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Sandrine Voizot, L’après-crise en 60 leçons

La crise en deux étapes de 2007 et 2008, a rebattu les cartes du monde. Exit les Etats-Unis et leur capitalisme trop financier, leur globalisation impérialiste et leur économie industrielle. Place au capitalisme plus centré sur le client, aux pays émergents tels la Chine et l’Inde où la croissance s’envole tandis qu’elle stagne ailleurs, à l’économie numérique où le géant chinois fait merveille. Dès lors, deux questions : pourquoi en est-on arrivé là ? Quand et comment espérer la sortie de crise ?

C’est à ces interrogations que tente de répondre de façon didactique et précise Sandrine Voizot, analyste financier indépendante et membre du comité de gestion d’un fonds biotech. Ce sont 60 leçons de précision sur les sigles abscons tels CDS, subprimes, IAS, MIF, loi Dodd-Franck, et ainsi de suite. Ce sont 60 leçons sur les arcanes de la finance, leurs soubassements théoriques en économie (y compris la neuronale), les recettes plus ou moins adaptables de Keynes, Bastiat, Kuznets, Prebisch, les actions des banques centrales (politique monétaire, assouplissement quantitatif, LTRO) et la régulation qui avance lentement, avec une forte résistance des banques américaines.

Mais ce sont aussi les bombes à retardement que sont les CDS (Credit default swap ou couverture de défaillance sur titres de crédit), la spéculation sur les matières premières en marchés opaques, le dollar-roi qui risque d’être détrôné par le yuan dès que celui-ci sera convertible sur les marchés, les ETF (traqueurs), l’effet de levier et les fonds alternatifs (hedge-funds). La bancassurance ou le mutualisme sont-ils des solutions ? Le risque de marché pour les banques sera-t-il plus fort que la rentabilité des activités de marché ? La dette publique est-elle un mal français qui ne pourra être résolu que par une hausse des impôts à terme ou l’éclatement d’une bulle obligataire ? Qui va financer les retraites, jusqu’ici intégralement par répartition, quand les actifs seront vraiment moins nombreux que les retraités ?

En bref, une mine de renseignements précis et ajustés sur ce monde financier qui bouge plus vite que les têtes qui nous gouvernent, et encore plus vite que celles qui commentent à longueur de clavier sur les réseaux.

Sandrine Voizot, L’après-crise en 60 leçons, 2014, Michalon, 334 pages, €19.50 e-book Kindle €14.99

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Ecolo gît

Les Français intellos ont du mal avec l’écologie. Cette discipline attentive à l’environnement en son entier, au contexte physique de la vie, est trop vite dérivée en avatar du Paradis biblique, réduite à une « croyance ». Et la science en devient religion, et son culte en devient politique.

Pourquoi cela est-il particulier à la France ? A cause de l’intégrisme catholique, affirmé depuis les guerres de religion contre la Réforme et pour le faste macho et infaillible du Pape, mais aussi à cause d’un Genevois paranoïaque doté d’une divine plume : Jean-Jacques Rousseau. Ce chantre du romantisme cherchait le paradis perdu de « maman » au près des épouses des Grands et dans les thébaïdes, en tout cas loin de la société et des villes. Il a fait de la Nature une Mère (mais pas du naturel une conduite, trop emprunté par ses névroses).

Depuis Rousseau, la vie avant la Chute est devenue un idéal, l’existence campagnarde une innocence, l’isolement un salut. Pour lui, tout ce qui éloigne de « la nature » rend mauvais. Aussi élève-t-il Emile à la campagne (lui qui n’a jamais élevé aucun enfant), mais sans reconnaître aucun émoi naturel à ce pauvre garçon conservé niais jusque fort tard dans l’existence. La ville, la société, corrompent et, avec elles, le progrès. Car il ne peut y avoir invention et production qu’en commun et la communauté humaine ne peut vivre mieux et s’élever en esprit que par le bien-être, tributaire de la technique. Rousseau et ses épigones fuient tout cela : en témoigne Pierre Rabbi.

Or « le progrès » n’est pas néfaste en soi : comme la langue d’Esope et comme n’importe quel outil, il est la meilleure et la pire des choses – selon l’usage qu’on en fait. C’est le progrès technique et scientifique qui sauvera l’humanité des variations du climat, de la malbouffe et des pesticides, des productions polluantes. Mais c’est la science qui a produit la bombe atomique, les perturbateurs endocriniens et ces instruments de surveillance rapprochés que sont les drones, la reconnaissance faciale, le traçage des téléphones, l’analyse policière des données. Elisée Reclus le rappelait contre Rousseau, la ville est l’espace même où la liberté peut se construire – et surtout pas au village où tout le monde s’épie, se commente et s’envie. Mais la ville est aussi le lieu où s’accentue les inégalités. C’est à la politique, selon le vœu exprimé des citoyens, de corriger les maux et d’encourager les bienfaits du progrès.

Le tropisme français, né des clercs catholiques du Moyen-Âge qui seuls savaient le latin et lire la Bible, encouragé par le jacobinisme parisien de la Révolution française qui ne voulait voir qu’une tête dans tout le pays (et couper les autres), relayé par le saint-simonisme du XIXe qui a fait des savants les experts en tout, s’est trouvé conforté par les suites de la crise de 1929 aux Etats-Unis : les technocrates du gouvernement ont cru à une gestion « scientifique » de la société via l’économie et les incitations aux « bons » comportements. Dans le même temps l’URSS l’expérimentait à grande échelle, ceux qui savent étant appelés « avant-garde » et la masse des exécutants étant étroitement surveillée afin de ne pas dévier de la ligne.

Les écolos politiques français d’aujourd’hui se situent au carrefour de ces deux tendances, l’américaine capitaliste et la soviétique socialiste, tout en restant dans la tradition idéologique de la pensée française. Que demander de mieux ?

Reste que se pose le sempiternel problème, jamais résolu et insoluble, de la liberté et de la régulation, de la tyrannie ou du laisser-faire. Il faut un peu des deux, me direz-vous. Certes, et c’est tout l’art de « la démocratie » que de permettre le débat puis le choix, enfin l’exécution. Mais nos écologistes sont-ils démocrates ?

Issus pour la plupart du gauchisme, avec un arrière-fond chrétien social, ils apparaissent plus idéologues que praticiens, plus imbus d’imposer leur pensée « dans l’urgence » que de négocier et de convaincre dans la durée. Ils agissent aujourd’hui comme les léninistes d’hier et les chrétiens d’avant-hier : « Je suis la Vérité et la Vie » – et vous êtes voués à la damnation éternelle (de l’Opinion que j’incarne) et aux feux de l’enfer (climatique) si vous ne croyez pas en Moi.

