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Alain Schmoll, La trahison de Nathan Kaplan

C’était en 2020 à Créteil (Val-de-Marne) Marie-Hélène Dini, une coach d’entreprise, a échappé à une tentative d’assassinat de plusieurs barbouzes de la DGSE, qui ne les avait en rien mandatés pour cela. Ils agissaient dans les faits en milice privée pour arrondir leurs fins de mois et mettre un peu d’action dans leur vie terne. Vous pouvez écouter l’heure de la crème lorsque Jean défonce Richard tous les jours de 14h30 à 15h sur retélé (il faut bien rire un peu). Plus sérieusement, vous pouvez aussi le lire sur Capital.fr.

Alain Schmoll, repreneur d’entreprises, s’est lancé dans l’écriture et choisit ce fait divers pour imaginer un roman policier. Tous les personnages sont sortis de son imagination et pas du fait ci-dessus, mais c’est une belle histoire. L’intrigue encore jamais vue à ma connaissance est bien découpée en scènes qui alternent les années et hachent le temps pour composer une trame assez haletante.

Nathan Kaplan est juif, comme son nom l’indique, et il est pris dans les rets de sa culture et de ses traditions. Ce pourquoi, malgré son intelligence et sa capacité d’affection, il va trahir celle qu’il aime et qui l’aime, chacun étant pour l’autre la femme et l’homme « de sa vie » comme on dit.

Il est sorti de Polytechnique et est embauché dans une entreprise du bâtiment qui prend son essor à l’international. Doué et avec un carnet d’adresses fourni au Moyen-Orient, Nathan développe la société. La fille unique du patron, que son père veut voir reprendre l’entreprise sans qu’elle en ait le goût, tombe amoureuse de lui et ils baisent à satiété. Mais, au bout de sept ans (chiffre biblique symbolique) lorsqu’elle lui propose le mariage, il élude. Sa mère veut qu’il épouse une Juive pour faire naître de petits Juifs car « l’identité » ne se transmet que par la mère dans cette culture archaïque qui ne savait rien de l’ADN et dont la seule « preuve » était l’accouchement. Attaché à sa mère, puis à sa culture, Nathan s’éloigne : c’est sa « trahison ».

Dès lors, rien ne sera plus comme avant. Il se met à son compte et réussit dans un domaine parallèle, ce qui incitera un milliardaire américain à lui racheter pour un montant sans égal. Parallèlement, la société qu’il a quittée périclite lentement, le père disparu, les ingénieurs planplan, le commercial Sylvain Moreno plus frimeur qu’efficace. La fille renoue avec Nathan, désormais libre car divorcé de sa femme rigoureusement juive et de sa société cédée. Il consent à reprendre le flambeau du commercial, évinçant par son aura celui qui est dans la boite comme dans le lit de la fille.

Il imaginera donc de faire éliminer ce concurrent gênant en faisant croire qu’il est « un espion du Mossad (le service secret Action israélien) qui prépare un attentat pour faire accuser les islamistes ». Il s’arrangera donc avec une connaissance qui tient un club de tir privé dans une forêt discrète d’Île-de-France et qui met en relation des gens hauts placés avec qui peut les servir. Patrick Lhermit, le propriétaire de ce Club des Mille Feux, met donc en contact Sylvain Morino et Jean-Marc Démesseau, un instructeur DGSE qui se fait appeler Tiburce dans la meilleure tradition de pseudos des espions. Lequel Tiburce, qui se dit commandant alors qu’il n’est que juteux chef, engage comme comparse un jeune arabe de banlieue (donc hostile aux Juifs sionistes) fasciné par les armes (donc apte à l’action de menaces) et qui rêve d’intégrer la DGSE.

Nul ne sait pourquoi les deux hommes « planquent » toute une nuit devant le domicile de Kaplan sans savoir s’il est là ou non, au prétexte qu’il sort en vélo tous les matins. Pourquoi ne pas être venus au matin ? Ils veulent lui foncer dessus en Land Rover à pare-buffle pour faire croire à un accident. Mais, à rester pour rien la nuit durant, ils ne manquent pas de se faire repérer par un quidam qui passe pour faire pisser son clebs et les trouve suspect dans ce quartier cossu où tout ce qui est étrange se repère. Fatale erreur !

Le lieutenant Mehdi Mokhdane enquête, jusqu’à Cercottes, le centre d’entraînement du service Action de la DGSE. Il mettra vite hors de cause l’institution militaire mais pointera combien le menu fretin des soldats de maintenance et de garde, qui se nomment entre eux « les manants », est frustré de ne pas être reconnu tandis que les aristos de l’action ont tous les honneurs. D’où la tentation d’agir par soi-même et hors des clous.

C’est enlevé, bien construit, apprend beaucoup sur le monde interlope et sans pitié des affaires internationales – en bref se lit avec plaisir.

Alain Schmoll, La trahison de Nathan Kaplan, 2022, éditions Ciga, 297 pages, €11.90 e-book Kindle €3.99

Un autre roman d’Alain Schmoll déjà chroniqué sur ce blog

Attachée de presse Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Paula Marchioni, N’en fais pas une affaire personnelle

Ecrit au présent par une autrice qui l’a vécu, ce roman « vrai » un brin arrangé pour les besoins de la clause drastique de non-concurrence après séparation, donne le ton du management dans les sociétés multinationales. Notamment les françaises qui imitent servilement le modèle américain sans bénéficier du même écosystème de liberté d’entreprise. Au lieu de faciliter l’innovation et l’efficacité par le meilleur, le management de la peur conduit les egos surdimensionnés à révéler leur perversité narcissique pour manipuler à leur profit (et non à celui de la firme) inférieurs et sous-traitants.

Ce n’est pas nouveau, ayant débuté dans les années 1990 avec l’ouverture à la mondialisation yankee, mais l’apprentissage du « modèle » est difficile car il doit entrer de force dans le carcan mental, bureaucratique et juridique français pour avoir la possibilité de se mesurer aux grands du monde. Nous ne sommes pas formatés pour ça comme aux Etats-Unis depuis l’enfance. La formation par les maths ou le droit n’a rien à voir avec le laisser-faire sportif yankee selon lequel le (ou la) meilleur gagne. L’université américaine est moins un lieu où l’on apprend qu’un lieu où l’on révèle ses instincts, alors que les écoles de commerce en France sont un lieu de diversité où l’on cumule les expériences – mais seulement après une sélection sur les connaissances.

La narratrice, qui se surnomme Bobette, se retrouve en fin de carrière dans la même agence de pub, appelée Chabadabada qui a pour client principal une sorte de L’Oréal ou de Clarins appelée la National Cosmectic Company (en abrégé NCC). Le danger d’avoir un gros client fait qu’on en devient dépendant et, au lieu de stratégiquement tenter d’en acquérir un autre comme contrepouvoir, on en vient à désirer se soumettre totalement à tous ses désirs. D’où le stress, les changements par caprice, les engueulades perpétuelles, les exigences folles, le burnout. L’autrice abuse des mots anglomaniaques car telle est la loi de la pub : la soumission au modèle ultime qui est américain. La France n’est pourtant pas trop mal placée dans le luxe et les cosmétiques, pourtant ! Mais comme devant Allah, il faut effectuer la grande prosternation cinq fois par jour devant le Maître du monde, en abdiquant sa propre personne humaine…

Rien d’étonnant à ce que se perde le sens du travail, que la saine émulation devienne harcèlement et que l’effort devienne paranoïa égoïste. Ladite Super Power, qui représente NCC auprès de l’agence de pub, presse le citron – qui se laisse faire. Elle manifeste sa toute-puissance par des demandes impossibles et contradictoires, des changements de cap in extremis, des hésitations sans fin, une inflation de l’absurde… Le lecteur se dira avec bon sens : à métier inepte, pratiques ineptes d’un modèle inepte. Car il s’agit d’exploiter la nature pour crémer belles et bellâtres, de profiter de l’image du naturel pour faire vendre ce qui ne sert à rien, de manipuler le mythe de la pureté originelle comme une vulgaire religion au service du fric. Pourquoi donc se lancer dans la pub, cette activité inutile à l’existence, nocive à ceux qui y travaillent, mauvaise pour la planète ? Paula Marchioni n’analyse pas le pourquoi de ce choix, ou très peu. Elle donne pourtant en contre-modèle son père, Guy Marchioni, décédé à 86 ans, qui était ingénieur, donc dans le concret, et qui a vécu une carrière en humaniste, n’hésitant pas à dénoncer les egos nocifs lorsqu’il n’était encore que stagiaire. Mais il était d’une autre génération.

Ni la rentabilité, ni l’exigence d’efficacité n’exigent la perversion : ce sont bien les hommes qui gouvernent, pas les choses. La gestion de la pandémie Covid-19 le confirme à l’envi : les incapables sont au pouvoir depuis Hollande, malgré les mesures prises par les gouvernements qui précédaient après le premier SRAS en 2003. Nous étions pourtant bien dans la même « idéologie néo-libérale » comme on le dit un peu vite pour évacuer toute analyse sérieuse. Il est contreproductif d’accuser on ne sait quel « capitalisme » ou « néolibéralisme » des maux auxquelles on se soumet trop volontiers, évitant ainsi notre propre implication. Les jeunes le montrent, qui évitent soigneusement les entreprises toxiques dont l’image se dégrade : ils souhaitent rejoindre une société où ils contribuent à rendre le monde meilleur. Les plus de 50 ans croient ne pas avoir le choix, mais aux Etats-Unis ils le prennent. La mentalité fonctionnaire d’Etat-providence, qui nous a été inculquée depuis tout-petit dès la génération Mitterrand (née vers 1980), n’encourage pas à se prendre en main, hélas, contrairement à la génération précédente (née vers 1960) et la quête boucs émissaires est commode pour se dédouaner de toute responsabilité… La bourse le montre pourtant : les sociétés familiales sont les mieux gérées, les plus durables et font le plus de profits dans le temps. C’est qu’elles tiennent à l’humain et pas aux mots fumeux à la mode comme co-llectif, co-entreprise, co-décision, co-développement – en bref co-nneries du green washing – pour rester dans le ton américano soumis !

Le récit romancé de Paula Marchioni, tiré de son expérience professionnelle de pub dans l’agroalimentaire, la cosmétique ou le service, reste à ras du présent, se développe en histoire – ô combien classique – de la Brune qui remplace la Rousse, éjectée à la demande de la Cliente pour reprendre une équipe épuisée et désorientée de « chatons » tout juste pubards (entre 20 et 30 ans) et tenter d’avancer dans le flou. Avec humour et un recul salutaire, la narratrice sait s’entourer : Petit Papa décédé qui lui parle au-delà, Nounours son mari chéri (qui se fera virer lui aussi), Psychiatre préféré qui l’aide à se connaître, la Coach qui la motive, Retors la Belle son avocate, « la » médecin du travail, l’atelier d’écriture. Il ne faut en effet pas se laisser bouffer, ni par le boulot qui boulotte la personne, ni par les exigences paranoïaques des clients exigeants (au moindre coût) qui ne veulent pas reconnaître le travail de qualité. Il faut résister : les pervers narcissiques en sont tout étonnés (j’en parle d’expérience). Bobette réussira à livrer ses contrats et certains seront plébiscités ; elle sera remise en concurrence par pur plaisir pervers de rabaisser les talents de l’équipe mais, pour une fois, son patron ne se laissera pas faire malgré les conséquences ; son agence perdra son gros client et elle sera virée mais non sans avoir pu recaser ses « chatons » sans dommage.

Cette fiction réelle est prenante et se lit agréablement. Ecrite en style très familier au ras du terrain et du vocabulaire branché de la pub (un vrai dépaysement), elle parlera à beaucoup de ma génération qui a vécu cela depuis les années 1990 (l’affairisme servilement imitateur des Yankees sous Mitterrand II) et il faudra probablement que celle qui arrive aujourd’hui se débarrasse de tous ces inadaptés au management moderne qui trustent les places au sommet malgré leur incompétence avérée, donc leur peur que cela se sache, donc leurs exigences sans bornes et leur mépris anxieux pour tous ceux qui pourraient leur faire de l’ombre dans les étages immédiatement inférieurs. Un bon roman d’entreprise qui sonne comme une vérité vécue.

Paula Marchioni, N’en fais pas une affaire personnelle, Eyrolles collection Roman, 2020, 319 pages, €16.00 e-book Kindle €7.99

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Municipales biaisées

Le coronavirus et les pratiques restrictives exigées font que l’élection n’a connu ni la liberté de vote (« restez chez vous » et « allez voter » !), ni la circulation normale de l’information sur les points de vue et les programmes. Ce n’est que vendredi, in extremis, que les tracts électoraux ont été mis en boite à Paris : bonjour la concurrence libre et non faussée !

Les trois listes majeures plus celle des mélenchonistes ne présentent que des femmes au poste de maire, après l’éviction par vie russe de Griveau : bonjour la parité !

La loi inique de 1982 qui concerne seulement Paris, Lyon et Marseille, dite « loi Deferre », est une élection à trois tours qui élit « le » maire, à Paris la mairesse, avec très peu de monde. Elle permet de gagner tout en perdant – gagner en votes tout en perdant en voix. Les 163 conseillers de Paris s’ajoutent aux 340 conseillers d’arrondissements sur 17 secteurs et pour le Grand Paris. Ce sont eux qui décideront du nom de la mairesse, 503 personnes pour 1 300 000 électeurs : bonjour la représentativité !

Les résultats d’une élection ne sont pas légitimes juste parce qu’ils ont été proclamés. Ils réclament au préalable l’affrontement contradictoire des points de vue et l’absence de risque sanitaire ou civil. 28 % des électeurs disaient ne pas vouloir se déplacer pour voter en raison des risques, selon un sondage IFOP ; de fait l’abstention est en hausse, la belle journée de printemps qui incite à sortir compensant à peine la hantise d’être contaminé par les multiples contacts. Le président demande de protéger les plus fragiles et « en même temps » de leur faire prendre le risque de se réunir dans les bureaux de vote : quelle contradiction !

Il faut y voir la pression des partis d’opposition, droite et extrême-gauche, qui veulent « se compter » et pouvoir dire leur légitimité « contre » le gouvernement. Ces politicards à courte vue ruinent un peu plus la politique – comme d’habitude. Emmanuel Macron aurait pu, cette fois-ci, prendre les accents gaulliens et se situer vraiment au-dessus des partis en jouant au Père de la nation et en faisant reporter l’élection. Il aurait renvoyé les « petits partis qui cuisent leur petite soupe à petit feu dans leur petits coins », selon l’expression fameuse du général. Après tout, que sont trois ou quatre mois dans une mandature ? Mais cette fois il a joué au démago, il a « écouté », ressemblant plus au Hollande synthétique (aussi terne et sans saveur) qu’au Charles (le grand). Quelle dérision !

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Bilan d’une génération 1980-2020

La revue Le Débat en 2001 a fêté ses 20 ans par un bilan des changements intervenus durant cette période en France. L’intérêt d’une telle rétrospective intellectuelle ? Remettre dans son contexte les phénomènes contemporains, voir d’où ils viennent, donc ce qu’ils signifient. Vingt plus tard encore, fin 2019, les mutations de la période 1980-2000 n’ont fait que s’accentuer, pas en révéler de nouvelles.

Parmi les changements majeurs, la politique s’est désacralisée, l’État s’est appauvri et les Français ont résisté.

La politique est devenue plus technicienne : le président de la Réserve fédérale américaine est perçu plus comme président des États-Unis que le président politiquement élu. L’adaptation française à ce phénomène a été la décentralisation, la cohabitation, l’irruption des agences et hauts comités indépendants, et l’intégration européenne. Le sacré des idéologies, communiste puis « socialiste » des Droits de l’Homme, a laissé la place à l’équilibre des pouvoirs et au droit. On appelle ça « le libéralisme ». Il s’applique en politique, à la vie privée, aux mœurs – mais aussi à l’économie. Or le libéralisme, inventé en France contre l’Etat absolutiste parisien, royal et catholique par Voltaire, Montesquieu, Diderot et Tocqueville, n’est pas l’anarchie libertarienne de la loi de la jungle où « l’homme est un loup pour l’homme » – version inventée aux Etats-Unis des pionniers par Henri David Thoreau, Murray Rothbard et Robert Nozick. L’Europe n’est pas l’Amérique. L’Etat qui protège et règlemente les conflits entre les intérêts privés au nom de l’intérêt général est un Etat qui intervient. Avec quel dosage ? Là est le débat – pas dans la disparition de l’Etat.

L’État français, quant à lui, accapare toujours plus de la richesse nationale tandis que les services qu’il rend sont de moins en moins performants : armée (on l’a vu durant la guerre du Golfe), éducation (de plus en plus bureaucratique et de moins en moins en prise sur la réalité sociale), justice (toujours plus lente et de moins en moins comprises). L’intérêt public n’est plus aussi légitime après la reconnaissance des délires de Vichy, de la faillite du Crédit Lyonnais et de l’incendie des paillotes corses. Échec des réformes, démagogie, féodalités politiciennes, absence de vision d’avenir, dogmes idéologiques : pauvre politiciens ! Ce pourquoi l’Etat en France doit reculer, pour laisser la société civile respirer. C’est un peu ce que revendiquaient de façon pataude les gilets jaunes avec leur référendum d’initiative populaire.

Les Français ont résisté à cette déliquescence comme à la crise économique due au franc trop fort et aux politiques monétaires restrictives (jusqu’en 2010) de l’euro. À la base, les institutions freinent : familles, municipalités, associations. L’ascenseur social n’est pas en panne mais ralenti, et de nouveaux clivages surgissent : privé/public avec leurs inégalités devant les salaires, les retraites et le chômage, actifs/retraités, grandes écoles/universités, ville/banlieue, constellation sociologique centrale (qui gère les associations, lance les modes, influence administration et politique)/constellation populaire (qui refuse les évolutions en cours et la dégradation de son niveau de vie et vote PC, FN ou Chasse, pêche, nature et traditions). L’individualisme croît comme la recherche de communauté. Quand l’État central recule et que le relais n’est pas pris par les collectivités décentralisées, les clans se reforment. Le compagnonnage d’entreprise a laissé la place aux réseaux sociaux et les syndicats aux « mouvements ». La sexualité n’est plus épanouie comme en 1968 mais un problème, bien décrit par Michel Houellebecq. L’organisation de type mafia n’est pas un épiphénomène mais une forme sociale qui répond aux désordres politiques ; elle est l’autre face de la déréglementation, un problème surgi de la loi de la jungle. Lorsqu’on se retrouve tout seul, on cherche protection. Y compris dans « le retour » des religions – souvent moins croyantes que rituelles et communautaires.

