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La musique fête l’époque

Retour annuel de la fête de la musique, déferlement du spontané, acmé de « l’expression ». Qui que vous soyez, jeune ou vieux, talentueux ou nul, « exprimez-vous ». Peu importe qui vous écoutera, l’important est l’exhibition. Vous purgerez ainsi vos passions dans le grand défouloir populaire. Car – signe d’époque – la fête de musique est réellement une fête ; elle est très populaire, chacun y trouvera ce qu’il veut.

Je vois pour ma part en chaque solstice d’été le maximum de la vie. L’expression des talents se doit d’être alors à son meilleur. C’est ainsi que l’on juge de la santé d’une société. Or, le carnaval de ce soir présentera une anarchie d’exécutants : chacun dans son coin avec son style se montrant aussi nu dans ses sons que sur sa chair (vu la température). Est-ce de « la musique » cette gigantesque « starac » des rues ? N’est-ce pas plutôt un grand battage du « moi-je », une séduction narcissique du badaud qui passe, un cri primal amplifié par haut-parleurs ?

« Les sons émeuvent car ce sont des cris purifiés », disait Alain (Système des beaux-arts, IV.1). Lui-même « irait jusqu’à dire que la musique nous fait reconnaître ce que nous n’avons jamais connu » (IV.10) De même, Nietzsche se sentait « meilleur, apaisé, ‘indien’ » par la musique. « On devient soi-même un chef d’œuvre » car la musique donne à soi-même « une bonne météorologie ». « L’univers, nous l’apercevons comme du haut d’une montagne » car « a-t-on remarqué comme la musique rend l’esprit libre ? » (Le Cas Wagner).

chut putti nus

Certes, mais pas n’importe quelle musique. Alain précisait : « il est vrai que le signe humain, j’entends de l’équilibre, de la santé, de la joie humaine, consiste toujours en une suite de tons soutenus et bien distincts ; et la perfection du chant consiste toujours à conduire un même son du faible au fort sans changer, car c’est la marque la plus parfaite de la possession de soi. » Il y a peu de musiques populaires d’aujourd’hui qui soient dans ce cas… Il s’agit plutôt d’éructer, de hurler, de scander, de faire péter les décibels. Il reste d’autres musiques, la religieuse, la classique, la contemporaine, le jazz, le blues, la chanson, les chœurs, mais est-ce encore « populaire » ? Les intellos l’appellent « bobo » cette musique là, des polyphonies corses aux chansons de Delerm.

Et c’est là, peut-être, où la relecture de Nietzsche fournit quelques clés pour saisir notre époque. Lui en avait contre Wagner, « l’histrion » expert en « duperie » et faux-monnayage. « Wagner est une névrose », écrivait-il. Laissons le Wagner historique pour examiner le « type musical » dénoncé par Nietzsche via ce lourd Germain. Son genre de musique « parlait aux trois sens de l’âme moderne » car elle est « brutale, factice et ‘naïve’. » Ce sont « les trois grands stimulants des épuisés » :

  • La brutalité renverse, il s’agit de « fasciner la moelle épinière », de faire ce « gigantesque qui remue les masses », de submerger les sens – la musique comme « écrasant » ;
  • Le factice est de « faire passionné », de jouer la séduction du « sublime », d’entraîner en « haranguant l’infini » – la musique comme exhibitionnisme ;
  • Le naïf est de singer « le profond », « l’asphyxie par la rumination d’absurdités morales et religieuses », de « suggérer des pressentiments » noyés dans les brumes – la musique comme idéalisme.

Comment ne pas reconnaître en ces critères nombre de « musiques » de notre temps ? L’époque narcissique, exacerbée d’individualisme, séductrice et médiatique a les sons qui lui correspondent : brutaux pour stupéfier (et attirer l’attention), factices pour aguicher (afin de se vendre) et ‘naïfs’ pour se donner bonne conscience (par l’eau tiède du moralement correct, de la posture rebelle jusqu’aux bons sentiments).