Ce serait risible si ce n’était dangereux. L’écologie est une chose trop sérieuse pour la confier aux écologistes et chacun le sait : ce pourquoi ils sont si peu nombreux dans les partis éclatés qui forment des sous-sectes à la française en raison des egos toujours surdimensionnés. La pensée magique ne fait pas une pensée pratique, l’idéologie ne compense pas l’abyssale absence de projet politique concret que la société aujourd’hui et telle qu’elle est peut admettre. La politique est l’art du possible, pas l’imposition tyrannique d’un ldéal concocté à quelques-uns au nom du Bien !

Une rivière peut-elle porter plainte ? Les animaux deviennent-ils sujets de droit ? Tout ce symbolique ne change pas grand-chose au fond. Qu’en est-il concrètement de la gestion de l’eau, de la régulation de la chasse, des conditions d’abattage, de la viande importée par Traités internationaux entiers ? Prôner la voiture électrique c’est bien, mais comment sera produite l’électricité sans ce nucléaire tant haï mais indispensable durant la nécessaire transition ? Faire honte aux conducteurs de polluer est peut-être moralement confortable mais ne dit rien de la façon d’arrêter les répétitives grèves des « transports en commun », tellement vantés par ailleurs, ni de la bougeotte névrotique des « jeunes » qui passent leurs week-ends et vacances à « aller voir » untel ou untel, tout en surfant frénétiquement sur leurs smartphones dont les serveurs dévorent des productions entières de centrales. Sont-ils si mal chez eux ? Si seuls entre eux ? L’écologie du quotidien n’est-elle pour eux qu’un prétexte à brailler contre « les adultes » à la suite d’une Greta autiste, devenue phénomène de foire ? Elle « porte plainte » en gémissant sur son « avenir » contre la France et certains pays sélectivement : mais qu’en est-il des Etats-Unis ? de la Chine ? de la Russie ? de l’Inde ? du Nigeria ? Tous pays bien plus pollueurs et qui « ne font rien » ou pas grand chose « pour la planète ». Un peu de décence alimenterait le débat ; l’outrance des accusations à sens unique le ferme. Merde aux Greta et à leur prophétisme de Savonarole !

Tant que ces contradictions ne seront pas résolues, l’écologie ne sera pour la population en sa majorité qu’une aimable lubie d’urbains branchés qui n’ont jamais vu une vache dans son pré ni fait dix kilomètres chaque matin et chaque soir pour aller et revenir du collège.

D’abstraction en idéologie, ci-gît l’écologie.

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Être ou se faire avoir

Les gilets jaunes veulent exister, se faire reconnaître comme l’œil du cyclone social. L’Europe centrale et orientale veut exister, se faire reconnaître comme un réservoir de la biodiversité blanche préservée. Le Royaume-Uni veut exister, se faire reconnaître comme Etat souverain, lié par rien ou en bilatéral volontaire et provisoire. Est-ce là l’identité que chacun cherche confusément ?

La France est dans l’histoire une mosaïque de régions et d’ethnies rassemblée autoritairement sous la houlette d’un roi parisien. Colonisée (un peu) par les Grecs un millénaire avant notre ère et ouvrant les Celtes au commerce méditerranéen, la France a été romanisée par le sud, puis entièrement sous César faute d’union des Gaules, avant que les « barbares » venus de Germanie ne l’aient franchement conquise. Les Ottomans ont isolé l’empire romain d’Orient, aujourd’hui la Turquie et une grande part des Balkans ; les Mongols ont isolé la Russie ; les Arabes ont isolé le Maghreb autrefois romain. Ces invasions forment les limites de l’Europe au sud, au sud-est et à l’est. La France se situe au carrefour des Germains et des Latins.

Pays catholique qui a choisi le pape alors que la périphérie choisissait de protester, roi absolu qui se prenait pour l’Etat et a révoqué un édit de tolérance pour chasser les forces vives proto-industrielles du pays, révolution qui a essaimé les Lumières mais accouché d’un esprit militaire et d’une bureaucratie jacobine centralisée pour laquelle l’impôt est l’alpha et l’omega plutôt que la prospérité – la France s’est trouvée fort dépourvue au siècle des nationalités. Elle était trop composite elle-même, parlant plusieurs langues en son sein appelées dérisoirement « patois », pour être une nation comme les pays autour d’elle. Ce pourquoi elle a choisi « l’universel », orgueil romain, héritage catholique, mission des Lumières, fantasme communiste. Le retour de l’identité la gêne, l’irrite, la déstabilise. C’est pourtant ce que réclament les gilets jaunes tout comme ceux qui votent Rassemblement national, soit une bonne moitié de la population qui s’exprime dans les urnes.

Déstabilisés dans un monde en mutation, envahis par des cultures étrangères où la religion se confond avec les mœurs et la politique, en prise à la délinquance comme au terrorisme des mêmes, déchu d’industries par la mondialisation et la prédation américaine qui « juge » extra-territorialement à coup de milliards que sa loi est la seule à s’appliquer au monde entier, colonisé mentalement par la loi des séries dites « populaires » (dans les faits commerciales), les Français issus du peuple un peu instruit et surtout de province isolée des grands centres, se crispent. Leur économie, leur culture, leurs mœurs foutent le camp et la régulation rampante de non-élus à Bruxelles les dépossèdent de leur destin.

La faiblesse du libéralisme à l’américaine, qui est la mentalité dominante jusque chez les élites européennes, est la lâcheté envers les frontières et la culture des « autres ». L’Amérique s’en foutait puisqu’elle est elle-même un ramassis de rejetés du vieux continent, issue de peuples divers, jusqu’aux esclaves importés d’Afrique. Depuis que la Chine lui taille de sévères croupières économiques et qu’elle défie sa technologie jusque dans sa pointe, l’Amérique se réveille, se crispe sur son statut et élit un populiste à grande gueule : Trump. Et les Anglais font de même avec un Boris (!) Johnson. Dès lors l’Europe, et la France, et les Français perdus, se disent qu’ils seraient bien bêtes de ne pas prendre le même train. L’Europe centrale et orientale trumpettant était inaudible ; elle le devient.

