrassée de toute pudeur et de toute raison : elle n’hésite pas à essayer en pensée de violer sa mère ou tout autre, quel qu’il soit, homme, dieu, animal ; il n’est ni meurtre dont elle ne se souille, ni aliment dont elle s’abstienne ; bref, il n’est pas de folie ni d’impudeur qu’elle s’interdise » (Livre IX).

Platon, en bon Grec pondéré, distingue les désirs nécessaires des désirs superflus. Ces derniers sont définis comme « le désir qui va au-delà (…) désir qu’on peut, par une répression commencée dès l’enfance et par l’éducation, supprimer chez la plupart des hommes, désir nuisible au corps, non moins nuisible à l’âme, à la sagesse et à la tempérance » (Livre VIII). Ce sont des « désirs prodigues », non des « amis du profit » – ainsi le dit Platon. Il faut donc « réprimer » ces désirs et les canaliser au profit du bien commun et de l’utile à soi. Pour Platon, sagesse est tempérance et plus l’on est tempéré, plus l’on est sage. L’éducation est répression des désirs infantiles, l’instruction est répression des désirs hédonistes, la civilisation est répression des désirs égoïstes, la religion est asservissement de tous ses désirs à son seul dieu (ce qui est un excès). Le petit d’homme doit apprendre à se maîtriser, à travailler, à servir la société comme la culture universelle – mais pas à s’abolir en son dieu (même laïc sous le nom de Socialisme ou Communauté nationale ou Droit de l’Homme) sous peine d’enfer infini. Discipline, travail et service étaient justement les trois horreurs de la jeunesse 68 ! Faudrait-il en revenir à la société précédente qui les valorisait ?

Allez, disons-le, serait-ce « réactionnaire » ? Le terme connote en effet une idée de revenir à ce qui était. De fait, Platon préfère les oligarques, plus disciplinés et tempérants que les démocrates. Mais il déteste plus encore les tyrans, qui sont les démocrates dévoyés, ceux pour qui les désirs sont des ordres, surtout les leurs. « De l’extrême liberté naît la servitude la plus complète et la plus atroce » (Livre IX). C’est bien ainsi que la crise de 1929 s’est terminée en Allemagne, en Italie, au Japon… Aujourd’hui, la licence de tout laisser-faire dans les mœurs a abouti à l’anarchie prédatrice du chacun pour soi dans les affaires : crédits irremboursables, gratifications sans causes, trading sans limites et autres escroqueries en pyramide. En plus futile mais de même eau, les politiciens battus aux dernières élections multiples en France, veulent leur revanche, leur « troisième tour social », le « pouvoir de la rue » (qui est en fait le pouvoir du seul tribun qui remue les foules, comme Hitler savait le faire et que Mélenchon le tente). Ces actes égoïstes, signes de mœurs déréglées, ne risquent-ils pas d’appeler une réaction violente des autres, gouvernants ou gouvernés ? Une nouvelle tyrannie à venir ?

Si Platon n’était en effet pas un démocrate, le monde a changé et la culture s’est enrichie. On ne réclame pas aujourd’hui le retour à l’aristocratie (de naissance), tandis que l’oligarchie (de fait) montre ses méfaits : les prédateurs au pouvoir en Russie, les communistes du parti en Chine, les patrons-énarques en France, les lobbies du pétrole, de l’armement et de l’agriculture aux Etats-Unis, l’armée en Algérie et au Pakistan, les mollahs en Iran et le dictateur suprême en Corée du nord et au Venezuela – entre autres. La « démocratie » nous suffit, même si nous avons conscience qu’elle n’est qu’un idéal sans cesse à bâtir, tenté d’oligarchie à chaque minute – si on laisse faire.

Mais Platon avait raison : sans éducation dans la famille, instruction à l’école et civilisation dans la société, l’homme n’est que bête. Bestial infantile à vouloir tout, et tout de suite. Bêta égoïste à foutre les autres et à se foutre des autres. Bête immorale à ne respecter ni dieu ni maître, ni même une quelconque règle. Nous ne réclamons surtout pas le retour à la société d’avant 68, répressive, hiérarchique et disciplinaire – ce caporalisme moraliste qui hante la société française depuis Napoléon (aussi bien dans la droite morale que dans la gauche morale). Nier la réalité des désirs ne sert à rien : ils sont là et se manifestent comme une source irrépressible qui jaillit. Mais les maîtriser sert à soi-même pour se construire, et à la société pour servir au projet commun. On ne naît pas homme, on le devient. Oui, l’éducation, l’instruction et la civilisation –  tout ce qui maîtrise les désirs – nous rendent humains !

Il n’est pas interdit d’interdire, ni de faire la guerre malgré l’amour, ni de retourner aux pavés après la plage.

Platon, La République, 428 avant JC, Garnier-Flammarion 2016 traduction Georges Leroux, 810 pages, €10.00, e-book format Kindle €2.99

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Aujourd’hui saint Amour

Compagnon de mission de saint Pirmin en Allemagne, au 8ème siècle, cet Amour-là fonda l’abbaye d’Amorbach et est vénéré le 17 août, bien que le calendrier de l’Administration laïque d’Etat des Postes françaises situe la saint Amour le 9 août…

Un autre Amour plus tardif, du 9ème siècle, était natif d’Aquitaine où naquit la « fine amor ». Mais, névrosé par la Morale d’Eglise, il refusa le désir, le siècle et la vie, passant son existence en reclus à… Maastricht.

Du saint Amour de Bourgogne, on sait peu de choses, sinon qu’il fut copain de saint Viator et que leurs reliques sont enchâssées en la commune qui donna son nom au vin si bien connu.

Saint-Amour, commune du Jura à 28 km de Bourg-en-Bresse compte moins de 2500 Saint-amourains. Le petit-fils de Clovis y érigea une église pour les reliques de saint Amator et de saint Viator, soldats chrétiens de la légion thébaine massacrés à Saint-Maurice d’Agaune en Valais. Mais ont-ils existé ? Leur culte aurait probablement remplacé celui des dieux romains antiques Cupidon et Mercure. Comme quoi l’Amour chrétien ne serait que le petit-fils de l’Eros grec et le fils du Cupidon romain… rhabillé.

Le Gamay noir à jus blanc appelé saint-amour est vif, fin et équilibré, sa robe rubis dégage des arômes de kirsch, d’épices et de réséda. Son corps, dit-on unanimement, est tendre et harmonieux… Le saint-amour est un vin rouge AOC produit dans le Beaujolais. Il est voluptueux et particulièrement agréable en bouche. Avis aux amoureux(ses)…

Où l’on en revient donc aux « amours » de la symbolique. Aux temps anciens des Grecs, Amour dit Eros fut figuré comme un enfant de 6 à 8 ans gai, primesaut et tendre, d’une beauté harmonieuse : il était affection sans raison.

Lorsque la société se sophistiqua, que les gens eurent le loisir d’émerger d’une existence purement utilitaire, les relations humaines se firent plus complexes, tournant autour du sexe comme il se doit. Amour fut alors figuré comme un prime adolescent espiègle, cruel et fouaillé d’appétits. Beaumarchais en revivifia le caractère au grand siècle sous l’apparence de Chérubin : il est désir sans raison.

Mais l’Eglise, pour contrôler les âmes, se devait de mettre le holà à l’amour. Celui-ci n’est-il pas hors loi et foncièrement subversif ? N’écoutant que lui-même et tourné seulement vers l’objet de son appétit, il remet en cause toutes les morales, les raisons et les dieux. Inacceptable ! Il fallait donc châtrer Amour et l’on en fit un « ange ». Éthéré, sans appétits ni vouloir, pur messager de Dieu sans corps, il est affection sans désir. Bien que certains curés, célibataires par vœux, aient eu parfois le désir baladeur.

L’Eglise a retenu beaucoup plus de saints Ange ou Angèle que de saints Amour. Il a fallu Freud pour que l’on redécouvre en l’enfant une sexualité, même si elle reste en devenir. L’amour adolescent, Platon l’a montré, a de nombreux visages. Il ne se réduit en rien à la fornication, même si cet acte naturel n’est vilipendé par la Morale chrétienne (et bourgeoise) que pour de mauvaises raisons : celles du pouvoir, de l’économie, du contrôle des hommes.

« A force de parler d’amour, l’on devient amoureux… », croyait Pascal. Mais il n’a vraiment aimé que Dieu, selon les textes qu’il a laissés. Pour Tolstoï, dans son Journal en mars 1847, nul ne peut aimer Dieu : « Je ne reconnais pas d’amour de Dieu : car on ne saurait appeler du même nom le sentiment de ce que nous éprouvons pour des êtres semblables ou inférieurs à nous, et le sentiment pour un Être supérieur, qui n’a de limites ni dans l’espace, ni dans le temps, ni dans la puissance, et qui est inconcevable.» Dans la foi chrétienne, ce qui est appelé le Saint Amour, ce sont les deux grandes injonctions aimantes : l’accomplissement du message de l’Évangile et l’incarnation des Dix commandements.

Saint Amour du 9 août, que de turpitudes couvre-t-on en ton nom…

Si m’en croyez, fêtez Amour sous toutes ses formes : tendres ou passionnées, charnelles ou filiales, platoniques ou concluantes. Soyez ami et amant, ardent ou capricieux, conquérant ou enflammé, transi ou soupirant. Et mettez le tout au féminin ou au neutre selon votre genre.

Le pic des naissances est depuis 1991 en juillet (il était en mai de 1975 à 1989), ce qui veut dire fécondation en novembre. Au 9 août, fêtez le petit bébé tout frais pondu, Amour tout pur !

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Marie Balmary, Le sacrifice interdit

Relire la Bible après Freud est le pari de Marie Balmary. Ancien et Nouveau testament sont de la même culture juive, restée différente au long des siècles, ancrée dans la Parole. Pour elle, le diabolique détruit le symbolique, c’est le premier acte du serpent. Or le symbolique nomme, il différencie, et seule la différence permet de dire « je », donc d’exister comme un être à part entière, de se défaire des liens fusionnels de soumission ou de placenta. « La parole n’a lieu qu’entre des sujets différenciés » p.94. Par exemple, « Sodome est la ville de la perversion, de la ‘sodomie’. Ville où les hommes sont tellement pris dans l’indifférencié et la violence qu’ils exigent de Lot, le neveu d’Abraham installé là, qu’il leur livre pour les violer ses hôtes, les trois visiteurs divins d’Abraham » p.202. Les lois religieuses sont des lois de relations (re-ligere).

Pour aimer, il faut être autre ; il faut se sentir coupable pour pardonner, il faut reprocher pour aimer car c’est en exprimant sa souffrance que l’on peut l’évacuer. Ainsi faut-il interpréter « tu aimeras ton prochain comme toi-même » : se libérer de sa fausse culpabilité pour ne pas commettre les mêmes actes, répétitifs. « Si je porte l’offense que tu m’as faite, je n’aimerai ni toi – le véritable fautif – ni moi sur qui la faute est transférée » p.74.

Comment faut-il interpréter un autre aphorisme célèbre des Evangiles : « si quelqu’un te frappe sur la joue droite, tend-lui l’autre joue » ? Ce n’est ni masochisme, ni passivité, analyse Balmary, c’est « ne pas se placer en face de l’autre comme on le fait dans une bagarre » p.219. Eviter la symétrie qui tourne en rond. Le « pervers » est celui qui (étymologiquement) est dans la peine, tendre une « autre » joue n’est pas comme « œil pour œil » mais déplacer la relation vers autre chose, éviter le mimétisme pour aller de l’avant. « Je lui présente l’altérité » p.220.

« Si celui qui est appelé l’Eternel est bien le dieu des alliances, son travail doit préparer chaque cœur à être en présence de l’autre, sans dévoration ni possession ; pour que la relation ait vraiment lieu (…) grâce à la Parole qui fait loi, la frontière entre les êtres » p.251. Le « paradigme de toute différence : celle des sexes ; le paradigme de toute faute : la destruction d’une différence ; le paradigme de toute angoisse : l’angoisse de dédifférenciation » p.323.

Babel, c’est le fusionnel, l’idéal vers lequel tendent toutes les idéologies totalitaires – y compris la généreuse des Droits de l’Homme et de la République universelle. Au contraire, Dieu a brisé la tentative babélienne pour redifférencier tous les hommes : ils ne parlent plus la même langue pour exister comme sujets autonomes, pas comme ouvriers dominés d’une fourmilière. « Quand ‘tu’ n’est pas un autre, ‘nous’ n’est personne » p.91.

Les chapitres se succèdent, limpides, Marie Balmary a entrepris d’apprendre l’hébreu et le grec pour rester au plus près de la Parole – car les traductions sont des trahisons. Et si je me souviens bien de mes années de catéchisme, que d’approximations et de faux-sens nous a-t-on inculqués sur la Bible ! Par exemple qu’Abraham se soumettait à Dieu lorsqu’il lui ordonnait d’égorger son fils comme un vulgaire barbare élevé aux holocaustes. Or le mot « holocauste » ne figure pas dans les termes hébreux du texte ; il s’agit de « montée vers », d’élévation. Abraham part avec « son » enfant, il revient avec « un » adolescent ; c’est bien le même Isaac, mais reconnu pour lui-même, comme différent – grandi, affranchi. Le « sacrifice interdit » est celui d’Isaac. De même l’enfant prodigue des Evangiles doit-il consommer sa part de la fortune du père, la détruire, pour être enfin lui-même et exister de façon autonome.

