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Tom Wolfe, Acid test

Un document ! Celui de la génération qui a eu 20 ans dans les années soixante en Californie – le laboratoire du siècle. Les États-Unis étaient à leur apogée, vainqueurs incontestés de la Seconde guerre mondiale, ayant contenu le communisme en Corée et tentant de le faire au Vietnam, première puissance militaire et industrielle de la planète. Après les Atomic boys des années cinquante, place aux hippies et aux freaks. Un mélange de mystique et de technologie unique à l’univers américain. La drogue de synthèse LSD, la musique électro et le cinéma se mêlent dans un trip d’enfer pour briser les gaines des conventions sociales et découvrir l’au-delà de la perception.

L’expérience est l’aboutissement des années d’après-guerre américaines, ce sentiment que tout est possible, que tout reste à explorer. « Il n’avaient que 15, 16 ou 17 ans, et portaient des chemises Oxford roses, style haute couture, des pantalons tirés, des ceintures étroites et souples, des chaussures de sport – avec tout ce Straight et ce V8 en poudre dans le coffre et cette splendeur de néons au-dessus. Cela rejoignait les supers-exploits technologiques des jets, de la TV, des sous-marins atomiques, des supersoniques – les banlieues américaines de l’après guerre – un monde merveilleux  ! Et merde pour les intellectuels délicats de la civilisation américaine qui dégénère… Ils ne pouvaient comprendre, à moins de lui avoir donné le jour – cette impression – ce que c’était que d’être des Super-Kids » p.43.

Tom Wolfe, décédé à 88 ans en 2018, était un essayiste inventeur du Nouveau journalisme. Il s’agissait d’écrire ses enquêtes comme un roman, tout en conservant la vérité des faits. « L’investigation est un art, laissez-nous juste être des sortes d’artistes », disait-il. Ce pourquoi Acid test est sous-titré « chronique ». « Je me suis efforcé non seulement de raconter l’histoire des Pranksters mais aussi d’en recréer l’atmosphère mentale, la réalité subjective. Je ne crois pas que l’on aurait pu, sinon, comprendre quoi que ce soit à pareille aventure. Tous les événements que je rapporte, tous les dialogues ici consignés, j’en ai été témoin » p.407.

La chronique raconte l’odyssée en 1964 des Merry Pranskters à bord d’un vieux bus scolaire peinturluré psychédélique, comme les hallucinations colorées du LSD. Le personnage principal, sans être « le chef », est l’écrivain Ken Kesey (auteur en 1962 de Vol au-dessus d’un nid de coucouqui donnera le film avec Jack Nicholson) avec sa femme Faye et leurs quatre petits blonds, ainsi que le célèbre Neal Cassady (héros de Sur la route de Jack Kerouac, bible de la Beat generation publiée en 1957). D’autres suivent, agglomérés à la suite des expériences ddu psychologue Vic Lovell sur les drogues modifiant l’état de conscience. Kesey a été volontaire et a la sensation, avec le LSD, de voir s’étendre son état de conscience. « De fait, comme tout le reste ici, cela ressortit à la même… expérience, celle du LSD. Cet autre monde auquel le LSD ouvrait votre esprit n’existait que dans l’instant – maintenant – et toute tentative de planification, de composition, d’orchestration, d’écriture, ne pouvait que vous le dérober, vous rejeter dans un monde de conditionnement et de routines où l’esprit n’était plus qu’une soupape de sûreté… » p.62.

C’est dès lors un voyage vers « l’Hailleur » (Further) en bus à travers le sud-ouest américain qui commence, dans un déluge de guitares électriques, de sons remixés et de peinture Day-Glo (fluorescente). Il s’agit de coller à l’instant pour le vivre intensément, défoncé donc sans plus aucune contrainte. Un film de quarante heures est tourné sur le vif pour montrer « juste la vie ». Les fondateurs de religion sont tous comme Kesey : tout commence par une Expérience, puis sa communication avec un rituel de chants, danses, liturgie à l’acide pour communier ensemble, donc un sentiment de communauté conduite à l’extase, les êtres synchronisés. Pour convaincre les autres, rien de mieux que le Test de l’acide (Acid test). « Les tests étaient à l’origine du style psychédélique et de pratiquement tout ce qui en était sorti. (…) Les Spectacles complets – il procédaient directement de leur combinaison de lumières, de projections cinématographiques, des stroboscopes, des bandes magnétiques, du rock’n’roll et de la lumière noire mêlée. Le Rock acide – aussi bien Sargent Peppers des Beatles que les vibratos électroniques aigus des Jefferson Airplane, des Mothers of Invention, et de tant d’autres groupes – c’étaient les Grateful Dead (traduit par les Morts reconnaissants) qui avaient tout inventé, au cours de ces Tests » p.246.

Ce voyage aboutira aux Trips festivals de San Francisco et Los Angeles en 1966 après avoir attiré les Beatles et les Hells Angels, et contribué à créer le groupe des Grateful Dead. Ken Kesey voudra « dépasser la drogue » pour aboutir à l’état de conscience augmentée sans LSD. Ce sera le mouvement psychédélique des « acid tests » où les sons et les effets de lumière, les projections d’images sur les murs et au plafond permettront la transe puis l’extase – sans extasy. Quoique… chacun arrive déjà défoncé et le FBI veille.

Une expérience, une impasse mais féconde.

Tom Wolfe, Acid test (The Electric Kool-Aid Acid Test), 1968, Points Seuil 1996, 412 pages, €8,90 (liens sponsorisés Amazon partenaire)

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Fernando Vallejo, La vierge des tueurs

Le grammairien Fernando (Germán Jaramillo) revient à Medellín après être parti trente ans durant la période de guerre civile et de Front national. C’est un double de l’auteur, prénommé lui aussi Fernando et né à Medellín en 1942. Il a la cinquantaine et se rend aussitôt dans un bordel de garçons, car là se porte sa sexualité catholique, dégoûtée des femelles depuis saint Paul, impures selon la Bible, et par leur procréation ininterrompue encouragée par le Pape, qui alimente la pauvreté.

La Colombie du début des années 1990 est sous l’emprise du cartel de Medellín et de Pablo Escobar, son chef sans scrupules. Il n’hésite pas à faire assassiner ceux qui le gênent comme le ministre de la Justice, le candidat libéral à l’élection présidentielle, des journalistes, ou à faire exploser le bâtiment de la Sécurité publique. Il n’est arrêté qu’en 1991 et abattu en 1993. Les tueurs à gage qu’il a engagés comme sicaires, souvent très jeunes, juste après la puberté, se retrouvent sans travail. Pour survivre, ils volent, tuent et se prostituent, tout cela pour l’adrénaline. Car ils sont vides en dedans d’eux, sans amour ni protection, emplis des images de fringues de marques, de chansonnettes à la mode et de blagues télévisées. Ils ne supportent pas le silence, sauf dans le sexe.

Fernando connait ainsi Alexis (Anderson Ballesteros), sicaire aux yeux verts et au corps fin de 14 ans dans le livre (mais 16 dans le film, pour la morale publique). A noter que le film est « déconseillé aux moins de 12 ans » mais autorisé sans limites après. Il en tombe amoureux, le garçon s’attache à lui, il devient son protégé et Fernando l’emmène habiter chez lui. L’homme mûr comble le néant de la vie du garçon. Il le nourrit, le promène, l’habille, dort avec lui dans les bras, peau contre peau comme le père qu’il n’a jamais connu et la mère trop prise par ses petits frères et sœurs.

Alexis n’a pas d’état d’âme, il est tout dans l’instant, ce pourquoi son amour est absolu et il tue de même. Pour lui, tuer et baiser sont deux actes de nature. Un taxi est grossier ? Une balle dans la tête. Deux petits de 10 ans qui s’empeignent sous le regard d’adultes rigolards ? Cinq balles font passer de vie inutile à trépas définitif cette scène inexcusable. Ce sont plus de cent personnes que descend Alexis de son pistolet porté dans sa ceinture, qu’il dégaine et fait cracher sans avoir l’air de viser. Il ne manque jamais sa cible car il n’est qu’instinct. Le jeune garçon n’est tendre avec son aimé que par compensation car le monde autour de lui est dur, la réalité délirante, « au-delà même du surréalisme », dit l’auteur. Alexis est pur, un ange exterminateur. Il n’a que son corps et son arme pour se défendre, et Fernando lui offre son intellect, ses biens et son amour.

Fernando l’aime de ne pas reproduire la misère en engrossant les filles, il y a bien assez de niards qui prolifèrent et dégorgent des bidonvilles, appelés en Colombie les Communes. Ils grandissent dans la misère et la violence avant de devenir vers 12 ans sicaires, puis de se faire tuer. C’est ainsi que la démographie se régule en Colombie ces années-là : pas de vieux (ils sont morts), peu de jeunes (ils sont morts), seulement des enfants qui poussent et des prime-adolescents qui s’entretuent.

A mesure que la violence collective s’amplifie, le discours du grammairien se renforce, poussé à la radicalité de la force réactionnaire à la Céline par le spectacle lamentable de la surpopulation des bidonvilles, où les paysans venus avec leurs machettes des villages, ont importé la violence. Les garçons, sans plus de modèles mâles à suivre comme exemple, restent des brutes. Ils ne sont pas cruels, pas plus que des fauves qui tuent leur proie. Tuer et mourir sont la norme dans l’injustice généralisée.

Et Dieu dans tout ça ? Il s’en fout. Fernando, né catholique et élevé catholique, garde les superstitions catholiques de la prière dans les églises et de la messe parfois, mais il ne croit pas en Dieu. Seul Satan règne, puisque les meurtres d’enfants et d’adolescents sont légion et naturels, malgré le scapulaire de la Vierge des Douleurs de l’église de La América qu’arborent tous les très jeunes sous leur chemise entrouverte. L’État corrompu à cause de l’argent trop facile de la drogue, appelée par ces Yankees déboussolés par la guerre du Vietnam et le vide spirituel de leur prospérité économique, laisse se répandre la guerre de tous contre tous. C’est le règne libertarien du chacun pour soi, du droit du plus fort selon les armes et le fric. Tout s’achète, même les garçons – sauf l’honneur, ce vieux reste macho des cultures méditerranéennes importé en Amérique hispanique. Seul les morts ne parlent pas est un proverbe colombien.

Ce pourquoi le bel éphèbe « au corps lisse garni de fin duvet », Alexis aux yeux verts, ne fera pas long feu. Neuf mois seulement avec Fernando et il est brutalement abattu dans la rue sous ses yeux par un duo à moto. Il avait tué le frère d’un membre d’un gang ennemi de son quartier. Fernando se trouve lui-même abattu – mais de douleur. Il veut en finir, court les églises, ne voit plus aucun sens au monde.

Lorsqu’il renaît, par habitude, par lassitude, c’est par la rencontre sur un trottoir de Wilmar (Juan David Restrepo), un autre jeune garçon des bidonvilles surnommé Lagon bleu parce qu’il ressemble au jeune premier du film éponyme. Il prend la place d’Alexis mais pas le cœur de Fernando, qui apprend vite que c’est lui qui a tiré sur son petit. Va-t-il le tuer à son tour pour se venger ? A quoi cela servirait-il ? D’ailleurs Wilmar est descendu par un autre gang deux jours après. La jeunesse se fane vite dans la violence colombienne des années 1990, ce pourquoi elle vit à toute vitesse, dans l’instant de l’acte et du sexe.

Un film a été tiré du roman, plus percutant grâce aux images, mais moins dans la dérive onirique. Ce roman est provocateur, les Fleurs du mal de l’Amérique du sud, une politesse du désespoir avec sa langue imprécatoire, tordue par la douleur. Un chant funèbre pour les morts adolescents – inutiles. Livre et film se complètent, pour une fois, plus qu’ils ne se font concurrence. L’œuvre filmée a eu plusieurs récompenses :

  • Mostra de Venise 2000 : The President of the Italian Senate’s Gold Medal
  • Festival international du nouveau cinéma latino-américain de La Havane 2000 : meilleure œuvre d’un réalisateur non-latin sur un sujet lié à l’Amérique latine
  • Satellite Awards 2002 : meilleur film en langue étrangère

Fernando Vallejo, La vierge des tueurs (La Virgen de los sicarios), 1994, Belfond 2004, 193 pages, occasion €2.57. Une édition aussi dans le Livre de poche en 1999, non disponible même en occasion.

DVD La Vierge des tueurs, Barbet Schroeder, 2000, avec German Jaramillo, Anderson Ballesteros, Juan David Restrepo, Manuel Busquets, Ernesto Samper, Carlotta films 2017, 1h41, €8.00 blu-ray €8.58

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Eric-Louis Henri, La souciance

Un lieu, une évidence, après une existence vide mais bien remplie, paradoxe de l’agitation contemporaine. Le narrateur-auteur est un contemplatif actif, un formé philosophe après les Jésuites qui parcourt le monde en se vouant aux projets d’entreprises. En bref un concentré de contradictions.

Jusqu’à ce jour de vacances où échoué nulle part, il sent que c’est « le lieu ». « Comme un air de commencement » p.11. Un village paysan délaissé de la mondialisation et vidangé de ses habitants les plus jeunes partis travailler à la ville ou au monde. Un endroit qui pourrait se situer en Italie dans les Pouilles si l’on en croit les détails de la page 74, en tout cas sur le pourtour nord de la Méditerranée. Mais un lieu volontairement laissé flou, sans nom, hors du temps, signe « d’infini ».

« C’est ici… » p.21. Ici quoi ? « Ben, je sais pas… » p.28. Ici et maintenant, « voilà » dirait le tic de langage contemporain parce qu’il ne sait pas s’exprimer. L’auteur le sait mieux que les « Du coup-voilà » des télés, heureusement : il s’agir de l’instant à vivre comme une évidence.

Et tout ce roman développe la proposition qu’il existe un ici et maintenant pour chacun, quelque part au cours de sa vie. Avec digressions, anecdotes et quelques dérapages intellos dans le jargon sartrien. Ils ne sont pas bienvenus, ces dérapages car ils éludent le sujet en le noyant dans l’abscons. Quel intérêt romanesque puisque le livre est intitulé « roman » ? Les anecdotes personnelles, en revanche, sont un délice. Madame Jeanne la Polonaise et son café passé, les 16 ans troublés et la Folcoche de mère, la communication cybernétique qui réduit l’humanité au mécanique, le blog d’ambiance, sont des supports pour l’imaginaire et des adhésions à l’auteur.

