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Roland Barthes, L’empire des signes

Pour Roland Barthes, en cette année 1970 où l’Occident est probablement au sommet de sa puissance avant les différentes crises du pétrole, le Japon n’est pas un pays à décrire mais une situation d’écriture. Il est miroir de soi pour révéler notre image, pas un sens pour le Japon.

Il s’agit d’ébranler sa personne pour renverser d’anciennes lectures, d’opérer une secousse du sens comme un événement zen qui fait vaciller la connaissance et opère un vide de parole. « L’Orient m’est indifférent, il fournit simplement une réserve de traits dont la mise en batterie, le jeu inventé, me permettent de flatter l’idée d’un système symbolique inouï, entièrement dépris du nôtre » p.7. Il s’agit de se regarder, mais depuis l’ailleurs.

En langue japonaise, la prolifération des suffixes fonctionnels, la complexité des termes joints, font que le sujet avance au travers de précautions, de reprises et d’insistances qui diluent la personne. Barthes met en rapport la langue et l’architecture des villes : au Japon le centre est vide, évaporé, interdit ou indifférent. C’est la gare, le palais de l’empereur, la cité interdite. Quant au corps japonais, il existe, se déploie, agit, se donne, mais sans hystérie ni narcissisme comme en Occident. Ce n’est pas la voix seulement qui communique, « c’est tout le corps (les yeux, le sourire, la mèche, le geste, le vêtement) qui entretient avec vous une sorte de babil auquel la parfaite domination des codes ôte tout caractère régressif infantile » p.18. Pas de centre mais un champ de forces, pas de « je » mais un « on ». Les Occidentaux donnent des signes d’assurance gonflée ; les Japonais font des signes de simple façon de passer. L’indifférence et l’indépendance du geste ne renvoient pas à l’affirmation du moi mais seulement à un mode graphique d’exister.

Le repas est un cadre (plateau) où les objets sont une composition picturale, un ordre vivant, destinés à être défaits et refaits selon le rythme de l’alimentation, à la façon d’un graphiste installé devant un jeu de godets. Cuisiner est un jeu qui porte non sur la transformation de la matière première, en général peu cuisinée, mais sur son assemblage mouvant et décoratif. La nourriture semble s’épanouir dans la division : les aliments sont coupés pour les baguettes. L’usage de ces instruments introduit une fantaisie dans la façon de manger, un choix non mécanique. Plus que la fourchette ou le couteau en métal, la baguette est en bois, en laque ou en os, adoucissant le comportement envers la nourriture. Pas une arme qui tranche ou pique mais une pince qui saisit comme les doigts sans brusquer, une habileté douce qui ne violente jamais ce qui se trouve dans l’assiette et retrouve les fissures naturelles de la matière à fragmenter. La nourriture n’est donc pas une proie comme en Occident mais une harmonie, pas une lutte mais un transfert. « La crudité est la divinité tutélaire de la nourriture japonaise » p.30. La cuisine japonaise se fait toujours devant celui qui va manger et la crudité est essentiellement visuelle, renvoyant à la matière et à son toucher sensuel.

Le pachinko, jeu de billes où tout est déterminé par le coup d’envoi, reproduit dans l’ordre mécanique le principe même de la peinture japonaise qui veut que le trait soit tracé d’un seul mouvement sans être corrigé, comme une expression de l’humain tout entier, âme, cœur et corps d’un seul élan.

Si les choses paraissent petites au Japon c’est parce que tout est encadré, non pas par netteté puritaine mais par « supplément hallucinatoire ». Le contour n’est pas fortement tracé mais un espace vide qui rend la chose mate donc, à nos yeux, réduite. Les chambres ont des limites (nattes, lattes, montants) mais les murs glissent, les parois sont fragiles, les meubles escamotables. Le bouquet de fleurs est construit mais pour la circulation de l’air, le volume.

Le bunraku, théâtre de marionnettes japonais, débarrasse de l’acteur. Il ne vise pas à animer une poupée, il est abstraction sensible du corps. Il refuse l’antinomie entre l’animé et l’inanimé, il congédie le concept qui se cache derrière toute animation de la matière et qui suggère l’âme. Avec le bunraku, les sources du théâtre sont exposées dans leur vie même. La parole est mise de côté, l’émotion n’inonde plus la scène, la représentation est soustraite à la contagion de la voix et du geste. Ce qui est mis à la place de la théâtralisation est l’action nécessaire à la production de spectacles, le travail se substitue à l’intériorité. « Il abolit le lieu métaphysique que l’Occident ne peut s’empêcher d’établir entre l’âme et le corps, la cause et l’effet, le moteur et la machine, l’agent et l’acteur, le destin et l’homme, Dieu et la créature : si le manipulateur n’est pas caché, pourquoi, comment voulez en faire un Dieu ? » p.82.

La poésie du haïku suspend le langage, il ne le provoque pas. Le fait se contente d’être là, sans commentaires. « Tout en étant intelligible, le haïku ne veut rien dire, et c’est par cette double condition qu’il semble offert au sens, d’une façon particulièrement disponible, serviable » p.89. Comme la politesse, la forme est vide. Le zen tout entier mène la guerre contre le sens. « Tout le zen, dont le haïkaï n’est que la branche littéraire, apparaît comme une immense pratique destinée à arrêter le langage, à cesser cette sorte de radiophonie intérieure qui émet continuellement en nous » p.97. Si cet état de non langage est une libération c’est que, pour l’expérience bouddhiste, la prolifération des pensées secondes, le bavardage infini des signifiés, apparaissent comme un blocage. Il s’agit d’arrêter la toupie verbale qu’est le symbole et le jeu obsessionnel des substitutions symboliques. Le langage limité du haïku n’est pas pour être concis mais pour agir sur la racine même du sens, pour obtenir que le sens ne devienne pas implicite et ne divague pas dans l’infini des métaphores. « La brièveté du haïku n’est pas formelle ; le haïku n’est pas une pensée riche réduite à une forme brève, mais un événement bref qui trouve d’un coup sa forme juste » p.98. Il est pur comme une note de musique. Il se dit deux fois. La première fois, ce serait attacher un sens à la surprise, plusieurs fois que le sens est à découvrir. Le haïku ne décrit jamais, tout état de la chose est converti en une essence d’apparition. Il est un « réveil devant le fait », une « saisie de la chose comme événement, non comme substance » p.101.

« En Occident, le miroir est un objet essentiellement narcissique : l’homme ne pense le miroir que pour s’y regarder ; mais en Orient, semble-t-il, le miroir est vide ; il est symbole même des symboles (…). Le miroir ne capte que d’autres miroirs, et cette réflexion infinie elle le vide même (qui, on le sait, est la forme) » 104.

Malgré un langage issu de la linguistique et du snobisme des néo-universitaires des années 1970, le livre dit en peu de mots beaucoup sur le Japon. Non sur le pays réel mais sur les préjugés que l’on peut en avoir au miroir de nous-mêmes. Il reste d’actualité pour mieux saisir l’essence de ce pays, qui est resté longtemps le seul pays développé non-occidental.

Roland Barthes, L’empire des signes, 1970, Points essais 2014, 176 pages, €9.00

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Hermann Hesse, Le voyage en orient

Hermann Hesse est peut-être le dernier avatar du romantisme parmi les grands écrivains, ce romantisme allemand obscur et informulé qui est, par là, magique. L’auteur apparaît comme le précurseur des hippies, le chantre de cette période immortelle de l’existence qu’est l’adolescence.

Le voyage en Orient est en allemand Die Morgenland Fahrt, le voyage au pays du matin ; il signifie le pays où naît le soleil, le pays de l’aube. C’est la contrée mythique des origines mais aussi la jeunesse du monde. « Notre orient n’est pas seulement un pays, c’est quelque chose de géographique, c’était la patrie et la jeunesse de l’âme, il était partout et nulle part, c’était la synthèse de tous les temps » p.40. Vous l’avez compris, le voyage est initiatique et le chemin mystique ; « l’orient » n’est qu’un décentrement rêvé.

La contrée « orientale » de Hesse est la magie, la fête des fleurs, la poésie ; c’est « la liberté de vivre » p.41 – faire un avec la nature et se couler dans son rythme, libéré de la raison, de l’organisation, du doute et de la crainte, de tous ces carcans du monde adulte qui n’ont qu’un objectif : le travail utile. Chacun, dans sa jeunesse, a été « voyant » au sens de Rimbaud, l’adolescent pervers et superbe. Il a vécu le plus beau de l’existence, la vie toute simple, évidente, la vie comme un jeu d’enfant. « Elle est justement cela, la vie, quand elle est belle et heureuse : un jeu. Naturellement, on peut faire d’elle tout autre chose, un devoir, une lutte, une prison, mais elle n’en devient pas plus belle » p.81.