Ce qui parle à Abraham, l’ancêtre : « Il ne s’agit pas là d’un ‘Dieu’ mais du divin qui a parlé à l’homme, qui parle en l’homme ; et de quoi parle-t-il ? De ce qu’il est nécessaire de changer ‘à’ la parole des humains et ‘par’ elle pour que leurs relations, que leur vie soient possibles » p.196.

L’étude de Marie Balmary prouve un peu plus combien la psychanalyse est de culture juive, qu’elle est une « science juive », ce pourquoi, si elle guérit, n’est-ce pas parce que nos arcanes culturels sont formatés par la Bible ? « La psychanalyse elle-même s’est crue grecque (les cendres de Freud reposent dans un vase grec). Je n’ai jamais été convaincue de cela et ma chance ici a été de rencontrer la parole de Lacan à laquelle je rends cet hommage : il a vu que le biblique était la véritable source. (…) En Grèce, chez Sophocle la parole éclaire, nettoie, détruit. Elle ne guérit pas. (…) Freud a tout de même bien reconnu dans la technique qu’il mettait au point du judaïsme (…) Il sait bien que la psychanalyse est un usage juif de la parole » p.179. Le fait est que la psychanalyse en Chine accroche peu… La parole n’y est pas toute-puissante car « ça » ne vaut pas la peine de dire, et parler fait écran puisque les problèmes surgissent.

Dans notre civilisation occidentale existent d’autres sources que la juive : la gréco-romaine, la celto-germanique. La nudité est une honte dès la Genèse, au paradis ; elle est une gloire en Grèce ancienne dans les stades, les gymnases, sur le forum, dans l’image des dieux. Notre culture n’est pas la leur, mais la Bible a pris en Occident une place immense qui définit, guide et impose à la fois ses mystères et ses méthodes – en bref sa façon de voir le monde. Notamment aux Etats-Unis, bien plus « ancien » Testament que nouveau. Pour comprendre, il faut faire avec cette histoire de civilisation. L’ouvrage de Mary Balmary est éclairant à cet égard, très salubre et fort intéressant à qui se préoccupe de savoir qui il est et d’où il vient.

Marie Balmary, Le sacrifice interdit – Freud et la Bible, 1986, Livre de poche essais 2002, 346 pages, €7.10

e-book format Kindle, €7.49 

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Psychanalyse du libéralisme

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Répétons-le, le libéralisme n’est pas le capitalisme :

  1. Le capitalisme est une technique d’efficacité économique qui vient de la comptabilité née à la Renaissance italienne et qui recherche l’efficience maximum, prouvée par le profit.
  2. Le libéralisme est une doctrine politique des libertés individuelles, née en France et en Angleterre au 18ème siècle contre le bon plaisir collectif aristocratique, et qui s’est traduite dans l’économie tout d’abord par le laisser-faire, ensuite par la régulation.

Le libéralisme économique a utilisé le capitalisme comme levier pour démontrer sa croyance. Laissez faire les échanges, l’entreprise, l’innovation – et vous aurez les libertés, la richesse et le progrès. Mais s’il est vrai que l’essor des découvertes scientifiques, des libertés politiques et du capitalisme économique sont liés, il s’agit d’un mouvement d’ensemble dont aucune face n’est cause première.

Comme il est exact que la compétition des talents engendre l’inégalité dans le temps, le libéralisme politique cherche un permanent rééquilibrage : d’abord pour remettre en jeu la compétition, ensuite pour préserver la diversité qui est l’essence des libertés. Toute société est organisée et dégage des élites qui la mènent. Les sociétés libérales ne font pas exception. Ce sont ces élites qui sont en charge du rééquilibrage. Mais elles sont dégagées selon la culture propre à chaque pays :

  • l’expérience dans le groupe en Allemagne,
  • l’allégeance clanique au Japon,
  • l’efficacité financière et le bon-garçonnisme aux Etats-Unis,
  • l’appartenance au bon milieu social « naturellement » compétent en Angleterre,
  • la sélection par les maths dès la 6ème et l’accès social aux grandes écoles en France…

Tout cela est plus diversifié et moins injuste que le bon vouloir du Roy fondé sur la naissance aux temps féodaux, ou la cooptation et le népotisme fondé sur le respect des dogmes aux temps communistes. Pour appartenir à l’élite, il ne suffit plus d’être né ou d’être le béni oui-oui du Parti, il faut encore prouver certaines capacités. Le malheur est que la pente du népotisme et de la conservation guette toute société, notamment celles qui vieillissent et qui ont tendance à se figer. Ainsi de la France où le capitalisme devient “d’héritier”, tout comme la fonction politique.

C’est là qu’intervient la « vertu » dont Montesquieu (après Aristote) faisait le ressort social. La « vertu » est ce qui anime les hommes de l’intérieur et qui permet à un type de gouvernement de fonctionner sans heurt.

  • la « vertu » de la monarchie serait l’honneur, ce respect par chacun de ce qu’il doit à son rang ;
  • la « vertu » du despotisme (par exemple communiste ou Robespierriste jacobin) serait la crainte, cette révérence à l’égalité imposée par le système ;
  • la « vertu » de la république serait le droit et le patriotisme, ce respect des lois communes et le dévouement à la collectivité par volonté d’égale dignité.

Cette « vertu », nous la voyons à l’œuvre aux Etats-Unis – où l’on explique que la religion tient lieu de morale publique. Nous la voyons en France – où le travail bien fait et le service (parfois public) est une sorte d’honneur. Nous la voyons ailleurs encore. Mais nous avons changé d’époque et ce qui tenait lieu de cadre social s’effiloche.

C’est le mérite du psychanalyste Charles Melman de l’avoir montré dans L’homme sans gravité, sous-titré « Jouir à tout prix ». Pour lui, la modernité économique libérale a évacué l’autorité au profit de la jouissance. Hier, un père symbolique assurait la canalisation des pulsions : du sexe vers la reproduction, de la violence vers le droit, des désirs vers la création. Freud appelait cela « sublimation ». Plus question aujourd’hui ! Le sexe veut sa satisfaction immédiate, comme cette bouteille d’eau que les minettes tètent à longueur de journée dans le métro, le boulot, en attendant de téter autre chose au bureau puis au dodo. La moindre frustration engendre la violence, de l’engueulade aux coups voire au viol. La pathologie de l’égalitarisme fait de la perversion et de la jouissance absolue des « droits » légitimes – bornés simplement par l’avancement de la société. Les désirs ne sont plus canalisés mais hébétés, ils ne servent plus à créer mais à s’immerger : dans le rap, le tektonik, la rave, la manif, le cannabis, l’ecstasy, l’alcool – en bref tout ce qui est fort, anesthésie et dissout l’individualité. On n’assume plus, on se désagrège. Nul n’est plus responsable, tous victimes. On ne se prend plus en main, on est assisté, demandant soutien psychologique, aides sociales et maternage d’Etat (« que fait le gouvernement ? »).

Il y a de moins en moins de « culture » dans la mesure ou n’importe quelle expression spontanée devient pour les snobs « culturelle » et que toute tradition est ignorée, méprisée, ringardisée par les intellos. L’esthétisme est révolutionnaire, forcément révolutionnaire, même quand on n’en a plus ni l’âge, ni l’originalité, ni la force – et que la « transgression » est devenue une mode que tous les artistes pratiquent… Le processus de « civilisation » des mœurs régresse car il est interdit d’interdire et l’élève vaut le prof tout comme le citoyen est avant tout « ayant-droit ». Il élit son maître sur du people et s’étonne après ça que ledit maître commence sa fonction par bien vivre. La conscience morale personnelle s’efface, seule l’opinion versatile impose ce qu’il est « moral » de penser ici et maintenant – très influencée par les séries moralistes américaines (plus de seins nus, même pour les garçons en-dessous de 18 ans) et les barbus menaçants des banlieues (qui va oser encore après le massacre de Charlie dessiner « le Prophète » ?).

Je cite toujours Charles Melman : plus aucune culpabilité, seuls les muscles, la thune et la marque comptent. A la seule condition qu’ils soient ostentatoires, affichés aux yeux des pairs et jetés à la face de tous. D’où la frime des débardeurs moule-torse ou des soutien-gorge rembourrés, du bling-bling si possible en or et en diamant qui brillent à fond et des étiquettes grosses comme ça sur les fringues les plus neuves possibles (une fois sale, on les jette, comme hier la voiture quand le cendrier était plein). Quand il n’y a plus de référence à l’intérieur de soi, il faut exhiber les références extérieures pour exister. On « bande » (nous étions 20 ou 30) faute d’être une bande à soit tout seul – Mandrin contre Renaud. La capacité à se faire reconnaître de son prochain (son statut social) devient une liste d’objets à acheter, un viagra social. En permanence car tout change sans cesse.

Pour Charles Melman, cet homme nouveau est le produit de l’économie de marché. La marchandisation des relations via la mode force à suivre ou à s’isoler. D’où le zapping permanent des vêtements, des coiffures, des musiques, des opinions, des idées, de la ‘morale’ instantanée – comme la soupe. Les grandes religions dépérissent (sauf une, en retard), les idéologies sont passées, il n’y a plus rien face aux tentations de la consommation. D’où le constat du psychanalyste : « La psychopathologie a changé. En gros, aux ‘maladies du père’ (névrose obsessionnelle, hystérie, paranoïa) ont largement succédé les ‘maladies de la mère’ (états limites, schizophrénie, dépressions). »

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Il nous semble que cette réflexion, intéressante bien que « réactionnaire », est un peu courte. Charles Melman sacrifie à la mode « de gauche » qui fait de l’Amérique, de la consommation et du libéralisme anglo-saxon le bouc émissaire parfait de tous les maux occidentaux – et surtout français.

L’Amérique, Tocqueville l’avait déjà noté à la fin du 19ème siècle, est le laboratoire avancé des sociétés modernes car c’est là qu’on y expérimente depuis plus longtemps qu’ailleurs l’idée moderne d’égalité poussée à sa caricature. Egalité qui permet le savoir scientifique (contre les dogmes religieux), affirmée par la politique (contre les privilèges de naissance et de bon plaisir), assurée par les revenus (chacun peut se débrouiller en self made man et de plus en plus woman). Cet égalitarisme démocratique nivelle les conditions, mais aussi les croyances et les convictions. Big Brother ne s’impose pas d’en haut mais est une supplique d’en bas : le Big Mother de la demande sociale.

L’autorité de chacun est déléguée – contrôlée mais diffuse – et produit cette contrainte collective qui soulage de l’angoisse. On s’en remet aux élus, jugés sur le mode médiatique (à la Trump : plus c’est gros, plus ça passe), même si on n’hésite pas à les sanctionner ensuite par versatilité (attendons la suite). Ceux qui ne souscrivent pas à la norme sociale deviennent ces psychopathes complaisamment décrits dans les thrillers, qui servent de repoussoir aux gens « normaux » : blancs, classe moyenne, pères de famille et patriotes un brin protectionnistes et xénophobes (le contraire même du libéralisme).

La liberté est paternelle, elle exige de prendre ses responsabilités ; l’égalité est maternelle, il suffit de se laisser vivre et de revendiquer. « Les hommes ne sauraient jouir de la liberté politique sans l’acheter par quelques sacrifices, et ils ne s’en emparent jamais qu’avec beaucoup d’efforts. Mais les plaisirs que l’égalité procure s’offrent d’eux-mêmes. Chacun des petits incidents de la vie privée semblent les faire naître et, pour les goûter, il ne faut que vivre. » (Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique II.1) La marchandisation, c’est le laisser-aller groupal des modes et du ‘tout vaut tout’. Y résister nécessite autre chose que des slogans braillés en groupe fusionnel dans la rue : une conscience de soi, fondée sur une culture assimilée personnellement. On ne refait pas le monde sans se construire d’abord soi-même. Vaste programme…

Charles Melman, L’homme sans gravité, 2003, Folio essais 2005, 272 pages, €7.20

Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique tome II, Garnier-Flammarion 1993, 414 pages, €7.00

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André Gide critique

Parfois féroce, souvent juste, le trait de Gide ne manque jamais sa cible. Oui, d’Annunzio, Barrès, Hugo (comme Wagner) et Suarès sont des enflures, des outres gonflées de vent malgré certaines beautés, noyées dans l’effet. Léon Blum, Paul Claudel et Romain Rolland sont des idéologues – respectivement du socialisme, du catholicisme, du pacifisme – qui asservissent leur talent à la doctrine. Cocteau, France et Hamsun sont trop légers pour durer. Seuls Balzac, Montaigne et Stendhal durent ; Charles-Louis Philippe un peu moins, comme Valéry, le premier trop émotif, le second trop rationnel. Et Freud, moins pour son œuvre « scientifique » que pour avoir enfoncé une porte.

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D’ANNUNZIO (Gabriele) : « Plus pincé, bridé, crispé, plus réduit, et aussi plus sémillant que jamais. L’œil est sans bonté, sans tendresse ; la voix plus cajoleuse que vraiment caressante ; la bouche moins gourmande que cruelle ; le front assez beau. Rien en lui où le don ne cède au génie. Moins de volonté que de calcul ; peu de passion, ou de la froide » p.633.

BALZAC (Honoré de) : « Balzac… cette espèce de génie qu’il a pour faire un nœud subit de tous ses fils » p.508.

BARRES (Maurice) : « Que j’ai souffert des lâchetés, des flatteries, des hommages à l’opinion de l’assemblée (l’Académie française qui le reçoit comme membre en 1907), qui lui sont naturels peut-être, je veux dire pour lesquels il n’a point dû fausser sa pensée, mais qui cueillaient ici un applaudissement trop facile » p.556. « Grand souci de son personnage ; il sait garder le silence pour ne rien dire que d’important » p.672.