Ces ex-pays de l’Est connaissent un vieillissement de la population, un effondrement de la natalité et une émigration des forces jeunes qui cherchent un avenir meilleur à l’ouest. Leur panique identitaire est une panique démographique plus qu’économique. La nature ayant horreur du vide, et le filet juridique et réglementaire de Bruxelles enserrant ses membres dans un insidieux avenir multiculturel à l’américaine, ceux qui restent à l’Est ont peur d’une déferlante moyen-orientale ou africaine. Ils n’en veulent pas. Un peu ça va, trop, bonjour les dégâts. L’immigration ethnique est comme l’alcool, mieux vaut ne pas en abuser. Le foie distille sa dose, au-delà il cirrhose.

L’Est est encore homogène, l’Ouest déjà multi-ethnique. Ce sont moins les cultures différentes qui posent problème que l’individualisme exacerbé qui encourage l’universalisme du « tout égale tout » et du » tous pareils ». Les pays d’Europe centrale et orientale honnissent le Grand frère (ex-soviétique) mais lorgnent sur la politique à la Poutine : les immigrés, pas de ça chez nous ! L’identité bien assumée passe par le nationalisme et les frontières.

C’est bien ce à quoi aspirent confusément les gilets jaunes comme les extrémistes de droite et de gauche. Le « capitalisme » est l’autre nom, euphémisé, du colonialisme financier (plutôt connnoté « juif » et « anti-palestinien ») comme de l’impérialisme yankee de la marchandise. Dès lors, protectionnisme et nationalisme sont à essayer, croient-ils. Sur le modèle Poutine, Erdogan, Xi Jinping et Trump – entre autres.

Et la gauche inepte, qui devrait faire avancer l’écologie pratique de proximité et le social dans les territoires, entonne toujours la même incantation aux impôts et taxes pour aider les sans-frontières, sans-papiers, sans-abri, sans-ressources venus des pays « en guerre » (depuis Hollande, ne le sommes-nous pas nous aussi, « en guerre » ?). Les sans futur, qui va les aider ?

La tentation est grande de « l’homme » fort (qui peut être une femme au nom belliqueux comme Marine ou Maréchal). Un recours comme Sauveur – et comme d’habitude. Seuls peut-être, les deux Napoléon et De Gaulle ont réussi à changer les choses et à faire émerger un ordre du chaos. Leur image hante les déserts vides de la France périphérique et des acculturés à la violence. Mais les circonstances étaient à chaque fois exceptionnelles et la volonté du collectif alors très grande. C’est loin d’être le cas aujourd’hui où le chacun pour soi et le victimaire agressif sont la seule réaction des egos blessés.

Pour être, il faut d’abord ne pas se faire avoir. Mais encore ? « L’identité » suffit-elle à créer de la culture, de la recherche, des initiatives d’entreprises ? L’entre-soi est-il meilleur en nation qu’en caste sociale ? S’affirmer, certes, mais pour quoi faire ? et pour qui ?

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Macron ou l’adaptation au monde

L’élection improbable d’Emmanuel Macron comme président est due à la nullité de son prédécesseur et à la vacuité des « petits partis qui font cuire leur petite soupe à petit feu dans leur petit coin », comme disait le fondateur de la Ve République. Ras-le-bol du « socialisme » blablateur et victimaire, qui vous rend toujours coupable, qui que vous soyez ! Ras-le-bol du conservatisme qui va de Dupont (Aignan, nom de sa mère) à Bayrou en passant par Fillon. Ce que voulaient les électeurs, c’est du changement : de personnel (usé jusqu’à la corde corrompue), d’idéologie (ce masque grands mots des petits arrangements entre amis), de méthode (je propose et je recule aussitôt devant la montée des mécontentements, je ne fais rien pour rester populaire).

Ils l’ont eu.

La présidentielle est le moment central de la vie de la Ve République car seul le président décide. Les ineptes Chirac-et-Jospin qui ont cru « améliorer » les institutions en décidant le quinquennat PLUS les législatives dans la foulée n’ont fait que renforcer les pouvoirs du président. Il a désormais, outre la Constitution et les articles qu’il peut invoquer seul, la nomination et révocation du Premier ministre donc du gouvernement, une majorité à sa botte à l’Assemblée. Ne restent que « la justice », qui n’est pas un pouvoir constitutionnel, et le Sénat, refuge de la droite par inertie rurale.

Pour devenir président, il faut promettre ; pour le rester, il faut tenir ses promesses. Ce pourquoi Sarkozy puis Hollande ont été jetés dehors par les électeurs floués. Mais trop promettre crée des illusions qui sont cruellement démenties par la politique suivie. Il faut donc promettre de façon mesurée et claire. Macron a promis et a entrepris jusqu’à présent ce qu’il a promis.

Mais pour l’équilibre des pouvoirs, qui ouvre la voie à la durée, il ne faut pas se couper des corps intermédiaires qui relaient en les filtrant raisonnablement les aspirations de la base, et qui servent de fusibles commodes en cas de conflit. Le président décide, mais il doit écouter. Ecouter ne signifie pas seulement entendre mais aussi tenir compte, du moins en partie, en argumentant sur le reste. Macron a quasiment éradiqué les corps intermédiaires, sénateurs (qui ne sont pas de son bord), élus locaux (dépensiers), partis (En marche ! est un mouvement de non-professionnels de la politique), syndicats (il est vrai que CGT rime avec végéter depuis l’enracinement dans la posture lutte de classes), associations.

Il n’y a plus d’intermédiaires entre Macron et le citoyen, comme chez les protestants entre Dieu et les hommes. Ce qui est bon si « Dieu » sait tout, voit tout, comprend tout et peut tout ; ce qui risque de mal finir si « Dieu » n’est qu’un homme, donc faillible et tenté par l’arrogance. Le jugement sur Macron, à ce stade, hésite encore.

Tout se passe comme si le jeune président se sentait plus en phase avec le mouvement du monde que ses prédécesseurs (bien trop vieux et confits en habitudes dépassées), et que les politiciens « expérimentés » qui restent. Ce n’est pas faux, depuis l’émergence du « tiers » monde, la globalisation du climat, de la finance et du commerce, et le surgissement brutal d’Internet et du smartphone, le monde a bel et bien basculé dans une nouvelle histoire. Elle demande des politiciens neufs qui comprennent ce qui se passe et ce qui se joue, qui soient à l’aise avec la langue globish (anglais abâtardi), l’humilité requise par les multiples cultures non-occidentales, la pratique des nouveaux instruments d’information et de communication. Nul doute que Macron soit nettement meilleur que Hollande et Sarkozy dans tous ces domaines…

Mais cette conviction d’être bien dans le mouvement se double d’une philosophie particulière, issue du protestantisme, dans la conviction qu’ici-bas chacun bâtit lui-même son destin ; conviction laïcisée par l’existentialisme qui rend chacun entièrement responsable de ses actes ; enfin prolongée par la fréquentation de Paul Ricoeur qui fait de l’agir une phénoménologie : l’expérience vaut mieux que toute théorie et l’histoire ne se fait que par ses actes concrets (l’être ne s’atteint que par les phénomènes). D’où le goût pour la gestion plutôt que pour la politique, de l’efficacité plus que pour les principes, de suivre le mouvement de préférence à tenter de le transformer. Cette façon de voir est proche du libéralisme politique (les orléanistes de René Rémond), mais articulée avec une vision plus large qui est celle de l’Europe comme entité puissante (par sa masse, pas par sa volonté). Macron se trouve probablement en avance ou en décalage avec une grand partie des Français, peu au fait de cette façon de voir.