Après les changements, les modèles : Mitterrand, mondialisation, culture jeune, société médiatisée.

François Mitterrand fascinait toujours : 220 livres sur lui avaient été publiés à fin 2000. Il apparaît en pleine lumière mais on ne se sait au fond rien de lui (sa maladie, son pétainisme, sa double vie). Il a mobilisé la gamme complète des thèmes humains : le rapport à la souffrance, l’amitié, la famille, le pouvoir, l’expression de soi, la fidélité à soi-même, le rapport à l’irrationnel, l’interrogation sur la mort. Il est, en l’an 2000, un exemple de vie bien remplie, mouvementée, riche, en bref réussie.. En 2019, il s’éloigne ; les gens lui préfèrent De Gaulle, figure tutélaire, ou Chirac, ce spadassin de la politique qui n’a pas foutu grand-chose une fois au pouvoir – sauf dissoudre pour amener la gauche à gouverner 5 ans ou à  bafouiller de « ne pas appliquer » une loi pourtant votée et qu’il a lui-même promulguée… mais qui, par sa mort, rappelle les années « d’avant ».

La mondialisation a vu le triomphe du marché, la concurrence de tous pour tout, l’élévation globale de la richesse mais le creusement des inégalités, l’emballement de la technologie et les craintes qu’elle suscite, le pillage des ressources ; l’universalisation de l’opinion et de la morale mais principalement celle de la culture dominante américaine ; la prise de conscience que les grandes questions sont planétaires (échanges, finances, trafics, ressources naturelles, climat, données numériques, maintien de la paix). En contrepartie, la pensée du premier venu reçoit sur les réseaux sociaux la même dignité que celle du philosophe ou du spécialiste, même si un authentique travail de la pensée ou de la recherche nécessite des outils conceptuels et des référents qui sont très longs à acquérir. Chacun « se croit », dans un narcissisme ambiant exacerbé par l’exigence d’exister soi dans un monde cruel où l’on se trouve bien seul.

Les cultures jeunes d’aujourd’hui ont une stratégie de l’esquive. Ils ne sont ni pour ni contre, ni de droite ni de gauche, ni impliqués ni indifférents : ils auto-référencent. L’adepte de la glisse ne cherche pas à fuir la ville mais en use comme un terrain de jeu, en décalage avec la génération d’avant. La jeunesse n’est plus révolutionnaire mais insurrectionnelle. Elle libère une zone pour un temps bref : événement festif, rave party, ZAD, manif. Après ? – Rien. La politique continue comme avant, sans eux. L’hédonisme dionysiaque expérimente. Le narcissisme des corps triomphe en selfies constamment renouvelés et publiés – allant parfois jusqu’au nombrilisme du moi. Le principe de plaisir est roi. Les particularismes veulent tous des « droits » au nom du « respect » qui serait dû à leur petit mais unique ego. Rien de cela n’est grave, aussi vite oublié que survenu. Il n’y a que les naïfs d’extrême gauche pour croire en faire une politique ; malgré « la crise » et malgré tout, ils demeurent minoritaires.

Car la médiatisation joue son rôle d’amplificateur et d’éternel présent. Les saltimbanques s’érigent en donneur de leçons au nom du politiquement correct, ils manipulent l’émotion au détriment du débat raisonné, ils relaient les fantasmes (OGM, GPA, rumeurs, périls « brun », grand remplacement, apocalypse climatique). Ils se font de la publicité en se donnant le beau rôle envers les exclus, les victimes, les sans-papiers, les réfugiés, les immigrés, les violées, les battus. Malgré le net, l’intelligentsia française reste fascinée par le petit écran comme le phalène par la lampe : histrionisme, bavardage, vanité, posture, vide intellectuel masquée par le beau ramage, permettent d’occuper le terrain au détriment des arguments et parfois du réel. Il s’agit de se faire voir comme on vend une lessive ; pour cela, outrances verbales, violence du ton et injures personnelles sont le meilleur moyen de faire du marketing pour soi – le buzz.

Nous ne pouvons qu’en admirer d’autant la pratique mitterrandienne de tenir la chaîne culturelle par les deux bouts, de la haute intelligentsia au show-business : les deux se légitiment l’un l’autre. Une leçon pour Macron ? La vertu sans peine est ainsi largement diffusée, commentée et légitimée, comme au beau temps de l’agence Tass soviétique. Conformisme idéologique et manichéisme moral en sont la résultante inévitable, parfaitement accordés au langage consensuel et binaire des médias comme à l’esprit radical et généreux de la jeunesse, toujours au présent – et qui ne juge du passé qu’au filtre de l’immédiat (la collaboration, le consentement sexuel, l’enrichissement politique, les pratiques en usage).

Voici donc le monde tel qu’il était en 2000. En 2020, vingt ans après comme dirait l’autre, rien n’a changé au fond… La crise financière a eu lieu, appauvrissant un peu plus les Etats par la dette, l’énergie s’est faite plus rare, créant une atonie de la croissance et des craintes millénaristes sur le climat, les réseaux ont explosé tout en révélant la traque massive et sans contrôle des données personnelles, le narcissisme s’est accentué avec son cortège de selfies musclés, de kits de survie, de comportements antisociaux et autres armures de protection, voire d’allégeance à une communauté d’idéal (Daech, suprémacisme blanc, Israël envers et contre tout). La Chine prend sa place de puissance due à sa population et les Etats-Unis ne cessent de décliner, comme l’Europe et la Russie, engendrant des nationalismes biberonnés aux ressentiments sociaux et culturels. En phare de la nouvelle ère, le clown Trump et sa tromperie, sa vanité crasse d’égoïste parvenu, sa traitrise envers tout « allié », sa volonté de dominer toute négociation au nom du Deal-roi. Et les illusions du Brexit.

Il est vain de souhaiter changer le monde mais beaucoup plus subtil de le subvertir là l’on se sent concerné. Le décalage, la transgression, la réflexion, la gratuité, permettent de voir plus loin et de susciter plus d’attachement où c’est utile, dans les situations concrètes. Soyons donc subversifs !

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Karl Marx par Raymond Aron 2 – le Capital

Marx est, selon Raymond Aron, « avant tout l’auteur du Capital », dont seul le Livre premier a été publié par lui (les deux autres sont restés des brouillons inachevés, publiés ensuite par Engels). Partant de la philosophie, passant par la sociologie politique, Marx se veut économiste scientifique héritier du courant anglais. Les lois économiques capitalistes ne sont pas pour lui universelles mais liées à un régime économique particulier. Tout régime économique ne peut être pris qu’en regard de sa structure sociale, insérée dans l’histoire (Marx est ici héritier du rationalisme de Hegel).

L’essence du capitalisme est la recherche du profit avant tout. La raison à cela est qu’il est fondé sur la propriété privée des moyens de production et qu’il incite à l’appât du gain.

Elevons ici une objection (que Raymond Aron, pris dans l’ambiance unanimiste de son temps, ne formule pas) : Marx fond en un seul concept capitalisme et régime de domination politique fondé sur l’économie. C’est sa méthode philosophique d’embrasser le tout, mais un analyste scientifique se doit de distinguer l’outil de son utilisation – et la philosophie n’est pas « scientifique ». Le capitalisme au sens strict est une méthode de gestion efficace qui consiste à produire le plus et le mieux avec le moins en capital, en matière et en compétences. L’origine du capital et l’appropriation du profit ne sont pas du ressort de cet outil d’efficacité. Marx appelle ‘capitalisme’ l’outil et son usage, ce qui n’est pas scientifique. C’est l’idéologie libérale, qui est celle de la bourgeoisie, qui fait du désir individuel la mesure de toute chose, donc de la propriété privée du capital et de l’incitation du profit un « bien ». Rien n’empêcherait un groupe associatif, menés par une autre idéologie, par exemple le souci collectif écologique, de produire le mieux avec le moins – par souci d’empreinte humaine minimum sur l’environnement. Le capitalisme serait alors un outil utilisé pour d’autres fins que l’appropriation privée. Mais il demeurerait cette technique issue de la comptabilité (et qui remonte aux Etats antiques d’Asie pour raisons fiscales et militaires) de produire aux moindres coûts – sachant que tous les coûts sont à considérer (y compris humains et environnementaux).

Pour Marx, tout rapport d’échange de marchandises serait un rapport d’égalité. En revanche, quand l’échange est constitué d’argent (tout en portant sur in fine la marchandise), le rapport devient inégal, il recherche du surplus d’argent : le profit. Marx élabore donc une théorie de la valeur, une théorie du salaire et une théorie de la plus-value.

  • La valeur de la marchandise serait proportionnelle à la quantité de travail nécessaire à la produire, tout en oscillant selon l’offre et la demande.
  • La valeur du travail se mesurerait comme toute marchandise. Le salaire est un minimum vital qui varie suivant les époques (les marchandises dont on a besoin pour survivre), avec un aspect social et psychologique (relatif au niveau de vie acceptable et au souci de tenir son rang dans son milieu).
  • La plus-value serait la quantité de travail non payée aux salariés, captée par l’entrepreneur, pour payer l’Etat, ses actionnaires et lui-même, après la rémunération des employés, des impôts et des investissements de production et d’innovation. Le ratio plus-value/valeur ajoutée mesurerait le « taux d’exploitation ». Il y a hausse de la plus-value quand la durée du travail ou l’intensité du travail (la productivité) augmente sans que les salaires bougent.

Comme le taux de profit est remis en cause par la concurrence, le moteur du capitalisme est l’innovation. Elle permet de produire plus avec moins et reconstitue, pour le temps limité du brevet, un monopole hors d’atteinte de la concurrence.

Ici s’arrête le Livre premier du Capital’, seul publié par Marx lui-même. Les Livres 2 et 3 l’ont été par Engels sur les brouillons de Marx et contiennent nombre de contradictions. Marx y esquisse une théorie macro-économique sur l’innovation, une théorie des crises cycliques fondée sur la concurrence, une théorie sur le devenir du régime économique capitaliste fondée sur la baisse tendancielle du taux de profit. La concurrence permanente oblige à innover pour être toujours en avance d’un potentiel de profit. Mais le rattrapage des concurrents exige d’être plus compétitif, donc de prélever une plus-value croissante sur la part ajustable des coûts que sont les salaires. La baisse du pouvoir d’achat engendre surproduction, ce qui aboutit aux récessions périodiques où les faillites permettent d’assainir le paysage des producteurs. Marx théorise une baisse tendancielle du taux profit qui devrait aboutir à la paupérisation croissante du plus grand nombre, ce qui inciterait à changer de régime par une révolution. Ce qui n’est pas avéré depuis qu’il l’a écrit.

Depuis un siècle et demi que cette théorie a vu le jour, aucune révolution politique ne s’est produite pour ces motifs. Au contraire, le régime d’efficacité capitaliste a été employé comme outil avec succès par des régimes non libéraux (parti communiste chinois, Etats jacobins ou dictatures éclairées). Ce qui a permis aux pays « sous-développés » de devenir « en développement » avant d’être désormais clairement « émergents ». Ce n’est pas à une paupérisation croissante que l’on assiste dans le monde entier mais à une hausse générale du niveau de vie. Il ne subsiste des poches de pauvretés que là où l’outil d’efficacité capitaliste n’est justement pas employé : Cuba socialiste, Corée du nord social-dictature, chefferies africaines en guerre permanente, régimes claniques du Moyen Orient et de Russie. Raymond Aron, avec les exemples qu’il avait en 1967, écrivait qu’il n’y avait aucune « démonstration concluante de l’autodestruction du capitalisme ».

Il ne reste que des raisons morales théoriques, prolétarisation et paupérisation, qui ne sont ni « scientifiques », ni même économiques, mais philosophiques et politiques. Que la collectivité régule les égoïsmes et que les groupes sociaux revendiquent une part du gâteau, c’est la démocratie (idéal philosophique) et toute la politique des groupes d’intérêts (réel pratique) : qu’y aurait-il de « scientifique » en cela ? Comment pourrait-on en déduire une « loi de l’Histoire » déterministe ? Marx partageait avec Ricardo l’idée (archaïque, propre aux sociétés paysannes) que plus le niveau de vie augmente, plus le taux de natalité augmente. La réalité sociale, depuis lors, va exactement à l’inverse : plus le niveau de vie augmente, plus les couples règlent leur nombre d’enfants vers l’équilibre de reproduction, autour de deux enfants par femme. Et cela dans le monde entier, quelle que soit la culture ou la religion : voir l’excellent livre de Youssef Courbage et Emmanuel Todd, Le rendez-vous des civilisations

La crise récente, issue de la spéculation et des mauvaises politiques de contrôle des Etats, change l’idéologie dominante ; elle ne change en rien l’outil capitalisme. Il s’agit toujours – et plus que jamais pour des raisons de rareté des ressources et des compétences humaines – de produire le plus efficacement possible (le plus et le mieux avec le moins), ce que seul l’outil capitalisme sait bien faire. En revanche, le libéralisme se reprendra des dérives égoïstes propres à sa version anglo-saxonne pour retrouver ses racines plus communautaires d’Europe occidentale, du Japon ou de l’Inde.

Raymond Aron, Les étapes de la pensée sociologique, 1967, Tel Gallimard, 659 pages, €18.00 e-book Kindle €12.99

Raymond Aron, Le marxisme de Marx (son cours des années 1970), de Fallois 2002, 600 pages, €29.00 

Karl Marx, Le Capital livre 1, Folio essais 2008, 1056 pages, €12.10

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Qu’est-ce que le capitalisme ?

Le « capitalisme » – mot-valise – pas grand monde ne sait vraiment ce que c’est. Il est utilisé comme injure par les privilégiés d’Etat, comme explication totale de tout ce qui ne va pas par les petits intellos, par le grand méchant marché pour les écrasés de la domination. Or le capitalisme n’est pas « à bout de souffle », comme certains le prétendent, qui préfèrent leurs rêves à la réalité, imaginer un souverain Bien abstrait plutôt que creuser un tantinet cette même réalité.

Pourquoi ? Parce qu’il n’est pas un système « scientifique » ressortant d’une quelconque « loi de l’Histoire » (qui n’existe pas) – comme « la gauche » depuis le marxisme a pris l’habitude de le penser, dans le confort d’une doctrine toute faite qui évite d’observer et de réfléchir.

On retient en général six critères du capitalisme :

  1. propriété privée des moyens de production (au détriment des non-possédants)
  2. division du travail pour assurer la productivité (mais aliène le travailleur qui ne voit pas l’ensemble de son travail)
  3. employés non propriétaires des moyens de production (induisant une « inégalité »)
  4. entreprise comme aventure et risque (avec pour sanction la faillite)
  5. mesure du succès selon le profit (récompense de l’innovation et du pari) mais monopole temporaire (donc pousse à l’investissement, à l’innovation, à la recherche et à la prise de risques)
  6. liberté du marché où se confrontent offre et demande de produits et services (mais tendance au monopole, donc exigence d’une instance supérieure – l’Etat – pour faire respecter la concurrence)

Avant tout c’est un système économique efficace, mais le capitalisme induit une sociologie des acteurs entre possédants, non-possédants, fonctionnaires, enfin influe sur la politique par sa volonté de règles du jeu établies par les Etats.

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Le capitalisme est avant tout un système d’efficacité économique.

Il a toujours existé ; il existera toujours car il tend à produire le maximum (de biens et services) avec le minimum (de matières premières, de capital et d’humains), ce qui est à la fois rationnel, économique et même écologique (réfléchissez un peu). Pour Max Weber, le capitalisme est la rationalisation même des activités collectives, loin du bon-plaisir dépensier du pouvoir féodal ou des superstitions magiques des agriculteurs.

Le capitalisme, comme outil d’efficacité de la production, est politiquement neutre, en ce sens que des sociétés très différentes utilisent le capitalisme : les Etats-Unis république impériale, la Chine communiste à parti unique, la Russie démocrature, l’Allemagne social-démocrate, la France jacobine et étatiste, le Royaume-Uni monarchie parlementaire libérale, la Suisse fédérale et d’initiatives citoyennes…

Le capitalisme, comme appropriation privée a émergé dès le néolithique, lorsque les populations de chasseurs-cueilleurs ont troqué leur prédation nomade sur la nature sauvage contre l’exploitation d’un capital (cheptel, terre, forêt, lieu de pêche, carrière de silex, de sel ou de minerai) – en le protégeant de la prédation des autres. Sont ainsi nées au moins deux classes sociales distinctes : les pillards nomades et les propriétaires sédentaires. Coiffées parfois par un Etat, comme en Mésopotamie ou en Egypte, qui a inventé la comptabilité pour mieux prélever l’impôt sur la production et le soldat pour les armées. Le mot capitalisme provient d’ailleurs du latin « caput » – la tête de bétail.

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Car cette façon de produire capitaliste induit nécessairement une sociologie des acteurs, un régime de propriété et un mode de comportement.

L’appropriation privée des moyens de production distingue ceux qui possèdent de ceux qui ne possèdent pas. Les premiers ont (par héritage, prédation ou effort personnel) le cheptel, la terre, le capital, les machines, les brevets ; les seconds n’ont que (par origine sociale défavorisée, éducation pauvre ou manque d’effort personnel) leur force de travail – déclinante avec l’âge – ce qui conduit Karl Marx entre autres à en faire une catégorie « exploitée ».

