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Catherine Belton, Les hommes de Poutine

Dix ans d’enquête 2008-2018 par une journaliste qui a été six ans correspondante du Financial Times à Moscou. Les financiers sont en général les mieux informés et les plus lucides. Ces vingt ans du pouvoir de Poutine sont éclairants : ils ferment la parenthèse des dix années Eltsine durant lesquelles la liberté la plus totale avait été introduite sans préparation en Russie. Après l’ère soviétique qui avait duré 75 ans, c’était à la fois un bol d’air frais pour la démocratie et l’économie – mais aussi la peur glacée des responsabilités et de la prise en main de soi. Qui en a tiré avantage ? Évidemment l’élite formée à la soviétique, donc dans les meilleures écoles du renseignement. Déjà Andropov, chef du KGB, avait préparé l’après soviétisme, conscient que le système sclérosé du « communisme » était dans une impasse.

Catherine Belton, dans ces presque six cents pages fouillées, remplies de noms et de dates, issues de nombreuses interviews d’anciens du KGB, d’oligarques, de banquiers et de fonctionnaires, de journalistes d’investigation russes, débrouille ces vingt ans de Poutine (avant la guerre ouverte en Ukraine) et donne le fil rouge : la prise en main du pays par une nomenklatura étroite d’inféodés au nouveau tsar, lui-même issu de leurs rangs et appuyé par la pègre. La Russie 2023 est un pays mafieux où les citoyens sont muselés et où tout le système juridique et politique est comme un village Potemkine, un décor de carton-pâte. Le vrai pouvoir se situe au sommet et tout se passe sur les ordres d’en haut, sans aucun souci du droit, des traités, ni des promesses. Comme il s’agit d’un système, l’homme Poutine n’est pas irremplaçable ; si le tsar est mort, vive le tsar. C’est une révolution qu’il faudrait. Peu probable étant donné l’inertie des Russes, mise à part une étroite frange urbaine éduquée – qui d’ailleurs déserte.

« Poutine avait souvent justifié le renforcement de sa mainmise sur tous les leviers du pouvoir – dont la fin des élections des gouverneurs et le fait de placer le système judiciaire sous le diktat (rappelons que c’est un mot russe) du Kremlin – en disant que de telles mesures étaient nécessaires pour entrer dans une nouvelle ère de stabilité en mettant fin au chaos et à l’effondrement des années 1990. Mais derrière ce patriotisme la main sur le cœur qui, en surface, semblait déterminer la plupart des décisions, il y avait un autre facteur, beaucoup plus troublant. Poutine et les hommes du KGB, qui dirigeaient l’économie à travers un réseau d’alliés loyaux, monopolisaient dorénavant le pouvoir, et ils avaient installé un nouveau système dans lequel les postes gouvernementaux étaient utilisés comme des moyens d’enrichissement personnel » p.37. Voilà le résumé, décliné en trois parties et quinze chapitres, dont le dernier sur le réseau russe et Donald Trump.

Car le système mafieux a recyclé l’argent noir siphonné aux entreprises sous contrôle ou issu de réseaux de contrebande (l’obschak ou butin partagé des voleurs) et confiés aux gardiens de confiance, dans des réserves offshore placées dans des paradis fiscaux et dans des placements judicieux dans des entreprises occidentales. Cela afin de disposer de quoi corrompre et acheter entrepreneurs, courtiers et politiciens. Poutine, jeune officier du renseignement en Allemagne de l’Est, a joué ce rôle pour le KGB avant de l’étendre à Saint-Pétersbourg lorsqu’il fut adjoint au maire Sobtchak avec l’aide du gang criminel de Tambov qui contrôlait le port maritime, puis à l’empire lorsqu’il est devenu président. Il a ainsi évincé de force, avec l’aide des services du FSB et des magistrats menacés, la Yukos Oil Company que son propriétaire, l’oligarque Mikhail Khodorkovsky de l’ère Eltsine, a perdue en 2004 par saisie pure et simple après avoir été accusé de fraude fiscale et jeté en prison. Ce sont les révélations des Panama Papers (p.470), la mise au jour de la laverie moldave après l’assassinat à Londres du banquier russe Gorbuntsov (p.475), les transactions miroirs de la Deutsche Bank (p.478), les oligarques russes complaisamment accueillis à Londongrad (p.409), la naïveté confondante de Bill Clinton puis de Barack Obama sur la géopolitique.

Dans la pure lignée du système soviétique qui finançait ainsi sur fonds secrets – gérés par le KGB – les partis communistes et les fractions gauchistes, y compris le terroriste Carlos le Chacal, la RAF allemande (Poutine y a participé à Dresde) et les Brigades rouges italiennes – cet argent noir finance aujourd’hui les partis pro-Kremlin en Ukraine jusqu’à la guerre, les partis d’extrême-droite et d’extrême gauche des démocraties occidentales ainsi que leurs trublions : les Le Pen (père, mère, nièce), Mélenchon le castriste, Berlusconi l’arriviste bling-bling, Salvini, Orban, Syriza en Grèce, Boris Johnson, Trump… Ce pourquoi « les sanctions » occidentales ne seront jamais efficaces si elles en sont pas totales. La principale source de revenus de la Russie est le gaz et le pétrole ; couper drastiquement les ponts affaiblirait nettement le pays, incapable de créer des industries autonomes malgré ses ingénieurs et chercheurs de talent. C’est que toute mafia fonctionne au rebours de l’efficacité économique et que l’incertitude du droit, laissé au bon vouloir de l’autocrate, n’incite surtout pas à investir dans des projets futurs. C’est probablement la limite du nouveau système, tout aussi sclérosé que le soviétique qu’il a voulu remplacer.

C’est la raison pour laquelle Poutine et son clan ne cessent de booster l’immunité des citoyens russes par des rappels de violence périodiques : les faux attentats de Moscou en 1999 (290 morts), les marins du Koursk laissés volontairement crever au fond de la mer en 2000 (118 morts), le faux attentat du théâtre Dubrovka en 2004 suivi d’un assaut au gaz mal dosé qui a fait plus de morts civils (123) que de faux terroristes (tous descendus pour ne pas qu’ils parlent), l’assaut meurtrier de l’école de Beslan à la rentrée 2004 (334 civils tués dont 186 enfants), la guerre larvée du Donbass (13 000 morts avant 2020), l’avion civil de la Malaysia Airlines descendu par un missile russe dans l’est de l’Ukraine (298 morts), les snipers russes contre les manifestants de Maidan à Kiev en 2014 (44 morts)… Le KGB et Poutine font bon marché de la vie des citoyens, en brutasses élevées dans le système stalinien et les gangs de rue.

L’appel au patriotisme, à la religion orthodoxe, aux souvenirs de l’empire (des tsars et de l’ère soviétique), sont des paravents commodes pour relancer la machine. D’un côté la peur (les arrestations, les spoliations, les assassinats, les attentats), de l’autre l’idéologie (religion, famille, patrie) : avec cela vous tenez un peuple. Surtout s’il est peu éduqué (« à la russe »), disséminé sur un territoire immense, et soumis à la seule propagande télévisuelle et médiatique du Kremlin (comme on dit Gremlin). Autocratie, orthodoxie et nationalité – c’était ce qu’affichait Nicolas 1er, « l’un des tsars les plus réactionnaires » p.316. Karl Marx avait bien analysé le mécanisme de l’idéologie : ce qui justifie la caste au pouvoir. Dans la Russie d’aujourd’hui, la gloire de l’empire et le mythe de forteresse assiégée excusent la mainmise du pouvoir sur tout et tous – et accessoirement les enrichissements égoïstes scandaleux : 50 % du PIB russe entre les mains de 8 familles seulement (p.240), un somptueux palais de 1000 m² sur la mer Noire et au moins 10 milliards de dollars en Suisse pour Poutine (p.386). La « caste » des siloviki – des services du maintien de l’ordre – a remplacé la noblesse tsariste et la nomenklatura du Parti communiste, mais l’autocratie subsiste avec un tsar à sa tête. Tout est évidemment effectué dans la plus pure tactique du mensonge à l’œuvre depuis Staline, sur l’exemple nazi (plus c’est gros, plus ça passe ; niez tout, attendez les preuves ; proposez puis faites le contraire en douce) : ainsi sur Yukos pour balader les investisseurs étrangers, en Crimée où les « petits hommes verts » n’étaient pas Russes jusqu’à ce que la péninsule soit assurée (p.347).

Bien sûr, ce livre passionnant n’est pas de lecture facile, outre qu’il est mal traduit (« évidence » pour indice, par exemple, et certaines phrases alambiquées). Il ne comporte aucun index alors que des centaines de noms apparaissent dans les pages. Il ne comporte aucune note, mais l’éditeur (anglais) assure que l’on peut y avoir accès via une boite mél (pourquoi ? pour constituer un fichier?). Le style de l’autrice est plus proche d’un rapport juridique que d’un livre d’histoire immédiate, juxtaposant les faits et les dates et usant du naming répété comme d’une preuve. Mais ce qu’elle expose recoupe beaucoup d’informations que l’on a pu lire ici ou là depuis des années et offre une cohérence au fond bien étayée. De quoi mieux comprendre l’agression brutale de l’Ukraine, préparée depuis vingt ans. Ne boudons pas notre plaisir.

Livre de l’année 2020 de The Economist et du Financial Times

Catherine Belton, Les hommes de Poutine – Comment le KGB s’est emparé de la Russie avant de s’attaquer à l’Ouest (Putin’s People), 2020, Talent éditions 2022, 589 pages, €23,90 e-book Kindle €14,99

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Enchaînement de crises et monde nouveau

Comme il y a un siècle, tout a commencé par une crise financière qui a dégénéré en crise économique puis en crise sociale, avant d’aboutir à une série de crises politiques – puis à la guerre. Il n’a fallu que dix ans entre 1929 et 1939 pour franchir les étapes. Notre siècle a vu cette histoire se répéter à peu près, de la crise financière de 2008 à la guerre en Europe en 2022. Les sociétés ne sont pas les mêmes, mais les enchaînements automatiques des structures économiques et sociales perdurent.

Tout a commencé après le krach d’octobre 1929

D’abord par une violente déflation due à l’austérité budgétaire, le freinage du crédit et la stagnation voire la régression des salaires, dans les balbutiements inexpérimentés des Banques centrales d’alors et une absence complète de coopération internationale. Tout a continué par des dévaluations monétaires encouragées ou subites, donc à la hausse des prix importés. D’où l’inévitable protectionnisme, à la fois industriel et social. Chacun faisant la même chose dans son coin, l’époque de l’égoïsme sacré a conduit aux nationalismes avec la prise de pouvoir de Mussolini en 1921, d’Hitler en 1930, les grèves du Front populaire en France, la purification idéologique de Staline par les grands procès des années trente à l’intérieur tandis qu’il attendait à l’extérieur l’effondrement moral occidental aux économies minées. Cette attente vaine l’a conduit à pactiser avec Hitler, autre pouvoir autocratique en miroir du sien, pour dépecer la Pologne.

Dans les années trente, la « crise » augmente le chômage, participe à l’effondrement moral dû à la hausse de la pauvreté et à l’absence de perspectives d’avenir, à un accroissement de l’anxiété des gens comme des entreprises, qui diminuent l’investissement pour protéger le capital. On assiste au divorce entre salaire et productivité, ce qui n’encourage pas le pouvoir d’achat, bien que la baisse de certains prix importés l’augmente paradoxalement dans certains secteurs.

La détresse populaire ne tarde pas à devenir politique quand les difficultés économiques s’affaiblissent. Les grands moyens de communication de masse comme la radio puis le cinéma parlant après 1929, alimentent l’état d’esprit pessimiste, tel le film de King Vidor en 1934 Notre pain quotidien. La peur de l’indignation ouvrière, des bandes de jeunes errants aux États-Unis, de tous les hors-système, incite la bourgeoisie et les gens installés à une réaction politique qui va parfois jusqu’aux extrêmes. Nous avons bien eu notre Zemmour, 5% des inscrits, le « Z », ironiquement Zidov, le Juif en croate qui figurait sur les étoiles jaunes de l’époque. Les économies militaires de l’Allemagne, de l’Italie et du Japon sont devenues autarciques et agressives, tout comme celles de la Russie et de la Chine aujourd’hui, tandis que le réformisme a tendu à l’emporter en Angleterre avec la loi sur les retraites en 1925, aux États-Unis avec le New deal de Roosevelt en 1930, et les réformes sociales du Front populaire en France en 1936. Allons-nous choisir cette voie réformiste plutôt que la voie nationaliste et xénophobe ?

Car ne sommes-nous pas dans une situation comparable ?

La crise financière de 2008 a conduit dès 2011 à une crise monétaire en Europe, forçant l’Union européenne a exiger des réformes drastiques de certains pays comme la Grèce, l’Italie ou le Portugal, la France répugnant à changer comme en témoignent les sempiternelles grandes grèves des transports publics « contre la loi El Khomri, contre la fin des régimes spéciaux, contre la réforme des retraites, contre la construction d’un aéroport ou d’un barrage, contre l’inaction envers le climat, contre le résultat des élections » et ainsi de suite. Politiquement, cela s’est traduit en France par le balayage des anciennes élites politiques en 2017 (PS et LR se sont alors effondrés, ils le sont toujours), le surgissement d’un président nouveau et de parlementaires novices, la crise sociale des gilets jaunes à peine pansée par 17 milliards accordés sans contrepartie, le prurit du Brexit au Royaume-Uni suivi de son interminable négociation des modalités de sortie (non résolues en ce qui concerne l’Irlande du Nord), les contraintes liberticides (mais nécessaires) de la pandémie de Covid 19, et la montée des populismes aux États-Unis avec Donald Trump, en Italie avec Salvini, au Royaume-Uni avec Boris Johnson, en France avec Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon.

La montée aux extrêmes et l’exacerbation du ressentiment social poussés à renverser la table sont attisés par les menaces géopolitiques – comme dans les années trente : le revirement de la Russie vers l’agressivité de guerre à l’extérieur et les menaces de la Chine sur Taïwan, les attentats islamiques à l’intérieur. Les maladresses insignes des gouvernements américains durant cette période, le renoncement d’Obama a faire respecter sa ligne rouge en Syrie, le foutraquisme de Trump à abandonner l’Afghanistan aux talibans sans aucune contrepartie, ses bravades ridicules contre la Chine et la Corée du Nord, son refus de négocier avec l’Iran sur le nucléaire – et sous Joe Biden la lamentable opération américaine de retrait sans consultation de ses alliés ni protection suffisante, la trahison militaire des alliés non anglo-saxons par la rupture unilatérale du contrat de sous-marin australien, voire l’alimentation en armes de plus en plus sophistiquées de l’Ukraine par quasiment les seuls États-Unis, sans que les buts de guerre aient été débattus à l’OTAN – tout cela n’augure rien de bon pour résoudre les problèmes cruciaux qui nous attendent.

La guerre va-t-elle assainir les mentalités et les économies ?

La différence avec 1939 est que nous avons désormais des armes nucléaires qui peuvent détruire la terre entière en quelques clics. Cela devrait inciter à la raison, ce qui est proprement l’objet de la dissuasion, mais ne laisse jamais à l’abri d’un acte paranoïaque ou d’un enchaînement automatique de systèmes (c’est déjà arrivé, stoppé in extremis). Souvenons-nous cependant à propos de l’usage de telles bombes en Ukraine que la catastrophe nucléaire de Tchernobyl a montré que la diffusion des particules radioactives s’effectuait plutôt vers le nord-ouest selon le régime des vents et les dépôts de césium 137 surtout en Biélorussie et en Russie du sud-ouest, ce qui devrait dissuader Poutine de tenter la même chose, au risque de voir contaminer sa propre population (et son armée) sur une grande échelle.

Les errements de la finance, l’avidité des actionnaires mal contrôlés, la stagflation qui vient, alimentée par la hausse brutale de l’énergie et la chute de la productivité donc de l’augmentation des salaires (le lien entre énergie et croissance n’est pas net), la baisse de l’euro par rapport au dollar (monnaie réputée la plus sûre en cas de crise), les Etats empêtrés dans leurs dépenses contraintes et leurs marge de manœuvre réduites, la remontée des taux pour s’endetter (Etats comme entreprises et particuliers), le carcan lourdingue des bureaucraties tant aux États-Unis qu’à la tête de l’Union européenne (mais aussi en Chine et en Russie) – exigent des audaces, de la réactivité, des réformes inévitables, le souci des classes défavorisées – donc des politiciens bien différents de ceux qui ont régné jusqu’ici. Ils se trouvent tous malheureusement contraints par les systèmes institutionnels qu’il est très difficile de bouger. Rien d’impossible mais il faut convaincre ; et cela prend du temps…

Je ne sais pas ce qu’augure l’avenir, mais gageons qu’il nous surprendra – je ne sais pas dans quel sens.

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Trump et les quatre causes du fascisme

Mercredi 6 janvier, jour de la certification par le Congrès du résultat des élections présidentielles américaines, le président battu Donald Trump incite ses partisans à manifester à Washington. A la fin du meeting, il excite les militants échauffés à marcher sur le Capitole comme jadis Mussolini a marché sur Rome – 4 morts. C’est le fait d’un putschiste pour qui seule « sa » vérité compte et non les faits – il pourtant a été battu de 7 millions de voix (306 contre 232 grands électeurs). J’ai raison et pas le peuple car JE suis le peuple à moi tout seul. Cette façon de voir et de se comporter est proprement fasciste. Il n’est pas allé jusqu’au bout à cause de son tempérament foutraque adepte du « deal » et parce que l’armée a fait savoir qu’elle ne suivrait pas. Mais qu’en serait-il d’un prochain démagogue organisé et décidé ?

Le fascisme est né en Italie il y a juste un siècle de quatre causes cumulées : la brutalisation due à la guerre, la crise économique et sociale, le nationalisme de pays menacé et frustré rêvant à l’Age d’or mythique, et la démagogie d’un agitateur habile.

  1. Brutalisation : la guerre de 14-18 a duré longtemps et a été éprouvante non seulement par la violence des combats mais par la technique qui a amplifié la guerre, monstre industriel contre lequel on ne peut quasiment rien comme dans Terminator. L’habitus de férocité et de décisions brutales pris dans les tranchées conduit vers 1920 à considérer la violence comme régénérant l’homme, donc la société, ce qui fut théorisé par Georges Sorel. Ce fut la même chose sous Lénine et surtout Staline en URSS, puis en Allemagne sous Hitler. Il faut être « inhumain » pour forger l’homme nouveau, dirigeant à poigne, homme de fer. Aux Etats-Unis en 2020, après le choc belliqueux des attentats du 11-Septembre 2001, deux millions d’anciens combattants des guerres du Golfe, d’Afghanistan et d’Irak ont été brutalisés (et souvent traumatisés) ; ils ont formé l’essentiel des militants qui ont marché sur Washington.
  2. Crise économique et sociale : l’Italie est secouée par une grave crise de 1919 à 1922 ; l’Allemagne sortie ruinée de la guerre en 1918 est précipitée dans la crise par la Grande dépression qui suit l’effondrement des spéculations boursières américaines en 1929 et diffuse par effet domino à tout le monde développé les faillites financières et son cortège de fermeture d’usines et de chômage. En 2008, les Etats-Unis ont subi de plein fouet l’équivalent de la crise de 1929 et se font de plus en plus tailler des croupières par la Chine, forte de trois fois plus d’habitants et de l’avidité des capitalistes de Wall Street qui n’hésitent pas à brader leur technologie pour des profits à court terme. Trump est élu en 2016 sur des idées de protectionnisme et de relance économique par la baisse des impôts et la liberté reprise sur les traités internationaux, voulant relocaliser l’industrie au pays et initiant une guerre commerciale d’ampleur inégalée aux autres puissances comme à l’immigration.
  3. Nationalisme : tout pays menacé dans son niveau de vie se voit menacé dans son « identité », cherchant fébrilement à se « retrouver », un peu comme un adolescent inquiet au lieu d’un adulte mûr. La « victoire mutilée » de Mussolini, le « coup de poignard sans le dos » d’Hitler, le « projet Eurasie » de Poutine, le « make America great again » de Trump sont un même prétexte à vouloir régénérer la nation par la mobilisation des natifs. Il s’agit toujours d’un conservatisme botté, d’un retour à un mythique Age d’or qui n’a jamais existé que dans l’imagination : l’empire de Rome, la race pure aryenne, la Russie éternelle, l’Amérique des Pionniers. Il est donc enjoint de prendre le contrepied de tout ce qui se pensait auparavant : la raison, les Lumières, l’individualisme, l’hédonisme post-68, l’humanisme onusien. Retour contre-révolutionnaire au droit divin, à la religion, à la nation organique, au romantisme de l’émotion, à l’égoïsme sacré et au culte de la force qui tranche. Une frange de militants est mobilisée pour entraîner la société et embrigader les esprits : squadristi italiens, SA et SS allemands, siloviki russes, milices trumpistes. Ce que l’Action française a su faire au début du siècle précédent, Q anon veut le faire au début du siècle présent.
  4. Démagogue : pas de succès de l’irrationnel nationaliste et xénophobe sans un agitateur habile. Mussolini, Staline, Hitler, Trump (pour ne prendre que quelques exemples occidentaux) ont su agréger autour de leur personnalité tous les frustrés, les enthousiastes, les fana-mili, les activistes. Il s’agissait de conquérir le pouvoir – puis de le garder. Seul Trump a échoué pour le moment à rester président même s’il a déclaré qu’il « ne reconnaîtrait jamais la défaite ». Mais il profite des failles du système représentatif de la démocratie (aggravées par le système électoral archaïque des Etats-Unis) pour contester le vote des citoyens. Sa « vérité » est qu’il ne peut être battu. Comme dans la télé-réalité, le show doit continuer. C’était hier la radio et le cinéma qui servaient la propagande ; c’est aujourd’hui l’Internet, les réseaux et la télé qui s’en chargent, matraquant la théorie du Complot et amplifiant tout ce qui mine inévitablement le parlementarisme : le clientélisme, la corruption, la lâcheté, la combinazione. Anarchistes, complotistes et croyants se liguent pour porter les coups de boutoir au « Système » de la règle de droit comme si celui-ci, une fois renversé, n’en générerait pas un autre – en pire : le fascisme, le communisme, le nazisme, etc.

Ces quatre causes sont universelles ; l’histoire ne se répète jamais mais ses mécanismes se répliquent. La montée de la violence, les frustrations sociales augmentées par les ravages de la pandémie, l’absence de nouvelle « frontière » à explorer pour les citoyens (l’espace et le transhumanisme sont réservés à quelques élites, seul le « retour à » est accessible à tous sans limites), la politique-spectacle augmentée par les réseaux sociaux sans digues, ont créé le phénomène de Trump le trompeur, le champion du parti des éléphants.

Si les normes non écrites, les règles informelles et les conventions sont la colonne vertébrale d’une démocratie, celle-ci a du mouron à se faire car l’exemple vient du phare mondial : les Etats-Unis de la grande révolution de 1776. Mélenchon doit regarder cela avec grand intérêt.

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Nabil Mallat, Le secret d’Osiris

Thriller d’un Libanais de 38 ans qui a étudié aux Etats-Unis, ce roman a pour cadre l’Egypte d’aujourd’hui et pour perspective la naissance des grandes religions.

Un groupe d’archéologues français et égyptiens financés par un Américain, fouille « le puits d’Osiris », trois chambres souterraines sous le plateau de Gizeh. Dans la troisième chambre, 35 m sous terre, ils découvrent un simple sarcophage avec pour décor le seul symbole d’Osiris, « le premier des Occidentaux » et pharaon originel mythique de l’Egypte. La tombe serait celle de l’homme devenu dieu, 9500 ans avant. Dedans, un squelette… plus un mystérieux papyrus qui va faire l’objet de toutes les convoitises. Autour, des colonnes décorées de hiéroglyphes mais qui semblent plus récentes que le sarcophage. Ce décalage est un mystère, faisant surgir l’ombre d’une société secrète qui protégerait la relique dans les siècles.

L’auteur ne cache rien du nationalisme jaloux des Egyptiens modernes pour tout ce qui appartient à leur terre, même avant l’islam. Il décrit avec ironie les bisbilles entre hauts fonctionnaires chargés des antiquités qui veulent se faire valoir auprès du pouvoir. Il met en scène l’éviction sans conditions des étrangers, qu’ils soient fouilleurs spécialistes ou financeurs, dès lors que le retentissement international peut profiter à la vanité égyptienne. Maxime le Français, Stella et John les Américains, quitteront le site et le pays le soir même de leur découverte, une fois « les autorités » consultées. Ils ne sont plus autorisés à fouiller et doivent remettre leurs recherches. Trouver la tombe d’Osiris ne saurait être le fait de vils étrangers mécréants.

Sauf qu’un mystérieux national qui se fait nommer Seth, le frère mauvais d’Osiris, convoite les trouvailles pour on ne sait quelle raison et, la nuit qui suit la découverte, cherche à voler le papyrus. Mais le document a disparu et seuls les découvreurs l’ont vu.

Lorsqu’il ressurgit, aux Etats-Unis par un tour de passe-passe que je vous laisse découvrir pour le sel de l’aventure, il est écrit en langue déchiffrable, ce qui semble un paradoxe près de dix millénaires plus tard. L’Enseignement primordial serait le premier texte égyptien transcrit par Imhotep, l’architecte qui inventa les pyramides. Il décrit en grec ancien (!) écrit en hiéroglyphes (!) comment Osiris a dû quitter ses terres fertiles en raison du manque d’eau avant de trouver asile près du haut Nil. Quel est donc ce mystérieux pays vert qui existait en son temps ? Un expert de la NASA obtient des photos du Sahara reconstitué en fonction de la météo estimée à l’époque. D’après le texte, le site originel pourrait se situer sur son bord nubien, à Nabta Playa. Cet endroit aujourd’hui désertique aux frontières de l’Egypte laisse encore voir des mégalithes en forme d’observatoire astronomique, une tombe de vache et celle d’un enfant nubien de 3 ans. Rien d’autres.

Une mission américaine financée par le Congrès est envoyée sur place après un soft power appuyé auprès des politiciens égyptiens. La menace de Seth, qui a tué l’un des fonctionnaires égyptiens de l’archéologie, fait que c’est l’armée américaine qui va sécuriser le site. Car tous sont menacés. Ils détiennent ce que Seth veut : le papyrus. Il prouverait une théorie à laquelle il tient.

Le thriller se fait alors haletant car le fameux Seth n’est pas si loin qu’on croit, même si la police égyptienne se vante de l’avoir arrêté !

C’est un peu tiré par les cheveux avec beaucoup d’invraisemblances et de raccourcis, mais l’écriture est vive et l’ensemble mené tambour battant sur près de 300 pages. Le lecteur ne s’ennuie pas. Mais Zeus discourant comme un politicien yankee dans une suite du Critias de Platon, c’est un peu gros.

Nabil Mallat, Le secret d’Osiris, 2013, éditions de l’Archipel, 284 pages, occasion €26.79 e-book Kindle €12.99

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Alain Dieckhoff, La nation dans tous ses Etats

L’auteur est Directeur de recherche au CNRS et professeur à Sciences-Po Paris. Il a d’abord étudié Israël et les Palestiniens, ces deux légitimités identitaires qui cherchent un Etat. Il a ensuite tout naturellement élargi ses recherches aux identités nationales en Belgique et en Italie, et cherché à analyser comment les sociétés modernes peuvent répondre aux exigences de pluralisme national.