C’est là où ce romantisme rejoint le zen. Hermann Hesse aimait tout de l’Orient, y compris sa philosophie. Il faut être dans l’instant, naturellement, concentré sur le présent avec aisance, absolu comme le sont les enfants – mais par un effort volontaire, une maîtrise qui n’est pas naturelle à l’adulte. Il faut s’ouvrir au monde, le laisser être pour nos yeux.

Les livres de Hesse sont un peu laborieux, la leçon est un peu lourde, à l’allemande, et la pédagogie un peu trop exemplaire – mais le message, reçu en mon adolescence, me plaît.

Hermann Hesse, Le voyage en Orient, 1948, Livre de poche 1993, 126 pages, €4.60

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Gustave Flaubert, Voyage en Orient

flaubert voyage en orient
L’Orient (moyen) était le rêve romantique, le voyage d’une vie. Maxime Du Camp était parti en Orient en 1844, l’année où il est devenu l’ami de Flaubert. Gustave s’est mis à en rêver, surtout après avoir voyagé en Italie en 1845. En 1847, il randonne à pied et en voiture trois mois en Anjou, Bretagne et Normandie avec Maxime Du Camp. L’amitié se consolide, le rêve se développe, un long voyage est désormais envisageable. Maxime veut repartir en Orient pour photographier, ce qui est neuf en ce temps ; Gustave, à 28 ans, veut en être. Non pour publier (il gardera ses carnets pour lui) mais pour « la sensation ». Voir et sentir valent mieux que tous les livres et l’on sent bien plus fort quand on est jeune. L’Orient lui inspirera les romans et contes qui révéleront son talent : Salammbô, la Tentation de saint Antoine version 2, Hérodias

Il lui faudra un an pour convaincre sa mère, six mois de préparation, nécessitera six cents kilos de bagages, un domestique appelé Sassetti, deux ordres de mission des ministères de l’Instruction publique et de l’Agriculture pour favoriser les autorisations locales de visites – et durera pour Flaubert 19 mois. Les compères visiteront Egypte, Liban-Palestine (Syrie), Rhodes, Asie mineure (Turquie), Grèce, Italie. Mais pas la Perse, pourtant prévue au départ, mais dangereuse d’accès ; Flaubert y renoncera sur les instances de maman… Il est vrai qu’il est sujet à des « crises nerveuses », en fait une épilepsie due à une ancienne syphilis. Ce qui ne l’empêchera pas de coïter avec enthousiasme les almées, courtisanes et autres putains d’Egypte et d’ailleurs. Il tombera même amoureux de Kuchiuk-Hanem, célèbre fille de joie dans la trentaine qu’il baisera plusieurs fois la même nuit (« coup » puis « recoup », écrit-il sobrement). De quoi choquer les lecteurs de la première édition (posthume) en 1910, aussi prudes et coincés que les islamistes rigoristes aujourd’hui. L’éditeur Conard – c’est son vrai nom – a expurgé soigneusement ces baisades et autres allusions au sexe.

L’Orient représente à l’époque cet espace de liberté sexuelle que l’Europe a réduit et Gustave comme Maxime en profitent, avides d’expériences avec, pour Flaubert, le goût des gens. Contrairement à ce que croient certains, Flaubert n’a eu qu’une ou deux expériences homosexuelles « pour voir » avec un jeune garçon de bain en Égypte ; il ne l’évoque pas dans ces carnets « sérieux » mais en passant dans sa Correspondance à ses amis masculins. Il relate en revanche pour la couleur locale les anecdotes piquantes qu’il a recueillies : « Il y a quelque temps un enfant sur la route de Choubra [5 km au nord du Caire] se faisait enculer par un singe » (p.624 Pléiade). Ou encore à Damas, raconté par le supérieur des Lazaristes : « M. Guyot a surpris, ces jours derniers, deux de ses élèves, âgés de douze ans environ, qui s’entreculaient à la porte du couvent ; l’un d’eux avait appris la chose d’un chrétien qui l’avait dépucelé moyennant la somme de vingt paras. Selon le supérieur, la pédérastie est ici excessive » p.793. Il semble que les psys aient aujourd’hui remplacés les curés en faisant du traumatisme l’équivalent scientifique du péché originel, mais l’interdit social à l’expérimentation sexuelle des adolescents reste sans changement. Gustave préfère les femmes, il aura même le coup de foudre pour une inconnue en Italie (p.1012). Ce ne sont que descriptions du visage, de l’allure, des seins à demi découverts pour l’allaitement de celles qu’il rencontre. Êtres vivants ou statues, Flaubert ne voit que les femmes – en Égypte, en Grèce, en Italie, les hommes, les vieillards et les éphèbes ne lui sautent pas aux yeux.

Il a beaucoup lu avant de partir mais cite peu ses références durant le voyage (contrairement à Maxime qui les confirme, les infirme ou les complète en érudit). Flaubert préfère le vivant, le matériau brut, la sensation. Ce pourquoi il décrit longuement visages ou paysages, statues ou monuments, comme si la photo n’avait pas été inventée. « J’ai vu une petite fille de douze ans environ, nue, charmante, avec son petit caleçon de cuir battant sur ses cuisses et ses petites mèches tressées tombant sur ses épaules – ses yeux d’émail souriaient – ses reins cambrés – elle avait un petit collier rouge et des bracelets à grains bleus. Elle portait un panier dans une pauvre maison et elle en est ressortie » p.671. C’est parfois fastidieux à lire, mais c’était surtout pour lui un aide-mémoire, pour affiner sa plume, un exercice de précision, de concision et d’exactitude. D’où le ton parfois détaché qu’il prend pour décrire les turpitudes, la misère des mômes, la bêtise brutale des muletiers envers un chien ou la crasse des femmes dans les montagnes d’Asie mineure. D’où l’aspect parfois « peinture », chaque mot étant un trait de pinceau pour composer un ensemble en couleurs.

1849 sphinx egypte maxime du camp

Il a aimé en Égypte les chameaux (« la première chose [que j’ai vue] sur la terre d’Égypte » p.613 ; ils apparaissent hiératiques comme des vaisseaux de haut bord chaloupant au-dessus du khamsin, ce vent qui soulève le sable au ras du sol, leur face a parfois des ressemblances risibles avec des personnages connus. Il a ressenti une intense émotion en découvrant le Sphinx : « il nous regarde d’une façon terrifiante » p.626. Il a vécu une jouissance indicible devant Thèbes, qu’il tente pourtant d’exprimer en mots dérisoires : « C’est alors que jouissant de ces choses, au moment où je regardais trois plis de vagues qui se courbaient derrière nous sous le vent, j’ai senti monter du fond de moi un sentiment de bonheur solennel qui allait à la rencontre de ce spectacle ; et j’ai remercié Dieu dans mon cœur de m’avoir fait apte à jouir de cette manière. Je me sentais fortuné par la pensée, quoiqu’il me semblât pourtant ne penser à rien – c’était une volupté intime de tout mon être » p.658. Il a aimé les couchers de soleil fulgurants sur le Nil, avec les nuances du rouge vif au bleu pâle du ciel ; le dégradé d’ombre des montagnes au Liban. Bon vivant, blagueur et bien accepté, il n’hésite pas à « régaler de Vénus nos trois bourriquiers moyennant la somme de soixante paras » (p.643) – autrement dit à leur payer des putes.

Il est aussi capable d’impatience, de spleen, de mélancolie de l’exil ou de la destinée, d’ennui qui le saisit et l’empêche de faire quoi que ce soit. Jérusalem, après un émerveillement devant ses murailles, le déçoit. Cette ville arabe est d’une crasse indicible : « Jérusalem me fait l’effet d’un charnier fortifié – là pourrissent silencieusement les vieilles religions – on marche sur des merdes et on ne voit que des ruines – c’est énorme de tristesse » p.754. De même au Saint-Sépulcre : « Ce qui frappe le plus (…) est la séparation de chaque église, les Grecs d’un côté, les Latins, les Coptes – c’est distinct, retranché avec soin – on hait le voisin avant toute chose – c’est la réunion des malédictions réciproques, et j’ai été rempli de tant de froideur et d’ironie que m’en suis allé sans songer à rien plus ». D’ailleurs « les clés sont aux Turcs, sans cela les chrétiens de toutes sectes se déchireraient » p.758. En revanche, Bethléem l’enchante, malgré l’excès baroque des bondieuseries : « Rien n’est suavité plus mystique et d’une splendeur plus douce que l’entrée de la crèche par le côté gauche : l’œil se perd dans l’illuminement des lampes qui brillent au milieu des ténèbres, on en voit devant soi une longue enfilade – à droite et à gauche et au fond » p.761.