Ce jugement philosophique (et non économique, ni sociologique) entraîne la condamnation morale des possédants, censés être avides d’accumuler toujours plus d’argent. Mais cette dichotomie simpliste ne résiste ni à l’histoire, ni à l’observation du présent : l’éthique protestante de Max Weber a fait de la morale austère l’une des conditions de réussite du capitalisme industriel ; l’honneur du travail bien fait a créé, selon Michel Albert, la variante du capitalisme rhénan qui fait le succès de l’industrie allemande et suisse ; aujourd’hui, les plus gros capitalistes de la planète, Bill Gates, Steve Jobs, Warren Buffet, Elie Broad (de Kaufman and Broad), George Soros, ont pris la suite des Carnegie, Rockefeller, Kellog, Guggenheim, Getty – pour financer massivement des organisations caritatives mondiales. En France, le chef étoilé Thierry Marx a permis dès 2002 aux détenus de Poissy de bénéficier d’une formation en bac professionnel Restauration et il crée en 2012 une formation gratuite à la restauration destinée aux jeunes sans diplôme et aux personnes en réinsertion ; Xavier Niel, patron de Free, a créé une école d’informatique gratuite ouverte aux sans-diplômes.

Il y a certes des Bernard Madoff et autres « loups de Wall Street », mais qui n’a pas ses moutons noirs ? L’Eglise et ses pédophiles ? L’Administration et ses Cahuzac ? Le service public et ses profiteurs pris dans les « affaires » ? Les parlementaires avec leurs prébendes ? S’il fallait condamner « le capitalisme » parce qu’il existe des avides et des méchants, il faudrait condamner tout Etat, toute administration et toute église parce qu’ils en ont autant en leur sein… Le capitalisme est-il moral ? s’interrogeait le philosophe André Comte-Sponville – il montrait qu’en logique, c’est non ; le capitalisme n’est ni bien ni mal, il est seulement utile ou inefficace. A chaque ordre son rôle : l’économie n’est pas la politique – c’est à la politique de réguler le capitalisme – pas de le « condamner » ; c’est à la justice de faire respecter les règles – et de condamner les écarts – et c’est à la politique de définir ces mêmes règles et de donner les moyens à la justice.

Par-dessus les deux catégories des possédants et des exploités de Marx s’en est créée une autre, issue de la complexité croissante des sociétés organisées en Etats : la bureaucratie. Les fonctionnaires ou les managers salariés ne possèdent aucun capital (autre que celui – scolaire – d’avoir passé un concours ou d’avoir réussi des études) ; mais leur force de travail salariée est garantie à vie (retraite comprise), ce qui n’en fait pas des « exploités » mais des instruments des règles de droit d’une Administration. Comme hier les clercs de l’Eglise.

On ne peut donc pas affirmer que le capitalisme « se maintient en creusant le fossé entre les nantis et les pauvres », ni qu’il « fait endosser par l’Etat les effets d’une déroute financière ». Ce sont bien les politiciens qui ne font pas leur boulot de dire le droit et de surveiller et sanctionner les écarts à la loi, les politiciens qui cèdent aux lobbies de la finance, de la pharmacie ou du nucléaire – pas les « capitalistes » : ceux-ci ne font que maximiser l’efficacité de leur outil entreprise.

Ce que l’on peut dire en revanche, c’est que la mathématisation du monde, l’orgueil de la rationalité poussé au rationalisme, conduisent à la dérive de la raison, au tout-calculable, tout-quantifiable ; avec cet espoir utopique de tout prévoir et de tout contrôler. Jusqu’au transhumanisme visant à remplacer tout ou partie de l’humain par l’informatique et le robot. Les délires de la finance ont montré en 2007 combien la rationalité sans affect, l’outil sans ouvrier, l’économie sans politique, peut dégénérer. Mais cette finance n’a été contrôlée par personne, et surtout pas par les organismes d’Etat dont c’était pourtant le travail ! – aussi bien aux Etats-Unis adeptes de la transparence qu’en France étatiste donneuse de leçons. Quant au mot de François Hollande, « mon ennemi la finance », on sait bien ce qu’il est devenu : la démagogie électoraliste s’est heurtée à la réalité des choses. Pourquoi « honnir » plutôt que contrôler ? La faillite du politique est ici totale.

D’ailleurs, ceux qui disent le capitalisme fini ne savent pas comment il serait « remplacé »… Ni la décroissance prônée par certains, ni le troc proposé par d’autres, ni la vie en autarcies communautaires rêvée par quelques-uns ne peuvent remplacer la production de masse qui propose à tout le monde des biens et des services, l’organisation du commerce mondial qui évite la pénurie et les aléas climatiques, et l’innovation qui incite à proposer de nouveaux biens. Peut-être ceux qui rêvent de la vie monastique ou de la thébaïde à la Rousseau, sont-ils d’un âge déjà mûr pour aspirer à la tranquillité, ont-ils trop goûté aux fruits de la consommation pour s’en être lassés, ou sont-ils fatigués des changements au point de désirer la quiétude du pavillon avec petit jardin pour la retraite ? Je ne crois pas que les pays émergents, ni la jeunesse émergente ou développée, aient un quelconque désir d’austérité ou de contrainte.

Cela ne signifie en rien que leurs achats ne soient pas réfléchis, ni qu’ils ne veuillent pas éradiquer l’obsolescence programmée. Mais il existe des groupes de pression des consommateurs pour cela, des associations qui influent sur les lois – et des intellos qui, lorsqu’ils font leur boulot, mettent en garde contre les manipulations du marketing, de la pub, de la collecte des données, du panurgisme des réseaux sociaux, de la démagogie politicienne et ainsi de suite. Encore faut-il convaincre intelligemment, avec des arguments, et non se contenter de faire peur en prophétisant l’Apocalypse. L’écologie devra se faire avec les outils du capitalisme pour être efficace et « durable » ; ou elle ne sera qu’une religion de plus.

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Pour s’épanouir, le capitalisme a besoin de la liberté des échanges. Ce que seule la politique peut lui donner, via l’organisation de l’Etat, l’élaboration du droit et un régime de droit libéral.

Les anarcho-capitalistes considèrent que l’État est dangereux et qu’il est possible de s’en passer en s’appuyant sur le « droit naturel », sa propre capacité de défense, et des organismes privés rémunérés. Dans la réalité, il n’existe pas de société capitaliste pure où tous les moyens de production seraient propriété privée et seraient exploités par leurs propriétaires de façon totalement libre sans concours et influence de l’État (via le droit de propriété, la justice pour faire respecter les contrats, les règles de concurrence et d’exploitation, les normes sanitaires et de pollution, les impôts, les infrastructures d’éducation, de santé et de transports…).

Pour les libéraux classiques, comme Alexis de Tocqueville ou Raymond Aron, le marché est un moyen de satisfaire les désirs, pas une fin en soi. Une économie dirigée, planifiée, autoritaire, n’a jamais résolu les inégalités ni les abus, l’histoire entière du XXe siècle le montre à l’envi en URSS, en Chine, à Cuba, en Corée du nord… Le respect des libertés fondamentales et des contrepouvoirs institutionnels permet d’éviter – en démocratie – la constitution de monopoles, ou la corruption des fonctionnaires par les industriels. La tentation existe (le lobby pharmaceutique sur les autorisations de mise sur le marché des médicaments, par exemple), mais le fait qu’il y ait « scandale » et que des mesures législatives fermes soient prises, montre que le système peut se corriger. Bien sûr, ceux qui sont persuadés de faire le bien des autres malgré eux, considèrent l’interventionnisme d’Etat comme seul instrument « moral » – montrant par là-même combien ils font peu de cas de la démocratie (le dernier exemple est le référendum sur Notre-Dame des Landes, dont ils refusent le résultat).

Le capitalisme n’est pas la liberté, mais partout où il y a liberté, il y a capitalisme. Ce pourquoi tous ceux qui préfèrent l’égalité honnissent le capitalisme ; ils lui préfèrent le clientélisme de parti et les privilèges de nomenklatura.

L’histoire du capitalisme montre ses capacités de mutation et d’adaptation :

  1. capitalisme foncier (mésopotamien, grec, romain, châtelains et gentilshommes fermiers, bourgeois propriétaires et gros fermiers, agriculteurs « industriels »)
  2. capitalisme commercial = fin moyen-âge (Venise 14ème) – mi-18ème (marchés, magasins, foires, changeurs et banquiers). Les sociétés par actions ont permis aux riches négociants de prendre un risque et de financer leurs expéditions (route de la soie, route des épices, route du thé). Le grand négoce est toujours resté sous le contrôle des gouvernements nationaux (doctrine mercantiliste). La dynamique du capitalisme a été bien décrite par l’historien Fernand Braudel.
  3. capitalisme industriel et bancaire = 19ème (révolution industrielle en Angleterre fin 18ème par le textile puis machine à vapeur, l’entreprise privée organisée)
  4. capitalisme multinational = début 20ème et surtout après 1945 (grande entreprise parfois transnationale, production et consommation de masse, concentration et lois anti monopoles, recours à l’épargne et émergence d’actionnaires différents des managers (John Kenneth Galbraith), régulation de la monnaie et du marché par l’Etat (John Maynard Keynes), les excès interventionnistes contrecarrés par la dérégulation Reagan et Thatcher – qui a conduit à l’excès inverse de la spéculation financière 2007 – et à la re-régulation des banques et des paradis fiscaux.)
  5. capitalisme monopoliste d’État = fin du 20ème siècle, tentative socialiste de transformer le capitalisme pour lui faire accoucher du communisme. A l’exemple de l’URSS et des pays de l’Est, il a été très à la mode en France sous la gauche Mitterrand (jusqu’au tournant de la rigueur… dès fin 1983) et en Chine post-maoïste (jusqu’à la crise récente).
  6. capitalisme cognitif = nouveau, il serait issu de la mutation des conditions de production, qui font de plus en plus appel au capital-savoir plutôt qu’au capital financier ou industriel. Inventer aux Etats-Unis et produire en Chine pour en faire le marketing aux Etats-Unis et dans le reste du monde permet de capter l’essentiel de la plus-value sur le produit fini. Mais l’émergence des pays et les coûts de transport croissants n’en font peut-être pas un modèle pérenne.
  7. capitalisme libertaire = est un réseau réel de travailleurs indépendants, de coopératives et mutuelles (adhésion volontaire, capital commun, décision une personne une voix, profit traduit en nature), de financement participatif (crowfunding). Mais le collectif reste bien capitaliste, l’efficacité primant sur la production, seule l’éthique (par exemple franc-maçonne pour les mutuelles d’assurance en France) pouvant assurer une redistribution différente du profit.

Le capitalisme est un outil qui prend de multiples formes, pourquoi donc rêver sans cesse d’un monde idéal où il n’existerait pas et qui serait sans aucun problème ? Ce sont les humains qui créent les problèmes, pas les outils. Car, malgré les tentatives libertaires (coopératives ouvrières) ou collectivistes (les « démocraties » populaires), ce monde idéal n’existe pas – sauf au monastère. Pourquoi ne pas se poser plutôt la question de savoir quel est le système qui donne le plus de chances à tous de poursuivre efficacement ses propres objectifs ?

Le capitalisme, système d’efficacité économique inégalé, fait fond sur la discipline et sur la responsabilité individuelle parce que l’erreur est sanctionnée et parce qu’il incite à la recherche, à la création, à l’innovation pour le bien de tous. Dans l’histoire, le développement des villes, de l’artisanat, l’apparition de la bourgeoisie sont liés à l’existence de la propriété – Marx l’avait bien noté, encensant le capitalisme et n’appelant qu’à son dépassement.

Est-ce pour cela que certains rêvent de déporter tous les bourgeois à la campagne, comme le fit Pol Pot ? Ou de revenir avant le néolithique pour empêcher la « propriété privée » ? Le rapport salarial entre patrons et employés selon le prix de marché du salaire (rapport contractuel) est un progrès par rapport à la contrainte d’Etat (socialisme « réalisé »), au servage (rapport féodal) ou à l’esclavage (rapport de force) – ne croyez-vous pas ? Surtout si chacun s’entend (par son vote) pour que l’Etat – au-dessus des intérêts particuliers – définisse des règles démocratiques valables pour tous. Encore faut-il avoir les politiciens au bon niveau.

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Jean Tirole, L’économie du bien commun

jean tirole economie du bien commun

L’intérêt de ce gros livre est qu’il est récent, se lit très facilement, et met à la disposition du grand public des recherches économiques le plus souvent publiées par des spécialistes et en anglais. L’auteur résume dans plusieurs chapitres des recherches qu’il a entreprises lui-même ou en collaboration sur les trente dernières années, ce qui renouvelle largement la pensée convenue des économistes de tribune trop médiatiques pour être honnêtes, et autres déconomistes « atterrés ». Car l’un des mérites de ce livre est de livrer des faits et des arguments, pas de l’idéologie. Même si le titre se situe résolument dans le sens du collectif.

Rappelons que Jean Tirole est l’un des rares français à avoir obtenu le prix « Nobel » d’économie (vos gueules, les cuistres ! tout le monde sait qu’il s’agit du « prix de la Banque de Suède » car Alfred Nobel considérait l’économie comme une discipline aussi vaine que l’alchimie). Il livre au public un menu consistant, même s’il est parfois elliptique, format oblige ; mais il renvoie à des références (le plus souvent en anglais). Il diffuse les recherches fondamentales récentes sur la théorie de l’information et sur la finance comportementale, peu connues du grand nombre. Nul citoyen français n’aurait droit à ces études spécialisées si Jean Tirole n’avait pas fait l’effort de vulgarisation nécessaire.

Il expose en 4 parties et 17 chapitres son économie du bien commun :

  1. La première examine économie et société, ce qui entrave la compréhension, les limites morales, le métier de chercheur en économie, l’aller-retour entre théorie et évidence empirique (le terme d’évidence est un anglicisme, le terme le plus exact serait plutôt témoignage ou preuve) ;
  2. La seconde fixe le cadre institutionnel de l’économie, l’Etat et l’entreprise, plaidant pour la réforme afin de s’adapter au monde qui vient, et à la responsabilité sociale ;
  3. La troisième, la plus longue, aborde une série de thèmes d’actualité avec la profondeur du chercheur, le défi climatique (un brin indigeste), le chômage (je l’ai évoqué en détail dans une précédente note), la construction européenne, à quoi sert la finance, la crise financière de 2008 ;
  4. La quatrième étudie l’enjeu industriel, fort à la mode dans les débats politiciens. Jean Tirole y met de la clarté, posant l’écart entre politique de la concurrence et politique industrielle, prouvant combien le digital modifie la chaine de valeur, mettant en garde contre l’ignorance des défis numériques à l’organisation sociale, considérant l’innovation et la propriété industrielle et ouvrant des pistes pour réguler de façon incitative.

Il n’est pas possible, en deux pages, de rendre compte de la richesse du livre, seulement d’en donner quelque aperçu. Le fondement est exposé p.15 : « la recherche du bien commun passe en grande partie par la construction d’institutions visant à concilier autant que faire se peut l’intérêt individuel et l’intérêt général ». Ce livre est un outil de questionnement, il n’apporte aucune solution toute faite, il insiste en revanche toujours sur la complexité et sur la nécessité d’évaluer toute action avec l’œil de l’économiste, pour être utile à la société.

L’économiste est un chercheur, pas un énarque, et Jean Tirole n’est pas tendre pour les grenouilles généralistes qui prétendent se faire plus grosses que le bœuf : « Nous verrons tout au long de ce livre comment l’hubris – en l’occurrence une confiance trop forte dans sa capacité à faire des choix de politique économique – peut, en conjonction avec la volonté de garder un contrôle et donc le pouvoir de distribuer des faveurs, conduire l’Etat à mener des politiques environnementales et de l’emploi néfastes » p.45. L’exigence de réalisation des objectifs laisse trop souvent la place à « des postures ou des marqueurs à effet d’annonce » qui sont inefficaces et « dilapident l’argent public » p.59. De même, à propos des produits « toxiques » : « Sciemment ou non, des collectivités locales utilisent un produit dérivé afin d’améliorer la présentation des comptes à court terme ou pour se créer artificiellement un risque au lieu d’en éliminer un : de la roulette à l’état pur » p.395. Les cris d’orfraie des Mélenchon et autres « atterrés » ne sont donc pas vraiment justifiés… A propos de la crise financière de 2008 : « Comme la crise de l’euro, évoquée dans le chapitre 10, elle a pour origine des institutions de régulation défaillantes : de supervision prudentielle dans la crise financière, de supervision des Etats dans la crise de l’euro. Dans les deux cas, le laxisme a prévalu tant que ‘tout allait bien’ » p.461. Et si les politiciens balayaient devant leur porte avant d’accuser les autres ?

Sur la construction européenne, l’auteur pointe que « l’action européenne a réduit les écarts de revenus et que, même en tenant compte des calamiteuses dernières années, les institutions européennes ont dans l’ensemble contribue à la croissance » p.351. La crise de la zone euro est due à l’écart croissant de compétitivité entre Etats réformateurs et ceux à courte vue, entre 1998 et 2016, en gros l’Europe du nord contre l’Europe du sud (France incluse) où « les salaires ont augmenté de 40% quand la productivité n’a augmenté que de 7% » p.354. Et nos politiciens, d’autant plus véhéments qu’ignares, de nager en pleine contradiction : « on ne peut à la fois insister sur la souveraineté et exiger un plus grand partage des risques. Et c’est là le fond du problème » p.381. Les études montrent que « l’Etat-providence est la plupart du temps plus développé dans les communautés homogènes » p.387.

Le livre de Jean Tirole est consistant, mais écrit gros. Chacun des chapitres peut se lire séparément, à quelques exceptions près ; je vous conseille d’ailleurs de les consommer par étapes, selon votre intérêt, car le style très « plat » de l’ensemble, s’il est de bon ton dans la neutralité scientifique, est peu plaisant à haute dose. Jean Tirole est économiste, pas écrivain, mais il fait un effort très louable de clarté.

Jean Tirole, L’économie du bien commun, 2016, PUF, 629 pages, €18.00

e-Book format Kindle, €14.99

Jean Tirole déjà sur ce blog

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Le capitalisme de Joseph Schumpeter

De nombreux intellectuels médiatiques versés en économie évoquent le processus de « destruction créatrice ». Le concept a été inventé par Joseph Aloïs Schumpeter.  Économiste autrichien né en 1883 et décédé en 1950, il est de cette génération pour qui l’économie ne va pas sans l’histoire ni sans la sociologie. Comme John Maynard Keynes, son contemporain, il sera littéraire, cosmopolite et praticien. Cela afin d’embrasser au mieux la pâte humaine dont sont faits les échanges, la production et la confiance.