Pour lui, en 2000, à l’aube du nouveau millénaire, l’Etat-nation a fait son temps et il faut inventer une nouvelle forme d’Etat démocratique multinational. S’il a raison sur l’effacement de l’Etat-nation, contesté à la fois par le haut dans la dilution dans des instances supra-étatiques du type Union européenne, OTAN, ONU, OMS, G7, par la mondialisation économique et culturelle de masse via le net – et par le bas via la décentralisation, la régionalisation, l’autonomie, – l’année 2020 prouve que ce n’est pas si simple. La « modernité » n’est pas à sens unique vers un progrès linéaire. Ce qui apparaissait comme une avancée il y a vingt ou trente ans montre ses défauts aujourd’hui : hors l’Etat-nation, qui se préoccupe de la santé des populations ? En cas de pandémie, c’est chacun pour soi. La région autonome est trop petite pour être viable économiquement et le supranational trop vaste pour être efficace partout au même moment – et les deux n’ont pas la même légitimité démocratique que l’Etat-nation.

Mais celui-ci n’est pas toujours au rendez-vous, ce qui rend la réflexion de Dieckhoff encore d’actualité. La Chine, Etat totalitaire aux mains d’un parti unique, a montré de façon caricaturale durant la pandémie que c’est dans l’Etat central que ça se passe, pas dans les régions plus ou moins autonomes. Les Etats-Unis, à l’inverse, montrent que c’est dans les Etats fédérés que l’essentiel se passe, et non pas au centre où règne un clown vantard qui s’improvise médecin et préconise d’injecter directement de l’eau de javel dans les poumons des infectés après les avoir exposés tout nu au soleil.

L’ouvrage est en deux parties : L’appel du nationalisme pour comprendre les ressorts sociaux et culturels de l’aspiration à être soi dans sa propre culture ; et La multinationalité, un défi pour l’Etat, au travers des expériences de cohabitations pluralistes des Etats impériaux, nationaux, jacobins.

Les libéraux peuvent laisser-être les identités tout en conservant un Etat régulateur et arbitre, mais cela ne suffit pas. Les républicains se concentrent sur « les valeurs » rationnelles qui font sens commun, laissant les identités religieuses, culturelles et linguistiques au privé. Les multiculturels prônent un naïf « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil », sans prendre en compte les exaspérations populaires contre les mœurs venues d’ailleurs qui veulent s’imposer dans certains quartiers ni la volonté de certaines religions de rompre avec la société. Les nationalistes, sur l’autre bord, sont tout aussi naïfs : le Pakistan montre que fonder une nation exclusivement sur l’islam, en niant les langues, les ethnies et les cultures, est illusoire (p.268) ; la Yougoslavie et l’URSS sur la religion communiste internationaliste, étaient du même type : ça n’a pas marché.

Mais tout d’abord, le nationalisme s’exacerbe de la mondialisation. Plus l’on se ressemble par le niveau de vie, les flux économiques, la culture-monde et les droits de l’homme, plus l’on a envie de se distinguer. Plus l’espace est réduit par les techniques de communication véhiculées par le capitalisme global, plus les lieux de vie de proximité et le « vivre ensemble » prennent de l’importance ; le confinement l’a montré un peu plus. L’identité résiste, n’en déplaise aux utopistes de la République universelle ; comprendre pourquoi et comment est l’objet de cette étude.

Les sociétés humaines se définissent par une diversité optimale au-delà de laquelle elles ne peuvent aller et en même temps en-deçà de laquelle elles ne peuvent descendre. C’est toute la dialectique de l’autre et du semblable, des relations indispensables sans s’annihiler, d’accueillir l’autre et le différent sans oublier d’être soi. Dans l’histoire, des cultures s’éteignent et d’autres apparaissent, la plupart se transforment. Une « identité » n’est pas figée mais référence évolutive. La diversité est au cœur de l’humain mais la relation aussi. D’où la balance entre les deux et l’équilibre à trouver.

Si la culture « originelle » pure est un fantasme (les Aryens, la négritude, le Yamato), la mobilisation identitaire encourage à se définir par rapport au dominant et donne une dignité nouvelle au dominé. Ce pourquoi la revendication « identitaire » vient le plus souvent du peuple et non des élites, même si celles-ci peuvent l’utiliser à des fins politiques : l’autonomie corse ou l’indépendance catalane offrent des postes nouveaux à cette élite ; en Belgique par exemple, le clivage linguistique flamand / wallon recouvrait un écart social qui ne permettait pas un accès égal au centre du pouvoir. Dans l’histoire, la traduction de la Bible en allemand populaire par Luther puis les poètes romantiques ont donné à l’élite un sentiment national via la culture, tandis que les mouvements anticoloniaux sont partis de l’élite dominée qui aspirait à l’indépendance pour prendre le pouvoir. « L’ethno-régionalisme des années 1960 emprunte d’ailleurs dans un effet de mimétisme évident ses méthodes et son vocabulaire aux mouvements de libération du tiers-monde » p.105. Mais en Italie, la Ligue du nord ne réclame une sécession que pour mieux réformer l’Etat central dans le sens d’un plus grand fédéralisme, pas pour le faire éclater. L’exemple du Québec le prouve : autonomie oui, sécession non – le coût économique, social et diplomatique serait trop grand. Macron a raison quand il déclare que l’Europe peut plus que la petite nation France dans les luttes du monde ; ce n’est pas nier l’identité française mais l’intégrer dans un ensemble culturel, économique et géopolitique plus vaste, aux valeurs communes fondées sur le droit, la démocratie et la solidarité.

L’intégration républicaine continue de fonctionner en France, malgré les Cassandre ; en témoigne l’usage du français, les mariages non traditionnels, les unions mixtes, l’aménagement des comportements religieux, les pratiques sociales à la française – seules exceptions : une minorité turque tenue par l’islamo-fascisme d’Ankara et les illuminés de Daech séduits par l’utopie. Mais le modèle républicain droit s’adapter à la multiculture.

L’auteur introduit ici une distinction utile entre les différents sens du mot : le multiculturel peut renvoyer au constat de la coexistence de cultures diverses à l’intérieur d’un même Etat ; il peut faire référence aux politiques publiques destinées à gérer cette diversité ; il peut enfin être une véritable idéologie de la promotion active des différences. C’est ce dernier sens qui fait problème. Contrer cette foi utopique et naïve est la première étape indispensable pour tolérer la diversité sans en faire une angoisse de Grand remplacement ! Si l’on ne barre pas la route au multiculturalisme ainsi conçu, la voie est ouverte aux extrémismes, qui peut s’exacerber en guerre civile (quelques-uns l’appellent, pour rejouer à l’envers la guerre d’Algérie). Les identités complémentaires sont en revanche fort possibles – elles existent déjà sans être formelles. Parler basque, corse ou alsacien ne remet pas en cause le sentiment d’être français, ni celui d’être européen. Il suffit d’aller à l’étranger pour le constater.

Il faut encore distinguer polyethnicité et multinationalité. Les migrations successives rendent les Etats polyethniques, sur le modèle américain ; la multinationalité est historique, rassemblant des communautés à culture propre dans le même Etat (Kurdes en Turquie et Irak, Arabes en Israël, Russes en Estonie…). Il est nécessaire de trouver des façons de fonctionner appropriées. L’auteur étudie la consociation suisse réussie, le fédéralisme canadien ou espagnol contrasté, et l’éternelle tentation sécessionniste (Irlande, Ecosse, Padanie). Cette seconde partie est la plus bavarde et se perd parfois dans les détails, sans vue d’ensemble claire. Il semble que le fédéralisme soit la meilleure formule – à condition que les clivages sociaux soient multiples et croisés comme en Suisse. Il exige pour cela le compromis libéral démocratique et surtout pas le nationalisme à base ethnique ou religieuse.

« La pluralisation croissante des sociétés rend de plus en plus intenable le postulat qui veut qu’à un Etat corresponde une nation et une culture. Elle donne par contre une actualité nouvelle à l’Etat multinational qui, par nature, est fondé sur l’expression d’identifications multiples et se trouve en harmonie avec les aspirations des individus modernes à jouer simultanément sur plusieurs registres d’appartenance » p.287. A l’inverse, la Russie tsariste, qui a cherché à se comporter comme un Etat-nation alors qu’elle était un empire multinational, s’est effondrée.

Alain Dieckhoff, La nation dans tous ses Etats – Les identités nationales en mouvement, 2000, Champs Flammarion 2012, 355 pages, €9.00 e-book Kindle €8.99

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Roland Marx, La reine Victoria

L’auteur est un vieux routard de l’histoire britannique, agrégé d’histoire en 1956 décédé en 2000 ; il professait déjà lorsque j’étais étudiant. Il fait de la reine Victoria le symbole du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande à l’apogée de son empire. C’est une véritable économie-monde avant que les Etats-Unis, pays-fils dégénéré, ne lui ravisse la place après la « Grande » guerre, celle de 14-18. Le Royaume-Uni a vaincu Napoléon qui se voulait dictateur de l’Europe continentale, débuté le premier en Europe l’industrialisation et assuré sa domination sur les mers.

Victoria nait en 1819, elle mourra en 1901. Elle incarne le XIXe siècle à elle toute seule, ayant vécu 82 ans et régné 64 ans, dès ses 18 ans. Le siècle porte son nom : victorien. Un mélange de morale chrétienne austère (les tables doivent porter des jupes qui cachent leurs « jambes » !) et d’inégalité féroce due à l’industrie et au commerce, les basses classes (dangereuses) n’étant retenues que par la peur du crime (Jack l’Eventreur sévit dans l’East End de Londres à l’automne 1888).

Victoria est évidemment conservatrice, persuadée de la domination de l’homme blanc selon la Bible, fière de ce « fardeau » et de la « Destinée manifeste » de la race blanche dont les Anglais sont pour elle (évidemment) le sommet. Mère peu tendre (née elle-même d’une mère très autoritaire), elle incarne la stabilité du modèle de valeurs qui ont fait la grandeur (mais aussi la rigidité) de l’empire britannique. Après 1914, ce sera la boucherie, le déclin et la ruine. Victoria n’avait pas préparé son peuple à ce destin.

Pourtant, elle excelle en dessin et parle français. Lorsqu’elle devient reine, elle règne sur 16 millions d’habitants (dont 5 d’Irlandais) ; ils seront 28 millions en 1851, année où le nombre de citadins dépassera celui des ruraux et où le recensement révèlera que la moitié seulement suit le culte de la souveraine (shocking !). Son oncle le roi des Belges Léopold lui conseille, lorsqu’elle accède au trône en 1834, « de ne pas répondre le jour même » à une question importante. Et de ne jamais « permettre à des gens de parler de sujets qui vous concernent ou qui ont trait à vos affaires sans que vous en ayez vous-même exprimé le désir » p.66.

Victoria se marie en 1840 avec le prince germanique Albert, qu’elle aimera jusqu’à la fin et qui lui donnera huit enfants, dont le futur Edouard VII, l’aîné, en 1841. Avec son mari, elle jouera beaucoup avec eux, en réaction à sa propre éducation trop rigide. Bien qu’émotive, elle exprime peu ses sentiments, soumise à « ce qui se fait ». La presse pour enfants et adolescents prend son essor dès 1870 et encourage le patriotisme par des récits d’aventures exotiques. S’ajouteront Kipling et Baden-Powell pour exalter le nationalisme « naturel (…) d’orgueil et de joie » p.424.

Mais à la mort de la reine, au tout début du XXe siècle, le romancier John Galworthy cité par le biographe dresse le bilan social, somme toute mitigé : « avec de l’argent on était libre en droit et en fait, et sans argent on était libre en droit et pas en fait. Une ère qui avait si bien canonisé l’hypocrisie que, pour être respectable, il suffisait de le paraître » p.455. Un véritable modèle pour toutes les époques où le fric engendre le mépris et la richesse l’orgueil de se croire d’une essence supérieure aux autres. De fait, l’empire « pour mille ans » (Lewis Morris en 1897 – Hitler n’a rien inventé…) ne durera qu’un dixième de millénaire, à peine un siècle. Mais quel éclat !

Dans cette biographie vivante qui replace toujours le personnage dans son époque, la reine Victoria ressort un peu moins caricaturale. Sa morale puritaine devenue lieu commun correspondait à l’austérité laborieuse de la bourgeoisie en plein enrichissement ; le modèle royal n’était au fond que le miroir dans lequel la société tout entière aimait à s’admirer. La lecture des romans policiers historiques d’Anne Perry, sur l’époque victorienne, donneront une illustration vivante de l’époque.

Roland Marx, La reine Victoria, 2000, Fayard biographies historiques, 538 pages €30.00

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National-populisme américain

Trump est un clown improbable mais le trumpisme est une vague de fond de la politique américaine. Les Yankees ont prôné la mondialisation libérale et la dérèglementation tout azimut tant que cela servait leur commerce et leur prospérité. Dès que la Chine a commencé à prendre de l’importance et la Russie se réveiller militairement au Proche-Orient, rien ne va plus : repli sur soi et America first ! Un bon article de Marya Kandel, historienne de Paris 3, le montre dans le dernier numéro 208 de la revue Le Débat de janvier-février 2020.

Bien que parfois confus et redondant, le propos est assez clair : la vague Trump est un national-populisme comme on en connait en Europe, avec ses particularités américaines. Le candidat-clown n’avait aucun projet autre que son narcissisme et son Art of the Deal ; ses équipes ont donc repris les détestations communes des petits Blancs de l’Alt-right américaine, cette extrême-droite hostile aux globalistes, adepte des théories du complot et hantée par le grand remplacement des Blancs par les colorés. Avec pour marque de fabrique yankee l’allégeance à la Bible. Le Grand Old Party (républicain) adapte son discours à son électorat, il ne fait pas l’inverse comme les partis français trempés d’idéalisme platonicien. Le trumpisme devrait donc survivre à Trump si celui-ci est battu.

Ce courant est antilibéral, nationaliste, conservateur, religieux, isolationniste.

Tout ce qui est « progressiste » est rejeté, et il faut dire que la propagande utopique des « droits à » l’infini et des mamours aux extrêmes-minorités est devenue une scie improductive, source de ressentiment. Que veulent dire au fond « l’universalisme » ? les « droits de l’Homme » ? Ont-ils des limites dans l’humain même où ne sont-ils que le faux-nez de l’impérialisme européen sur les valeurs ? Ne doit-on pas les cantonner aux traditions chrétiennes propres à l’Amérique ?

Tout ce qui est déréglementation est remis en cause. Les multinationales deviennent un danger dès lors qu’elles vont produire ailleurs, engendrant chômage, déficit du commerce extérieur et dépendance stratégique, en plus d’éviter l’impôt via les Etats complaisants des « paradis fiscaux ». Les inégalités augmentent entre très riches nomades biberonnés aux dividendes multinationaux et cols bleus et blancs moyens et populaires qui ont construit les Etats-Unis. La mondialisation profite désormais à la Chine et l’Amérique ne veut plus payer pour son développement destructeur des industries nationales. Mort aux libertariens et vive l’Etat interventionniste ! Avec un certain retour à l’impôt comme levier… et la volonté de réguler les GAFAM.

Tout ce qui est ordre international est de même rejeté, au nom d’un égoïsme sacré : America first ! Toute l’architecture de sécurité et les institutions internationales bâties depuis 1945 par les Etats-Unis avec leurs alliés sont balayées : ils n’y ont plus avantage. Ce pourquoi l’OMC devient une coquille vide, que l’OTAN est en état de « mort cérébrale » et que l’accord de Paris sur le climat une vaste blague que ne reprennent les Chinois que pour se faire une vertu. La bête noire des trumpistes (comme on dit lampistes) est l’Union européenne dont la construction supranationale contraignante leur donne des boutons. Feu sur le quartier général de Bruxelles ! On est mieux chez nous à décider nous-mêmes pour nous, croit-ils. D’où l’encouragement au Brexit et aux extrémismes nationaux et socialistes d’un Stephen (dit Steve) Bannon en Europe.

Le nationalisme est désormais la mission américaine qui succède au mondialisme – et les élites européennes, toujours en retard d’une demi-génération, ne l’ont pas encore intégré. Il se fonde sur la tradition chrétienne, revue et corrigée par les sectes américaines. En bonnes protestantes, elles privilégient la lecture de la Bible et, en bonnes incultes, sa lecture littérale : c’est écrit, donc c’est vrai. L’Ancien testament, bien plus gros que le Nouveau en nombre de pages, et placé en premier dans le Livre, est donc favorisé. Les Etats-Unis s’identifient à Israël comme Terre promise au Peuple élu du Dieu unique qui a fait alliance. Il s’agit donc d’obéir aux Commandements et de rejeter tous les « droits » qui les enfreignent : avortement, homosexualité, mariage gai, féminisme, droits civils pour les fils de Cham et même la théorie (complotiste ?) de l’Evolution : Dieu a créé une fois pour toutes l’homme à son image, puis donné une femme créée d’une côte prise au mâle, enfin élu le Blanc et pas les autres – tout le reste est complot égalitariste d’esclaves emplis de ressentiment pour le Maître. C’est ce que disait Steve Bannon en 2016…

Ce recentrage sur le pays, sur le national et sur le traditionnel chrétien, inverse les valeurs. Plus de multiculturel en interne, plus de mondialisation économique, plus de multilatéralisme international mais la réaffirmation de l’Amérique blanche, chrétienne, industrielle et soucieuse de ses seuls intérêts. Les ennemis principaux sont la Chine et l’islam politique. Un rapprochement intellectuel avec la Russie serait possible s’il ne subsistait aux Etats-Unis une structure idéologique militaire et du renseignement qui restent antisoviétique par inertie. Mais, qui sait, plus tard ?

Ce revirement idéologique, qui a pour base les intérêts bien compris des états-uniens votant, rencontre la jeunesse qui, selon les sondages, pense que le pays devrait rester à l’écart des affaires du monde et privilégier sa sécurité. Il rencontre aussi l’étude The Next America du Pew center qui constatait en 2017 que la population des Etats-Unis née à l’étranger passait déjà les 44%, que les immigrants illégaux étaient plus de 10 millions et que, vers 2050, les White Anglo-Saxons Protestants (WASP) deviendraient minoritaires dans leur propre pays et que ceux nés avec le siècle vivraient moins bien que leurs parents.

Ce conservatisme national a été exacerbé par les ingérences russes dans l’élection présidentielle, avec création de faux comptes Facebook, Instagram et Twitter, de faux blogs et de fausses associations des deux bords extrémistes, pour exacerber les contradictions (selon la politique léniniste orthodoxe). Cela afin d’engendrer le chaos dans « la démocratie » et montrer son inefficacité. L’article suivant du même numéro Débat, par le journaliste Roman Bornstein, détaille la façon précise dont l’officine russe proche du Kremlin s’y est prise. Elle n’a fait qu’exploiter nos faiblesses réglementaires et libertaires.

Ces idées, il faut les connaître pour ne pas rester sur la dérision à propos de Trump. Même si le paon narcissique passe, subsistera l’idéologie national-populiste biblique d’une bonne partie de la population ouvrière et moyenne blanche. Les Etats-Unis ne sont plus pour l’Europe des alliés militaires fiables ni des partenaires économiques intéressants mais des égoïstes impériaux, agitant leurs lois extraterritoriales pour inhiber toute politique qui ne sert pas leurs intérêts : sur le commerce avec l’Iran, sur les fortunes américaines, sur la multinationale de l’énergie nucléaire Alstom, sur l’exclusion de Huawei dans la 5G en Europe. Le président Macron se dit que, puisque l’Amérique s’éloigne, se rapprocher de la Russie a du sens. Peut-être : c’était la politique du président de Gaulle. Mais tisser des liens avec la Russie de Poutine, c’est dîner avec le diable et nécessite une longue cuiller. La fable Griveaux vient opportunément le rappeler. En 2022, n’y aurait-il pas une succulente vidéo d’un candidat à la présidence française en position sabreuse en préparation ?

Face aux Etats-Unis qui deviennent hostiles et égoïstes, face à la Russie haineuse et pleine de ressentiment contre nous, seule l’Union européenne peut offrir la cuiller assez longue pour s’établir au banquet sans se griller les pattes. Les Allemands, toujours lourdauds en politique internationale à cause de leur passé, ne viendront que lorsque la divine Amérique leur tapera sur les carrosseries. Mais les Italiens ? les Espagnols ? les Polonais ? les Irlandais ? les Belges ? Si les nordiques suivent plutôt le monde anglo-saxon et l’Allemagne, les autres pays peuvent avoir conscience qu’une position commune est nécessaire pour compter comme une force au XXIe siècle face aux géants américain et chinois. Le président Macron pourrait s’en préoccuper plutôt que de faire d’excessives courbettes à Poutine.

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Bilan d’une génération 1980-2020

La revue Le Débat en 2001 a fêté ses 20 ans par un bilan des changements intervenus durant cette période en France. L’intérêt d’une telle rétrospective intellectuelle ? Remettre dans son contexte les phénomènes contemporains, voir d’où ils viennent, donc ce qu’ils signifient. Vingt plus tard encore, fin 2019, les mutations de la période 1980-2000 n’ont fait que s’accentuer, pas en révéler de nouvelles.

Parmi les changements majeurs, la politique s’est désacralisée, l’État s’est appauvri et les Français ont résisté.

La politique est devenue plus technicienne : le président de la Réserve fédérale américaine est perçu plus comme président des États-Unis que le président politiquement élu. L’adaptation française à ce phénomène a été la décentralisation, la cohabitation, l’irruption des agences et hauts comités indépendants, et l’intégration européenne. Le sacré des idéologies, communiste puis « socialiste » des Droits de l’Homme, a laissé la place à l’équilibre des pouvoirs et au droit. On appelle ça « le libéralisme ». Il s’applique en politique, à la vie privée, aux mœurs – mais aussi à l’économie. Or le libéralisme, inventé en France contre l’Etat absolutiste parisien, royal et catholique par Voltaire, Montesquieu, Diderot et Tocqueville, n’est pas l’anarchie libertarienne de la loi de la jungle où « l’homme est un loup pour l’homme » – version inventée aux Etats-Unis des pionniers par Henri David Thoreau, Murray Rothbard et Robert Nozick. L’Europe n’est pas l’Amérique. L’Etat qui protège et règlemente les conflits entre les intérêts privés au nom de l’intérêt général est un Etat qui intervient. Avec quel dosage ? Là est le débat – pas dans la disparition de l’Etat.

L’État français, quant à lui, accapare toujours plus de la richesse nationale tandis que les services qu’il rend sont de moins en moins performants : armée (on l’a vu durant la guerre du Golfe), éducation (de plus en plus bureaucratique et de moins en moins en prise sur la réalité sociale), justice (toujours plus lente et de moins en moins comprises). L’intérêt public n’est plus aussi légitime après la reconnaissance des délires de Vichy, de la faillite du Crédit Lyonnais et de l’incendie des paillotes corses. Échec des réformes, démagogie, féodalités politiciennes, absence de vision d’avenir, dogmes idéologiques : pauvre politiciens ! Ce pourquoi l’Etat en France doit reculer, pour laisser la société civile respirer. C’est un peu ce que revendiquaient de façon pataude les gilets jaunes avec leur référendum d’initiative populaire.

Les Français ont résisté à cette déliquescence comme à la crise économique due au franc trop fort et aux politiques monétaires restrictives (jusqu’en 2010) de l’euro. À la base, les institutions freinent : familles, municipalités, associations. L’ascenseur social n’est pas en panne mais ralenti, et de nouveaux clivages surgissent : privé/public avec leurs inégalités devant les salaires, les retraites et le chômage, actifs/retraités, grandes écoles/universités, ville/banlieue, constellation sociologique centrale (qui gère les associations, lance les modes, influence administration et politique)/constellation populaire (qui refuse les évolutions en cours et la dégradation de son niveau de vie et vote PC, FN ou Chasse, pêche, nature et traditions). L’individualisme croît comme la recherche de communauté. Quand l’État central recule et que le relais n’est pas pris par les collectivités décentralisées, les clans se reforment. Le compagnonnage d’entreprise a laissé la place aux réseaux sociaux et les syndicats aux « mouvements ». La sexualité n’est plus épanouie comme en 1968 mais un problème, bien décrit par Michel Houellebecq. L’organisation de type mafia n’est pas un épiphénomène mais une forme sociale qui répond aux désordres politiques ; elle est l’autre face de la déréglementation, un problème surgi de la loi de la jungle. Lorsqu’on se retrouve tout seul, on cherche protection. Y compris dans « le retour » des religions – souvent moins croyantes que rituelles et communautaires.

Après les changements, les modèles : Mitterrand, mondialisation, culture jeune, société médiatisée.

François Mitterrand fascinait toujours : 220 livres sur lui avaient été publiés à fin 2000. Il apparaît en pleine lumière mais on ne se sait au fond rien de lui (sa maladie, son pétainisme, sa double vie). Il a mobilisé la gamme complète des thèmes humains : le rapport à la souffrance, l’amitié, la famille, le pouvoir, l’expression de soi, la fidélité à soi-même, le rapport à l’irrationnel, l’interrogation sur la mort. Il est, en l’an 2000, un exemple de vie bien remplie, mouvementée, riche, en bref réussie.. En 2019, il s’éloigne ; les gens lui préfèrent De Gaulle, figure tutélaire, ou Chirac, ce spadassin de la politique qui n’a pas foutu grand-chose une fois au pouvoir – sauf dissoudre pour amener la gauche à gouverner 5 ans ou à  bafouiller de « ne pas appliquer » une loi pourtant votée et qu’il a lui-même promulguée… mais qui, par sa mort, rappelle les années « d’avant ».

La mondialisation a vu le triomphe du marché, la concurrence de tous pour tout, l’élévation globale de la richesse mais le creusement des inégalités, l’emballement de la technologie et les craintes qu’elle suscite, le pillage des ressources ; l’universalisation de l’opinion et de la morale mais principalement celle de la culture dominante américaine ; la prise de conscience que les grandes questions sont planétaires (échanges, finances, trafics, ressources naturelles, climat, données numériques, maintien de la paix). En contrepartie, la pensée du premier venu reçoit sur les réseaux sociaux la même dignité que celle du philosophe ou du spécialiste, même si un authentique travail de la pensée ou de la recherche nécessite des outils conceptuels et des référents qui sont très longs à acquérir. Chacun « se croit », dans un narcissisme ambiant exacerbé par l’exigence d’exister soi dans un monde cruel où l’on se trouve bien seul.

Les cultures jeunes d’aujourd’hui ont une stratégie de l’esquive. Ils ne sont ni pour ni contre, ni de droite ni de gauche, ni impliqués ni indifférents : ils auto-référencent. L’adepte de la glisse ne cherche pas à fuir la ville mais en use comme un terrain de jeu, en décalage avec la génération d’avant. La jeunesse n’est plus révolutionnaire mais insurrectionnelle. Elle libère une zone pour un temps bref : événement festif, rave party, ZAD, manif. Après ? – Rien. La politique continue comme avant, sans eux. L’hédonisme dionysiaque expérimente. Le narcissisme des corps triomphe en selfies constamment renouvelés et publiés – allant parfois jusqu’au nombrilisme du moi. Le principe de plaisir est roi. Les particularismes veulent tous des « droits » au nom du « respect » qui serait dû à leur petit mais unique ego. Rien de cela n’est grave, aussi vite oublié que survenu. Il n’y a que les naïfs d’extrême gauche pour croire en faire une politique ; malgré « la crise » et malgré tout, ils demeurent minoritaires.