Même si cette façon s’affirme progressivement dans la société moderne par le mouvement démocratique lui-même (décrit par Tocqueville il y a un siècle et demi) : individualisme, égalitarisme, présentisme, identités multiples, personnalité flexible, préférence pour la régulation (douce) plutôt que pour la politique (conflictuelle). Ce pourquoi on a pu parler d’un Macron post-moderne.

A court terme, cette préférence pour l’efficacité et le pragmatisme, en imposant par les institutions les réformes jugées nécessaires quels que soient les blocages, est probablement la meilleure manière de décoincer la société française. Il est nécessaire de rattraper les trente ans perdus à ne rien faire alors que les autres (les partenaires de la même Union européenne) avançaient.

Mais à long terme ? Mettez un couvercle sur la politique et elle finit par fuser de toutes parts. Réintroduire de la représentation, du débat, une certaine lenteur sur les sujets graves, sera nécessaire sous peine d’explosion. Les Français aiment parler, théoriser, se lancer des noms d’oiseau, se battre comme des chiffonniers pour des futilités de principe ; il faut les laisser de temps à autre se défouler. Tout en replaçant le pragmatisme à court terme dans l’histoire longue, qui est mémoire mais aussi grande politique.

Immigration ? Islamisme ? Coup de force américain ? Rachats chinois ? Position de l’Europe dans le monde qui vient ? Sur tout cela, qui est stratégique, nous attendons des idées, des débats, l’émergence d’un sens. La petite politique peut se résumer à ce qu’on fait, pas la grande. Car elle doit affronter le tragique de l’histoire :

  • Les immigrants sont des gens malheureux qu’il s’agit d’aider – mais en même temps éviter qu’ils submergent les populations de nos pays en bouleversant leurs mœurs, leur système de protection sociale et leur niveau de vie. Aider les autres et aider les siens sont deux valeurs aussi légitimes – d’où le tragique de la situation. Mais il faut bien choisir.
  • Les musulmans sont compatibles avec la démocratie car toute croyance est légitime à condition qu’elle n’empiète pas sur les droits des autres. Mais les islamistes sont clairement incompatibles avec la démocratie puisqu’ils affirment n’obéir qu’à seule la loi de Dieu et pas à celle des hommes. Faut-il alors autoriser les fillettes de 9 ans à se laisser violer parce que les écrits coraniques le permettent ? Faut-il reléguer les femmes à leur place subalterne où leur voix ne compte que pour la moitié de celle d’un mâle ? Faut-il créer une police des mœurs qui, comme en Iran, au Pakistan et en Arabie saoudite, va surveiller les comportements jusque dans les alcôves privées ? Faut-il laisser se répandre le salafisme en important des prêcheurs étrangers « pour le ramadan » alors qu’ils répandent une doctrine incompatible avec les valeurs de la République ? Respecter l’autre et ses croyances – mais en même temps assurer la vie démocratique en France – sont deux valeurs légitimes, mais il nous faut tragiquement choisir sous peine de subir.
  • Les Etats-Unis dérivent avec Trump (mais qui représente une moitié des électeurs qui s’expriment) vers un nationalisme identitaire qui les pousse à l’individualisme et à l’isolationnisme. Les Etats-Unis sont un état allié avec lequel nous avons des liens historiques longs. Mais leur attitude de mépris complet pour la position des pays européens de l’alliance, tout comme leurs menaces extraterritoriales de rétorsion financière conséquente si l’on ne fait pas ce qu’ils décident unilatéralement sont incompatibles avec notre souveraineté. Deux légitimités, là encore, se confrontent : rester allié ou demeurer souverain. Il va falloir choisir et ce sera tragique car l’autre possibilité sera mise à mal.
  • La Chine pousse ses pions stratégiques et financiers en faisant patte de velours : rachat du port d’Athènes, de terres agricoles en France, du Club Med, extension de la « route de la soie » via le chemin de fer de Chine jusqu’au cœur de l’Europe, financements et têtes de pont en Afrique pour les matières premières… Voir ce grand pays à la culture multimillénaire retrouver sa place dans le monde est réjouissant ; se trouver sous sa dépendance imminente possible l’est moins. Le libre commerce est un bienfait pour la croissance ; le pillage des technologies (comme le TGV et Airbus) est une menace pour l’avenir. Là encore, deux légitimités : croissance ou dépendance ? Tragique dilemme.
  • L’Union européenne est de même la meilleure et la pire des choses. La meilleure si elle fait bloc et rend plus fort, aidant les régions défavorisées par la redistribution des fonds structurels ; la pire si elle se confit en technocratie et en autoritarisme de bureau – ce qui est sa tendance naturelle, comme toutes les structures, dès lors qu’il n’y a pas de volonté politique au sommet. Le tragique est de choisir entre être plus fort à plusieurs (à condition de s’entendre) ou se replier sur notre petit pré carré (insignifiant dans le nouveau monde).

Elle n’est pas simple, la présidence Macron. Il a encore quatre ans pour affronter le tragique et nous convaincre du bien-fondé de ses choix.