1849 le caire egypte maxime du camp

Les Européens sont mal vus en Orient, surtout dans l’empire turc après l’indépendance de la Grèce. Un racisme latent éclate parfois en mimiques ou en coups de fusil, auquel se mêle une xénophobie religieuse envers les chrétiens mécréants. En Asie mineure au village de Bordall (ou Bodzal) : « Rencontré deux Grecs, le gamin est à cheval et le jeune homme à pied. L’enfant de douze ans qui est l’aide de notre moucre (muletier), resté en arrière avec Sassetti, lui propose de couper le cou aux Grecs, et comme il ne comprend pas il lui fait signe avec son couteau » p.845. La haine ethnique n’est pas un vain mot en Turquie musulmane. La corruption et la dépravation non plus, comme en témoigne un jeune derviche : « autour de lui il ne voit que putains : ‘Qu’est-ce que fait un Turc ? Il prend une femme, la baise trois jours ; puis il voit un jeune garçon, lui soulève son bonnet, le prend chez lui et quitte la femme, qui se fait enfiler par le jeune garçon !’ » p.860.

Mais la politique laisse les deux amis indifférents, ils ne s’intéressent en rien à la question d’Orient. Et Flaubert n’est pas raciste, il ne se sent pas supérieur parce qu’il est Blanc venu d’un pays développé, il juge seulement de la beauté des visages et de la vertu des âmes. « Le regard n’est ni sémitique ni nègre, il est doux et malicieux », dit-il par exemple des hommes du Sennahar en Haute-Egypte (p.678). Il décrit le rameur du Nil Mohammed : « J’ai avec moi un petit raïs de quatorze ans environ, Mohammed ; il est de couleur jaune, une boucle d’oreille d’argent à l’oreille gauche ; il ramait avec une vigueur plaine de grâce, il criait, chantait en passant les courants, menant tout le monde, – ses bras étaient d’un joli style, avec ses biceps naissants. Il a ôté sa manche gauche, de cette façon il était drapé sur tout le côté droit, avait le côté gauche et une partie du ventre à découvert. Taille mince – plis du ventre qui remuaient et descendaient quand il se baissait sur son aviron. Sa voix était vibrante en chantant ‘el naby, el naby’. C’est là un produit de l’eau, du soleil des tropiques, et de la vie libre ; – il était plein de politesses enfantines : il m’a donné des dattes et relevait le bout de ma couverture qui trempait dans l’eau » p.679. Les deux amis ont dîné à Constantinople avec le général Aupick, beau-père du poète Baudelaire, dont Flaubert a vanté les vers choquant le bourgeois sans le savoir.

1839 athenes parthenon

Il a repris au propre ses carnets d’Égypte, au retour ; l’Asie mineure n’a pas été oubliée mais il l’a moins aimée. Quant au Liban, à la Palestine et à la Grèce, il a été souvent déçu et a laissé ses notes en l’état. C’était l’hiver, le voyage s’étirait, il a vu Marathon sous la pluie, il a galopé trempé et transi, enfoncé dans la boue parfois jusqu’aux cuisses. Il passera le reste du voyage, d’Athènes à l’Italie à se contenter de décrire les statues des musées et des églises, sans plus. On sent moins l’enthousiasme, le retour au scolaire et à la vie bourgeoise, la préparation des œuvres envisagées. L’ironie ressurgit parfois, mais fugace, comme au passage du Jardanus en Grèce : « En face de nous, dans cette maison : servante bossue avec de gros seins : de quel côté la prendre si son mari aime les tétons durs ? » p.941.

Parti de Paris avec Maxime le 29 octobre 1849, Flaubert y revient fin juin 1851 sans Maxime, qui a prolongé ailleurs, mais avec maman qui l’a rejoint à Venise. Les deux amis ont passé 8 mois en Égypte, dont 4 et demi sur le Nil, 4 mois en Palestine 3 mois et demi en Grèce, 1 mois et demi en Turquie et 5 mois en Italie. L’Égypte et la Turquie sont une mine de renseignements, de descriptions et d’anecdotes intéressantes au voyageur d’aujourd’hui – comme à ceux qui préfèrent voyager par procuration, bien au chaud dans leur lit, l’imagination enfiévrée sous la lampe.

Gustave Flaubert, Voyage en Orient, 1851, Folio classique 2006, 752 pages, €12.90
Gustave Flaubert, Œuvres complètes tome 2 – 1845-1851, Gallimard Pléiade 2013, 1680 pages, €72.00
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Benoist-Méchin, Alexandre ou le rêve dépassé

jacques benoist mechin alexandre le grand

Quelle que soit la part d’embellissement, d’interprétation de la réalité historique, en bref quelle que soit la part du mythe que recèle toute tentative de biographie d’Alexandre le Grand, il reste que ce livre vous laisse plus vif qu’avant de l’avoir lu.

Benoist-Méchin a opéré une synthèse rapide, subjective mais brillante, de la vie du jeune Grec. Alexandre est présenté comme un météore, le premier Grec à faire le rêve de fusionner orient et occident, ce qui hante et a hanté plus ou moins tous les hommes de culture. C’est plus un essai qu’une biographie scientifique : l’ouvrage présente un « type » d’homme plus qu’un homme réel.

Alexandre est un adolescent. Il est resté tout au long de sa vie jeune, impulsif, qui va jusqu’au bout de ses aventures. Pour lui, rien n’existe hors ce qu’il fait. Il a cette frénésie de l’en-avant qui fait le prix de cet âge. Mais il est aussi inquiet, tendu, miné d’obscure angoisse. Est-ce cela qui le pousse toujours en avant ? L’ombre de son père qui l’oppresse ? L’ambition de sa mère qui l’aiguillonne ? Il y a de la démesure en ce jeune général.

Ses conquêtes ? Une chevauchée avide d’immensité, la gloire d’aller toujours plus loin. Sa tactique militaire ? Simpliste, elle consiste à masser ses forces au point le plus faible de l’ennemi, à l’enfoncer, et à recommencer ; pour le reste, rapidité de mouvement et discipline ; avec la science grecque des machines de siège. Rien d’extraordinaire sinon une bougeotte perpétuelle.

alexandre le grand carte des conquetes

Le fleuve grec se serait sans doute perdu dans les sables si les soldats, plus rationnels que le jeune homme à leur tête, n’avaient refusé un moment d’obéir. Ceci se passait devant le fleuve Hyphase qui se jette dans l’Indus, en août 326. J’y suis allé, le pays est désertique et les rochers, sévères, dessinent comme une mise en garde. Alexandre traverse seul le fleuve, nul ne le suit. Déçu, il revient et donne le signal du retour. Mais il fait ériger auparavant douze grands autels en forme de tours (aujourd’hui disparus), sexes dressés au dieux, défis aux pères. L’adolescent prouve ainsi qu’il devient adulte. Mâle par la guerre, femelle par les villes qu’il fonde et par les femmes qu’il féconde.

L’esprit grec est cette combinaison d’intelligence, d’audace et de technique. Elle est chantée dans les récits de l’Iliade, Ulysse et le cheval de Troie, le pieu rougi au feu et les moutons de Polyphème, dans le mythe de Dédale et de ses ailes artificielles, des sièges d’Halicarnasse, de Tyr et d’autres lieux. Mais Alexandre n’a pas l’équilibre grec en lui-même, il est trop fougueux, trop frénétique. Il sait entraîner, mais sait-il bâtir ? Qu’aurait été son périple s’il avait eu pour compagnons de vrais adultes grecs mesurés et savants plutôt que Néarque, Parménion, Hephaestion, Polyèdres, Diades et autres ? Ce général, cet amiral, ces ingénieurs et ce merveilleux ami-amant, ministre et grand vizir, confident, consolateur, tampon et exécutant critique de la fougue alexandrine ?

alexandre le grand

Certes, Alexandre n’est pas un dieu ; il est bien plus le symbole de la Grèce antique. Ce sont sa technique, son courage, sa culture qui ont vaincu, plutôt qu’un homme seul, fût-il le plus grand.