Mais si Keynes est le représentant du capitalisme anglo-saxon, axé sur la monnaie et la régulation, Schumpeter représente le capitalisme rhénan, fondé sur l’entrepreneur et l’ingénieur, l’aventure et le travail bien fait. Né dans l’actuelle Tchéquie, Schumpeter étudie puis enseigne à Vienne, séjourne à Londres, devient professeur à Columbia (New York) avant Harvard à partir de 1932. Il sera aussi brièvement Ministre des finances et Président de banque. Il n’est donc pas théoricien de l’abstrait, contrairement à beaucoup (Marx entre autres), mais élabore sa théorie du capitalisme comme Keynes dans le concret des choses et des hommes.

joseph schumpeter

Son œuvre comporte des livres et des disciples.

Mais la postérité de Schumpeter sera surtout composée de disciples : James Tobin, Paul Samuelson, Vassili Leontief, John Kenneth Galbraith seront, parmi d’autres, ses élèves.

Schumpeter montre que le capitalisme est une technique de production motivée par une aventure. Ce mariage (bien loin des technocrates de son temps) fait de l’économie non pas une comptabilité chargée d’administrer les biens rares et de répartir la pénurie, mais bel et bien une dynamique à replacer dans l’histoire et dans les sociétés. La monnaie n’est que le voile qui masque la nature des échanges : cette nature est réelle. La valeur des produits ne se résume pas à leur coût de production plus la rente du profit. Cette vision statique du système marxiste fait l’objet d’une revendication ‘morale’ pour le partage du profit. Ce serait légitime si… l’économie était un système fermé, enclos dans un État aux frontières étanches. Tel est bien le vieux rêve caché des revendications d’aujourd’hui – mais telle n’est pas la réalité. L’économie est une aventure dans un système ouvert et dynamique, pas l’administration fermée d’un lieu clos.

C’est l’innovation qui fait évoluer l’économie. Une innovation n’est pas forcément une découverte scientifique : l’inventeur découvre, l’innovateur met en œuvre – et l’on peut innover avec l’ancien (les Japonais s’en sont fait les spécialistes dans les années 60). Des biens nouveaux peuvent être créés, mais aussi des méthodes de production neuves mises en œuvre, des débouchés inédits découverts, la source de matières premières ou de produits semi-ouvrés, une organisation différente – voilà qui stimule la concurrence. Innover crée de nouveaux besoins, secoue les routines des producteurs, permet un monopole temporaire (donc un profit provisoire), rend plus mobiles travail et capital, les orientant vers le progrès, des activités anciennes vers les nouvelles.

L’innovation ne va donc pas sans « destruction créatrice » et il est vain de tenter de résister. Il n’y a plus d’allumeurs de réverbères ni de chaisières, on ne construit plus de locomotive à vapeur ni de moulin à vent, il y a aujourd’hui beaucoup moins de traders qu’en 2007. Autant accompagner les nouvelles technologies, les nouvelles façons de travailler plus efficacement et la création de nouvelles entreprises.

À l’origine de l’innovation est l’entrepreneur. Un chef d’entreprise qui n’innove pas n’est qu’un administrateur qui exploite le connu, un fonctionnaire de son conseil d’administration. Ce pourquoi les affaires familiales sont les plus dynamiques dans la durée. Néanmoins, il n’est pas besoin d’être propriétaire du capital pour être « entrepreneur », il suffit de convaincre ses ingénieurs, ses techniciens, ses commerciaux. Les actionnaires suivront s’il existe un projet dynamique, correctement financé. L’important est de prendre le risque de briser la routine et d’avoir le charisme d’entraîner son équipe à sa suite. Le capitaliste schumpétérien a ce côté allemand du chef de bande, bien loin du manageur démocrate à la Keynes.

À la suite de Max Weber, Schumpeter rend compte de la mentalité capitaliste. Elle cherche à rationaliser les conduites, à rendre la production plus efficace grâce aux techniques et à l’organisation, dans un monde de biens rares (matières premières, énergie, capital, compétences humaines). Cette technique d’efficacité est la seule qui permette le développement « durable » – puisqu’elle produit le plus avec le moins. Le capitalisme, dit Schumpeter, met le savoir scientifique au service de la société, ce qui n’était pas le cas auparavant (ni au moyen-âge, ni dans la Grèce antique par exemple).

Le profit ne sert que d’instrument de mesure de l’efficacité ; il a pour but de servir et non de se servir, de réinvestir et non d’accumuler. L’attitude mentale est celle du conquérant, pas du jouisseur. La joie est celle du succès technique, pas l’avarice de la rentabilité maximum. Car le profit est transitoire : sans innovation, le monopole fragile de l’avance acquise est vite rattrapé par la concurrence. C’est pourquoi Schumpeter ne considère pas les entrepreneurs comme formant une « classe sociale » : leur situation de fortune et de pouvoir n’est ni durable, ni héréditaire – mais sans cesse remise en jeu par la concurrence et par l’innovation.

L’innovation a pour contrepartie les cycles économiques, donc la gêne des profits puis des pertes, avant de rebondir. Ce qui ne plaît ni aux syndicats conservateurs, ni à la mentalité fonctionnaire. Mais qui est pourtant le propre de toute production : l’agriculture ne connait-elle pas de saisons ? Il existe quatre cycles économiques, dont seul le dernier est boursier, lié à la psychologie.

  1. Les inventions techniques majeures, qui surviennent par grappes, fondent de grands cycles de 40 à 60 ans que Kondratiev théorisera.
  2. Les cycles de l’investissement et de la dette, de 8 à 10 ans, seront mis au jour par Juglar.
  3. Le cycle des stocks des entreprises est plus court, correspondant à la saturation de la demande avant la réorientation de la production vers une nouvelle demande, Kitchin l’a théorisé.
  4. Le cycle le plus rapide, à l’année, est le cycle psychologique saisonnier lié à la parution des résultats annuels des entreprises (à fin décembre et à fin juin en majorité) et aux tendances des opérateurs (euphorie en janvier, précaution, dès octobre). Mais il ne faut pas confondre les mouvements boursiers avec les mouvements, plus longs et emboîtés, de l’économie.

Celle-ci avance par croissance, crise, récession et reprise. La croissance économique se répand quand le pouvoir d’achat passe des innovateurs aux producteurs et à leurs travailleurs, qui sont aussi consommateurs ; l’État prélève des taxes qui alimentent le pouvoir d’achat des fonctionnaires et les travaux et services publics. L’innovation se sert de la dette comme levier. La récession intervient quand il y a surproduction provisoire ; la baisse des prix qui en résulte rend le coût de l’investissement plus bas, permettant de nouvelles opportunités d’investissement dans d’autres innovations. Pour réduire l’intensité des crises, Schumpeter préconise une politique d’État de prévision, de recherche, d’aide à la formation, et des filets sociaux pour préserver le tissu de la croissance.

Mais Schumpeter croit à tort (c’était de son temps) que la très grande entreprise est le moteur de l’innovation. La dernière révolution des technologies de l’information et de la communication nous a prouvé que non : Apple et Microsoft ont supplanté IBM et les banques privées suisses réussissent mieux que la mondiale UBS. Schumpeter croyait aussi que le capitalisme pouvait s’autodétruire par bureaucratisation des tâches et spécialisation des métiers qui fait perdre la mentalité d’entrepreneur. Le garage de Steve Jobs comme le club de jeunes de Bill Gates montrent que ce n’est pas le cas. Reste qu’il faut lutter sans cesse contre le confort et le conformisme. Le confort est de rester dans la routine et de partager les acquis de monopole ; le conformisme de se contenter de gérer une exploitation plutôt que d’entreprendre, d’innover et d’exporter.

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Capitalisme

Le capitalisme, par-delà le fatras idéologique ajouté, est un système d’efficacité économique. Tel est son universel, qui fait qu’il peut être pratiqué aussi bien par la république impériale américaine que par le libéralisme parlementaire anglais, l’étatisme jacobin français, l’oligarchie communiste chinoise ou la dictature organique russe.

  • Les classes sociales ou les castes dominantes utilisent la puissance du système capitaliste pour acquérir et conserver le pouvoir, mais le capitalisme est une technique en soi.
  • L’efficacité de ce système est de tendre à produire le plus avec le moins, et de prendre des risques pour proposer un produit ou un service.

Mais le système n’est véritablement efficace que lorsqu’il est en équilibre entre sa tendance au monopole et sa tendance à l’initiative.

  • Le monopole est une emprise de force, qui veut imposer un pouvoir collectif sur la demande comme sur l’offre.
  • L’initiative est à l’inverse un processus d’individualisation qui éparpille les entreprises pour faire émerger les idées et les talents, et renforce la liberté individuelle pour entretenir la faculté de choisir.

Offre et demande se rencontrent idéalement sur un marché libre, mais dans les faits ni l’offre, ni la demande, ne sont entièrement libres.

  • L’offre se heurte à la puissance de l’image de marque des entreprises qui ont le mieux réussi à imposer leurs produits – donc les prix. Éliminer autant que faire se peut la concurrence pour rendre captif un marché et tenir les prix est de bonne guerre ; cela se fait soit par l’absorption d’entreprises concurrentes ou complémentaires, soit par le rachat de brevets pour améliorer la production ou pour tout simplement les geler, soit par l’instauration d’un monopole d’État ami ou d’une mentalité nationale (« achetez français », « Texan first », « Das auto »). L’offre veut créer les besoins, même lorsqu’ils ne s’imposent pas, c’est tout l’effort du « nouveau », du « pratique », ou même du « bio ». L’offre émule aussi la compétition sociale en agissant sur les désirs de puissance (auto, moto), de luxe (vêtements, bijoux, parfums, accessoires, mécanique de précision), d’élitisme (la rareté des lieux, le prix d’entrée, les prestations d’exception). L’offre joue sur le mimétisme via la mode, les réseaux sociaux, la pseudo-rébellion adolescente ou la senior-attitude, les micro-tribus.
  • La demande n’est pas non plus entièrement libre. Les besoins de base ne suffisent pas, d’autres besoins plus sociaux se manifestent, qui poussent à acheter, dépenser, consommer. Compétition sociale et mimétisme jouent à plein, tout comme le temps de cerveau disponible est accaparé par la télévision ou les pubs Internet, et les offres sont ciblées par le Big Data des moteurs de recherche. Publicité, marketing, études visent à faire acheter même à qui n’y pense pas ou ne le souhaite pas vraiment.

Capitalisme de la séduction

Quand cent initiatives s’épanouissent il faut les rentabiliser, donc susciter la demande. Ce pourquoi le système capitaliste génère une course en avant. De l’innovation donc de la recherche scientifique, de l’initiative donc du goût d’entreprendre, du choix donc de la démocratie.

Car le capitalisme, né des franchises féodales et de la comptabilité, exige la liberté pour s’épanouir à loisir. Or seule la démocratie, plus ou moins mâtinée d’oligarchie (comme l’élitisme français, la classe sociale britannique, ou la fortune américaine), permet l’espace nécessaire à innover, entreprendre et choisir. Seule la démocratie permet un État suffisamment consensuel pour imposer des règles et les faire respecter.

Or le capitalisme a besoin de règles pour que sa tendance au monopole n’étouffe pas son besoin de libertés.

Responsability and freedom meter

D’où l’intérêt de chercher sans relâche à maintenir cet équilibre – toujours remis en cause par l’attrait financier de la position privilégiée – de la concurrence la plus libre et la moins faussée possible.

free market best system by country

Pour Fernand Braudel, l’histoire montre que l’entreprise est une étape, le commerce de ce qu’on ne produit pas une autre étape, plus efficace, notamment lorsque le produit est rare, cher et lointain (les Merchants Aventurers ou la course du thé), enfin que le prêt de capitaux est une troisième étape encore plus rentable et plus efficace, car fondée sur la liquidité, la rapidité et le risque majeur. C’est à cet étage de hauts spéculateurs que se trouvent les vrais requins de la prédation, ceux qui ne s’enrichissent que pour le temps de leur bref monopole. Là est le meilleur et le pire, le plus efficace économiquement et le moins utile socialement.

Comme tout en ce bas monde, le capitalisme est la meilleure et la pire des choses, mais nul ne peut éliminer sa face sombre sans l’éliminer tout à fait – au risque de systèmes moins opérants et plus injustes – car fondés sur le monopole politique de quelques-uns plutôt que sur le choix relatif laissé à tous.

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Maladie de la politique française

En politique, un bon résultat peut être ignoré dans les urnes, voir Lionel Jospin en 2002. Les électeurs sont ingrats mais les politiciens en général promettent et ne tiennent pas, leurs mots sont déconnectés de la réalité. D’où l’impression de mépris que ressentent les citoyens dont les préoccupations ne sont à leur avis pas prises en compte par les élus. Monte alors le vote protestataire, de plus en plus extrémiste, l’appel à la vengeance par la démocratie directe contre la démocratie représentative.

Dictatorial_Democraty

La faute en est au monde qui se complexifie, mais aussi aux politiques.

Le pouvoir est passé de leurs mains à l’Union européenne pour une part, aux régions pour une autre part, à l’administration et aux « autorités » indépendantes enfin (CSA, Hadopi, ARCEP, AMF, etc.). Ils l’ont désiré, ils l’ont voulu, ils ont signé.

Pour la marche du monde, la globalisation a donné du pouvoir aux marchés financiers pour la dette des États, aux grandes entreprises pour les emplois et la fiscalité, tous deux en concurrence ; l’essor de l’éducation et l’accès désormais à l’Internet permet aux citoyens, mieux formés, de se renseigner tout seul sans passer par les instances. Si l’information, c’est le pouvoir – le pouvoir est aujourd’hui bien plus dilué et moins bien contrôlé qu’auparavant (lanceurs d’alerte).

Les politiciens seraient-ils devenus impuissants ?

Pas vraiment, disons qu’ils tissent le plus souvent eux-mêmes la toile dans laquelle ils s’enserrent. Discipline de parti, aveuglement idéologique, tabous du politiquement correct, ils ne parlent plus « vrai ». Ni consciemment, ni surtout inconsciemment.

« Tout le monde » – dit-on (voir encadré p.24 de la publication) – sait ce qu’il faudrait à la France pour que son taux de chômage ressemble à celui de ses voisins : une flexibilité plus grande du travail, des coûts de production plus en rapport avec ce qu’elle produit (coûts qui concernent moins les salaires que surtout les charges sociales et les taxes gouvernementales), une meilleure formation initiale (lire-écrire-compter-s’exprimer) et professionnelle (accaparée par des syndicats très peu représentatifs ou privilégiant des intérêts « particuliers »).

Même chose sur le racisme musulman, minimisé au nom du « pas d’amalgame » alors qu’il y a autant de mauvais chez les musulmans qu’ailleurs – mais dont on mesure concrètement les effets (ravageurs) sur les bateaux de migrants en Méditerranée. Ou par l’alya des Français juifs, réelle et de plus en plus importante ces derniers mois (édifiante émission Interception sur France-Inter).

Or, rien de tout cela n’est dénoncé ou entrepris… par tabou idéologique et « peur » d’une éventuelle réaction de « la rue ». Mais « la rue » n’est pas aussi infantile que les élites le croient – si elles sont capables de donner le cap et d’expliquer le chemin. « La rue » n’est pas aussi stupide que les nantis au pouvoir le croient – s’ils ne manipulent pas les groupuscules braillards à leur seul profit politicien en vue d’un motion de congrès, d’une place à la primaire… ou d’une minute de gloire médiatique.

Les multiples exemples suédois, canadien, allemand, et même italien sont là pour montrer que quand on veut, on peut, quand la politique fixe un cap et une méthode, le pays avance. Pas le nôtre, malgré les analyses.

Pour qu’il avance :

  1. il serait nécessaire que les petits jeux de pouvoir n’accaparent pas la « cour » élyséenne – donc il serait nécessaire de bien définir par la Constitution les pouvoirs respectifs du chef du gouvernement et du président – et il serait nécessaire que la presse enquête systématiquement et dénonce (comme dans les pays nordiques ou anglo-saxons) tout manquement éthique ou manipulation politicienne ;
  2. il serait nécessaire que les parlementaires, dotés de meilleurs moyens d’enquête et de contrôle par la réforme de 2008 (sous Sarkozy, boudée par une gauche inconséquente), ne cumulent pas les mandats au point de n’en exercer aucun de façon efficace – donc il serait nécessaire de supprimer radicalement tout cumul, à la fois des mandats mais aussi des mandatures : un seul mandat à la fois, une seule réélection maximum : un peu d’air frais !
  3. il serait nécessaire que les élus et les nommés, tous responsables de l’argent des contribuables, soient mieux évalués et sanctionnés dans leur égoïsme individualiste (Big millions, Guérini, Vallini, Andrieux, Kucheida), leur légèreté ou irresponsabilité (Saal, DSK, Lamblin, Woerth, Lagarde), quand ce n’est pas carrément le flagrant délit de mensonge (Cahuzac, affaire Karachi).
  4. il serait nécessaire que les médias, fort paresseux et parisiano-centrés, cessent de voir dans de petits bouts de phrases autant de scoops à faire mousser, ou prétexte à rigoler lâchement, pour enfin offrir une réflexion sur le fond et dans la durée – ce pourquoi les journaux dits de réflexion voient leurs abonnés se réduire et la radio publique dite culturelle dilapide l’argent public en « directs » inutiles : ce n’est pas ce qu’on leur demande.

Est-ce beaucoup exiger de la république à la française ? Faut-il exiger la démocratie enfin « participative » ? Ou faut-il laisser les citoyens tenter n’importe quel grand méchant loup, sur sa réputation à remettre de l’ordre dans le bruit et la fureur ? Résistance ou soumission ?

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Bernard Maris, Keynes ou l’économiste citoyen

bernard maris keynes
En hommage à Bernard Maris, assassiné par les cancres qui ont cru se grandir en tuant aussi le Grand Duduche.
Cette note est parue en décembre 2008 sur Le blog boursier (reprise avec autorisation).