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Hommage à Michel Rocard

Michel Rocard est mort, j’aimais beaucoup Michel Rocard. Il n’avait pas l’hypocrisie manœuvrière d’un Mitterrand, ni la grande gueule robespierriste d’un Mélenchon ; il était un homme modeste, convivial, qui aimait penser et discuter. Il préférait l’analyse personnelle partagée aux grandes théories toutes faites et aux slogans « anti ». Issu de l’ancien RPR (Religion Prétendue Réformée) il faisait de la réforme son mantra. Car le monde change et les gens doivent bouger – sous peine de disparaître comme jadis les dinosaures.

michel rocard 2013

Ironique, il pointait en 2010 l’affolante lenteur du parti socialiste à changer ses manières de penser : « nous commençons à peine à enregistrer les résultats de la victoire intellectuelle complète de ladite deuxième gauche sur la gauche jacobine au patois marxisé et éprise d’économie administrée », disait-il. Pas sûr que les « frondeurs » ou autres « atterrés » n’aient encore délaissé aujourd’hui le confort du jargon marxiste et du pouvoir d’État jacobin…

Le marché ? « Une grande partie du monde vit en économie de marché et nous, sociaux-démocrates, avons choisi depuis 1947 d’y rester parce qu’elle est garante de la liberté de base des citoyens-consommateurs. Lorsque, comme c’est à l’évidence le cas actuellement, les lois du marché produisent et amplifient des dérives insoutenables, le problème n’est pas de s’y soustraire mais de les modifier, de savoir comment et avec qui, pour être ensuite soumis à des lois moins injustes, mais toujours marchandes. » Social-démocrate ne signifie pas « socialiste » durant de trop nombreuses années : il faut attendre l’après-Jospin pour que le marxisme soit abandonné et avec lui la guerre civile contre « les parons », « les bourgeois » (nombreux sont les socialistes embourgeoisés !) et « la marché ». Michel Rocard était au PSU avant de se rallier à Mitterrand, puis être évincé du PS par Fabius et consorts.

La « mondialisation », cette tarte à la crème des velléitaires qui cherchent toujours des excuses à leur impuissance d’analyse, est une tendance lourde de l’humanité, depuis le berceau africain jusqu’à la conquête de l’espace, en passant par Christophe Colomb. « C’est donc à l’absence de régulation qu’il faut s’en prendre et non pas à ce fait incontournable qu’est la mondialisation elle-même. » Donc négocier des traités et agir dans les instances internationales, pas se contenter de brailler en manifs ou de sauter sur son tabouret à la télé en vilipendant ce mot-valise qui expliquerait tout ce qui ne va jamais : le « capitalisme ».

Rocard libéral 2008 06

Car ce système d’efficacité économique nommé « capitalisme est qu’il ne connaît plus ni normes ni limites puisqu’il s’affranchit de l’idée que c’est à la loi de définir ses limites. Il s’apparente plus de ce fait à la loi de la jungle qu’à la liberté. Au sens strict, il n’est pas libéral, et il est essentiel de ne pas faire de confusion là-dessus. » Michel Rocard est libéral, dans le sens des libertés, mais il ne faut pas s’y tromper, « la lutte des classes – il y a des terminologies dont la pertinence est éternelle – passe aujourd’hui entre les spéculateurs et les régulateurs ».

Volontiers écologiste par vanité de la frénésie concurrentielle et de la surenchère des désirs, il réhabilite le capitalisme vertueux des origines, décrit par Max Weber et l’art de vivre prôné par John Maynard Keynes, qui écrivait : « Ce seront les peuples capables de préserver l’art de vivre et de le cultiver de manière plus intense, capables aussi de ne pas se vendre pour assurer leur subsistance, qui seront en mesure de jouir de l’abondance le jour où elle sera là. »

Michel Rocard est l’homme des limites : de la réforme sans révolution, de la morale sans absolu, de la politique avant l’économie. Car s’il était énarque, il était aussi licencié ès lettres. Il y a du Camus chez lui, déjà durant la guerre d’Algérie où il s’oppose à Guy Mollet. Attentif aux gens, il préfère le terrain à Paris, la décentralisation au jacobinisme ambiant. Laurent Fabius (toutou de Tonton) et Henri Emmanuelli le déboulonnent de son poste de Secrétaire du PS après ses trois années comme Premier ministre, où il instaure RMI et CSG avant de réorganiser le Renseignement. Il s’opposera encore à Fabius à propos de l’Europe et à Royal sur son refus de s’accorder avec Bayrou en 2007.

Dans ses mémoires, intitulées en 2005 Si la gauche savait, il explique pourquoi Jospin a échoué à faire gagner la gauche : « Il a eu le souci de faire de la moralité un enjeu majeur de l’action publique… Mais le refus de trancher, de choisir entre les deux gauches va expliquer 2002, la présidentielle manquée. Quant au reste, Jospin est profondément mitterrandiste de culture. Il a été formé à cette école, dans cette écurie. Il a longtemps été socialement CGT. Je vous l’ai dit, il est plutôt jacobin. Malgré un unique démenti une fois, et qu’il a regretté, il est sur la ligne: ‘L’État peut tout, tout est politique.’ »

Il avait souvent raison, Michel Rocard… Il était de la gauche pragmatique, plus social-démocrate que robespierriste. François Hollande ne lui arrive même pas à la pantoufle.

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Écologie et gauchisme : Eva Sas, Philosophie de l’écologie politique

Eva Sas Philosophie de l ecologie politique
François de Rugy, député, quitte EELV, parti accusé de « sectarisme gauchiste »; Jean-François Placé, sénateur, menace de le faire lui aussi et déplore les petits arrangement arrivistes de Cécile Duflot. L’écologie est-elle un avatar mai 68 du gauchisme pour bobos arrivés ? Un petit livre paru il y a 5 ans y répond…

Économiste sociale au sein d’Europe Écologie Les Verts et député de l’Essonne, Eva Sas tente une synthèse idéologique sur les fondements du parti. C’est intéressant, mais n’englobe au fond que l’écume des choses. Comme si elle avait voulu collecter des idées pratiques, politiquement utilisables dans les débats, plutôt que de replacer l’éco-logie (la science de notre habitat) dans son contexte historique.

Pour elle, tout commence en mai 68. Avant ? – Rien. Après ? – Tout.

Les années 1970 font prendre conscience d’un monde fini (mais Oswald Spengler l’avait dit en 1918 et Paul Valéry en 1919 – Épicure pointait déjà la petitesse de l’homme dans l’univers infini)… Cette génération bobo – Eva Sas est née en 1970 – croit que tout commence avec elle, notamment la philosophie. Elle fait donc de l’écologie politique le bras armé d’une doctrine qui combat l’homme (mâle, car Eva Sas est aussi féministe) comme maître et possesseur de la nature selon Descartes qui reprenait la Bible.

Pour que ces idées soient utilisables, il ne faut pas remonter avant mai 68 (que tout le monde connait) et ajouter les réflexions de l’École de Francfort (Jonas et Habermas) sur la refondation éthique après Auschwitz. Ainsi reste-t-on dans le vent, politiquement correct et tout empli de bonnes intentions.