Que dit-il, au fond ? Malgré quelques scies contemporaines usées sur « le tourisme », sur « fuir le passé », sur la première classe en avion très surfaite – il dit qu’il faut se soucier du monde, avoir une attitude de « souciance » ici et maintenant (là, sur le tapis, disait-on la génération d’avant). Car seul l’évidence fait sens, cette évidence née de l’imprévisible, cette part personnelle de « réalité universelle de votre singularité temporelle » p.92 qui constitue son universalité pour chacun. Un jargon bien mal ficelé pour dire tout simplement « votre part d’infinitude » p.93.

C’est un peu le défaut de ce premier roman que de tomber trop souvent dans la langue des érudits hors du monde qui veulent bâtir le leur. Se défaire des références philosophiques pour tout simplement vivre sa propre philosophie, ne serait-ce pas meilleur ? Mais il y a peu de pages et l’itinéraire spirituel mérite qu’on s’y arrête.

Eric-Louis Henri, La souciance, 2019, éditions du Panthéon, 119 pages, €12.90 e-book Kindle €9.99

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Un matin à Venise

Je suis allé longtemps à Venise, et plusieurs fois. Puis le goût de l’ailleurs m’a repris. La récente acqua alta – la marée haute – m’a rappelé Venise. Je conserve une nostalgie pour la vieille cité d’or et de pourriture, toute d’apparence, qui masque sa misère sous la joie factice et les dorures, comme au carnaval. Tandis que passent les gros paquebots emplis de touristes mondialisés qui ne dépensent guère mais creusent encore et toujours la lagune, faisant trembler les pilotis sur lesquels la ville est bâtie depuis deux millénaires. La cité des marchands fait la pute depuis des siècles pour appâter les visiteurs, rien d’étonnant à ce qu’elle soit décatie. Je me souviens de mon dernier voyage il y a deux décennies, c’était un matin d’arrivée.

Amarré au Zattere dei Gesuati, un grand bateau ancien grince sous la houle légère. C’est un deux mâts en bois, une coque de vieux style. Le bruit de l’eau contre le quai, les miroitements du soleil sur les vagues et cette odeur brutale de tabac brun qui est celle du goudron de calfat qui me vient aux narines me remémorent soudain ces croisières en Bretagne, à Noël ou à Pâques il y a si longtemps, avec des amis qui se sont éloignés. Rien de tel qu’une odeur pour faire remonter les souvenirs, Proust le savait bien. C’est peut-être pourquoi je ne retrouve rien du film de Luchino Visconti, Mort à Venise, que les adolescents de 1971 avaient adorés lorsqu’il était sorti. La sensualité du jeune Tadzio, le blond et fin Bjorn Andresen, la beauté épanouie de sa mère jouée par Silvana Mangano, le désir incongru de l’artiste bourgeois Gustav Von Aschenbach incarné par Dirk Bogarde, la musique de Mahler – tout cela envoûtait les années post-1968. Sa majesté le Désir faisait irruption brutalement dans l’existence convenable toute parée de vertus et tellement bien-pensante. Le désir faisait furieusement « craquer les gaines », selon l’expressive image de Gide. Je n’ai pas vu le film à l’époque mais bien plus tard ; je n’étais pas attiré par sa trouble atmosphère. Il n’empêche que son ambiance pesante, décadente, mortifère, « fin de siècle » – malgré la sensualité impudente de l’éphèbe – ne m’a jamais paru refléter Venise, la Venise d’aujourd’hui.

D’ailleurs, du haut d’un mur de briques, face au soleil, immobile et à la mer, un enfant me regarde, placide. Il est tout nu. Il a l’air gelé comme la pierre dont il est fait, et les embruns lui ont donné la chair de poule. Avec l’acqua alta, il pourrait presque se baigner aujourd’hui. Est-il une statue des siècles libertins ? Elle paraît si incongrue de nos jours – et pourtant, elle représente le primesaut italien, la vitalité vénitienne.

Dans Venise, j’ai appris au fil des voyages qu’il faut aller au hasard, l’œil aux aguets, l’esprit ouvert à ce qui vient. On ne peut rien prévoir : une église est-elle ouverte ? Il faut entrer de suite car elle sera fermée une heure plus tard, pour la journée au moins. La lumière, jamais la même, donne aux palais et aux décors des perspectives uniques. Repassez plus tard ou à une autre saison, et vous ne retrouverez pas le même ton. Il faut jouir de l’instant. A Venise, tout est mouvement incessant ; tout bouge, comme la mer omniprésente au cœur même de la cité. L’eau de Venise, d’ailleurs, imbibe la ville par capillarité, monte et descend au rythme des marées et en fonction du vent. L’eau qui sent, l’été, qui stagne, l’automne, qui glace, l’hiver – l’eau de Venise est le miroir de la ville. Elle est verte aux reflets bleus ; elle est glauque, irisée ; elle est boue et ciel mêlés. Cette eau lisse, brillante, me fascine comme un décor qu’il suffirait de percer, comme un chatoiement qui cache la misère intime, comme un masque. Elle est vivante, traîtresse, nourricière. Tout Venise, en somme.

Venant de l’Académie, à droite du pont, l’un des lions de marbre ressemble à Voltaire, aussi ridé et malicieux que son portrait par Houdon. D’autres ont de gros nez qui pourraient appartenir au bon peuple badaud.

Il est midi. Brutalement, sur la piazza San Marco, afflue le monde. Des centaines de pigeons becquettent avidement le riz lancé par les touristes. Quelques centaines d’autres pigeons tournent autour de la place, en vol, ou se posent à l’entrée de la basilique, sur les cinq portails de la basilique. Chaque pas de touriste en fait s’envoler une dizaine. L’atmosphère est remplie d’ailes grises qui brassent l’air comme des éventails. Nietzsche rêvait d’accrocher une nouvelle rime à leur plumage, pour qu’elle s’envole avec eux dans l’azur. Je me souviens de mai 1989 et de ces petites filles en robe légères, rouges, laissant leurs épaules à nu. Elles s’étaient assises sur les pavés chauds et attendaient les pigeons, des graines à la main. C’était charnel et angélique à la fois.

A l’intérieur de San Marco la byzantine, sous les coupoles de mosaïques dorées, les messes se succèdent sans interruption. Aussitôt dits les mots sacramentels : « la missa e finita » qu’un flottement se produit dans l’assistance, comme un soulagement. Des vieilles en toques et fourrures se lèvent. Mais bien vite une autre messe commence pour ceux qui se sont levés tard. Autour de la nef quatre mille mètres carrés de tesselles illustrent la Bible sur les murs en or et couleurs. J’aime particulièrement le Déluge et l’Arche, et cette colombe lâchée par Noé qui s’envole, porteuse d’espoir. Elle reviendra, un brin d’olivier dans le bec, et ce sera le début d’un nouveau monde. L’Emmanuel, le Christ Pantocrator, la Passion, l’Ascension, rythment les coupoles. Tout cela luit dans l’obscurité comme quelques trésors. Les cierges, les chants, la fumée d’encens, font resplendir la légende ; elle vit. Avant même le gothique et ses fûts de colonnes comme autant d’arbres en forêt, la basilique aux coupoles rondes faisait déjà lever la tête.

Les touristes tournent et retournent dans les aires d’alentour, parqués sur la place qu’ils n’osent quitter, comme des moutons. Ils ont peur de « se perdre », de ne pas retrouver le troupeau qui leur a laissé quartier libre pour une demi-heure, ils veulent rester là « où ça se passe ». Misère du tourisme de masse. Beaucoup de Japonais ont fait le voyage, des Français aussi, en transit vers les pistes de ski. Quelques familles, de délicieux petits au col ouvert, au teint vif, souriants, à la démarche sautillante les pieds en dedans. Un enfant japonais est coiffé carré comme une poupée. Un bébé dort dans les bras de sa mère. Venise ? il s’en moque. Mon cœur se serre devant ces bourgeons humains. Je découvre qu’après tout, l’amour est peut-être la seule activité qui vaille dans une vie. Hors de lui, le monde est vide ! Comme Casanova avait raison.

Je passe devant le palais ducal. Ces arbres, ces colonnes, ce rythme des ombres et de la lumière, toujours, m’a séduit. Il est une raison vivante qui plaît à l’œil et à l’esprit.

Il est treize heures, l’heure de déjeuner à Venise. C’est le début d’un voyage, il y a longtemps.

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Kôdô Sawaki, Le chant de l’éveil

Ce livre est un commentaire du Shodoka, second poème du zen chinois écrit par Yoko Daichi vers le septième siècle de notre ère. Le zen est une méthode religieuse pour atteindre le vrai de l’épanouissement personnel. La méthode est la concentration ; le vrai est l’harmonie de l’univers dans lequel l’être humain doit se couler. « La religion est la tranquillité d’esprit que l’on éprouve quand on est véritablement soi-même » p.234.

La vérité, la voie juste, est de se sentir partie d’un tout, de participer à la marche de l’univers. Toute action, aussi intimes soit-elle, résonne dans l’univers. La déchéance de l’homme est de se couper de son environnement en désolidarisant son moi du tout. En Occident, on dirait qu’il est « aliéné ». Pour le zen, cette aliénation n’est pas le fait de la société mais de l’immaturité et de l’ignorance de l’individu lui-même. « Devenir Bouddha » est rechercher cette fusion, contenir en soi l’univers, être frère « des herbes, arbres, pays et planètes ». Ce qui signifie répudier l’illusion qui sépare, discrimine, fantasme – qui traduit le réel en concepts abstraits prenant une existence autonome et illusoire. Être « éveillé » c’est devenir conscient de cela, ne pas être dupe. Ne rien rejeter, ne rien tenter de saisir – car rien n’est en soi mais tout varie dans l’existence.

La lumière, est la conscience que les phénomènes sont des phénomènes (du grec phainestas, apparaître) et que la seule essence, le seul « vrai » n’est que la succession des phénomènes. « Toutes les existences de l’univers, tous les phénomènes sans exception sont la vraie nature de la réalité » p.61. Ce qui est l’inverse des idées pures de Platon. Ce qui exige aussi d’embrasser d’un seul regard, de prendre du recul, de ne rien discriminer pour que l’arbre ne cache pas la forêt. « Quand la vision est totale, il n’y a ni attirance ni répulsion : les choses sont ce qu’elles sont et c’est tout » p.63. Il n’y a ni forme pure et abstraite, ni phénomène contingent et dégradé mais une seule réalité.

Par inclination naturelle, « notre perception du monde est erronée parce que nous le regardons à travers notre moi, alors qu’au contraire il faudrait voir notre moi à partir du monde. Selon notre humeur, la lune nous paraît mélancolique un jour et joyeuse lendemain, parce que nous sommes prisonniers de nos sentiments quand nous la contemplons. Si l’on pouvait se voir avec le regard de la lune, on ne commettrait pas ces erreurs » p.99. L’homme projette son ego sur l’univers et croit qu’il est le vrai. Alors qu’il y a plus de choses sur la terre et dans le ciel qu’en peut rêver sa philosophie. « L’image que me renvoie le miroir en silence boude quand je boude et se fâche quand je me fâche » p.305. Les autres hommes aussi face à moi. Dès lors, « beau, laid, bien, mal, sont relatifs, des productions conditionnées » p.207. Pour sortir de l’illusion, « il n’y a qu’une règle : ne rien rejeter. On écarte rien, on ne saisit rien, on ne fait rien, on ne poursuit rien. (…) Toute discrimination est artificielle et fausse » p.208. Un phénomène contient tous les phénomènes, une seule lune apparaît sur toutes les eaux. « On récolte ce que l’on a semé. Chaque individu construit son propre monde et vit dans l’univers qu’il a lui-même créé. Même si nous vivons dans le même monde, la perception que nous en avons diffère pour chacun » p.254.

Progresser vers le bien c’est acquérir un comportement juste. Le bonheur n’est pas ailleurs qu’en soi-même, chacun peut le trouver même si sa voie n’est pas forcément droite. La méthode est la concentration. Elle permet l’accord de l’être avec l’univers. « La concentration, c’est vivre conformément à la loi (…). La sagesse, c’est porter sur toutes choses un regard lucide » p.73. La posture zen libère l’esprit des interférences du corps et des passions et permet de combattre l’illusion. « Pratique et éveil ne font qu’un. Il n’y a pas d’éveil sans pratique » p.119.

Pour cela, rien de tel que la transmission directe d’homme à homme, le mimétisme pédagogique qui est intelligence, affection et sensation. C’est un courant électrique entre deux êtres, la transmission complète, totale, de la manière d’être un homme. Le salut n’est pas social mais individuel. Chacun doit élire son guide et le suivre sur la voie. « Je vais tout simplement droit devant moi, en faisant ce qui doit être fait ». Never complain, never explain, disent les Anglais. « Que j’aide les hommes ou non, ce n’est qu’après coup que chacun jugera à son gré. En vérité, je fais ce qui doit être fait, tout simplement et sans arrière-pensée. Par conséquent, je n’agis pas pour la société, pour qui que ce soit. Je ne cherche pas à réaliser quelque chose. Je me laisse porter par le courant des anciens, je reste dans leur sillage, je vais où ils me disent d’aller. Là est la vérité et je pense qu’il me suffit de suivre leurs traces » p.89.

Conservatisme ? Réalisme plutôt. « Il faut toujours saisir l’instant présent ». Car « le présent contient l’éternité et l’éternité est une suite de maintenant. À chaque instant on doit être foncièrement soi-même, c’est-à-dire réaliser sa propre nature de Bouddha. À chaque instant on doit se trouver en harmonie avec les caractéristiques de son état : jeune fille vraie, jeune moine vrai, abbé vrai » p.106. Montaigne ne disait pas autre ment lorsqu’il raillait la « cérémonie », ou Sartre ne disait pas autrement lorsqu’il pourfendait les rôles que chacun se croit bon de prendre en société, aboutissant au « faux-jeton ». C’est en vivant l’instant présent dans sa plénitude que l’on sauve l’éternité. « Si l’instant présent n’est pas vécu complètement, on avilit l’éternité » p.229.