Keynes revient à la mode après avoir été usé par les technocrates avides de régulation d’Etat. Sa ‘Théorie générale’ est d’un abord difficile, destinée aux spécialistes, et est dite « dépassée » par le triomphe des économistes monétaristes. Bernard Maris, professeur d’économie, prouve qu’il n’en est rien. En une rapide synthèse qui se veut ‘totale’, embrassant l’homme tout entier et pas seulement les œuvres mathématisées reconnues par les spécialistes, Maris brosse un portrait d’honnête homme qui est un monument de « civilisation ». Oui, Keynes était libéral ; il aimait si peu Marx et ses certitudes métaphysiques qu’il « comparait l’intérêt de ses écrits à celui du Coran » p.88 ; son vrai modèle était Montesquieu (p.80), phare libéral des Lumières.

Bernard Maris a un tempérament positif, truculent, joyeux ; il veut les hommes intelligents et heureux, orientés vers le bien collectif. Cette gaieté provocatrice est celle de Keynes et il sait nous la faire partager. En 5 chapitres, il déploie le personnage dans son œuvre de magistrale façon. On ne peut comprendre Keynes l’économiste sans se référer aux mathématiques probabilistes, mais aussi aux artistes de Bloomsbury et à la psychologie de Freud. Elève brillant, mathématicien hors pair, il est ‘immoraliste’ à la Gide, fraternel, libéré, non conformiste (homosexuel et féministe) ouvert aux idées neuves. Ami de Virginia Woolf, du peintre Duncan Grant, de l’écrivain Lytton Strachey, du philosophe George Edward Moore, il entre au Civil Service, fan de voyages, spéculateur en bourse pour son propre compte, et écrit un traité de probabilités, avant de se lancer dans le pamphlet sur ‘Les conséquences économiques de la paix’ (1919). Avec un brin de mauvaise foi mais conviction : tout comme Bernard Maris.

« Il voit les deux murs que la science économique ne saura jamais franchir : le temps (le futur, l’avenir, l’incertain) et la psychologie des hommes » p.16. Pour Keynes, « les motifs irrationnels et pulsionnels pour la détention d’argent appartiennent à une régression infantile : la monnaie est conservée pour elle-même, comme symbole. A cette régression des individus peut correspondre un état pathologique de la société, la dépression » p.29. Le désir d’argent pour l’argent « explique le caractère ‘inachevé’, insatiable, infantile, du capitalisme. Le capitalisme n’existe qu’en grandissant. Il est un système immature et transitoire » p.31 Keynes préférerait une société stationnaire, apaisée, à la population contrôlée, dont la préoccupation serait celle des arts et de la culture. Les adeptes de la ‘décroissance’ peuvent le récupérer pour passer d’une société ‘chaude’ à une société ‘froide’, selon la terminologie de Lévi-Strauss. « Pour Keynes, le taux d’intérêt (« la productivité de l’argent mesurée en termes d’argent ») est un indice de la peur du futur couplé avec le privilège rentier que donne la possession d’une liquidité rare. L’intérêt n’a aucune justification économique » p.35. Entreprendre, spéculer, ou accumuler le capital sont d’excellentes sublimations de la libido, dit-il « Ils aimeraient bien être des Apôtres… Ils ne peuvent pas. Il leur reste à être des hommes d’affaires » p.37 Tout le monde n’a pas les capacités à être artiste ou savant ; les autres entreprennent, ou se contentent, quand ils ne peuvent même pas, de spéculer ou, pire, de vivre assistés par des rentes – qu’elles soient monétaires ou de situation. Keynes, féru de cité antique, préférait avant tout les premiers aux derniers. Entrepreneurs et spéculateurs sont utiles, ils « jouent avec le futur, activité qui terrorise la majorité de la population, qui se situe plutôt du côté des rentiers, des prudents, de ceux qui n’ont pas (…) d’abondante libido » p.38. Mais les artistes et les savants poussent l’humain dans son incandescence.

L’incertitude sur le futur est à la racine de l’économie selon Keynes. Le risque est calculable par les probabilités (bien qu’à « long terme, nous soyons tous mort » avait-il coutume de persifler ceux qui actualisent « à l’infini ») ; l’incertitude, en revanche, n’est pas probabilisable : la roulette ou l’espérance de vie sont calculables, pas le prix du cuivre dans 20 ans ou l’essor d’internet. Les individus réagissent à cette incertitude radicale par diverses attitudes : la fuite, la confiance et la convention. La fuite est la thésaurisation par peur de manquer (« les Français des années 30 »). La confiance est matérialisée par la valeur de la monnaie. La convention est la croyance qu’aujourd’hui se poursuivra demain et que la foule aura toujours raison. « Il faut donc deviner ce que va faire la moyenne des boursiers et anticiper d’un cheveu avant que la moyenne n’agisse » p.53 Les comportements mimétiques sont rationnels en situation d’incertitude radicale : « que faire dans un groupe perdu dans la forêt amazonienne, sinon suivre le groupe ? » p.54 En cas de crise « qui peut rétablir la ‘confiance’ ou la ‘convention’ ? L’autorité. (…) Monétaire et bancaire notamment, qui doit soutenir l’activité ou la monnaie. (…) La politique économique keynésienne consiste à contenir le marché, ce marché-foule capable des pires excès ou, au contraire, des pires frilosités » p.56 Autrement dit rétablir la liquidité quand il n’y a plus aucun acheteur ni vendeur (comme en septembre 2008).

Ni Marx, ni Walras, « Keynes n’accepte ni l’hypothèse d’une fatalité historique ni celle d’un idéal marché de concurrence, car l’incertitude et les phénomènes collectifs enveloppent les décisions individuelles » p.62 Si la crainte d’accumuler par peur de l’avenir est enfin dépassée (et c’est là le rôle du politique, si faible en France depuis 1914, sauf durant la décennie gaulliste…) « alors on peut envisager une soumission de l’économie à la société, (…) au-delà (…) d’une croissance durable ou soutenable, une ‘croissance intelligente et civilisée’ où, les besoins vitaux étant largement satisfaits, l’humanité pourrait précisément se consacrer aux humanités… » p.62

Passons sur le chapitre L’économie de Keynes, qui n’est pas le meilleur de Bernard Maris, cédant trop facilement aux équations plus qu’aux explications, sans ajouter à la clarté. « Retenons », comme dit parfois l’auteur, sentant bien qu’il a erré : le multiplicateur permet à l’investissement de faire des petits et de se diffuser dans toute l’économie ; une politique keynésienne doit être globale et collective ; l’argent est fait pour circuler, faute de quoi il ne sert pas d’instrument d’activité ; donc l’épargne ne joue pas de rôle moteur ; une régulation mondiale de l’économie serait préférable à la concurrence déflationniste qui pousse la productivité vers le haut et les prix vers le bas, au bénéfice de personne. « Mais toute cette technique de la politique économique (la cuisine budgétaire, (…) monétaire) n’est que le petit bout de la lorgnette d’une grande vision » p.85. Le « maître en économie », dit Keynes, « doit être mathématicien, historien, homme d’Etat, philosophe à certain niveau. Il doit comprendre les symboles et parler en mots » p.87.

En effet, Keynes voyait l’économie comme une science, mais humaine. « Keynes n’a jamais admis d’utiliser le concept de loi de la manière dont peuvent l’utiliser les physiciens : l’avenir économique (…) n’existe que dans le jugement actuel des hommes » p.91. Voilà un John Maynard Keynes ravivé et décidément moderne ! C’est le grand mérite de ce petit livre… toujours disponible !

Bernard Maris, Keynes ou l’économiste citoyen, 2007, Presses de Sciences Po, 102 pages, €10.50

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Diagnostic OCDE des causes de la faiblesse française

L’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE) a 50 ans. Elle offre aux gouvernements un forum où ils peuvent partager leurs expériences et chercher des solutions à des problèmes communs, mais aussi une comparaison de la vie des gens dans différents pays.

Dans un rapport qui vient de paraître, l’OCDE se penche sur notre pays, atone depuis la crise 2007, et dont la croissance potentielle ne ressort en 2014 qu’à 1.25% par an. « La France fait donc face actuellement au défi considérable de devoir améliorer de façon importante sa compétitivité et sa croissance potentielle à moyen terme, et de transformer ses outils économiques et sociaux pour préserver ses « acquis » dans un contexte de fortes pressions sur les finances publiques. Les réformes qu’elle prend aujourd’hui définiront sa productivité de demain et sa place dans l’économie mondiale. »

Son diagnostic ne diffère guère de celui formulé en 2007 déjà !

Les maux récents viennent de l’alourdissement de la fiscalité Hollande qui écrase la consommation, de ses hésitations perpétuelles à désétatiser le fonctionnement du pays et des tabous de gauche qu’il n’a pas la volonté de surmonter.

Mais les maux récents s’ajoutent aux maux traditionnels, bien pointés en 2007 : le comportement administratif, la mentalité fonctionnaire du surveiller et punir, les niches et prébendes des monopoles et privilèges, le je-m’en-foutisme total des syndicats envers les chômeurs (« tous des feignants ! ») en même temps que la protection contre vents et marées de tous les zacquis et passe-droits obtenus depuis le siècle dernier par les monopoles publics enfeignants, cheminots et autres pilotes ou postiers, l’accumulation de la dette depuis 40 ans.

Comment l’OCDE recommande-t-elle d’améliorer les choses aujourd’hui ?

  • Optimiser la concurrence sur le marché des biens et services : les réglementations sont mal adaptées dans les domaines d’énergie, du transport, du commerce de détail, des services juridiques et des monopoles ;
  • Améliorer le fonctionnement du marché du travail en stimulant l’offre et en réduisant le coût (fiscal) de la main d’œuvre ;
  • Assurer que la structure de la fiscalité dans son ensemble limite les distorsions entre entreprises ;
  • Simplifier l’organisation territoriale de la France.

Les réformes (timidement) entreprises sur le Pacte de responsabilité, le CICE, la formation pro et l’apprentissage, la création des métropoles, sont vivement encouragée par l’OCDE. Elle estime (épure théorique d’économiste…) à 0.3% par an le surcroît de croissance moyenne chaque année sur les cinq prochaines. Mais l’hypothèse de base est que l’emploi augmenterait – ce qui est loin d’être acquis, question de mentalité frileuse et d’agitation perpétuelle en taxes et impositions diverses !

En 2007, l’OCDE pointait les atouts de la France :

  • sa productivité horaire du travail
  • des infrastructures modernes et de bonne qualité, notamment le système de santé
  • une présence industrielle forte dans certaines technologies de pointe
  • une des premières destinations des investissements directs étrangers.

France carte des anciennes provinces

En 2014, que reste-t-il de cette vitrine ?

  • certains secteurs à forte intensité technologique
  • un modèle social particulièrement développé aux acquis indéniables
  • un niveau d’éducation de la population qui a fortement augmenté au cours des trois dernières décennies,
  • un niveau d’inégalité de revenus relativement bas

Apparemment, la productivité horaire du travail, les infrastructures et l’attractivité aux investissements étrangers ne sont plus cités comme des atouts… De même, « l’inégalité » est plus un hommage théorique à Piketty (devenu célèbre Outre-Atlantique) qu’à la réalité des gens. Car le Rapport OCDE 2007 pointait que « les inégalités les plus préoccupantes en France sont celles qui sont liées à la perte d’emploi et à la difficulté d’en retrouver, parfois avant longtemps. » Les choses s’étaient un peu améliorées sous Sarkozy, elles ont nettement empirées sous Hollande.

Les handicaps français 2007 subsistent :

  • Faibles heures de travail (1 592 h par an en France, contre 1 699 h en Europe et 1 922 h aux États-Unis)
  • Taux de chômage parmi les plus élevés de l’OCDE, le marché du travail fonctionne mal, « reflet de régulations contraignantes et d’un système de prélèvements peu incitatif »
  • Faible capacité à transformer les inventions (qui existent) en innovations vendables : « la productivité globale des facteurs a ralenti depuis les années 90, au moment même où elle accélérait aux États-Unis ». Une frilosité peu propice à la création et à l’adaptation aux conditions nouvelles de la mondialisation, renforcée par les incertitudes sur l’avenir des finances publiques, alors que vieillissement et dette sont devenus inquiétants.
  • Faible compétitivité : « performance décevante de la France à l’exportation ces 5 dernières années en comparaison de ses partenaires de la zone euro, surtout de l’Allemagne »
  • « sentiment d’insécurité économique en dépit d’une protection sociale relativement généreuse, doublée d’un important dispositif réglementaire de protection de l’emploi »

Diagnostic et propositions 2007… toujours pas appliquées !

  • Le SMIC doit monter moins vite que la moyenne des salaires. Un SMIC trop fort « conduit à exclure du marché du travail les personnes les moins productives ou les moins expérimentées, comme en témoigne le taux de chômage très élevé chez les jeunes. Cela conduit aussi à un écrasement de l’échelle des salaires, peu incitatif aux gains de productivité. ». Patrick Artus ne dit pas autre chose en 2014, lorsqu’il montre que le CICE n’aura aucune efficacité s’il sert aux entreprises à augmenter les salaires des inclus.
  • La Prime pour l’emploi est mal ciblée. Versée en une seule fois et avec un an de retard sous forme de crédit d’impôt sur le revenu, elle « tend à distendre le rapport entre la reprise du travail et la hausse de revenu ». Il faudrait nettement l’augmenter, et qu’elle couvre moins large (jusqu’à 2 fois le salaire minimum !)
  • Continuer d’alléger les charges sociales pour modérer le coût de travail non qualifié.
  • Revoir le carcan de l’emploi : « Un assouplissement des critères de licenciement économique et un allégement des obligations de reclassement des entreprises, éventuellement assorti d’une contribution de leur part au service de l’emploi, y contribueraient. À l’instar du modèle danois, il est fondamental que ce type de réforme puisse s’appuyer sur un service public de l’emploi performant. » Donc la fusion ANPE et UNEDIC était une bonne idée ; reste à donner une aide active à la recherche d’emploi en activant la manne de la formation professionnelle, réservée (par les syndicats) aux inclus.
  • Un nouveau contrat de travail « à la fois plus souple que l’actuel contrat à durée indéterminé et moins précaire que l’actuel contrat à durée déterminée ». L’arlésienne continue à faire causer, sans que rien de concret n’émane des syndicats, ni du Parlement, ni du gouvernement.
  • Rationaliser les diverses aides afin d’abaisser le taux marginal d’imposition au moment de la prise d’un emploi.
  • Donner un cadre plus lisible à la politique macroéconomique à moyen terme pour réduire la dette publique sans handicaper les mesures conjoncturelles.
  • Rationaliser le prélèvement fiscal pour favoriser la croissance et l’emploi : « élargir la base et réduire le taux de l’impôt sur les sociétés ; réduire les prélèvements sur le travail au niveau des plus bas salaires et augmenter quelque peu leur progressivité en intégrant impôt sur le revenu, contribution sociale généralisée et contribution pour le remboursement de la dette sociale. »

Trop réglementée et mal, la France devrait – en 2014 comme en 2007 ! – « veiller à la simplicité et à la qualité de la réglementation publique » :

  • Unifier et clarifier la politique de la concurrence, éclatée entre Conseil de la Concurrence et Direction générale de la Répression des fraudes.
  • Supprimer les barrières sectorielles inutiles pour éviter des rentes de situation (professions réglementées, monopoles de réseaux, installation dans le commerce de détail, revente à perte).
  • Développer le système éducatif en augmentant les moyens du Supérieur, en adaptant les filières d’enseignement au monde professionnel, en concentrant les moyens sur les élèves en difficultés.
  • Développer en qualité le potentiel agricole de la France.

Tout un retard français que de bonnes pratiques résorberaient, comme ce fut le cas en Scandinavie, en Autriche, en Allemagne, au Canada… à moins que la démagogie n’éteigne, dans un pays de vieux, toute volonté d’aller mieux. Jacques Attali lui-même écrit : « la France reste très largement une société de connivence et de privilèges. L’État réglemente toujours dans les moindres détails l’ensemble des domaines de la société civile, vidant ainsi le dialogue social de son contenu, entravant la concurrence, favorisant le corporatisme et la défiance. »

L’OCDE encourage le gouvernement français à continuer ses réformes structurelles, octobre 2014
Étude économique de la France, OCDE juin 2007
Rapport OCDE pour la Commission Attali : « Le Pari de la Croissance », novembre 2007

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La stratégie Hollande

Comme Mitterrand, son modèle, Hollande a changé officiellement de cap politique 18 mois après avoir été élu sur le rejet de son prédécesseur ; la « rigueur » mitterrandienne est devenue « pacte » avec les entreprises. Comme Mitterrand rue Mazarine, Hollande a aussi fauté dans la discrétion rue du Cirque – souhaitons que le fruit éventuel de ces amours ne porte pas le prénom de la rue, bien qu’il existe un Saint-Cirq dans les communes de France (Lapopie si c’est une fille). Je ne sais s’il consulte les voyantes, comme Mitterrand, je sais cependant que le président a demandé à un aréopage de hauts fonctionnaires de plancher et le tournant ne devrait pas être une surprise.

En témoigne l’audition de M. Jean Pisani-Ferry, ingénieur Supélec social-libéral et Commissaire général à la stratégie et à la prospective le 15 octobre 2013 au Sénat (son site). Ajoutons aussi l’habileté tactique politicienne de reprendre des revendications de l’UMP, vidant de son contenu son programme (si tant est qu’il existe : Copé n’est que réactif, il ne propose RIEN et ne fait travailler personne sur l’avenir). Bill Clinton comme Tony Blair et Angela Merkel ont repris à leur compte nombre de propositions de leur opposition et s’en sont électoralement bien portés. Si les actes suivent les discours (ce dont nous ne pouvons que douter pour l’instant tant les intérêts acquis des électeurs socialistes sont remis en cause), François Hollande risque d’être le prochain président en 2017…

francois hollande yeux

Voici le constat que Jean Pisani-Ferry expose aux sénateurs :

« Chacun connaît notre atout démographique : les générations dont le niveau d’éducation n’est pas élevé vont progressivement sortir de la population active au cours des prochaines années. Notre population active sera donc beaucoup mieux formée, au moment même où, dans une large mesure, celle des pays émergents le sera moins bien, pour des raisons de stocks et de générations.

« Nous disposons d’autres atouts considérables.

« Premièrement, nos infrastructures sont excellentes. Elles occupent le quatrième rang mondial.

« Deuxièmement, les entreprises françaises se caractérisent par leur force. Parmi les cent premières entreprises mondiales, huit sont françaises, neuf sont allemandes et quatre sont italiennes. Si l’intérêt de ces entreprises ne se confond pas avec celui du pays, nous pouvons quand même miser sur cet atout.