Ne boudons pas la fête, il y aura aussi des légèretés et de vrais talents. Nous trouverons bien, dans la diversité des offres, quelques exécutions qui rendront bonne météo à notre tempérament.

Mais ne perdons pas pour cela notre esprit critique et notre capacité d’analyse. Il y a un temps pour participer et un temps pour réfléchir – les deux moteurs de l’homme démocratique.

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Anna Politkovskaïa, La Russie selon Poutine

anna politkovskaia la russie selon poutine
Voulez-vous comprendre la Russie contemporaine ? Plongez-vous dans le livre d’Anna Politkovskaïa, paru mi-2004 et réédité en Folio-documents. Cette journaliste moscovite a été assassinée – ce qui montre qu’elle dérangeait pas mal de gens puissants, donc qu’elle dévoilait un certain nombre de vérités. C’est ainsi que les méthodes de nervis se retournent contre leurs instigateurs.

En 375 pages, la Politkovskaïa brosse un portrait au vitriol de la « nouvelle société » normalisée de Vladimir Poutine : une société formatée KGB, aux idées aussi courtes et brutales que celles d’un lieutenant-colonel à la mentalité soviétique « qui n’a jamais réussi à atteindre le rang de colonel » p.340. L’armée, gardienne du régime, opère en toute impunité ; la justice demeure aux ordres ; l’économie mafieuse pille sans vergogne les biens publics avec la complicité active des services de l’État ; la société déstructurée prend des mœurs de sauvage tandis que l’élite a pour elle un profond mépris, n’hésitant pas à massacrer plus de civils que de terroristes lors des prises d’otages.

Qu’il est donc beau, le post-communisme, brutalité léniniste et grossièreté stalinienne réinventées. Qu’ils sont naïfs, ces électeurs français tentés par le poutinisme, extrême-gauche comme extrême-droite, alors qu’ils ont là-bas le modèle « réalisé » de leurs vœux, en expérience ‘live’ depuis des décennies ! Et qu’on ne m’objecte pas que la Russie est « arriérée », qu’elle a « toujours connue le knout », que ce serait impossible en France. Ben voyons !

Qui dit communisme ou nationalisme dit pensée totalitaire parce qu’à prétention « scientifique » ou ethno-matérialiste : « est-ce qu’on discute le soleil qui se lève ? » disait Staline avec son gros bon sens.

Qui dit certitude de posséder « la vérité » (les lois de l’Histoire ou les intérêts nationaux) ne peut que les imposer par la force, pour le bien de tous, pour faire accoucher ce monde inévitable. Ceux qui résistent sont des « malades » à rééduquer ou à éradiquer si irrécupérables : on ne va pas marchander l’avenir ! Tout communisme, tout national socialisme est donc un yaka, et ce yaka tend à régner par la dictature.

Mais lorsque la réalité du monde reste obstinément rétive à cet avenir annoncé, que les mouvements sociaux ne s’agrègent pas « naturellement » en lutte de classes porteuses d’élites nouvelles, que les ethnocentrés ne parviennent pas à faire entendre leur voix nationaliste – la tentation est grande de « composer ». C’est ce que fit la Chine de Deng Xiaoping, c’est ce que tente de réaliser la Russie de Vladimir Poutine. A cette aune, la Russie apparaît plus « asiatique » que la Chine : tout aussi autoritaire mais moins réfléchie, moins contrôlée. La Chine est un centre qui impulse et qui garde ; la Russie est un éclatement où chaque proconsul de province fait à peu près ce qu’il veut. La Chine n’est pas tendre avec ses citoyens, mais elle écoute les doléances et agit quand même pour améliorer le sort du plus grand nombre ; la Russie considère ses soldats comme du « matériel humain » où les hommes de troupe sont esclaves des officiers, où l’on abandonne sans remords les blessés sur le champ de bataille, où l’on repousse avec dédain bureaucratique les tentatives d’une mère pour avoir des nouvelles de son fils militaire envoyé (de façon « non-officielle ») hors de Russie.

vladimir poutine chevauchant un ours

Pour Anna Politkovskaïa, ce retour conservateur aux coutumes soviétiques vient probablement de la guerre en Tchétchénie. Celle-ci fixe un « ennemi », mobilise les « vrais Russes », justifie tous les passe-droits officiels et conforte l’armée, soutien de Poutine.