En pratiquant la voie, on obtiendra les cinq pouvoirs : la foi, l’énergie, la détermination, la concentration, la sagesse. Ces pouvoirs contrastent avec les quatre caractéristiques de l’homme commun : sot, partial, orgueilleux, vaniteux. « Quand on distingue lucidement ce qu’on doit faire de ce que l’on ne doit pas faire, les passions n’apparaissent pas » p.125. L’altruisme, tout sacrifier aux autres, comme l’égoïsme, tout sacrifier à soi-même, sont des extrêmes. « Comprendre le principe fondamental c’est refuser les extrêmes et trouver la parfaite harmonie entre altruisme et égoïsme » p.134. La concentration immobile de l’esprit va avec la sagesse qui innove sans cesse ; comprendre et enseigner sont un même mouvement. « En réalisant cette unité on devient « ainsi », celui qui connaît la véritable liberté d’agir » p.138. Celui qui est par-delà le bien et le mal, élément de l’univers. « Saisissez seulement la racine sans vous soucier des branches » p.172. Car tout est toujours nouveau. « Le zen du Bouddha c’est regarder le monde avec des yeux tout neufs, l’innocence et l’émerveillement d’un enfant » p.176. Le sage n’a pas d’ego, il est le ciel et l’univers entier, il est les autres et les autres sont lui-même. « Celui qui ne suit pas l’esprit de la foi et de la sagesse est un sot. Être sot, c’est ne pas pouvoir s’adapter aux changements (…). La naïveté est le propre des enfants (…) Ils ne comprennent pas le pourquoi des choses, mais lorsque la naïveté est associée à la sottise, cela devient de l’infantilisme et, dès lors, ce n’est plus d’enfants qu’il s’agit mais de rustres puérils qui ne comprennent rien à la vie dans son actualité et sa réalité » p.283.

Leçon de sagesse : « Je pense que le plus important dans la vie est de vivre à visage découvert, sans se fabriquer d’apparence (…) en se consacrant entièrement à ‘ici et maintenant’, les pieds bien ancrés dans le présent pour ne pas montrer les talons à tout instant » p.203 – à fuir la réalité trop dérangeante. Le présent et la lucidité dispensent de l’illusion. « Quand on se demande : où est le bien ? Où est le mal ? On peut se dire qu’ils ne sont pas loin l’un de l’autre puisqu’ils sont indissociables : ils sont notre manière d’être, notre condition humaine. Quand on ne les considère plus comme des entités opposées, on saisit le corps du Bouddha, son essence » p.204 – autrement dit l’accord de l’homme avec lui-même et avec le monde.

« Je dirais qu’il faut avant tout se connaître à fond, puis déployer le meilleur de soi-même en tranchant les passions qui nous induisent à faire mauvais usage de nous-mêmes. (…) Autrement dit, saisir l’épée de sagesse, celui qui fait un avec toutes choses a la capacité de venir en aide aux autres ».

Kôdô Sawaki, Le chant de l’éveil – Le Shôdôka de Yôka Daishi commenté par un maître zen, 1999, Albin Michel spiritualités vivantes, 362 pages, €20.15

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Sylvain Tesson, Géographie de l’instant

Géographe, fils de journaliste célèbre élevé à Chatou puis dans la couveuse de Passy-Buzenval (qui accueillit Mehdi, le Sébastien original), celui qui a su se créer un prénom recueille ici ses chroniques et les notes de son bloc entre ses 35 et 43 ans, de 2006 à 2014. « Archiver sa vie, c’est vaincre le néant » p.161.

Ce ne sont que pensées nomades, formules ciselées, jugements sur l’époque : une géographie de l’instant. Car le présent est tout, le passé illusion et l’avenir incertain. Il faut vivre ici et maintenant, cueillir le jour qui passe, immergé dans l’instant. Car seul l’instant existe en réalité.

« Ringarde, la figure du Wanderer ? Non, éternelle » p.389. La figure du vagabond romantique de l’Allemagne début de siècle, jeune, enthousiaste, proche de la nature et demi-nu, reste le modèle un peu scout de l’auteur, adolescent prolongé. Jeté dans l’aventure à 19 ans, il a attrapé le virus qui lui a inoculé sa philosophie du mouvement. « Philosopher, c’est apprendre à vivre. Et vivre c’est descendre en soi pour se connaître, accepter ce qui advient. Et comprendre que les sens sont des fenêtres. L’essentiel est de les ouvrir » p.397.

J’aime Sylvain Tesson, son esprit libre, son cœur aventureux, son corps de marcheur en mouvement. « Fuir au moindre danger, dresser promptement sa couche, subvenir à ses besoins dans la rigueur, tirer profit de l’aridité : conditions nécessaires à la vie en marche » p.342. Ecrite en 2007, cette phrase pourrait presque s’appliquer au mouvement d’Emmanuel Macron. Elle est destinée probablement à la génération qui vient, submergée par « les besoins » en ressources et énergie du nombre d’humains qui va vers les 12 milliards d’ici une trentaine d’années… Sylvain Tesson est profondément écologique, soucieux d’harmonie de l’environnement, mais garde en ses formules une position de principe très en hauteur un brin agaçante : non, on ne change pas une société par décret, ni une manière de vivre en cinq ou six ans. Et tout le monde ne peut pas être écrivain-aventurier.

Avec l’âge qui vient Sylvain, au prénom d’homme des bois, pourra moins escalader, gravir, grimper ; mais il pourra jusque fort tard marcher, tel Théodore Monod à 89 ans. Peut-être produira-t-il moins d’aphorismes concentrés et plus de livres sereins – mais trempés dans la plume acérée du réel, celle qu’il use pour griffer la bonne conscience et la bêtise, celle qui fait son charme.

Naturaliste, géopolitologue, russophile, infatigable explorateur jamais lassé du globe, il est une fenêtre aux urbains insatisfaits et râleurs que nous sommes la plupart du temps : « Être français, c’est vivre dans un paradis peuplé de gens qui se croient en enfer » dit-il drôlement p.163. Mais l’aventure est un état d’esprit, une ouverture au monde, un laisser-être. Il suffit de suspendre tout jugement et d’observer ; de laisser sa morale – relative à l’époque et à sa propre société – au vestiaire des oripeaux sociaux et de rendre compte de ce qu’on voit tel qu’on le voit. Innombrables sont les notules d’émerveillement sur la nature, sur les bêtes, parfois sur les humains.

Les aphorismes apparaissent plus faibles sur la fin, rançon peut-être du trop de vodka englouti qui fusille les neurones. Mais sont accolées de somptueuses chroniques au Figaro, reprises ici sur les cristaux, les abeilles, les milieux humides, les sept « péchés capitaux » qui sont consommés allègrement chez les bêtes. Et le jour qui changea sa vie ou l’amour de la Russie dans La Croix en 2011. Contre l’impasse intello de la peinture contemporaine, il aime le naturisme du peintre russe Chichkine et contre l’abstraction contente d’elle-même de la philosophie française, la phrase du philosophe russe Chestov : « Préférer les idées à la vie, c’est le péché originel » p.110.

Sylvain Tesson, Géographie de l’instant, 2012, Pocket 2018, 407 pages, €7.50

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Hermann Hesse, Le voyage en orient

Hermann Hesse est peut-être le dernier avatar du romantisme parmi les grands écrivains, ce romantisme allemand obscur et informulé qui est, par là, magique. L’auteur apparaît comme le précurseur des hippies, le chantre de cette période immortelle de l’existence qu’est l’adolescence.

Le voyage en Orient est en allemand Die Morgenland Fahrt, le voyage au pays du matin ; il signifie le pays où naît le soleil, le pays de l’aube. C’est la contrée mythique des origines mais aussi la jeunesse du monde. « Notre orient n’est pas seulement un pays, c’est quelque chose de géographique, c’était la patrie et la jeunesse de l’âme, il était partout et nulle part, c’était la synthèse de tous les temps » p.40. Vous l’avez compris, le voyage est initiatique et le chemin mystique ; « l’orient » n’est qu’un décentrement rêvé.

La contrée « orientale » de Hesse est la magie, la fête des fleurs, la poésie ; c’est « la liberté de vivre » p.41 – faire un avec la nature et se couler dans son rythme, libéré de la raison, de l’organisation, du doute et de la crainte, de tous ces carcans du monde adulte qui n’ont qu’un objectif : le travail utile. Chacun, dans sa jeunesse, a été « voyant » au sens de Rimbaud, l’adolescent pervers et superbe. Il a vécu le plus beau de l’existence, la vie toute simple, évidente, la vie comme un jeu d’enfant. « Elle est justement cela, la vie, quand elle est belle et heureuse : un jeu. Naturellement, on peut faire d’elle tout autre chose, un devoir, une lutte, une prison, mais elle n’en devient pas plus belle » p.81.

C’est là où ce romantisme rejoint le zen. Hermann Hesse aimait tout de l’Orient, y compris sa philosophie. Il faut être dans l’instant, naturellement, concentré sur le présent avec aisance, absolu comme le sont les enfants – mais par un effort volontaire, une maîtrise qui n’est pas naturelle à l’adulte. Il faut s’ouvrir au monde, le laisser être pour nos yeux.

Les livres de Hesse sont un peu laborieux, la leçon est un peu lourde, à l’allemande, et la pédagogie un peu trop exemplaire – mais le message, reçu en mon adolescence, me plaît.

Hermann Hesse, Le voyage en Orient, 1948, Livre de poche 1993, 126 pages, €4.60

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Herculanum la catastrophe

Nous prenons ce matin le train de Naples à Herculanum. Nous irons ensuite par la même ligne à Pompéi. En face de moi, dans le groupe de sièges suivants, est installée une bonne sœur avec une classe comprenant quatre filles et trois garçons de neuf ou dix ans.

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Herculanum était une petite ville romaine de Campanie entre la mer et le pied du volcan Vésuve. Ses quelques 5000 habitants vivaient de la pêche, de l’agriculture et de l’artisanat. Mais ce lieu au climat sain était aussi la villégiature des riches Romains et Campaniens qui y possédaient des villas avec vue sur le golfe. Quand le volcan s’est réveillé, il n’a épargné que Naples. Douze à vingt mètres de boue volcanique ont submergé Herculanum d’un coup.

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A Herculanum comme à Pompéi, les stations de chemin de fer se trouvent près des fouilles, ce qui est pratique et évite d’avoir à s’orienter. Tôt, vers 9h30, l’heure à laquelle nous débarquons du train, il y a très peu de monde et notre visite se déroule à loisir. Ce n’est qu’une heure plus tard que les groupes commencent à arriver. Un car déverse de jeunes Français émoustillés par le printemps, toutes contraintes desserrées. Les filles sont dans le même état d’ébriété hormonale, plus habillées mais parlant fort et riant sans cause. Seules les ruelles de la ville antique et les maisons couvertes conservent la fraîcheur de la nuit.

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Restes carbonisés, mosaïques et pavements boursouflés, portes des maisons encastrées – la catastrophe a dû être terrible à Herculanum, ensevelie le 24 août 79 sous une gigantesque coulée de boue. Les thermes mis au jour dès 1709 sont simples, comme il en subsiste aujourd’hui en Afrique du Nord. Les fouilles sont entreprises à partir de 1738 sous Charles III de Bourbon, mais surtout après 1927.

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Le tracé des rues, les décors, les restes des boutiques, laissent l’impression d’une existence paisible, campagnarde, bien rôdée. C’était une époque d’abondance et d’insouciance – et puis soudain, la mort. Une tragédie. 13 squelettes ont été trouvés en 1980 près des thermes, et un autre dans sa barque tentant de fuir par la mer, signe que la mort a frappé très vite.

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Comme si ce petit Italien de huit ans qui grimpe le Cardine V de la ville antique, joyeux, rieur, le corps en fête, offrant son sternum au soleil, si vivant à la tête de sa classe, était emporté en un instant par la coulée brûlante du volcan ! Cela a dû se produire tel. Je prends une conscience aiguë de l’éphémère à ce moment précis, de la fragilité d’une existence humaine. Devant cette vitalité de gosse, je ressens de façon poignante l’assommoir du sort, l’injustice du hasard, la foncière indifférence des choses. Ou alors il faut croire en un dieu – mais n’est-il pas injuste tout de même ? La beauté peut être fauchée en sa fleur, le rire s’étrangler brutalement dans la boue, la joie déraper dans l’horreur en quelques secondes. Comme par certains qui se prennent pour le Dieu lui-même avec leur faux sexe crachant leur sperme de feu – tels des démons. Ce ne sont pas des vierges qu’ils auront après la mort, mais le néant des bêtes, puisqu’ils en sont devenus.

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Avoir conscience des catastrophes soudaines toujours possibles permet d’apprécier plus encore l’instant présent, qui offre tant de bonheur, et de respecter plus encore cette existence si précaire, la nôtre mais surtout celle des autres dont la beauté, parfois poignante, est une offrande.

Carpe diem – cueille le jour – chantait Horace dans ses Odes en -23. C’était après la catastrophe.

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Michel Tournier, Le vent Paraclet

michel tournier le vent paraclet

Le Paraclet est le nom donné au Saint-Esprit, le vent est le souffle qui passe. C’est ainsi que Michel Tournier rend compte de sa vie littéraire, depuis l’enfance à Saint-Germain-en-Laye jusqu’à sa vieillesse en jardin de presbytère, vallée de Chevreuse. Il s’agit moins d’une autobiographie que d’une biographie intellectuelle, les amateurs de ragots en seront pour leurs frais.

Tout se ramène aux trois grandes œuvres, de Vendredi ou le mythe de Robinson aux Météores ou le mythe des Gémeaux, en passant par Le roi des Aulnes et le mythe de l’Ogre. Par des romans métaphysiques d’« histoires fondamentales », cette littérature vise à transmettre la culture – notre culture occidentale – étape par étape, du niveau enfantin à l’ontologie des philosophes. « Le mythe n’est qu’une histoire pour enfant, la description d’un guignol qui serait aussi théâtre d’ombres chinoises. Mais à un niveau supérieur, c’est toute une théorie de la connaissance, à un étage plus élevé encore cela devient morale, puis métaphysique, puis ontologie, etc., sans cesser d’être la même histoire » p.188.