Il reste qu’Alexandre est une figure qu’un garçon aime invoquer. Il a tout ce qui fait l’idéal d’un Grec : la beauté, la jeunesse, l’audace, la puissance, l’amour – et ce destin tragique qui lui donne une existence intense comme celle d’Achille, si vite consumée. C’est en ce contraste tragique, probablement, que réside l’émotion que suscite le récit de sa vie. L’association de la jeunesse et de la mort a toujours fasciné et Benoist-Méchin rend bien cette antithèse.

Jacques Benoist-Méchin, Alexandre ou le rêve dépassé, 1976, Tempus Perrin 2009, 352 pages, €9.00 

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Le chat de Monsieur de Buffon

buffon oeuvres pleiade
Le Bourguignon Georges-Louis Leclerc, ci-devant comte de Buffon né en 1707 et mort en 1788 (heureux homme), se méfiait des chats.

Il partageait les préjugés de la catholicité de son temps pour cet animal venu d’orient, à la fois merveilleux et diabolique comme tout ce qui vient d’ailleurs (et surtout d’orient) : « Le chat est un domestique infidèle, qu’on ne garde que par nécessité, pour l’opposer à un autre ennemi domestique encore plus incommode, et qu’on ne peut chasser : car nous ne comptons pas les gens qui, ayant du goût pour toutes les bêtes, n’élèvent les chats que pour s’en amuser ; l’un est l’usage, l’autre l’abus ; et quoique ces animaux, surtout quand ils sont jeunes, aient de la gentillesse, ils ont en même temps une malice innée, un caractère faux, un naturel pervers, que l’âge augmente encore, et que l’éducation ne fait que masquer » (Histoire naturelle des animaux, 1749, Pléiade 2007, p.689).

De fait, Buffon écrivait admirablement mais n’a point élevé de chats. Plutôt qu’observer et décrire, il créa de toutes pièces une fantasmagorie comme on en fit au moyen-âge avec Renart et Ysengrin, prêtant à l’animal qualités et défauts d’une certaines espèce d’hommes.

chatte

Pour Buffon – et les Chrétiens du temps – seul le chien est fidèle, le chat est trop indépendant ; le chien est l’exemple que réclame Dieu, le chat n’est que la tentation du diable. « De voleurs déterminés, ils deviennent seulement, lorsqu’ils sont bien élevés, souples et flatteurs comme les fripons ; ils ont la même adresse, la même subtilité, le même goût pour faire le mal, le même penchant à la petite rapine. » Ne dirait-on pas les larrons du temps ? Ou la vie réelle des aigris de cour ?

Le chat apparaît pour ce qu’il est : un hédoniste, un égotiste, voire égoïste – tous péchés largement condamnés par notre sainte mère l’Église. Et pourtant, en 1751, au 15 janvier, les députés et syndics de la faculté de théologie de Paris firent parvenir à Buffon la liste des 14 extraits de L’Histoire Naturelle jugés non conformes à la religion !… Comme quoi nulle croyance a priori ne fait jamais bon ménage avec la science, adepte de la méthode expérimentale.

chatte femme

« Le chat est joli, léger, adroit, propre et voluptueux ; il aime ses aises, il cherche les meubles les plus mollets pour s’y reposer et s’ébattre : il est aussi très porté à l’amour et, ce qui est rare dans les animaux, la femelle paraît être plus ardente que le mâle. » Décidément, quel libertin ce félin !

Quel féministe ! Même si ce mot n’existait point alors, la remise en cause du principe Mâle dans la domination amoureuse ne pouvait avoir qu’odeur de soufre.

chat et garcon

L’éducation du chat, si tant est qu’elle puisse se faire, est plutôt « à la Rousseau » et nous, humains du 21ème siècle qui avons expérimenté la chose depuis 1968, savons ce que cela veut dire : « Leur naturel, ennemi de toute contrainte, les rend incapables d’une éducation suivie. (…) C’était plutôt par le goût général qu’ils ont pour la destruction que par obéissance qu’ils chassaient ; car ils se plaisent à épier, attaquer et détruire assez indifféremment tous les animaux faibles… » Quels sales gosses, quand même, ces libertaires !

Moi, j’avoue bien les aimer, ces gamins-là. Mais c’est travers de notre époque.

Georges-Louis de Buffon, Œuvres, Gallimard Pléiade 2007, 1760 pages, €66.00

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Novalis, Henri d’Ofterdingen

J’ai déjà évoqué Novalis, l’inventeur de la formule amoureuse : « fleur bleue ». On la trouve dans ce roman romantique ‘Henri von Ofterdingen’, resté d’ailleurs inachevé, l’auteur étant mort à 28 ans. L’histoire conte sous la forme du merveilleux la geste du ménestrel Henri, qui a réellement existé au XIIIème siècle à la cour de Frédéric II de Prusse. L’objectif : atteindre un idéal de vie par toutes les expériences personnelles, et l’élargissement du jugement au-delà de la seule raison à la poésie tout entière du monde. Car c’est notre imagination qui enfante le monde extérieur. Il suffirait de retrouver le « dieu caché » dans notre intime pour trouver l’instant de grâce d’être en contact avec le Tout.

Henri, jeune homme, fait un rêve dans la maison de son père, artisan à la campagne. Il erre dans l’extra-ordinaire et découvre une grotte où il se baigne ; suivant le fil de l’eau il aboutit à un jardin d’où la source jaillit puissamment vers le ciel ; et là, parmi les fleurs, « la » fleur bleue, dans le cœur de laquelle sourit un visage de jeune fille.

La vie parfaite serait-elle donc poésie pure ? Ne la vivrait-on pleinement que dans le rêve ? Là où s’atteint l’ultime réalité ? Ce monde idéal de l’au-delà des apparences, du sommeil, de la nuit serait-il l’aspiration de la jeunesse XVIIIème ? Une réaction à l’industrialisation qui débute à peine et à l’essor du savoir scientifique ? Mais le premier romantisme, « début de siècle », est optimiste. Il veut réhabiliter les forces obscures à l’intérieur de soi, l’intuition, l’imagination, l’inconscient. Pour équilibrer ce que la raison rationaliste à la française a de « trop » glacé. La Révolution ne vient-elle pas de bouleverser l’Europe, prolongée par un tyran militaire aux stratégies foudroyantes ?

Henri quitte la Thuringe, province de son père où il est né, pour aller voir sa famille maternelle à Augsbourg en Bavière. Il est vrai que le rêve est domaine féminin, tandis que le travail artisanal dans la vie réelle est domaine masculin. L’éphèbe hésite donc entre les modèles, sa jeunesse veut le retenir enfant avec sa mère dans le rêve, l’imagination, l’idéal, la fusion avec la nature et la Femme. D’ailleurs le monde mâle apparaît comme travail, croisade, extraction minière… Le voyage vers la famille maternelle est l’occasion de cette quête. Henri rencontre une jeune fille ramenée d’Orient comme prisonnière de croisade ; puis un vieux mineur qui explore les tréfonds de la terre pour y extraire les minéraux précieux ; enfin un vieux croisé, prince de Hohenzollern, qui fait découvrir au garçon l’histoire glorieuse dans des livres d’images.

Arrivé chez son grand-père, c’est fête. Le jeune homme est présenté aux amis, dont le sentimental et impressionnant poète Klingsohr, portrait de Goethe, dit-on. Celui-ci a évidemment une fille dont Henri tombe amoureux, une Mathilde dont il a entraperçu le visage entre les pétales de la fleur bleue. Rêve, poésie, amour se confondent en un destin de nature.

La suite, non écrite, aurait dû montrer Henri mûrissant par les voyages et les affaires du monde, son regard « poétique » lui donnant une vision plus vaste et plus aiguë des réalités. Mais l’auteur n’a pu faire grandir son héros ; il est resté jeune homme éternel, poète des hormones, âme lyrique enchantée du monde. Ce ne sont que transports, excès de sève, illusions perpétuelles. Toute parole devient chant, tout personnage un héros, tout paysage le sein de la nature mère. Ici, le romantisme est né, ce lyrisme intime qui fait voir les êtres en bleu et la vie en rose.