Car la médiatisation joue son rôle d’amplificateur et d’éternel présent. Les saltimbanques s’érigent en donneur de leçons au nom du politiquement correct, ils manipulent l’émotion au détriment du débat raisonné, ils relaient les fantasmes (OGM, GPA, rumeurs, périls « brun », grand remplacement, apocalypse climatique). Ils se font de la publicité en se donnant le beau rôle envers les exclus, les victimes, les sans-papiers, les réfugiés, les immigrés, les violées, les battus. Malgré le net, l’intelligentsia française reste fascinée par le petit écran comme le phalène par la lampe : histrionisme, bavardage, vanité, posture, vide intellectuel masquée par le beau ramage, permettent d’occuper le terrain au détriment des arguments et parfois du réel. Il s’agit de se faire voir comme on vend une lessive ; pour cela, outrances verbales, violence du ton et injures personnelles sont le meilleur moyen de faire du marketing pour soi – le buzz.

Nous ne pouvons qu’en admirer d’autant la pratique mitterrandienne de tenir la chaîne culturelle par les deux bouts, de la haute intelligentsia au show-business : les deux se légitiment l’un l’autre. Une leçon pour Macron ? La vertu sans peine est ainsi largement diffusée, commentée et légitimée, comme au beau temps de l’agence Tass soviétique. Conformisme idéologique et manichéisme moral en sont la résultante inévitable, parfaitement accordés au langage consensuel et binaire des médias comme à l’esprit radical et généreux de la jeunesse, toujours au présent – et qui ne juge du passé qu’au filtre de l’immédiat (la collaboration, le consentement sexuel, l’enrichissement politique, les pratiques en usage).

Voici donc le monde tel qu’il était en 2000. En 2020, vingt ans après comme dirait l’autre, rien n’a changé au fond… La crise financière a eu lieu, appauvrissant un peu plus les Etats par la dette, l’énergie s’est faite plus rare, créant une atonie de la croissance et des craintes millénaristes sur le climat, les réseaux ont explosé tout en révélant la traque massive et sans contrôle des données personnelles, le narcissisme s’est accentué avec son cortège de selfies musclés, de kits de survie, de comportements antisociaux et autres armures de protection, voire d’allégeance à une communauté d’idéal (Daech, suprémacisme blanc, Israël envers et contre tout). La Chine prend sa place de puissance due à sa population et les Etats-Unis ne cessent de décliner, comme l’Europe et la Russie, engendrant des nationalismes biberonnés aux ressentiments sociaux et culturels. En phare de la nouvelle ère, le clown Trump et sa tromperie, sa vanité crasse d’égoïste parvenu, sa traitrise envers tout « allié », sa volonté de dominer toute négociation au nom du Deal-roi. Et les illusions du Brexit.

Il est vain de souhaiter changer le monde mais beaucoup plus subtil de le subvertir là l’on se sent concerné. Le décalage, la transgression, la réflexion, la gratuité, permettent de voir plus loin et de susciter plus d’attachement où c’est utile, dans les situations concrètes. Soyons donc subversifs !

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Zemmour désamour

La « polémique » a attiré mon attention sur un discours qui serait autrement resté pour moi invisible. La vertu de « la polémique » est son imbécilité : les bonnes âmes des ligues de vertu morale et politique (pour eux c’est pareil) savent mieux que vous ce que vous devez penser et mettent en valeur ce qui devrait à leurs yeux rester caché. Et qui devient donc diablement intéressant.

Eric Zemmour, « écrivain polémiste », est intervenu à la Convention de la droite, version Maréchal. Malgré les « problèmes techniques » qui n’ont cessé d’émailler de bout en bout l’intervention, le discours retransmis en direct par LCI dans un souci démocratique (mais ôté de YouTube par la bien-pensance puritaine yankee) est audible. Est-il bizarre que la droite réactionnaire soit plus nulle de la gauche ultra-progressiste dans l’usage des outils techniques de la modernité ?

Malgré les jérémiades à l’infini des « plaignants » qui ne supportent pas physiquement d’entendre des propos qu’ils ne partagent pas, le régime démocratique exige le débat, donc les libres propos. Eric Zemmour n’a pas dépassé les bornes de la polémique politique même si, depuis l’effondrement de l’idéologie communiste, les citoyens comme les « intellectuels » n’ont plus l’habitude des mots qui fâchent. Ils en appellent aussitôt à la loi, voire révisent la Constitution, pour surtout cacher ce sein qu’ils ne sauraient voir. Depuis Molière, les Tartuffes restent les mêmes.

Que dit donc de si diaboliquement sulfureux l’écrivain polémiste Zemmour ? Que l’ensemble du « progrès » (la science, l’industrialisation, la mondialisation, la société et la morale qui va avec) est à honnir. Il n’a apporté que désillusions et déboires : la boucherie de Verdun avec l’industrie, Hiroshima avec la science, la pauvreté ouvrière avec la mondialisation – il aurait pu ajouter l’effondrement du droit du travail et le sous-paiement systématique avec les GAFAM, mais il n’est pas toujours à la page.

Selon lui, il y a pire : mondialisation rime avec colonisation. Si la première mondialisation d’hier a vu les Occidentaux coloniser les pays enfants, la seconde mondialisation d’aujourd’hui (que Trump achève) voit les enfants du tiers-monde coloniser l’Occident. Son angoisse, c’est l’Afrique : deux milliards et demi d’habitants en 2050, contre un demi-milliard seulement en Europe. C’était l’inverse en 1900, selon lui : cent millions contre quatre cents millions. Les flux vont donc s’inverser et le « grand remplacement » dénoncé par Renaud Camus commencer. D’où la question qu’il pose : « Les jeunes Français seront-ils majoritaires sur la terre de leurs ancêtres ? » L’auditeur est supposé savoir que « les Français » sont tous ceux qui sont présents depuis des siècles, pas les récents autorisés administratifs, sinon les musulmans qu’il dénonce seraient tout aussi Français que les catholiques de souche…

Ce qui manque au polémiste, qui définit soigneusement progrès et progressisme, est une définition du Français. Est-on français par droit du sol ou droit du sang ? Il n’en dit rien, lui-même juif berbère immigré d’Algérie, décrété Français par Crémieux. Le progressisme est pour Zemmour « un matérialisme divinisé » ; on ne sait trop ce qu’il entend par cet oxymore qui fait chic : peut-on faire un dieu de la matière qui justement n’a rien de divin ? Ce jeu de concepts masque l’absence de pensée sur le sujet, sinon de plaire aux milieux catholiques. Que l’être humain se construise durant sa vie, et que la société s’organise sans intervention d’un dieu quelconque (fut-il une Morale laïque), n’est pas dans le logiciel du polémiste. Or c’est pourtant ce qu’il prône ! Car il s’agit pour lui que les individus se sentent solidaires du collectif social, lequel doit « résister » et « restaurer » un ordre ancien préférable. Une morale construite remplace l’autre tout aussi construite – et cette progression n’est qu’une bifurcation d’un sens qui reste toujours construit…

Le propos qui choque les pacifistes volontiers collaborateurs des fanatismes totalitaires (aujourd’hui sous Macron comme hier sous Pétain) est le suivant : « Les idiots utiles d’une guerre d’extermination des mâles blancs hétérosexuels catholiques ». Et le polémiste diplômé de Science Po élevé par des femmes (et qui a raté deux fois l’ENA) de dénoncer le féminisme des porcs, le racisme des noires et des rappeurs qui appellent au meurtre et au viol des Blancs, la théorie du genre qui fait que la ministre Agnès Buzyn peut déclarer sans rire « qu’une femme peut être père », enfin l’islam (radical – je précise, ce que Zemmour omet) qui veut imposer la loi coranique et massacrer les mécréants. Pour Eric Zemmour, il ne s’agit ni plus ni moins que d’une « guerre des races et des religions » avec pour but « occupation et colonisation » par l’islam et par le nombre. Évoquer cette « guerre » signifie-t-il appeler à la faire ? Le polémiste y invite mais ne dit pas comment : par la kalachnikov ou par les arguments ? La guerre civile ou le droit républicain ?

Ce n’est pas la courbe de croissance économique qui importe pour lui mais la courbe de croissance démographique. Or, pour Zemmour, « à chaque vague démographique correspond une vague idéologique ». L’universalisme a été porté par la population française, exubérante à la Révolution et durant la colonisation ; aujourd’hui, cette idéologie est obsolète, se réduisant à « un individualisme borné » dans un contexte de taux d’enfant par femme réduit, tandis que l’islam se répand par sa démographie (même si les musulmans intégrés ont tendance à aligner leur taux de fécondité sur celui de la société dans laquelle ils se trouvent). « La question identitaire n’est pas la seule, mais elle précède toutes les autres questions » (sociales, économiques, politiciennes). Elle est la seule question « rassembleuse » de « toutes les droites », sauf « la mondialiste ».

Car deux totalitarismes actuels ont conclu désormais l’équivalent du « pacte germano-soviétique » des totalitarismes d’hier : 1/ « le libéralisme droitdel’hommiste » des citoyens du monde qui vivent en métropoles – et 2/ « l’islamisme des banlieues ». Tous les deux foulent aux pieds la nation, aucun ne se sent Français : les premiers parce qu’ils se voudraient Américains, les seconds parce qu’ils appartiennent avant tout à l’Oumma musulmane. Les Français catholiques, où peuvent-ils se retrouver ? Il oublie curieusement la France périphérique, ni métropole ni banlieue, que les gilets jaunes ont révélée – sa pensée est-elle en retard d’une analyse sociologique ou répugnerait-elle à s’adapter ?

Obsédé jusqu’à la névrose, Eric Zemmour attribue tous les problèmes actuels de la France à l’islam dans un syllogisme peu convaincant : « tous nos problèmes sont aggravés par l’immigration ; et l’immigration est aggravée par l’islam ». L’auditeur comprend quelle est sa bête « noire », mais peut-il être convaincu par le seul alignement des mots ?

Il ne faut pas oublier à quel public il s’adresse : aux catholiques réactionnaires de la droite Maréchal. En général des bourgeois n’ayant pas de problèmes de fin de mois et qui, s’ils vivent majoritairement en province ou dans l’ouest vert de la banlieue parisienne, restent attachés aux traditions. C’est leur milieu et leur droit d’être et de penser, mais ils ne forment pas la majorité des citoyens français. Le discours est donc orienté sur leurs phobies présentes et leurs angoisses de l’avenir, orné de citations littéraires de Lamartine, Condorcet, Drieu la Rochelle, Bernanos, lu avec quelques éclats et passages fleuris. Rien de bien grave dans le grand débat national mais une expression qui mérite d’être rappelée pour mieux en débattre.

Car le fanatisme islamique est un problème, révélé par les attentats de 1995, même s’il ne touche qu’une minorité agissante. Le développement démographique de l’Afrique en est un autre qu’il est bon de ne pas ignorer. La propension des intellos à rester toujours dans le sens du vent bien-pensant, aboutissant parfois à devenir de véritables « collabos » des plus forts, est largement documentée depuis deux siècles, l’analyse la plus fine ayant été fournie par Raymond Aron en 1955 avec L’opium des intellectuels. Le retour des « nationalismes » (ou du repli sur soi) des pays développés de plus en plus nombreux est un fait d’évidence. Mais à quoi cela sert-il d’agiter les peurs et les angoisses (sinon à des fins de manipulation politicienne) ? Il nous faut au contraire apprivoiser ces événements par la raison, les analyser lucidement, pour décider de la façon de nous y adapter en conservant notre identité de pays ayant mille ans d’histoire.

Le problème d’Eric Zemmour est probablement qu’il ne s’aime pas. Il avait écrit un livre éclairant portant ce titre à propos de Jacques Chirac, en 2002 : L’homme qui ne s’aimait pas. Parlait-il avant tout de lui-même ?

L’auteur du Suicide français pourrait-il faire sienne la maxime qu’il livre aux maréchalistes de droite à la fin de son discours : « La vraie espérance est le désespoir surmonté » ? L’homme qui ne s’aimait pas pourra-il un jour s’aimer ?

Le discours d’Eric Zemmour à la Convention de la droite (très mauvaise qualité d’image et son médiocre)

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Montée du maréchalisme

La revue de réflexion Le Débat, dans son dernier numéro 205 de mai à août 2019, offre un panel d’articles sur la situation inconfortable d’aujourd’hui. Tout ce qui existait hier est remis en question… pour se réfugier dans l’avant-hier. La démocratie « représentative » est vilipendée comme confisquant le pouvoir au profit d’une élite qui « n’écoute pas »… mais le remède en serait la démocratie « plébiscitaire » adulant un homme fort tel que les fascismes et les socialismes l’ont promu à la génération d’avant. Ou, selon la classification des droites par René Rémond, la confluence de la droite légitimiste et de la droite bonapartiste.

Xi Jing-Ping déclare que la dictature d’un parti unique éclairé vaut mieux que les bavardages conflictuels des parlements démocratiques ; Poutine déclare le libéralisme « obsolète » et assume un nationalisme orthodoxe qui vante la grandeur de l’ex-URSS et la morale stricte inculquée à l’extrême jeunesse dans ce que la litote globish nomme des « Boot camps » – qui ne sont guère qu’une Putin-jugend sur le modèle de « l’Autre », l’ennemi de l’ouest. Aux Etats-Unis, mais aussi en France, un tiers de la jeunesse ne croit pas que la démocratie soit le meilleur système politique et préfèrerait une version plus musclée. En gros un Maréchal de 30 ans plutôt que de 90, la morale (voire la religion catholique) rigoureusement remise au goût du jour, les chantiers de jeunesse patriotique, la terre qui ne ment pas et le protectionnisme industriel. En témoigne la dernière élection européenne…

La souveraineté du peuple à la Rousseau comme fondement de la légitimité politique s’oppose à l’Etat de droit à la Montesquieu. Ni la représentation, ni la séparation des pouvoirs ne sont plus ressentis comme justifiés. D’où l’abstention, l’aversion ou la sécession. Toute parole officielle se trouve discréditée, et l’on assiste à l’essor des vérités « alternatives » comme au recours à la théorie du Complot. Dans le même temps le « libéralisme », dévoyé du politique à l’économique, engendre une prolifération de normes, règles et contraintes qui font douter de la « liberté » qu’il peut apporter. Les inégalités économiques croissent à mesure de la contrainte bureaucratique et la stagnation, voire le recul du niveau de vie, exacerbent les comparaisons entre statuts et positions.

Le « progrès » de gauche apparaît comme une régression sociale face aux inégalités et comme une régression culturelle face à l’immigration et aux musulmans français victimisés « plus égaux que les autres » ; le développement promis se dérègle à cause de la raréfaction des ressources, de l’énergie et de la destruction de l’environnement. Et aucun intellectuel n’est capable de proposer un nouveau modèle pour la société. L’université apparaît comme un parking où les diplômes sont dévalorisés par l’absence de sélection et par son refus de s’ouvrir au monde professionnel.

Dans l’ambiance générationnelle des nés-numériques, l’individualisme devient exacerbé. C’est chacun pour soi, du sport où la compétition fait rage au show-business où seul l’apparence compte, des profs qui prennent en otage les notes des bacheliers aux aide-soignantes qui simulent un suicide à l’insuline (tout en se faisant immédiatement soigner par les autres…), aux associations thématiques qui permettent d’émerger, aux entreprises créées à partir de rien sur des projets inédits. L’échelle locale apparaît comme la seule qui permette de valoriser le moi, et non plus ces « valeurs » abstraites d’un collectif incantatoire qui s’en fout dans les faits. Les syndicats sont dévalorisés et seul le happening (mais où l’art est dévoyé en politique) vaut titre d’existence (médiatique). Le basculement identitaire est en marche et c’est bien la faute de la gauche en France, au pouvoir par longues alternances depuis des décennies, d’avoir abandonné les individus au profit des utopies gentillettes sans racines.

Les 18-24 ans des enquêtes montrent qu’ils votent le plus pour des candidats radicaux, 25.7% pour Marine Le Pen au premier tour de la dernière présidentielle, 24.6% pour Jean-Luc Mélenchon (OpinionWay) contre 21% pour Emmanuel Macron. L’originalité de Mélenchon au premier tour a été d’avoir rompu avec la gauche culturelle européiste pour mener une campagne populiste et souverainiste ; l’erreur de Mélenchon au second tour a été d’abandonner cette posture identitaire pour rallier le reste de la gauche et en devenir son leader : son discours gauchisant sur l’immigration, l’éducation, la famille, l’Europe, a déçu. Même les gilets jaunes aujourd’hui lui tournent le dos – et les européennes ont montré que sa coalition n’était que de circonstance, fragilisée par ses coups d’éclat personnels.

L’identité malheureuse, la dépression économique, la régression nationale face aux géants américains, chinois, russes ou même allemands font que la génération jeune rejette la génération vieille qui a « joui sans entraves » en laissant un fardeau de dettes, de fils d’immigrés mal assimilés et d’immigrés récents de plus en plus inassimilables, sans parler du réchauffement climatique, des impôts au plafond et de la hausse exponentielle des taxes sur l’énergie. Le « vivre-ensemble » du discours lénifiant de la gauche bobo ne passe plus sur le terrain des inégalités économiques, des incivilités ethniques et de l’insécurité culturelle. Quand on n’a plus de repères aujourd’hui, on en revient volontiers aux repères d’hier.

Et le premier est la frontière : politique pour ne pas être inféodé, économique pour protéger ses industries, sociale pour préserver le système de santé, de chômage et de retraite, enfin culturelle face à la masse africaine (Maghreb et Afrique noire) dont l’explosion est déjà programmée : 150 millions dans les années 1930, 1.3 milliards aujourd’hui, 2.4 milliards en 2050 – seulement dans trente ans. Il faudrait être niais pour feindre de croire qu’une petite part des Africains jeunes ne désireront pas « rejoindre les cousins » dans l’eldorado européen, là justement où la démographie stagne et où la population vieillit, mettant en péril production, cotisations santé et retraites. Déjà, un immigré sur deux en France vient d’Afrique : réfugié, clandestin économique, étudiant qui reste ou regroupement familial.

Or l’islamisme progresse en Afrique et se fait plus intégriste. L’intégration des immigrés n’est pas une question sociale mais de plus en plus une question de mœurs, de religion et de culture. L’essor de l’individualisme engendre partout l’entre-soi, donc des tensions croissantes entre des « eux » et des « nous ». La religion est souvent le prétexte pour justifier des exactions violentes comme le dit Olivier Roy, mais les banlieues se radicalisent sous la férule des imams formés en Arabie saoudite comme le dit Gilles Kepel. Le fait religieux est autonome de la position sociale, ce sont surtout les classes moyennes qui partent en Syrie – même si la fratrie, la bande de petite délinquance et la mosquée servent de viviers. Selon Hakim El-Karoui, plus d’un quart des musulmans de France ont un système de valeurs qui s’oppose clairement à celles de la République. 68% des musulmans d’une cohorte de 11 000 collégiens des Bouches-du-Rhône interrogés mettent la loi de l’islam au-dessus de la loi française (contre 34% des catholiques). Une autre étude portant sur 7000 lycéens de seconde montre que 33% des musulmans ont une vision « absolutiste » de la religion, contre 11% pour les autres (enquêtes citées p.136).

Les « idiots utiles » (terme de Lénine à propos des intellos) dénient et minimisent, littéralement aveugles à la réalité identitaire qui monte en pression. Elle est pour eux « fasciste » et ils mettent dans ce mot le Diable incarné – qu’il ne faut dès lors qu’exorciser et non pas dialectiquement réfuter. Cette gauche morale en faillite, crispée sur ses positions de jeunesse alors que le monde n’est plus le même, a colonisé les médias et imposé son dogme, stigmatisant et rejetant dans les ténèbres extérieures tous ceux qui pensent autrement. La générosité est manipulée sur des cas individuels pour encourager l’immigration sans frontières ; la « domination » est mise en avant pour dévaloriser la culture traditionnelle, qualifiée de « bourgeoise » même quand il s’agit des sciences physiques ou statistiques ; la honte est agitée sur le rationalisme exacerbé en dérive des Lumières, sur la colonisation (à l’origine de gauche pour « éduquer » les peuples « enfants »…), sur la Shoah.

Un Mélenchon ne qualifie Merah, le froid tueur d’enfants, que de simple « fou » d’un banal fait divers ; un Peillon réduit à l’hitlérisme toute critique des islamistes en comparant le sort des Musulmans au sort des Juifs durant la Seconde guerre mondiale – on se demande d’où sort la politique de ce prof de philo… Si nombre de Juifs français fuient les banlieues où ils ne peuvent plus vivre ni étudier en sécurité, si de plus en plus quittent la France, ce n’est certainement pas le cas des Musulmans qui, eux, arrivent en masse et réclament toujours plus de visas ! S’ils étaient tellement menacés par « le racisme » en France, ne la quitteraient-ils pas pour un autre pays ou pour revenir chez eux ? Une telle niaiserie de la part de politiciens « progressistes » dans le déni, la complaisance ou le silence, laisse pantois. Ce pourquoi la gauche s’est effondrée et ses politiciens déconsidérés à vie.

Restent deux pôles : le raisonnable et réformiste démocratique – et le retour de l’archaïque sur le modèle Poutine d’un âge d’or mythifié autoritaire. Aujourd’hui Emmanuel Macron (malgré ses défauts) ou Marine Le Pen (avec ses défauts). Mais demain probablement Marion Maréchal, bien plus crédible que sa tante mais encore un peu jeune, prônant l’alliance de la bourgeoisie conservatrice et des classes populaires via le problème identitaire. Elle est évidemment pro-Trump tout comme elle était membre du groupe d’amitié France-Russie lorsqu’elle siégeait à l’Assemblée nationale…

Oui, le maréchalisme monte lentement en France.

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Laurent Olivier, Le pays des Celtes

Curieux objet que ce livre qui commence par un délire imaginaire comme un trip à l’acide d’où l’auteur revient « fatigué, la tête te tourne » (mais après l’étonnante réminiscence sensuelle d’un village gaulois), et qui se termine dans les envolées philosophiques sur le présentisme en histoire – une thèse ultracontemporaine qui pourrait bien ne pas résister au temps et passer de mode. Entre les deux, peut-être une collection d’articles revus et organisés en plan chronologique pour aboutir à la « mémoire » gauloise.

Les voix du passé rappellent combien « les Gaulois » ont été vus avant tout comme anti Grecs et Romains – donc « barbares » – combattant nus et mettant en avant leurs plus féroces guerriers dans les clameurs fusionnelles des compagnons. Inorganisés, animaux, hâbleurs, bâfreurs et buveurs, « fainéants retors » et « méprisant tout le monde » (p.54), les Gaulois sont devenus l’anti-modèle de « la » civilisation, ce juste milieu du milieu du monde qu’est à l’époque la Méditerranée. « Que manque-t-il donc aux Gaulois ? Tout ce qui fait la force des Romains : la réflexion, la détermination, le courage dans l’adversité, mais aussi la prudence, la fidélité aux institutions et l’obéissance aux lois » p.57. On croirait lire une critique des Gilles et Jeanne de notre temps. En bons bobos écolos, les Romains selon Strabon au début du 1er siècle de notre ère, reprochent aux Gaulois de se nourrir surtout de lait et de viande, délaissant les produits élémentaires de l’agriculture. Mais les Celtes ont évolué en deux millénaires, les Keltoïs évoqués par les premiers historiens grecs comme Hérodote (probablement tous les non-Grecs au nord du pays) ayant peu à voir avec les Galli dépeints par César.

La Gaule sort de terre lorsque les Européens du XVe siècle découvrent les « Indiens » nus d’Amérique et réfléchissent au « bon sauvage ». Nos émotions inhibent notre raison et nous empêchent de chercher la signification des actes que nous observons. Ce qui se produit avec l’Amérique a dû se produire avec les Antiques. C’est alors que les fouilles de hasard commencent à reconnaître la Gaule dans les objets matériels : « nous aussi avons été sauvages » p.102. Mais « jusqu’aux années 1860, on ne sait pas à quoi ressemble la culture matérielle des Gaulois » p.111. Les sources historiques ont conduit à interpréter faussement les vestiges – jusqu’aux découvertes suisses et celles d’Alise (Alésia). Les découvertes se succèdent, y compris celles de tombes ornées : il peut donc exister un art des peuples non civilisés. L’Allemand Jacobsthal, dans les années 1920, reconnait un authentique art celtique, « attirant et repoussant ; il est loin de la primitivité et de la simplicité, il est raffiné en pensée et en technique, élaboré et intelligent, ; pleine de paradoxes, sans cesse en mouvement, curieusement ambigu, rationnel et irrationnel, sombre et étrange – loin de l’humanité aimable et de la transparence de l’art grec » p.138. « C’est fondamentalement qu’ils n’ont pas le goût du réalisme », ajoute Henri Hubert p.139, chargé d’organiser le musée des Antiquités nationales de Saint-Germain en Laye, le prédécesseur de l’auteur. André Breton récupérera ces « forêts de symboles » de l’art gaulois au profit du surréalisme p.143.

Mais la résurgence du passé n’est pas neutre. Le nationalisme exacerbé des XIXe et XXe siècles a teinté les gauloiseries d’antigermanisme primaire et rejeté le monde anglo-saxon aux marges. « La guerre des Gaules est relue sous l’aspect d’une lutte nationale contre l’oppresseur étranger » p.160. Les Gaulois ne sont qu’une branche des Celtes, coincés entre la Belgique et l’Aquitaine, les Helvètes et la Province (Provence) romaine ; quant aux Germains raciaux de Kossinna, ils sont vus par des préjugés développés en erreurs. Les nazis se prévalent des seconds, les français vaincus des premiers : « Pétain se drape littéralement dans les symboles de la Gaule éternelle » : yeux bleus, moustache fournie, francisque de Vercingétorix (p.165). Car le passé est hybride : « il est simultanément objet (d’investigation, de connaissance) séparé de nous et projection, transfert du plus profond de nous-mêmes » p.209. C’est ainsi que les grands guerriers gaulois ont autour d’eux une cour d’amis proches et de fidèles, les soldures, ne connaissent pas la neutralité de l’Etat mais les liens d’homme à homme – bien qu’élus pour un an et pour la guerre. L’usage de la force est décidé collectivement et la violence personnelle qui a tant frappé Grecs et Romains est déléguée par la collectivité – comme dans l’Iliade. La parole du barde transforme les gestes du roi en prestige, dont le plus grand est de redistribuer les richesses. Cette économie du don n’est pas viable dès lors qu’une économie proche fonctionne sur l’accumulation : « Les fondements d’un échange inégal se mettent donc en place. Plus exactement, une économie marchande étrangère vient se greffer sur une économie indigène du don et de la dette, qu’elle exploite comme une source intarissable de profits » p.257. Aujourd’hui voit rejouer le même écart : socialistes français dépensiers clientélistes contre capitaliste anglo-saxons avisés…

Ce n’est que dans la dernière partie, Mémoire gauloise, que l’auteur se prend enfin à évoquer pour aujourd’hui les Celtes et les Gaulois du passé. La science gauloise est attestée par « les créations des géomètres celtiques », proche des pythagoriciens p.268. Pour l’auteur, l’histoire est composée de traces matérielles, écrites ou conservées sous la terre, en bref une archéologie. Le « passé » est toujours vu avec l’œil d’aujourd’hui, un aujourd’hui qui ne cesse de changer avec le temps qui passe. En bref, « les Gaulois » ne seront jamais figés en une essence immuable mais toujours observés avec un œil neuf – différent – en une « convergence temporelle » p.284. Après « l’histoire nationalisée » de la fin du XIXe et du début du XXe siècle a succédé une « histoire socialisée » dans l’entre-deux guerres ; aujourd’hui verrait « une archéologie de la mémoire historique »« un présent compressé du présentisme » selon l’auteur (p.293).

Intéressant, inégal, trop long et parfois répétitif sur la « philosophie » de l’histoire, ce livre d’un conservateur du musée des Antiquités nationales incite à revoir les Gaulois parmi les Celtes et les Celtes parmi les Grecs et les Romains. Il incite surtout à sortir des mythes reconstruits et des récupérations régionalistes ou nationalistes qui ne servent pas le savoir.