« Troisièmement, notre système de santé est parmi les meilleurs du monde. Il suffit, pour s’en convaincre, de se pencher sur les résultats des États-Unis, très médiocres au regard des montants dépensés.

« Cela dit, nous avons d’importants défis à relever.

« Nous devons d’abord identifier un défi relatif à ce que nous avons appelé « le modèle productif » – nous aurions aussi pu dire « la question de l’offre ». Ce défi tourne autour de la croissance, de l’emploi, de l’insertion dans la mondialisation. De longue date, la performance française en la matière n’est pas à la hauteur de nos capacités. Il suffit de regarder dans notre voisinage proche pour nous apercevoir qu’existe un risque d’asphyxie progressive de la croissance et du dynamisme. C’est ce qui s’est passé en Italie, avec toutes les conséquences que l’on peut imaginer du point de vue économique et social : le revenu par habitant est retombé à son niveau de 1997. L’Italie n’est pourtant pas un pays exotique…

« Nous sommes les premiers à reconnaître que la croissance n’est pas une finalité en soi. Nous n’avons pas la religion de la croissance. Néanmoins, sans potentiel de croissance, beaucoup de choses deviennent impossibles. En réalité, la bonne question à se poser n’est pas celle de la croissance, de son existence, de son niveau. Nous devons nous interroger sur nos finalités et nous demander en quoi la croissance peut être un instrument à leur service. Nous devons nous demander quelles qualités donner à la croissance et de quelle manière la concilier avec d’autres objectifs, notamment la préservation de l’environnement et la soutenabilité.

« Cela dit, la capacité à produire des gains de productivité demeure essentielle. Ce sujet recouvre plusieurs dimensions. Il revêt tout d’abord une dimension macro-économique, avec, notamment, la question de la rentabilité des entreprises du secteur exposé à la concurrence internationale.

« Il nous semble que l’on a trop souvent réduit la compétitivité à une simple question de relations capital-travail et de coût du travail. D’autres dimensions doivent être considérées, notamment toutes celles qui touchent aux relations entre, d’une part, les secteurs, les entreprises et les salariés exposés à la concurrence internationale et, d’autre part, le reste de l’économie, dont la capacité à assurer sa propre profitabilité et, dans certains cas, à bénéficier de rentes pèse aussi sur le secteur exposé.

« Pour notre part, nous nous interrogeons sur la démographie des entreprises, sur l’écosystème d’innovation, sur la taille du secteur exposé à la concurrence internationale et sur la manière de le faire grandir.

« On dit souvent que l’on va créer des emplois qui ne sont pas délocalisables. C’est compréhensible : il s’agit de protéger les emplois. Mais, dans le même temps, c’est oublier que nous sommes précisément confrontés au problème du trop faible nombre d’emplois délocalisables, lesquels sont producteurs d’exportations – quels que soient, du reste, les produits dont il s’agit. Or, par définition, de tels emplois sont soumis à la concurrence internationale et sont donc délocalisables. Une économie qui n’aurait plus d’emplois délocalisables n’exporterait plus rien !

« Si nous voulons refaire surface dans les échanges internationaux – nous y avons perdu pied en termes de parts de marché à l’exportation, de solde et d’endettement extérieurs –, nous devons faire en sorte que ce secteur exposé à la concurrence internationale grossisse de nouveau. Comment procéder ? S’agit-il seulement de le réindustrialiser, ou s’agit-il également d’étendre le champ de ce qui s’échange ? Nous sommes obligés de nous le demander ! En raison de la technologie, un certain nombre de secteurs qui, traditionnellement, n’étaient pas exposés à la concurrence internationale le deviennent de plus en plus. La question est de savoir si nous voulons y reprendre pied.

« La deuxième dimension est sociale. Sur ce plan, le constat que nous dressons est brutal. Notre pays, plus que d’autres, est très attaché à l’égalité, et il ne semble pas qu’il y ait de volonté collective de renoncer à cet attachement. Notre capacité à limiter l’augmentation des inégalités de revenus est relativement satisfaisante. Elle ne l’est pas complètement, mais elle est meilleure que dans d’autres pays. En revanche, du point de vue des inégalités d’accès au savoir, au logement, à l’emploi, notre performance n’est pas bonne. L’école, en particulier, échoue à corriger les inégalités d’origine sociale. Dans les comparaisons internationales, la France est l’un des pays de l’OCDE qui réalisent les plus mauvaises performances en la matière. La capacité de notre école à corriger ces inégalités a même, hélas ! reculé. Or de telles inégalités se perpétuent bien évidemment ensuite tout au long de la vie active. Je me réfère ici aux indicateurs de l’OCDE, aux enquêtes PISA, réalisées dans beaucoup de pays. Ces enquêtes ont souvent servi de révélateur de l’état du système scolaire et de sa capacité à produire ou non de la qualité et de l’égalité. C’est ce qui s’est passé chez nous.

« Dans ces conditions, nous nous interrogeons sur les moyens et les instruments à utiliser. Au fur et à mesure des difficultés rencontrées, des mutations de la société, de l’apparition de situations sociales difficiles, nous avons empilé les dispositifs et, d’une certaine manière, nous avons construit, sur un État de service public, un État bismarckien, puis un État beveridgien et, maintenant, un État d’investissement social. Or tout cela a représenté un coût élevé et n’a pas abouti à des performances particulièrement remarquables. Dès lors, ne faut-il pas, d’ici à dix ans – cet horizon le permet –, réfléchir à une approche mettant davantage l’accent sur l’investissement social, sur le préventif plutôt que sur le curatif, et, dans le même temps, aux instruments – fiscalité, transferts, etc. – qui doivent être le plus mobilisés dans la redistribution de nos revenus ?

« La troisième dimension est celle de la soutenabilité. Cette notion, traditionnellement utilisée dans le domaine environnemental, s’est progressivement invitée dans le domaine financier, s’agissant notamment des dettes publiques. Nous avons choisi de réunir ces deux aspects. En effet, si nous voulons apprécier la qualité de notre croissance et de son évolution sur une décennie, ne convient-il pas de considérer la société comme créatrice, d’une part, d’actifs – par ses investissements dans l’éducation, dans les entreprises, dans les équipements collectifs – et, d’autre part, de passifs – par son endettement ou la dégradation de l’environnement qu’elle lèguera à la génération suivante ? »

senat france dans 10 ans

Notons à la lecture que :

Cet exposé suinte l’idéologie : quand le Commissaire compare le système de santé français à l’américain (qui n’a strictement RIEN à voir), il est polémique ; une comparaison avec l’Allemagne, la Suisse ou le Royaume-Uni – pays européens proches – aurait été plus réaliste.

Il est revêtu d’un biais nettement économique, même si l’économie est le nerf de la guerre politique, les dimensions citoyenne, européenne et globale comptent. La « soutenabilité » à 10 ans est peut-être avant tout économique (produire plus, mieux, et avec moins de gaspillages publics), mais l’avenir au-delà de 10 ans se prépare aujourd’hui, dans une autre façon d’envisager la croissance, probablement.

Le couplet rapide sur « les atouts » français est du politiquement correct sans intérêt pratique. La démographie ne restera plus dynamique qu’ailleurs que pour des raisons précises : lesquelles ? les allocations familiales ? quid en ce cas de la fiscalité en cours de revue ? les crèches ? sur quelles dépenses locales vont porter les réductions ?

Le diagnostic implacable sur l’empilement des dispositifs devrait déboucher sur des propositions concrètes rapides. C’est là en effet que se situe la paperasserie bureaucratique, la viscosité décisionnelle, les obstacles sans nombre mis à l’initiative – sans que « le contrôle » soit à la hauteur (voir le traitement inepte du chômage, le scandale du Médiator, le cheval roumain et autres je-m’en-foutismes administratifs dont « personne » n’est jamais responsable).

Si le président Hollande a du mal à prendre une décision (même pour affaires personnelles semble-t-il), il fait travailler – comme son modèle Mitterrand – de nombreux think tanks de hauts fonctionnaires. Qui sont à examiner pour qui veut comprendre où il pourrait aller… à condition que les décisions suivent.

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Enfumage ou vapotage

Le tribunal de commerce de Toulouse a ordonné hier lundi 9 décembre 2013 à un vendeur spécialisé de cesser de vendre des cigarettes électroniques en jugeant qu’il faisait une concurrence déloyale à un buraliste de l’agglomération et qu’il « (violait) le monopole d’État sur la vente du tabac ». Il y a des viols plus traumatisants ! Notamment celui de la tabagie passive de mise durant les cours universitaires dans les années 1970 sans que personne ne dise rien.

J’ai rencontré cet été un fumeur repenti qui utilisait ces gadgets et nous en avons parlé.

fumer ado torse nu

Avantages :

  • la e-cigarette n’est pas une cigarette mais un tube à vapeur
  • elle n’émet ni CO2, ni goudrons, ni l’une des quelques 4 000 substances nocives issues de la combustion du tabac
  • après 14 ou 16 bouffées (l’équivalent d’une cigarette), le vapoteur doit patienter au moins 30 minutes avant de pouvoir l’utiliser de nouveau, ce qui l’oblige à réduire sa consommation
  • la vapeur peut ou non contenir de la nicotine, chacun peut la doser selon ses besoins ou l’éliminer complètement
  • d’autant que ce n’est pas « la nicotine » qui rend dépendant, mais les fumées dégagées par l’ensemble de la cigarette, dont le sucre ajouté par les fabricants pour rendre dépendant (Dossier de La Recherche, spécial Addictions, octobre 2013, p.56) – fabricants qui ont donc INTERET à faire interdire ou réglementer le vapotage tout en encourageant le tabac
  • aucune fumée ne s’en dégage, très peu de parfum alentour, et RIEN ne reste sur les vêtements ou les murs (j’ai testé la cohabitation) ; l’argument du « tabagisme passif » dans le cas du vapotage est donc une fumisterie poussé par la mentalité surveiller et punir au cœur de tout Français envieux qui possède une moindre parcelle de pouvoir : personne n’est incommodé par le vapoteur, au contraire de la cigarette !
  • le Parlement européen vient de décider que la cigarette électronique ne devait pas être considérée comme un médicament
  • l’achat de doses est nettement moins cher que l’achat de paquets de cigarettes !
  • le gros fumeur ou l’addict peut se désengager progressivement de son vice sans plus gêner personne

Inconvénients :

  • les substances parfumées vendues en dose n’ont pas d’étiquetage contrôlé et pourraient contenir des éléments nocifs – mais il suffit de les contrôler comme des aliments ou de la parapharmacie
  • on peut s’en prémunir en achetant des doses « bio », fabriquées en France, mais c’est plus cher (moins que la cigarette traditionnelle)
  • aucune étude médicale ne peut exister sur les effets long terme de ces substances aspirées, car le vapotage n’existe que depuis moins de dix ans
  • l’État, qui se fout de notre santé quand cela ne lui coûte qu’au-delà des prochaines élections, perd une manne immédiate de taxes juteuses sur le tabac
  • une étude pipeautée de 60 Millions de consommateurs (au nom de quel intérêt particulier ?) a été démontée  « Ce qui semble étrange, c’est qu’entre chaque bouffée, ils « aspiraient » l’air du laboratoire (au lieu de simplement désactiver le mécanisme d’aspiration). Nous n’avons de plus aucune information sur les modèles testés. »
  • les marchands de tabac voient le monopole de l’addiction nicotinique leur échapper – un petit privilège en moins…
  • au nom du « principe de précaution » cher à l’ex-président Chirac (qui l’a sanctuarisé dans la Constitution !), l’interdiction de les utiliser dans les endroits accessibles aux enfants (comme cela est fait pour le tabac) est légitime au nom de l’exemplarité, estime le rapport des experts réunis par l’Office français de prévention du tabagisme, sur l’exemple de la Belgique, le Luxembourg et Malte. On peut l’accepter, tout comme la ministre de la Santé Marisol Touraine qui souhaite proscrire la cigarette électronique sur les lieux de travail (on proscrit bien de picoler).
  • de mauvaises habitudes « de fumeurs » pourraient être prises par ceux qui n’ont jamais fumé. Mais l’étude américaine 2013 parue dans le bulletin hebdomadaire du Centre de prévention et de contrôle des maladies (CDC) montre que si, entre 2011 et 2012, collégiens et lycéens ont bien vapoté plus en passant de 4.7 à 10%, 76.6% d’entre eux avaient DEJA fumé des cigarettes ! Le vapotage étant moins nocif pour eux que la clope, c’est quand même un progrès sanitaire, non ? Quand aux un sur cinq qui commencent par l’e-cigarette, c’est préférable pour leur santé et ne les rend pas addicts.

Mais ce dernier argument des « habitudes » est spécieux : les fumeurs ont commencé ado « pour faire comme tout le monde », pas pour se rendre dépendants. Si leurs pairs se mettent au vapoteur, ils feront comme eux ; s’ils gardent le gros tabac puant, ils auront parfois le snobisme de vapoter juste pour se distinguer ; ou de ne rien fumer (comme moi) aussi pour se distinguer des adeptes du biberon infantile.

A noter qu’à 5 et 6 ans, j’ai imité mon grand-père en roulant des « cigarettes » en papier journal que je faisais semblant d’allumer avec un briquet-tempête (sans essence, juste avec la pierre à étincelles) – mais cette habitude née de l’imitation ne m’a JAMAIS incité à fumer. Si j’ai grillé quelques cigarettes vers 14 ans pour faire comme les autres et par curiosité, je n’ai pas continué. Ce n’est donc pas « le geste » mais le mimétisme de bande qui inciterait les non-fumeurs à devenir fumeurs !

Fumer défense de dessin

Il vaudrait mieux interdire aux « zartistes » de faire cloper toutes les trois minutes leurs personnages quand ils ne savent plus quoi dire dans les films. C’est so chic ! n’est-ce pas, de prendre des poses et de grimacer avec application en tirant sur le bout fumeux en attendant la réplique. Beaucoup plus que la pub, ce sont les séries télé et le cinéma qui rendent addictifs. Il faut faire comme les dieux.

Mais quand donc les politiques – surtout de gauche – vont-ils surveiller et punir les zartistes de la Culte-culture ? Tout ce débat apparaît plus comme un enfumage de première que comme un exposé transparent sur ce qui est meilleur pour la santé. Bien sûr qu’il vaudrait mieux NE PAS fumer, mais quitte à être obligé de faire comme tout le monde pour ne pas être exclu, autant que ce soit avec une moindre nocivité. Même si cela remet en cause les zacquis des buralistes et les gros impôts de l’État dépensier !

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Le marasme Hollande

  • Il avait promis, il ne peut pas tenir.
  • Il s’était présenté comme le président des jeunes, de l’écologie, de l’avenir, il ne peut que gérer la pénurie.
  • Il se voulait ouvert, dialoguant, il se retrouve à pratiquer la rigidité managériale, directif (selon la CGT sur les retraites) et punissant les faibles (Batho) mais pas des forts (Montebourg).
  • Il se voulait « normal », il n’est que normalisateur.

francois hollande moue

Comment la gauche peut-elle être « la gauche » quand les moyens manquent ? Car il ne s’agit plus de redistribuer la manne productive, il s’agit de la redresser, voire de la recréer : et cela, la gauche n’a jamais su faire…

Engluée dans l’idéologie du lointain, des lendemains qui chantent et du temps des cerises, la gauche de gouvernement ne sait quoi faire quand le printemps tarde (comme cette année) et que l’hiver dure (bien que le climat se réchauffe). Les pays émergents vont plutôt bien, les États-Unis se redressent, l’Europe va moins mal – même l’Espagne et l’Italie. Seule la France s’enfonce, par atavisme qui ne date pas d’hier :

  • Déjà la guerre de 1870 contre les Prussiens avait montré combien le pays se surestimait, arrogant et amateur, préférant le statut de grande puissance plutôt que les moyens d’une grande puissance.
  • Déjà la guerre de 14-18 avait montré le conservatisme des badernes aux commandes, le déni des politiciens et l’amateurisme technique.
  • Déjà la guerre éclair de 1940 avait prouvé la faillite de l’élite, l’absence de remise en question des habitudes, la confiance aveugle en la protection de la ligne Maginot, le saupoudrage des chars de combat et l’usage inepte des avions.

La gauche est héritière de cette culture nationale, elle bavarde mais ne fait rien pour adapter le pays. Car le monde change mais la France se veut immobile, née tout armée quelque part vers 1789 ; le monde rajeunit avec la démographie émergente et l’inventivité technologique américaine mais la France vieillit dans le narcissisme révolutionnaire, se trouvant si belle en son miroir qu’elle ne veut surtout pas regarder ailleurs.

Ni le Budget, ni la Dette (1870 milliards d’euros fin premier trimestre 2013) ne permettent plus les subventions aux projets écolos, aux histrions du spectacle, au sauvetage d’entreprises, à la relance des Grands Projets. Ayant le choix entre la rigueur ou la faillite, la gauche au pouvoir est conservatrice par force, réactionnaire par contrainte de moyens, obligée à l’essentiel pour rester au pouvoir.

Le chômage est un vaste problème qu’il ne suffit pas de qualifier de Grââânde cause nationale pour le régler d’un discours, ni même par une loi. Tout le monde sait bien ce qu’il faudrait pour encourager l’emploi, mais la gauche ne sait pas le faire, ce serait vexer sa clientèle, et Hollande encore moins, ce serait brusquer son tempérament. Il faudrait un « choc de simplification » sur l’empilement de taxes sociales pesant sur les salariés et sur les employeurs, un réajustement au niveau du pays voisin qui a réussi mieux que nous : l’Allemagne. Mais il faudrait pour cela basculer le manque à gagner sur la TVA (plutôt que la CSG qui touche aussi les salaires) – et surtout réduire bien plus vite la dépense publique, donc le nombre de dépendants de la manne d’État.