Mais la guerre et ses exactions, le terrorisme en retour, la sauvagerie du contre-terrorisme, brutalisent les comportements. Tout comme la guerre de 14 l’a fait dans les démocraties européennes. « Un à un les tabous sont brisés et l’ignominie se banalise. Des meurtres ? Bof, nous en voyons tous les jours. Des attaques à main armée ? C’est notre lot quotidien. Des pillages ? Ils font partie de la guerre. Ce ne sont pas seulement les tribunaux qui ne condamnent pas les coupables, c’est la société tout entière. » p.308 La haine du Tchétchène rend raciste et le politiquement correct moscovite s’empresse de licencier les employés d’origines « douteuses », sans autre cause que celles de la xénophobie ambiante. Le même processus a été mis en œuvre à propos de l’Ukraine, dont le gouvernement a été qualifié de « fasciste » parce qu’il avait réticence à s’aligner sur les intérêts de Moscou.

Pendant ce temps – est-ce un hasard ? – les oligarques (presque tous issus de l’ex-KGB) font main basse sur les usines, les monopoles, les commerces. « La doctrine économique de Poutine, c’est l’idéologie soviétique mise au service du grand capital. » p.138 Elle déclasse la classe moyenne pour en faire des pauvres et promeut l’ancienne nomenklatura, cette élite de bureaucrates qui dirigea l’URSS et se tiennent comme une mafia. Les Russes d’aujourd’hui désirent plus que tout la loi et l’ordre, aussi « la nomenklatura doit donc consacrer l’essentiel de son temps à empêcher que la loi et l’ordre ne viennent faire obstacle à son propre enrichissement. » p.139 Aux dirigeants, désormais tout est permis; ils sont au-dessus des lois.poutine baise un gamin

La corruption a pris un essor qu’on ne voit pas en Chine : « Pour garder mes magasins, je dois mettre la main au porte-monnaie. Qui n’ai-je pas arrosé ? Les fonctionnaires de la préfecture, les pompiers, les inspecteurs de l’hygiène, le gouvernement municipal. Sans compter les gangs qui contrôlent le territoire où se trouvent mes boutiques. » p.153 Tous les ambitieux veulent réussir ; ils doivent pour cela faire allégeance au nouveau tsar et à sa cour. Les investisseurs étrangers qui croient à la Russie feraient bien de méditer le récit véridique livré entre les pages 215 et 218 sur la façon cosaque dont sont traités « les actionnaires » dans la Russie de Poutine.

Alors, la Russie ? Si la Chine s’envole dans un développement accéléré avec l’adhésion d’une majorité de la population qui voit son sort s’améliorer malgré l’absence de libertés, la Russie de Poutine s’enlise dans un non-développement global qui réserve à une élite mafieuse des richesses qui vont se réfugier en Suisse ou s’investir sur la Côte d’Azur ou à Paris. Les Russes sombrent dans la dépression sociale, la brutalité des mœurs, la passivité politique. Ils s’alcoolisent, ne font plus d’enfants, cherchent à émigrer. Rares sont encore les patriotes – Anna Politkosvkaïa en a rencontrés, commandants de sous-marins nucléaires en Extrême-Orient. Ceux-ci sont mal payés, assignés à résider à quelques minutes de leur vaisseau, sans aucun moyen pour entretenir le matériel dangereux et sophistiqué dont ils ont la charge. No future ?