Laurent Olivier, Le pays des Celtes – Mémoires de la Gaule, 2018, Seuil collection L’univers historique, 334 pages, €23.00 e-book Kindle €16.99

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Une économie catholique selon Claudel

Qui lit Paul Claudel aujourd’hui ? L’édition de son Journal, disponible en 2009 en librairie, date de 1995 : signe qu’il y a bien peu d’acheteurs… Entre deux siècles, entre deux mondes, Claudel a eu 50 ans en 1918.

Elevé chez les sœurs, premier communiant, il ne devient vraiment croyant qu’à 18 ans, lors d’une extase derrière le pilier droit du chœur de Notre-Dame à Paris. Les curieux peuvent voir encore la plaque au sol, apposée par la hiérarchie pour cette recrue de choix. Son Journal commence tard – sur les conseils de son confesseur – mais ne s’arrête qu’avec la mort, en 1955. Claudel est un poète mystique dont la sœur est devenue folle, cette fameuse Camille Claudel maîtresse de Rodin dont un film a exhumé le souvenir voici quelques années. Le poète est intolérant, conservateur, sectaire. Il pointe dans son Journal chacune de ses confessions et messes ; il ne parle des autres que lorsqu’ils se sont convertis, surtout grâce à ses livres ; il cite abondamment les Ecritures, les docteurs de l’Eglise et les curés de sa connaissance – souvent en latin. Il note chaque « preuve » de l’existence de Dieu et de la vérité de la foi, tourmenté de cette inquiétude incessante de la conscience coupable tellement ancrée dans le tempérament catholique. Il se reproche de ne pas vivre normalement, de ne pas s’intéresser assez à ses enfants et aux gens qui l’entourent, tout à cette angoisse permanente de savoir s’il a raison de croire…

Serait-il naïf de penser qu’une foi sereine donne une assise dans la vie ? Ce ne sont pour lui, au contraire, que chocs permanents entre l’idéal au-delà et l’existence ici-bas. Telle cette obsession de la nudité qui affecte Claudel au spectacle de ces plages d’Amérique, sur lequel il revient maintes fois, et ce dégoût fasciné pour ces « enfants tout nus » de Nîmes (en fait en short), « jouant aux taureaux ». Les répulsions pré-68 d’un Bayrou, entre autres vierges effarouchées des réseaux sociaux, trouvent ici leurs racines.

Claudel hait les juifs et les protestants, encore plus que les athées peut-être. Ne trouvent grâce à ses yeux que les musulmans, prosternés devant le Dieu écrasant qui ressemble au sien, et les bouddhistes (qu’il appelle ‘les Hindous’) parce que leur façon de voir s’approche du christianisme.

Pour lui, la décadence a commencé avec la Révolution. La démocratie est une aussi vaste blague que le nationalisme qu’il a abondamment vécu durant ses deux demi-siècles. Il déteste Renan, Vigny, Lamartine et Hugo. Victor Hugo surtout n’a aucune « imagination de la proportion. Simplement une énorme capacité gazeuse résultant de la possession de beaucoup de mots » (juillet 1908, I p.63). Ce n’est pas trop mal voir l’enflure romantique… Il n’aime ni Goethe, ni Flaubert, ni Rimbaud (dont il ne parle que pour sa conversion in extremis, selon sa sœur, très catholique), ni Proust (évidemment, juif et homosexuel, pensez !). Il trouve Gide et Montherlant « dégoûtants ». Il se déclare « violemment contre » Joseph Kessel et sa ‘Belle de jour’. Il voit dans « tous les écrivains irlandais », dont Yeats et Joyce, un « galimatias d’apostats ».

Il voit chez les Français un esprit sec, allergique à la poésie de l’œuvre divine. Chez les poètes français : « L’alexandrin est bien le vers d’un peuple qui sait compter » (octobre 1921, I p.524). Il brocarde même les croyants, ses frères nationaux : « Chez les mystiques français, un peu de cet esprit de retranchement, de parcimonie, de castigation minutieuse de soi-même qui est un des traits de notre caractère, pas celui qui me plaît le plus » (avril 1915, I p.319). Notons que « castigation » est le mot snob pour punition, un anglicisme. Parce qu’il doute au fond de lui, il se veut avec orgueil un catholique : « Les catholiques à qui l’univers revient de droit. Seuls ils sont les enfants de Dieu et ils ont hérité de la terre en vertu de l’un et de l’autre Testament. Les hérétiques n’en possèdent que des morceaux déformés » (décembre 1919, I p.461).

En bref, voilà un personnage anachronique, peu recommandable et tourmenté, avec lequel notre époque ne peut « être d’accord ». Et alors ? Je ne fais pas pour ma part du fait « d’être d’accord » avec quelqu’un le préalable absolu à le fréquenter ou à le lire. Cet héritage du manichéisme stalinien qui a marqué la génération post-68 grève toujours le débat intellectuel français, au contraire des autres Européens. Il se double d’une volonté cocon qui me paraît régressive. Il s’agit de se protéger du dehors, de la contestation, de la remise en cause pour rester dans son coin, entre soi. Foin de la vérité ou du savoir, mieux vaut « être d’accord » – avec sa bande, son clan, sa tribu, ses potes. Et se défier de tous les miasmes contaminants… Le nazisme avait commencé comme cela. Au minimum, le risque est de se trouver sectaire, mou par indifférence. Mais bel et bien sectaire, autant que ces cathos d’hier et que les islamiques d’aujourd’hui (voire des archéos de la « gauche »). Tous enfiévrés de leur usage cabalistique du Livre, interdisant de dessiner la Création et de penser autrement que les prophètes, Marx y compris, cachant les femmes sous les falbalas victoriens ou les burqas afghanes.

Cet enfermement, de quelque secte qu’il vienne, n’est pas le mien. N’étant ni catho à la Claudel, ni intolérant, ni antimoderne, je lis cet auteur par liberté et bon plaisir. Tout comme Jaurès le faisait, loin du sectarisme socialiste d’aujourd’hui, selon Claudel lui-même : « Valentine Thomson me raconte que sur la table de nuit de Jaurès (après son assassinat), on trouva ‘L’Annonce faite à Marie’ qu’il était en train de lire » mars 1921, I p.505). C’est que cet homme Claudel, qui a eu la tentation du monastère, s’est marié et a eu cinq enfants. Après un bac philo et des études de droit, un passage par Science Po lui permet de réussir premier le concours des Affaires étrangères. Il sera en poste dans le monde entier, à Shanghai, Prague, Francfort, Hambourg, Rome, Rio de Janeiro, Copenhague, et notamment ambassadeur à Tokyo durant le grand tremblement de terre et l’incendie, puis à New York durant la crise de 1929. Malgré sa fermeture religieuse, il ne cessera d’observer, de comparer et de noter.

Mystique, Claudel n’en connaît pas moins l’économie. Poète, il sait négocier en diplomate. Il a cette définition catholique de l’économie qu’il nous faut méditer tant elle est dense dans sa concision : « L’économie est le sens et le besoin du juste » (mars 1920, I p.469).

Le sens du juste, car il s’agit de compter, d’ajuster, de mesurer la juste dose. Mais ni en mathématicien ni en comptable : il s’agit de compter… ce qui compte. Cette façon de faire est un besoin : produire ce qui convient à la communauté avec le moins de ressources rares disponibles (matières premières, énergie, capitaux, savoir-faire humain), administrer ce qui est possible selon la justice, c’est-à-dire l’harmonie entre les citoyens et, dans l’entreprise, l’équilibre entre employés, entrepreneurs et actionnaires. Cette façon de faire est la seule qui fasse sens : ne produire que ce qui convient, selon les ressources possibles et selon la demande de la communauté ; répartir selon les besoins, en fonction de la contribution et des moyens de chacun. Rien de plus, rien de moins. Ni spéculation ou lucre, ni macération austère ou privation inutile, ni caporalisme ou copinage. Nous traduirions aujourd’hui par : ni traders fous, ni écolos mystiques, ni bureaucrates partisans. L’économie est une science de la mesure – tout comme on dit « économie » de parole ou de moyens.

J’aime cette définition de l’économie. Elle rejoint celle de l’antiquité comme celle du libéralisme politique français. N’est-ce pas le sens qu’un catho comme François Bayrou et son courant politique veulent promouvoir ? N’est-ce pas ce que dit de façon plus brouillonne le mouvement informel qui porte un gilet jaune ? Pour comprendre le monde présent, il n’est pas inutile de relire ce vieux ringard de Claudel.

Paul Claudel, Journal I – 1904-1932, Pléiade Gallimard 1968, 1499 pages

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Gilets jaunes et grande peur

La mutation accélérée de la société après la révolution numérique et la crise de 2008 ressemble à la mutation accélérée de la société après l’essor des chars et des avions et de la guerre de 14. Mais la grande peur aujourd’hui se focalise à très court terme sur les taxes et le diesel, à moyen terme sur « l’invasion » arabe immigrée et à plus long terme sur le changement du monde (climat, numérisation, réduction des emplois, angoisse pour la retraite, raréfaction des matières premières, lutte pour la vie des nations pour l’accès aux ressources).

L’autre, et plus généralement le changement, font peur. Le mâle, Blanc, périphérique et peu lettré ne suit plus l’élite mixte, diversifiée, parisienne et diplômée, censée le conduire – sinon vers un vers un avenir radieux comme hier – du moins vers le progrès et la hausse du niveau de vie.

Les années 1920 aux Etats-Unis avaient fait naître les lois restrictives sur l’immigration tout comme aujourd’hui Trump menace les migrants massés aux frontières du Mexique de leur envoyer l’armée. Les années 2010 en Europe voient la montée des partis de droite extrême un peu partout, la parenthèse d’accueil massif Merkel se retournant très vite contre elle. Il n’est pas étonnant qu’Emmanuel Macron veuille se situer sur la ligne de crête, généreux en discours et frileux en accueil : la population ne veut pas d’immigration massive.

Il ne s’agit pas de « racisme » (ce gros mot galvaudé qui ne concerne que les Blancs mâles et bourgeois mais ne s’applique nullement aux colorés victimaires qui auraient tous les « droits », selon les experts sociologues, en raison du « contexte »). Les immigrés individuellement et les familles sont secourus et accueillis : ce qui fait peur est la masse. Surtout après les attentats racistes de 2015 qui ciblaient les journalistes libre-penseur, les Juifs, les policiers, avant de frapper indistinctement tous ceux qui ne pensaient et n’agissaient pas comme Allah le voudrait, écoutant de la musique, buvant de l’alcool, s’exhibant aux terrasses de la ville ou sur la promenade des Anglais en tenue très légère. Masse allogène plus religion sectaire forment la grande peur des gens « normaux ».

L’heure est donc à la « réaction ». Au retour sur le monde d’avant, réputé « paisible » parce qu’il est bien connu, donc apprivoisé. Les manifestations contre le mariage gai, l’avortement, le féminisme agressif, l’écologie punitive – et toujours les taxes – ne sont qu’un symptôme de ce grand frisson de la pensée face aux dangers de la mondialisation et du futur menaçant.

Isolationniste, protectionnisme et nationalisme font leur grand retour. On sait ce qu’il est advenu dans les années 1930, la décennie suivant les années folles : la crise boursière, financière et économique de 1929 a conduit à la crise sociale et aux révolutions politiques qui ont abouti à la guerre.

Aujourd’hui, la déréglementation qui se poursuit pour capter les nouveaux métiers numériques et mondialisés, la raréfaction des ressources publiques pour aider les éprouvés de la vie, et la guerre commerciale initiée par le paon yankee, aggravent les effets de cette désorientation sociale.

Un nouveau cycle politique commence. Il est initié en France par le grand refus 2017 des vieux caciques focalisés sur leurs petits jeux de pouvoir entre egos, sur le rejet des partis et syndicats traditionnels bloqués dans leur langue de bois et par leurs postures. Emmanuel Macron se posant comme « ni de droite ni de gauche » assure la transition nécessaire (et raisonnable). Mais il n’est qu’un pis-aller pour les gens, un recul réflexe face aux extrémismes, notamment celui de la droite Le Pen qui apparaît comme peu capable.

En revanche, l’étatisme centralisateur jacobin renouvelé – qui est le mal français déjà pointé par Alexis de Tocqueville et Alain Peyrefitte – attise le ressentiment entre ceux qui se sentent de plus en plus pressurés et exclus, et ceux qui vivant à l’aise dans l’inclusion. Les « gilets jaunes », dans leur anarchisme spontanéiste, révèlent cet écart grandissant. La technique permet de se sentir entre soi au-delà des affinités de quartier ou de village : Facebook est passé du fesses-book des débuts (où chacun exhibait son corps et ses états d’âme) en moulin à pétitions en tous genres. Avec cet égoïsme et cette niaiserie spontanée d’une population qui ne lit plus, ne réfléchit plus et se contente de « réagir » par l’émotion aux images dont elle est bombardée via les smartphones et les gazouillis. Aucune hauteur mais chacun dans sa bande, sa tribu ; tous ceux qui ne pensent pas comme le groupe sont exclus, surtout les journalistes qui « osent » publier les points de vue différents. L’intérêt personnel purement égoïste et le nombril tribal remplacent la citoyenneté.

La « démocratie » recommence à la base, comme à l’école maternelle. Comment s’étonner que « les pouvoirs » reprennent le rôle du maître d’école ou de la maîtresse ? Macron comme Trump (ou Poutine, Erdogan, Xi Jinping, Bolsonaro et d’autres) savent qu’il faut s’imposer face aux « enfants » – soit en gueulant plus fort qu’eux pour les entraîner à sa suite (modèle du fascisme), soit en restant ferme sur ses positions argumentées et se fondant sur la lassitude des violences et des casseurs qui dissout vite toutes les révoltes quand il faut chaque jour faire bouillir la marmite (modèle jacobin).

Mais cela n’a qu’un temps car la révolte est un symptôme : à ne pas traiter les causes de la grande peur, les politiciens risquent gros. Si une nouvelle crise financière (donc économique) devait survenir prochainement, nul doute que les jacqueries se transformeraient cette fois en révolte ouverte et que les partis les plus attrape-tout et tribuniciens l’emporteraient en raz de marée irrépressible. Avec les conséquences que l’on peut entrevoir au regard de l’histoire.

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Gérard Gengembre, La Contre-Révolution

La Contre-Révolution est la réaction à la Révolution : comment la penser, comment s’y opposer théoriquement et pratiquement. La pratique ne survivra pas à la Restauration, ce faux-semblant du retour à l’ordre d’Ancien régime ; la Révolution a définitivement fait entrer l’histoire dans l’esprit et le comportement des hommes, c’en est fini du Plan divin, et le parti légitimiste se délitera face à la petite politique, avant de s’effondrer avec le refus du comte de Chambord d’accepter le drapeau tricolore. La théorie a subsisté longtemps, tout le siècle XIX, avant de se fondre par Maurras dans le nationalisme, qui remplace la religion en tant que Providence. Aujourd’hui simple « butte témoin » de la pensée, la Contre-Révolution n’existe plus guère.

Sauf qu’elle reprend du poil de la bête avec l’intégrisme musulman. La théocratie islamique avec sa Révélation mahométane et son Coran applicable comme un Plan divin, est-elle si différente de la théocratie catholique avec sa Révélation christique et son Evangile applicable comme un Projet divin ? Etablir le Califat ou la Cité de Dieu, est-ce si dissemblable ? La perte de l’idée contre-révolutionnaire explique peut-être pourquoi le monde intellectuel français a tant de mal à comprendre l’islamisme d’aujourd’hui : nous n’avons plus les codes. Le mérite de cet ouvrage touffu, paru pour le Bicentenaire de 1789, est de faire œuvre de mémoire à destination du temps présent.

L’essai se déroule en trois parties : réagir, reconstruire, fin des temps. Le texte est dense, pas toujours simple, usant de mots sophistiqués et d’une phraséologie souvent tortueuse. Le style « normalien universitaire » ignore la clarté du juriste, la précision de l’historien comme le lyrisme d’écrivain. Mais Gengembre tente une histoire des idées, bien délaissée sur la droite à cause de l’engouement marxiste – dont l’idéologie apparaît fort proche malgré les apparences ! Car si la volonté n’existe pas en histoire, comme tente de le prouver Marx avec ses lois historiques, si la « science » veut remplacer la Providence et l’Avenir radieux la future Cité de Dieu, quelle différence ? Les humains sont toujours le jouet d’une « main invisible », qu’elle soit celle de l’Histoire ou celle de Dieu et ils ne savent pas ce qu’ils font, jouets de forces qui les dépassent. Quant au Projet, il se réalise quoi qu’il arrive, donnant un sens à l’Histoire. Ce qui n’était pas dans les idées des Lumières, pour lesquelles la raison se devait de remplacer la foi et « la » politique s’affirmer contre « le » politique, volonté libre de faire contrat et d’aller où l’on choisit.

Cette prise en main humaine des hommes entre eux laïcise l’existence ; Dieu s’éloigne et se fait plus personnel, voire inexistant. Cette laïcisation de la modernité frappe la Contre-Révolution d’obsolescence. Toute l’obsession des contre-révolutionnaires sera de replacer Dieu au centre de la réalité humaine, de rétablir l’Ordre immuable de la Création et la réalisation par étape de son Projet qu’est la Cité de Dieu. Il faut pour cela frapper en négatif tous les acquis de la Révolution, voir le diable à l’œuvre dans l’orgueil de la raison, dans la division des partis, Babel dans l’accueil de tous au nom de l’Abstraction. Le corps de doctrine cherche à penser la Révolution pour en obtenir une maîtrise symbolique – faute d’être réelle. Les théories du Complot feront florès, comme le concept de décadence, avec l’Apocalypse possible à la fin.

Précisons que le libéralisme comme le nationalisme, étant issus de la Révolution ne sauraient être contre-révolutionnaires. Tous deux révèrent l’individu émancipé grâce à l’éducation de tous liens biologiques, familiaux, sociaux, intellectuels et spirituels – tout l’inverse de la Contre-Révolution. Ils font des passions humaines (l’intérêt et la guerre) le ressort des nations. Le nationalisme de Maurras, repris par l’extrême-droite et le fascisme, constituera l’aveu d’échec des contre-révolutionnaires : l’individu sera intégré à la doctrine et « politique d’abord » deviendra le slogan, en lieu et place de la religion.

Car la Contre-Révolution se veut antihumaniste, antirationaliste, anti-individualiste, antilibérale, anticapitaliste, antimatérialiste, antibourgeoise, antihistoriciste et anti-industrielle. Elle récuse en bloc la Réforme, les Lumières, la Révolution, l’urbanisation et l’industrialisation, les échanges mondiaux et le primat de l’argent – en bref la modernité. Notons que certains courants écolos se situent volontiers aujourd’hui dans cette conception du monde, prônant comme les contre-révolutionnaires le retour à la terre et aux valeurs communautaires paysannes, les circuits courts et le troc, l’immuabilité de la reproduction sociale pour ne pas exploiter la planète ni les autres. Pour eux comme pour les précédents, la société moderne, urbaine et industrielle est « irréaliste », vouée à « aller dans le mur » ; ils opposent le pays légal au pays réel et Paris aux provinces, les bourgeois (bohèmes) nomades hors-sol aux paysans enracinés sur leur terre, dans leur langue et coutumes régionales, la bureaucratie lointaine à la solidarité communale, la société du contrat à la communauté organique, les « droits » sans « devoirs » et ainsi de suite…

L’anglais Burke, dès 1790, oppose le progrès lent, mûri, intégrant les traditions – à la Révolution table rase vouée à tout reconstruire dans l’abstraction (comme les départements carrés et la semaine de dix jours). Les droits des gens sont meilleurs que les Droits de l’Homme, « greffe abstraite et catholique », volontiers absolutiste comme la hiérarchie d’Eglise où le Pape veut s’imposer aux rois. Ce qui explique largement le Brexit, constate-t-on aujourd’hui, les « directives de Bruxelles » tenant lieu de « bulles papales ». L’Etat abstrait est potentiellement despotique : 1793 le montrera, tout comme 1917 et, après lui, Mao, Castro, Pol Pot, tous nés de la Révolution française et des idées des Lumières.

Le courant contre-révolutionnaire s’établit sur la famille, cellule de base de la société, ce pourquoi éducation, avortement, mariage et procréation assistée révulsent autant les catholiques intégristes aujourd’hui.

Pour que vive la famille, il faut assurer la propriété ; elle est évidemment foncière et terrienne, vouée au travail à la sueur de son front selon le texte biblique, et pas à l’agiotage ni à la spéculation (« l’argent gagné en dormant » de Mitterrand, adepte de « la France tranquille » sur fond de clocher campagnard). Il y avait un certain retour aux valeurs pétainiste dans le socialisme de Mitterrand, ancien Cagoulard fervent lecteur de Barrès et de Chardonne ; les croyants de gauche n’y ont vu que du feu.

Pour la stabilité de la société, rien ne vaut la religion, Tocqueville le montrera en Amérique. Les contre-révolutionnaires sont déstabilisés par la liberté offerte par la raison aux humains ; ils lui préfèrent la Providence et le Plan de Dieu, la promesse de rachat à la fin des temps et l’idéal de la Cité universelle chrétienne à construire (d’où une certaine idéologie de la conquête et de la colonisation pour « civiliser » les sauvages – i.e. les ouvrir au message du seul Dieu vrai – ce que reprennent sans vergogne les sectes intégristes de l’islam). La religion apaise la société par son encadrement moral, son idéologie de la résignation et sa conception hiérarchique et immuable du monde : Dieu dans l’univers, les prêtres, les fidèles ; le roi dans la nation et l’Etat, les nobles et les fonctionnaires, le peuple ; le père dans la famille, la mère, les enfants – tout s’emboite harmonieusement dans l’Ordre cosmique. Ce pourquoi certains courants technocratiques (y compris à gauche) considèrent que l’Etat est une grande famille qui ne doit laisser personne sur le bord du chemin et un instrument du social via l’administration, correcteur des mœurs via l’éducation. La constitution d’un Etat n’est pas un texte mais avant tout « une ambiance, un mode de vie, un ensemble littéralement indéfinissable qui procure une forme de bien-être » p.188. Ce pourquoi ce qu’on appelle aujourd’hui « le vivre-ensemble » ne saurait tolérer voile islamique ni incivilités anti-républicaines, ni qu’une soi-disant « loi divine » (catholique ou islamique) se déclare « supérieure » aux lois du pays.

Remettre en cause cet ordre « naturel » engendre anarchie, désordres, débordements – comme en juillet 1789, en mars 1871, en juin 1940, en mai 1958 et en mai 1968. A chaque fois il y aura « retour à l’ordre moral », réaction et frilosité. Les attentats de 2015 en France, mais surtout ceux du 11-Septembre 2001 aux Etats-Unis, sont la version récente de ce « désordre » qui engendre la « réaction ». « Le coupable idéal existe : banquier, protestant, étranger » p.49 – on dira aujourd’hui financier (souvent américain, souvent juif), islamiste, immigrant ou prédateurs de nos entreprises (Chinois, Saoudien, Américain…). Les théories du Complot et les Cassandre sont presque toujours à l’extrême-droite, à l’exception des écolos dont la frange « politique », nous l’avons vu, flirte avec le fixisme religieux (préparé par l’idéologie marxiste des « lois scientifiques de l’Histoire »). Pour Bonald, la guerre est une nécessité de la sauvagerie, facteur de progrès car « apporter la civilisation » doit apaiser les sociétés non constituées (argument des colonialistes comme de George W. Bush en Irak) ; pour Maistre, la guerre purifie, ce que croyaient le fascisme comme les soldats perdus de la décolonisation – ou entre les islamistes de Daesh.

Faute de pouvoir jouer le jeu de la petite politique, la Contre-Révolution se réfugie dans la littérature : les pamphlétaires ont du talent (Flaubert, Barbey d’Aurevilly, Bloy), les romanciers un regard aigu (Balzac), les historiens célèbrent le féodalisme médiéval et les troubadours ou analysent la société organique (Taine), les essayistes usent d’un romantisme lyrique (Chateaubriand, Barrès). Selon l’auteur, il faut distinguer les résistants au changement, les antirévolutionnaires et les contre-révolutionnaires. Les premiers sont épidermiques, les seconds manifestent le ras-le-bol des exclus (en général des campagnes ou, aujourd’hui, du périurbain), seuls les troisièmes ont un projet total de contre-société. Mais seuls Louis de Bonald et Joseph de Maistre émergent comme théoriciens contre-révolutionnaires, tout en n’ayant pas la même conception des choses. « Finalement, la Contre-Révolution aurait échoué de n’être qu’un refus, et une espérance de retour, alors qu’elle pouvait être porteuse d’un avenir à inventer » p.88. Peut-être des écolos de nos jours préparent-ils cet avenir durable de Gaïa rêvé par l’ancienne théocratie ?

Car, selon la conception contre-révolutionnaire du monde, l’entrée dans l’histoire en 1789 a engendré la décadence, conduisant à l’Apocalypse prophétisée par les textes sacrés. Le temps n’est plus immuable mais relatif et doit se conquérir, la grande politique se réduit à la petite avec la division des partis, le catholicisme se réduit en cléricalisme puis en intégrisme, le divorce, l’avortement, le mariage gai et la procréation assistée pour les lesbiennes réduit la famille au simple assemblage de monades nomades irresponsables, la politesse se réduit en hypocrisie, la délicatesse en sentimentalisme et misérabilisme, la distinction en préciosité et snobisme – la perte de sens induit le mal du siècle (spleen baudelairien, exotisme rimbaldien, drogues hippies, psychoses contemporaines). C’est toujours la même histoire devant l’Eternel : goûter par orgueil du fruit défendu engendre la Chute, consommée jusqu’au Jugement dernier.

Ne reste qu’à rêver d’un Âge d’or lointain dans le passé, avant 1789 pour les contre-révolutionnaires, avant la Réforme pour les plus croyants, avant le néolithique pour les adeptes de Gaïa… Dieu se retire de la société mais la terre, le climat, la planète, se rappellent à elle !

En bref un livre dense, écrit chiant, que j’ai relu volontiers car il ouvre d’éclairantes perspectives sur le présent.

Gérard Gengembre, La Contre-Révolution ou l’histoire désespérante, 1989, éditions Imago 2001, 353 pages, €25.00 e-book Kindle €15.99

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Ken Follett, La chute des géants

Le gallois auteur de thrillers Ken Follett se lance dans une vaste fresque historique sur « Le siècle » (le XXe) et il est passionnant. Evidemment, il faut aimer les pavés (celui-ci fait plus de mille pages) et l’entrecroisement à la manière des suspenses cinéma de plusieurs personnages avec chacun leur histoire… qui finissent par converger dans les hasards de l’Histoire. Car le siècle est saisi en 1911 par l’entrée d’un adolescent de 13 ans, Billy, à la mine au pays de Galles, comme son père et son grand-père, et se termine en 1924 par l’entrée au Parlement de Westminster d’Ethel, sœur aînée de Billy.

C’est dire si le siècle a bouleversé les statuts et les idées ! La guerre de 14-18 a été la plus grosse connerie des élites établies, déstabilisées par la boucherie due à leur incompétence, à la technique qui broie les hommes et à l’égalité hommes-femmes, ouvriers et aristos, forcée par l’ampleur des événements. Plus jamais rien ne sera comme avant. L’aristocratie russe archaïque derrière le tsar mou a été exilée ou fusillée, l’empire austro-hongrois éclaté, la caste militaire pleine de morgue derrière le kaiser a été balayée par la social-démocratie et les prémisses du populisme nazi, les lords anglais très conservateurs ont été obligés de composer avec leurs mineurs appelés au front et leurs servantes appelées en usine ou en politique, le parti travailliste a balayé libéraux et conservateurs tandis que le pouvoir de la Chambre des lords a été rogné. Même les bourgeois affairistes des Etats-Unis ne sortent pas indemnes d’une guerre qu’ils n’ont pas voulue mais dont ils ont bien profité : le moralisme, contrecoup de la boucherie, instaure la Prohibition.