  • Or l’empilement des niveaux d’interventions, de la commune à l’État central en passant par cette nouvelle invention des « métropoles », n’est pas remis en cause – ce serait vexer les zélus zélés du parti socialiste.
  • Or le « mammouth » ministériel de l’éducation, dont les dysfonctionnements sont de notoriété publique, ayant fait l’objet d’un rapport récent de la Cour des comptes, est conforté sans aucune réorganisation, empilant en plus des profs qui ne font que 18 heures par semaine (contre 22 en Allemagne), des programmes rechargés en matières, des vacances encore plus longues à la Toussaint – et ces assistants-garde chiourme en emplois « aidés », ni formateurs ni vendables sur le marché du travail pour les jeunes bénéficiaires.

immobilisme politique dessin zag

Productivité, innovation, compétitivité – ces mamelles d’une économie dynamique – ne sont que des mots pour la gauche technocrate. Non seulement l’économie privée n’est pas encouragée à produire, elle est découragée d’innover et empêtrée dans un fatras de règles administratives sans cesse rajoutées qui freinent toute compétitivité – mais en plus l’État, « instituteur du social » selon la tradition de gauche, est incapable de montrer l’exemple. Où sont la productivité, l’innovation, la compétitivité dans l’organisation administrative ?

  • Pourquoi a-t-on plus de flics par habitant que les autres et des résultats aussi médiocres ?
  • Un prof pour 16 élèves mais des classes de 35 ?
  • Un déblocage autorisé de la participation des salariés mais un contrôle des sommes utilisées par l’Administration qui n’a sans doute que ça à faire ?

Par laxisme, gabegie, volonté politique de ne pas fâcher le cœur de cible socialiste : les fonctionnaires ? Cette lâcheté est la faiblesse de la gauche – bien loin du dire-vrai de Mendès-France, Rocard ou Delors.

L’indice mondial 2013 de l’innovation, publié par l’université américaine Cornell, l’INSEAD français et l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) classe 142 pays avec 84 indicateurs. Les cinq premiers du classement sont la Suisse (inchangé depuis trois ans), la Suède (inchangé), le Royaume Uni (qui progresse de 2 places par rapport à 2012), les Pays Bas (progressent de 2 places), les États-Unis (progressent de 5 places). Même Singapour est 8ème et la Finlande 6ème. La France n’est qu’au 20ème rang, loin derrière l’Allemagne 15ème… C’est la culture française même qui est hostile à tout changement.

Et la gauche – socialement réactionnaire depuis 40 ans que le monde s’ouvre – est encore plus immobiliste que la droite ! Il ne s’agit que de « sauver » les industries, d’affirmer « l’exception » culturelle, de refuser toute « concurrence » (pour conforter donc les monopoles), de se crisper sur « les acquis ». Comment innover, créer, aller de l’avant, avec cette mentalité avare tournée vers le trésor d’hier et pas sur l’affirmation tranquille dans le présent ?

La France s’appauvrit aussi par carence d’État : le monstre ingérable coûte cher et ponctionne, les gouvernements de gauche restant incapables de toute réforme d’ampleur pour l’adapter à la réalité d’aujourd’hui. Un seul exemple : le pays prend un profil de marché automobile de pays pauvre. Au premier semestre 2013, les Renault Twingo et Clio, Dacia Sandero ou autres Peugeot 208 représentent 52% des immatriculations de véhicules neufs selon le Comité des constructeurs français d’automobiles (contre 49% il y a un an et contre la moyenne européenne de 41%).

La gauche au pouvoir, portée par ses illusions bercées trop longtemps dans l’opposition, préfère la posture idéologique aux réalisations politiques. La posture donne bonne conscience et offre gratuitement aux électeurs ce qu’ils veulent entendre, tandis que toute réalisation politique ne peut que mécontenter ceux qui sont réformés, recadrés ou supprimés. Ou est donc « le courage » tant vanté par la gauche quand elle n’est pas aux affaires ? Il n’y a aucun courage à fermer les yeux et à quasiment ne rien faire.

Le point de vue d’un chercheur suisse

La gauche socialiste a peur du pouvoir

Ségolène Royal, Cette belle idée du courage – Essai, 2013, Grasset, 312 pages, €18.05

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Esprit français

vertus fonctionnaires

Les critères d’évaluation des candidats en écoles supérieures de commerce disent ce qu’il NE FAUT PAS être : indécis, non investi, pas créatif, peu autonome, passif, fermé, insensible, individualiste, sans critique, indifférent au monde de l’entreprise. L’amusant est que se dessine ainsi un portrait en creux des mauvaises qualités du commercial… qui laisse apparaître son antithèse presque parfaite : le fonctionnaire.

Le fonctionnaire est l’occupant d’une fonction publique, organe d’un ensemble, tiré du latin dès 1370 qui signifie l’exécution d’une charge (faire fonction de) en situation de dépendance (en fonction de). Le mot fonctionnaire, tiré de fonction, apparaît sous la plume de Turgot en 1770. Le titulaire fonctionnant est un rouage d’une machinerie administrative. En est tiré le terme de « fonctionnarisme » vers 1850, « prépondérance gênante des fonctionnaires dans un État » selon le Robert historique de la langue française. « Bureaucrate, rond-de-cuir, budgétivore », ajoute en synonymes le Petit Robert

fesses et bourgeois

Si l’on en croit le portrait en creux des qualités requises en grandes écoles, le fonctionnaire n’est pas adulte épanoui responsable – mais tout l’inverse : infantilisé par la pure exécution sans initiative, dépendant irresponsable sans empathie, non motivé et se moquant des affaires, des relations aux autres et de toute entreprise (quoiqu’il fasse, il est payé, pensionné et garanti).

« Fonctionnaire : Inspire le respect quelle que soit la fonction qu’il remplisse » disait Flaubert dans son Dictionnaire des idées reçues. Sa personne représente en effet un ensemble symbolique qui le dépasse et lui confère sa puissance. Un fonctionnaire est censé incarner l’État, ne pas avoir de pensée personnelle mais être la voix du règlement et de la loi, ne pas avoir d’intérêt particulier mais se poser en garant de l’intérêt général. D’où le vocabulaire volontiers administratif de ses représentants lorsqu’ils se sentent contestés, cette façon d’évacuer la question particulière par la légalité générale, de ne jamais être responsable personnellement en face d’un individu mais d’être un sachant fonctionnant devant un numéro de dossier.

L’importance historique de l’État fait que les Français révèrent un comportement inadapté au monde globalisé, depuis que l’échec soviétique a prouvé la sclérose de cette machinerie hiérarchique. Il est donc plus difficile aux jeunes français d’intégrer les valeurs et les comportements de la concurrence et de l’initiative, ce qui fait justement les créateurs d’idées nouvelles appliquées à la production de nouveaux biens. Si la France recèle nombre d’inventeurs, elle recèle peu d’entrepreneurs. Pire : ils sont découragés d’entreprendre par l’ambiance sociale et culturelle, entravés par l’Administration en ses multiples règlements paperassiers et la multiplication des taxes, voire insultés par les politiciens idéologues qui font de la démagogie leur seule tactique électoraliste.

Pourquoi, dès lors, se lamenter de n’être pas aussi structuré que l’Allemand, pas aussi réactif que l’Américain, pas aussi hédoniste laborieux que le Suédois, ou habile commerçant comme le Chinois ? Le « modèle » culturel français a fait son temps (le mot empreinte, traduction plus exacte de l’anglais anthropologique pattern serait plus juste : l’empreinte culturelle).

La tentation est immense de se réfugier dans le passé, de fermer les yeux et les frontières pour rester entre-soi, comme « avant ». La Chine des mandarins l’a fait jadis, avec les succès qu’on a vus ; la Russie soviétique l’a tenté avec le rideau de fer, protectionnisme dérisoire qui a explosé dès que les citoyens de l’est ont pu franchir le mur ; la Corée du nord et Cuba le pratiquent aujourd’hui, laissant le monde aller de l’avant tandis qu’eux traînent, leurs dirigeants fascinés cependant par les films et les gadgets des pays qui vont de l’avant…

Yes week-end reve francais Ce n’est pas ainsi que l’on évolue. Oublie-t-on, au pays de Descartes, que l’intelligence est la faculté d’adaptation ? Oublie-t-on, au pays des Lumières, que l’universel est l’autre nom de la voie vers la liberté ? Voie qui fait envie à tous ceux qui vivent sous les despotismes, voie qui montre le chemin de la libération, la lumière du savoir comme de la conscience ?

Mais croire qu’est toujours « universelle » notre propre façon de voir, passive et datée, est une ornière mentale. Toutes les valeurs du fonctionnaire que sont le faible investissement personnel, l’absence de créativité, l’autonomie réduite, la passivité devant les règles, la fermeture à l’humain au profit du principe, l’indifférence au monde de l’entreprise – tout ce qui était vertu au temps de l’État bâtisseur de la société – ne sont plus les valeurs d’aujourd’hui depuis que la société est devenue mondiale et autonome. L’esprit français s’éteint, et c’est tant mieux. Que vive un esprit renouvelé, pleinement de son temps !

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Cherche politique économique – urgent !

A écouter la pensée unique des économistes, experts autoproclamés, sur les radios et dans les journaux, tout serait simple : Nicolas Sarkozy a fait une « mauvaise » politique, il suffirait de faire « le contraire » pour que tout aille pour le mieux dans le meilleur des mondes. Il a encouragé une politique de l’offre, favorable à la production et aux entreprises par des baisses ou transferts de taxes, et favorable à l’investissement par des niches fiscales dans l’innovation ? Faisons une politique de la demande, favorable à la consommation et aux ménages par des impôts sur les entreprises et les « riches » (dès 3000 € par mois), et rendons l’investissement aux mains centralisées de l’État qui sait tout, qui peut tout, qui lui seul distingue l’intérêt (électoral national) des intérêts particuliers (mondiaux).

Dans ce scénario rose, manque la réalité. L’intelligentsia socialiste se rend compte, dix mois après avoir conquis le pouvoir, qu’elle avait mal vu la crise, mal anticipé l’ampleur des déficits, et fait des promesses irréalisables. Non, la croissance ne se décrète pas. Non, l’emploi n’est pas assuré en faisant cracher « les patrons » au bassinet. Non, l’État ne peut pas tout, surtout dans le cadre d’une Europe qu’on a voulu, et qui ne se conduit pas comme la machine administrative hiérarchisée française.

Yaka donner du pouvoir d’achat, clament à la fois les syndicats (qui ne représentent qu’à peine 8% des salariés français et aux deux tiers syndicats de fonctionnaires) et les économistes-de-gauche, toujours prêts à la générosité avec l’argent des autres (confortablement installés en chaire). N’y aurait-il donc qu’un chômage keynésien, lié à la faiblesse de la demande et au sous-emploi des capacités de production ? Certes, à cause de la crise, mais très peu : le chômage existait avant, bien plus en France qu’ailleurs. Il s’agit donc d’un chômage structurel, dû au progrès technique insuffisant et mal traduit en entreprise, au capital disponible trop faible, à une fiscalité décourageante, au fonctionnement du marché du travail qui privilégie les inclus et rigidifie toute séparation, donc inhibe toute embauche bien plus qu’ailleurs (ce que la CGT illustre chaque jour).

La crise conduit dès 2008 à une baisse de la demande intérieure à cause de la méfiance envers le système financier et des politiques budgétaires restrictives dues à la dette, dans le même temps que le secteur privé se désendette aussi en raison de la restriction du crédit. La stratégie (Sarkozy comme Hollande) a consisté en France à augmenter les impôts en ne touchant que marginalement à l’organisation d’État, élections obligent. Cela après 30 ans de promesses démagogiques et de non-politique : surtout ne rien faire qui puisse fâcher quiconque ; il n’est pas de problème que l’absence de solution ne finisse par résoudre. Mais comme nous ne sommes pas seuls – ni en Europe, ni dans le monde – nous voici au pied du mur.

productivite par tete france 1996 2013

La concurrence des pays émergents accélère. La théorie abstraite selon laquelle la technologie serait chez nous et les petites mains chez eux est battue en brèche par la réalité qui veut que toute exportation exige des transferts de technologie, vite copiés par une production locale afin de supprimer le besoin d’importer : le TGV chinois, les avions Embraer brésiliens, les avions de chasse indiens, les smartphones coréens… Dans le même temps, avec la même crise financière mondiale et le même niveau relatif de l’euro par rapport aux autres monnaies, l’Allemagne s’en sort bien. N’accusons donc pas les autres de notre incurie : soyons un peu moins perso, un peu moins obstinés à croire que nous disons le Bien, un peu moins aveugles aux réalités du monde. Nous devons encourager plus de collectif en Europe, être moins idéologique, moins jacobin-marxiste, plus conscients des concurrences et des enjeux.

Dans toute l’Europe du sud – et en France un peu – il faut certes réduire la composante keynésienne du chômage en reconnaissant que la réduction simultanée et rapide des déficits publics entraîne en récession. L’idée de « dévaluation interne » ne fonctionne pas : les prix sont trop rigides (à cause de l’emploi non flexible et des taxes contraintes), le freinage des salaires conduit à un recul trop fort des salaires réels (car le poids relatif des taxes patronales et salariales augmente). La demande des ménages faiblit et la compétitivité ne s’améliore pas. Il faut réduire moins vite les déficits publics et conforter les salaires réels pour réduire a petite part (keynésienne) du chômage.

salaire reel par tete france et europe du sud 2002 2013

Mais cela ne saurait suffire. La croissance ne se décrète pas, elle se construit par une politique intelligente et à vue longue. La stimulation de la demande ne peut pas réduire le chômage structurel, dû à la façon dont notre économie est organisée : gains de productivité faibles, pression fiscale élevée, importantes destructions de capacité de production et recul de l’investissement. Il faut donc une politique nette de soutien à la productivité, à l’innovation, à l’éducation supérieure, une réforme fiscale qui baisse les taxes sur le travail (part salarié et part employeur), et une meilleure flexibilité du marché du travail qui permette une embauche plus souple avec des règles de protection générales des salariés.

Le déficit public de la France doit être réduit à 3% du PIB en 2017, mais la croissance restera faible. Il faut donc réduire la dépense publique. Patrick Artus, de Natixis, dans une note de mars 2013, a évalué cette réduction à « 50 Mds € constants de 2013, soit de 4,3% du montant total des dépenses publiques, soit 2,4 points de PIB. » Il lui semble que cette réduction devrait porter sur les aides au logement (élevées et qui font monter les prix de l’immobilier), la défense (dépenses plus fortes que les autres pays de la zone euro), la retraite (presque 3 points de PIB de plus que dans le reste de la zone euro, en augmentation rapide), enfin – sujet plus controversé – les allocations familiales (plus élevées d’un point de PIB en France que dans le reste de la zone euro).

Après les déboires grecs et les élections en Italie, poussés par la base, des gouvernements hostiles à l’austérité surgissent. L’Europe va-t-elle s’adapter et autoriser un délai dans la réduction des déficits publics, accroître les investissements européens, et pousser la demande en Allemagne ? Plutôt que la rigidité (politique et de façade), l’Europe est pragmatique : malgré les médias qui ont du mal à comprendre son fonctionnement et malgré les politiciens nationaux, toujours prêts à accuser « Bruxelles » de toute mesure impopulaire (qu’ils ont approuvée), le système a toujours trouvé les ressources nécessaires pour surmonter les crises. C’est lent, lourd, peu lisible, mais réel.

Surtout lorsque les exportations allemandes hors zone euro fléchissent (24% du PIB de l’Allemagne, en croissance de 7% par an jusqu’en 2012). L’Allemagne ne va pas être plus tirée par le reste du monde que les autres pays européens, la concurrence des émergents est forte. La politique économique européenne, avec l’assentiment allemand, devrait être moins focalisée sur la dette (sans méconnaître sa réduction) et plus sur la compétitivité mondiale (ce qui vient à pas lents).

La politique nationale française, sous François Hollande, devrait revenir à petites touches vers le réalisme d’une politique de l’offre : assurer la production en confortant les entreprises avant de penser à redistribuer, tout en remaniant la fiscalité pour une meilleure justice et affirmant l’investissement dans l’éducation, la recherche et l’innovation.

Il suffirait cependant qu’on le dise, que cela soit clair et pas obscurci par la fumée idéologique, les déclarations intempestives, les couacs ministériels et une agitation syndicale démagogique qui ne sert pas l’image de la France pour les investisseurs étrangers.

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Pourquoi la France a perdu ses industries

Que la France perde ses industries, le fait est connu. Qu’ont fait nos hommes politiques pour réagir ? Pas grand chose. A quoi servent donc ces innombrables rapports, commandés à d’innombrables fonctionnaires qui ont le temps et le talent, si c’est pour ne rien faire ?

Un document de travail publié par la Direction générale du Trésor et de la politique économique sous la plume de Lilas Demmou, a donné l’état des lieux de la désindustrialisation en France de 1980 à 2007. L’industrie française – surtout manufacturière – a perdu 36% de ses effectifs depuis 1980, 1,9 millions d’emplois ou 71 000 par an (de 5,3 millions en 1980 à 3,4 millions en 2007). L’industrie a décliné dans le PIB de 24 à 14% au profit des services marchands (commerce, transports, finance, immobilier, services aux entreprises et aux particuliers) dont le poids dans le PIB est passé de 45 à 56% et dont l’emploi a cru de 53%.

Pour la chargée de mission, la perte d’emplois industriels touche tous les pays développés avec trois causes principales :

  1. L’externalisation de tâches des entreprises vers des sociétés de services
  2. Les gains de productivité et les modifications de la demande
  3. La concurrence des pays émergents

Les entreprises sont, depuis 20 ans, à la recherche d’une plus grande efficacité, c’est le propre du capitalisme. Une partie des activités des industries ont donc été confiées à des sociétés de services afin de se concentrer sur le cœur du métier, ce qu’on sait le mieux faire. Ces transferts d’emplois peuvent êtres estimés à 25% des pertes d’emplois industriels. Mais les emplois n’ont pas disparu, ils restent sur le territoire. Simplement, ils ne sont plus dans l’industrie mais dans les services. Ce mouvement a été particulièrement fort de 1980 à 2000, époque de grande restructuration ; il est beaucoup plus faible depuis, de l’ordre de 5% des emplois industriels en 7 ans, l’essentiel de l’externalisation ayant été fait.