Car Michel Tournier, bien de son temps, éprouve pour la raison scientifique amplifiée par les Lumières le recul du philosophe. Il s’insurge contre l’étroitesse scolaire, sociologique, politique et technocratique de la « vision scientifique, abstraite, utilitaire, quantitative, vision d’ingénieur ». Il réhabilite « l’altération », c’est-à-dire « le mûrissement des fruits, le vieillissement des vins, la lente apparition de la sagesse » p.283. C’est qu’être « sage » ne signifie pas être bon élève sans histoire à l’école ! Mais « un savoir vivant, presque biologique, une maturation heureuse, un accès réussi à l’épanouissement du corps et de l’esprit » p.290.

Ce pourquoi il regrette l’éducation ancienne de maître à disciple, éducation totale où les pulsions sont utilisées pour le vouloir, les passions domptées pour la sociabilité, et la raison épanouie par les disciplines abstraites comme par les expériences vécues, accumulées. « La révolution commencée par les hommes des Lumières au XVIIIe siècle paraît complète. L’affectivité, les liens de personne à personne, voire l’érotisme, ne risquent plus de polluer l’atmosphère aseptisée de l’école. L’éducation lavée de toute trace d’initiation n’est plus que la dispensatrice d’un savoir utile et rentable. Déjà les ordinateurs remplacent les maîtres » p.65. Évidemment l’évocation de « l’érotisme », très années 1970, choque aujourd’hui les petits esprits, prompts à voir le stupre dans l’œil de tout voisin. Mais, dans l’esprit de l’auteur, il ne s’agit pas d’attoucher mais de toucher, pas de sexualiser mais d’aimer – ce qui est un peu différent. L’éros est « l’ensemble des pulsions de vie dans la théorie freudienne » (Dictionnaire de la psychanalyse, Larousse, p.100), n’en déplaise aux moralistes ignorants qui se croient intellos…

  • C’est ainsi que sa méfiance envers les « spécialistes » et les « scientifiques » s’enracine dans une expérience personnelle, vers 4 ans : l’arrachage des amygdales selon l’hygiénisme d’époque.
  • C’est ainsi que son amour pour l’Allemagne est née de ses excursions enfant « sur ces lacs métalliques enchâssés dans des entonnoirs de sapins, sur ces sommets arrondis où les hautes herbes ondulent à l’infini, sous les voûtes de ces cathédrales forestières, [où] le vent a une odeur et une voix que je reconnais dès mon arrivée et qui ne ressemble à rien d’autre » p.74.
  • C’est ainsi que son amour de la littérature est né de rencontres dès l’enfance. « J’ai commencé à lire Giono à douze ans. Pendant des années ce fut mon dieu » p.151. Plus tard, il a été élève de Gaston Bachelard. « Grand éveilleur de vocation, provocateur d’esprit, il s’était lui-même assis entre science et philosophie comme entre deux chaises, et son esprit sarcastique et antisystématique l’apparentait plus à Socrate et à Diogène qu’à Platon ou Aristote » p.154.
  • C’est ainsi que son esprit critique envers la philosophie naît de ses rencontres avec ses condisciples Gilles Deleuze et Roger Nimier. Avec eux, l’auteur est ébloui, à l’automne 1943, par L’Être et le Néant d’un certain Jean-Paul Sartre. « L’œuvre était massive, hirsute, débordante d’une force irrésistible, pleine de subtilités exquises, encyclopédique, superbement technique, traversée de bout en bout par une intuition d’une simplicité diamantine » p.159. Voilà le nouveau héros. Sauf que le 28 octobre 1945, Sartre avoue à la foule de ses admirateurs que… l’existentialisme est un humanisme. Patatras ! « Nous étions atterrés. Ainsi notre maître ramassait dans la poubelle où nous l’avions enfouie cette ganache éculée, puant la sueur et la vie intérieure, l’Humanisme… » p.160. Sartre deviendra marxiste, puis castriste, maoïste, puis gâteux. Il ne voulait pas se détacher des masses par « peur lancinante de glisser dans ce qu’il considère comme le camp des ‘salauds’ » p.162.

Pour Michel Tournier, nul ne peut devenir « sage » aujourd’hui sans se mettre hors du monde. « Nous vivons le terrorisme d’un savoir abstrait, mi-expérimental, mi-mathématique, et de règles de vie formelles définies par la morale. Tout cela, qui sent la caserne, peut à la rigueur faire une existence, certainement pas une vie » p.283.

Ainsi de Robinson solitaire sur son île, qui reconstitue la technique et la morale de l’Angleterre puritaine, allant jusqu’à domestiquer le nègre Vendredi… « Oui, nous vivons enfermés dans une cage de verre. Cela s’appelle retenue, froideur, quant-à-soi. Dès son plus jeune âge, l’enfant est sévèrement dressé à ne pas parler à des inconnus, à s’entourer d’un halo de méfiance, à réduire ses contacts humains au strict minimum. Sur ce dressage antihumain se greffe l’obsession anticharnelle qui tient lieu de morale à notre société. Le puritanisme avec ses deux filles – maudites mais inévitables, Prostitution et Pornographie – s’entend à parfaire notre isolement » p.223. C’est tout l’inverse « dans les pays dits sous-développés. Sous-développés vraiment ? A coup sûr pas sous l’angle des relations interhumaines. Dans ces pays, rarement un sourire adressé à une inconnue reste sans réponse » p.222.

Je le sais personnellement, je l’ai vécu maintes fois hors des pays occidentaux. Ce contraste entre l’abstrait du savoir et la sécheresse méfiante des relations humaines fait sans doute beaucoup pour isoler et déraciner chez nous les populations issues de l’immigration. Venues de pays plus communautaires et chaleureux, ils se sentent exclus, méprisés – alors qu’il s’agit des relations normales de la mentalité bourgeoise puritaine en France. Ils fantasment donc une communauté universelle où ils seraient reconnus, accueillis. Et ces monstres froids dominants qui les laissent dans leur misère affective plus encore qu’économique, ils veulent les massacrer. Sans les laisser faire, nous pouvons les comprendre.

D’où la genèse des Météores, qui met en scène deux vrais jumeaux, amis d’origine, amants parfaits, œuf humain dans le monde. Michel Tournier cite intégralement la lettre de jumeaux réels après lecture de son livre. La réalité dépasse sa fiction : « s’aimer soi-même dans le visage-miroir de l’autre est sans doute le secret de l’attrait sensuel de l’inceste qui est si fort et si refoulé » p.256.

Le but de l’écrivain est de renouveler les mythes pour qu’ils restent vivants et ne se transforment pas en allégories. Michel Tournier cherche l’absolu dans l’instant, comme les sages orientaux. Ce pourquoi il est heureux même dans une foule grise de métro : il suffit d’un visage lumineux. « Considérer chaque visage et chaque arbre sans référence à autre chose, comme existant seul au monde, comme indispensable et ne servant à rien » p.298. Chaque être est « un génie », puisqu’il est unique. C’est à l’écrivain de le voir, de le montrer en ses œuvres, de le célébrer pour tous.

Parfois un brin bavard mais toujours intéressant, sous un titre bizarre mais qui suscite la curiosité, Michel Tournier nous livre ici ce qui le meut dans l’écriture – un livre indispensable pour comprendre ses œuvres majeures.

Michel Tournier, Le vent Paraclet, 1977, Folio 1979, 315 pages, €8.20

Les œuvres de Michel Tournier chroniquées sur ce blog

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Rüdiger Safranski, Nietzsche – biographie d’une pensée

rudiger safranski nietzsche biographie d une pensee
L’auteur de cette biographie contemporaine d’un auteur sulfureux du siècle 19 est docteur en lettres et philosophie en Allemagne, il a déjà consacré des biographies à Schopenhauer et Heidegger.

Mais le « philosophe au marteau » (ainsi se décrivait Nietzsche) est moins un théoricien de système total, comme Kant ou Hegel qu’un explorateur. Pour lui, la vérité est une illusion, certes parfois utile, mais qu’il ne faut jamais prendre au sérieux. « Nietzsche était un laboratoire de pensée et il n’a pas cessé de s’interpréter lui-même », dit Safranski dans sa conclusion. « C’était une source continuelle d’énergie qui produisait des interprétations. (…) Celui qui considère la pensée comme une composante de la vie ne pourra jamais en finir avec Nietzsche » p.322. Ce pourquoi ce philosophe est bien plus vivant aujourd’hui qu’un Hegel ou qu’un Kant.

Et en effet, nul n’en a jamais fini : Thomas Mann, les dadaïstes, Stefan George, Bergson (« c’est par Bergson que la France fut rendue réceptive à Nietzsche » p.302), Ernst Jünger, Oswald Spengler, Hermann Hesse, les psychanalystes, Ernst Bertram, Bauemler (qui tire Nietzsche vers le nazisme en n’en prenant qu’une part), Karl Jaspers, Martin Heidegger, Theodor Adorno, Max Horkheimer, Georges Bataille, Michel Foucault. À cette liste citée par le biographe, j’ajoute Jacques Derrida et Michel Onfray ; tant d’autres encore lui doivent beaucoup, « même les adorateurs du soleil et les nudistes » dit l’auteur p.297. Non pas pour l’imiter ou le suivre – mais pour penser d’après lui.

Nietzsche lui-même conseillait de le lire ainsi, que le biographe met en exergue de son livre : « Il n’est nullement nécessaire, pas même souhaitable, de prendre parti pour moi : au contraire, une dose de curiosité, comme devant une plante étrange, avec une résistance ironique, me semblerait une manière incommensurablement plus intelligente de m’aborder » (à Carl Fuchs, 29 juillet 1888).

Qui était Friedrich Nietzsche ? Un homme du XIXe siècle avant tout, entre élan romantique et scientisme darwinien. Né le 15 octobre 1844 d’un pasteur villageois près de Lützen en Saxe-Anhalt, il s’effondre nerveusement en janvier 1889 à 44 ans lorsqu’il voit un cheval de fiacre battu par son cocher à Turin. Il mourra le 25 août 1900 sans avoir recouvré la raison. Son père était mort de même lorsque Friedrich avait 5 ans, puis son petit frère de 2 ans un an plus tard. Le jeune Nietzsche a été élevé par cinq femmes, sa mère et sa grand-mère, ses deux tantes célibataires et sa sœur… Bon élève, passionné mais discipliné, ses copains l’appellent à 12 ans « le petit pasteur ». En internat d’élite à Pforta dès 14 ans, il aime la poésie et se noie dans la musique, il écrit des vers dont certains dédiés au poète vagabond dionysiaque Ortlepp (avec lequel certains soupçonnent qu’il ait eu une « liaison »). Mais « la sexualité passe pour la vérité de l’individu », dit le biographe, « c’est la forme fictive dominante donnée à la vérité par le XXe siècle… » p.231. Autrement dit, l’explication n’explique rien, une multitude de causes, dont cette rencontre (et cette hypothétique liaison) ont construit la pensée nietzschéenne – en tout cas la cause unique ne suffit pas.

Après l’adolescence, Nietzsche étudie la théologie et la philologie à Bonn, effectue son service militaire à 23 ans dans l’artillerie à cheval, avant d’être honoré docteur sans présenter de thèse et nommé professeur à l’université de Bâle. Ses auteurs favoris sont Jean-Paul et Hölderlin adolescent, puis Schopenhauer et Wagner jeune adulte. Il se détachera de tous pour suivre sa propre voie, mais ces imprégnations ne le quitteront jamais.

Sils-Maria Engadine

Car il est hypersensible et cyclothymique, passant de périodes d’euphories à de noires dépressions, sujets aux douleurs nerveuses, à des troubles de la vue, à des migraines, des vertiges, des vomissements. Il aime la marche (qui l’aide à rythmer sa pensée) et les orages (qui l’emportent vers le sublime), mais aussi le soleil (qui l’apaise et éclaircit ses idées). Ses lieux de prédilection seront Sils-Maria dans les hauteurs suisses, Nice et Turin au bord de la dolente Méditerranée. Volontiers rigoureux et austère, il s’abime parfois dans la musique et se laisse emporter par la danse, comme en témoigne sa logeuse en 1888, qui le voit « danser nu » dans sa chambre par le trou de la serrure (p.217).

Prude envers les femmes (Lou Andrea Salope sera son tourment et son échec, moins féminine que vraie garce), il est sensible aux jugements des hommes, empli de compassion pour les malheureux et pour les bêtes (p.153), il souffre de la critique humiliante de ses amis. Il se sent un génie appelé à prophétiser un renversement de toutes les valeurs de son époque : démocrates et chrétiennes mais aussi nationalistes et antisémites. Il a du mal à écrire « à la Socrate », de façon magistrale, préférant juxtaposer les aphorismes comme une mosaïque appelée à faire sens.

nietzsche page manuscrite

Ses principaux concepts sont :

Le couple Apollon et Dionysos : la pensée rationnelle organisatrice et claire, tranchant dans le vif, disciplinant le bouillonnement vital des monstrueux instincts dionysiaques Il y a pour Nietzsche « parenté intérieure entre onde, musique et le grand jeu universel de ‘meurs et devient’, croître et passer, régir et être terrassé. La musique conduit au cœur du monde » p.15. Il en fera plus tard l’écart entre Kultur et Civilisation opposant l’Allemagne et la France, la première plus enchantée – au risque de dériver dans le Mythe national (« la culture vit de l’esprit tragique et dionysiaque de la musique » selon Bertram, p.307), la seconde trop rationnelle – au risque de se dessécher dans la technocratie et la machine sociale (« la civilisation si nécessaire soit-elle, demeure liée au clair et optimiste domaine de ce qui est vivable », idem). L’équilibre est rompu depuis les Grecs : « Socrate est le commencement d’un savoir sans sagesse » p.55. Or il s’agit de tenir la balance entre la tête et le ventre via la volonté pour se construire soi-même, « la production d’une ‘seconde nature’ » p.47. On appelle cela l’éducation pour un être et la civilité pour un peuple.