Le lecteur peut suivre au pays de Galles (région d’origine de l’auteur) la famille ouvrière Williams, Dai le père syndicaliste et prédicateur, Billy son fils qui descend à la mine à 13 ans et s’engage à l’armée à 17 ans, Ethel sa fille féministe et futée, femme de chambre chez le comte qui l’engrosse, salariée du syndicat à Londres puis élue députée après-guerre. Le comte Fitzherbert est bel homme, riche héritier et très conservateur ; il a épousé Bea, une princesse russe qui vit difficilement l’exil et qui va perdre avec son frère Andreï resté en Russie le domaine familial partagé par les bolcheviks. Elle finira par donner deux héritiers au comte qui se désespérait, lui qui multipliait les bâtards un peu partout dont Lloyd, le fils d’Ethel. Maud est la sœur du comte, dépendante de la fortune de son frère mais féministe et progressiste ; elle a créé un dispensaire pour mères seules à Londres et milite pour le droit de vote des femmes. Elle tombe amoureuse de Walter Von Ulrich, jeune diplomate allemand et l’épouse en secret à la veille de la guerre ; ils seront séparés quatre ans, Walter blessé, mais se retrouveront et feront deux garçons dans un Berlin soumis aux restrictions. Le cousin autrichien de Walter, Robert, est homosexuel et dissimule ses penchants avant-guerre jusqu’à ce que la défaite lui permette de s’afficher au grand jour dans le Berlin des années 1920. Gus Dewar est Américain conseiller du président Wilson, idéaliste féru des 14 points et de la création d’une Société des Nations – que le sénat américain refusera par isolationnisme, ne voulant se lier par aucun traité tout comme aujourd’hui. En Russie Grigori Peshkov, ouvrier à Petrograd, a vu tuer sa mère sous ses yeux en 1905 et a dû élever seul son petit frère Lev, devenu séducteur et voyou. Il désire émigrer en Amérique, terre promise de liberté et d’opulence loin de la violence et de l’archaïsme du régime tsariste mais c’est son frère, recherché par la police du tsar pour avoir tué un homme, qui va profiter du voyage et faire sa fortune en Amérique tandis que Grigori fait la révolution et devient commissaire politique proche de Lénine.

Tous ces personnages sont fictifs ; ils se croisent et se mêlent, tissant une trame plausible avec l’histoire véritable. L’auteur répond dans une postface aux critiques rapides de ceux qui ne l’ont pas lu jusqu’au bout : tous les personnages réels ont réellement tenu les propos qui sont dans le livre et ont réellement été en tel lieu à telle date, « et si je trouve une raison quelconque pour laquelle cette scène n’aurait pas pu avoir lieu en réalité ou pour laquelle ces mots n’auraient pas pu être prononcés (…) j’y renonce » (p.1049).

Si autant d’élites de divers pays se rencontrent, c’est que « le siècle » connaissait sa première mondialisation : celle des puissants. Le comte Fitzherbert, lord de droit à la Chambre et féru d’affaires étrangères, invite avant 1914 dans son manoir du pays de Galles des diplomates allemands, américains, français et son beau-frère russe, rencontrés lors des événements mondains de la Season de Londres. Ce ne sera plus possible après-guerre. Car les peuples, gavés de propagande nationaliste par les canards déchaînés, font haïr « les Boches ». Gus l’Américain a vu sa section tirer sur Walter l’Allemand, lequel a espionné dans les tranchées adverses son ami Fitzherbert dont il a épousé la sœur sans l’annoncer.

Ces liens entre les gens sont mis à mal par la stupidité bornée de la génération d’avant, celle des pères et des pairs, des hobereaux prussiens, des barines russes, des lords britanniques : tous veulent la guerre par orgueil, pour « l’honneur ». Ils croient qu’elle sera courte et en dentelles « comme avant ». Sans voir que la technique change tout dans l’art de la guerre (les mitrailleuses, les gaz et les tanks) et que la mobilisation de masse fait passer en force l’égalité politique et le nivellement social : les tommies de base, ouvriers dans le civil, menés au front par leurs officiers timorés sortis d’Eton, ont bien vu l’impéritie de l’organisation, les mensonges du commandement, la légèreté des ordres. Ils se sentent aussi capables et parfois plus aptes à commander que les « élites » par droit héréditaire.

D’où la chute des géants : l’empereur d’Autriche, le tsar, le kaiser, la Chambre des lords. Et l’avènement de la modernité : droits des nationalités à disposer d’elles-mêmes, droit de vote aux femmes, pensions de veuves, fin du métier de valet de chambre, essor du parti travailliste. Seule la France est quasi absente de ce mouvement ainsi conté. Après la Belle époque, les Années folles…

Le livre se lit bien, à condition de ne pas s’arrêter au bout de quelques pages avant de reprendre car on peut perdre le fil. Une récapitulation des nombreux personnages se trouve en début de volume. Cette fresque romancée d’un siècle qui a façonné notre époque donne envie de lire la suite !

Ken Follett, La chute des géants (Fall of Giants) – Le siècle 1, 2010, Livre de poche 2012, 1055 pages, €11.30

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Quand le foot était un jeu

Adolescent dans les années 1970, le foot était un jeu.

Il n’y avait ni les millions pour acheter les mercenaires, ni le recrutement de la chair au fin fond de l’Afrique, ni les « droits » télé exorbitants, ni les petits egos des nouveaux riches qui se la jouent et se payent des putes – si possibles mineures -, ni le nationalisme xénophobe des supporters.

Les ados aimaient jouer, pas regarder, ils aimaient faire de leur corps, pas supporter la marchandise ; ils aimaient le sport, pas le fric.

Il reste que la coupe du monde de foot est un moment bref mais intense où l’on se sent français malgré tout. Plus de 19 millions de spectateurs ont déclaré avoir regardé la demi-finale. Qu’en sera-t-il demain, jour de finale ?

Même si cela ne fait que 12% de la population, le foot est aussi populaire en France que la politique.

Nous jouions sur des terrains de fortune, dans l’herbe véritable qui devait reposer l’été, et dans la boue sur les parties trop labourées par les crampons. Pas de millions pour de l’herbe hors sol, synthétique, sur lit de pneus recyclés en granulats dont les émanations chimiques sont loin de l’odeur sucrée de la végétation.

J’aime cependant à me souvenir que le foot étai un jeu quand j’étais adolescent : ni un métier, ni un exemple, ni un moyen de se faire mousser.

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Francis Fukuyama, La fin de l’histoire

Dès qu’il est paru en français, j’ai lu ce livre. Sa thèse est une synthèse : la démocratie est une forme de gouvernement à laquelle sont parvenus les pays les plus développés de la planète. Ceci est un constat au début des années 1990. La démocratie paraît alors indépassable parce qu’elle satisfait presque pleinement les citoyens et que tous les totalitarismes se sont successivement effondrés. Elle devrait donc s’étendre progressivement, par une pente naturelle, au monde entier. Est-ce pour cela « la fin de l’histoire » ? On le voudrait peut-être, l’auteur le croit, pourtant nul ne peut préjuger de l’avenir.

En effet, vingt plus tard, la démocratie recule au profit des régimes autoritaires tout comme la globalisation au profit de l’identitaire. La démocrature apparait préférables à beaucoup de citoyens qui en ont assez des palinodies parlementaires et du marais où s’enfonce toute décision ; le protectionnisme apparaît préférable à beaucoup de travailleurs qui en ont assez de perdre leur emploi par les délocalisations.

Mais l’intérêt de l’ouvrage de Fukuyama est moins dans sa conclusion que dans l’exposé des étapes qui conduisent à la démontrer. En cela, il est une remarquable synthèse historique, articulée en cinq propositions :

1/ La naissance de la physique moderne a permis la maîtrise de la nature. « Inventée à un moment de l’histoire par certains Européens », « la méthode scientifique devint le lieu commun universel de tout homme doué de raison » p.99. L’accumulation infinie de richesses permise par la technologie garantirait l’homogénéisation croissante des sociétés humaines. A condition qu’elle soit équitablement partagée, ce qui est un autre problème. A condition aussi que la vie matérielle soit la seule qui compte, ce qui n’est pas le cas.

2/ Mais aucune raison économiquement nécessaire n’existe pour que l’avancement de l’industrialisation produise la liberté politique. Si la technologie fournit un avantage militaire décisif, si la rivalité militaire conduit les Etats à accepter la civilisation technicienne et les structures sociales qui la sous-tendent (urbanisation, éducation, mobilité, rationalité), « une dictature moderniste peut être en principe beaucoup plus efficace qu’une démocratie » (p.149) pour créer du capitalisme conçu comme un système tendant vers l’efficacité économique. Exemple la Chine ; contre-exemple, la Russie. Les dirigeants de ces deux régimes sont patriotes et ont à gérer un pays immense, mais le premier tente de sauver le pouvoir d’un parti d’élite alors que le second ne tente de sauver le pouvoir que d’une mince caste oligarchique militaro-industrielle, alliance du fric et du KGB. Les sociétés libérales en économie de marché, formées d’une vaste classe moyenne qui a pour idéal l’égalité, sont minoritaires dans le monde – et peut-être pas le système idéal de la globalisation en réseau qui va trop vite pour le processus de représentation et de législation. La technocratie et les idées scientistes d’Auguste Comte seraient peut-être plus efficaces.

3/ La satisfaction des désirs économiques ne suffit pas à l’homme qui, comme Hegel l’a montré, veut être reconnu. L’être humain est fier, il a le respect de lui-même, l’amour-propre, le thymos décrit par Platon dans La République. Il est celui qui accorde de la valeur à toute chose, selon Nietzsche. Donc, « l’Etat universel et homogène qui apparaît à la fin de l’histoire peut être aussi vu comme reposant sur le pilier double de l’économie et de la reconnaissance (…) La première émane de la partie désirante de l’âme, libérée au début des temps modernes et consacrée bientôt à l’accumulation illimitée de richesse. Cette accumulation illimitée a été permise par une alliance formée entre le désir et la raison : le capitalisme est inextricablement lié à la physique moderne. Par contre, la lutte pour la reconnaissance a son origine dans la composante « thymotique » de l’âme. Elle a été poussée en avant par la réalité de l’esclavage qui contrastait avec la vision servile de la maîtrise, dans un monde où tous les hommes étaient libres et égaux au regard de Dieu » p.238. Le surgissement d’Internet, embryonnaire à la date de parution, constitue une culture de réseau qui, loin d’homogénéiser le monde, pousse au contraire chaque particularisme (communautaire, ethnique, religieux, identitaire et socialement tribal) à s’affirmer contre tous les autres, fonctionnant entre soi et se montrant de plus en plus sensible à « la violence » de ceux qui les contestent. La mondialisation engendre un renouveau des nationalismes et des micro-tribus par réaction au global – et toute mise en cause devient insupportable.

4/ « La démocratie libérale remplace le désir ‘irrationnel’ d’être reconnu comme plus grand que d’autres par le désir ‘rationnel’ d’être reconnu comme leur égal » p.21. C’est là où Fukuyama reprend la critique de Nietzsche. Le Dernier homme de la démocratie renonce à être un homme, c’est-à-dire à être mu par l’orgueilleuse croyance en sa propre valeur supérieure – qui lui permet de créer et de s’affirmer original – accomplissant ainsi pleinement l’humanité en sa personne. Il préfère, en échange de cette liberté due à son énergie et à sa volonté, une confortable préservation de soi, une médiocrité de vache à l’étable destinée à la traite quotidienne par le maître, sans opinion autre que celle du troupeau du moment que le foin de l’État-providence ne manque pas.

5/ Pour Fukuyama, dans la démocratie réalisée, l’originalité subsistera mais la principale vertu sera la tolérance. La santé et la viabilité du régime démocratique reposeront sur la qualité et sur le nombre des exutoires laissés aux citoyens pour leur plus ou moins grande « mégalothymia » : esprit d’entreprise, recherche scientifique, jeux politiques, sports de compétition, moyens d’expression et de création, snobismes, spectacles et rituels, vie associative et aventure. Mais sa démocratie réalisée ressemble fort au communisme réalisé : une utopie qui a peu de chance de se réaliser.

Tout ceci est bel et bon mais l’article originel aurait suffi : fallait-il le transformer en livre ? Car pronostiquer la fin de l’histoire, quelle présomption ! La suite des temps prouve déjà, depuis la parution, que « la démocratie » n’est pas forcément désirable hors de la culture occidentale et que ce soi-disant « universel » reste au fond assez particulièrement occidental…

Quant à la technique de l’information et de la communication, qui explose depuis l’écriture du livre, elle s’allie de plus en plus avec le capitalisme et avec les militaires, mais elle ne crée pas les emplois nécessaires à la pérennité de la classe moyenne ; au contraire, de rares métiers très qualifiés sont surpayés tandis que la grande masse des métiers deviennent sous-qualifiés et précaires, augmentant la tendance naturelle aux inégalités sociales – donc les tensions politiques et une aversion de plus en plus forte pour « la démocratie ».

Lire cette étude reste cependant très stimulant pour garder une vision mondiale et historique des processus qui mènent nos sociétés.

Francis Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme, 1992, Flammarion Champs essais 2009, 450 pages, €10.20

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Pauvre Drieu

A la lecture du livre de F.J. Grover, Drieu La Rochelle – 1893-1945 – Vie, œuvres, témoignages (1979), je ne comprends pas l’admiration d’André Malraux pour Pierre Drieu La Rochelle. Drieu n’aime pas la vie, je crois au contraire que Malraux l’aimait ; Drieu est dégoûté de la société, Malraux y a fait sa place. Peut-être Malraux apprécie-t-il l’enflure du personnage, le côté jusqu’au-boutiste qui semble aventurier et qui n’est que suicidaire ? Le romantisme soufflé d’un Drieu toujours mal dans sa peau semble idéaliser toujours l’ailleurs. Cet aspect kitsch, très années trente, est ce qui reste le moins intéressant chez André Malraux.

Drieu, c’est la vie d’un raté. Fils unique (jusqu’à 10 ans) d’une fille unique, élevé dans du coton et avouant « j’ai haï et craint mon père », il s’invente des compagnons imaginaires et vit l’héroïsme en chambre. Sa famille est prudente à l’excès ; son existence sédentaire favorise le divorce de l’action et du rêve. L’échec de son père, « velléitaire et vantard », ancre l’enfant dans un sentiment d’infériorité qui fait de lui, dans sa moelle, un petit-bourgeois gêné. Il lit Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche à 14 ans et le Journal d’Amiel à 17 ; ces deux livres l’exaltent. Il se rêve Maciste et Narcisse, premier jeu du raciste. Mépriser les autres et se complaire en soi n’incite pas à la tolérance ; ce n’est point signe de force, mais de ressentiment. De plus, la société le refuse : il échoue à Science Po, ce qui le blesse ; il tente deux fois le mariage mais son divorce entre sexe et sentiment empêche toute réussite.

La guerre de 14, en un sens, sera pour lui une thérapie. Il y trouvera sa place parmi les hommes. Il parlera « d’extase » de la charge à la baïonnette, ce moment d’exaltation où l’on sort de soi pour être égal aux autres dans la rage et la démesure – et où l’on oublie son petit moi. Plus tard, en 1935, il retrouvera cette passion au congrès de Nuremberg, « merveilleux et terrible », où le nationalisme exacerbé exalte la race dans la communion populaire. Drieu aime le théâtre, y compris en politique, mais il y est mauvais. Hanté par la religion, il finira par regretter : « j’aurais dû être SS ».

Il réussira enfin son suicide après en avoir eu la tentation toute sa vie.

Drieu n’est pas un type humain réussi. Quel contraste avec l’écrivain résistant Jean Prévost, par exemple ! L’admiration dont Drieu peut faire l’objet me sera toujours suspecte, et pas pour des motifs idéologiques. La force véritable ne contraint pas, elle jaillit en générosité ; cela aussi est dans Zarathoustra… Qui ne s’aime pas ne peut aimer les humains, ou plutôt, qui n’est pas bien dans sa peau ne peut tolérer que les autres le soient. Ces gens-là, je ne peux les suivre ; le fascisme attire décidément des régressifs.

L’ouvrage de Zeev Sternhell, Ni droite ni gauche, l’idéologie fasciste en France (1983), malgré ses outrances, apporte des éléments sur le cadre conceptuel dans lequel le fascisme mûrit. Issu « d’une crise de la démocratie libérale et d’une crise du socialisme » – tiens, comme en 2017 ! – le fascisme est surtout une crise des valeurs. Il lutte contre l’immobilisme des possédants et contre la frilosité de la morale bourgeoise encline aux accommodements raisonnables. Il est une tentative de réponse – régressive – à une crise de civilisation. La Grande guerre, la crise de 1929 et l’hyperinflation allemande, l’émergence des Etats-Unis comme puissance dominante du monde après 1918, les parlotes du parlementarisme des partis incapables de gouverner, déstabilisent gravement les vieilles sociétés européennes et rendent les intellectuels anxieux de renouveau. La saignée démographique de 14 ajoutée au malthusianisme petit-bourgeois, ajoutent à l’angoisse d’être submergé et envahi.

Déjà la « rupture nominaliste », qui jeta les bases du mythe du Progrès et de « la modernité » dès le XIIIe siècle, trouve sa fin vers 1900. L’homme centre du monde, fils de Dieu maître et possesseur de la nature, « cogito », sujet rationnel capable de regarder l’univers comme objet, émancipé par la connaissance et maître du monde par la technique – est remis en question. L’origine des espèces de Darwin, la mort de Dieu de Nietzsche, les lois socio-économiques de Marx, l’Inconscient de Freud, déstabilisent la pensée, tout comme la physique quantique, les relations d’incertitude ou l’indécidable en mathématique, et la boucherie inepte de 14-18 qui avilit l’autorité et l’Etat, remettent en cause ce que l’on croyait savoir sur le monde. La confiance en la raison une fois entamée, ressurgissent les passions et les instincts jusqu’ici maîtrisées et domptés : l’irrationnel est réhabilité !

Par contraste avec l’homme doué de raison qui mène à la démocratie représentative, à l’économie libérale et à la société individualiste et atomisée, l’illusion idéaliste revient d’une société « organique » réalisant un idéal de fraternité mystique qui ne peut se réaliser que dans le « national » ou le « racial » communautaire. Tout idéal fusionnel engendre dialectiquement intolérance et exclusion de ceux qui « n’en sont pas ». Que ce soient le païen ou le Juif pour le catholique, l’« ennemi du Peuple » chez le révolutionnaire, l’« espion de la CIA » pour le Soviétique ou le Cubain, le « non-Aryen » chez le nazi, le « libéral » pour le socialiste, le « capitaliste » pour le communiste ou « le patron » pour le cégétiste, le « réactionnaire » chez le gauchiste, le « non-musulman radical » pour le djihadiste – qui n’est pas avec nous est contre nous ! Le comportement n’est plus dominé par la raison malgré les déterminismes –  mais par les déterminismes eux-mêmes : biologiques, familiaux, claniques, d’appartenance, nationaux, religieux. Ils sont « motivés par des sentiments et des associations d’images, mais jamais par les idées » p.49. Ce n’est plus la volonté qui entraine la raison, mais l’énergie vitale directe qui submerge toute logique pour s’imposer. Ce concept vague teinte toute la pensée dans les années Drieu ; il est élaboré à partir de la biologie darwinienne revue par Spencer, de la philosophie bergsonienne, de l’histoire selon Renan et Taine, des théories raciales de Gobineau et des penseurs allemands, de la psychologie sociale selon Le Bon et de la sociologie politique selon Pareto, Mosca et Michels.

La lutte contre la « décadence » passe par l’étouffement de l’individualisme spirituel chrétien, par la remise en cause de la « libération » des Lumières et par l’éradication de l’égoïsme matériel bourgeois. Il s’agit de réagir contre la tendance naturelle à la paresse, au laisser-faire et au laisser-passer comme au laisser-aller, cet amollissement général dû à la vie moderne confortable, et théorisé par le libéralisme. Lutter contre cette « décadence » passe par le culte de l’énergie, donc de la jeunesse, à la fois instinct de compétition, vigueur morale et anticonformisme intellectuel. L’esprit guerrier est appelé à faire renaître les fortes valeurs de l’union nationale. Cette santé physique, affective et morale a partie liée avec une nostalgie de « pureté » qui prend l’ampleur d’un mythe – que l’on peut d’ailleurs retrouver aisément dans l’Ancien testament. Brasillach (fusillé à la Libération pour collaboration nazie) exalte ces « mouvements rythmés des armées et des foules » qui « semblent les pulsations d’un vaste cœur » – ou d’un sexe qui viole et engendre. Est glorifiée une innocence « originelle » des forces spontanées de la santé et du « sang », des « instincts » issus du Peuple mythique et du « sacrifice » comme fraternité collective.

Mais tout cela pour quoi, pour qui ?

On ne peut lutter contre l’individualisme sans brimer les individus, donc instaurer la terreur ; chacun a pu le constater sous Robespierre, sous Staline, Mussolini, Hitler et Mao, sans parler de Pol Pot. On ne peut empêcher « le profit » sans inefficacité économique, corruption politique et gaspillage des ressources ; chacun a pu le constater dans les économies administrées, notamment soviétique, nord-coréenne et cubaine – avec le contre-exemple édifiant de la Chine. L’essor du savoir est lié à la liberté qui a suscité dans le même temps la méthode scientifique et l’entreprise capitaliste. Le risque et le doute, l’exploration et le test, sont incompatibles avec la mise en veilleuse de la raison ; chacun a pu le constater avec Galilée, Lyssenko et autres condamnés pour « hérésie » aux dogmes. Voudrait-on revenir à la sauvagerie avant l’histoire ?

Il ne saurait être question de nier la joie de la bonne santé et de l’effort physique, la profonde satisfaction des relations à plusieurs, la chaleur de l’amitié et les délires de l’amour, ni même la culture commune et le désir de ne pas se fondre dans un métissage fadasse général. L’énergie vitale existe, sans aucun doute, mais nous croyons que la raison doit être dominante afin de contrôler les passions et de maîtriser les instincts – sans quoi il ne peut plus y avoir de société possible.  Si l’on veut la connaissance, on veut la raison en premier, donc le primat de l’initiative et de l’individu. On peut la tempérer, l’équilibrer, on ne peut l’exclure sans renier sa propre condition humaine. La science ne peut exister sans réflexion ni expérience, donc dans une atmosphère générale de tolérance et d’échanges – incompatible avec une société totalitaire.

Ne rêvons pas, comme Drieu le tourmenté, du fascisme, il n’est que retour en arrière. Le yaka de la brutalité ne saurait améliorer ni les choses ni les hommes. Pour vivre mieux, but ultime de tout humain comme de toute société, il faut du rationnel et de l’échange. Combattons sans relâche la tentation totalitaire, où qu’elle se trouve.

F.J. Grover, Drieu La Rochelle – 1893-1945 – Vie, œuvres, témoignages, 1979, Gallimard collection Idées, €6.00

Drieu La Rochelle chroniqué sur ce blog

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Ernst Jünger

Ernst Jünger est un phénomène. En 103 ans de vie il a vécu deux guerres (mondiales), a vu l’essor et le déclin de l’empire communiste sur deux générations, la ruine de l’Europe due à la technique et la patiente reconstruction de la mosaïque qui, à nouveau, craque de toutes parts.

Jeune, il aime l’aventure, se fait Wandervögel à 16 ans (un scoutisme allemand laïque et mixte), puis sèche la pension pour s’engager en France dans la Légion étrangère ; emprisonné pour désertion afin de voir le Kilimandjaro, il est récupéré par son père car il n’a que 18 ans et son engagement n’est pas autorisé sur sa seule signature. Un an plus tard arrive 1914 ; Ernst, l’aîné de six enfants, a 19 ans. Il passe le bac en catastrophe pour s’engager volontairement. Non par militarisme mais par patriotisme. La guerre est terrible, il en fait l’expérience ; il sera blessé quatorze fois. Elle est bien loin du code de chevalerie traditionnelle à cause de la technique. La guerre industrielle n’est plus un combat mais un massacre : à la tronçonneuse, à la mitrailleuse, aux obus tirés de loin – un engagement mécanique où l’humain se perd. Élève officier, nommé lieutenant à 20 ans, il sera Croix de fer de première classe l’année d’après et recevra l’Ordre du mérite, la distinction suprême accordée par l’empereur, en 1918.

Lorsqu’il sort de la guerre, quatre ans plus tard, sa patrie a perdu et des millions de morts inutiles jonchent la terre. Tel Dante revenant de l’Enfer, il médite sur cette expérience vécue. Il a sans cesse griffonné des notes sur de petits carnets, il n’a cessé de lire pour s’évader de l’horreur, il a toujours été au contact des hommes et de l’action. Il ne nie en rien que la guerre soit effroyable et destructrice, mais elle est comme un destin qui dépasse l’individu. A chacun de dompter la vague par énergie vitale et force créatrice. Il publie son journal, Orages d’acier, à compte d’auteur en 1920 ; c’est le succès car il ne glose pas sur la morale, il décrit au ras du terrain. Il transforme son Journal en œuvre littéraire en y incorporant des lettres échangées avec sa famille et des chroniques, le tout retouché par le recul du temps. Il n’est pas théoricien, peu politique, il est avant tout écrivain voyageur ou combattant, opérant une symbiose de sa pensée avec la vie qu’il mène. Il subsistera désormais d’articles et de livres.

Pour lui, l’homme se révèle dans la guerre (comme dans tous les événements exceptionnels) ; ses instincts les plus primitifs sont sollicités, ses passions les plus débridées – à sa raison de résister et de savoir établir des digues pour canaliser cette formidable énergie qui peut – sinon – vous transformer en bête. L’héroïsme n’est jamais loin de la férocité, telle est la nature humaine malgré les couches de vernis civilisateurs de la culture et de l’éducation. La guerre est une expérience limite.

Il n’y a pas, comme chez les fascistes, d’esthétisme de la guerre chez Jünger ; il s’agit pour lui d’explorer le tréfonds de cette force vitale qui réside en chacun. Seule cette énergie humaine créatrice peut contrer le règne de la machine. Né en 1895, le jeune Ernst voit se développer en accéléré la locomotive et l’auto, le canon automatique et le char, le fusil mitrailleur et les avions. La guerre bureaucratise les comportements sur le modèle hiérarchique de l’armée ; elle change l’humain en robot fonctionnaire. Comment s’étonner que l’habitude de fonctionner machinalement n’aboutisse à l’appareil des camps et à la destruction de masse du nazisme après le goulag du communisme ? La guerre totale préfigure l’Etat totalitaire et le nihilisme amoral du chacun pour soi. La technique du XXe siècle se heurte à l’humanisme du XIXe siècle – et la modernité l’emporte souvent pour le pire plus que pour le meilleur, dans la jeunesse de Jünger. « Science sans conscience… » méditait déjà Rabelais.