BLUM (Léon) : « La pensée de Léon Blum a perdu pour moi tout intérêt ; ce n’est plus qu’un outil délié qu’il prête aux exigences de sa cause » p.521.

CLAUDEL (Paul) : « A coups d’ostensoirs il dévaste notre littérature » p.497.

COCTEAU (Jean) : « Extrême gentillesse ; mais il est incapable de gravité et toutes ses pensées, ses mots d’esprit, ses sensations, tout cet extraordinaire brio de son parler habituel me choquait comme un article de luxe étalé en temps de famine et de deuil » p.846.

DOSTOÏEVSKI (Fédor) :« J’admire Dostoïevski plus que je croyais qu’on pût admirer » p.358.

FLAUBERT (Gustave) : « Ce Flaubert est grisant : à lire ses lettres, il me prend des rages énormes de voyager, d’éprouver des sensations nouvelles, inconnues, voir du pays et des choses, connaître d’autres langues, et surtout de lire » p.59.

FRANCE (Anatole) : « Homme adroit et disert, incapable aussi bien de musique que de silence » p.1266.

FREUD (Sigmund) : « Il me semble que ce dont je lui doive être le plus reconnaissant, c’est d’avoir habitué les lecteurs à entendre traiter certains sujets sans avoir à se récrier ni à rougir. Ce qu’il nous apporte surtout c’est de l’audace ; ou plus exactement, il écarte de nous certaine fausse et gênante pudeur » p.1250.

HAMSUN (Knut) : « Lu Pan de Knut Hamsun. Du fumet, de la saveur ; mais rien que du fumet et de la saveur. La viande manque. Misérable gaucherie et insignifiance des dialogues » p.595.

HUGO (Victor) : « indiscrétion des moyens et monotonie des effets, fastidieuses insistances, insincérité flagrante ; mobilisation indiscontinue de toutes les ressources. De même Hugo, de même Wagner, quand les métaphores lui viennent en tête pour exprimer une idée, ne choisira pas, ne nous fera grâce d’aucune. Inartistisme foncier de cela. Amplification systématique, etc. » p.571.

MONTAIGNE (Michel Eyquem de) : « Avec quelles délices j’ai repris Montaigne » p.424. (Gide met délice au féminin).

PHILIPPE (Charles-Louis) : « Certains l’ont mal connu qui n’ont vu de lui que sa pitié, sa tendresse et les qualités exquises de son cœur ; ce n’est pas avec cela qu’il fut devenu l’admirable écrivain qu’il put être. (…) Je n’admire que médiocrement ceux qui ne supportent point qu’on les contourne, ceux qu’on déforme à les regarder de biais. On pouvait examiner Philippe en tous sens ; à chacun des amis, des lecteurs, il paraissait très un ; mais aucun ne voyait le même. (…) Il porte en lui de quoi désorienter et surprendre, c’est-à-dire de quoi durer » p.623.

ROLLAND (Romain) : « Il entre dans son cas un peu de sottise et beaucoup d’infatuation. Je crois volontiers que l’infatuation a précédé la sottise – ainsi qu’il advient le plus souvent, malgré qu’on croie plus souvent le contraire (…) L’on se croit ‘au-dessus’ sitôt que l’on se met en dehors » p.910.

STENDHAL : « Stendhal n’a jamais été pour moi une nourriture ; mais j’y reviens toujours. C’est mon os de seiche ; j’y aiguise mon bec » p.581.

SUARES (André) : « Exaspéré par le pathos et le faux sublime de cet esprit. Puffisme religieux. Que m’importe de savoir que son livre fut terminé le Vendredi saint ? Et qu’appelle-t-il être terminé, pour un livre de cette sorte, qui n’est qu’une collection de feuillet ? » p.562.

VALERY (Paul) : « Quoi d’étonnant si, après avoir désenchanté le monde autour de lui, après s’être ingénié à se désintéresser de tant de choses, il s’ennuie ! » p.1113.

André Gide, Journal tome 1 – 1887-1925, édition complétée 1996 Eric Marty, Gallimard Pléiade, 1748 pages, €76.00

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André Gide sexuel

Il écrit à 19 ans (14 mai 1888) : « La mélancolie chez les Anciens, ce n’est pas dans la morne douleur de Niobé que je l’irais chercher, ni dans la folie d’Ajax – c’est dans l’amour leurré de Narcisse pour une vaine image, pour un reflet qui fuit ses lèvres avides et que brisent ses bras tendus par le désir… » p.13. Narcisse, c’est lui-même André, aspirant au fusionnel et ne trouvant que l’éphémère.

Quelques jours plus tard, le 17 mai, il a cet aveu en vers :

« Ne pourrais-je trouver ni quelqu’un qui m’entende

Ni voir quelqu’un qui m’aime et que je puisse aimer

Qui pense comme moi et qui comme moi sente

Qui ne flétrisse pas mon âme confiante

Par un rire moqueur, qui la pourrait briser ? » p.17.

« J’ai vécu jusqu’à vingt-trois ans complètement vierge et dépravé », avoue-t-il en mars 1893 p.159. C’est la Tunisie et l’Algérie, pour lui, qui le déniaise cette année-là en compagnie du peintre Paul Laurens ; il le contera dans Si le grain ne meurt. Il faudra que le printemps 1968 passe pour balayer cette odieuse contrainte sexuelle, morale et religieuse (mais elle revient avec l’islam !). Des ados d’aujourd’hui s’interrogent sur « dormir nu à 14 ans » (requêtes du blog). Gide leur répond, il y a déjà un siècle : « Sentir voluptueusement qu’il est plus naturel de coucher nu qu’en chemise » 18 août 1910 « bords de la Garonne ») p.647.

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Séparer radicalement la chair et l’esprit engendre la névrose, et le christianisme a été et reste un grand pourvoyeur de névrose. « Je ne suis qu’un petit garçon qui s’amuse – doublé d’un pasteur protestant qui l’ennuie » (2 juillet 1907) p.576. Haïr le désir pour adorer l’idéal n’est pas la meilleure façon de se trouver en accord avec le monde. « Le propre d’une âme chrétienne est d’imaginer en soi des batailles ; au bout d’un peu de temps, l’on ne comprend plus bien pourquoi… (…) Des scrupules suffisent à nous empêcher le bonheur ; les scrupules sont les craintes morales que des préjugés nous préparent » (septembre 1893) p.173. Freud nommera cela le Surmoi. Des « personnalités dont s’est formée » la sienne (1894) p.196, on distingue principalement des rigoristes et des austères : « Bible, Eschyle, Euripide, Pascal, Heine, Tourgueniev, Schopenhauer, Michelet, Carlyle, Flaubert, Edgar Poe, Bach, Schumann, Chopin, Vinci, Rembrandt, Dürer, Poussin, Chardin ».

Marié en 1895 à 26 ans avec sa cousine amie d’enfance Madeleine, de deux ans plus jeune que lui, il ne consommera jamais l’union, préférant de loin l’onanisme solitaire ou à deux (il a horreur de la pénétration et ne pratique pas la sodomie). Il est attaché à celle qu’il appelle le plus souvent Em dans son Journal (Em pour M., Madeleine, mais aussi pour Emmanuelle, ‘Dieu avec nous’). Il a pour elle « une sorte de pitié adorative et de commune adoration pour quelque-chose au-dessus de nous » (janvier 1890) p.116. Sa femme reste pour lui la statue morale du Commandeur, le phare pour ses égarements, la conscience du Péché.

Son grand amour masculin, en 1917 (à 48 ans), est pour Marc Allégret le fils de son ex-tuteur, 16 ans, dont il est conquis par la jeunesse plus que par la beauté : « Il n’aimait rien tant en Michel [pseudo pour Marc] que ce que celui-ci gardait encore d’enfantin, dans l’intonation de sa voix, dans sa fougue, dans sa câlinerie (…) qui vivait le plus souvent le col largement ouvert » p.1035. Cet amour du cœur et des sens pour Marc fera que sa femme brûlera ses trente années de correspondance avec elle, une part vive de son œuvre. Elle savait pour son attirance envers les jeunes, mais il s’agit cette fois d’une infidélité du cœur qu’elle ne pardonne pas.

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La peau, la nudité, est pour André Gide la jeunesse même ; ainsi regarde-t-il les enfants de pêcheurs se baigner en Bretagne (p.86), ou admire-t-il le David de Donatello : « Petit corps de bronze ! nudité ornée ; grâce orientale » (30 décembre 1895) p.207. « Ce contre quoi j’ai le plus de mal à lutter, c’est la curiosité sensuelle. Le verre d’absinthe de l’ivrogne n’est pas plus attrayant que, pour moi, certains visages de rencontre » (19 janvier 1916) p.916. Il note souvent ses éjaculations par un X, aboutissant parfois à une comptabilité cocasse : « Deux fois avec M. (Marc Allégret) ; trois fois seul ; une fois avec X (un jeune Anglais) ; puis seul encore deux fois » 15 juillet 1918, p.1071.

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André Gide est sensuel, mais surtout affectif ; il n’a de relations que mutuellement consenties, joyeuses, orientées vers le plaisir. Sa chasse érotique est surtout celle des 14-18 ans – ni des enfants impubères (dont il se contente dans le Journal d’admirer la sensualité), ni des hommes faits. Nombreuses sont ses expériences, avec les jeunes Arabes en Algérie, des marins adolescents à Etretat, un petit serveur de Biarritz, un jeune Allemand dans un train, des titis parisiens de 14 ans qui aiment « sonner les cloches », Charlot un fils de bourgeois parisien déluré de 15 ans, Louis un paysan des Alpes…

« Le portrait D’Edouard VI de Holbein (Windsor Castle) (…) Disponibilité de ce visage ; incertaine expression d’enfant ; visage exquis encore, mais qui cessera vite de l’être… » (février 1902) p.347

« Le portrait D’Edouard VI de Holbein (Windsor Castle) (…) Disponibilité de ce visage ; incertaine expression d’enfant ; visage exquis encore, mais qui cessera vite de l’être… » (février 1902) p.347

« Plus encore que la beauté, la jeunesse m’attire, et d’un irrésistible attrait. Je crois que la vérité est en elle ; je crois qu’elle a toujours raison contre nous. (…) Et je sais bien que la jeunesse est capable d’erreurs ; je sais que notre rôle à nous est de la prévenir de notre mieux ; mais je crois que souvent, en voulant préserver la jeunesse, on l’empêche. Je crois que chaque génération nouvelle arrive chargée d’un message et qu’elle le doit délivrer » (26 décembre 1921) p.1150. Il publiera Corydon, un livre un peu pensum sur le rôle civilisateur de l’homosexualité, en 1924, bien qu’il l’ait écrit dès 1910.

Mais il aura le 18 avril 1923 une fille, Catherine, d’une liaison avec Elisabeth Van Rysselberghe (p.1189). Et Marc Allégret se trouvera une copine passé vingt ans, avant de devenir un réalisateur reconnu grâce à Gide qui lui donne du goût et de la culture.

André Gide présente avec humour dans son Journal un plaidoyer pro domo : « Socrate et Platon n’eussent pas aimés les jeunes gens, quel dommage pour la Grèce, quel dommage pour le monde entier ! » p.1092. Il va même plus loin – ce qui va choquer les ‘bonnes âmes’ qui aiment se faire mousser à bon compte grâce à la réprobation morale : « Que de telles amours puissent naître, de telles associations se former, il ne me suffit point de dire que cela est naturel ; je maintiens que cela est bon ; chacun des deux y trouve exaltation, protection, défi ; et je doute si c’est pour le plus jeune ou pour l’aîné quelles sont le plus profitables » p.1093. Rappelons qu’il s’agit de relation avec des éphèbes – donc pubères actifs d’au moins 14 ans – qu’il ne faut pas confondre avec des « enfants », immatures et usés comme jouets. Comment dit-on, déjà, en politiquement correct ? « Pas d’amalgame ? »

André Gide, Journal tome 1 – 1887-1925, édition complétée 1996 Eric Marty, Gallimard Pléiade, 1748 pages, €76.00

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Michel Meyer, Lou Andreas von Salomé

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Ce n’est pas écrit « roman », mais c’en est un, « l’imaginer vrai » de Pouchkine (p.17). L’auteur, manifestement juif russo-allemand, se délecte des années prénazies durant lesquelles l’Europe tout entière, de Saint-Pétersbourg à Vienne et de Berlin à Paris, était le cœur intellectuel du monde, la seule multiculture qui ait un temps réussi. Lou von Salomé, née en 1861 en Russie et morte en 1937 en Allemagne, fut la « Phâme » comme aurait dit Flaubert, la sur-femelle de son époque.

Tardivement sexuée, anorexique au torse plat, petite dernière de cinq frères dont trois ont survécus, fille d’un général allemand au service du tsar probablement d’origine juive marrane portugaise passée par Avignon et l’Alsace (l’auteur se délecte à ces détails ethniques), Lou commence par être frigide masochiste avant de devenir, à l’âge mûr, jouisseuse océanique.

Entre temps, que d’amants ! Le livre en commente une vingtaine, parfois en passant, non sans quelque lourde ironie pas toujours bien placée (notamment p.110). Mais si l’on goûte peu les premières années maladroites de la garçonne hystérique pas très soignée de sa personne, si l’on plaint Paul Rée, Friedrich Nietzsche (que l’auteur déteste, le croyant antisémite !) et René-Marie Rilke (que Lou forcera à adopter le prénom plus germain de Rainer-Maria) – on apprécie plus l’essor de cette femme cosmopolite, pensionnée de sa famille, qui parvient à vivre à peu libre dans un siècle misogyne et machiste. Jusqu’à adopter la psychanalyse de son « père » Freud – « science juive », répète l’auteur – tout en la poussant vers un panthéisme religieux que Freud n’approuvait pas.