La volonté de puissance : instinct de vie aveugle et impérieux, il commande toutes les autres volontés : d’aimer, de connaître, de créer. Il y a « des » volontés de puissance (p.269), une pluralité de désirs, « un combat d’énergies » p.278. Mais cette puissance doit être maîtrisée en soi : « on doit devenir le metteur en scène de ses impulsions vitales, on doit pouvoir rester en équilibre au-dessus de ses failles et devenir un chef de chœur dans la mêlée de ses voix » explique le biographe p.171. Faire de soi « une personne toute entière » est la tâche de chaque individu dans sa vie, une « seconde nature » (que les psys appelleront plus tard le Surmoi). Après sa mort, la sœur de Nietzsche et son ami Peter Gast éditeront un livre intitulé La volonté de puissance composé des notes du philosophe et d’un plan tracé auparavant, mais ce n’est pas un livre de Nietzsche. Lui avait dit tout ce qu’il voulait sur le sujet de 1885 à 1888 dans ses diverses œuvres, du Gai savoir à l’Antéchrist.

Le concept de surhomme : avant tout la formation de soi et l’intensification de soi-même, mais aussi l’évolution de l’espèce dans la lignée de Darwin – plus une utopie d’humanité augmentée qu’une sélection naturelle d’éleveur. « Nietzsche admire en Byron cette mise en scène de la vie et la métamorphose de celle-ci en œuvre d’art » p.27. Aristocrate plus que démocrate, Nietzsche considère qu’« un État est légitimé quand ‘les exemplaires supérieurs peuvent vivre et exister en son sein’ » ; « ils n’améliorent pas l’humanité, mais ils incarnent ses meilleures possibilités et les offrent à la contemplation » p.64. Contre la « décadence » de son siècle qui transforme toute joie en velléité de joie, tout art en imitation de l’art, la pensée qui ne fait plus un avec ce que l’on pense (p.288). L’ère contemporaine pourrait rajouter la (fausse) « culture » comme seul divertissement et les œuvres « d’art » comme seul investissement. La situation, depuis l’époque de Nietzsche, n’a fait que développer son mouvement.

L’éternel retour : « une incitation à vivre chaque instant de la vie de telle manière qu’il pût vous revenir sans terreur » p.166, un éternel recommencement comme le jeu d’enfant d’Héraclite. En tout cas la preuve d’aucun au-delà consolateur : il s’agit de vivre ici et maintenant en adulte, sans la protection d’un quelconque Être suprême devant lequel on resterait enfant éperdu de refuge.

Son biographe le suit pas à pas dans l’épanouissement et la floraison de sa pensée, dans ses déviations et ses retours, dans ses fulgurances et ses impasses. « Entre Nietzsche et ses pensées se joue une histoire d’amour passionnée, avec toutes les complications habituelles aux histoires d’amour » p.168. Safranski raconte moins la vie du philosophe (renvoyée en chronologie de fin de volume) que le cheminement incarné de ses idées, jamais achevées, jamais en repos, montrant « comment les pensées jaillissent de la vie, se répercutent sur la vie et la changent » p.47.

Rüdiger Safranski, Nietzsche – biographie d’une pensée, 2000, Solin/Actes sud, 381 pages, €19.84
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Philippe de Villiers, Le moment est venu de dire ce que j’ai vu

philippe de villiers le moment est venu de dire ce que j ai vu
Philippe de Villiers est de droite, dans sa version « légitimiste » détectée par René Rémond, cela ne fait aucun doute – et je ne suis pas de son bord. Ce n’est pas une raison pour ne pas le lire car, comme tous les humains intelligents qui réfléchissent sur leur pratique, il énonce quelques vérités bonnes à entendre.

Ce parler-vrai détonne dans une classe politique engluée de moraline et réduite aux 300 mots du politiquement correct que formate l’École nationale d’administration. L’auteur en sort, il sait ce qu’il dit : « ce n’est pas une école, c’est un moule, un laminoir sémantique (…) vous en sortez (…) le cerveau formaté (…) et le cœur vide » p.21. Son livre est donc plaisant à lire, empli de « révélations » et de formules bien frappées. Pas étonnant à ce qu’il soit la meilleure vente des livres politiques 2015 selon les libraires.

Ce qui plaira aux lecteurs avides de confidences people est le portrait qu’il dresse de quelques politiciens français encensés en leur temps. Disons qu’il les replace dans leur inanité au regard de l’histoire.

  • Chirac : « Pour lui, les mots n’ont guère de sens » p.32. Démagogique, il a une « affectivité profuse sur l’instant » p.33 – ce pourquoi les Français l’aiment – mais « il ne sait quoi penser » p.35 et surtout, « il s’en fout ».
  • Giscard : « Son œil de colin froid » p.40 montre qu’il « appartenait à un autre monde, le monde anglo-saxon » p.42. Ingénieur des âmes, il veut intégrer la France dans une Europe fédérale libérale et atlantiste.
  • Mitterrand : le grand roublard séducteur, créa la performance en incitant Yves Montand à présenter le tournant de la rigueur de 1983 comme un moment positif pour la France. L’émission Vive la crise, en 1984, fait avaler le revirement vers la globalisation libérale : des mesures pour débloquer les capitaux et décider du maintien du franc dans le Système monétaire européen. C’est aussi Mitterrand qui suscite SOS racisme avec BHL, Pierre Bergé et Harlem Désir, en 1984 toujours, pour promouvoir la haine de soi et, par réaction, le Front national – cela afin de déstabiliser la droite. Mitterrand lui-même l’avoue à l’auteur (p.135). « Sous couvert d’antiracisme, SOS racisme sauve le racisme. Fabriquer des racistes pour mieux les dénoncer. Provoquer et nourrir la haine pour s’en repaître » p.110. Villiers n’a pas de mots assez durs pour cette entourloupe politicienne – que la gauche benêt continue d’alimenter aujourd’hui.
  • Sarkozy : « Moi qui le connais bien, je ne crois pas qu’il mente. Il est dans l’instant. Et c’est l’instant qui change. C’est un capteur d’ondes (…) Sur le fond, il ne change pas (…) il est Américain, du ‘parti républicain’, citoyen du monde (…) Il n’a pas de doctrine. Il veut simplement être aimé » p.295.
  • Delors, Camdessus, Lamy, Lagayette, Peyrelevade : tous démocrate-chrétiens « iraient bientôt coloniser les instances internationales (…) partir évangéliser au nom de l’économie œcuménique mondialisée, toutes les nations » p.50.

Il a un jugement sans nuances sur la politique, que je partage. « Je suis entré en politique par effraction. Et j’en suis sorti avec dégoût. Aujourd’hui, je la déteste » – c’est dit dès l’introduction, p.9. Que ceux qui veulent se faire mousser en transformant leurs projets en mensonges se lancent dans l’arène. Pour ma part, et je crois que beaucoup d’électeurs partagent ce point de vue, je n’ai pas besoin d’être élu pour exister. S’il faut des candidats qui se dévouent, bien peu sont dignes de rester en politique au bout de quelques mandats…

  • En cause le politiquement correct du « tribunal médiatique », analogue au « tribunal révolutionnaire » sous la Terreur. « C’est le journaliste insinuateur qui distribue les bons et les mauvais points » p.16 Ivan Levaï « le malveillant » le lui a démontré lors d’une Heure de vérité en 1992. Les médias, qui veulent se faire bien voir du Mainstream, en rajoutent dans la moraline. La centralisation parisienne des médias comme la concentration des holdings accentuent ce phénomène. Ils en rajoutent aussi dans le divertissement consumériste, ainsi Le Lay de TF1 avouera sans nuance qu’il s’agit de vendre du temps de cerveau disponible pour les publicités Coca Cola. « Ce n’est pas ce qu’on dit qui compte. C’est l’impression qu’on produit » p.192. Philippe de Villiers montre comment, avec le milliardaire Jimmy Goldschmidt, il a berné les médias en commandant des sondages tout en spéculant sur l’action TF1 – afin d’avoir de l’antenne et de la notoriété. Si vous payez les sondeurs, ils vous considèrent vous donnent les quelques pourcents dans l’épaisseur du trait. Sinon, rien.
  • En cause aussi la construction européenne, qui est une déconstruction : « Le but n’est pas de faire émerger une nouvelle entité politique, mais d’en finir avec le politique » p.159. Passer du gouvernement des hommes à l’administration des choses. Claude Cheysson lui avoue (p.157), l’UE est « le système de l’engrenage », on ne peut jamais reculer. Ce pourquoi le traité de Maastricht apparaît comme « un changement de régime. Le passage de la démocratie à l’oligarchie » p.156.

Député européen, Philippe de Villiers a vu les lobbyistes en action à Bruxelles. Ils servent les intérêts privés et les politiciens sont bien peu immunisés contre leurs tentations (visites, spectacles, restaurants, notes argumentées, amendements tout rédigés…). « Derrière chaque vote, il y a un lobby » p.199. Ces auxiliaires législatifs dicteraient 75% des normes européennes, remplaçant le gouvernement (politique) par la gouvernance (administration). « À Bruxelles, l’essentiel de ce qui se fait ne se voit pas » p.200. Opacité des procédures et faible contrôle démocratique livrent l’Union européenne aux industriels et aux idéologies. Pour un quart, les députés seraient membres de l’intergroupe LGBT (lesbiens-gais-bi-trans) – en quoi cela sert-il la politique ? L’Europe dépossède : « la grande aliénation, la grande dépossession, la grande infiltration » p.205, énonce Villiers.

Remembrement et agrochimie tuent la terre et le travail bien fait. « On a tué les métiers indépendants : le paysan avec la mondialisation des marchés, l’artisan avec les délocalisations, le commerçant avec la grande distribution, les pêcheurs avec les bateaux racleurs de fond qui viennent de Corée ou du Japon sur nos côtes » p.104. Où l’auteur attrape tout et ajoute au péril de mondialisation le vieux péril jaune de son enfance… Mais il n’a pas tort lorsqu’il dit que la perte d’indépendance dans le travail conduit à la perte de l’indépendance d’esprit : Karl Marx l’a décrit sous le terme « d’aliénation ». La réflexion, la durée et l’application sont remplacée par le mobile, le provisoire et le futile.

Mais Philippe de Villiers vise plus haut. Il porte un jugement sur l’époque postmoderne, devenue insensiblement post-démocratique par dessaisissement de la politique par l’administration et la bureaucratie. L’ENA, l’Union européenne et l’euro sont, pour Villiers, des démons qui, sous la beauté du diable, ensorcellent les pauvres âmes pour les lier aux lobbies industriels et financiers – eux-mêmes inféodés à Satan lui-même : l’Amérique toute-puissante via l’OTAN (p.335). Théorie du Complot ? Presque… Ce qu’il décrit n’est pas faux, les conclusions qu’il en tire sont biaisées.

Ainsi fait-il un lien entre la béatification à Rome de Marie-Louise Trichet, morte en 1759, et son vague descendant Jean-Claude Trichet, à l’époque président de la Banque centrale européenne. « Nous sommes devant un phénomène s’apparentant à la religion : le salut par l’euro, la rédemption des nationalismes coupables, l’accès, par la monnaie unique, à la fraternité universelle. On ne raisonne plus, on accomplit » p.239. Certains hauts-fonctionnaires sont peut-être des niais spirituels, justifiant de façon cucul leurs décisions économiques, mais la ménagère sait bien ce qu’elle a dans son porte-monnaie. L’euro a été une chance pour les Français : ce n’est pas la faute de la monnaie unique si les gouvernants n’osent jamais toucher aux empilements administratifs d’instances et de codes qui handicapent l’emploi. L’euro est bon aux Hollandais, aux Belges, aux Italiens – pourquoi pas aux Français ? Il ne faut pas confondre la température avec le thermomètre. Ce pourquoi le projet Le Pen (soutenu par Villiers) de sortir de l’euro ne suscite pas l’adhésion enthousiaste !

Pour sa réflexion de haut vol, Philippe de Villiers en appelle à Alexandre Soljenitsyne, qu’il a reçu dans sa propriété de Vendée. Il fait du dissident russe le « mythe universel de la conscience dressée » p.76. Le lecteur apprend d’ailleurs combien les Vendéens étaient cités en exemple de Terreur réussie par Lénine, au début de la révolution. Vendéens comme dissidents sont une insurrection contre l’Idéologie, mythe que le vicomte reprend à son compte.

« Vendéen de père lorrain et de mère catalane » p.54, Philippe de Villiers vante sa réalisation du Puy-du-Fou, « l’anti-Disney » où « le rêve consumériste fait place au rêve historique » p.55. Volontiers libertaire, version féodale, il n’hésite pas à comparer sa gestion à l’autogestion de type yougoslave vantée par la Deuxième gauche des années 1970. « Pas de subventions, pas de dividendes, c’était un capitalisme sans capitaux, une création sans marketing, où l’on n’y développait pas la culture du profit, il n’y avait pas de droits d’auteurs et tous les bénéfices étaient réinvestis » p.52. Aversion catholique contre l’argent, aversion de caste nobiliaire contre la production – puisqu’il suffit de naître.

Il oppose cette culture enracinée au chaos post-68 globalisé où la « génération morale » prône le droit « à la différence » pour promouvoir un multiculturalisme militant où tout vaut tout – afin d’en finir avec « la tradition assimilatrice de la France ». Dans les années 70, on dénonce la France collabo pour susciter la « honte d’être Français », ce qui « tue l’espoir ». « Mai 68 fut le berceau de la nouvelle société bourgeoise (…) agents actifs ou idiots utiles d’un nouveau capitalisme » p.87. Ni frontières, ni limites, seul compte le « marché du désir » : tout est monnayable, la consommation infinie comme le désir ; tout est interchangeable, jouir est se dépenser – donc un devoir (Pierre Bergé) – ce qui dispense de penser. « État post névrotique, désinhibé », cerveau disponible.

« Peu à peu, le patriotisme allait devenir une pathologie, la frontière une déviance, la nation une mare aux diables xénophobes » p.67. Les élites ont trahi. L’anticolonialiste Georges Boudarel, devenu tortionnaire par idéalisme gauchiste auprès du Viet Minh sous le nom de Dai Ding, est reconnu en 1991 au Sénat où il représente le CNRS, sa trahison amnistiée, ses « droits » universitaires rétablis, son nom blanchi… Et toutes les belles âmes de gauche – sauf Lionel Jospin – de soutenir ce suppôt du « camp progressiste » qui a torturé des Français pour le bien de l’Humanité !