L’homme forcé à être soldat devient un « Travailleur ». La chair à canon de l’armée devient une chair à fabrique des usines et une chair à fonctionner des bureaux. L’être de chair n’est plus qu’un rouage mécanique de la technique, dépossédé de son humanité par le fonctionnement, le règlement, le politiquement requis. La mobilisation est totale, en 14 comme en 33… La seule façon de résister est le quant-à-soi, la réserve personnelle, la marge d’initiative que l’on peut prendre dans les limites tolérées. Ernst Jünger devient réfractaire. Nationaliste en raison de ce traité de Versailles inique qui humilie sa patrie par ressentiment de la France, directif en raison de la crise économique séculaire venue des financiers américains qui ruine les gens par l’inflation galopante, il devient responsable d’un corps franc de Saxe en 1923, mais pour un mois seulement ; il est déçu par l’absence d’énergie des adhérents qui attendent tout du groupe et ne donnent rien d’eux-mêmes. Plus révolutionnaire conservateur que xénophobe, il refusera par trois fois d’adhérer au nazisme et d’en être un député. Il n’a jamais été conventionnel ni bon élève ; enfant, il détestait l’école. Ami avec Ernst von Salomon et Carl Schmitt mais aussi avec Bertold Brecht, il retouchera les préfaces de ses œuvres lors de leurs rééditions pour en gommer les traits nationalistes qui pourraient servir aux nazis. Il écrira même Sur les falaises de marbre, roman à clé antitotalitaire qui dénonce dans le Grand forestier l’image que veulent se donner Goering et Hitler, comme Staline.

Il rencontre sa première femme lorsqu’elle a 16 ans et l’épouse deux ans plus tard. Ils auront deux garçons, Ernstel, né trop tôt en 1926 – il sera tué en 1944 par un partisan italien après avoir été obligé de s’engager parce qu’il avait tenu des propos anti-hitlériens – et Alexander, né en 1934, qui deviendra médecin et lui donnera deux petits-enfants, une fille et un garçon.

En 1940, Ernst Jünger est mobilisé comme capitaine et fait la campagne de France avant d’être nommé à l’état-major à Paris. Il y rencontre l’intelligentsia des lettres françaises : Guitry, Drieu, Gallimard, Cocteau, Morand, Céline, Giraudoux, Jouhandeau, Léautaud, Paulhan… Pour lui, cette fois, la guerre est une aventure intérieure ; il est trop vieux pour l’aventure combattante et la défaite éclair des armées françaises, mal préparées, mal commandées et au moral dans les godillots n’est guère une guerre… Il tient toujours son Journal, qu’il publiera après-guerre sous le titre de Jardins et routes, loin des orages et plus dans l’observation. Il a reçu de son père une panoplie d’entomologiste à 13 ans et il a longtemps écumé les prés et les bois avec son frère le plus proche, Friedrich. Il observe ainsi les hommes, comme détaché, soucieux avant tout de réalité exacte. Ce qui rend son témoignage précieux pour les petits détails véridiques.

La Seconde guerre mondiale après la Première est pour Jünger comme le Nouveau testament après l’Ancien ; il se rapproche du christianisme, non par croyance – il reste plutôt agnostique – mais par respect pour l’institution de l’Eglise, phare stable dans le totalitarisme nihiliste du temps. Le 7 juin 1942, lorsqu’il croise pour la première fois en France deux jeunes filles arborant l’étoile juive, il se sent honteux de porter l’uniforme allemand. On ne peut contrer la Barbarie que par des règles morales. Son exaltation de jeunesse pour l’énergie se mue en éthique de la liberté. C’est la seule voie offerte à l’individu pour se défendre de la masse.

Il créera ainsi dans Eumeswil  le personnage de l’Anarque, réfractaire au profond de lui-même, proscrit social s’il le faut, ayant recours aux forêts. Il aime à définir ainsi le concept : « L’Anarque est à l’anarchiste ce que le monarque est au monarchiste ». Il règne sur lui-même, il ne suit pas une mode idéologique ou un gourou. Il est nécessaire d’être rebelle, de se réfugier dans une droiture simple lorsqu’on est au cœur des ténèbres. Proche des comploteurs contre Hitler autour du comte von Stauffenberg en juillet 1944, il n’est pas dénoncé et, après avoir été muté comme officier auxiliaire, il est démobilisé pour raison médicale afin d’échapper aux tribunaux nazis. Pour cette raison, il refuse de répondre au questionnaire humiliant des Anglais sur ses activités sous le nazisme, ce qui lui vaut d’être interdit de publication dans les zones occupées d’Allemagne jusqu’en 1949. Le politiquement correct des démocraties est lui aussi un totalitarisme, même s’il est mou.

Jünger s’installe en 1950 avec sa famille à Wilflingen, dans la propriété des Stauffenberg, où il demeurera jusqu’à sa mort. Il publie régulièrement son Journal, de La cabane dans la vigne, jusqu’à Soixante-dix s’efface. Le président de la RFA Theodor Heuss vient lui rendre visite en mai 1953, le chancelier Helmut Kohl en 1985, le président Mitterrand en 1993 – après l’avoir reçu à dîner à l’Elysée en 1984. Il reçoit la bénédiction du pape Jean-Paul II en 1990 pour La Paix, apologie d’un monde réconcilié dans l’humain. Sa femme Greta meurt d’un cancer en 1960 et Ernst de remarie avec Liselotte son infirmière – qu’il appelle le Taureau – en 1962. Il écrit, il voyage,  il donne des conférences. Il meurt en 1998 dans son sommeil.

Ce que j’aime en Ernst Jünger est cette liberté personnelle qu’il a su conserver dans les orages, depuis l’énergie intérieure qui le pousse très jeune vers l’aventure et lui permet de résister à la guerre de matériel jusqu’à ce quant à soi de la maturité, préservé malgré toutes les propagandes et les chantages civiques des Etats. Il a su garder cette faculté de penser par soi-même, ce goût de l’observation détaillée des choses et des êtres, cet amour de l’expression pour rendre compte de son expérience personnelle de la vie. Il est pour moi un exemple, par-delà les conjonctures, d’être humain vraiment réalisé.

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Jean-Paul Aron, Le mangeur du XIXe siècle

Les années 1970 retrouvaient « le terroir » avec le gauchisme antisystème, les chèvres au Larzac et les « communautés » pré-écologiques. Les historiens se sont donc penchés sur le passé pour voir comment on en était arrivé à tout centraliser à Paris, à laisser dominer une classe de nantis un brin snob et à créer de toutes pièces la fameuse « gastronomie française ».

Car la cuisine existait avant les bourgeois ; elle était surtout la tradition des femmes qui utilisaient les composants autour de la ferme dans un pays à plus de 80% rural. Seuls les aristocrates s’amusaient avec la nourriture, copiant les préciosités romaines et payant à prix d’or des chefs pour leur prestige. Quand advient avec la révolution le règne des bourgeois, tout change. Le plaisir des oisifs disparaît au profit de la frime sociale, de la dépense ostentatoire et de l’imposition sociale du « goût ».

Pour cela, Paris était incontournable même si la cuisine lyonnaise existait richement, comme le rappelle l’auteur. Mais la gastronomie française dont la réputation se répand dans le monde est née au temps des nationalismes et de l’industrialisation. Les aristocrates sont cosmopolites, pas les bourgeois. La cuisine à la française est un art, pas la gastronomie parisienne. Elle est une industrie de la bouche destinée aux hommes de pouvoir et descendant du haut vers le bas, par degrés, dans toutes les classes sociales, y compris les plus pauvres qui recyclent les restes.

Les grands restaurants à la mode étaient chers et goûteux : Le Café anglais, Véry, le Grand Véfour… Des dynasties familiales géraient et adaptaient cuisine et décor pour maintenir l’attrait. Le luxe était de fournir tout un service d’une centaine de plats, organisé selon une savante stratégie dont l’auteur nous livre une clé par un plan de table au chapitre Le repas. Le dîner (nom de notre actuel déjeuner) était un spectacle et il s’agissait d’éblouir les invités par l’abondance et la présentation des mets. Deux grosses pièces trônaient à chaque bout de la table, tandis qu’alternaient les relevés et les entrées que les convives devaient se passer, suscitant une série d’échanges conviviaux dans un silence relatif. On ne se lâchait qu’une fois la desserte effectuée, et les « desserts » (sucrés et salés) permettaient la conversation.

Jean-Paul Aron analyse les bons endroits dans leur évolution tout au long du siècle, les mets servis et leur mythologie (homard délaissé, huîtres chéries), comment s’ordonne la cérémonie du repas, avant de mettre en contraste la gastronomie avec la simple nourriture (administrative dans les réfectoires des hôpitaux, des prisons, des collèges et des casernes ; de récupération dans les restaurants à 40 sous, à 17 sous, à 4 sous ; jusqu’à la misère de la mendicité et des bouillons de charité) – et d’étudier l’imaginaire gastronomique (mythe, spectacle, drame, fête).

Si seulement 17% des Parisiens décédés avaient les moyens de payer les 15 sous nécessaires à leur enterrement, cela signifie que les gastronomes étaient très peu nombreux et que la quête de subsistance emportait presque tous. Les inégalités étaient fortes et criantes dans cette période d’industrialisation et de progressive administration ponctuée de révolutions (1789, 1800, 1815, 1830, 1848, 1871). Le mythe submerge donc le réel et révèle que la gastronomie ne vient pas du terroir mais du pouvoir ; elle ne naît pas du produit mais de sa mise en scène ; elle ne surgit pas d’en bas mais d’en haut, de cette minuscule frange qui a les moyens et qui désire le montrer.

Jean-Paul Aron écrit simplement mais il procède à des énumérations, certes « scientifiques », mais que l’on peut sauter rapidement pour garder le fil de la lecture. Aucune recette mais des listes de plats et des menus, parsèment les chapitres. De nombreuses citations des gourmets et écrivains du temps précisent certains points.

Le lecteur notera ce fait remarquable que le service « à la française », qui mettait tous les plats sur la table sauf les desserts (servis après la desserte), a été remplacé par le service « à la russe », organisé par succession des entrées, plat, desserts, le tempo étant donné par le maître de maison. Il notera aussi que « la maitresse » de maison n’a pas son mot à dire avant le XXe siècle et que les femmes sont considérées comme quasi indésirables pour apprécier la gastronomie : le désir de bonne chère exige d’éviter les désirs de la chair.

Quiconque s’intéresse à la cuisine et à son évolution, ou à la sociologie des Français, lira utilement ce petit livre érudit et gourmand, réédité quarante ans après sa parution pour le bonheur de la culture.

Jean-Paul Aron, Le mangeur du XIXe siècle – Une folie bourgeoise : la nourriture, 1973, Belles-Lettres 2013, 352 pages, €14.50 e-book Kindle €10.99

Histoire de la gastronomie française à comparer avec La cuisine italienne, histoire d’une culture

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Eric H. Cline, 1177 avant JC – Le jour où la civilisation s’est effondrée

La croyance issue des Lumières, à la suite du christianisme, était que le Progrès suivait une voie linéaire allant de la bête à Dieu en passant l’homme, de la loi de la jungle après Babel à la cité idéale du monde globalisé. La République universelle faisait bander Hugo, dans son enflure romantique jamais avare de formules. On a pu penser avant 1914 que la mondialisation du commerce allait éradiquer les guerres et assurer la prospérité de tous, les « grands » (Blanc, mâles, urbains des empires) allaient guider les « petits » (Nègres ou Jaunes, filles, paysans du monde qu’on ne disait pas encore « tiers »). On a pu croire après 1918 et avec la Société des Nations que la Paix universelle pourrait être assurée par un collège de puissants ; et encore après 1945 avec « le Machin » qu’évoquait de Gaulle, cet ONU qui n’a pas grand-chose de l’union mais garde beaucoup des nations sans pour autant les organiser autrement que par la loi du plus fort. De même, avec les nouvelles TIC (technologies de l’information et de la communication), a-t-on pu croire, au tournant des années 1990-2000 que les arbres allaient monter jusqu’au ciel, les hommes vivre plus longtemps et plus riches en travaillant moins, et la planète se gouverner pour la maintenir durable. Las ! il a fallu déchanter. L’immonde tropisme fanatique a fait ressurgir la vieille religion dans son sens le plus stupide – la lecture littérale – tandis que les micro-nationalismes font fermenter les égoïsmes, chacun se voulant chez soi avec ses vaches bien gardées.

Car le monde global est une croyance.

Elle ne dure que tant que l’on y croit et ne réussit à devenir réelle que si la foi la « charge » d’énergie qui vont dans ce sens. Or il suffit de peu de chose pour court-circuiter le système : un changement climatique, des famines, des fanatismes, des guerres, des migrations, l’avidité financière ou – tout simplement la bêtise humaine.

C’est ce qui est arrivé voici tout juste 3194 ans, si l’on en croit l’historien anthropologue américain Eric H. Cline, de l’université George Washington. Le monde globalisé de l’âge du bronze s’est effondré en quelques décennies partout autour de la Méditerranée ; il avait duré trois siècles. Minoens, Mycéniens, Hittites, Assyriens, Babyloniens, Mitanniens, Cananéens, Chypriotes et Égyptiens commerçaient entre eux, entretenaient une diplomatie, s’alliaient contre les trublions. Brutalement, tout s’est effondré.

Et si c’était justement cette interdépendance cosmopolite qui a contribué au désastre, s’interrogent les savants ?

Il suffit d’un choc quelque part – ou plutôt d’une série de chocs divers et répétés – pour que l’interconnexion ait un effet dominos. Les civilisations prospères ont été détruites par le fer ou par le feu. Les explications sont détaillées dans le livre, mais aucune ne suffit par elle-même pour provoquer un effondrement. Des tremblements de terre sont attestés à Mycènes et ailleurs ; des famines ont eu lieu à cause d’un épisode de sécheresse persistance en Méditerranée orientale ; des révoltes sociales ont eu lieu contre les élites ici ou là, des révolutions de palais en Égypte et autres lieux ; des migrations plus ou moins armées ont déferlé en provenance du monde grec (les Doriens), de l’Anatolie de l’ouest, de Chypre ou de plus loin (les Peuples de la mer) ; les routes commerciales internationales ont été coupées et les importations ou exportations éradiquées. Mais rien de suffit à lui seul à expliquer l’ensemble.

Faut-il faire appel à la théorie des systèmes complexes comme pour un krach boursier ? Les désintégrations partielles ont un effet de système parce qu’elles se propagent et reviennent en retour pour que l’équilibre ne soit plus jamais le même. Si loin dans le temps, nous en sommes réduits à des hypothèses. Mais les preuves archéologiques sont là pour marquer les catastrophes autour de la Méditerranée et acter le passage de l’ancien âge du bronze ou nouvel âge du fer, d’un monde globalisé à un monde morcelé en cités-états défensives et armées, plus autarciques qu’avant. La civilisation a régressé durant quelques siècles avant de repartir.

Est-ce ce qui nous guette ?

La mondialisation actuelle a ses fragilités. L’égoïsme nationaliste revient, aux États-Unis, en Russie, en Turquie, en Chine, en Iran, au Royaume-Uni – et même dans les micro régions que sont la Catalogne, l’Écosse, la Corse ou même le Kosovo. L’avidité financière ressurgit avec cette absurdité du bitcoin, cette monnaie hors État et hors contrôle, uniquement composée de bits à la merci d’une panne électrique globale, d’un hacking nord-coréen, mais aussi avec les bulles qui se créent périodiquement à cause des modes, puis des croyances, avant de se résoudre en krachs de plus ou moins grande importance. Le climat se réchauffe et certains événements pourraient devenir irréversibles, comme l’inversion du Gulf Stream ou l’augmentation des oscillations El Niño, engendrant hausse du niveau des mers, sécheresses et incendies, tempêtes et inondations, famines et rupture des transports, ou encore raréfaction de l’énergie et réduction drastique du niveau de vie. Les guerres des fanatismes engendrent des attentats, des migrations massives, qui suscitent en réaction des rejets culturels et des fermetures de frontières pouvant aller jusqu’à la guerre civile.

Aucune de ces fragilités n’est peut-être suffisante pour faire s’effondrer tout notre système, comme à la fin de l’âge du bronze, mais leur accumulation répétée le fragilise. Il suffirait d’un déclencheur…

Eric H. Cline, 1177 avant JC – Le jour où la civilisation s’est effondrée, 2014, La Découverte poche 2017 (7ème tirage), 261 pages, €11.00, e-book format Kindle €9.99

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Cycles

Je suis frappé depuis plusieurs décennies par les cycles qui bouleversent à peu près tous les dix ans les façons de faire et de penser. Depuis ma naissance, ils reviennent régulièrement, comme si la société s’ébrouait à intervalles réguliers pour chasser des puces importunes ; avant ma naissance, ils remontent au moins au grand-père, sinon avant. Ils concernent surtout la France, puisque j’y suis né ; mais le monde n’est pas absent des cycles majeurs.

1918 : fin de la guerre la plus con qui a vu le suicide de l’Europe et amorcé son déclin. L’utopie communiste a été instrumentalisée par une caste autoproclamée avant-garde pour instaurer la dystopie d’une tyrannie socialiste durant 75 ans, se réfugiant dans le nationalisme lorsque la révolution mondiale échoua. Mais la moitié du monde en fut contaminée, de Mao à Pol Pot en passant par Castro.

1929 : krach boursier du siècle aux Etats-Unis qui se diffuse ailleurs, suivi de ses conséquences économiques, sociales, politiques et géopolitiques avec l’exacerbation du chômage et des nationalismes.

1939 : seconde guerre due à la première, où les nationalismes exacerbés par la crise donnent à plein, faisant s’écrouler les empires.

1948 : grandes grèves insurrectionnelles menées par la CGT et le PCF qui attend de Moscou un feu vert pour la révolution. Des militants communistes font dérailler le train Paris-Tourcoing et font 16 morts ! Le matois Staline ne donnera pas le feu vert, faute de moyens militaires ; FO fait scission de la CGT et les surréalistes rompent avec les communistes – Camus publie La Peste. La France adopte cette année-là le plan Marshall d’aide au redressement industriel.

1958 : après une guerre civile absurde pour les colonies considérées comme des départements (selon Mitterrand, ministre de l’Intérieur), coup d’Etat légal et instauration par référendum de la Ve République. Fin des petites magouilles rituelles entre politiciens de micro-partis qui font et défont les gouvernements, empêchant l’Etat d’agir efficace. Celui-ci se débarrasse du boulet algérien en 1962. Le Traité de Rome entre en vigueur, fondant un début d’Europe économique.

1968 : explosion sexuelle, affective et spirituelle de la jeunesse qui fait craquer les gaines du vieux monde patriarcal, autoritaire et catholique. Les étudiants fraternisent – un court temps – avec les ouvriers pour un monde meilleur ; il y a 8 millions de grévistes avant les accords de Grenelle, le licenciement d’un tiers des journalistes de l’ORTF et la large victoire des gaullistes aux législatives de juin. L’écologie naît à la suite du mouvement hippie et le gauchisme veut se débarrasser du « système » en changeant la vie par le sexe, la drogue et le rock’n roll. Mais l’URSS envahit la Tchécoslovaquie, rendant le communisme encore un peu plus impopulaire après les révélations en 1956 des crimes de Staline par le rapport Khrouchtchev – et la Révolution culturelle de Mao finit en quasi guerre civile. Stratégie du déni, Soljenitsyne est interdit de publication en URSS. Marine Le Pen naît le 5 août à Neuilly. Le Front de libération de la Bretagne commet plusieurs attentats, profitant de la crise pour revendiquer un micro-nationalisme.

1978 : aux élections législatives le PS supplante le PC, préparant la voie au programme commun pour la présidentielle de 1981 où toutes les utopies se donneront libre cours. Pendant 18 mois seulement… la dévaluation du franc sonnera trois fois (comme l’arrière-train), et le choix de l’Europe par Mitterrand aboutira au « tournant de la rigueur » et à la démission du trop vieille-gauche Mauroy. Le Système monétaire européen est créé, embryon du futur euro. Georges Perec publie La Vie mode d’emploi qui retrace la vie d’un immeuble parisien sur un siècle.

1987 : les prix sont enfin libérés en France depuis 1945. Krach léger en bourse (il dure à peine trois mois) mais qui signale le début de la financiarisation du monde, menée par les Etats-Unis. La Réserve fédérale américaine mène les taux et, lorsqu’elle les remonte, la bourse va mal – et avec elle toutes les bourses occidentales (donc, à cette époque, mondiales). Deux ans plus tard le mur de Berlin tombera et, en 1991, l’URSS explosera sans tirer un seul coup de fusil, minée de l’intérieur.

1998 : instauration des 35 h en France et début de l’ère numérique effective (mobile, Internet, réseaux). Krach des pays émergents dû au retrait précipité des capitaux à court terme des pays occidentaux. Ce krach intervient un an à peine après le krach du fonds spéculatif LTCM, géré par deux prix « Nobel » d’économie américains qui a failli emporter le système financier. Assassinat par des nationalistes corses du préfet Erignac : à chaque moment de crise, mes micro-nationalismes renaissent… Même si la France est championne du monde de foot et que l’euro va naître comme monnaie deux ans plus tard.

2008 : nouveau krach séculaire, équivalent à celui de 1929, mais avec des conséquences économiques, sociales, politiques et géopolitiques qui sont atténuées par l’apprentissage monétaire et diluées par la mondialisation. Mais les nationalismes retrouvent des couleurs avec les rancœurs de la crise et du chômage, sans dégénérer comme en 1939. Les anarcho-autonomes croient précipiter la fin en sabotant le réseau SNCF et Coupat est présumé coupable. Le Traité de Lisbonne sur l’Europe est ratifié par les Assemblées. Kerviel sévit à la Société générale (4.5 milliards d’euros de pertes) tandis que le rapport Attali, demandé par le président Sarkozy, prépare les réformes qu’entreprendra Macron… dix ans plus tard.

2017 : nous sommes une décennie après le krach séculaire… et les nationalismes se font menaçants, de Trump aux Etats-Unis au Brexit anglais, jusqu’à la bouffonnerie catalane où le président de région fuit se réfugier à Bruxelles pour échapper au droit de son propre pays. Pendant ce temps, la Chine fait rempiler le Mao-bis Xi Jinping qui promet la puissance pour la décennie à venir – et soutient en sous-main le dictateur nord-coréen et sa bombe. Les attentats secouent les sociétés considérées comme mécréantes par les fanatiques musulmans et les gens se durcissent progressivement, malgré les cris d’orfraie de certains intellos qui crient au loup pour tout, acceptant sans guère d’état d’âme les restrictions successives aux libertés et la surveillance généralisée permise par l’intelligence artificielle. Les pays se ferment, comme les cultures. Les citoyens bazardent tous les vieux routiers de la politique et se désengagent des partis au profit de vagues « mouvements ». Les idéalistes et les métis rêvant d’universel et de mélange sont de plus en plus considérés comme des curiosités importunes ; l’identité l’emporte, « appartenir » plus que penser par soi-même. Choquer le bourgeois non seulement ne fait plus recette, mais la majorité rêve de plus en plus d’être bourgeois – au point de se plaindre d’être en France périphérique.

Comme on le voit, depuis la guerre les illusions de fraternité sont mises à mal par les idéologues (communistes, gauchistes, écologistes, socialistes) tandis que l’égoïsme sévit sans vergogne (krachs et spéculation). La construction de l’Europe apparaît comme un « en même temps » miraculeux (l’union, mais dans l’intérêt), cependant bien précaire. L’irrationnel des religions emporte le repli sur soi, du cocooning aux frontières, tandis que les nationalismes et les micro-nationalismes en profitent.

J’ai eu jusqu’ici deux fois l’impression d’un changement de monde : en 1968 et en 2008. Même la disparition de l’URSS et du communisme ne m’apparait pas comme majeur. Mai 68 a vu un changement de société bien plus concret, et la crise de 2008 a lézardé l’optimisme international, écologique et technologique déjà touché par les attentats de septembre 2001. Les Etats-Unis ne sont plus la superpuissance qu’ils ont été depuis 1918 – pour eux, un siècle s’achève et nul ne sait ce qui adviendra. La montée des intolérances, le retrait personnel et nationaliste (jusqu’au « clocher » opposé à « Paris »), sont accentués par les gros bataillons du baby-boom qui se retirent du travail. La jeunesse est peu lettrée, trop avide d’immédiat pour penser l’avenir, nomade comme jamais, et semble vouée plus à « réagir » qu’à agir. Sauf à s’en mettre plein les poches si c’est possible dans le foot, la chanson, la start-up, la politique ou le hacking.

Si les cycles se poursuivent, j’attends 2027 avec un optimisme mitigé.

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Laurent Obertone, Utøya

Le 22 juillet 2011, il y a 6 ans, le Norvégien blond Anders Behring Breivik a tué au pistolet et au fusil d’assaut 77 de ses compatriotes, pour la plupart aussi aryens que lui. Dans une explosion de camionnette piégée au ministère des Finances, puis au pistolet et au fusil-mitrailleur en se faisant passer pour un policier, sur l’île d’Utøya (prononcez Utœuya) où se tenait un camp d’été des jeunesses travaillistes. Il récusait le multiculturalisme, la morale d’esclave du marxisme social-démocrate et l’invasion ethnique des basanés de l’islam.

Le journaliste sous pseudonyme Laurent Obertone fait le « récit » de cette journée et de sa longue préparation en 90 jours, en se fondant (dit-il) sur les rapports de police, les expertises psychiatriques, les attendus des jugements et le Manifeste de quelques 1500 pages que Breivik a posté auprès d’un millier de ses contacts avant l’opération. Anders Behring Breivik a été condamné par la justice social-démocrate norvégienne à la peine maximale : 21 ans de prison. Pourra-t-il sortir en 2032 comme si de rien n’était ?

Ce livre est extrêmement dérangeant.

Ecrit à la première personne, comme si l’auteur était Breivik, il fascine car il décrit une réalité et entre profondément dans la psychologie du tueur de masse « réactionnaire » (version suprémaciste blanc de l’intégriste islamique). Les éditions Ring, bien que publiant diversifié, sont semble-t-il orientées bien à droite.

Il indispose aussi, par l’absence quasi totale de distance avec son sujet, la façon glacée d’imposer sa logique – et sa logorrhée narcissique (les chapitres 8, 9 et 12 sont trop longs, ennuyeux, répétitifs). Le lecteur soupçonne « Laurent Obertone » d’être en accord intime avec ce qui est dit, tout en réprouvant la tuerie. Le « récit », par son ton objectif, fondé sur « des documents » (mais sans aucune note de référence…) appartient plus à un « essai » de réécriture du Manifeste Breivik, voire à une hagiographie. Pour ce qu’il dit de l’idéologie extrémiste plutôt que pour l’histoire Breivik qu’il affecte de rendre compte, ce livre est à lire. Pour savoir, pour comprendre, pour objecter.

Anders Breivik donnait « trente ans » à la société européenne pour reconnaître le bien-fondé de son œuvre de communication. Car le massacre de masse de jeunes hommes et femmes qui auraient pu être les frères et sœurs qu’il n’a jamais eus (il est né en 1979), presque ses propres enfants (la plus petite avait 14 ans, plusieurs garçons 15 ans), est pour lui une façon d’attirer l’attention. Il n’a épargné qu’un garçon de 10 ans et un jeune de 19 ans qui avait un air de droite ! Ce qu’il veut ? Faire lire son Manifeste indigeste pour déclencher l’éveil, grâce à sa logique cohérente qu’il croit irrésistible. Six ans se sont écoulés, et le breivikisme a failli l’emporter dans les élections récentes, un peu partout sur le continent et ailleurs. Le populisme est le nom politiquement correct du vieux nationalisme, qui fixe les frontières non comme des limites mais comme des murs barbelés bardés d’écriteaux « défense d’entrer ».