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Elle n’était pas féministe, Lou, mais voulait garder sa liberté. D’abord par peur du sexe; ensuite – une fois forcée lentement par un médecin mûr juste avant de se débrider sous les coups de l’adolescent Rilke – par exigence de jouissance. Mais elle en voulait trop, Lou, « résister au flux et reflux de l’océan » (p262), que l’extase jamais ne s’arrête, jamais ne redescende dans le quotidien prosaïque, que l’âme et l’esprit et le cœur soient liés tous ensembles au sexe, réalisant ce grand Tout ici-bas… Idéalisme, disait Nietzsche, bovarysme aurait diagnostiqué Flaubert, irrationalisme, pensait Freud qui « n’a jamais trop goûté ces ‘climats océaniques’ où s’entremêlent le métaphysique, l’érotique et le religieux » (p.273) – libération pré-68 analyse volontiers l’auteur.

La fusion érotique, théorisée par Wilhelm Reich, avait été préparée par ce massif « retour à la nature » qu’engendraient le progrès, l’urbanisation et la mécanisation, déstabilisant les façons de vivre, de faire et de penser. « En Allemagne, depuis l’orée des années 1920, se dessine un puissant mouvement de retour à la nature. Être à la mode implique que l’on se montre ‘suprasensible’ aux souffrances d’une création malmenée. Il importe aussi, à l’instar d’une élite urbaine assoiffée de retour aux sources du pur, du sain et du beau, de ré-enchanter un monde dévasté par les guerres, les révolutions et l’industrialisation. Il s’agit, sur fond animiste et panthéiste nordique, somme toute à l’allemande, des premiers balbutiements de l’écologisme militant », écrit fort subtilement l’auteur p.302.

Lou Andreas von Salomé annonce « la naissance de la femme moderne » p.322. Certes… sauf que névrosée, masochiste et hystérique, fascinée durant son enfance par une servante battue par son mari et par la badine dont la menace son père – est-ce une « libération » ?

Lou ne s’est affranchie des carcans du sexe que par refoulement inconscient ; elle n’a jamais rêvé que d’un gros vit la besognant vigoureusement (ce que Rilke a su faire), tout en désirant la sublimité intellectuelle des cimes (ce que Nietzsche a comblé), en même temps que la sécurité affective et matérielle (que son mari officiel Andreas a assuré sans jamais la toucher). Lou n’a-t-elle pas été le pendant féminin des virilistes fascistes, soviétique et nazis – névrosés eux aussi et cherchant le pouvoir absolu par compensation ? Tout était permis pour jouir : à la femme croquer des hommes, à l’homme dominer les peuples.

Notre époque, un siècle plus tard, avec cette propension à l’éternel retour du même théorisé par Nietzsche, ne revient-elle pas aux mêmes errements névrotiques, érotiques, « écologiques » ? Je connais personnellement quelques Lou contemporaines… admiratrices folles de Poutine quand il fait l’ours, ou de Strauss-Kahn quand il domine toute femelle, attirées par les penseurs ou écrivains ostracisés. Et combien se renferment sous voiles dans la domination du mâle, par sécurité matérielle, affective, métaphysique ?

Vous avez dit « libération » ?

Un « roman vrai » qui fait songer, même si la partialité ethnique de l’auteur agace un peu, écrit d’une plume alerte.

Michel Meyer, Lou Andreas von Salomé – La femme océane, éditions du Rocher 2010, 327 pages, €21.20

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Malgré le faste du décor de certaines demeures, et l’isolement de la ville de ce champ de fouilles, je ressens moins de mystère qu’à Herculanum. La ville exhumée à partir de 1748 est plus vaste, elle comprenait 25 000 habitants.

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Cette fois, elle fut ensevelie non sous la boue mais sous les cendres, lentement. Pline le Jeune écrit : « On entendait les gémissements des femmes, les vagissements des bébés, les cris des hommes ; les uns cherchaient de la voix leur père et leur mère, les autres leurs enfants, les autres leurs femmes, tâchaient de les reconnaître à la voix. Certains déploraient leurs malheurs à eux, d’autres celui des leurs. Il y en avait qui, par frayeur de la mort, appelaient la mort ».

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 Il faut une bonne dose d’imagination pour en sentir les spectres, comme le fit Théophile Gautier dans sa nouvelle Arria Marcella, ou Jensen dans sa Gradiva qui a obsédé Freud.

La présentation, peut-être, est-elle trop triviale ? Le public trop nombreux et trop banal ? Les cadences de fermeture de visite des maisons ramènent cruellement au présent. Les commentaires des guides italiens ont ce ton enlevé de qui est blasé d’avoir redit les mêmes inepties des centaines de fois à des ignares. Ils ne permettent aucun recueillement. Le touriste est mené en troupeau et ne se retrouve jamais seul.

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Pompéi est très vaste, mal entretenue et trop de touristes arpentent les mêmes voies pour qu’un recueillement puisse avoir lieu. Les plus belles fresques et sculptures sont au musée de Naples. Les peintures des maisons ont quatre styles différents.

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Le forum est le centre de la vie de la cité composite. A la fois centre religieux, politique, économique, il réunit aussi sous un même temple la triade des dieux principaux : Jupiter, Junon et Minerve. La religion était à l’époque la culture même, la communion avec les autres de la même civilisation ; c’était un culte civique, pas métaphysique. Ce pourquoi l’empereur pouvait être « un dieu » sans que cela face de lui un être hors du monde.

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Le temple d’Apollon est près du forum.

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Et de là part la via dell’Abondanza, la rue de l’abondance, avec ses bornes de pierre qui empêchaient les chars d’entrer sur le forum.

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De nombreuses maisons sont à visiter dans cet endroit.

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Le grand théâtre est construit dans un creux naturel de la colline.

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La via Stabiana sort du petit théâtre vers la porte de Stabia.

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L’amphithéâtre est le plus ancien du monde romain, construit en 80 avant ; il ne comprend ni souterrain ni fosses et ses escaliers sont extérieurs.

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La grande palestre, de 130 m de côté, recevait les jeunes athlètes du temps. Une piscine entourée de grands platanes permettait l’ombre et le rafraîchissement tout nu après l’effort.

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Les thermes de Stabiès, chauffés par le sol, comprennent une section des hommes et une section des femmes, plus une série de bains particuliers et une grande latrine publique.

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Le vicolo del Lupanare (la rue des bordels) vous mène à la maison de Siricus, à la boulangerie de Modestus et aux thermes centraux.

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Puis viendront la maison des Vettii, celle des Amours dorés, celle du faune, celle du Poète tragique avec la mosaïque du chien de garde Cave canem, la maison de Salluste et la maison du Chirurgien.

Plus loin s’étend la villa des Mystères.

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Gustave Flaubert, Salammbô

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Si j’ai lu tôt dans ma vie Madame Bovary et quelques autres œuvres de Flaubert, je n’avais jamais encore lu Salammbô. Or, à mon avis, autant il faut lire tardivement Madame Bovary et les Trois contes pour en goûter le sel et toute la finesse psychologique, autant il faut lire Salammbô durant son adolescence pour apprécier sa démesure de cruautés et de passions. L’âge venu, on se lasse des outrances ; seuls les ados sont fascinés par les vampires, les éventrements et autres barbaries à la Daech. Pour moi, Salammbô, fille d’Hamilcar, est la danseuse de Flaubert, l’œuvre et la femme qu’il a toujours préférée parce qu’elle a ce quelque chose qu’il appellera « héneaurme » pour bien enfler le trait.

Passionné comme Victor Hugo, stratège comme Polybe, archéologue comme son temps épris d’orientalisme, Flaubert a voulu « reconstituer » Carthage – une ville rasée depuis longtemps… Mais la photo, le cinéma et la bande dessinée sont passés par là et les amples descriptions pour enflammer l’imagination font aujourd’hui moins recette qu’un dessin. Une image vaut mieux qu’on long discours, et Carthage est mieux rendue dans les bandes dessinées d’Alix ou la transposition dans les étoiles de Druillet que dans le roman Salammbô, malgré tout le talent de l’artiste qui a mis presque cinq ans à se documenter et à voyager en Algérie et Tunisie avant d’écrire.

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Le résultat est à la fois grandiose et dérisoire. Le lecteur jouira de certains paragraphes d’une prose somptueuse ; il aimera être immergé dans l’exotisme des noms de gemmes, de plantes, d’armes et de peuplades dont il n’avait jamais entendu parler ; il se prendra d’une certaine fascination pour la Femme fatale, lunaire et adoratrice du serpent, emplie de vagues désirs. Mais il se lassera vite du manque décisif d’action malgré le mauvais génie de Spendius, esclave empli de ressentiment, la suite d’escarmouches plus ou moins réussies et plus ou moins ratées ramenant périodiquement Carthaginois et Mercenaires au même point ; il s’écœurera à la succession mécanique d’orgies, de massacres, de guerre, de supplices, de cannibalisme, de sièges – jusqu’à l’acmé de l’immolation des enfants à Moloch, le dieu barbare de cette cité barbare, jetés tous vivants dans sa statue d’airain chauffée à vif. « Telle fut la guerre des étrangers contre les Carthaginois », écrit Polybe, « laquelle dura trois ans et quatre mois ou environ ; il n’y en a point, au moins que je sache, où l’on ait porté plus loin la barbarie et l’impiété ». Flaubert, lisant ces lignes, a adoré.

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L’histoire, il la tire justement de Polybe, théoricien politique et historien grec du IIe siècle avant notre ère. Après la Première guerre punique contre les Romains (264-241), les Carthaginois sont vaincus et signent un traité avec Rome. Ils veulent profiter de la paix pour refaire leurs richesses et les mercenaires engagés dans leurs colonies deviennent un poids qu’il faut solder. Leur général, Hamilcar – qui est le père du célèbre Hannibal – renvoie les contingents petits à petit pour que Carthage les paye ; mais les bourgeois de la ville marchande, ruinés et avares, tergiversent, promettent et ne font rien. L’armée grossit, s’enflamme, puis finit par se mutiner et se retourner contre cette république qui ne remplit pas ses promesses. Flaubert saisit les mercenaires, dans le premier chapitre, en pleine orgie dans les jardins d’Hamilcar, le vin dégénérant en bagarre, déclenchée par l’arrivée de Salammbô qui allume Mathô, l’hercule du coin. Jalousie, furie, excitation sexuelle, grand massacre des esclaves demi nus, friture des poissons sacrés et mutilation des éléphants… La foule est stupide et les mâles entre eux encore pires.

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La suite est du même tonneau : la bombe sexuelle rêvant à rien (comme Emma Bovary), hystérique jamais baisée qui jouit de se laisser glisser un serpent sur les seins et entre les cuisses, est à la fois Eve et Pandora qui, toutes deux « veulent savoir » au risque de l’humanité. Mathô, tombé raide dingue de la fille aux longs voiles transparents qui lui a offert à boire (ce qui signifie « je te veux » chez les Gaulois), n’aura de cesse que la revoir, voler le zaïmph de la déesse Tanit au cœur de son temple en passant par l’aqueduc, tomber à ses pieds et la baiser « d’un bout à l’autre » (p.741 Pléiade) encore et encore. Mais Flaubert, échaudé par le procès Bovary, se garde bien d’opérer l’une de ses descriptions cliniques fameuses dont il rebat les yeux du lecteur à propos des paysages, de la topographie, de l’habillement, du décor des temples et d’autres détails infimes. « En défaillant, elle se renversa sur le lit dans les poils du lion », écrit-il sobrement, « elle était comme enlevée dans un ouragan, prise dans la force du soleil » (chap. XI Sous la tente). Moloch pénètre Tanit comme le taureau Pasiphaé – ou le soleil la lune. Car Mathô est voué à Moloch, le dieu taureau symbole du soleil viril ; Salammbô la vierge éthérée s’est vouée elle-même à Tanit la lune, déesse servie par des eunuques. Carthage vaincra les Mercenaires, mais leur chef Mathô aura baisé leur Salammbô. Il sera déchiré lentement par la foule, après la victoire, ce qui saisira tellement l’hystérique Salammbô qu’elle en mourra d’un coup.

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Les tensions perpétuelles du roman font lever les yeux très souvent de la lecture. L’auteur a alterné savamment les chapitres de passions aux chapitres militaires, ciselant chacun comme un conte fermé sur lui-même. Il passe des individus cruels aux masses saisies de frénésie pour faire du roman le balancement constant de la vie et de la mort, du désir et de l’anéantissement, de la beauté et de la souffrance. Mais c’est extravagant, laissant à l’esprit quelques images chocs comme Sade put en susciter, mais surtout une sorte de dégoût pour cette humanité vautrée dans la sempiternelle bêtise. La féminité amoureuse idéaliste se guérit par la réelle pénétration (comme le montrera Freud) ; les appétits matériels se formulent sous le discours idéaliste (comme le montrera Marx) ; les dieux ne sont que la projection du ressentiment des esclaves (comme le montrera Nietzsche). Mais Flaubert est allé peut-être à l’excès contre la sensiblerie bourgeoise de son temps et sa propension Bisounours à idéaliser : « dans ce doux pays de France », écrit-il à Sainte-Beuve le 24 décembre 1862, « le superficiel est une qualité, et le banal, le facile et le niais sont toujours applaudis, adoptés, adorés ». On le voit à la saison des prix littéraire… mais fallait-il pour cela en rajouter ?