Anna Politkovskaïa, La Russie selon Poutine, 2005, Folio 2006, 384 pages, €9.00

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Christianisme et paganisme

L’émérite professeur de Yale University Ramsay McMullen analyse avec forces notes et références (210 pages, presque la moitié du livre !) ce passage obscur entre paganisme au IVe siècle de notre ère et christianisme, définitivement majoritaire au VIIIe siècle. Occident et orient connaissent des évolutions contrastées en raison de la séparation de l’empire entre Rome et Byzance. Pour faire bref, disons que l’orient plus urbanisé et plus cultivé assimilera le christianisme plus vite et plus fort que l’occident resté largement barbare, surtout aux marges. La thèse de l’auteur est que les païens étaient trop loin de l’abstraction chrétienne pour adopter le monothéisme d’un coup ; c’est au contraire le paganisme des dieux proches et guérisseurs qui a progressivement phagocyté le christianisme pour en faire cette légende merveilleuse du moyen-âge.

 En 5 chapitres mais 3 parties, l’auteur examine la persécution des païens, la superstition endémique du temps, enfin l’assimilation du paganisme par le christianisme qui s’en trouve transformé.

Le dogme en histoire voulait qu’après Constantin (312), tous chrétiens. Cette légende dorée répandue par les moines est loin d’avoir été la réalité. Il a fallu en effet quatre siècles, des persécutions physiques, l’élimination par crucifixion et décapitation de toute une élite intellectuelle, son remplacement à la Staline par une nouvelle élite moins éduquée venue du peuple, la destruction par le feu et le martelage de grands centres de savoir antique (destruction du Sérapis en 390, iconoclasme après 408, martelage du temple d’Isis à Philae en 530), la manipulation de foules ignares et brutales pour écharper les bons orateurs philosophes (telle Hypatie d’Alexandrie lynchée en 415, dissolution de l’école d’Athènes en 529), l’interdiction par la loi, la confiscation fiscale et la terreur militaire… pour que la foi chrétienne s’impose contre les fois anciennes. Les Chrétiens d’alors n’avaient rien à envier en cruauté, brutalité et ignorance fanatique aux talibans d’aujourd’hui.

Car le paganisme était ancré dans les siècles, il était rationnel, décentralisé et tolérant. Remplacer cette foi personnelle, locale et guérisseuse par un dogme unique, irrationnel et lointain n’allait pas de soi. La tolérance est un bel exemple d’incantation inefficace quand elle n’est pas appuyée par la force. Prenons-en de la graine aujourd’hui ! « Avant le IIe siècle et après, des appels à la tolérance se font entendre des deux côtés. (…) Naturellement ils sont lancés aux forts par les faibles avec la plus grande honnêteté ; on les entend donc d’abord dans la bouche des porte-paroles chrétiens, puis chez les chrétiens comme les non-chrétiens (…), enfin chez les non-chrétiens avec le maximum de publicité. On connaît bien l’appel que Symmaque lança vainement à saint Ambroise. Alors, en 384, il était trop tard pour parler de tolérance » p.27. Quand un Tarik Ramadan en appelle à la tolérance entre islam et laïcité, c’est simplement qu’il est faible ; une fois la moitié de la population ralliée à sa cause (certaines projections démographiques parlent de 2050…), sa fameuse tolérance disparaîtra tout aussi vite que celle des chrétiens au IVe siècle. L’église unissait en effet près de la moitié de la population vers l’an 400.

La nouvelle religion n’avait pas réponse à tout, contrairement à l’ancienne. A la base, les gens étaient préoccupés, tout comme aujourd’hui, de santé et de prévoir l’avenir, d’où la force des dieux guérisseurs, des sources contre les maladies, des oracles et des rêves faits dans l’enceinte des temples. Tout ramener à Satan ne résout rien, il faudra le culte des martyrs puis des saints réalisant des « miracles » (Antoine Théodore, Basile, Gervais, Etienne, Félix, Martin, Foy…), les exorcismes et même une intervention d’archange contre le dragon (saint Michel) pour que les pratiques chrétiennes se rapprochent des pratiques païennes et soient donc acceptées… L’église tolèrera aussi les danses parfois, la musique souvent (dont les chœurs des vierges ou de jeunes garçons) et les banquets funéraires – tous usages très païens des temples antiques – pour que le peuple reconnaisse son autorité sur la communauté. Pour les païens, « la conduite juste, c’était la joie. La joie était culte » p.170. Le christianisme a dû ainsi se paganiser par la joie pour être accepté.