Car la haine de Breivik est pour le multiculturalisme, dont il accuse les Travaillistes (avatars en plus mous et plus moralisateurs des socialistes français – ce qui n’est pas peu dire !). Ceux-ci sont imbibés de « marxisme », ou plutôt de ce que le peu cultivé Breivik appelle ainsi : les suites laïques de la morale de culpabilité instillée par le christianisme dans les esprits « vikings ». « Les travaillistes font à peu près toutes les conneries qu’il est possible de faire avec un cerveau. Orgueil et bêtise leur laisse croire qu’ils peuvent imposer leur loi à celle des gènes, que seule leur morale a raison, contre celle de millions de générations précédentes. La sélection naturelle ne peut le tolérer. Je suis ici pour représenter ses intérêts » p.98. Les humains sont des « rats-taupes nus », animaux en compétition, alors qu’« en régime multiculturaliste, nos Etats tentent piteusement de faire respecter un même ordre social à des individus qui ne partagent rien. Cela ne peut se terminer que par la tyrannie ou l’explosion » p.102.

Breivik préfère Israël, le Japon, la Corée, la Chine peu accueillante aux étrangers, peut-être la Russie de Poutine ; il a dû être ravi du virage xénophobe d’Erdogan et de Trump et aurait applaudi à la victoire de Marine Le Pen si celle-ci n’avait autant montré son incompétence lors du débat présidentiel. « Un journaliste m’a présenté comme un loup solitaire d’extrême-droite. Je trouve ça parfait. C’est moi, j’assume, je me délecte d’une telle étiquette » p.185. Car si les gauchistes jouent aux rebelles, ils le sont en groupe, c’est tendance ; le vrai rebelle c’est lui, Breivik, impressionné parce qu’au lycée un prof s’était mis en colère contre la légèreté de leur âge envers une victime de racisme : « Jamais dans notre histoire une religion n’a osé à ce point endoctriner des gosses. A leur faire peur, à leur faire mal, à charger sur leurs petites épaules tout le poids de la misère et des injustices de ce monde, à leur inculquer massivement toute la culpabilité qu’on parvenait à inventer » p.199.

Ce sont ces « traîtres » de propagandistes qu’il a tués, et ces moutons décérébrés qui croient que « penser » c’est suivre le troupeau. « Pourquoi [les Norvégiens] deviennent-ils racistes quand ils défendent leurs droits et leur survie, alors que les peuples indigènes qui en font autant sont admirés et soutenus, comme les Tibétains, les Boliviens, les Indiens d’Amérique ? » p.252. Contrairement à ce qu’on peut croire, « je ne suis pas raciste : j’aime les races. Ma seule terreur est leur disparition » p.303. Sauf que « les races » n’existent pas, n’existent que des agrégats provisoires issus de reproductions isolées à partir d’une même souche venue d’Afrique. Tout au plus peut-on parler de « civilisations » différentes, de façons de vivre et de concevoir le monde autres. Ce n’est pas prêcher le métissage des gènes et des cultures que de le dire, mais constater que la diversité du monde fait sa richesse et que si tout valait tout, nous dépéririons d’ennui. Mais va-t-on tuer pour cela ceux qui ne menacent pas de nous tuer ? On éjecte aux élections les socialistes, on récuse leur moralisme d’autant plus vertueux qu’il masque leurs minables « affaires » à eux aussi, dont ils préfèrent accuser les autres, mais on ne va pas massacrer leurs rejetons qui font « cuire les saucisses torse nu » p.309 par hédonisme.

Pour le reste, d’après le (probable) rapport du psychiatre, « ce que j’ai vu en Breivik, c’est un mégalomane égocentrique, obsédé par la puissance, par l’aspect des choses et de sa personne. C’est un maniaque capable de tout comprendre et de tout réaliser » p.366. Son QI a été testé à 135. Mais « la possibilité d’une humiliation le terrorise. Il éprouve le besoin de se protéger derrière des titulatures pompeuses, du maquillage, des vêtements de luxe, une tenue de policier, d’officier, de franc-maçon, de chevalier Templier, un personnage de jeu vidéo… Tout ce qui pourrait le rendre plus puissant qu’il n’est » p.263. L’empathie est pour les femelles, pas pour les vrais hommes selon Obertone faisant parler Breivik. « Fidélité, obéissance, dépendance, initiative zéro, agressivité zéro, liberté zéro, c’est la vision que ces malades ont de l’idéal humain » p.295. « Au nom de la morale égalitaire, on admire ceux qui échouent, les idiots, les criminels, les fous, les pauvres, les tarés… » p.296. Est-ce vraiment vrai ? Le journaliste entre un peu trop dans le délire paranoïaque de son sujet pour qu’on ne le soupçonne pas d’en rajouter à sa sauce.

Mais il faut connaître les Breivik en leur intime, comme ce livre parfois trop verbeux tente de le faire, pour bien saisir tout le danger qu’ils représentent – mais aussi la dérive tout aussi dangereuse de la morale culpabilisante d’une vertu politiquement correcte poussée à son extrême. Car toute action en excès engendre sa réaction : à trop se vouloir universel et gentil, le monde entier vous passe dessus. Il y a un milieu à tenir, des limites à affirmer, des frontières à définir.

Les citations du livre sont tirées de l’édition originale 2013 en 429 pages.

Laurent Obertone, Utøya – Norvège 22 juillet 2011, 77 morts, éditions Ring 2013, poche 2016 édition augmentée, 533 pages, €9.95 

Site des éditions Ring

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Tectonique migratoire

L’Europe se casse, sous la poussée de deux destins : la grande migration intercontinentale due à la guerre 2003 de Bush en Irak, et la démagogie politicienne à très courte vue des dirigeants des pays de l’Union aujourd’hui. L’un engendre l’autre et pousse à la cassure du collectif, au repli sur soi, au retour des pulsions instinctives de peur, de haine et de violence.

Les pays européens, esclaves de la pensée chrétienne où il est recommandé de « tendre l’autre joue », se trouvèrent fort dépourvus lorsque les guerres furent venues. La brutalisation de la guerre industrielle de 14-18 menée pour d’étroits motifs nationalistes et « d’honneur » dévoyé, suivie des massacres de masse planifiés de la guerre biologique de 40-45 menée par la revanche des nationalismes humiliés et la croyance en la race du plus fort, ont engendré un choc en retour. D’autant plus violent que les pulsions de haine avaient été fortes. L’Europe non occupée par Staline voulait se refaire une virginité en devenant la zone d’hospitalité du monde. Triomphe de l’humanisme ou stupide candeur ? Les deux sans doute, puisque rien n’est parfait dans ce monde mêlé, où même la langue peut être la meilleure ou la pire des choses. Mais le fait est là. Je suis pour l’Europe, mais pas pour la niaiserie.

Europe terre d’accueil, le droit d’asile universel par la convention de Genève en 1951, la citoyenneté offerte aux anciens colonisés dans les années 1960, les lois de pardon aux terroristes votées dans les années 1970, les droits de l’homme et la Cour européenne de justice inclus dans le traité d’Union, les accords de Schengen en 1985 qui accorde complète liberté de circuler à tous, même aux non-citoyens européens – voilà ce qui permet à l’Europe dans le monde d’apparaître comme une terre douce où la violence est exclue, les exactions pardonnées et l’assistanat assuré. Universel, pacifique et gratuit est l’accueil. Pourquoi ne pas en profiter ?

Jusque vers 1990, l’immigration induite par cette générosité était maitrisable ; depuis, deux vagues successives dont la dernière, massive, remettent en cause à la fois le modèle et ses fondements. Vers la fin des années 1980, l’immigration de misère venue d’Albanie et d’Afrique du nord a alimenté les trafics et la délinquance dont la mafia algérienne, la mafia albanaise et la mafia russe ont profité dans nos pays désorientés. La troisième vague est sur nous, venue des pays islamiques depuis le « printemps » arabe et les guerres d’Irak, de Libye et de Somalie. Il s’agit d’une vague bien plus grosse que les précédentes, d’un afflux par millions en peu de temps piloté par des mafias locales (notamment turque) et des gangs de seigneurs de la guerre (en Somalie, Libye, Nigeria) qui s’enrichissent largement et rapidement en rançonnant les migrants.

Évidemment, nos politiciens européens n’ont rien vu, rien compris, rien anticipé. L’Europe est ouverte comme une vieille catin et très peu « osent » braver le tabou du politiquement correct en fermant les frontières. Très peu, mais de plus en plus. Outre les pays de l’est qui n’ont jamais accepté le libéralisme outrancier dans ses excès chrétiens de moralisme candide, les extrême-droites des pays centraux qui veulent préserver la race et la culture, mais aussi les pays du nord qui sont submergés d’arrivées et constatent que l’intégration a du mal à se faire – et enfin le Royaume-Uni qui a décidé de faire bande à part en rompant le traité.

Car c’est bien au fond la libre circulation imposée par l’Union qui a fait voter Brexit. La juxtaposition des communautés dans les îles britanniques n’allait déjà pas sans heurt, le chacun pour soi dégénérant peu à peu en chacun chez soi, la loi étant de moins en moins la même pour tous, le travail de masse raréfié ne bénéficiant qu’à la main-d’œuvre au coût le plus bas – donc aux immigrés. L’exemple français, inverse du modèle britannique, montrait lui aussi ses limites avec les émeutes des banlieues en 2005 et le terrorisme de nés Français islamistes à répétition à partir de 2015. La protestation sociale a pris une teinte victimaire d’humiliation coloniale d’autant plus fantasmée que les petits-fils de ceux qui l’ont subie n’ont jamais vécus sous ce régime. La religion est venue par-dessus, donnant un prétexte idéologique de « pureté » pour refuser les us et coutumes comme les lois de la république « impie » – ou pour se refaire une virginité éternelle après une vie alcoolique, de viols et de délinquance. Le fantasme de purification va se nicher dans tous les recoins des âmes faibles.

De plus, l’immigration d’asile ou économique se confond, les migrants brûlent leurs papiers ce qui ne permet pas de les renvoyer dans leur pays d’origine lorsque le droit l’exigerait, lesdits pays traînent des pieds pour reconnaître leurs ressortissants et les accepter (comme la Tunisie, soi-disant « démocratique »…). Enfin les populations arrivantes sont en majorité sans instruction, accoutumées à des régimes violents, et complètement étrangères aux normes européennes. Les viols du Nouvel an à Cologne ont décillé quelques yeux malgré le déni moral de toute une partie des nantis (en général mâles, intellos et qui ne se mêlent à nulle fête trop populaire). Dire que l’intégration de populations majoritairement musulmanes à très bas niveau d’instruction est facile et rapide dans une Europe de culture chrétienne, de pratique laïque et de régime démocratique, ce n’est pas faire preuve « d’islamophobie », mais constater la triste réalité. D’autant que les masses en jeu sont énormes – donc amenées à terme à changer le visage de l’Europe. Les (soi-disant) islamophiles ne défendent pas l’islam, mais l’idée qu’ils se font des sous-prolétaires de la planète : ils confortent en fait leur bonne conscience, en parfait égoïsme de collabos. Cette hypocrisie me révulse, elle empêche toute réflexion sereine sur ce qu’il faut faire en pratique et selon les vertus républicaines.

Car la grande migration intercontinentale a réveillé les égoïsmes nationaux, l’insécurité terroriste a renforcé les appels à l’autorité, les palinodies des politiciens européens font craquer l’Union.

L’Europe de Bruxelles est technocratique, anonyme et coûteuse : qu’apporte-t-elle en regard ? Chacun des pays se pose la question, même si la monnaie unique pour les pays de l’euro, le soutien massif à la croissance par le rachat de dettes par la Banque centrale européenne, la libre-circulation, les normes unifiées, le poids international de négociation, la paix assurée, sont des atouts injustement oubliés car considérés comme acquis. Schengen n’existe virtuellement plus, Angela Merkel l’ayant fait exploser en décidant, sans considération du processus démocratique allemand et dans un mépris souverain pour ses partenaires européens, d’ouvrir ses propres frontières (donc celles de toute l’Union !) à tous les migrants. Elle qui avait affirmé que le multikulti était un échec total, a retourné (une fois de plus ?) sa veste. Le Brexit vient directement de là : les directives européennes allaient-elles imposer au peuple britannique d’accueillir toute la misère du monde ?

Non, les choix politiques et moraux de Berlin ne sont pas ceux de toute l’Europe. Si le débat ne peut avoir lieu avec les autres, alors l’Union est morte. La faute à ces politiciens à courte vue que furent Cameron au Royaume-Uni (promettant un référendum qu’il était sûr de gagner), Renzi en Italie (pour la même raison), Merkel en Allemagne (dont les dix ans de pouvoir semblent monter à la tête) – et Hollande en France (qui ne dit rien, ne fait rien, n’a aucun projet – et s’en va, déjà presque oublié).

La résultante de ces tendances à l’œuvre, immigration de masse qui n’est pas prête de se tarir et politiciens préférant leurs petits jeux tactiques à l’intérêt général long terme, embrase le ras-le-bol et la contestation à ras de peuple, la montée des extrêmes idéologiques, la frilosité du repli xénophobe, l’appel à la remise en ordre autoritaire et nationale…

En bref, les prémices d’une guerre civile – au moins dans les urnes, au pire dans la rue.

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Gérard Guerrier, Alpini

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Nous sommes en 1913 et Jean, 17 ans, (Gianni pour son père), est en famille avec son cousin Dante et le guide autrichien Walter en montagne. Le temps est beau mais se gâte vite. Faut-il accélérer pour atteindre le sommet et redescendre ensuite ? Le vent devenu fort infléchit l’itinéraire, faut-il éviter la crête et passer sous une corniche ? Tous ces choix de l’instant, à effectuer dans l’urgence, peuvent être ensuite regrettés. Et c’est ce qui arrive. Une avalanche sépare le groupe, mais c’est le moindre mal ; une seconde détache tout un pan de rocher qui s’écrase… sur le père, industriel à Milan.

Nous sommes en montagne et c’est le drame, le destin. L’adolescent en sort bouleversé, mûri. D’autant qu’un an plus tard, la guerre la plus absurde du siècle advient. La bêtise nationaliste s’attise et « l’honneur », cette vertu aristocrate dévoyée par les petit-bourgeois, excite les pauvres en esprit. Les peuples s’entraînent mutuellement à la guerre, cette grande lessiveuse des nations, faucheuse de jeunesse. Que faire lorsque l’on est à l’aube de sa vie, à 18 ans, et que l’on est à la fois français par sa mère, italien par son père, apparenté allemand par ses grands-parents alsaciens, et que votre parrain de montagne est un guide autrichien ? Faut-il se battre contre ses gènes ?

Nous sommes dans la tragédie et Jean, avisé malgré son âge, choisit par tâtonnement le moindre mal. Il s’engage en Italie parce qu’appelé par la France ; il choisit les troupes de montagne plutôt que l’infanterie. Il restera dès lors au cœur de son pays de cœur, les Alpes bergamasques. Le 23 mai 1915, l’Italie s’engage à son tour dans la guerre, poussé par le socialiste « patriote », le très mélanchonien Mussolini. Jean est à l’école d’officiers et c’est comme sous-lieutenant des Alpini, l’équivalent italien de nos chasseurs alpins, qu’il va combattre les Autrichiens – mais surtout tenir les crêtes. Il n’a qu’une hantise : se retrouver face à Walter, son guide, mobilisé par l’Autriche-Hongrie. Et c’est d’ailleurs ce qui va se produire…

Dans le même temps, jeunesse oblige, Jean tombe amoureux d’une pianiste milanaise, Antida, dont le père fait une cour assidue à sa veuve de mère. Les mœurs de l’époque entouraient le sexe de tout un apparat d’évitement qui avivait le désir mais laissait incertain sur les désirs de l’autre. Jean se laisse dépuceler dans l’urgence par une jeune gitane sicilienne que son cousin lui a présenté au bordel. Avec Antida il se contente de baisers, de caresses, mais point au-delà : il faut être sûr de soi, attendre la fin de la guerre, le diplôme, au risque de ne pas s’en sortir. Or l’attente est longue à l’arrière pour une jeune fille empêtrée de convenances. Dante, aussi brun, velu et musclé que Jean est blond, imberbe et longiligne, n’a pas de ces pudeurs. Il va toujours droit au but, au combat comme en amour. Il prend d’assaut les redoutes comme les filles. Que se passe-t-il entre lui et Antida lors d’une permission seul à Milan ? Se passe-t-il d’ailleurs quelque chose ?

Nous sommes dans l’aventure et la mort, en montagne et en amour. Amour filial, du père passé au parrain guide, amour maternel, amour fraternel, amour sexuel – tout est mêlé, avec les sentiments associés comme la jalousie, la rivalité, la crainte de décevoir. Les hauteurs ne pardonnent pas l’erreur ; leurs leçons répétées permettent-elles de se mieux guider dans la vie ? L’auteur a contrasté ses personnages : les deux cousins ne sont pas du même monde, l’un bourgeois et l’autre du peuple ; la fiancée et la putain n’ont pas les mêmes désirs, Antida la position sociale et Maria le plaisir ; la mère vivante et le père décédé n’ont pas les mêmes valeurs, elle veut protéger son enfant jusqu’à trahir, lui offre post-mortem l’exemple du travail qu’il faut accomplir malgré tout.

Ce roman très vivant et bien documenté se lit avec plaisir ; très souvent, captivé par la lecture, le lecteur se croit dans l’action même. L’auteur remue les grandes passions que sont l’affection pour les êtres et le saisissement face à la puissance de la nature, liant l’une à l’autre dans une époque mouvementée. La nôtre, un siècle plus tard, le devient : faut-il y voir un signe ? L’écriture cherche moins les effets que l’efficacité, à la manière de Stendhal – lui aussi amoureux d’Italie. Le roc exige le sec, la neige fige le sang, seul l’esprit surnage, dans la pureté lumineuse des cimes.

Gérard Guerrier, né en 1956, a quitté Allibert Trekking à 60 ans fin 2014, après en avoir été huit ans le directeur général. Il « redevient un accompagnateur en montagne et un voyageur comme les autres » – mais adepte comme moi du « voyage actif ». Comme son héros Jean, il a appris la montagne dans les Alpes, est devenu ingénieur, a épousé une concertiste allemande et a habité en Italie du nord. Sa traversée des Alpes à pied de Neuschwanstein à Bergame avec son épouse a donné lieu a son premier roman, L’opéra alpin, paru en 2015.

Gérard Guerrier, Alpini – De roc, de neige et de sang, 2017, éditions Glénat collection Hommes et montagnes, 263 pages, €19.99

e-book format Kindle, €9.99

Une autre chronique de ce roman parue dans Libération

Et dans Babelio

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Mélenchon, méchant bon

J’ai eu l’heur de publier sur ce blog en 2011 une note sur Jean-Luc Mélenchon, politicien entre Péguy et Doriot. Un lecteur l’a retrouvée et la commente cinq ans et demi plus tard comme digne d’actualité. Je l’en remercie et, comme les commentaires sont fermés sur les notes après un à deux mois – pour ne pas susciter des « polémiques à la françaises » aussi vaines que stupides, une fois l’actualité passée – il a publié son avis dans la rubrique « à propos ». Comme ce n’est ni le lieu pour le lire, ni pour débattre d’un sujet en particulier, je me permets de replacer dans le fil des notes ce commentaire de grand intérêt, que j’accompagne de quelques réflexions. Le débat est ainsi ouvert, quelques mois avant les prochaines présidentielles en France, et quelques semaines avec les primaires des sept nains du PS.

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« Bonjour, votre article de 2011 sur Mélenchon, Péguy et Doriot m’a paru intéressant, y compris en 2016-2017.

Le temps rectifie cependant quelques unes de vos idées, comme l’opposition de Mélenchon à l' »aigle » russe…

Le rapprochement avec Doriot me paraît, quoiqu’il en soit, pertinent, sinon comme stricte analogie du moins comme hypothèse-guide.

Au passage, d’autres idées de votre article me paraissent approximatives. Ainsi, le bien-être des ouvriers de l’automobile est une légende (qu’il s’agisse de Toyota, de Ford, de Renault, de Fiat, en 1970 ou 2016, que l’organisation soit fordiste ou par groupes de qualité).

Mais pour rester au centre de votre article : avec Mussolini ancien leader socialiste, Doriot évoluant du PCF à la collaboration pro-nazie, l’opportunisme narcissique (et l’insécurité mal compensée qui peut-être va avec) engendre bien des vicissitudes et les parcours sont souvent TORTUEUX et chez les apprentis caudillos. « Le futur Duce de l’Italie fasciste est élevé par un père forgeron et militant anarchiste et une mère institutrice et très religieuse (catholique). »

Je crois que les méthodes et de style de Mélenchon, les fantasmes qui s’échappent parfois de sa bouche par manque de maîtrise et par sincérité semi-volontaire…, tout cela permet de voir qu’il n’est pas tel qu’il apparaît à ses suiveurs et à ses électeurs.

Les indices d’une idéologie vermoulue et réactionnaire sont pourtant assez patentes. Il doit lui-même faire des rectifications fréquentes, sur un mode agressif et embarrassé, ou encore rectifier son programme pour tenter de les intégrer et sauver la face. Voir ici ses vœux. La stance à l' »universalisme » (blah blah…) inciterait à nuancer le rapprochement avec Péguy… et à mieux cerner le caractère opportuniste du bonhomme.

Politiquement incohérent, il n’en serait pas moins nocif, selon moi, s’il en avait les moyens… Mais son style et la confusion qu’il trimbale ne sont pas des caractères isolés dans les mouvances militantes et semi-intellectuelles de notre époque.

Merci pour votre article et pour certaines pages de votre blog.

Pierre Grimal »

Ce qui est intéressant est que l’étude sur le bonhomme Mélenchon a peu vieilli : le politicien est toujours « méchant » par haine personnelle contre la société, qu’il sublime en la projetant sur « le peuple ».

Il veut évidemment en faire « le bien » malgré lui, au peuple. Ce pourquoi il est un méchant bon.

Mais il ne peut aller dans le sens du peuple qu’en résolvant ses propres contradictions venues de l’extrême-gauche trotskiste-lambertiste : internationalisme ? le peuple veut du nationalisme ; anticapitalisme ? le peuple veut surtout du boulot ; écologisme ? le peuple ne veut pas régresser au moyen-âge ; démocratie directe ? le peuple veut bien participer, mais pas gouverner, ça l’ennuie – son individualisme exige épouse et pavillon, DVD possédés et quant à soi préservé. Pas sûr que la Grande transparence robespierriste de Mélenchon soit en phase avec ce que veut le peuple…

J’écrivais aussi sur ce blog en 2012, à propos de Mélenchon, le malentendu qu’il provoque (et continue de provoquer) :

  • Quand on est né en 1951 on n’est plus vraiment jeune,
  • Quand on a occupé depuis trente ans les fromages de la République, nanti d’un patrimoine frisant l’ISF et d’un revenu égal à cinq SMIC.
  • Quand on a voté oui à Maastricht et qu’on reste député européen.
  • Quand on se dit trotskiste lambertiste (dont une fraction a soutenu Marcel Déat en 1941, socialiste autoritaire devenu collabo parce qu’antilibéral et anti-anglais, ministre du Travail de Pétain).
  • Quand on est pétri de toutes ces contradictions, comment convaincre dans la durée ?

Le rassemblement des mélenchonistes apparaît bien hétéroclite.

Mais veut-il vraiment gouverner ? Je me posais la question en 2014 sur ce blog. La posture du Commandeur, Victor Hugo tonnant du haut de son exil, est bien plus valorisante pour ce théâtral politicien, que la discipline de chaque jour des affaires à régler par compromis… Le fusionnel d’une Assemblée unique et d’un gouvernement direct, me paraît une compensation personnelle pour un gamin frustré de père à 11 ans qui semble ne jamais s’en être remis (ce qui me navre) – mais pas un remède au mal français qu’est l’immobilisme d’âme paysanne et la répugnance à changer (si bien servis par Chirac puis Hollande).

Yaka et encore yaka, résumais-je en 2016 dans un billet de blog, sur les outrances de l’extrême-gauche, Mélenchon inclus. Je n’ai pas changé d’avis depuis. Mélenchon aime gueuler, pas gouverner. Car gouverner, c’est prévoir, et ne pas suivre le vent du peuple selon qu’il girouette de l’est à l’ouest ou du nord au sud. Mélenchon se positionne comme national-populiste, qu’il le veuille ou non. Il ne veut pas de Poutine comme Grand frère, même s’il admire probablement sa façon, de faire. Donald Trump aussi… Mélenchon est adepte non de la démocratie mais de la démocrature – la dictature, mais du Salut public, de la Patrie en danger – tout ce que Castro a réalisé durant ses quasi 60 ans de règne autocratique sans partage.

Un grand méchant, Mélenchon, même s’il se veut un méchant bon.

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Droite ou droites ?

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René Rémond avait distingué en 1954 trois droites issues des conflits de la Révolution française : légitimiste contre-révolutionnaire (au pouvoir entre 1815 et 1830), orléaniste libérale (au pouvoir entre 1830 et 1848) et bonapartiste césarienne (de 1848 à 1870). La suite les a parfois rassemblées, parfois divisées.

Les rassemblements se sont faits sur l’ordre moral de 1871 à 1879, sur le nationalisme de 1899 à 1919, puis sur le libéralisme économique et l’orthodoxie financière avec Poincaré. Maurras et les ligues fascistes ont constitué une autre tentative de rassembler, mais sans guère de succès, l’aboutissement sous Pétain se révélant un naufrage.

Aujourd’hui, les trois droites subsistent, bien que certains croient pouvoir distinguer une quatrième droite, populiste, sinon para-fasciste.

Je ne crois pas à la réalité de cette nouvelle droite ; j’y vois une scission sociologique de la bonapartiste – avec agrégation partielle d’un surgeon de la droite légitimiste, disparue durant les Trente glorieuses et que la crise économique, mais surtout l’immigration et son insécurité culturelle, font renaître.

  1. L’orléanisme libéral va de Pinay à Bayrou en passant par Giscard et Raffarin.
  2. Le bonapartisme étatique et autoritaire va du général de Gaulle à Fillon en passant par Chirac, Sarkozy, Dupont-Aignan et même Marine Le Pen.
  3. Le légitimisme reste cantonné à de Villiers et à une partie des courants de la Manif pour tous. Une fraction du Front national, moins nette que sous Jean-Marie, reste sous Marine et Marion Maréchal « souverainiste », adepte d’une révolution conservatrice visant à restaurer des valeurs, des institutions et des sociabilités perdues par un changement radical.

L’électorat frontiste est plus populaire, plus jeune, et moins éduqué. Les autres droites ont un électorat qui n’est pas très différent, plutôt d’âge mûr, de classe moyenne et supérieure et bien éduqués.

L’idée tactique de Pascal Buisson, répudié vulgairement par Nicolas Sarkozy, était de scinder la partie la plus à droite en faveur d’une alliance avec le Front national rénové de Marine Le Pen, et d’éjecter le centre libéral vers la gauche social-libérale de François Hollande et Manuel Valls. Ce mouvement aurait collé avec la droitisation globale de la société française (y compris à gauche), partie d’un mouvement plus général de repli sur soi en Europe et dans le monde. Le tempérament de l’ex-président, allié avec son souci louable de rejet « républicain » du Front national, a fait échoué cette tentative.

La droite extrême, populiste et souverainiste, se trouve donc seule, éclatée entre Front national, Debout la France et autres groupuscules. Ils montent, mais restent cantonnés, surtout peut-être aux présidentielles où la personnalité compte plus que le programme. Les élections locales ou européennes leurs sont plus favorables mais il ne faut pas extrapoler au-delà (Bayrou et les écologistes l’ont appris jadis à leur détriment).

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François Fillon ado encordé

Restent les deux composantes principales de la droite de gouvernement : le centre (orléaniste) et la droite néo-gaulliste (bonapartiste).