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Gustave Flaubert, en bon romantique de tempérament, avait perçu lors de son Voyage en Orient l’harmonie du disparate : la sagesse sous la misère, la beauté sous les haillons, la violence dans la lumière – et son roman a quelque chose de cet éclairage sans ombres de Chefchaouen ou sous les pyramides. Mais ses personnages prennent alors quelque chose de caricatural, puissant certes, mais hiératique, accentué par sa prose au scalpel : Hamilcar n’est qu’ambition pour sa lignée, Salammbô qu’appel à être pénétrée (appelé alors « hystérie »), Mathô que désir animal, Spendius que trahison. Tous sont monomaniaques, on ne peut compatir, on ne peut les aimer. Loin de la finesse racinienne de Madame Bovary, nous sommes dans Salammbô au-delà encore de Corneille dans le tragique glacé.

Je n’ai pas aimé cette relique barbare, et peu m’importe que la reconstitution de l’antique Carthage soit véridique ou non. Je n’ai pas senti le cœur battre sous les mots ; ils paraissent incrustés sans vie dans la matière humaine sous le soleil impitoyable.

Gustave Flaubert, Salammbô, 1862, Folio 2055, 544 pages, €6.50

e-book format Kindle €4.49

Gustave Flaubert, Œuvres complètes tome 3 – 1851-1862, Gallimard Pléiade 2013, 1360 pages, €67.00 (avec Voyage en Algérie et Tunisie, Histoire de Polybe et lettre à Sainte-Beuve)

Gustave Flaubert chroniqué sur ce blog https://argoul.com/category/livres/gustave-flaubert/

BD Philippe Druillet, Salammbô (transposée dans la monde de l’Étoile) l’intégrale, Glénat 2010, 200 pages, €35.50

DVD Salammbô de Sergio Griego, avec Jeanne Valérie et Jacques Sernas, €15.00

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Michel Tournier, Le vent Paraclet

michel tournier le vent paraclet

Le Paraclet est le nom donné au Saint-Esprit, le vent est le souffle qui passe. C’est ainsi que Michel Tournier rend compte de sa vie littéraire, depuis l’enfance à Saint-Germain-en-Laye jusqu’à sa vieillesse en jardin de presbytère, vallée de Chevreuse. Il s’agit moins d’une autobiographie que d’une biographie intellectuelle, les amateurs de ragots en seront pour leurs frais.

Tout se ramène aux trois grandes œuvres, de Vendredi ou le mythe de Robinson aux Météores ou le mythe des Gémeaux, en passant par Le roi des Aulnes et le mythe de l’Ogre. Par des romans métaphysiques d’« histoires fondamentales », cette littérature vise à transmettre la culture – notre culture occidentale – étape par étape, du niveau enfantin à l’ontologie des philosophes. « Le mythe n’est qu’une histoire pour enfant, la description d’un guignol qui serait aussi théâtre d’ombres chinoises. Mais à un niveau supérieur, c’est toute une théorie de la connaissance, à un étage plus élevé encore cela devient morale, puis métaphysique, puis ontologie, etc., sans cesser d’être la même histoire » p.188.

Car Michel Tournier, bien de son temps, éprouve pour la raison scientifique amplifiée par les Lumières le recul du philosophe. Il s’insurge contre l’étroitesse scolaire, sociologique, politique et technocratique de la « vision scientifique, abstraite, utilitaire, quantitative, vision d’ingénieur ». Il réhabilite « l’altération », c’est-à-dire « le mûrissement des fruits, le vieillissement des vins, la lente apparition de la sagesse » p.283. C’est qu’être « sage » ne signifie pas être bon élève sans histoire à l’école ! Mais « un savoir vivant, presque biologique, une maturation heureuse, un accès réussi à l’épanouissement du corps et de l’esprit » p.290.

Ce pourquoi il regrette l’éducation ancienne de maître à disciple, éducation totale où les pulsions sont utilisées pour le vouloir, les passions domptées pour la sociabilité, et la raison épanouie par les disciplines abstraites comme par les expériences vécues, accumulées. « La révolution commencée par les hommes des Lumières au XVIIIe siècle paraît complète. L’affectivité, les liens de personne à personne, voire l’érotisme, ne risquent plus de polluer l’atmosphère aseptisée de l’école. L’éducation lavée de toute trace d’initiation n’est plus que la dispensatrice d’un savoir utile et rentable. Déjà les ordinateurs remplacent les maîtres » p.65. Évidemment l’évocation de « l’érotisme », très années 1970, choque aujourd’hui les petits esprits, prompts à voir le stupre dans l’œil de tout voisin. Mais, dans l’esprit de l’auteur, il ne s’agit pas d’attoucher mais de toucher, pas de sexualiser mais d’aimer – ce qui est un peu différent. L’éros est « l’ensemble des pulsions de vie dans la théorie freudienne » (Dictionnaire de la psychanalyse, Larousse, p.100), n’en déplaise aux moralistes ignorants qui se croient intellos…

  • C’est ainsi que sa méfiance envers les « spécialistes » et les « scientifiques » s’enracine dans une expérience personnelle, vers 4 ans : l’arrachage des amygdales selon l’hygiénisme d’époque.
  • C’est ainsi que son amour pour l’Allemagne est née de ses excursions enfant « sur ces lacs métalliques enchâssés dans des entonnoirs de sapins, sur ces sommets arrondis où les hautes herbes ondulent à l’infini, sous les voûtes de ces cathédrales forestières, [où] le vent a une odeur et une voix que je reconnais dès mon arrivée et qui ne ressemble à rien d’autre » p.74.
  • C’est ainsi que son amour de la littérature est né de rencontres dès l’enfance. « J’ai commencé à lire Giono à douze ans. Pendant des années ce fut mon dieu » p.151. Plus tard, il a été élève de Gaston Bachelard. « Grand éveilleur de vocation, provocateur d’esprit, il s’était lui-même assis entre science et philosophie comme entre deux chaises, et son esprit sarcastique et antisystématique l’apparentait plus à Socrate et à Diogène qu’à Platon ou Aristote » p.154.
  • C’est ainsi que son esprit critique envers la philosophie naît de ses rencontres avec ses condisciples Gilles Deleuze et Roger Nimier. Avec eux, l’auteur est ébloui, à l’automne 1943, par L’Être et le Néant d’un certain Jean-Paul Sartre. « L’œuvre était massive, hirsute, débordante d’une force irrésistible, pleine de subtilités exquises, encyclopédique, superbement technique, traversée de bout en bout par une intuition d’une simplicité diamantine » p.159. Voilà le nouveau héros. Sauf que le 28 octobre 1945, Sartre avoue à la foule de ses admirateurs que… l’existentialisme est un humanisme. Patatras ! « Nous étions atterrés. Ainsi notre maître ramassait dans la poubelle où nous l’avions enfouie cette ganache éculée, puant la sueur et la vie intérieure, l’Humanisme… » p.160. Sartre deviendra marxiste, puis castriste, maoïste, puis gâteux. Il ne voulait pas se détacher des masses par « peur lancinante de glisser dans ce qu’il considère comme le camp des ‘salauds’ » p.162.

Pour Michel Tournier, nul ne peut devenir « sage » aujourd’hui sans se mettre hors du monde. « Nous vivons le terrorisme d’un savoir abstrait, mi-expérimental, mi-mathématique, et de règles de vie formelles définies par la morale. Tout cela, qui sent la caserne, peut à la rigueur faire une existence, certainement pas une vie » p.283.

Ainsi de Robinson solitaire sur son île, qui reconstitue la technique et la morale de l’Angleterre puritaine, allant jusqu’à domestiquer le nègre Vendredi… « Oui, nous vivons enfermés dans une cage de verre. Cela s’appelle retenue, froideur, quant-à-soi. Dès son plus jeune âge, l’enfant est sévèrement dressé à ne pas parler à des inconnus, à s’entourer d’un halo de méfiance, à réduire ses contacts humains au strict minimum. Sur ce dressage antihumain se greffe l’obsession anticharnelle qui tient lieu de morale à notre société. Le puritanisme avec ses deux filles – maudites mais inévitables, Prostitution et Pornographie – s’entend à parfaire notre isolement » p.223. C’est tout l’inverse « dans les pays dits sous-développés. Sous-développés vraiment ? A coup sûr pas sous l’angle des relations interhumaines. Dans ces pays, rarement un sourire adressé à une inconnue reste sans réponse » p.222.

Je le sais personnellement, je l’ai vécu maintes fois hors des pays occidentaux. Ce contraste entre l’abstrait du savoir et la sécheresse méfiante des relations humaines fait sans doute beaucoup pour isoler et déraciner chez nous les populations issues de l’immigration. Venues de pays plus communautaires et chaleureux, ils se sentent exclus, méprisés – alors qu’il s’agit des relations normales de la mentalité bourgeoise puritaine en France. Ils fantasment donc une communauté universelle où ils seraient reconnus, accueillis. Et ces monstres froids dominants qui les laissent dans leur misère affective plus encore qu’économique, ils veulent les massacrer. Sans les laisser faire, nous pouvons les comprendre.

D’où la genèse des Météores, qui met en scène deux vrais jumeaux, amis d’origine, amants parfaits, œuf humain dans le monde. Michel Tournier cite intégralement la lettre de jumeaux réels après lecture de son livre. La réalité dépasse sa fiction : « s’aimer soi-même dans le visage-miroir de l’autre est sans doute le secret de l’attrait sensuel de l’inceste qui est si fort et si refoulé » p.256.

Le but de l’écrivain est de renouveler les mythes pour qu’ils restent vivants et ne se transforment pas en allégories. Michel Tournier cherche l’absolu dans l’instant, comme les sages orientaux. Ce pourquoi il est heureux même dans une foule grise de métro : il suffit d’un visage lumineux. « Considérer chaque visage et chaque arbre sans référence à autre chose, comme existant seul au monde, comme indispensable et ne servant à rien » p.298. Chaque être est « un génie », puisqu’il est unique. C’est à l’écrivain de le voir, de le montrer en ses œuvres, de le célébrer pour tous.

Parfois un brin bavard mais toujours intéressant, sous un titre bizarre mais qui suscite la curiosité, Michel Tournier nous livre ici ce qui le meut dans l’écriture – un livre indispensable pour comprendre ses œuvres majeures.

Michel Tournier, Le vent Paraclet, 1977, Folio 1979, 315 pages, €8.20

Les œuvres de Michel Tournier chroniquées sur ce blog

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Michel Tournier, Le coq de bruyère

michel tournier le coq de bruyere

Quinze contes pour enfant ou adulte, racontés à la façon Tournier inimitable, fois badine et grave. Guillerettes ou grinçantes, ces histoires toujours un tantinet freudiennes parlent des hommes et des femmes, des petits et des grands, de l’initiation à la puberté et de l’âge de l’amour, du fétichisme et de l’âge qui vient.

La fugue du petit Poucet sonne délicieusement années 1970 avec ce hippie à grandes bottes devenu doux ogre père d’une huitaine de petites filles, lesquelles emportent le petit Pierre évadé de son immeuble parisien de béton armé. Car il aime la nature, le petit Pierre Poucet, il ne veut pas habiter en pleine solitude au sommet d’une tour avec ascenseur automatique, vitres vissées et air conditionné. La modernité le révulse. La nature, ce sont les arbres et les petites filles aussi douce que les trois lapins qu’il a élevés. Filles qui jettent toutes leurs vêtements par-dessus les moulins le soir venu pour dormir ensemble à même le lit, entraînant le petit garçon qui en est chatouillé. Mais voilà, cela ne plaît pas au père Poucet ni à la police. La société est contre la nature, même contre-nature disait-on dans les années 1970.

Amandine est une autre fillette, elle aussi solitaire ; elle aborde l’âge où l’être humain se modifie, vers dix ans. Elle explore l’inconnu. Justement, ce jardin voisin entouré de hauts murs l’attire, parce que sa chatte s’y est perdue. La voilà prête à oser explorer cet univers pour y trouver sa chatte. Ce qu’elle réussit, au bout d’un labyrinthe où « un jeune garçon tout nu avec des ailes dans le dos » p.45 trône sur un piédestal de pierre, un arc à ses pieds, prêt à s’envoler. Lorsqu’elle revient dans son milieu, elle saigne. Ce conte initiatique, qui fit un brin « scandale » chez les prudes du journal Le Monde (catho « de gauche »…) a d’abord été publié en album pour enfant… Il n’est plus disponible, évidemment, tant la chatte sonne furieusement sexuel – même s’il s’agit de l’animal à soyeuse fourrure.

michel tournier amandine ou les deux jardins

Le nain rouge est plutôt sadique, revanche d’un aigri qui veut dominer ceux qui le dominent. Les suaires de Véronique disent combien la photo est ogresse, capturant les corps jusqu’à n’en rien laisser… Tristan Vox met en scène la voix à la radio, qui fait fantasmer, alors que l’être derrière le micro est un petit-bourgeois casanier. Le fétichiste ne peut aimer que les dessous féminins encore chauds, absolument pas la nudité. L’aire du Muguet fait entrer le printemps sur l’autoroute, une autre résistance à la modernité tellement années 60…

Et puis Le coq de bruyère : La nouvelle qui donne son titre au recueil est placée presque en dernier, on ne sait pourquoi, peut-être parce que le premier conte se passe juste après la Genèse et que le dernier sombre dans la folie. Le fameux « coq » est un fringuant sexagénaire de province, colonel à particule, qui aime lever les jeunettes pour vigoureusement les besogner. Il va à la chasse aux filles comme aux coqs de bruyère, « le premier jour je le lève, le deuxième jour je le fatigue, le troisième jour je le tire » p.207. C’est élégant mais n’a pas l’heur de plaire à sa baronne Eugénie d’épouse, élevée au couvent et emmêlée de prêtres. Je vous laisse deviner la fin.