Contre la « maladie du vide » (Soljenitsyne, cité p.340), Philippe de Villiers appelle à remettre l’esprit au-dessus de la matière – de façon bien chrétienne et platonicienne. Identité est souveraineté, dit-il face à Poutine, qu’il admire.

Peuple sain enraciné contre élites corrompues et nomades, spiritualité de tradition (donc catholique) contre les nouveaux immigrés (donc islamistes), glorification de la vie contre l’agrochimie, l’avortement et le dénigrement de soi – il y a de tout chez Villiers. Un tout qui forme une constellation en forme de droite légitimiste : terroir, régions, corps intermédiaires, souveraineté, la nation en corps organique. Ne manque qu’un roi pour l’incarner, un non politicien pas obligé d’être élu… Mais revenir avant 1789 est-il un idéal ?

Philippe de Villiers, Le moment est venu de dire ce que j’ai vu, 2015, Albin Michel, 348 pages, €21.50
Format Kindle €14.99

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Patrice Gilly, Le cinéma – une douce thérapie

patrice gilly le cinema une douce therapie
Le cinéma vous présente des images toutes faites qui évitent l’effort d’imaginer. Au pire, « on » vous pense : gavés d’affects, vous ne créez plus, vous consommez. Cet aspect sombre du cinéma existe, mais Patrice Gilly préfère explorer sa face lumineuse, celle qui montre l’exemple : « le cinéma m’émeut et me meut », déclare-t-il dès la page 9.

Ce petit livre se présente comme une expérience personnelle, transformée en thérapie de groupe ouverte à tous. Il s’agit de « sortir du retrait pour aller vers l’inédit » p.8. Beau programme, bien mené, qui donne envie. Plusieurs dizaines de films récents sont racontés et leur situation objective mise en cause par l’expérience subjective de l’auteur. Il sait attacher son lecteur par son évocation, au travers des films, de la déchirure que fut le divorce de ses parents à 12 ans, de son manque de figure paternelle qui explique son attachement à la famille et sa constante envie d’être reconnu. Quelques propositions d’exercices ponctuent les chapitres pour inciter le lecteur à se saisir de la méthode. Et peut-être découvrir lui aussi ses failles propres.

Car « le cinéma implique le spectateur dans un processus de participation affective et psychologique » p.39. Il donne du sens à l’existence et permet de construire sa propre histoire. Du moins pour ceux qui ne se contentent pas de rester béats devant les images sans (surtout !) rien en penser… Comme toute thérapie, la ciné-thérapie exige un investissement personnel, le cinéma n’étant qu’un support commode à faire accoucher l’expression des nœuds de l’inconscient. Le film touche l’intime, tout en étant presque réel ; il permet de voir les autres vivre des situations tout en restant à distance : même les timides peuvent participer.

Jouent alors les mouvements psychiques classiques : l’empathie, l’idéalisation, les fantasmes, les désirs, le transfert, l’identification – voire la catharsis.

La ciné-thérapie emprunte à la Gestalt-thérapie comme aux thérapies narratives. Cette psychologie pratique, à l’américaine, a pour ambition de soigner par la relation. Elle est appliquée par le cinéma depuis 2004, élaborée au contact des réalités aborigènes d’Australie et de Nouvelle-Zélande. Elle doit permettre la prise de conscience de la forme que prend l’ajustement de chaque individu à ce (et ceux) qui l’environne(nt). Pour cela, la parole est privilégiée avec l’expression des émotions, le rêve, l’imaginaire, la créativité – mais aussi le mouvement et le corps, dont les images filmées donnent une forme mimétique. Développer la conscience de l’instant rejoint en effet le cinéma, qui n’est qu’instant : « Le temps chronologique s’efface au bénéfice de la profondeur de l’instant vécu » p.34.

patrice gilly photo

La fluidité des images et des histoires accompagne cette thérapie du processus, dans laquelle les causes sont moins importantes que l’adaptation ici et maintenant. « Le film image l’inconscient », est-il résumé joliment p.29. Il est une sorte de songe éveillé en salle obscure, lové dans un fauteuil fœtal. Opium du peuple pour faire oublier, le temps d’une séance, le reste terne de l’existence – il est aussi opium qui lève les blocages et ouvre une porte sur les profondeurs de soi. La narration, les personnages et les émotions formatent une manière d’être et de percevoir le monde, en résonance ou en conflit avec la nôtre.

Mais « le cinéma perd ses vertus thérapeutiques si la vision du film n’est pas suivie d’une parole exprimant le trouble vécu dans l’intimité » p.32. C’est l’essence de la psychanalyse que de faire mettre des mots sur les maux afin de les apprivoiser par la conscience. Il faut donc en parler, pour soi seul dans son journal intime désormais sur blog ou réseaux sociaux, avec ses copains ou copines autour d’un pot après séance, en famille avec son conjoint et ses ados, avec son psy – ou lors de stages collectifs de thérapies douces ouvertes sur le lien social ont l’auteur présente quelques exemples.

Voici donc une démarche originale, peu usitée par tous les fans qui se gavent de films. Pour ma part, j’ai toujours préféré la lecture, qui offre depuis l’enfance un champ plus ouvert à mon imagination – mais c’est une question de génération et d’habitus. Certains – comme Eddy Mitchell – sont restés marqués à jamais par « La dernière séance ».

Je me pose cependant la question de savoir si la génération Y, née avec l’iPod sur les deux oreilles, les fils en Y à demeure sur la gorge et le regard rivé aux très petits écrans des jeux vidéo et des Smartphones depuis l’enfance, peut faire autrement que de « consommer » le cinéma. Pressés d’être comme les autres, les jeunes ne connaissent le plus souvent des films cultes que de courtes séquences aimées de tous, visionnées sur YouTube. Nomades, ils ont du mal à se poser seuls devant un grand écran ou dans une salle obscure, mais préfèrent regarder des nuits durant en groupe des séries haletantes dont la richesse psychologique n’égale pas celle des films d’auteurs.

Patrice Gilly, Le cinéma – une douce thérapie, 2015, éditions Chronique sociale – Lyon, 144 pages, €14.00
Cinémoithèque, le blog cinéma de l’auteur

L’organisme formateur

Avec cette note, j’inaugure une catégorie « cinéma » sur ce blog

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Yukio Mishima, Pèlerinage aux Trois Montagnes

yukio mishima pelerinage aux trois montagnes

Ce sont sept nouvelles qui ont été choisies et rassemblées par les traducteurs. Des nouvelles de garçons, depuis le jeune homme qui en a par-dessus la tête de l’amour aveugle de sa compagne (Jet d’eau sous la pluie) à l’amour idéal qu’un vieux professeur se crée comme légende pour compenser sa laideur et sa vie sèche (Pèlerinage aux Trois Montagnes). Mishima et ses personnages sont en quête de la beauté, pas de l’amour. La sentimentalité est pour lui comme pour eux une faiblesse, apanage féminin ; la virilité se doit de respecter l’énergie, la perfection des corps, donc l’honneur de la conduite.

Ce pourquoi Jack, surnom d’un jeune Japonais de Pain au raisin se contente de grignoter durant les ébats nus de son ami très musclé Gôji avec une fille rencontrée lors d’une fête de jeunes. Le mâle lui « laisse le service après-vente » après l’accouplement et Jack, un peu écœuré de cet « amour » animal songe aux étreintes de Maldoror avec la femelle du requin chez Lautréamont…

Ken, abréviation de kendo, joue avec le prénom américain du Barbie mâle – mais il est nippon. Superbe jeune homme de vingt ans entraîné au sabre et d’une beauté magnétique, Jirô dirige un stage martial jusqu’à ce que le groupe, poussé par son ami en tout point opposé à lui, le trahisse en allant se baigner alors qu’il l’avait interdit. Péché véniel mais tache sur l’honneur. Jirô se donne la mort car même son disciple préféré, Mibu, renie trois fois son maître en déclarant qu’il a été nager avec tout le monde. Ce n’est pas la vérité mais les mots sont redoutables, ils disent ce qu’on voudrait être, pas ce qui est. Mibu aurait voulu faire corps avec le groupe, fusionné avec les autres, pas être lui-même, adulte, libéré par la discipline. Jirô a donc échoué à transmettre l’âme du bushido, la voie du guerrier, cette essence du Japon que Mishima révère.

Le lecteur peu au fait du zen dans le combat lira avec profit les descriptions minutieuses de l’auteur sur l’acuité visuelle, le flottement attentif de l’attention, la rapidité des réflexes, le suivi des efforts de l’adversaire jusqu’à trouver une infime faille… Pour avoir pratiqué les arts martiaux durant des années, je retrouve là cette élévation de l’âme, ce corps en fête, cette intensité de vie dans l’instant, qui fait tout le sel de l’expérience.

L’instant présent est le thème de La mer et le couchant. Un vieil occidental s’est fait moine au 13ème siècle, après avoir été de la mythique « croisade des enfants ». Vendu comme esclave avec les autres depuis Marseille, il n’a jamais vu la Terre sainte mais connu toutes les vicissitudes du fait des hommes. Acheté et vendu, il a pu joindre la Perse, puis la Chine et le Japon. A ce bout du monde il s’est fixé, reconnaissant au bouddhisme zen de lui montrer l’ici-bas plutôt que l’au-delà, la responsabilité personnelle efficace du présent plutôt que la ferveur collective vers l’espérance future et l’idéal. Dieu n’a pas ouvert la mer devant ses enfants, mais les a livrés aux marchands d’esclaves ; il n’est donc pas digne qu’on croie en lui. Accompagné d’un jeune garçon sourd et muet qu’il protège et qui le sert, l’ex-enfant croisé médite en haut de la montagne, face au soleil couchant (face à la nature réelle et non à la Croix imaginée), l’esprit enfin en paix.

La cigarette et Martyre sont deux nouvelles sur les adolescents. Le désir d’être reconnu par l’être de beauté qu’on admire, irradiant sans le vouloir sa force et son énergie comme un soleil. L’obstacle du groupe qui fait masse, exige la conformité, exclut toute admiration personnelle au profit de la vulgarité grégaire. Mishima s’y montre aristocrate, sans rien à voir avec l’abêtissement des mouvements de masse que furent le fascisme, le nazisme, le communisme et le militarisme japonais. Ces nouvelles un brin sadiques montrent les tourments du désir et de l’honneur, l’amour voltant en haine, tout aussi changeant que l’éphémère adolescence. L’être pas fini n’a aucun ancrage, il suit le vent, il n’est qu’instant…

Retour à la nouvelle qui donne son titre au recueil, Pèlerinage aux Trois Montagnes. L’auteur livre l’un de ses secrets : [Eifuku] « Monin possédait une sensibilité à fleur de peau. Aussi a-t-elle dû, pour la dissimuler, accumuler des efforts proportionnels à son excès de sensibilité, à sa trop grande vulnérabilité. Mais n’est-ce pas aussi la raison pour laquelle, dans des poèmes qui ont l’air parfaitement indifférents, son cœur se laisse étrangement deviner ? » p.291. Poétesse morte nonne bouddhiste en 1333 après avoir été impératrice douairière, Eifuku Monin est l’un des modèles de Mishima ; comme lui, elle a dû se discipliner pour donner forme à ses sentiments, se corseter physiquement pour éviter les débordements.

Les nouvelles publiées ici sur vingt années, sont ciselées avec précision ; elles montrent tout ce que la maîtrise peut apporter au message – bien loin du grand n’importe quoi spontanéiste à la mode dans la génération des enfants gâtés du bébé boum.

Yukio Mishima, Pèlerinage aux Trois Montagnes, nouvelles 1946-1965, traduit du japonais par Brigitte et Yves-Marie Allioux, Folio 2005, 311 pages, €7.32

Toutes les œuvres de Mishima chroniquées sur ce blog

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Thorgal 22, Géants

Thorgal 22 geants

Jolan a sauvé sa mère et sa sœur dans l’album précédent et les auteurs le laissent récupérer. Au tour de Thorgal de s’évader de sa prison. Sans mémoire, on ne vit que l’instant. On se fait donc manipuler par quiconque vous raconte une histoire.

Kriss de Valnor, amoureuse tragique, a enserré le beau Viking dans ses rets pour servir son pouvoir. Richesse et puissance ne sont en effet que dans l’instant ; ils peuvent basculer à tout moment, soit qu’on les perde, soit qu’ils ne servent plus à rien parce que le cœur est ailleurs. Cet album pour adonaissants est donc une leçon de philosophie à la Bergson : le temps nous constitue humains parce qu’il nous donne une histoire, donc des valeurs et des attachements.

Thorgal kriss amour haine

Pour Kriss, qui n’a lu de Nietzsche que la lettre, « il n’y a que deux races d’hommes sur terre : les puissants et ceux qui les servent ». Ce pourquoi elle joue avec la vie d’un enfant au tir à l’arc dans la toute première page. Le gamin à peine vêtu malgré le climat doit obéir, il risque à tout moment d’être embroché, mais Thorgal évite cette extrémité sans s’en rendre compte par son expertise à l’arc comme Guillaume Tell. Dans le présent, on n’a aucun sentiment sauf les primaires : bouffer, baiser, se protéger. Qu’importent les petits et les faibles ! La banlieue le sait bien. La mémoire rend humain, et la mémoire, ce sont des noms, un langage, une richesse pour décrire le monde et les émotions.

Thorgal kriss maitre esclaves

Ce pourquoi, quand le soudard à la solde de Kriss ramène le revenu de la vente des esclaves et un prince qui n’a pas pu payer, le passé resurgit. Galathorn de Brek Zarith (Thorgal 6) lui rappelle son nom, ses liens parentaux et sa bonté. Malgré les manigances de Kriss, il réussit à savoir – et décide donc de quitter l’amoureuse fusionnelle qui veut enfermer son homme pour servir son plaisir. Autre leçon, en passant : un couple n’est pas une domination mais un compagnonnage d’égaux. La réponse ne se trouve pas dans les caresses d’une poupée ou d’un toy-boy, toujours au présent, mais dans une histoire commune.