Le centre est plus vaste que le simple Modem, une parti de l’ex-UMP ayant suivi Valéry Giscard d’Estaing et restant plus libérale, plus européenne et plus sociale que la droite néo-gaulliste. Cette dernière avait cru un moment à « la synthèse » représenté par Alain Juppé, un souverainisme tempéré de libéralisme mais à visée sociale, sans bouleverser le paysage. Mais le tempérament porté à la synthèse a été illustré de façon trop dommageable par François Hollande, actuel président, pour qu’il n’y ait désormais pas méfiance de la part des électeurs.

Ceux-ci préfèrent une conviction tranchée alliée à un tempérament direct, même si « le programme » de leur candidat est probablement au-delà de ce qu’ils veulent vraiment. Réformer va toujours, s’il s’agit des autres ; dès que cela vous touche personnellement, le désaccord surgit. Mais n’exagérons pas les écarts entre Juppé et Fillon (comme le font tactiquement les gens de gauche pour faire peur) : nombre de propositions sont communes, seuls l’ampleur et le rythme (annoncé) changent à la marge. De toute façon, la politique à droite reste l’art du possible.

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La crise financière, puis économique, n’a fait que révéler la mutation du monde dues au numérique, à l’instantané planétaire d’Internet et à la globalisation des échanges (financiers, commerciaux, humains). Cette mutation effraie et chacun désire regagner son nid et interdire à quiconque de venir le violer. Le populisme nait à gauche de la frustration des classes moyennes de voir leur ascension sociale stoppée et de se trouver déclassées par la horde des nouveaux diplômés d’un côté et des bas coûts mondiaux de l’autre. Il nait à droite de l’insécurité culturelle due aux revendications islamistes de plus en visibles et à l’immigration massive venue du Proche-Orient et d’Afrique, dans un contexte d’attentats religieux. Tous les pays sont touchés, même les Etats-Unis, l’Allemagne et la Russie. C’est cette droitisation « identitaire » qui est nette en France, à droite comme à gauche.

La renonciation à son identité est le signe que l’on fuit le jugement des autres, dit le psychanalyste Georges Devereux. Se soumettre au collectif et laisser capituler son libre-arbitre n’est ni une preuve de force, ni de caractère, ni d’intelligence. Les Français ont peur, ils préfèrent nier l’avenir réel au profit du mythe illusoire ou aliéner leur protection à un « Sauveur ». Ils ne sont pas en majorité pour « le libéralisme » (économique), mais si des mesures de dérégulation sont indispensables pour assurer la défense de la France, alors ils s’y soumettront. Ce n’est pas très glorieux mais permet d’expliquer l’engouement pour François Fillon plutôt que pour Alain Juppé.

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Dans l’idéal, l’individu se doit d’être relativement autonome, c’est-à-dire relié, mais pas asservi. L’espace de la raison politique est l’Etat de droit ; il protège chacun des passions privées en assurant une neutralité selon les règles négociées par des procédures contradictoires. Sur ce point, droite et gauche tombent d’accord – sauf aux extrêmes, poussés au fusionnel, pour qui le droit n’est que la volonté majoritaire (autrement dit le droit du plus fort).

Ce pourquoi le « modèle social » français reste une valeur : le réformer, oui ; le réduire, non. La droite néo-gaulliste aime l’Etat – ce que l’agitation de Nicolas Sarkozy pas plus que le social-réformisme de François Hollande n’ont pas vraiment su incarner. François Fillon apparaît au-delà de son programme comme porteur d’une volonté, ce qui est plus dynamique que de rester « droit dans ses bottes » – et les électeurs de droite l’ont compris.

René Rémond, Les droites en France, Aubier-Montaigne 1983, 544 pages, €85.05 occasion 

e-book format Kindle 2014, €19.99

René Rémond, Les droites aujourd’hui, Points-Histoire 2007, 271 pages, €9.10

La droite en France sur ce blog

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George L. Mosse, Les origines intellectuelles du Troisième Reich

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J’ai déjà parlé de cet ouvrage de l’historien juif américain, né en Allemagne, qui a pu fuir le nazisme à 15 ans à quelques heures de l’obligation de visa. Je voudrais y revenir aujourd’hui non pour analyser ce qui y est dit, mais pour sélectionner ce qui fut hier et se reproduit aujourd’hui. Car, si l’histoire ne se répète jamais, les êtres humains et les sociétés ont des réactions identiques aux événements qui les mettent en cause.

S’indigner contre le nazisme est stérile, comprendre les ressorts du nazisme est utile.

Ceux qui braillent dans la rue « contre le fascisme » (ou contre Trump) sont aussi vains que ceux qui pissent dans un violon en croyant jouer la musique. Le fascisme est un état réactif de toute société menacée. Il vaut mieux comprendre ce qui menace et les moyens d’y faire face – que de gueuler pour rien dans le désert. Et c’est bien la faute de la gauche minable des Indignés, Frondeurs, Atterrés, pseudo-ministres et autres impuissants, qui n’a plus aucune idée ni projet, si l’extrémisme monte en notre pays plus qu’ailleurs en Europe et dans le reste du monde.

« Chaque pays développe son propre fascisme, approprié à son propre nationalisme », écrit George Mosse p.33. Le nazisme allemand comme le fascisme italien sont nés des unités nationales, fragiles, qu’il fallait conforter par une langue et une culture commune. Le fascisme français n’a pour l’instant jamais pris, nous n’en avons eu qu’un ersatz sous Pétain, vieillard conservateur et surtout cacochyme, qui a laissé faire sous la botte les petits agitateurs intellos séduits par la communauté masculine nazie.

Ce que montre George Mosse, étayé par une vaste documentation, est que le nazisme n’est pas une aberration : il a été appelé par des électeurs normaux, adulés par des gens normaux et suivis par la majorité de la population – comme Trump. Pourquoi ? Non par une quelconque essence satanique, comme voudrait le faire croire la morale de la bonne conscience après Auschwitz ; non par un quelconque développement des forces productives ayant secrété leur antidote par réaction, comme a longtemps voulu le faire croire la propagande marxiste stalinienne au mépris des documents historiques. Mais selon Mosse par une véritable « religion civique ». La propagande n’a aucun effet si elle ne répond pas aux attentes de la société – tout comme la publicité ne vous fera jamais acheter si vous ne désiriez pas déjà le faire.

Robert Paxton, historien américain spécialiste de la France de Vichy récemment : « je crois que le fascisme c’est avant tout le pouvoir, la prise du pouvoir, l’exercice du pouvoir. Je pense que le fascisme est aussi animé par de forts préjugés et des sentiments profonds, des sentiments d’aliénation, un désir de revanche nationale, la colère contre ceux dont vous pensez qu’ils ont poignardé le pays dans le dos«  (sur Slate.fr).

Toute société nécessite une cohésion : le besoin d’une communauté organique, une continuité historique, une normalité bien établie.

Cette normalité évolue avec le temps, mais lentement. L’imprégnation des mœurs et de l’idéologie subsiste au-delà des générations. Ce pourquoi George Mosse ne condamne en rien les « traditions », au prétexte que les nazis les auraient utilisées à leur profit. La morale n’a jamais rien à faire avec la vérité, mais bien plutôt avec le confort de ceux qui la brandissent.

La cohésion sociale se manifeste dans les rituels collectifs, que préparent la famille, qu’encouragent l’école, que la communauté locale puis nationale font exister. Le sentiment de participer à la vie politique sous le nazisme était plus fort que sous la démocratie de Weimar, constate l’historien. La faute en est non pas au nazisme – qui a su séduire – mais à Weimar, dont l’indigence de gauche fut patente. Si nous pouvions en tirer une quelconque leçon sous le président Normal…

La dimension religieuse du politique est ignorée des positivistes et des marxistes, qui croient la « science » politique presqu’aussi exacte que la science économique ou physique. Or l’adhésion à la collectivité passe par l’esthétique, par l’émotion, par les rassemblements qui permettent d’agir ensemble. Encore une fois, l’élection de Trump nous le montre après le Brexit, la débâcle socialiste aux Européennes et ainsi de suite…

C’est ici que l’Allemagne et la France divergent.

La première croit à la culture, nous croyons à la civilisation. La culture est un enracinement dans le sang et le sol des valeurs ; la civilisation une adhésion volontaire et de raison à la vie en commun. Bien sûr, ces deux concepts ressortent de l’idéal-type, des caricatures de ce qui se passe en réalité. Aucun Français n’adhère seulement par raison, mais aussi par habitude, par ses ancêtres ou par volonté de s’approprier la culture francophone, de se joindre à cette lignée historique qui va « du sacre de Reims à la révolution française », selon les mots de Marc Bloch. Aucun Allemand ne croyait complètement au pur Aryen blond et athlétique, issu des forêts de Germanie depuis les temps les plus reculés ; l’Allemagne est resté un carrefour de peuples, venus de l’est et du sud, poussés par les encore plus à l’est, et accaparant les exilés de l’ouest ou du nord (les Huguenots, les commerçant hanséatiques, les Russes germanophiles…).

Il y avait en Allemagne, bien avant le nazisme, un courant Völkish issu du romantisme qui désignait non seulement le peuple, mais son « âme ». Celle-ci était réputé issue de la terre même, des atmosphères et paysages. D’où la célébration du sang et du sol, composantes indispensables au peuple sain ; d’où la méfiance envers les villes, qui déracinent, et envers l’industrie, qui désocialise. Ce courant, un brin ésotérique, a été chanté par les Wandervögel, ces jeunes gens itinérants, randonneurs du pré-scoutisme, qui vivaient quasi nus dans la nature et célébraient le soleil et l’eau. Il a été repris par les organisations nazies, qui ont vanté le stéréotype mâle au corps classique de la beauté grecque, sculpté par l’effort individuel et la volonté collective. L’attirance sexuelle de la camaraderie masculine devait être refoulée par sublimation pour créer le type du chevalier qui se contraint, héros et chef.

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C’est bien cette religion Völkish, en conjonction avec le nationalisme, puis avec les rancœurs de la défaite de 1918 et de la crise économique majeure des années 30, qui a fait émerger le nazisme. L’auteur précise, en historien : « Le nazisme n’était pas une aberration : pas plus qu’il n’était dénué de fondement historique. Il fut plutôt le produit de l’interaction de forces économiques, sociales et politiques, d’une part, et de perceptions, d’espérances et d’aspirations humaines à une vie meilleure, d’autre part » p.32.

Avons-nous aujourd’hui une telle conjonction ?

La religion écologique célébrant Gaïa la Terre-Mère que ses fils industrieux ne cessent de blesser malgré la grand-messe rituelle des COP numérotés, la défaite face au terrorisme islamique qui engendre une rancœur contre les « basanés » sans reconnaissance pour la France qui les accueille, la crise économique de la mondialisation mais surtout de l’essor technologique très rapide – cela peut-il faire conjonction comme dans les années 30 ?

La culture était alors réputée authentique, assurant l’accord de l’être humain avec les autres et avec la nature ; la civilisation était vue comme superficielle, adonnée à la simple satisfaction béate des besoins matériels, sans solidarité ni spiritualité. Ne voyez-vous rien de cet hier qui ne surgit aujourd’hui ?

Qu’en est-il de la haine envers « le capitalisme » des multinationales, contre l’avidité matérielle de « la finance » ou l’impérialisme économique, culturel et militaire des Yankees ? Le Juif a été remplacé par le Capitaliste (encore qu’on confonde volontiers les deux dans l’islamo-gauchisme à la mode). Mais le « retour à la terre », l’accord avec la nature, les aliments « bio », la vie saine détressée à la campagne, l’aspiration à la chaumière de la retraite paisible… tout cela a fait le lit des états d’âme Völkish, du nationalisme protectionniste – et du nazisme.

Si les écolos d’aujourd’hui sont aussi inaudibles (7000 militants et 17 000 sympathisant si l’on en croit leurs primaires… 0.03% du corps électoral de 47 millions !), c’est qu’ils mêlent l’eau et le feu en célébrant la nature ici et maintenant tout en prônant l’universalisme éternel et l’internationalisme hors sol.

Si les socialistes d’aujourd’hui sont devenus quasi inaudibles, c’est qu’ils restent attachés à cette chimère du « matérialisme scientifique » qui court après l’évolution du climat et l’accord écologique homme-nature sans les relier au présent des gens et des revendications de classe.

La petite-bourgeoisie allemande – qui a permis le nazisme – voyait en Hitler une « révolution de l’âme » qui ne menaçait en réalité aucun des intérêts économiques de sa classe moyenne. Le nazisme édifiait l’idéal, et désignait l’Ennemi de principe – le Juif apatride, cosmopolite et capitaliste. L’écologie d’aujourd’hui et son fade avatar déconsidéré, « le socialisme », proposent une même révolution de l’âme et son ennemi de principe – le Capitalisme industriel et financier. Mais cela ne séduit manifestement pas « la France périphérique »,  pas intello comme les bobos urbains, prête à voter – en réaliste – pour la famille Le Pen. Même s’il est à craindre que, comme sous le nazisme, la déception soit d’autant plus grande et rapide que les attentes auront été plus fortes.

Nous n’avons pas l’humiliante défaite de 1918 mais le terrorisme, issu d’une frange étroite de l’islam. La rancœur deviendra-t-elle de même ampleur pour qu’elle produise les mêmes effets ? Il suffirait selon certains d’un attentat ou deux de plus pour que… Un tiers des policiers et gendarmes seraient prêts à voter extrême-droite, si l’on en croit les médias.

Le nationalisme est-il assez puissant dans les profondeurs françaises pour emporter l’adhésion à un parti Völkish qui mêle sang et sol dans une célébration de destin ? Pour ma part, j’en doute, mais il en est qui y croient.

Reste qu’il vaut mieux comprendre par soi-même que suivre les hordes moutonnières. Afin d’avoir le choix de participer ou de se retirer, pour résister.

George L. Mosse, Les origines intellectuelles du Troisième Reich – La crise de l’idéologie allemande, 1964, Points Seuil 2006, préface de Stéphane Audouin-Rouzeau, 512 pages, €11.80

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La génération au pouvoir est-elle adaptée au présent ?

Séisme anti-socialiste en 2002, le 21 avril ; non à Maastricht en 2005 ; espoir Sarkozy contre le Fout-Rien Chirac en 2007 ; séisme anti-gauche aux Européennes de 2015 ; référendum Tsipras en Grèce en 2015 ; Brexit en 2016 ; Trump élu contre l’attente des médias et des élites récemment… Les élites au pouvoir, violemment contestées sans l’avoir vu venir (ou sans avoir voulu le voir) sont-elles encore adaptées ?

Prenons François Hollande, né en 1954 

Si Staline était quand même déjà mort (mars 1953), c’était tout juste ; mais aucun satellite artificiel n’avait été lancé autour de la terre, nul n’était allé sur la lune, le téléphone et la télé étaient balbutiants (ah, le 22 à Asnières !), et – bien évidemment – ni Internet ni le Smartphone n’existaient. Lorsque je dis cela à des étudiants du supérieurs, nés juste avant ce siècle, ils tombent des nues. Comment, pas de télé, pas de portable, pas de mobile, pas de net ni de jeux vidéo, pas de CNN ni de Google, pas de Facebook ni d’Apple ? Eh bien non. Comment avons-nous pu vivre sans ces prothèses VI-TA-LES ! C’est simple : presque comme des écolos, en tout cas comme nos grand-mères vivaient.

François Hollande avait 14 ans en mai 1968 – il n’a donc rien vu, rien vécu des événements ; il avait 19 ans lors de la première crise du pétrole, il était en cours d’études avec les manuels de l’après-guerre – il n’a donc rien acquis du monde nouveau. Lorsqu’il sort de l’ENA, en 1980, la vieille gauche va arriver au pouvoir et appliquer des recettes du XIXe siècle à la mondialisation qui commence avec Thatcher et Reagan ; trois dévaluations du Franc plus tard (en 18 mois), c’est « le tournant de la rigueur » – autrement dit la fin de l’utopie. Hollande observe et constate, il saura changer d’avis comme de veste à l’avenir – puisque tout change sans cesse… Mais aujourd’hui il est perdu, comme en témoigne « ce qu’il ne devrait pas dire » – et qu’il dit quand même pour violer son camp du déni content de soi.

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Comment penser une seconde que cette génération (dont je suis) puisse être adaptée aux changements très rapides qui se sont produits en deux générations, depuis le milieu des années 1950 ? Tout est allé trop vite pour nos cerveaux programmés par les millénaires. C’est pourquoi j’estime qu’il faut laisser la place aux jeunes – pas seulement aux gens neufs. Donc pas aux Trump, Clinton, Juppé, Hollande & Sarkozy et autres, tous blanchis sous le harnois, éduqués dans l’après-guerre avec des méthodes d’avant-guerre. Je rêverais d’un duel Macron-Le Maire aux présidentielles 2017 – mais cela ne se produira probablement pas, même si des surprises sont possibles. Le tropisme autoritaire, hiérarchique et élitiste du Français est bien trop ancré. Il vient de loin : de Rome et de la religion, de l’Eglise et du roi, du jacobinisme et du catholicisme papal – et même plus récemment de l’islam, peu réputé pour être libéral, comme l’a montré la Manif pour tous.

Nous n’aurons pas un Trump, il faudrait pour cela qu’il y ait des milliardaires en France intéressés par la politique et en même temps patriotes (ne rêvons pas). Nous aurons peut-être une Marine, mais le handicap idéologique et politique me semble trop grand pour que l’hypothèse soit réaliste, tant les Français aiment l’expérience et la sagesse malgré tout. Qui aurons-nous ? Surprise !

Peut-être faut-il réfléchir autrement.

Constater notamment que, depuis la guerre de 14 qui fait date comme puissant traumatisme, chaque génération (en gros trente ans) bouleverse la donne :

1914-1940 : la guerre la plus absurde, l’industrialisation du massacre, la contestation radicale des badernes qui nous gouvernent engendrent les années folles et les Surréalistes – plus le communisme à l’est ; le plus-jamais-ça d’épuisement, les classes creuses et les veuves en noir engendrent le pacifisme à outrance, la frilosité en tout et la lâcheté devant la force. Lénine razzie le pouvoir, contre des sociaux-démocrates pusillanimes; Hitler l’emporte par populisme outrancier, dans le déni des élites démocratiques ; Pétain gagne, par forfait des dirigeants dépassés – les Français se soumettent (et très peu résistents avant 1943).

1940-1970 : l’euphorie de la victoire « des » démocraties, la reconstruction d’après-guerre, la décolonisation et l’essor des industries du radar, de l’atome, de l’aviation, de l’électroménager engendrent le baby-boom et le bonheur de consommer – jusqu’à saturation : la révolte de 1968 est non seulement contre la guerre du faible au fort au Vietnam, mais aussi contre « le Système » qui embrigade et contre l’Autorité qui s’impose sans discussion. A poil, échangistes, hirsutes, égalitaires, écolos à chèvres, hippies à pétards, les soixantuitards font craquer les gaines – mais dérivent vers les paradis artificiels, le spontanéisme narcissique et la baise pédophile. La brutale crise du pétrole, orchestrée par les régimes arabes contre Israël et son soutien américain en 1973, cassent brutalement le rêve fumeux : c’est « la crise » (mot qui reviendra désormais très souvent). Retour au réel.

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1970-2000 : Margaret Thatcher au Royaume-Uni, Ronald Reagan aux Etats-Unis, la gauche Bérégovoy en France, adaptent désormais l’utopie sociale républicaine à la réalité du capitalisme qui se mondialise. Pour le meilleur et pour le pire : la révolution des mœurs, qui deviennent plus conviviales, la jeunesse ayant accès au sexe avec la majorité à 18 ans et l’abaissement de la pénalisation des relations à 15 ans ; l’égalité homme-femme reconnue par le code civil avec le divorce, l’autorité parentale et l’avortement ; la chute du mur de Berlin suivie de la chute de l’URSS, l’essor de la Chine qui se convertit au capitalisme, la construction européenne positive d’un côté (Espagne, Grèce, Irlande puis Pologne et autres profitent de la redistribution). Mais de l’autre rigueur publique, moins d’Etat, desserrement des carcans à l’initiative individuelle et dérégulation, naissance des nouvelles technologies dans la Silicon Valley, brutalisation des relations de travail, externalisation des métiers hors du cœur de l’entreprise, délocalisation vers des pays à bas coûts de production, optimisation fiscale. Jusqu’au krach des actions technologiques en 2000, le krach de l’audit comptable en 2002, le krach de l’immobilier en 2007 et la crise systémique qui explose en 2008… laissant penser que la suite sera (comme dans les années 30) la crise politique.

2000-2030 : nous y sommes – et nous avons la tentation de revenir en arrière puisque le présent ne semble pas rose. Après l’autoritarisme d’après-guerre, puis le libéralisme post-68, retour à l’autorité en protection. La mondialisation montre son visage négatif : la perte des emplois industriels et l’immigration sauvage. La technologie montre qu’elle peut être néfaste : robotisation qui supprime des postes, exigence de formation supérieure et continue sous peine d’être largué, surveillance généralisée et centralisée par le tout-informatique, connexion mondiale et hacking mondial (les Russes ont piraté la campagne démocrate américaine et influé sur le vote), perte des repères spirituels – d’où retour des religions, jusqu’aux plus obscurantistes, théorie du Complot et islamisme salafiste – ce qui engendre les antidotes que sont les régimes autoritaire et fascistoïdes. Poutine, Chavez et Maduro, Erdogan, Orban, Kaczynski, Dutertre, Trump, la liste s’allonge de jour en jour des tribuns médiatiques qui jouent au dictateur comme jadis Staline, Mao ou Castro – jusqu’à Sarkozy, Le Pen et Mélenchon en France qui voudraient bien les imiter. Retour des frontières, du nationalisme, de la « souveraineté » (comme si la France était plus maître de son destin contre Google, Poutine ou la Chine sans l’Europe qu’avec !) – ce sont tous ces mythes qui agitent les esprits.

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Certes, nous l’avons toujours dit, le libéralisme sans règles n’est pas viable car il se réduit à la loi du plus fort, la jungle et le lynchage ; mais l’autoritarisme sclérose et inhibe, il empêche l’initiative (on le voit tellement en Russie, à Cuba ou en Corée du nord). Patriotisme oui (pourquoi nos élites ont-elle honte de défendre les intérêts français ?) mais nationalisme non (c’est la guerre assurée à brève échéance).

Donc une nouvelle génération.

Trump, à 70 ans, n’est pas vraiment un perdreau de l’année… Incarne-t-il l’espoir d’un renouvellement ou le ras-le-bol des anciens ? je penche pour sa seconde hypothèse. Reste donc entière la question du renouvellement des générations en politique. Avec Trump, rien n’est réglé !

Il sera probablement moins radical au pouvoir que dans sa campagne – comme toujours. Des contrepouvoirs existent aux Etats-Unis (bien plus qu’en France !) et les lobbies industriels et financiers sont puissants, le populo (abstentionniste et velléitaire) apparaît comme trop bête et flemmard pour être consulté avec profit collectif sur les grandes orientations. Nous aurons un Reagan bis en économie avec les Conservateurs ; peut-être un Nixon bis (sans l’intelligence géopolitique) en relations extérieures ; en tout cas un Tycoon redoutable en affaires et qui ne s’embarrasse (comme Poutine) d’aucun scrupule…

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Ceux qui se réjouissent aujourd’hui, aux Etats-Unis comme à l’étranger, vont voir très vite combien America First peut être redoutable à leurs petits intérêts. Brailler, c’est bien ; subir, est-ce mieux ? Où est-elle donc, NOTRE nouvelle génération ?

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Arapà contre la guerre

La guerre, n’importe quelle guerre, toutes les guerres. Du nationalisme le plus con de 14 à la religion déformée la plus con des daechistes islamiques. Mourir pour l’au-delà, quelle dérision… Mourir pour rien serait plus juste. Défendre sa patrie n’a rien à voir avec l’intolérance à l’autre. Qui ne le comprend pas devrait un peu réfléchir.

Que défend-t-on par la mort ? Soi-même, sa famille, son clan, son peuple, l’humanité ? Rarement, très rarement. S’il existe une légitime défense, il n’existe pas de guerre juste. Il s’agit toujours d’aller massacrer l’autre au nom d’une idéologie, qu’elle soit « la patrie en danger », « l’ennemi héréditaire », le « sous-homme » ou « la gloire de Dieu-Allah-Jéhovah ».

Les nantis au pouvoir envoient toujours le populo massacrer les autres avec les armes fournies par leurs copains industriels, au nom de leurs seuls intérêts, et sous le paravent de la religion ou ou de l’idéologie – ce qui est une pareille déformation du monde.

C’était vrai en 14, c’est encore vrai sous les islamistes. Qui donc se veut calife à la place du calife ? Qui donc interprète les volontés du peuple ou les désirs de Dieu ?

Quelle prétention ! Quelle bêtise bassement humaine… Comment un dieu quelconque, très-haut et miséricordieux comme on le croit, enverrait-il des bêtes ivres de haine massacrer des humains issus de lui ? A-t-il besoin de ces golems pour assouvir sa vengeance ou accomplir sa volonté ? Si tel est le cas, il a bien peu de puissance, le dieu. Il est bien trop ethnique, particulier, provincial, pour prétendre régenter toute l’humanité et les autres êtres dans l’univers – qu’il aurait « créés ».

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Arapà, chanteurs corses, composent un CD entièrement contre la guerre, toutes les guerres. J’ai déjà évoqué le groupe Arapà sur ce blog. In Memoriam a été pour la première fois interprété à Verdun dimanche 23 octobre de cette année en l’Eglise Saint Sauveur. Nous sommes le 11 novembre, armistice après quatre ans de massacre industriel ; nous serons dans trois jours le 13 novembre, anniversaire d’un massacre aussi lâche que méprisable, contre des jeunes qui ne sont pas de la même race, suivent une autre culture et qui croient autrement.

Si je mourais là-bas, poème d’Apollinaire à sa maitresse Lou, oppose amour à mort, l’amour à la mort, la vie au suicide. Journal d’un soldat corse, Verdun, Envoi du front, Lettre de soldat, Le chemin des Dames, La chanson de Craonne, La butte rouge, Tu n’en reviendras pas, sont des chants en français qui alternent avec des chants corses (traduits dans le livret). Pour dire non à la guerre, non à la haine, non à la connerie humaine.

Vaste programme ! Assez vain, mais fait du bien. La poésie pour la vie vaut mieux que la balle pour le mal. Et chante la voix chaude, vivante, sortie des tripes :

Ecoute mon enfant

Les oiseaux qui chantent

Regarde mon fils,

Comme sont belles les fleurs

Si toi, mon chéri, tu veux être comme eux

Reste près de moi, et gardons les agneaux

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Nous sommes le 11 novembre ; nous serons dans trois jours le 13 novembre. Où sont les anti-guerres dans ces « célébrations » ? Pourquoi brailler « plus-jamais-ça » alors que vous laissez toujours tout recommencer ? Intellos pseudo-penseurs, où est votre Front des intellectuels antidaechistes ? Bobos contents de vous, où est votre lucidité sur cette foi qui permet de violer, d’asservir et de massacrer ? Le même genre de foi que le nationalisme de 14 et des fameux fascistes des années 30 dont vous faites le diable incarné. Cette foi particulière du salafisme, si proche du wahhabisme saoudien dont vous faites « vos amis » en leur vendant des armes, alors que cette foi est la partie la plus raciste, antisémite, xénophobe, sexiste et intolérante de toute la planète ? Ce radicalisme que vous encouragez par votre laisser-faire, dont vous encouragez par là même son antidote radical : le Front national, qui insidieusement gagne toute la société « démocratique ». Pourquoi ne voulez-vous jamais regarder la réalité en face ? Par bêtise ? Par trouille ? Par lâcheté ?

Si chanter In Memoriam pouvait vous remettre les idées à l’endroit…

CD Arapà, In Memoriam 1914-1918, 2016, disponible via cdresa@arapa.fr

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