Mais l’on découvre en ce conte grivois l’attrait de Cécile Aubry aux yeux de l’auteur. Il est vrai que l’égérie télé des années 60, mère du vif et vigoureux Mehdi qui joua si bien Sébastien, a un air de garçon. En ces années pré-68, elle pouvait plaire tant au fils du Pacha de Marrakech, qui lui fit son sensuel enfant acteur, qu’à l’écrivain Michel Tournier, peu enclin aux minauderies et aux falbalas des têtes de linotte de son époque. « Cécile Aubry… Hé, hé ! Un peu petite certes, la tête un peu grosse pour le corps, le visage boudeur du genre pékinois. Mais tout de même, tout de même, quel joli brin de petite fille… ! » p.221.

cecile aubry

Il y a de l’allégresse en ces humanités, dit le conteur. Père Noël, Robinson, petit Poucet, Abel et Caïn, l’auteur agite les mythes et les rend inactuels. Ce que notre époque de petit-bourgeois illettrés trop sérieux a perdue. L’auteur n’est plus mais sa manière lui survit : la vie, justement, est un magasin de friandises, même si l’on est malheureux parfois. Il suffit de la prendre du bon côté et de se laisser guider par le printemps.

Michel Tournier, Le coq de bruyère, 1978, Folio 1980, 343 pages, €8.20

e-book format Kindle, €7.99

Michel Tournier chroniqué sur ce blog

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Théo Kosma, En attendant d’être grande 2

Woman doing gymnastics on beach

Woman doing gymnastics on beach

Chloé passe ses dix ans, enrichie d’expériences, de cajoleries et de sensations sur la peau. L’année de ses onze ans est la révélation. Clou du tome, elle ne sera distillée qu’après de longues approches, les préliminaires étant tout dans l’érotisme, même enfantin. Car Chloé n’est encore qu’une enfant et le lecteur ne doit pas s’attendre à des turpitudes telles qu’Anal+ a su déformer les esprits. Nous ne sommes pas dans la pornographie, mais dans la sensualité. Tout reste bien innocent, à onze ans. « J’adore poser tout mon corps nu partout. Herbe, terre… c’est tout le plaisir » p.82.

Elle s’effeuille doucement couche par couche devant sa fenêtre le soir, sachant que son copain voisin Julius la regarde en secret. Mais ce cadeau ingénu cessera brusquement, le jour où il invitera des copains. Avec ses amies, elle participe à des soirées pyjama où l’on se met à l’aise, voire toutes nues, pour cancaner sur ses semblables et pouffer à des mots interdits. Rien de tel que les potins pour jauger ce qui se fait ou non. Par exemple : « Sur la plage hier, j’ai vu des cruches de vingt à vingt-cinq ans qu’on avait trop regardées, trop admirées au cours de leur vie. Elles ont fini par croire qu’elles étaient des filles géniales et du coup ne font plus bosser leur tête, se contentant de prendre soin de leurs corps. Chacun de leurs gestes, chacune de leurs paroles trahissent cela. Elles en sont réduites à glousser et à avoir des réflexions pas plus évoluées que celles des filles de ma classe. Voilà ce qui arrive lorsqu’on séduit trop facilement autrui. Une fois sur cette pente glissante, on n’en finit plus de sombrer. Rapidement le corps et la superficialité deviennent tout. Le physique devient un passeport pour l’ascension sociale, le logement et le travail, que ce soit en couchant ou en faisant des pirouettes » p.30.

Mais ce n’est pas pour cela que les limites sont franchies. Chloé, du haut de ses onze ans délurés, répugne au pornographique anatomique des magazines, dont elle découvre quelques exemplaires dans la table de nuit de son père, lassé de sa mère et qui va divorcer. Elle n’est pas narcissique mais conviviale, elle ne s’emplit de jouissance que lorsqu’un autre a du plaisir. Sous la douche collective d’après sport, elle mate les autres filles et se fait mater, pour comparer. Vivre entièrement nu éviterait bien des perversions, pense-t-elle. Et une copine de plage naturiste de lui conter comment elle a soigné ses deux cousins tout juste ado qui la mataient sous la douche : en vivant à poil devant eux toute la journée, jusqu’à ce que leurs regards en soient rassasiés.

De même ressent-elle le bonheur des autres par contagion. Ainsi de sa cousine Estelle, de quelques années plus grande, avec la religion. « Dieu nous a créé pour le plaisir » (p.35), dit l’adolescente qui connait plusieurs garçons, et Chloé, qui n’en connait pas encore, est séduite. Ce qui ne l’empêche pas de raisonner par elle-même : « En religion, quelque part, tout est un peu sexuel. Les gospels, le corps du Christ, les rapports troubles entre Dieu et Marie, entre le Christ et Marie-Madeleine, voire même entre le Christ et le Malin (le passage sur la tentation). Ceci dit dans la Bible, lorsque ça parle de baise, ça associe beaucoup cela au péché, au déluge, à la fin des temps. Sacré paradoxe » p.33. Ce qu’aime Estelle dans le catholicisme est l’harmonie, « ce ‘Aimez-vous les uns les autres’ si cher au Christ. Quand je couche c’est plus fort que moi, j’aime éperdument. Pas seulement le garçon à mes côtés, je m’aime aussi moi, les gens dans l’immeuble, ceux de la ville, de la région, du pays » p.35. Rien à voir avec « le tentateur ». Lui, « c’est autre chose. Lui il attrape en levrette et vous retourne dans tous les sens » p.38.

Intéressante approche baba cool du christianisme : « contrôler son corps et ses pulsions donne plus d’extase que se jeter dans le plumard de n’importe qui » p.86. Pas faux ! Sauf que ni les évêques ni le Pape n’enseignent cette simplicité biblique, et qu’il faut retrouver les écrits païens des Grecs pour cette philosophie de nature.

Enfin, « ce fut l’année de mes onze ans qui fut déterminante dans mon apprentissage à la sensualité » – nous sommes à la page 56. Divorce des parents, garde alternée, entrée en sixième, vacances en liberté. Chloé connait grâce à sa tante un peu hippie la sensualité d’une robe portée à même la peau, le vent s’infiltrant sous la jupe pour flatter le duvet, les tétons pointant déjà sous le fin tissu. Quand les garçons ouvrent leur chemise, les filles portent plus haut leur jupe.

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A la plage avec sa mère, alors que celle-ci la laisse seule pour draguer, elle s’installe sur le sable et se déshabille au maximum. « Tout ce qui compte c’est pouvoir profiter du soleil, du sable et de l’eau de toute ma peau ». Elle ne tarde pas à faire des adeptes et lie connaissance avec une fille de son âge. Sandrine est naturiste, et elle va faire avec elle un « apprentissage pas sage » dès la page 99. Rien de torride mais quand même ; une jupe sans culotte est bien pratique pour effleurer le bouton avant d’explorer la caverne. Mais pour cela il faut « ressentir », ce qui signifie cajoler autant la peau que le cœur.

« Qu’en conclure ? Qu’on avait le droit à des expériences entre filles tout en aimant les garçons. Qu’il est compliqué d’être concentré sur le plaisir de l’autre en s’occupant de soi-même. Qu’une expérience avec son prochain valait cent expériences avec soi-même » p.113.

Quant au reste, à propos de Carl, le copain de sa mère, « il me suffisait d’un rien… lui tenir la main dans la rue en jupe, un petit coup de vent passant entre mes jambes et j’en ressentais de ces frissons ! Ou encore un petit câlin du soir sur ses genoux, revêtue d’une simple nuisette et m’arrangeant pour que le doux tissu remonte innocemment le plus possible vers le haut de mes cuisses. Ou lui murmurer une phrase anodine au creux de l’oreille. Ou faire semblant de me bagarrer avec lui. Ou lui demander quelques chatouilles. Toute une tripotée de petites astuces qui me mettaient immanquablement dans tous mes états, mélange de candeur et de dépravation si cher à mon enfance » p.138.

L’enfance est innocente et sensuelle. Est-elle perverse comme le dit Freud ? Oui, mais polymorphe, ajoute-t-il, ce qui nuance. Rien de morbide ni de déviant, une sensualité à fleur de peau, une sensibilité au ras du cœur, une attention au bord de la raison. Car tout est au présent pour une petite fille qui grandit, tout est nature et sensations. A ne pas juger du haut de la sécheresse des gens mûrs, surtout ceux d’aujourd’hui, névrosés d’être passés à côté de la liberté, faute d’avoir su être responsables.

« Ceux qui s’imaginent les seventies et le début des eighties comme une partouze géante avec fumette à tous les étages se trompent » – dit l’auteur. « Oui, il est vrai que chez les adultes, en certains milieux on faisait facilement l’amour… mais à la bonne franquette, sans perversité. À la maison les enfants ne faisaient pas la loi, davantage de sport et d’air frais, et la nuit les rues étaient assez sûres. Bref, nos caboches fonctionnaient mieux, pas perturbées par les SMS, profils Facebook et jeux vidéo. C’est ainsi et c’est tant mieux, et c’est surtout tant pis pour aujourd’hui » p.89.

Un tome plus mûr que le premier, la fillette grandit et devient plus réelle. Contrairement au tome premier, où elle manquait, l’histoire compte moins que les expériences des sensations dans ce tome second. Cette suite d’anecdotes fondées sur le corps, les éléments, les autres, le plaisir qu’on donne et celui qu’on ressent, est en soi toute une histoire. La sagesse d’une très jeune fille pas « sage » au sens rassis des bourgeois culs bénis intéressera tous ceux qui aiment les êtres.

Théo Kosma, En attendant d’être grande 2 – Éducation libre, 141 pages, autoédition Format Kindle, €2.99

Blog de l’auteur : www.plume-interdite.com

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Premier avril

Une note un 1er avril ? Ce ne serait pas sérieux, aussi nous en abstiendrions-nous si nous étions sujet à la croyance. Mais ce n’est pas le cas, donc publions !

D’où vient donc cette blague du 1er avril ? De l’adoption du calendrier grégorien, pardi !

avril premier

Jusqu’à Henri III, le nouvel an se fêtait le 25 mars, au moment où le printemps faisait renaître la terre. Mais l’Église, comme tous les pouvoirs à prétention totalitaire, voyait d’un mauvais œil cette référence charnelle et trop matérielle. La date anniversaire de la naissance du Christ valait bien mieux !

Et comme les astronomes avaient trouvé une dérive calendaire dans le décompte astral des ans, le prétexte fut tout trouvé. Le pape Grégoire XIII décida du calendrier grégorien qui porte son nom. Il n’y a que la Russie – orthodoxe – qui refusa le nouveau calendrier jusqu’en 1917 : ce pourquoi plusieurs dates manquent à l’histoire soviétique…

La France, en bonne Fille aînée de l’Église toujours zélée, l’appliqua en 1582 : le 9 décembre fut suivi dès le lendemain par le 20 décembre ! Il y a donc des jours qui manquent aussi à l’histoire de France, mais cela nous paraît moins grave car trop loin.

Évidemment, routiniers et conservateurs comme ils le sont encore, les Français répugnèrent à changer. Ils ont célébré durant des décennies le « nouvel an » à l’ancienne mode, qui commençait le 1er avril.

Et c’est pour se moquer de ces archaïques que les facétieux du temps leur envoyaient des cadeaux illusoires et des invitations fictives, ce jour du 1er avril, ex-premier jour du premier mois d’une année.

Le terme « poisson » vient de la constellation, que le soleil quittait à ce moment-là, mais aussi de la proximité de Pâques et de la référence au christianisme dont il était le signe romain. Une allusion à la bulle papale aussi comminatoire qu’un oukase stalinien ou qu’une fatwa islamique. Ce n’est pas pour rien que le 1er avril est surnommé aux États-Unis « le jour des fous ».

Il est vrai que les Anglais vénéraient déjà le lièvre de mars, dont Alice s’éberlue dans son pays des merveilles. À moins que le lièvre n’ait, comme en Grèce ancienne, une connotation freudienne : lui la destinait aux petites filles… mais les Grecs en faisaient offrande aux jeunes garçons. Tous célébraient le sexe, qui reprend vigueur avec le printemps ! Comme quoi, au 1er avril, tout recommence.

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Michel Tournier, Le Roi des Aulnes

michel tournier le roi des aulnes
Roman éneaurme, comme disait Flaubert, roman mythologique qui peut se lire au premier degré mais en perdant beaucoup de son suc. Nous sommes dans l’histoire et dans la psychologie, dans le social et dans le signe – nous sommes à l’orée des années 1970 où tout devient possible, après mai 68 ; où tout est remis en cause de l’univers bourgeois ; où tout est sémiotique avec Roland Barthes, René Girard, Jacques Lacan, Roland Jacobson, Bruno Bettelheim

Nous avons donc Abel Tiffauges dont le nom est celui du fief du violeur en série Gilles de Rais, saisi dès l’enfance comme enfant martyr de ses camarades pré virils qui l’appellent Mabel comme une fille, et protégé par Nestor, un pervers obèse de son âge dans le pensionnat catholique Saint-Christophe. Lequel Abel, grandi et devenu géant malgré un petit zizi (microgénitomorphe) et un entonnoir sternal comme Michel Tournier (p.114), s’établit mécanicien faute de capacités intellectuelles, et voyeur photographe pour capturer la beauté d’enfance à laquelle il reste accroché. S’il échappe au renvoi du collège à cause d’un incendie, il échappe à la prison pour un viol de fillette qu’il n’a pas consommé à cause de la déclaration de guerre. Pension, armée française, camp de prisonnier allemand, il est remarqué par un garde-chasse de Goering puis est envoyé à la forteresse de Kaltenborn (source froide), en Mazurie aux confins de la Prusse-Orientale, terre de forêts et de marais, où sont dressés à l’art militaire en Napola l’élite aryenne du Reich entre 12 et 18 ans.