Le progrès technique a pris le relais depuis 2000, via les gains de productivité dus à l’informatisation et à la réorganisation des tâches. Près de 30% des pertes d’emplois industriels sont imputables à la plus grande efficacité de la technique. Les industries ont moins besoin de main d’œuvre pour produire les mêmes biens. La baisse de prix de ces biens induit une demande plus forte, mais qui ne compense pas. Cette baisse de prix entraîne une hausse de revenus des ménages mais ils n’achètent pas plus de biens industriels mais plutôt des services, notamment de loisirs. 65% des pertes d’emplois industriels pour cette raison ont eu lieu de 2000 à 2007.

La concurrence étrangère est réelle et s’accentue. Sa mesure dépend des méthodes de calcul utilisées pour ce phénomène complexe. Les biens intermédiaires sont les plus touchés (41% des pertes d’emplois industriels), mais jusqu’en 2007 beaucoup moins l’automobile (-7%), l’énergie (-4%) ou l’agroalimentaire (-0,3%). C’est dire s’il est important de surveiller et d’aider ces trois secteurs en France ! Les échanges avec l’extérieur ont augmenté, les exportations passant de 12 à 17% du PIB entre 1980 et 2007, les importations de 11 à 18%. La tendance est que tout pouvoir d’achat des ménages encourage les importations, tandis que tout gain d’efficacité encourage les exportations. Ce qui est utile à savoir pour les plans de relance (mais qui est le contraire de ce qui est pratiqué par le gouvernement Ayrault). La part des pays émergents dans la concurrence est cependant à relativiser, passant de 0,2 à 0,7% du PIB pour les importations depuis 1980 et de 0,7 à 0,9% pour les exportations.

Les destructions d’emplois industriels dues aux échanges expliqueraient 13% des pertes d’emplois selon une approche comptable, les échanges agroalimentaires touchant moins l’emploi que ceux des biens d’équipement et de l’auto. Mais cette méthode prend pour hypothèse une substitution parfaite entre biens importés et biens produits localement, ce qui est contestable.

Une autre approche, économétrique, chiffre ces pertes d’emplois dues aux échanges à 45% du total. Elles seraient dues pour 17% aux pays émergents qui produisent les biens moyens moins chers mais, pour le reste, à la perte de compétitivité de la France sur les marchés mondiaux surtout depuis 2000.

La concurrence des pays à bas salaires est donc une part mais pas l’essentiel, contrairement aux simplifications politiques. Comparons avec l’Allemagne, notre principal partenaire dans la même zone d’échanges et avec le même euro « fort » !

Au contraire, nous pouvons supposer que ce qui a dégradé en relatif l’efficacité industrielle de la France est :

  • le moindre investissement
  • la répugnance à l’innovation et au service
  • le coût du travail (moins le niveau du salaire que les charges sociales)
  • la haine de l’entreprise (les 35 heures, les grèves, la désorganisation du transport, les errements de la fiscalité, les intello-médiatiques, le socialisme radical)
  • la méfiance salariés-patrons (et la faible représentativité des syndicats, portés à la surenchère)
  • l’ignorance de la formation continue
  • la peur de l’exportation
  • les erreurs de management, etc…

C’est toute une société qui a envie de se battre ou, au contraire de se laisser vivre : voyez la Grèce. Depuis 2000 en effet, selon l’étude, 63% des pertes d’emplois industriels sont dus à la concurrence étrangère (mais seulement 23% dus aux pays émergents). Les efforts de l’Allemagne, notre principal partenaire commercial, ont payé ; la France, répugnant à s’adapter, a reculé. Tous les décideurs le savaient, ceux alors dans l’opposition aussi. S’y sont-ils préparé ?

Lilas Demmou, La désindustrialisation en France, Les Cahiers de la DGTPE n°2010-01, février 2010

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Environnement polynésien français

Les gouvernements, pour éviter l’exode des populations des Tuamotu, ont toujours maintenu les populations en atolls. Les temps ont changé, les gens ont préféré venir s’entasser, sans travail, dans le fare d’un membre de la famille plutôt que de rester dans les cocoteraies. Le coprah a bénéficié d’un soutien financier non négligeable sous formes d’aides. L’huilerie de Tahiti, par convention, est contrainte d’acheter la totalité du coprah qui lui est livrée, moyennant un prix fixé par le gouvernement en fonction de la qualité du coprah. Le coprah donne une huile brute exportée vers l’Europe.

Pour produire le monoï une faible partie est raffinée sur place. Les tourteaux servent à l’alimentation animale. L’huile de coco est alimentaire et permet la fabrication de margarine et graisses végétales. La production est en déclin depuis les années 50. Elle subit une forte concurrence de la Thaïlande, des Philippines et de l’Inde. Un cocotier vit environ un siècle mais sa durée de vie économique ne dépasse pas 50 à 80 ans. L’entretien des cocoteraies nécessite une grande rigueur, mais dans le dictionnaire tahitien, on ne trouve pas le mot rigueur. Peu d’habitants d’un atoll vivent exclusivement du coprah.

C’est un travail de force qui rapporte peu. Il faut d’abord ramasser les cocos à l’aide d’un pic en fer et d’un bâton pour éviter de se baisser, les casser à la force des bras avec une hache, faire des tas pour les sécher. L’albumen séché est décollé de la coquille à l’aide d’un petit outil. Il faut les mettre en sac puis les ramener au village, les entreposer dans le hangar à coprah, les peser et les étiqueter avant d’être vendus sur la goélette.

Pour remplir un sac de 50 kilos, il faut 250 noix pour un gain de 7000 FCP. Pour obtenir un SMIG mensuel il faudrait récolter 20 sacs de 50 kilos de coprah de première qualité soit plus de 5000 noix de cocos. Ça vous dit ?

Certes, vous savez déjà que Tahiti compte plusieurs rois auto-déclarés, mais celui dont je vais vous entretenir brièvement est un petit oiseau en danger d’extinction. Le Monarque de Tahiti (Pomarea nigra) ou O’mamao est un petit oiseau que l’on ne rencontre plus que dans 4 vallées de Tahiti qui, depuis 1998 fait l’objet d’un programme de sauvetage. La société d’ornithologie de Polynésie « Manu » dératise les sites de reproduction, capture les prédateurs tels les merles des Moluques et suit de près les individus connus pendant la période de reproduction (juillet à décembre) pour connaître le succès des nichées. Les « sauveteurs » espèrent 8 jeunes monarques pour la saison de reproduction 2012-2013. L’association a dénombré 12 couples à protéger dans les vallées, dont 6 dans les zones hautes qui ne peuvent être atteintes qu’après avoir franchi 5 cascades de 20 à 40 mètres de haut, et parmi eux 10 couples ont construit un nid. Les sponsors sont EDT (EDF polynésien), OPT (PTT) Vini (Téléphone portable).

Le Tere ou tour de l’île Rurutu (Australes) a lieu chaque année, en général 8 à 10 jours après le 1er janvier. Cette manifestation culturelle appartient au patrimoine de Rurutu. C’est une manifestation païenne qui se maintient. Cette manifestation demande une grande préparation tant par la recherche des sites à visiter que par la confection du repas qui célèbre les nouveaux champions. Chaque village est partagé en 2 sections « nia » (Est, d’où vient le vent) et « raro » (Ouest, vers où va le vent). Le cortège des voitures suit un itinéraire bien précis, en tête celle du conteur, puis celle des « hommes forts », le maire, le pasteur puis les autres !

On commence le circuit par le lever de pierre chez Temana V. Un homme de l’organisation du Tere doit soulever et porter à l’épaule « Paororo » pesant 130 kg. L’orateur rappelle l’histoire de la pierre, le pasteur dit une prière. La population sait qu’un porteur de chaque village doit réussir à lever toutes les pierres… sinon mauvais signe pour le village. Le geste de porter une pierre n’est pas un acte léger, il doit être accompli dans le respect des conventions établies par les anciens. Au cours du Tere, les hommes doivent se mesurer à cinq pierres. A la mairie de Hauti c’est « Rono 2 » 143 kg qui doit être levé. A Moerai c’est « Rono 1 » 148 kg. Tout c’est bien déroulé. A l’année prochaine.

Après le départ de La Railleuse, c’est L’Arago qui veille sur la Zone Économique Exclusive. Il a en même temps apporté son soutien logistique au Festival des Marquises en décembre dernier. RAS, aucun pêcheur en infraction. Tout va très bien, Madame la Marquise !

En Nouvelle-Calédonie, le cagou et la roussette sont en voie de disparition, sauvons-les. Deux images symboliques du Caillou. Le cagou est un oiseau qui ne vole pas et qui « aboie ». Il reste moins de 1500 cagous en NC. Le cagou vit sur terre, déploie sa huppe pour tenter d’impressionner l’ennemi ou lors de sa parade nuptiale. Il se nourrit de larves, d’escargots, de vers, il a donc « oublié » de voler. Les cochons, les chiens, les chats sauvages et la disparition progressive de la forêt primaire menacent sa survie. La roussette est une chauve-souris autre emblème de la NC. Les Néos en raffolent. Il faut sauver le cagou et la roussette.

La campagne océanographique « Pakaihi i te moana » aux Marquises s’est achevée et l’on attend avec intérêt les résultats des chercheurs. Ils ont exploré neuf cavités pour la première fois et ont trouvé une microfaune abondante, beaucoup de vie, des organismes intéressants notamment de la famille des éponges ; des poissons côtiers dont le taux d’endémisme atteint 15%. On attendra que ces scientifiques aient analysé leurs trouvailles afin d’en faire profiter un maximum d’habitants des Marquises et les autres.

Hiata de Tahiti prend congé, portez-vous bien

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Régis Debray, Un candide en Terre sainte

Discours du Pape à Noël, « tous frères », « haine absurde » et blabla. C’est gentillet et complètement hors du temps. Que se passe-t-il vraiment entre religions du même Livre ? L’exclusion réciproque, le chacun chez soi, le Dieu avec moi tout seul. Pour ne pas être dupe du baratin idéaliste, lisez le voyage en pays réel d’un intello français honnête – il en reste.

Cet essai, dédié à Jacques Chirac et à François Maspero, est issu d’une rencontre intellectuelle avec le second et d’une mission confiée par le premier sur les coexistences ethno-religieuses au Proche-Orient. Régis Debray part nez au vent, le mettre dans cet orient « compliqué », sans même des idées simples. Son itinéraire est celui du Christ, s’il est possible. Après tout, la Bible, les Évangiles et le Coran, par ordre d’apparition à l’image, restent aujourd’hui la carte des territoires et des revendications des peuples du lieu. Sauf qu’il faut désormais passeport et visas sans nombre, tant le monothéisme a généré de petites chapelles étroitement nationalistes. Debray n’est jamais meilleur que dans le reportage, loin des exégèses de bibliothèque qu’il affectionne trop souvent.

Qu’a-t-il « vu » en Terre sainte des trois monothéismes ? « Toutes les parties trouvent intérêt au maintien des faux-semblants et trompe-l’œil internationaux : les Israéliens, parce que l’histoire avance masquée. Les Palestiniens, parce qu’on ne pense pas dire la vérité à un peuple occupé, et qui espère, sans l’inciter à s’autodétruire ; et que notables, élus, fonctionnaires, tirent de ce qu’il est devenu un vœu pieux gagne-pain, titulature, dignité et raison d’être. Les Européens, parce qu’ils ont choisi de s’acheter une conduite moyennant une aide financière et humanitaire importante, qui les exonère de leur passivité politique et de leur cécité volontaire. Et les Américains, moralement plus redevables à l’Ancien Testament qu’au Nouveau, parce que leur lien existentiel avec Israël est de type filial et donc acritique. L’illusion autoprotectrice et partagée résulte ainsi d’intérêts opposés – là est l’ironie de l’histoire » p.368.

Est-ce tenable sur le long terme ? « Il est permis d’en douter ». L’obsession sécuritaire secrète son insécurité même, dans les tendances lourdes de la région, notamment démographiques et morales. Régis Debray rappelle finement ce qu’est l’Ancien Testament (le Talmud des Juifs) : « avec ses carnages, son érotisme, ses monstres sacrés, ses rois truculents, ses prophètes déjantés, son Iahvé interventionniste, incorrect en diable (et qui passerait aujourd’hui en correctionnelle pour incitation à la haine raciale et apologie de crimes de guerre) » p.28. Fonder une politique là-dessus au XXe siècle est probablement se condamner à l’échec.

D’où les accommodements avec le siècle. L’auteur évoque le père Émile Choufani, formé en France, qui dirige l’école secondaire privée Saint-Joseph à Nazareth : « Je suis arabe, de culture musulmane, de religion chrétienne, de mémoire byzantine, et dans un milieu juif. Je suis tout cela à la fois. Je suis l’histoire de cette région depuis trois mille ans. Je n’aime pas les identités. Je n’ai que des appartenances. Est-ce que j’ai l’air d’un homme déchiré ? » p.46. Comment donc « comprendre » d’Europe ce genre de personnage, très courant au Proche-Orient ? Comment avoir des idées simples dans ces complications ? Côté palestinien, culture de l’assistance côtoie culture de la violence. A Gaza, « les crimes d’honneur ont repris de plus belle. Les femmes sont à la merci du clan et dans le clan, tout est permis, viol, meurtre, kidnapping. L’ultime fédérateur de ce puzzle éclaté, c’est le Coran » p.76. Ailleurs, les fouilles archéologiques sont mal vues. « La curiosité envers l’autre et envers le passé – ce double exotisme propre à notre culture – constitue presque un trouble de la personnalité pour un musulman pieux. Fort d’une révélation qui clôt l’histoire et arrête par avance le canevas du futur, l’islam sunnite (plus fermé que le chiite) a tout loisir de camper dans un perpétuel et tranquille présent » p.91. D’où la stupidité de tenter d’appliquer nos schémas bobos naïfs à cette configuration inédite.

La concurrence entre religions ressort plus du bac à sable que des savants exégètes : « L’islam a trois lieux saints, comme le Dieu chrétien a trois personnes. Les cinq prières quotidiennes dont l’horaire est affiché en fluo rouge sur un tableau électronique à l’entrée de la mosquée reprennent les cinq offices monastiques (…) L’émulation peut aussi jouer en contre : l’interdit sur le vin, simple hadith, qui n’est pas dans le Coran, n’était-il pas destiné à rendre impossible la célébration de l’eucharistie ? » p.152. Islam « modéré », qu’est-ce que cela veut dire ? « Ces islamistes, je m’en aperçois vite, ne font pas la conversation. Ils admonestent. (…) Vous vous dites démocrates, et vous soutenez au Pakistan un dictateur arrivé au pouvoir sur un char pendant que vous mettez en quarantaine nos amis du Hamas, élus au suffrage universel. (…) Israël s’est créé sur une base religieuse, qui le lui reproche ? Un État juif vous semble normal, mais pas un État islamique » p.201. Pas faux. Les moralistes occidentaux feraient bien de regarder la poutre dans leur œil que la paille dans celui du voisin… Est-ce que le Net demain, comme l’imprimerie jadis, cassera le monopole du clergé en incitant chacun à lire par lui-même et à se faire son idée du sacré ? Debray y croit ; nous sommes plus sceptiques – le Net est un formidable outil pour libérer, mais aussi reconstituer des sectes, par-delà frontières et distances.

Nos petites cases rationnelles servent-elles à quelque chose au Proche-Orient ? Pas vraiment, exemple le Hezbollah : « congrégation pieuse, parti politique, ONG (le parti a ses hôpitaux et ses écoles ouverts à tous), groupe de communication (télé, journaux, radios, éditions), fraction parlementaire, armée populaire, centre d’études sociopolitiques, entreprise de travaux publics, mutuelle d’assurance, société secrète » p.241. Ce parti attrape-tout ressemble fort à ce que fut le fascisme, le communisme et le nazisme hier : totalitaire. Qui le pense comme tel ? Qui en voit le danger ou la force nationale, en Occident ? Car tout se recoupe : « l’âge d’or, le complot et l’honneur. La trilogie de toujours, où tout se tient. La première fabule sur une Cité idéale perdue – la Médine du prophète – et se défoule dans l’exaltation d’un passé improbable. (…) Si tout est complot, il suffit de gémir en éternelles victimes des méchants Occidentaux (…) La troisième maladie chronique, l’honneur du groupe, par nature attaqué – on est toujours offensé chez les tiens – interdit de parler à la première personne, de se penser soi-même comme un sujet, autonome et distinct de sa tribu, évidemment bafouée » p.271.

Israël fait l’objet d’un panégyrique admiratif et critique à la fois, pages 301 à 306. « La plus dense concentration d’individualités attachantes au kilomètre carré », « un taux incomparable de Justes par milliers d’habitants », « une proportion plus élevée qu’ailleurs de caractères (choses plus rares et plus intéressantes que les intelligences) », « la lecture encore à l’honneur », « le beau sexe dans le champ, malgré l’esthétique ambiante de la force ». Mais un milieu arabo-juif irrémédiablement gâché par de vieux Livres : « Morgue, arrogance, brutalité, mépris d’un côté. Insensibilité, fermeture, tricherie, brutalité de l’autre, où l’on fait la manche en permanence. Deux ennemis qui s’entretuent depuis trop longtemps finissent par se ressembler : mêmes mots, mêmes rites » p.326.

Nous avons bien compris, au terme de cet essai tout en nuances : Israël-Palestine – laissons-les se dépatouiller de leurs éternelles querelles. « Nous » ne pouvons rien faire que couper les vivres aux Palestiniens ou forcer les Américains à couper leur aide à Israël. Est-ce possible ? Non ? Alors il n’y a rien que nous puissions faire. « Chaque communauté, chaque secte, chaque sous-faction a son trousseau à la ceinture qu’elle ne partagera pour rien au monde avec sa voisine. Le Dieu unique n’est pas un passe-partout » p.389. Laissons Dieu défaire ce qu’il a pris un malin plaisir à faire, là où il y a un élu, il y a un exclu. Que pouvons-nous, pauvres humains ?

Avec érudition, non sans humour, Régis Debray décline sa pérégrination. Chaque phrase est ciselée comme un aphorisme, martelée comme définitive. Ce style particulier est marque d’auteur. Il faut un certain temps pour s’y habituer mais l’esprit en ressort avec des formules en tête. A lire donc avant de proférer n’importe quoi sur le conflit israélo-palestinien.

Régis Debray, Un candide en Terre sainte, 2008, Gallimard, folio 2009, 446 pages, €8.45

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