Bien que la prose coule comme la source, sa lecture aujourd’hui n’est pas aisée. L’auteur se veut total, embrassant tous les genres. Son livre ambitionne d’être « le » Livre de l’être, à la fois poésie, philosophie, récit de voyages et contes merveilleux. Il faut entrer dans ce style d’auteur, un peu déconcertant pour nos esprits formatés à la logique ou à l’action. Mais l’on y retrouve tant de tentations et de fantasmes de notre époque, l’exaltation de la nature, le rêve de l’amour fusionnel, la déification de Gaia la terre-mère, le spontanéisme comme morale… qu’il est bon et utile de lire Novalis.

Novalis, Henri d’Ofterdingen (Heinrich von Ofterdingen), 1802, Garnier-Flammarion 2011, €8.55

Romantiques allemands, tome 1, Gallimard Pléiade 1963, 1605 pages, €52.25

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John Burdett, Bangkok 8

Les auteurs contemporains anglosaxons sont plus cosmopolites que les auteurs français. Que l’on évoque Paul Theroux et l’Inde, Peter Robinson et l’Angleterre ou John Burdett et la Thaïlande. Avocat, Burdett s’est créé un fils métis en la personne de l’inspecteur Sonchaï de la police royale, attaché au district 8 de l’hyperville Bangkok, avec ses 16 millions d’habitants.

Sonchaï est flic et moine, non corrompu pour progresser dans ses réincarnations. Il est aussi un réel fils de pute, fruit des étreintes d’un GI américain en pause du Vietnam et d’une fille de bar. Ces contrastes détonants confrontent la culture occidentale (que nous croyons à tort « universelle ») à l’orient compliqué et profond.

‘Bangkok 8’ est un roman policier à vocation exotique. Le premier chapitre voit la mort par serpents d’un gigantesque sergent noir américain des Marines. Une mystérieuse femme a quitté la voiture peu avant, sur la moto d’un Khmer rouge shooté, mitraillette Uzi en bandoulière. La scène a eu pour seuls témoins des trafiquants d’alcool frelaté et un vieil ivrogne. Tout cela est bien énigmatique, d’autant que son colonel avait demandé à Sonchaï de filer le Noir depuis l’aéroport, sans lui dire pourquoi.

Le pire est que – les voies du karma sont impénétrables – le meilleur ami de Sonchaï, le flic moine Pichaï avec qui il a fait les quatre cents coups depuis l’enfance, a été piqué à l’œil par un cobra en faisant les premières constatations sur le cadavre de la victime. Il en est mort très vite, noyant l’inspecteur dans le chagrin. Celui-ci a juré de le venger. Bien que bouddhiste et pour cela respectueux de toute chose vivante, il a décidé de tuer tous le monde, tous les responsables de cette mort. Sauf que nous sommes en Asie et que l’apparence n’est jamais le réel. Rien n’est clair ni logique dans ce qui survient, tout s’imbrique et se relativise.

Nous pénétrons avec Sonchaï dans l’absence de logique thaï. Pour sa collègue du FBI venue enquêter sur le Marine et sur un trafiquant de jade associé, c’est un choc de culture. Ce qui nous donne de savoureuses remarques sur le simplisme occidental plaqué sur les comportements asiatiques.

Le sexe ? Il n’a pas cette connotation morale du puritanisme chrétien : le corps est joyeux et ne demande qu’à jouir, les enfants qu’à naître, ils sont élevés par l’ensemble de la famille et de la société, pas par d’étroits couples de parents qui se déchirent.

L’argent ? Qu’y a-t-il de mal à investir pour l’accumuler ? En Asie, l’argent n’est pas synonyme de pouvoir mais de vie bonne, faire des affaires demande un peu d’imagination et beaucoup d’organisation. Que vient faire la morale du Dieu unique là-dedans ? Ouvrir un café internet plutôt qu’un bordel ? « Imagine, dit sa mère à Sonchaï, d’un côté tu as un local plein de farangs (Occidentaux) qui peuvent te louer les filles à mille baths de l’heure ; de l’autre, ils tapent sur des claviers à quarante baths pour la même durée. Ça ne se compare pas » p.153.

La morale ? Il faut être pragmatique quand cela ne nuit pas aux gens, notamment aux enfants. Les filles aiment le sexe, l’argent et la chasse aux mâles ; les Occidentaux coincés ne savent pas jouir simplement et sont rejetés par leurs compagnes comme par la société dès 50 ans. Mettre les deux en relations pour un temps, en assurant aux filles hygiène et pécule pour s’installer, n’est-ce pas faire le bien qui permettra de progresser dans l’Octuple Sentier ?

Cet Occident si imbu de lui-même, ne voit-il pas qu’il a l’esprit étroit, une spiritualité quasi nulle et qu’il est mené surtout par ses bas instincts ? « J’ai eu beau étudier l’esprit occidental pendant des décennies, j’ai du mal à le comprendre, vu de près. L’idée que l’on doive satisfaire tous ses caprices, toutes ses envies (de crème glacée, de bite, ou autre), est choquante pour le fils de pute que je suis. Comme la plupart des primitifs, je crois que la moralité provient d’un état d’innocence primordiale à laquelle nous devons rester fidèles si nous ne voulons pas nous perdre complètement » p.158 L’humour n’est jamais absent chez John Burdett.

La culture non plus, qu’il distille à petites doses durant l’action. « Comme Jones [Miss FBI] n’est pas bouddhiste, je ne lui explique pas en quoi consiste le cycle sans fin des vies successives, chacune étant une réaction contre un déséquilibre dans la précédente, cette réaction engendrant un autre déséquilibre, et ainsi de suite. Nous sommes les flippers de l’éternité » p.202.

« Je suis un peu triste qu’elle pense que l’existence humaine a quoi que ce soit de logique. Je suppose que c’est l’illusion des Occidentaux, une souillure culturelle provenant de toutes ces machines qu’ils ne cessent d’inventer » p.207.

« La culture occidentale est en fait une culture de l’urgence : tornades au Texas, tremblements de terre en Californie, vague de froid à Chicago, sécheresses, inondations, épidémies, famines, drogues, guerres contre tout. Attention à ce météore ! Combien de temps le soleil va-t-il encore briller ? Il va de soi que si les Occidentaux n’étaient pas persuadés de pouvoir tout maîtriser, cette culture de l’urgence n’existerait pas » p.211.

En parallèle, l’action policière se déploie, entre influences et corruption, coups de main et tentations de baiser, rôle des gangs et des mafias chinoises, immoralisme américain et relations politiques, internet et circuits logistiques. Bangkok est une ville où tout arrive, John Burdett nous aide à mieux la pénétrer. Mais ne croyez pas que le stupre soit ici plus répandu qu’ailleurs ! « L’industrie du sexe en Thaïlande est moins importante, par habitant, qu’à Taiwan, aux Philippines ou aux Etats-Unis. Si elle est plus célèbre, c’est sans doute parce que les Thaïs sont moins saintes-nitouches que beaucoup d’autres peuples » p.421.

Car « chacun a sa conception du politiquement correct. Est-ce le signe d’une nouvelle élévation de caractère de l’humanité ou le produit d’une société de censeurs, de bigots autosatisfaits, à l’esprit étroit, qui tentent d’anticiper les tendances ? » p.260. Une excellente remarque pour voir nos propres comportements occidentaux avec d’autres yeux que les nôtres. Et donc pour progresser dans la voie de la vertu…

John Burdett, Bangkok 8, 2003, 10-18 2009, 421 pages, €8.36 

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François Cheng, Le dit de Tianyi

François Cheng, Chinois émigré en France, écrit ici sa Recherche du temps perdu. Intitulé « roman », ce livre prend prétexte d’un ami retrouvé dans une maison de retraite en Chine, pour dérouler la vie d’un peintre dans les bouleversements du pays au XXe siècle. Mais si ce roman évoque la Chine, il la replace dans son histoire, celle d’un empire du milieu jamais indifférent à ce qui se passe ailleurs. La période Mao a été la farce dramatique d’un histrion auquel le pouvoir a monté à la tête. Peut-être fallait-il cela pour que la Chine divisée, envahie, anarchique, se ressaisisse ? C’est toute l’histoire du lien entre l’exilé et sa patrie, entre la Chine et le monde, entre Orient et Occident, que retrace ici François Cheng d’une plume inspirée et légère.