Très vite, les 16 à 18 ans sont envoyés au front, Abel étant chargé de recruter d’autres 11 à 13 ans aux alentours sur son grand cheval noir qu’il a nommé Barbe-Bleue (surnom de Gilles de Rais). Il joue au Roi des Aulnes du poème de Goethe, mis en musique par Schubert, cet elfe des marais rusé qui ensorcelle et s’empare des enfants pour en jouir, malgré la pauvre rationalité de déni par leur père, inapte à les protéger. Mais la guerre avance, avec sa démesure, l’ogre Hitler dévore les enfants allemands au rythme du rouleau compresseur soviétique, et les 400 Jungmannen de Kaltenborn mourront les armes à la main, les trois plus beaux empalés dans un grand cri primal sur les épées de parade – par les soldats communistes ivres de vengeance, croit le lecteur – mais au contraire par les enfants mêmes qui se sacrifient pour réunir l’apha et l’omega, explique Michel Tournier à Gallimard (Lettre de la Pléiade n°59), fin exigée par la mécanique héraldique. Une parodie criarde de Golgotha où les jumeaux roux encadrent un Lothar aux cheveux presqu’argent. Héneaurme, aurait dit Flaubert, qui crucifie de même les lions dans Salammbô et fait apporter la tête tranchée de Oaokannan à la fin du banquet d’Hérodiade. Abel Tiffauges a sauvé un petit Juif affaibli « entre 8 et 15 ans », qu’il portera sur les épaules avant de s’enfoncer lentement dans le marais. Il rejoindra ainsi dans l’éternité mythologique les hommes des tourbières, découverts par les archéologues en ces confins, victimes émissaires sacrifiées à l’âge du bronze pour faire vivre la société.

Telle est la trame de ce gros livre en six parties dont la première, jusqu’au tiers du livre, attire peu. L’esclavage de pension et la propension à la scatologie sent trop lourdement sa psychologie freudienne du stade anal (« l’acte défécatoire »). La partie armée française permet déjà l’évasion, Abel s’occupant des pigeons voyageurs aux plumes soyeuses et tendres comme une peau d’enfant. Mais dès qu’il entre en Allemagne, le roman prend tout son charme. Michel Tournier, germaniste depuis l’âge de 9 ans, est incontestablement séduit par les paysages de brumes et de lisières un brin sauvages, par les gens un peu lourds (paysans fiables et avisés, ex-Wandervögels « chantants et enlacés, dépenaillés » p.418, ou gauleiters brutaux et vulgairement parés), par les bêtes (élans, cerfs, aurochs, chevaux) qui vivent comme au premier matin du monde – et par les jeunes garçons blonds aux muscles noueux et à la vitalité joyeuse. Il passera crescendo des pigeons aux gamins avec la même tendresse voyeuriste et caressante, avec le même amour panthéiste (et non génital).

Michel Tournier n’est pas Abel Tiffauges, même si un auteur met toujours de lui dans ses personnages. « Dans mes romans, je n’exprime pas du Tournier, je fais du roman », dit-il volontiers en entretien. Il n’a jamais été pensionnaire, il était trop jeune pour un camp de prisonnier, il n’a jamais été mécanicien ni racoleur de gosses pour école militaire. Ce pourquoi la lecture au premier degré d’un « fou » pédophile et séduit par le nazisme qui « gêne » certains contemporains, n’est pas la bonne. La honte coupable d’avoir laissé se développer le nazisme et la répulsion viscérale pour toute attraction même sublimée envers les moins de 15 ans disent d’ailleurs beaucoup sur notre époque de chochottes, « mal à l’aise » avec tout ce qui sort des normes confortablement puritaines et effarée devant toute violence fondamentale. Les islamistes et autres totalitaires ont de beaux jours devant eux, à terroriser cette faiblesse devant l’inconnu et le profond.

Mais la lecture au premier degré, qui est le fait de la majorité, n’est heureusement pas la seule. Pour bien comprendre, il faut de la culture, denrée rare en notre époque d’éducation « nationale » appauvrie et d’Internet plaçant tout sur le même plan. Le roman est symbolique, irrigué de mythologies à la Roland Barthes, de signes à la structuraliste et de psychologie de masse à la Wilhelm Reich. Embrigadé depuis tout petit en pension, garage, armée et camp, Abel Tiffauges est écartelé entre le nomadisme de son prénom biblique et l’enracinement ogresque de son nom de féodal prédateur, compagnon de Jeanne d’Arc. Ce n’est que par cette lecture que la première partie prend son sens. Abel n’aura de cesse que de procéder à « l’inversion » de toutes les normes d’une société qui cherche toujours à l’enfermer : dans la pension religieuse, dans l’instruction scolaire, dans l’amour conjugal, dans la sexualité hétéro obligatoire, dans le guerrier patriotique, dans le travailleur modèle. S’il couche avec une femme c’est avec « une garçonne », en outre « juive » : ce n’est pas par démagogie pour notre époque, mais par transgression des normes de bienséance bourgeoise avant-guerre. Après le viol dont la fillette qu’il révère l’accuse, alors qu’il ne l’a pas touchée, il fait une croix sur tout ce qui est féminin, « fausse fenêtre » de l’être originel : Adam l’androgyne.

Le garçon impubère représente pour lui comme pour les poètes érotiques de l’Antiquité l’idéal humain, l’espère originaire avant le sexe, « l’enfant de douze ans a atteint un point d’équilibre et d’épanouissement insurpassable qui fait de lui le chef-d’œuvre de la création » p.154. Ce pourquoi il aime enregistrer les voix des écoliers parisiens ou les jeux des jeunes nazis, capturer l’image des corps en mouvement avec l’appareil à objectif « sexe énorme, gainé de cuir » (p.167), palper, mesurer, caresser les peaux duveteuses où roulent déjà les muscles, se vautrer dans les cheveux dorés des gamins récemment tondus, oindre les lèvres gercées, soigner les plaies, faire chanter les poitrines, aligner les torses nus après le sport dans le matin frisquet de Kaltenborn. Cela est sensuel et même érotique, mais sans aucune génitalité. Comme Raspoutine prêchait l’innocence du sexe, il s’agit de la tendresse humaine – et pourquoi un homme en serait-il dépourvu ? Par convention d’une société étriquée de fonctionnaires et de boutiquiers ? Par castration d’une religion impérieuse, qui vise à soumettre les corps aux clercs et les âmes à « Dieu » ? La grande inversion subversive, deux années après mai 68, est là – dans ces pages d’un Michel Tournier de 46 ans. A la suite de Bronislaw Malinowski (La sexualité et sa répression dans les sociétés primitives), d’Herbert Marcuse (L’homme unidimensionnel), d’Alexander Neill (Libres enfants de Summerhill) et de Gilles Deleuze (L’anti-Œdipe). L’auteur est resté toute sa vie vent debout contre le politiquement correct et l’ordre moral.

hitlerjugend

Christophe, Christo-phoros, le porte-Christ, Porte-Enfant qui fit traverser le fleuve au Fils, est « à la fois bête de somme et ostensoir » p.86. Il se soumet au garçon androgyne et en même temps célèbre l’humanité parfaite, créateur de rites jusqu’au sacrifice. Son désir est inversé en protection. Soulever dans ses bras un enfant est « une extase phorique » une offrande à la vie et à la beauté. L’inverse absolu du sous-officier SS Raufeisen qui marche en bottes de cuir crottées sur « les torses nus, jambes nues » des jeunes garçons à plat ventre dans la neige (p.548). L’innocence est la version positive de son inversion perverse : la pureté. L’innocence est asexuelle, affective, cherchant des relations fusionnelles (les jumeaux atteignant seuls la perfection). Pervers en revanche est l’adulte viril en société : pervers le curé catholique qui cherche les péchés, perverse la justice qui condamne l’amoureux platonique des petites filles qui ne sont pas les siennes, pervers le nazi qui dompte les corps gracieux des jeunes bêtes blondes pour en faire des mâles vulgaires et brutaux, poussés à la force et à la guerre sans espoir.

L’exigence de pureté est toujours une phobie de l’impur, une « gêne » devant le corps de nature, une obsession névrotique envers ses pulsions refoulées. L’islam, « religion de caserne » selon Claude Lévi-Strauss dans Tristes tropiques, a poussé depuis quelques décennies cette névrose paranoïaque de l’impur au paroxysme, contaminant les bobos vaguement réactionnaires sur leur jeunesse brûlée en 68 comme les laïcs chantres de « la Morale ». Mais l’amour n’est pas le sexe, contrairement à ce que croit la psychologie de bazar des magazines pour mémères de vingt ans et plus. L’amour est plus large et plus profond, il n’a nullement besoin du sexe et c’est bien dans l’œil de ceux qui « croient soupçonner » que réside la saleté.

le roi des aulnes film de volker schlondorff

L’auteur passe très vite du Sigmund Freud anal au Wilhelm Reich de la répression de masse du fascisme. Ces deux psychiatres sont juifs, pas d’accord entre eux, mais complémentaires pour analyser ce qui leur est intégralement étranger : le nazisme. Le Surmoi social superficiel ne tient plus dans les périodes exceptionnelles ; ce sont les pulsions refoulées qui font surface : sadisme, lubricité, cupidité, envie (Freud) ; ce refoulement empêche le noyau biologique profond – amour, bonté – de se manifester naturellement (Reich). Le nazisme, variante germanique du fascisme, est le retour d’autant plus brutal du refoulé que la soupape était close après 1918, l’exaltation des pulsions de combat et de mort, de génération et de destruction, l’état de nature de la violence à douze ans. La faute à la société bourgeoise chrétienne qui a trop longtemps refoulé les pulsions, dit Wilhelm Reich, Qu’un être puisse les satisfaire dès l’enfance, elles resteront bénignes, sans pression accumulée ; elles permettront l’épanouissement de l’être fondamental qui est amour envers les autres. Utopie ? Mais qui a rencontrée, autour de 1968, nombre de hippies rousseauistes du gauchisme, aujourd’hui recyclés en écologistes – malheureusement revenus au puritanisme bourgeois.

« Horrible miroir inversé » de Kaltenborn est Auschwitz raconté par le petit Ephraïm à Tiffauges – la race blonde des fils de Caïn sédentaires contre les races nomades des Juifs et Gitans, fils d’Abel, dit l’auteur (p.560). L’unité de l’Adam primitif ou de l’androgyne originel (Tournier a fait une thèse sur Platon) est reconstituée par l’enfant juif perché sur les épaules du géant protecteur des garçons aryens.

Eneaurme à la Rabelais, baroque dans la ligne du romantisme allemand, réaliste ironique à la Céline, ce roman asexuel et amoral subvertit les codes soixantuitards du jouir sans entraves. Mais la nature est-elle morale ? Les profondeurs de la psyché humaines seulement sexuelles ? Le passage de l’enfance à l’âge adulte ne se fait pas sans douleur, qu’il concerne l’individu ou sa société. A cet égard, le contraste entre le pensionnat catholique et la napola nazie est criant, montrant tout l’écart des cultures française et allemande : la règle comme contrainte castrant toute liberté ou la règle comme limite permettant un épanouissement contenu. Abel devra passer par les épreuves, renoncer à être père ou amant ; la société française trop rationaliste devra être vaincue par les bêtes blondes avant de se régénérer ; le peuple allemand trop chimérique devra passer par l’écrasante défaite pour évacuer les brumes de son inconscient. L’histoire n’est pas une Raison qui se déploie mais une suite de mythes agissants (l’Ogre, l’Androgyne, le massacre des Innocents, l’Apocalypse) ; le roman n’est pas une sèche chronologie sans acteurs mais un réalisme magique ; l’authentique s’appréhende aussi par le grotesque.

Il y a bien des lectures de cette interprétation du Roi des Aulnes, ce pourquoi le roman, prix Goncourt 1970, continue à fasciner les générations : il se vend autour de 40 000 exemplaires par an.

Michel Tournier, Le Roi des Aulnes, 1970, Gallimard Folio 1975, 528 pages, €9.20
e-book format Kindle, €8.99
DVD Le Roi des Aulnes, film de Volker Schlöndorf avec John Malkovich, 1996, Lancaster 2000, €35.00
Les œuvres de Michel Tournier chroniquées sur ce blog

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Michel Onfray, Traité d’athéologie

michel onfray traite d atheologie
Comme d’habitude, Michel Onfray est polémique donc brillant – et excessif donc partial. Il « traite » les religions comme un gamin « traite » un autre en cour d’école : ce n’est pas faux, ce n’est pas vrai. Mais parfois plein d’humour, telles ces « volailles béates » pour désigner les anges (p.138). Ce livre est donc intéressant à lire, mais un peu court pour un Traité qui vise à faire le tour de la question.

Il structure son propos en 4 parties :

La première montre comment être athée, ce qui ne signifie pas nihiliste.

La seconde traite des trois monothéismes issus du Livre : le juif, le chrétien, le musulman.