Thorgal tire sur le gamin guillaume tell

Évidemment, l’évasion ne se passe pas comme prévu et la déesse Frigg est obligée d’intervenir, elle s’attache à ceux qu’elle sauve, comme Athéna dans l’Iliade. Ce qui nous donne, d’une page double à l’autre (d’une semaine à l’autre dans l’hebdomadaire) ce contraste entre la sombre forteresse battue des vents de Kriss et le jardin lumineux peuplé de fleurs et d’oiseaux de Frigg.

Thorgal chateau sombre de kriss demeure lumineuse des dieux

La déesse est la mémoire longue, ici pas d’immédiat, pas même autre chose que le flirt avec une walkyrie sexy en tunique très légère, le sein nu et des fleurs dans les cheveux blond blanc. La grâce d’un cygne, apparence qu’elle prend d’ailleurs lorsqu’elle se rend chez les humains.

Thorgal et walkyrie sein nu

Asgard n’est pas Mitgard, chacun son domaine. Le premier, celui des dieux, est l’infini du temps, les walkyries y ramènent les guerriers valeureux morts au combat. Le second, celui des hommes, est la mémoire courte, l’histoire que l’on se crée par ses œuvres et ses enfants. Un existentialisme contre un essentialisme.

Mais il est un autre monde dans la mythologie nordique, celui des confins, où ont été refoulés les géants vaincus provisoirement par les dieux – jusqu’au Ragnaröck, la grande bataille finale qui verra le crépuscule des dieux (et le début d’un nouveau cycle). Thorgal est missionné pour aller récupérer Draupnir, le bracelet d’Odin, que le roi des géants porte en anneau pendentif – taille oblige. Aucun dieu ne peut pénétrer chez les géants mais un humain le peut. A ce prix, Odin consentira peut-être à réinscrire son nom sur la dalle du temps, que Thorgal a effacé volontairement à la fin de La Forteresse invisible (tome 19), croyant ainsi se faire oublier des dieux.

Thorgal gremlins gardiens

Tombé de Charybde en Scylla, Thorgal va donc affronter les gardiens des confins, qui ont l’apparence de gentilles horreurs Gremlins (à la méchanceté sans état d’âme). Il sera capturé par deux gamins dénicheurs d’oiseaux, fils du roi géant, qui vont offrir le lilliputien Thorgal à leur sœur dont c’est l’anniversaire. Notre héros devra ruser pour ne pas demeurer en cage une fois de plus…

Thorgal roi des geant et fille rabelaisiens

Les géants sont tout instinct, bâfreurs, ivrognes, crédules, méchants, égoïstes. Ils ont des gueules gargantuesques à la Rabelais. Thorgal va jouer de toute la palette des sciences humaines pour embobiner le roi, se faire poupée de la fille, échapper au chat jaloux Furfur (fourrure-fourrure en français). Il lui faudra ruser comme Ulysse, se battre contre les monstres (rat, chat, faucon) comme Gulliver ou Tintin, pour enfin réussir.

Thorgal retrouve sa memoire

Son plus grand exploit est de pouvoir plaquer sa main à nouveau sur la pierre des destins. Car qui a un destin est enfin « libre », comme il le clame à Kriss du haut de la tour où il se retrouve comme devant. Sauf que la walkyrie en cygne le recueille et le dépose, comme Nils Holgersson sur son oie, là où il a donné rendez-vous à Galathorn pour fuir.

Thorgal is a lonesome sailor

La dernière case est à la Lucky Luke, I’m a poor lonesome sailor… Beaucoup de références littéraires dans cette BD pour gamins. De la culture en concentré ludique, de bonnes leçons pour les têtes blondes, trop brûlées d’exploits imaginaires.

Rosinski & Van Hamme, Thorgal 22 – Géants, 1996, éditions le Lombard, 48 pages, €11.40

Tous les albums de Thorgal chroniqués sur ce blog

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François Cheng, Cinq méditations sur la beauté

J’ai eu l’occasion de rencontrer François Cheng. Il est un petit Monsieur modeste et avenant, tiré à quatre épingles, et un grand homme. Il a eu du mal à écrire ce livre intitulé ‘Cinq méditations sur la beauté’. Il lui fallait des visages ; ce court essai est donc né de conférences prononcées en public puis retravaillées par l’écriture. Pour lui, la beauté est l’expression de la bonté et l’on ne peut percevoir la bonté que par les êtres. Pour en parler, il est nécessaire de les avoir devant les yeux.

A une inévitable question triviale, qui demandait quel était le « truc » qui permettait de percevoir le beau dans l’agitation de la ville, la misère des trottoirs et l’air renfrogné de la foule, il a eu cette réponse : « il est certain que, pour percevoir la beauté, il faut un travail sur soi. La beauté ne vient pas d’elle-même comme un dû, il est nécessaire de se mettre dans l’état d’esprit de la percevoir. » A question très française, réponse très chinoise : tout ne vient pas d’en haut ou de l’État, chacun doit y mettre du sien.

« J’ai dit cela à mes étudiants, j’ai vu des hochements de tête dubitatifs. Mais, un peu plus tard, certains m’ont dit qu’ils avaient médité cette remarque au premier abord dérangeante. Et que, désormais, ils regardaient les gens dans le métro autrement. » Comme quoi pour sentir le « souffle » du monde, il faut faire « le vide » en soi, c’est-à-dire, a précisé François Cheng « ne pas penser à rien, ne pas être endormi, mais accueillir les choses et les êtres tels qu’ils surviennent. »

De même, il oppose au précepte soixantuitard que « tous les goûts sont dans la nature » ou « à chacun sa vérité », les critères de « fausse beauté » qu’il définit par la séduction (publicité, propagande, illusion). La vraie beauté semble désintéressée et gratuite, plus encore : fondée sur la bonté. Le « beau geste » est une grâce, un don du principe de vie. La beauté est partout, même dans les bidonvilles, elle n’est pas un luxe mais est nécessaire à chacun, y compris aux plus démunis. Il y a de la beauté dans le sourire d’un enfant ou le regard d’une mère. La beauté est désir et élan vers l’autre.

Photo Izabela Urbaniak :

Et c’est alors que le physique d’une femme, l’épanouissement d’une fleur, le coucher du soleil ou le ciel étoilé permettent, un instant, de se trouver en accord avec le monde. La reconnaissance de la splendeur du monde nous renvoie à notre propre unité intérieure. L’univers a beau être très vieux, c’est pour chacun toujours « la première fois, l’unique fois ».

« Nous ne possédons pas la durée, mais nous vivons l’instant, qui est le vrai mode d’être de la beauté. » Chaque moment qui passe ne revient jamais, chaque être le perçoit de façon unique, à chaque fois nouvelle. La beauté ressentie personnellement est donc dans l’instant, pas dans l’éternité platonicienne ou monothéiste.

Au mal doit être opposée la beauté car celle-ci n’est pas l’inverse de la laideur mais une forme de bien et de vrai : ce qui justifie de vivre. Cependant, poursuivant Platon contre le Christianisme revu par Paul, François Cheng croit que « la passion charnelle reste la plus haute forme de quête spirituelle, elle est un aperçu d’éternité ». Car seules les rencontres permettent de s’épanouir, « la vraie passion est une quête, pas un emportement. »

François Cheng est né en Chine, il a étudié à Chongqing avant de pouvoir venir en France en 1948, grâce à l’UNESCO. Il a étudié la littérature, a traversé une période difficile d’emplois précaires avant d’enseigner à Langues O. « Lorsque je suis arrivé, en 1949, âgé d’à peine vingt ans, je me suis inscrit à l’Alliance française et j’ai étudié jusqu’au diplôme qui me permet d’enseigner le français à l’étranger. Je suivais également, et avec la même application, des cours à la Sorbonne. Et puis j’allais lire à la bibliothèque Sainte-Geneviève. » Les Académiciens ont accueilli ce calligraphe, peintre et poète en 2002 après un Grand Prix de la Francophonie 2001.

Sa culture expatriée, son existence longtemps précaire, son obstination au travail par amour des lettres, ont fait de lui cet homme modeste et ce grand Monsieur qui nous parle. « Je suis prêt à affirmer que c’est dans le langage que réside notre mystère », déclare-t-il, « sur notre terre, seule l’écriture permet de tendre vers le tout – de son vivant ». Taoïste et platonicien, il allie les deux traditions en autodidacte précis, intense et amoureux.  « J’ai essayé d’opérer une symbiose en moi-même en prenant la meilleure part des deux grandes cultures auxquelles j’ai eu affaire. » Dialogue avec la peinture occidentale, dialogue avec les écrivains et les penseurs. « En ce sens je suis un passeur, je fais passer en moi-même ces grands courants, j’essaie de réaliser cette symbiose qui obéit à une nécessité vitale, à une respiration de mon être. »

Comme quoi immigration ne rime pas forcément avec aliénation, elle peut être enrichissement à condition de faire un effort personnel. Non pour éradiquer en soi sa culture ancienne ou imposer sa propre religion, mais pour accueillir la culture nouvelle comme un supplément d’âme, une ouverture à l’être.

François Cheng, Cinq méditations sur la beauté, éd. augmentée 2008, Livre de poche 2010, 125 pages, €4.85

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Dessins de Rodin

François-Auguste-René Rodin est un sculpteur parisien bien connu, né en 1840 et mort en 1917. Il était très myope et quitté l’école pour le dessin à 14 ans et la sculpture à 15 ans avec Barye, le romantique sculpteur officiel de Napoléon III. L’adolescent Rodin réussira les Beaux-Arts en dessin mais échouera en sculpture, étant fort loin des canons classiques en usage dans le conventionnel bourgeois du temps.

Il commence donc à travailler comme aide dans les ateliers de sculpture. Sa première grande œuvre date de sa maturité, à 37 ans. ‘L’Âge d’airain’ est un jeune homme vivant, bien que de plâtre. Auguste Rodin trouve peu à peu son style propre, très affectif. Contre le rationalisme français et l’impressionnisme en peinture, il se rattache au courant expressionniste, qui sévit notamment en Allemagne. Il s’agit de déformer la réalité pour affirmer l’émotion. Les mains et les pieds des statues de Rodin sont ainsi Héneaurme, comme aurait dit Flaubert, plus que nature ; les torses et les cuisses sont quasi ‘néandertaliens’ alors que les têtes restent en proportions sapiens sapiens.

Mais s’il est très connu par ses statues (dont celles du Totor national, aussi outré que Rodin dans son romantisme des mots), Auguste Rodin est au fond un dessinateur. Restent de lui plus de 6000 croquis et dessins finis, dont le musée Rodin à Paris recueille 4300. L’artiste aimait bien ces œuvres, il en a même exposé une sélection de quelques 300 à Berlin en 1903, puis à Paris en 1907. Ils sont « la clé de son œuvre ». C’est ainsi qu’il le déclare en 1910 au journaliste René Benjamin.

La raison ? C’est que l’œil sculptural passe par l’architecture des formes, que la main traduit en deux dimensions la structure avant de modeler la matière. L’artiste aime le modèle vif, la chair féminine et le muscle masculin, le squelette sinueux ou planté, l’attitude. Ses dessins sont des traits de l’érotisme des êtres, saisis dans ce qui fait l’essence de leur vie même. C’est dire si le cérébral a peu de place : il suffit de regarder la statue célèbre du Penseur pour observer ce qu’a de « sérieux » l’activité cérébrale dans la bourgeoisie Napoléon III – la même tronche de gravité sourcils froncés de certaines candidates de la course présidentielle aujourd’hui… Comme si, en France, penser était un effort et non une légèreté ; comme si le tropisme latino poussait naturellement à la paresse de l’affectif et des sens, bien loin de Voltaire ou de Montaigne.

L’exposition actuelle (jusqu’au 1er avril) permet au musée Rodin de passer l’hiver et la période de travaux entrepris dans l’hôtel de Biron, où les œuvres ne sont plus accessibles jusqu’au 3 avril. ‘La saisie du modèle’ présente 300 dessins de la période de la maturité 1890-1917, de l’âge de 50 ans à la mort de l’artiste. Elle se développe en 15 panneaux, sur des thèmes d’historien d’art que le grand public ne comprend pas toujours. Ainsi, quelle différence fait un néophyte entre le dessin « d’après nature », « instantané » ou « synthétique » ?… Plus clairs sont les passages du trait au lavis ou de l’aquarelle aux collages. Plus clairs aussi les ensembles sur les mythes, la figure de Psyché, les dessins érotiques (appelés avec pudibonderie bobo « les figures de l’indécence »), les portraits de personnages ou les danseuses cambodgiennes.

Ce qui intéresse Rodin est de saisir le mouvement. Le corps parle, érotique et vivant, justement vivant parce qu’érotique. Rodin aime à capter ces instants où le corps s’exprime et donne forme au désir dans des étirements, des contorsions ou des lascivités. La femme nue veut accrocher le regard, séduire par ce qu’elle est, chair matérielle qui appelle le ventre, fait battre le cœur et élève l’âme. Le dessin fixe à la fois l’instant et l’essentiel. Même si ces ébauches sont des brouillons d’artiste qu’il semble curieux de voir encadrés et cérémonieusement accrochés comme des icônes précieuses… L’un des miens, écolier d’art de vingt ans, m’a déclaré que tous les dessinateurs en faisaient des milliers, de ce genre de dessins, des crobars à la va vite pour fixer une forme, un sentiment, une idée, capter un détail à reprendre plus tard.

Il est vrai que le snobisme bourgeois prend parfois des proportions grotesques, on lui reproche par exemple de publier les ‘notes de blanchisserie’ d’un écrivain. Il est vrai aussi que le coupage de cheveux en quatre permet de justifier le métier d’historien d’art et que le cérémonial est l’essence même du conservateur de musée. Malgré tous ces penchants parasites de l’oeuvre, il reste que les dessins de Rodin méritent d’être vus, surtout par les non-spécialistes. La technique est une chose qui parle aux techniciens ; le dessin en est une autre qui est universelle. Même si sa ‘Femme nue couchée sur le ventre et dressée sur les mains’ laisse dubitatif, l’enroulement du torse sur les jambes dessine une vision : celle d’un ‘soleil rouge’ fait de chair éclatante, féminine, plantureuse. Un message qui va au-delà des simples mots mis sur les choses. Une explosion de vie dans la forme et la couleur.