Les jeunes branchés qui commentent le livre sur Amazon se lassent volontiers des descriptions qui dépasse une demi-phrase ; ils se moquent comme de leur première manette des émotions picturales sur la lumière et la couleur ; dans les rares livres qu’ils lisent encore, casque sur l’oreille et surveillant d’un œil leur iPhone, ils se précipitent sur l’action. Tout roman qui ne les ramène pas au jeu vidéo avec ses péripéties formatées pub et sa morale binaire entre bons et méchants leur prend la tête. Qu’ils laissent donc ce livre ! Il est réservé aux lettrés, à ceux qui goûtent le temps qui passe, la beauté du monde, l’amour des êtres et le goût des choses. Il faut prendre le temps de vivre pour bien vivre ; il faut prendre le temps des pages pour pénétrer le livre d’un auteur littéraire.

Trois parties scandent le roman d’une vie : 1/ l’épopée du départ, qui sonne comme une aube qui se lève ; 2/ le récit d’un détour qui décale l’existence par expérience d’un pays autre ; enfin 3/ le mythe du retour, qui confronte l’exilé à la triste réalité Mao d’une société recadrée, embrigadée, ou près d’un tiers de la population se retrouve non conforme, jusqu’aux camps. Ces trois moments du siècle sont aussi savoureux, à leur manière.

La première est celle de l’enfance, les pieds nus dans l’argile rouge, entouré d’une famille traditionnelle aux personnages contrastés. C’est l’éternel peuple chinois, « ce pacte de confiance ou de connivence qu’il a passé avec l’univers vivant, puisqu’il croit aux vertus des souffles rythmiques qui circulent et qui relient le Tout » p.30. L’adolescence verra les premiers émois et gardera le souvenir de l’Amante et de l’Ami. Yumei est camarade de jeux qui devient femme amie très proche, mais jamais épouse, comme un interdit du destin. Haolang est condisciple d’études, féru de poésie et de générosité révolutionnaire, ami qui trahit l’ami par attirance pour Yumei, mais se repend, échouant à créer un couple, à s’intégrer dans une révolution.

La seconde est la bourse d’études qui permet deux ans à Tianyi d’aller étudier la peinture à Paris, lui permettant de visiter Amsterdam et Rome, tout cet art du portrait individuel que la Chine n’a jamais su produire. Il était déjà lecteur de Romain Rolland et d’André Gide avec son ami Haolang, avant que la Chine maoïste se ferme pour éviter la contamination des idées démocratiques incompatibles avec le pouvoir omniscient du Parti et du Dirigeant. « Plus la parole est porteuse de vérité humaine, plus rapidement elle est comprise à l’autre bout du monde » (p.88). L’auteur noue relations charnelles et amicales avec Véronique, mais l’abandonnera sur des nouvelles inquiétantes de ses amis chinois Yumei et Haolang. Jamais il ne pourra fonder quoi que ce soit, éternel nomade tiraillé entre ses affections et l’histoire. D’ailleurs les bourgeois intellos français n’ont jamais rien à apprendre. « Plusieurs convives savaient mieux que moi ce qu’est un Chinois ou ce que doit être un Chinois (…) D’autres fins esprits, se targuant d’être connaisseurs, décrétèrent devant moi ce qu’est la pensée chinoise, la poésie chinoise, l’art chinois » p.214.

La troisième analyse justement ce mythe de revenir aux racines. Tianyi n’a fondé ni couple, ni œuvre, ni rien de durable. Sauf peut-être cette amitié pour Haolang qu’il cultivera jusqu’au bout, jusqu’au camp de travail inhumain dans le grand nord chinois, jusqu’à la mort de l’ami lapidé par des adolescents rouges fanatisés par le Grand Timonier avide de conserver son pouvoir en suscitant les divisions. Tianyi laissera tomber : l’élan révolutionnaire, l’élan créateur, l’élan à transmettre. La société a trahi les hommes en les manipulant au gré du tyran – tant pis pour elle.

Ce renoncement final, qui conserve de l’existence les seuls moments de sensualité pour la nature, de joie pour les êtres chers et de passion de connaître ici et ailleurs, est dans la veine du bouddhisme. L’éternité est la vie bien vécue, pas ces vagues politiques ou ces écoles artistiques qui ne sont qu’éphémères… Telle est peut-être la grave leçon du livre, rationalisation occidentale du naturel chinois. Il faut vivre à propos, disait Montaigne, et Rabelais renchérissait sur la dive bouteille qui fait voir le monde gai. Cette page unique où Tianyi observe un acteur à l’auberge donne une clé : « A le voir se concentrer pour mastiquer de toutes ses dents les choses qu’il avait piquées dans l’assiette, longuement et sans hâte, cligner des yeux pour mieux savourer chaque fragment, comme s’il avait l’éternité devant lui, on ne pouvait plus le quitter du regard » p.145.

Le roman a été prix Fémina 1998.

François Cheng, Le dit de Tianyi, 1998, Livre de poche 2005, 443 pages, €6.17 

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Christianisme et paganisme

L’émérite professeur de Yale University Ramsay McMullen analyse avec forces notes et références (210 pages, presque la moitié du livre !) ce passage obscur entre paganisme au IVe siècle de notre ère et christianisme, définitivement majoritaire au VIIIe siècle. Occident et orient connaissent des évolutions contrastées en raison de la séparation de l’empire entre Rome et Byzance. Pour faire bref, disons que l’orient plus urbanisé et plus cultivé assimilera le christianisme plus vite et plus fort que l’occident resté largement barbare, surtout aux marges. La thèse de l’auteur est que les païens étaient trop loin de l’abstraction chrétienne pour adopter le monothéisme d’un coup ; c’est au contraire le paganisme des dieux proches et guérisseurs qui a progressivement phagocyté le christianisme pour en faire cette légende merveilleuse du moyen-âge.

 En 5 chapitres mais 3 parties, l’auteur examine la persécution des païens, la superstition endémique du temps, enfin l’assimilation du paganisme par le christianisme qui s’en trouve transformé.

Le dogme en histoire voulait qu’après Constantin (312), tous chrétiens. Cette légende dorée répandue par les moines est loin d’avoir été la réalité. Il a fallu en effet quatre siècles, des persécutions physiques, l’élimination par crucifixion et décapitation de toute une élite intellectuelle, son remplacement à la Staline par une nouvelle élite moins éduquée venue du peuple, la destruction par le feu et le martelage de grands centres de savoir antique (destruction du Sérapis en 390, iconoclasme après 408, martelage du temple d’Isis à Philae en 530), la manipulation de foules ignares et brutales pour écharper les bons orateurs philosophes (telle Hypatie d’Alexandrie lynchée en 415, dissolution de l’école d’Athènes en 529), l’interdiction par la loi, la confiscation fiscale et la terreur militaire… pour que la foi chrétienne s’impose contre les fois anciennes. Les Chrétiens d’alors n’avaient rien à envier en cruauté, brutalité et ignorance fanatique aux talibans d’aujourd’hui.

Car le paganisme était ancré dans les siècles, il était rationnel, décentralisé et tolérant. Remplacer cette foi personnelle, locale et guérisseuse par un dogme unique, irrationnel et lointain n’allait pas de soi. La tolérance est un bel exemple d’incantation inefficace quand elle n’est pas appuyée par la force. Prenons-en de la graine aujourd’hui ! « Avant le IIe siècle et après, des appels à la tolérance se font entendre des deux côtés. (…) Naturellement ils sont lancés aux forts par les faibles avec la plus grande honnêteté ; on les entend donc d’abord dans la bouche des porte-paroles chrétiens, puis chez les chrétiens comme les non-chrétiens (…), enfin chez les non-chrétiens avec le maximum de publicité. On connaît bien l’appel que Symmaque lança vainement à saint Ambroise. Alors, en 384, il était trop tard pour parler de tolérance » p.27. Quand un Tarik Ramadan en appelle à la tolérance entre islam et laïcité, c’est simplement qu’il est faible ; une fois la moitié de la population ralliée à sa cause (certaines projections démographiques parlent de 2050…), sa fameuse tolérance disparaîtra tout aussi vite que celle des chrétiens au IVe siècle. L’église unissait en effet près de la moitié de la population vers l’an 400.