Rien n’est faux, dans ce qu’expose Eva Sas, tout juste un peu rapide parfois – mais clairement orienté vers l’usage politique. Sa troisième partie sur le « nouveau paradigme » de l’écologie politique est le plus faible du volume. Les parties 1 et 2 méritent la lecture pour recentrer les idées de notre temps sur notre temps : « la pensée 68 contre une société en perte de sens » et « la refondation de l’éthique : retrouver du sens ». Mais comme tout cela est dialectique, hégélien, présenté comme inévitable !… Thèse, antithèse, synthèse – et voilà le paradis retrouvé. Sauf qu’il reste à construire, et que la « pratique » arriviste agressive des Duflot et autres écolos politiques français ne donne vraiment pas envie.

L’écologie serait, selon l’auteur, « forcément de gauche » car le monde limité exige une répartition selon la justice, donc un « besoin de régulation » contre les intérêts forcément égoïstes. Mais en quoi « la gauche » est-elle une catégorie encore pertinente dans le monde clos globalisé ? Justice et régulation sont les maîtres-mots, autre façon de traduire le « surveiller et punir » du soixantuitard Michel Foucault. Certes, la « démocratie participative » chère à Pierre Rosanvallon est préconisée, bien qu’on ne la voie guère en actes dans le parti vert, qui démontre que « l’exigence » écologique se traduit bien souvent dans l’urgence par la coercition.

Selon l’auteur, Mai 68 a été « une émancipation libertaire contre un ordre social figé » (bien qu’issu de ce bouillonnement idéologique, politique et social de la Résistance oublié par l’auteur, dont Stéphane Hessel a rappelé les fondements dans Les Indignés). L’humanisme universaliste réduit l’Homme à l’abstraction d’une norme et évacue les déviants (Michel Foucault) – ce qui n’est pas faux. Il faut reprendre Nietzsche pour établir que toute norme est aliénante, y compris l’universel, et revivifier la force vitale comme vecteur en interactions avec d’autres. Tout cela tire l’écologie vers le vitalisme et l’organicisme contre-révolutionnaire…

D’où le battement inverse « de gauche » : le productivisme privilégie les besoins matériels alors que les besoins affectifs, artistiques et spirituels sont négligés. La consommation est fondée sur l’illusion du désir et la croyance que le nouveau est toujours mieux. Ivan Illich est convoqué pour démontrer que l’homme est esclave de la technique (mais Nietzsche et Heidegger l’avaient dit bien mieux avant lui). La technique induit des monopoles radicaux comme la voiture, qui exige de travailler pour la payer, permet d’habiter loin de son travail pour l’utiliser, exige de partir en vacances avec elle pour la rentabiliser. La technique force à la professionnalisation, donc formate une oligarchie du savoir spécialisé : nul habitant ne peut construire sa maison sans architecte, produire sa propre électricité sans EDF, se soigner sans médecin. Le savoir n’est plus partagé mais délégué à des experts, le vote remplace le débat, l’État-providence réduit la dépendance aux autres et engendre la bureaucratie des comportements. De tout cela il faut se libérer, dit fort justement l’auteur, pour la planète (objectif affiché) et pour réaliser l’utopie du jeune Marx de retrouver sa propre nature (objectif caché).

Rien n’est faux dans l’analyse, tout est biaisé dans la solution : pourquoi faudrait-il (impératif présente comme allant de soi) réaliser Marx ?

La seconde partie oriente plus encore, par Auschwitz et Hiroshima, le sens « à retrouver ». Malgré les progrès du Progrès, la technique et la démocratie, la barbarie reste ancrée en l’homme et la vulnérabilité de la nature est mise au jour (cette vision peut-elle être qualifiée « de gauche » ?). La Raison n’est pas neutre, selon Jürgen Habermas résumé par l’auteur : si la raison objective structure la réalité, la raison subjective sert les intérêts du sujet. D’où le recours à Hans Jonas et à son « Principe responsabilité ». Si le pouvoir humain d’agir s’étend à la planète entière, le pouvoir de prévoir reste faible ; il faut promouvoir une éthique de l’incertitude et le principe de précaution. La responsabilité est le corrélat du pouvoir : n’agis que si ton action est compatible avec la permanence de la vie. La nature aurait un sens, qui est de promouvoir la vie – et la vie serait « bien ». Voilà deux présupposés philosophiques qui ne sont pas discutés par Eva Sas.

Habermas réhabilite la raison vers « l’agir communicationnel » : la condition sens est l’entre-nous, les interstices du dialogue pour une compréhension commune. La vérité n’est pas en soi mais issue d’un consensus, ne sont valides que les actions pour lesquelles tous sont d’accord. Pour réaliser cet accord, la démocratie participative est indispensable, la légitimité est l’espace entre les sujets, pas les arguments pour ou contre ; il faut que chacun sorte de lui-même pour trouver une position au-dessus de tous. Cette utopie où se multiplient les « il faut » est-elle réalisable ? Ne s’agit-il pas plutôt de « convaincre » les réticents par propagande, rhétorique et coup de force de quelques-uns ? Encore une fois, l’usage de cette démocratie participative dans les congrès écolos français ne fait pas envie ! Or la légitimité commence par l’exemple…

La dernière partie, la plus faible, fait sortir le loup du bois : l’ambition écologiste (française) est de produire « un homme nouveau » pour « changer la vie ». Comme Lénine fondé sur Marx, dont Staline a prolongé le caporalisme bureaucratique.

Certes, l’homme multidimensionnel à la Marcuse est vanté ; certes, la liberté est présentée comme fondement de l’autonomie à préserver, qui est maîtrise du rapport à soi et au monde ; certes, la solidarité résulte des interdépendances entre les êtres humains et la nature, elle se construit dans le dévoilement sans fin des déterminismes. Eva Sas parle (comme Marx) de « conditions authentiquement humaines » pour vanter la démocratie participative + le principe responsabilité + la réduction des inégalités. Mais ces injonctions sont assez peu convaincantes, ancrées dans l’abstraction : aucun exemple précis n’est donné de la façon dont cela fonctionne concrètement.

Tout ce livre vise à montrer que l’écologie politique est « naturellement » la pensée d’aujourd’hui, la seule vraie pensée du « progrès » social désormais détaché du progrès économique. Pensée de combat, les notions telles que nature, nature propre de l’homme, vie, vitalisme, humanité authentique, inégalités, déterminismes – ne sont pas définie ni discutées, mais présentées comme allant de soi. Or rien ne va de soi : seule l’exemplarité du parti vert et de ses membres le pourraient. Nous en sommes loin.