La troisième insiste sur le christianisme, depuis la cristallisation du mythe Jésus (a-t-il vraiment existé, celui dont le nom Jésus signifie Destin et qui a été enseveli par d’Arimatie qui signifie Passeur vers l’au-delà ?) jusqu’à la haine du sexe, des femmes et de la vie par impuissance sexuelle de « l’Avorton de Dieu » (c’est ainsi que saint Paul se nomme lui-même).

La quatrième partie dissèque les théocraties, alliance du sabre et du goupillon, depuis Constantin de Byzance jusqu’à Khomeiny et George Bush.

« La notion de ‘Dieu’ a été inventée comme antithèse de la vie », déclare Nietzsche en exergue du livre. Dieu est en effet tout ce que l’homme n’est pas : beau, bon, bien, immortel, universel, omniscient… Le Coran lui attribue même cent noms dont seuls 99 sont connus ici-bas. L’antithèse de Dieu est le Diable, qui est bien de ce monde, donc mélangé de beau et de laid, de bon et de mauvais, d’immortel et de mortel, d’universel et de particulier, d’omniscience et d’ignorance…

En fait, ‘Dieu’ est le fétiche positif du dualisme qui sépare la chair et l’âme, la matière et l’esprit. Une antique division aussi vague et aussi tranchée que gauche et droite de nos jours. Onfray poursuit ici sa « contre-histoire » de la philosophie, Héraclite et Épicure contre Platon et sa suite jusqu’à Badiou, en passant par Hegel, Marx et les structuralistes. Si Dieu n’existe pas, les dieux existent, comme le communisme, le socialisme, l’écologisme, le droitdelhommisme… Toujours le Blanc contre le Noir dans cette mentalité formatée en noir et blanc. Qui n’est pas avec nous est contre nous, qui n’est pas de gauche est forcément (d’extrême) droite ou (ultra) libéral : on ne peut rien être à demi chez les petits esprits.

Car toute croyance est hors raison. L’être raisonnable ne peut rien argumenter contre la foi : elle est, se ressent dans l’intime, ne se discute pas. Michel Onfray n’a rien contre les croyants, il montre la beauté de la prière d’un musulman simple face à la lune au désert, en direction de La Mecque. La foi a permis de belles choses, comme les cathédrales et le chant grégorien. Mais il y a un fossé entre la croyance, personnelle, intime, et la religion, collective, institutionnelle, totalisante.

La religion s’impose, impose, crée l’impôt, punit. Surtout alliée au pouvoir politique ! Constantin l’empereur byzantin fait brûler les païens et leurs bibliothèques – au nom de Dieu – tout comme l’État islamique détruit Palmyre et les manuscrits non conformes au canon figé de leur Allah islamiste. Hitler admire l’église catholique et la foi combattante d’un Jésus chassant au fouet les marchands (juifs) du temple; Staline a pris modèle sur l’organisation hiérarchique de l’Église pour bâtir son parti de croyants « d’avant-garde » dont il était le pape.

Michel Onfray reprend les critiques des (juifs) Saul Friedlander et Daniel Goldhagen sur Pie XII et les complaisances catholiques envers les dictatures fascistes, nazies et conservatrices. Peut-être sans recul, tout au goût de la polémique : n’est-il pas compréhensible qu’un historien juif soit partial sur le nazisme ? Faut-il pour cela le croire sans critique ?

Combien de catholiques (et de protestants) ont – malgré Pie XII – sauvé des Juifs, enfants, adultes et familles entières ? Combien d’évêques se sont insurgés, au point de faire reculer Hitler sur certains points (hélas pas sur sa haine hystérique des Juifs, qui rencontrait le mythe du Peuple déicide) ? Pourquoi tant de familles nombreuses chez les catholiques, si ce monde-ci trop matériel est haï ? Faire des enfants, en pays riche, est-ce montrer une particulière horreur de la vie ? Combien de juifs adeptes de l’intelligence ici-bas, critiques aigus des dérives de la modernité et chercheurs scientifiques aussi, s’ils n’aspirent qu’à quitter ce monde pour l’au-delà ? Combien de musulmans qui prennent l’islam comme une foi, certes, mais surtout comme une discipline de vie qui les préserve de l’esclavage du consumérisme mené par la frivolité, la mode et la dépense dans l’excès : alcool, drogue et sexe à tout va ?

Il y a les intégristes de chaque religion, qu’il faut combattre et dont l’auteur détruit fort l’image de son ironie acide. Il y a les « pouvoirs » archaïques qui font pression sur les gouvernements et les opinions pour moraliser les mœurs : contre l’avortement, contre le préservatif, contre le mariage gai, contre les torses nus… Il y a aussi les curés pédophiles dont, curieusement, Michel Onfray n’a pas encore fait (à la date de publication du livre en 2005) son dada. Sans parler des viols psychopathes et des « mariages » forcés de fillettes de 9 ans « pour faire comme le prophète » – sous Daech.

Les Français, peuple laïque depuis deux ou trois siècles, sait faire la part des choses entre Dieu et César, entre le bon vivre et la discipline. Il est utile de rappeler combien « Dieu » peut n’être qu’une névrose collective, comme le montrait Freud. Mais ce livre de combat ne peut être qu’une étape négative vers d’autres ouvrages positifs. Mieux vaut dire comment s’extirper de l’obscurantisme et de la moraline que de dénoncer, une fois de plus, les ravages du trône et de l’autel.

Contre la religion, mieux vaut lire et méditer Nietzsche : lui, au fond, a bien tout dit – et plus brillamment à mon avis.

Michel Onfray, Traité d’athéologie – Physique de la métaphysique, 2005, Livre de poche 2006, 315 pages, €6.90
Les autres livres de Michel Onfray chroniqués sur ce blog

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Fantasmes sur le net

L’éditeur d’un blog n’est pas seulement celui qui écrit, illustre et qui met en page. Il est aussi l’administrateur, celui qui dispose des statistiques de lectures, de requêtes et de redirections. A ce titre, l’hébergeur met à sa disposition toute une série de statistiques fort précises sur les mots-clés qui permettent d’arriver sur le blog.

Nombre de ces mots-clés ne sont pas mentionnés ni illustrés forcément dans le sens que la requête demande : si vous cherchez « table » dans l’œuvre de Shakespeare, vous allez forcément tomber dessus – et ce n’est pourtant pas le thème d’une quelconque pièce ou poème. Même chose pour les blogs : le mot « noir » peut être mentionné pour un tableau, un ciel ou un chat – il sera retenu par les moteurs de recherche aussi pour les humains. Pareil pour « sexe », même s’il s’agit de celui des anges ou du synonyme du mot genre.

La lecture des mots tapés sur les moteurs pour aboutir sur le blog est édifiante, non seulement pour l’orthographe ou la syntaxe (tous les francophones ne sont pas également lettrés), mais pour les fantasmes qu’ils révèlent. J’en prends quelques exemples, tirés des statistiques de WordPress pour ce blog.

On constate aisément que les requêtes au hasard ont peu de choses à voir avec les articles les plus lus :

Exemples de requêtes :

requetes blog

Articles les plus lus :

articles phares blog

Le fantasme se dit fantasy en anglais, faux-ami qui montre cependant combien l’amour est enfant de Bohême, le scénario imaginaire (ainsi que Freud définit le fantasme) est proche de la liberté fantaisiste. Le fantasme met en scène un désir, mêle l’inconscient et le conscient, le reptilien et le cortex. Ainsi cette requête (orthographe respectée) : « filles togolaise de 16 ans qui cherchent des garçons adolescent poue les niquer », ou celle-ci : « noire viola une fille on lecole », ou encore toute une histoire en quelques mots : « jeunot a porte les courses a victoria qui dormait porno ». Les quêteurs sont probablement des garçons, issus de minorités ethniques, qui voudraient bien savoir comment séduire soit en se laissant faire avec les filles en manque, soit en dominant une fille plus ou moins forcée.

Il y a plus doux : « photos sexy filles a maillot mouiller avec leur tetons qui poitent », « en classe avec son peni décalotté », et plus immédiatement utilisable en pratique : (requête fille ?) « comment faire entre la mais dans la culotte d’un garcon pour sentir sa bite », (requête garçon ?) « partie a caresser d la meuf » (pour répondre à cette question utilitaire, consultez par exemple Doctissimo). Sibyllin : « je besoin l’adresse d’une femme libre qui cherche l’amitié et surtout une femme d’arabie saudit ». Ou encore, enthousiaste : « le plus beau corps feminin nue du monde » (mais chacun a ses goûts).

girodet pygmalion et galatee detail

Lacan a prolongé la définition du fantasme en montrant combien tous les mots accolés parlent plus encore que le personnage principal. Ainsi cette interrogation : « une fille nu uro sous la plui » ou celle-là : « jeune mec se fait baiser par une racaille dans un cion de rue », ou encore cette impossibilité organique : « baise de pre ados gai ». On voit sans peine que ce ne sont ni la fille, ni le mec, ni le garçon qui compte dans le fantasme, mais toute la mise en situation autour (« sous la pluie », « coin de rue ») et toute la radicalité symbolique de l’autre (« nu uro », « racaille », « préado »). Le désir fantasmatique est amplifié par ces détails que sont la nudité sous l’eau qui tombe (uro veut dire se pisser dessus), la baise en lieu public isolé avec un brutal frustre ou la fiction qu’un préado puisse être « gay » (cet âge n’est pas fixé).

Même chose pour ces jolis « beurs niqueurs scouts » et « fils generaux algerien porn » : le fait que les beurs (qui font la requête ?) se projettent en « scouts » (réputés vivre sensuellement entre eux dans la nature) ajoute du signifiant au scénario ; pareil pour les fils de généraux, fantasmés comme riches et puissants, donc libres de réaliser leurs désirs plus facilement pour l’Algérien moyen.

Ce pourquoi la syntaxe du fantasme peut être contradictoire, comme « femme en uniforme nue qui baise par un chasseur » : ce qui compte est d’accoler la nudité à l’uniforme dans l’imaginaire, pas de constater dans la réalité que ce ne peut être seulement ou l’un ou l’autre… Ou encore ce charmant « homme qui se fait defoncer le cul par une femme hermaphrodites » : quel intérêt que ce soit « une femme » ? Le clou revient quand même à « mourir torse nu » où le summum du désir semble être atteint dans le masochisme – souffrir, être nu, pour l’ultime fois. Ce que Freud appelle un « refoulement originaire » dans Un enfant est battu, 1919.

La requête peut être aussi en complet « délire », ce qui est défini par Freud comme une reconstruction du monde extérieur par restitution de la libido aux objets. Ainsi « egypte tintin circoncit femme » : la réalité est occultée complètement au profit de ce qui complaît à la foi. S’il y a très rarement des femmes dans Tintin (en raison des lois cathos sur la jeunesse), il ne saurait y avoir une quelconque circoncision pratiquée par le héros (de quoi être interdit dans la monarchie bruxelloise) – et l’Égypte n’est évoquée que par les « cigares du Pharaon » (quoique que le mot cigare soit ambigu dans l’imaginaire sexuel). De même, « oser le nu dans les tribu tribal » marque une particulière ignorance de ce que signifie une tribu (puisqu’elle doit être en plus « tribale » !) et comment une tribu sauvage (sens probable du fameux adjectif « tribale ») vit couramment : nue. Dès lors, qu’y a-t-il à « oser » ? Le garçon comme la fille fait comme tout le monde dans cet univers tribal où tout est codifié et où chaque âge est initié en son temps : il et elle sont nus… naturellement, sans avoir rien à « oser ». Le « péché » n’existe pas lorsqu’on obéit tout simplement aux normes de sa société, il n’y a que les religions du Livre qui soient totalitaires.

Lorsqu’on lit « femme jeune de 12 ans qui aime baiser », on se dit qu’il y a contradiction (on n’est pas « femme » à « 12 ans »), puis l’on se dit que la requête émane très probablement d’une secte religieuse particulière qui trouve la situation normale (Mahomet s’est marié avec une fillette de 9 ans – mais tout l’islam ne le copie pas). Dès lors, il y a plutôt endoctrinement et hors-la-loi plutôt que simple délire. Mais ce n’est pas la gauche bobo, qui nie tout problème islamique, qui cherchera à approfondir : plutôt accuser un montage d’ado en slip dans une classe d’être « pornographique » sur un blog européen classique que condamner les pratiques réelles d’esclavage sexuel de fillettes de 8 ans des musulmans de l’état islamique et les appels à faire pareil sur les sites des blacks et beurs en France. Des fois qu’eux viennent vous égorger…

Le fantasme fonctionne aussi hors du sexe, avec les mêmes contradictions, telle cette mystérieuse (mais pas si fausse) « theocratie marxiste ». C’est vrai que « le » marxisme (qui n’est pas la philosophie de Marx mais une interprétation qui varie) a pour croyance de détenir « la » vérité de l’Histoire universelle et du Progrès, posé comme inéluctable par son propre mouvement. La philosophie – qui n’est qu’un regard porté sur le monde à un moment donné – devient alors une Bible, gravée dans la pierre pour l’éternité. Vérité qu’il faut donc imposer pour que l’Histoire accouche selon les lois. Mais on parle alors plutôt d' »idéocratie » – la précision des mots montre la rigueur de la pensée.

Explorer le monde actuel par les requêtes principales sur les moteurs, qui aboutissent au blog, est une expérience enrichissante. Plutôt que d’ignorer ce qui gène (le « déni » selon Freud), pourquoi ne pas voir ce qui est ? Plutôt que de foncer sur les moulins à vent (sans aucun danger), pourquoi ne pas dénoncer ce qui est grave (et qu’on ne veut pas voir) ? Toute la frivolité bobo de notre société de soi-disant « intellos » est dans ce grand écart.

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