La nouvelle religion n’avait pas réponse à tout, contrairement à l’ancienne. A la base, les gens étaient préoccupés, tout comme aujourd’hui, de santé et de prévoir l’avenir, d’où la force des dieux guérisseurs, des sources contre les maladies, des oracles et des rêves faits dans l’enceinte des temples. Tout ramener à Satan ne résout rien, il faudra le culte des martyrs puis des saints réalisant des « miracles » (Antoine Théodore, Basile, Gervais, Etienne, Félix, Martin, Foy…), les exorcismes et même une intervention d’archange contre le dragon (saint Michel) pour que les pratiques chrétiennes se rapprochent des pratiques païennes et soient donc acceptées… L’église tolèrera aussi les danses parfois, la musique souvent (dont les chœurs des vierges ou de jeunes garçons) et les banquets funéraires – tous usages très païens des temples antiques – pour que le peuple reconnaisse son autorité sur la communauté. Pour les païens, « la conduite juste, c’était la joie. La joie était culte » p.170. Le christianisme a dû ainsi se paganiser par la joie pour être accepté.

Au sommet, les élites sceptiques, cultivées et aptes à la critique rationnelle devaient être remplacées. Staline n’a pas procédé autrement au Parti communiste dans les années 1930 : il a fait monter des illettrés fidèles pour les mettre aux postes de commande, marginalisant brutalement l’ancienne élite. Dioclétien a donné l’exemple : « on assista sous Dioclétien à une augmentation très rapide des effectifs du gouvernement. Elle se poursuivit pendant une centaine d’années. (…) Le nombre des fonctionnaires, environ 300 sous le règle de Caracalla (211-217) était passé à 30 000 ou 35 000 à un certain moment du Bas-empire » p.132. Conséquence inévitable : « Le spectre des croyances fut amputé de son extrémité sceptique et empirique. Il ne restait plus que le milieu et l’extrémité la plus crédule » p.133.

On assiste donc à une formidable régression de la pensée humaine qui durera… mille ans, jusqu’à la Renaissance ! Non, le progrès de l’humanité n’est pas linéaire : la pensée rationnelle du monde a laissé place à la croyance aveugle durant plus de 33 générations… Tertullien : « Nous, nous n’avons pas besoin de curiosité après Jésus-Christ, ni de recherche après l’Évangile » (cité p.138). Saint Augustin : « Pour lui, toute enquête que nous dirions scientifique s’expose au ridicule. Les Grecs, sots qu’ils étaient, perdaient leur temps et leur énergie à identifier les éléments de la nature, etc. (…) Inutile de savoir comment la nature fonctionne, car cette prétendue connaissance n’a rien à voir avec la béatitude » (p.139). Une certaine mentalité écologiste ne fonctionne aujourd’hui pas autrement.

Anglo-saxon, Ramsay McMullen n’a rien de cette clarté à la française où les chapitres sont divisés en paragraphes dont chacun ne contient qu’une seule idée à la fois illustrée d’exemples. Lui est plutôt touffu, très proche des sources qu’il cite avec abondance et redondance. Ce pour quoi il s’est senti obligé de rédiger une conclusion longue, qui fait le chapitre 5 et dernier, pour récapituler les idées qu’il avance et étaie. Mais que cela n’empêche pas de lire cet ouvrage court, écrit d’une plume fluide jamais ennuyeuse, et qui apprend beaucoup sur cette époque laissée volontairement dans l’ombre par l’hagiographie chrétienne qui a fait la loi en histoire durant deux millénaires. Ce n’est guère que dans les années 1980 en effet, selon l’auteur, que l’étude plus précise des sources a permis d’y voir plus clair. Nous sommes donc dans l’histoire en train de se faire, dans la révision du mythe au profit de la science – ce n’est pas rien !

D’autant que nous avons des leçons politiques très actuelles à en tirer.

Ramsay McMullen, Christianisme et paganisme du IVe au VIIIe siècle, 1996, collection de poche Tempus Perrin 2011, 453 pages, €10.45

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Bernard Simiot, Ces messieurs de Saint-Malo

Dédié à son fils Philippe, l’auteur entreprend la saga d’une famille de Malouins partie de rien pour s’anoblir par le commerce au loin. L’histoire s’étend sur cinq tomes, l’avant-dernier étant rédigé avec son fils, le dernier par lui tout seul après la mort du père.

Nous sommes à l’orée du capitalisme français, parti un siècle après l’anglais et le hollandais et deux siècles après le génois et le vénitien. Il faut dire que tout gravite autour de la cour et que Louis XIV, fonctionnaire absolu, méprise le commerce. Tout est politique au Grand siècle et il faut la guerre contre les pays protestants pour que le monarque consente à laisser faire ses sujets à la marge. C’est ainsi que s’ouvre la saga malouine, le 15 septembre 1664, par la création de la Compagnie des Indes. Il s’agit d’aller prospecter l’orient pour en ramener les épices, les porcelaines et les toiles peintes, monopole jusqu’ici des compagnies hollandaises et anglaises. Bien sûr, tout ce qui est d’État en France est géré selon prestige et clientélisme, sans aucun souci de rentabilité commerciale. La Compagnie est donc un gouffre à gogos, percluse de dettes, ses actions ne valent bientôt plus rien. Le roman, publié en 1983, ne pouvait pas manquer la référence à l’actualité mitterrandienne première manière, le faste vaniteux du G7 à Versailles en juin 1982, la dépense sans compter, les trois dévaluations du franc en 18 mois, l’incompétence des fonctionnaires d’affaires…

Mais ce qui importe est le premier pas politique : puisque le roi s’y intéresse, le commerce devient la mode. La vanité des courtisans pousse la noblesse à prendre des parts sans déroger à l’honneur. L’enrichissement des marchands pousse aussi le roi à reconnaître cette fortune qui lui permet la guerre et d’agir comme un grand de ce monde dans la géopolitique du temps. Voici donc les commerçants enrichis faits écuyers ou conviés à acheter des charges de nobles transmissibles aux héritiers. Une marchande de poissons sortis de l’eau (« maquereaux frais qui viennent d’arriver ! ») deviendra ainsi comtesse de Morzic, la comtesse en sabot, alias Clacla comme fait le son des petits pieds claquant sur le pavé.

L’histoire familiale commence avec Mathieu Carbec, ex-regrattier enrichi sous à sous dans le commerce de détail puis l’avitaillement des navires. Mais on ne fait pas fortune sans prendre de risques, l’épargne d’une vie ne suffit jamais à se pousser dans la société. Il y faut les opportunités, savoir les saisir au bon moment et les relations qui permettent la reconnaissance. Le capitalisme est l’aventure, pas le fonctionnariat comptable. Mathieu Carbec vient de perdre sa femme et ses deux aînés de la mort noire. Il ne lui reste qu’un fils, en nourrice à la campagne, Jean-Marie. C’est pour lui qu’il va tenter la fortune, base d’une dynastie. Jean-Marie franchit les étapes obligatoires de la roture à la noblesse, tant par sa hardiesse à saisir ce qui se présente que par ses soutiens familiaux et amicaux. L’auteur note combien les femmes sont avisées et de bon conseil dans la stratégie qui mène à la fortune.

Le gamin qui courait les flaques pieds nus pour ramasser les coquillages est dégrossi par les prêtres avant d’être envoyé comme mousse sur les bancs de Terre-Neuve. Il y apprend la mer, le bateau et les relations humaines, jusqu’à « ces violences dont on ne parle pas », dit pudiquement l’auteur. Il ajoutera bien plus loin : « à Terre-Neuve les marins manquent de femmes ». A son retour, il a 14 ans. L’adolescent est dépucelé par Clacla, sa cousine de dix ans plus âgée, qui l’a trouvée avec son copain Romain devant un bordel (elle dépucelle les deux tant qu’elle y est, pour leur éviter la vérole – avant d’épouser le père de l’un pour devenir bourgeoise, puis le père de l’autre pour accéder à la noblesse…). Les deux garçons sont envoyés deux ans au collège de marine avant de reprendre la mer. Romain, fils du chevalier Couesnon, deviendra officier rouge (sur les frégates du roi), tandis que Jean-Marie sera officier bleu (sur les navires marchands). L’un aura la morgue d’État mais l’autre la richesse capitaliste ; l’un finira dans l’honneur mais sans dynastie, l’autre assurera sa famille.