Avec ce danger totalitaire du politiquement correct orienté vers le Bien : « C’est ce côté démocratique qui entraîne l’aspect idéologique, parce qu’il faut, pour cimenter les masses, une sorte de corps de croyance commune, donnée par le parti et le chef du parti, et qui caractérise cette espèce de monarchie nouvelle qu’est la monarchie totalitaire », analysait François Furet du communisme.

Un petit livre intéressant – pour savoir comment pensent les écolos idéologues – mais qui laisse insatisfait. On comprend pourquoi, en France, pays où les mots et la pose théâtrale comptent plus que les faits et les actes, l’écologie soit emportée par le gauchisme. Vieux reste métaphysique venu de la Bible et de Hegel…

Eva Sas, Philosophie de l’écologie politique – de 68 à nos jours, 2010, éditions Les petits matins, 134 pages, €12.00

Lire aussi dans ce blog :

Eloi Laurent, Social-écologie
Bourg et Witheside, Vers une démocratie écologique

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Bernard Maris, Keynes ou l’économiste citoyen

bernard maris keynes
En hommage à Bernard Maris, assassiné par les cancres qui ont cru se grandir en tuant aussi le Grand Duduche.
Cette note est parue en décembre 2008 sur Le blog boursier (reprise avec autorisation).

Keynes revient à la mode après avoir été usé par les technocrates avides de régulation d’Etat. Sa ‘Théorie générale’ est d’un abord difficile, destinée aux spécialistes, et est dite « dépassée » par le triomphe des économistes monétaristes. Bernard Maris, professeur d’économie, prouve qu’il n’en est rien. En une rapide synthèse qui se veut ‘totale’, embrassant l’homme tout entier et pas seulement les œuvres mathématisées reconnues par les spécialistes, Maris brosse un portrait d’honnête homme qui est un monument de « civilisation ». Oui, Keynes était libéral ; il aimait si peu Marx et ses certitudes métaphysiques qu’il « comparait l’intérêt de ses écrits à celui du Coran » p.88 ; son vrai modèle était Montesquieu (p.80), phare libéral des Lumières.

Bernard Maris a un tempérament positif, truculent, joyeux ; il veut les hommes intelligents et heureux, orientés vers le bien collectif. Cette gaieté provocatrice est celle de Keynes et il sait nous la faire partager. En 5 chapitres, il déploie le personnage dans son œuvre de magistrale façon. On ne peut comprendre Keynes l’économiste sans se référer aux mathématiques probabilistes, mais aussi aux artistes de Bloomsbury et à la psychologie de Freud. Elève brillant, mathématicien hors pair, il est ‘immoraliste’ à la Gide, fraternel, libéré, non conformiste (homosexuel et féministe) ouvert aux idées neuves. Ami de Virginia Woolf, du peintre Duncan Grant, de l’écrivain Lytton Strachey, du philosophe George Edward Moore, il entre au Civil Service, fan de voyages, spéculateur en bourse pour son propre compte, et écrit un traité de probabilités, avant de se lancer dans le pamphlet sur ‘Les conséquences économiques de la paix’ (1919). Avec un brin de mauvaise foi mais conviction : tout comme Bernard Maris.

« Il voit les deux murs que la science économique ne saura jamais franchir : le temps (le futur, l’avenir, l’incertain) et la psychologie des hommes » p.16. Pour Keynes, « les motifs irrationnels et pulsionnels pour la détention d’argent appartiennent à une régression infantile : la monnaie est conservée pour elle-même, comme symbole. A cette régression des individus peut correspondre un état pathologique de la société, la dépression » p.29. Le désir d’argent pour l’argent « explique le caractère ‘inachevé’, insatiable, infantile, du capitalisme. Le capitalisme n’existe qu’en grandissant. Il est un système immature et transitoire » p.31 Keynes préférerait une société stationnaire, apaisée, à la population contrôlée, dont la préoccupation serait celle des arts et de la culture. Les adeptes de la ‘décroissance’ peuvent le récupérer pour passer d’une société ‘chaude’ à une société ‘froide’, selon la terminologie de Lévi-Strauss. « Pour Keynes, le taux d’intérêt (« la productivité de l’argent mesurée en termes d’argent ») est un indice de la peur du futur couplé avec le privilège rentier que donne la possession d’une liquidité rare. L’intérêt n’a aucune justification économique » p.35. Entreprendre, spéculer, ou accumuler le capital sont d’excellentes sublimations de la libido, dit-il « Ils aimeraient bien être des Apôtres… Ils ne peuvent pas. Il leur reste à être des hommes d’affaires » p.37 Tout le monde n’a pas les capacités à être artiste ou savant ; les autres entreprennent, ou se contentent, quand ils ne peuvent même pas, de spéculer ou, pire, de vivre assistés par des rentes – qu’elles soient monétaires ou de situation. Keynes, féru de cité antique, préférait avant tout les premiers aux derniers. Entrepreneurs et spéculateurs sont utiles, ils « jouent avec le futur, activité qui terrorise la majorité de la population, qui se situe plutôt du côté des rentiers, des prudents, de ceux qui n’ont pas (…) d’abondante libido » p.38. Mais les artistes et les savants poussent l’humain dans son incandescence.

L’incertitude sur le futur est à la racine de l’économie selon Keynes. Le risque est calculable par les probabilités (bien qu’à « long terme, nous soyons tous mort » avait-il coutume de persifler ceux qui actualisent « à l’infini ») ; l’incertitude, en revanche, n’est pas probabilisable : la roulette ou l’espérance de vie sont calculables, pas le prix du cuivre dans 20 ans ou l’essor d’internet. Les individus réagissent à cette incertitude radicale par diverses attitudes : la fuite, la confiance et la convention. La fuite est la thésaurisation par peur de manquer (« les Français des années 30 »). La confiance est matérialisée par la valeur de la monnaie. La convention est la croyance qu’aujourd’hui se poursuivra demain et que la foule aura toujours raison. « Il faut donc deviner ce que va faire la moyenne des boursiers et anticiper d’un cheveu avant que la moyenne n’agisse » p.53 Les comportements mimétiques sont rationnels en situation d’incertitude radicale : « que faire dans un groupe perdu dans la forêt amazonienne, sinon suivre le groupe ? » p.54 En cas de crise « qui peut rétablir la ‘confiance’ ou la ‘convention’ ? L’autorité. (…) Monétaire et bancaire notamment, qui doit soutenir l’activité ou la monnaie. (…) La politique économique keynésienne consiste à contenir le marché, ce marché-foule capable des pires excès ou, au contraire, des pires frilosités » p.56 Autrement dit rétablir la liquidité quand il n’y a plus aucun acheteur ni vendeur (comme en septembre 2008).