Tout comme le corps féminin écartelé devient ‘pieuvre’, au sexe dévorant situé en plein milieu, les danseuses cambodgiennes attirent l’œil sur les figures expressives du corps ou l’étirement des mains. Le portrait de la secrétaire de Jules Vallès au ‘Cri du peuple’ capte la véhémence révolutionnaire de l’égérie figée dans le ressentiment.

Exposition ‘La saisie du modèle – Rodin : 300 dessins 1890-1917’, musée Rodin, 79 rue de Varenne, Paris 7ème jusqu’au 1er avril 2012

Du mardi au dimanche 10h-17h45, avec accès au jardin et aux bronzes.

Nocturnes tous les mercredis de 18h à 20h45.

Audioguide, conférences, visites thématiques collèges et lycées, formation enseignants, boutique, catalogue 39€.

Plein tarif exposition : 7€, jeunes de 18 à 25 ans et enseignants : 5€, gratuit jusqu’à 18 ans et pour les chômeurs.

Site www.musee-rodin.fr

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Dictionnaire amoureux des chats

De « Abyssin » à « Zen », Frédéric Vitoux nous offre 141 entrées sur les « tigres d’appartement » et autres félins domestiques. Il n’existe point de chats pitres, d’où la forme en dictionnaire. Il est dédié aux 5 ou 6 chattes lybiques qui, il y a 10 000 ans, se sont domestiquées pour engendrer les quelques 11 millions de chats français.

Attention ! l’amour des chats ne va pas jusqu’à l’encyclopédie ; il s’agit plus d’un vagabondage amoureux que d’un traité de A à Z. Mais l’on y trouve le chat du Cheshire et surtout ce qui reste de son sourire ; Bébert, chat de Céline, auquel l’auteur a consacré un livre, après sa thèse ; Belzébuth, le chat Fracasse ; le Chat Noir, enseigne du Cabaret du même nom dans le Montmartre 1900, dessiné par Adolphe Willette ; le chat sceptique de l’Annonciation de Lorenzo Lotto ; le temple aux chats de la déesse Bastet à Bubastis ; jusqu’aux « camarades chats » du musée de l’Hermitage à Léningrad, bouffés lors du siège de 1941-44, qui avaient été établis ès droits et qualités par décret de SM Elisabeth Première et importés à grands frais de Kazan – maintenus dans les lieux par Lénine pour défendre les œuvres des méfaits sournois des souris contre-révolutionnaires.

On y trouve de tout dans ce bric-à-brac pour chats. Y compris d’ailleurs des digressions innombrables qui ont empêché l’auteur de faire court et des raccourcis de la conversation familière comme cet étonnant « c’est eux qui… » (p.598) peu digne d’une signature « de l’Académie Française » ! Mais, comme dit l’auteur si volontiers, passons.

Le chat est un personnage à part entière, à la voix de clarinette selon Prokofiev. Une enquête de 2005 montre qu’un quart des ménages français héberge un chat et qu’ils sont 1,6 par foyer, à 23% trouvés, le reste donné ou acheté. On disait du chat qu’il était le croisement d’un singe et d’une lionne qui s’ennuyaient durant le Déluge (p.144). On l’a divinisé en Égypte sous ses traits femelles d’une fille du Soleil, symbolisant le foyer, la maternité et l’énergie charnelle. Souvent les peintres l’ont représenté dans un coin du tableau (p.137), en clin d’œil pas dupe qui s’amuse du sérieux humain, en démolisseur des illusions sociales, rappelant que l’instant est le seul absolu. Hédoniste, libertaire, goinfre, sensuel, territorial, le chat ancre dans la réalité et dans le maintenant. Cattus en latin, ailouros en grec, il est appelé myeou en vieil-égyptien, ce qui n’est pas mal trouvé.

Peintres, musiciens, cinéastes, photographes, auteurs de bandes dessinées ou de dessins animés, publicitaires, ont usé et abusé du chat. Qui ne se souvient de Félix le chat, de Grosminet, de Tom (& Jerry), jusqu’au Chat (tout court) et au chat du rabbin de Sfar ?

Mais ce sont les écrivains qui vivent le plus souvent une histoire d’amour avec leurs chats. Peut-être parce qu’ils sont rêveurs et silencieux comme lui, présence amicale, chaude et sensuelle ? Innombrables sont les écrivains cités, ils n’ont pas tous leur entrée pleine et entière mais sont évoqués de-ci delà, en passant : Arland, Aymé, Balzac, Banville, Bauchemin, Baudelaire, Buffon, Carroll, Céline, Champfleury, Chandler, Chateaubriand, Claudel, Colette, Dickens, Eliot, Fabre, Faulkner, Gautier, Giono, Hemingway, Hérodote, Highsmith, Hoffmann, Hue, Hugo, Kipling, La Fontaine, Léotaud, Lovecraft, Maillart, Mallarmé, Malraux, Maupassant, Michelet, Moncrif, Montaigne, Morand, Perrault, Poe, Shikibu (Dit du Genji), Van Vechten, Vialatte, Wells. Et l’auteur en oublie…

Il est rappelé que « la couleur noire nuit beaucoup au chat dans les esprits vulgaires » (Moncrif) et qu’en 1773 encore, on brûlait 13 chats à la saint Jean sur la grand place de Metz. Louis XIII enfant avait obtenu leur grâce auprès de son père lorsque cela fut fait pour la dernière fois à Paris. On croyait que les yeux des chats noirs étaient des braises de l’enfer et que les minets étaient les émissaires du Diable, accompagnant les sorcières au sabbat, la nuit venue, pour toutes les orgies de chair jeune fantasmées. La « chatte » , de même que de l’autre bord « les minets », restent des symboles sexuels bien connus que les peintres se font un malin plaisir à rappeler… Certains l’aiment chaud, en témoigne une recette gastronomique du 16ème siècle pour accompagner ces charmantes bêtes dont la chair a la consistance du lapin, rôti à l’ail et à l’huile (p.132).

Évoquons, par contraste, la vie de Micetto, chat de Pape né au Vatican et qui finit ses jours heureux sur les genoux de Chateaubriand. De même Oscar, le chat qui accompagne les mourants dans un hôpital américain contemporain. Le premier chat timbré apparaît à la poste espagnole en 1927. La meilleure histoire belge sur les chats est authentique : un orgue d’où dépassaient les queues de chats aux voix de diverses octaves, pour célébrer Charles Quint. Le proverbe chinois le plus judicieux : « il est difficile d’attraper un chat noir dans une pièce sombre, surtout quand il n’y est pas » (les adeptes du libéralisme vaudou, qui aiment à inventer leur poupée « capitaliste » pour mieux la piquer sans craindre de représailles, devraient s’en inspirer).

Cocteau disait fort justement : « Si je préfère les chats aux chiens, c’est parce qu’il n’y a pas de chat policier. » Et pour rester dans le registre démocratique, citons ce mot de Churchill : « Les chiens vous regardent tous avec vénération. Les chats vous toisent tous avec dédain. Il n’y a que les cochons qui vous considèrent comme leurs égaux. »

Vitoux donne sa définition du chat à la page 489, aux deux tiers de son livre : « Avec son cerveau de 31 grammes et son indice de céphalisation 1/90, il a réussi à mettre l’homme dans sa poche, à s’installer chez lui, à lui voler son oreiller ou son meilleur fauteuil, à se faire servir des repas copieux à des heures régulières, à faire ses griffes sur son canapé et à mettre en charpie ses doubles rideaux, tout en continuant à être le roi de la maison. » Léonard de Vinci, qui est en épigraphe, disait de ces bêtes : « Chaque chat est un chef d’œuvre. » Ceux qui connaissent les chats seront d’accord ; ceux qui ne les connaissent pas ou les craignent (pour d’obscures raisons à psychanalyser) ont tort. Paul Morand : « les chats ne sont énigmatiques que pour ceux qui ignorent le pouvoir expressif du silence. »

Il y a même, en honneur d’un défunt blog, une Fugue pour chat en sol mineur de Scarlatti !

Frédéric Vitoux, Dictionnaire amoureux des chats , Fayard 2008, 721 pages

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Albert Camus, Noces

Dans le recueil ‘Noces’, écrit vers 1937 à 24 ans, le premier texte est une merveille. ‘Noces à Tipasa’ chante le bonheur de vivre, d’être tout simplement au monde, dans le paysage, en accord avec ses dynamiques. La richesse présente est si vaste qu’elle submerge. Il n’y a plus ni riche ni pauvre, ni puissants ni misérables, ni vallée de larmes ni promesse de paradis. Aucun plus tard offert à l’imagination ne peut égaler l’écrasante omniprésence de l’instant.

Tipasa est une cité romaine ruinée à quelque distance d’Alger, au bord de la Méditerranée et au pied du Chenous. « Au printemps, Tipasa est habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l’odeur des absinthes, la mer cuirassée d’argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la mer à gros bouillons dans les amas de pierres. » Ainsi commence le texte, tout empli d’observation attentive et d’empathie pour l’univers. Camus jeune est un païen qui vibre aux rythmes naturels ; il a en lui cette grande joie de vivre, cette énergie qu’il ressource au soleil et au vent, aux flots et à l’odeur des herbes.

« Nous marchons à la rencontre de l’amour et du désir. Nous ne cherchons pas de leçons, ni l’amère philosophie qu’on demande à la grandeur. Hors du soleil, des baisers et des parfums sauvages, tout nous paraît futile. » Foin des grands mots, des attitudes théâtrales, des postures héroïques tourmentées – la philosophie n’est pas dans la masturbation intello à la Hegel, ni dans les engagements à la Sartre, ni dans les prises de position des vertueux clamant leur vertu à la face des autres. La philosophie est l’art de bien vivre, dans la lignée des Grecs et de Montaigne. Elle est d’être ici et maintenant, et de réaliser au mieux sa condition d’homme.

« Ce n’est pas si facile de devenir ce qu’on est, de retrouver sa nature profonde. » Pour cela, il faut s’accorder à ce qui nous entoure, sans vouloir le contraindre, ni imaginer un ailleurs meilleur. « J’apprenais à respirer, je m’intégrais et je m’accomplissais. Je gravissais l’un après l’autre des coteaux dont chacun me réservait une récompense… » Fais ce que dois, tu n’es ni dieu ni diable mais homme tout simplement. Roule donc ton rocher comme le titan sur la montagne, puisque telle est ta condition. « Il faut imaginer Sisyphe heureux ».

« Voir, et voir sur cette terre, comment oublier la leçon ? Aux Mystères d’Eleusis, il suffisait de contempler. Ici même, je sais que jamais je ne m’approcherai assez du monde. Il me faut être nu puis plonger dans la mer, encore tout parfumé des essences de la terre, laver celles-ci dans celle-là, et nouer sur ma peau l’étreinte pour laquelle soupirent lèvres à lèvres depuis si longtemps la terre et la mer. » Le bonheur est le simple accord de l’être avec ce qui l’entoure. Bonheur encore plus grand dans le plus simple appareil, sens en éveil, tout entouré de nature.

Car la vérité humaine est la vie éphémère, celle du soleil qui précède celle de la nuit comme la vie précède la mort. Toute cité devient ruines et le bâti retourne à sa mère la nature. Est-ce pour cela qu’il ne faut point bâtir ? L’homme n’est pas un dieu, il ne vit pas dans l’éternité et son destin est tragique : il vit d’autant plus au présent qu’il n’existait pas au passé et qu’il n’existera plus au futur. Il se condamne à mourir par le seul fait de naître. Mais, durant sa courte vie, il construit pour lui et avec les autres. D’où son exigence d’agir ni pour plus tard ni pour ailleurs mais ici et maintenant son vrai destin d’homme.

« J’aime cette vie avec abandon et je veux en parler avec liberté : elle me donne l’orgueil de ma condition d’homme. » C’est la grandeur de la bête intelligente d’être consciente de son destin. Lucide comme la lumière, exigeant la vérité qui tranche comme le rai de soleil. « Je ne revêts aucun masque : il me suffit d’apprendre patiemment la difficile science de vivre qui vaut bien tout leur savoir vivre. » La société, en effet, déforme. Trop contrainte de puritanisme paulinien, de mépris d’Eglise pour l’ici-bas, de convenances bourgeoises. Il faut se découvrir, se construire, se prouver. « Connais-toi toi-même », exhortait le fronton  du temple d’Apollon à Delphes ; « deviens ce que tu es », exigeait Nietzsche ; « fais craquer tes gaines » proposait Gide ; soit « ami par la foulée » criait Montherlant. Ce sont les références d’Albert Camus en ses années de jeunesse, auxquelles il faut ajouter Jean Grenier, qui fut son professeur.

« Tout être beau a l’orgueil naturel de sa beauté et le monde aujourd’hui laisse son orgueil suinter de toutes parts. Devant lui, pourquoi nierai-je la joie de vivre, si je sais ne pas tout renfermer dans la joie de vivre ? Il n’y a pas de honte à être heureux. Mais aujourd’hui l’imbécile est roi, et j’appelle imbécile celui qui a peur de jouir. » Les ‘Noces’ de Camus sont celles de l’être et du monde, celles de l’auteur avec sa terre maternelle. Les autres textes du recueil sont dans le ton : le vent à Djémila, l’été à Alger, le désert dans la peinture italienne. Il s’agit toujours de se plonger dans le monde, de se mettre en accord avec lui, d’accomplir pleinement son destin humain. Ce n’est pas simple hédonisme, mais bel et bien vertu. Le soleil égal donne la même couleur aux gens ; l’amour et l’amitié font jouir et faire ensemble ; le respect de la nature qui exalte et qui permet rend libre, avec le sentiment d’éphémère. Égalité, fraternité, liberté, c’est toute une philosophie de jeunesse qui est donnée là. L’élan, la vigueur, l’entente.

Le persiflage intello français aime à répéter ce bon mot qu’Albert Camus serait un philosophe pour classes Terminales ; il apparaît plutôt comme un philosophe de la jeunesse. En mon adolescence j’aimais bien Sartre pour son exigence de liberté ; je me suis très vite senti plus attiré vers Camus, à mon œil moins histrion. Chacun choisit selon son tempérament.

Albert Camus, Noces suivi de l’Eté, 1938, Folio €5.41

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