Au sommet, les élites sceptiques, cultivées et aptes à la critique rationnelle devaient être remplacées. Staline n’a pas procédé autrement au Parti communiste dans les années 1930 : il a fait monter des illettrés fidèles pour les mettre aux postes de commande, marginalisant brutalement l’ancienne élite. Dioclétien a donné l’exemple : « on assista sous Dioclétien à une augmentation très rapide des effectifs du gouvernement. Elle se poursuivit pendant une centaine d’années. (…) Le nombre des fonctionnaires, environ 300 sous le règle de Caracalla (211-217) était passé à 30 000 ou 35 000 à un certain moment du Bas-empire » p.132. Conséquence inévitable : « Le spectre des croyances fut amputé de son extrémité sceptique et empirique. Il ne restait plus que le milieu et l’extrémité la plus crédule » p.133.

On assiste donc à une formidable régression de la pensée humaine qui durera… mille ans, jusqu’à la Renaissance ! Non, le progrès de l’humanité n’est pas linéaire : la pensée rationnelle du monde a laissé place à la croyance aveugle durant plus de 33 générations… Tertullien : « Nous, nous n’avons pas besoin de curiosité après Jésus-Christ, ni de recherche après l’Évangile » (cité p.138). Saint Augustin : « Pour lui, toute enquête que nous dirions scientifique s’expose au ridicule. Les Grecs, sots qu’ils étaient, perdaient leur temps et leur énergie à identifier les éléments de la nature, etc. (…) Inutile de savoir comment la nature fonctionne, car cette prétendue connaissance n’a rien à voir avec la béatitude » (p.139). Une certaine mentalité écologiste ne fonctionne aujourd’hui pas autrement.

Anglo-saxon, Ramsay McMullen n’a rien de cette clarté à la française où les chapitres sont divisés en paragraphes dont chacun ne contient qu’une seule idée à la fois illustrée d’exemples. Lui est plutôt touffu, très proche des sources qu’il cite avec abondance et redondance. Ce pour quoi il s’est senti obligé de rédiger une conclusion longue, qui fait le chapitre 5 et dernier, pour récapituler les idées qu’il avance et étaie. Mais que cela n’empêche pas de lire cet ouvrage court, écrit d’une plume fluide jamais ennuyeuse, et qui apprend beaucoup sur cette époque laissée volontairement dans l’ombre par l’hagiographie chrétienne qui a fait la loi en histoire durant deux millénaires. Ce n’est guère que dans les années 1980 en effet, selon l’auteur, que l’étude plus précise des sources a permis d’y voir plus clair. Nous sommes donc dans l’histoire en train de se faire, dans la révision du mythe au profit de la science – ce n’est pas rien !

D’autant que nous avons des leçons politiques très actuelles à en tirer.

Ramsay McMullen, Christianisme et paganisme du IVe au VIIIe siècle, 1996, collection de poche Tempus Perrin 2011, 453 pages, €10.45

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Le Clézio, L’Africain

Colette Fellous, productrice à France Culture et directrice de collection au Mercure de France, avait sollicité des écrivains pour qu’ils publient leurs « Traits et portraits ». Le prix Renaudot 1963, Prix de l’Académie Française 1981 et Prix Nobel 2008 Jean, Marie Gustave Le Clézio s’est exécuté. Il nous livre un petit peu de lui-même dans ces 7 chapitres illustrés de 15 photos prises par son père.