Le père de Jean-Marie prend des parts dans l’armement pour la morue, puis dans la guerre de course contre les navires marchands anglais et hollandais. Les piastres s’entassent dans sa cave. Il ne manque pas d’éviter de mettre toutes ses morues dans le même baril et participe toujours à l’avitaillement des navires en partance, qui est de bénéfice immédiat. Car le commerce comporte des risques : tempêtes, épidémies, arraisonnement par l’ennemi, révoltes aux îles… L’auteur montre bien la guerre psychologique en chaque être, comment combattent la prudence bourgeoise issue de la petite épargne péniblement acquise par un effort constant, et la décision capitaliste qui n’hésite pas à risquer pour emporter la fortune. Une découverte pour ces Français de la mer, restés très paysans au fond, attaché à la terre qui nourrit et anoblit.

Très bien écrit, d’une plume fluide qui se lit merveilleusement, ce premier roman de la saga a le dynamisme d’une épopée. Le lecteur s’attache au vigoureux Jean-Marie, au fantasque oncle Frédéric flanqué de son mainate Cacadou, à la vieille nourrice Rose dont on plaisante les tétasses mais qui sait vous mouler une crêpe à l’œuf comme personne, à Marie-Léone la petite filleule devenue femme, à Clacla cette maîtresse fille qui sait faire son chemin avec bon sens et générosité, au capitaine Le Coz sans qui la fortune n’aurait jamais osé, au chevalier de Couesnon bien revenu de la glèbe où l’hypocrisie de cour entretient les nobliaux… Voici un bon livre, à lire bien remparé dans sa demeure alors que les vents du dehors se déchaînent. Pour méditer sur le vrai capitalisme : celui qui ose.

Bernard Simiot, Ces messieurs de Saint-Malo, 1983, Albin Michel 2011, 570 pages, €21.75

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Flaubert en sa correspondance

Les lettres de Flaubert sont moins empesées que ses œuvres littéraires. Il avait beaucoup de mal à « bien » écrire, écrasé par l’idée qu’il se faisait du Style. Il lui fallait gueuler ses textes pour qu’ils prennent quelque consistance à ses yeux et ses manuscrits ne sont qu’un ramassis de remords en pattes de mouche… Ses lettres le montrent en son intime, avec ses amis et sa famille, au débotté. Il argote, il familière, il dit comme il sent. Sa plume file comme sa conversation, ce qui est tout à fait vivant !

Né en décembre 1821, la première lettre de lui conservée date de ses 9 ans ; elle est à sa grand-mère pour les vœux. Le tome 1 de la Pléiade va jusqu’à ses 30 ans, en passant par ses amis de collège, ses études de droit interrompues par une épilepsie (à laquelle une syphilis ne serait pas étrangère), son amour pour la putain de haut vol Louise Colet dont l’époque ne compte plus les amants – enfin le plus intéressant, son fameux voyage en Orient avec Maxime du Camp. L’écrivain voyageur et l’auteur se sont rencontrés lorsque Gustave était étudiant. Maxime a 27 ans et Gustave 28 quand ils quittent Paris le 29 octobre 1849 pour embarquer en paquebot vers l’Égypte. Ils y séjournent 8 mois avant de poursuivre vers la Palestine, la Syrie, la Turquie, la Grèce et l’Italie. Ils ne reviennent en France qu’en 1851.

Flaubert collégien vomit l’école, son encasernement, ses frustrations physiques et sexuelles, sa politique du « concours » pour toutes matières et le mépris des pions pour les élèves. Misanthrope et ironique à 12 ans, il se gave d’auteurs grecs et latins, d’histoire antique. Amoureux à 13 ans de deux anglaises de 14 et 11 ans, il sera transi par la belle adulte Élisa, rencontrée aux bains de mer de Trouville. Gustave gardera des relations avec elles toutes car il aime les gens, frustré sans doute de s’être vu préférer son frère aîné Achille par son père et sa petite sœur Caroline par sa mère. C’est souvent le destin des seconds… Il se réfugie alors dans l’amitié des copains, Émile, Alfred, Louis, plus tard Maxime. Il invente et joue avec eux le rôle du Garçon, personnage de comédie : grotesque, rabelaisien, fouteur allègre, caricature de bêtise égoïste et pétante de santé. A 17 ans, il aime Hugo (d’avant Les Misérables, qu’il trouvera moraliste et naïf), Racine, Calderon, Montaigne, Rabelais, Byron. Il aime rire devant l’absurdité de toutes les croyances, la vanité étant pour lui la pire de toutes.

Gustave Flaubert se veut hors du siècle dont il méprise les « épiciers » – les bourgeois. Il n’hésite pas à provoquer « le système », se faisant virer du lycée pour avoir protesté, à la tête de ses camarades, contre le renvoi du professeur de philo. Il passera le bac en candidat libre – avec réussite ! A 18 ans, « Gustave était aussi beau qu’un jeune grec », affirme la biographie Troyat. Au retour d’un voyage en Corse, il est déniaisé par une tenancière d’hôtel à Marseille, Eulalie Foucaud, qu’il ne reverra jamais. Il aime ça, se repaît de la chair (« buffle indompté des déserts d’Amérique » versifiera la Colet), mais garde une tendresse romantique pour les amours platoniques. Il restera toujours partagé entre le cœur et le ventre, l’euphorie des passions et la « viande ». Pour lui, l’artiste est celui qui sait partager sa vie entre son œuvre et les nécessités, sans que ces dernières n’empiètent sur ce qui doit rester premier : le travail de créer. Ne pas « mêler à l’art un tas d’autres choses, le patriotisme, l’amour, la gloire » (lettre 7 nov. 1847).

Le droit l’ennuie, occupé de propriété, d’héritage et d’argent. Paris, ses spectacles et ses cocottes, lui plaît bien mais il n’a pas les moyens. Première année de droit réussie, la seconde échoue sur une crise nerveuse à 22 ans (affectant le « lobe temporo-occipital gauche ») qui l’oblige à abandonner les études. Son père mort, sa sœur décédée, son beau-frère fou – il se trouve enchaîné par sa famille et s’enterre à Croisset, dans le fonds d’une province près de Rouen. Sa mère, sa nièce et les vagues visites de son frère médecin lui servent de boulet. Sa passion tumultueuse pour Louise Colet, parisienne, lui est l’occasion d’approfondir les variétés du sexe, du cœur et de la politique. Il rencontre la mauvaise foi, les accusations gratuites, l’injure suivie de repentir, la cocotte amoureuse. Possessive, susceptible, envahissante, jalouse, Louise Colet veut l’orage romantique de la passion tandis que Gustave a besoin de calme intérieur. Ils s’écriront 5 ans, se verront souvent, se baisant fougueusement. Puis la rupture sera d’évidence. Mais il lui écrit et l’appelle sa Muse.

Le voyage en Orient sur 21 mois est une bouffée d’air frais. Certainement le plus vivant du recueil de lettres. Il est libre, enfin libre ! Délivré des bonnes femmes et des attaches du Devoir. Il va où il veut avec l’ami du Camp, il aime ce qu’il veut quand il veut. Il bâfre, galope, gamahuche ; il visite les sites antiques ; il est ébloui de « couleurs d’enfer ». L’Égypte lui paraît du dernier « grotesque » avec ses chameaux gracieux, ses indigènes crus, ses almées tétonnières. « Tout le vieux comique de l’esclave rossé, du vendeur de femmes bourru, du marchand filou, est ici très jeune, très vrai, charmant » (1er décembre 1849). Il goûtera des filles au bordel comme des garçons au hammam, jouera « le Cheik » sur le mode du Garçon dans ces rôles entre amis qu’il affectionne. Le ciel « casse-pète » de bleu, tandis que « rien n’est beau comme l’adolescent de Damas » (4 septembre 1850) et qu’il s’extasie sur un bas-relief de l’Acropole : « Il ne reste plus que les deux seins depuis la naissance du cou jusqu’au-dessus du nombril. L’un des seins est voilé, l’autre découvert. Quels tétons ! nom de Dieu ! quel téton ! Il est rond-pomme, plein, abondant… » (10 février 1851). Suivent deux pages de pur bonheur sur la typologie des tétons féminins.

Bien sûr, il n’écrit pas ce genre de chose à sa mère (60 lettres !) et le contraste des missives à ses copains est une drôlerie du recueil. Nous découvrons Flaubert intime, loin du « style » laborieusement accouché où architecture du récit, musique des phrases et précision des mots lui arrachent habituellement des mois de travail ! Un vrai bonheur de lecture.

Gustave Flaubert, Correspondance tome 1, 1830-1851, édition Jean Bruneau, La Pléiade Gallimard 1973, 1232 pages, €53.79

Henri Troyat, Gustave Flaubert, biographie 1992, Flammarion 410 pages, €18.05

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