Car l’Africain est son père, Anglais médecin tropical envoyé par l’Empire sur les franges du Nigeria et du Cameroun 22 ans durant. Ce père qu’il n’a connu qu’à l’âge de 8 ans, séparé par toute la guerre et l’Occupation. Ce père sévère qu’il acceptait mal et dont il n’a découvert les qualités humaines et sociales qu’une fois devenu adulte. « Ce qui est définitivement absent de mon enfance : avoir eu un père, avoir grandi auprès de lui dans la douceur du foyer familial. Je sais que cela m’a manqué, sans regret, sans illusion extraordinaire » p.121 Celui qu’il a connu en débarquant à Port Harcourt, en 1948 avec son frère d’un an plus âgé, « était dur, taciturne ». « Il était inflexible, autoritaire, en même temps doux et généreux avec les Africains qui travaillaient pour lui à l’hôpital et dans sa maison de fonction. Il était plein de manies et de rituels que je ne connaissais pas, dont je n’avais pas la moindre idée : les enfants ne devaient jamais parler à table sans en avoir reçu l’autorisation, ils ne devaient pas courir, ni jouer ni paresser au lit. Ils ne pouvaient pas manger en-dehors de repas, et jamais de sucreries. Ils devaient manger sans poser les mains sur la table, ne pouvaient rien laisser dans leur assiette et devaient faire attention à ne jamais mâcher la bouche ouverte » p.106. On comprend qu’avec un tel père anglais tendance Victoria les relations soient d’emblée difficiles pour deux gamins turbulents habitués aux femmes et aux « oncles » âgés.

Heureusement, il y eut l’Afrique, la violence des sensations, des éléments, des appétits, la présence intime des corps, de la végétation, des insectes. « En Afrique, l’impudeur des corps était magnifique. Elle donnait du champ, de la profondeur, elle multipliait les sensations, elle tendait un réseau humain autour de moi » p.13. Violence et liberté, telles furent les leçons de l’Afrique pour les petits Blancs débarqués. « L’Afrique était puissante. Pour l’enfant que j’étais, la violence était générale, indiscutable. Elle donnait de l’enthousiasme. Il est difficile d’en parler aujourd’hui, après tant de catastrophes et d’abandons. Peu d’Européens ont connu ce sentiment » p.21. C’est là « que j’ai vécu les moments de ma vie sauvage, libre, presque dangereuse. Une liberté de mouvements, de pensée et d’émotions que je n’ai plus jamais connus ensuite » p.24 Il racontera cette enfance en se poussant en âge et en imagination (et en éliminant toute trace de son frère…) dans ‘Onitsha’, un grand roman d’initiation. Il se plaira d’ailleurs à se dire conçu en Afrique, avant que sa mère ne vienne accoucher en Europe.

L’Afrique sauvage et belle, pas celle de la colonisation. Là, il rejoint intellectuellement son père. « C’est cette image que mon père a détestée. Lui qui avait rompu avec [l’île] Maurice et son passé colonial, et se moquait des planteurs et de leurs airs de grandeur, lui qui avait fui le conformisme de la société anglaise, pour laquelle un homme ne valait que par sa carte de visite, lui qui avait parcouru les fleuves sauvages de Guyane, qui avait pansé, recousu, soigné les chercheurs de diamants et les Indiens sous-alimentés ; cet homme ne pouvait pas ne pas vomir le monde colonial et son injustice outrecuidante, ses cocktails parties et ses golfeurs en tenue, sa domesticité, ses maîtresses d’ébène prostituées de quinze ans introduites par la porte de service, et ses épouses officielles pouffant de chaleur et faisant rejaillir leur rancœur sur leurs serviteurs pour une question de gants, de poussière ou de vaisselle cassée » p.68.

L’Afrique sensuelle et brutale est la madeleine proustienne de Le Clézio, le fouet des sens sur sa peau d’enfant, la brûlure sur son cœur, l’empreinte sauvage sur son âme. Il évoque page 119 comment aujourd’hui, en marchant dans les rues, il lui arrive de ressentir des bouffées d’Afrique sur une odeur de ciment frais ou de terre mouillée, le bruit de l’eau ou des cris d’enfants lointains. Un joli petit livre à lire – mais après Onitsha.

Le Clézio, L’Africain, 2004, Folio 2008, 124 pages, 5.23€

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