Ni Marx, ni Walras, « Keynes n’accepte ni l’hypothèse d’une fatalité historique ni celle d’un idéal marché de concurrence, car l’incertitude et les phénomènes collectifs enveloppent les décisions individuelles » p.62 Si la crainte d’accumuler par peur de l’avenir est enfin dépassée (et c’est là le rôle du politique, si faible en France depuis 1914, sauf durant la décennie gaulliste…) « alors on peut envisager une soumission de l’économie à la société, (…) au-delà (…) d’une croissance durable ou soutenable, une ‘croissance intelligente et civilisée’ où, les besoins vitaux étant largement satisfaits, l’humanité pourrait précisément se consacrer aux humanités… » p.62

Passons sur le chapitre L’économie de Keynes, qui n’est pas le meilleur de Bernard Maris, cédant trop facilement aux équations plus qu’aux explications, sans ajouter à la clarté. « Retenons », comme dit parfois l’auteur, sentant bien qu’il a erré : le multiplicateur permet à l’investissement de faire des petits et de se diffuser dans toute l’économie ; une politique keynésienne doit être globale et collective ; l’argent est fait pour circuler, faute de quoi il ne sert pas d’instrument d’activité ; donc l’épargne ne joue pas de rôle moteur ; une régulation mondiale de l’économie serait préférable à la concurrence déflationniste qui pousse la productivité vers le haut et les prix vers le bas, au bénéfice de personne. « Mais toute cette technique de la politique économique (la cuisine budgétaire, (…) monétaire) n’est que le petit bout de la lorgnette d’une grande vision » p.85. Le « maître en économie », dit Keynes, « doit être mathématicien, historien, homme d’Etat, philosophe à certain niveau. Il doit comprendre les symboles et parler en mots » p.87.

En effet, Keynes voyait l’économie comme une science, mais humaine. « Keynes n’a jamais admis d’utiliser le concept de loi de la manière dont peuvent l’utiliser les physiciens : l’avenir économique (…) n’existe que dans le jugement actuel des hommes » p.91. Voilà un John Maynard Keynes ravivé et décidément moderne ! C’est le grand mérite de ce petit livre… toujours disponible !

Bernard Maris, Keynes ou l’économiste citoyen, 2007, Presses de Sciences Po, 102 pages, €10.50

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Christian Chavagneux, Une brève histoire des crises financières

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Un bon livre de bon journaliste qui sait rendre claires les notions financières. Avec les limites du journalisme qui sont de rester sur le mode du constat, sans donner une analyse économique des crises. Sont-elles inhérentes au système de marché ? Peuvent-elles être vraiment régulées ?

Ma réponse personnelle aux deux questions est que les excès sont inclus dans l’initiative individuelle, la psychologie tant personnelle que collective incitant au risque et à l’imitation – pour le meilleur comme pour le pire dans les deux cas. Le risque permet d’inventer, d’explorer, d’innover – mais aussi de spéculer et d’entraîner la course au gain dans un délire addictif au jeu lui-même (plus qu’à la cupidité, comme le pense un peu trop l’auteur, en moraliste). L’imitation incite à reproduire les pratiques qui fonctionnent, à entrer en concurrence pour faire mieux ou à travailler de concert – mais aussi à faire comme tout le monde sans réfléchir, à entrer en surenchère dans le délire spéculatif, et à ne surtout pas quitter le jeu le premier.

Christian Chavagneux est diplômé de la London School of Economics et docteur en économie, mais il n’a pas choisi la carrière d’entrepreneur ni de banquier. Il a préféré le journalisme en tant que rédacteur en chef de la revue L’Économie politique et rédacteur en chef adjoint d’Alternatives économiques, les missions publiques et l’enseignement à l’Institut d’études politiques de Paris et à l’université Paris-Dauphine. Il est donc observateur – fin analyste – mais non praticien. Pour avoir exercé successivement la pratique puis l’analyse, je sais combien il est difficile de comprendre le fondement des actes et la psychologie des acteurs sans en avoir été un.

Peut-on avoir les bienfaits du libre marché, de la formidable inventivité des techniques et de la productivité sans les inconvénients qui vont avec : les excès en tous genres ? L’auteur croit que oui, je pense pour ma part que non, car nous ne sommes pas des dieux dans un monde pur et parfait du Bien en soi. Mais je rejoins l’auteur sur la régulation – à condition qu’elle s’adapte aux changements du monde, qu’elle mette les moyens suffisants en compétences et en techniques de contrôle des risques, qu’elle place chacun en face de ses responsabilités propres. C’est bien trop rarement le cas – et l’auteur ne cherche par d’explication à cet état de fait. Il est trop facile de rejeter « la faute » des crises sur les spéculateurs « cupides », les banques « avides » et les politiciens « corrompus » par les lobbies financiers. Or tout le monde a sa part de faute : les individus qui ne réfléchissent pas par eux-mêmes, le superficiel des idéologies complaisamment véhiculées par les universitaires qui sévissent dans les médias, les banquiers qui sont rarement inquiétés en cas de faillite, les autorités publiques trop souvent incestueuses avec les milieux économiques pour les avoir côtoyées dans les grandes écoles de l’élite.

1789 2014 Dow Jones Industrial Average

L’auteur a voulu ce livre de combat sur la crise financière dite « des subprimes », initiée en 2007 et qui dure toujours dans les actifs pourris du bilan des banques, l’excès de liquidités offert par les Banques centrales, le surendettement des États et les politiques d’austérité induites. Il tente d’expliquer « le bateau ivre » de la finance par un choix de crises emblématiques du passé : le krach des tulipes en 1637, l’aventure Grand siècle de John Law à la cour de Louis XV, la « panique » de 1907 et bien entendu « la crise de 1929 » – que les Américains appellent cependant du terme plus juste de « Grande dépression ».

Son chapitre 5 intitulé « Qu’est-ce qu’une crise financière » est probablement le meilleur du livre, décortiquant le schéma des crises pour en tenter une synthèse ambitieuse. Au départ « une simple perte d’équilibre » donne aux « innovations incontrôlées », dans le cadre d’une « déréglementation subie ou voulue », le pouvoir de créer une « bulle de crédits » qui, en raison d’une « mauvaise gouvernance des risques », permet « la fraude » et « l’aveuglement au désastre ». Certes, les inégalités croissent en ces périodes, les riches s’enrichissant bien plus que les autres par la spéculation.

Mais « l’inégalité » est-elle la variable explicative ? Elle apparaît plus comme un mantra moraliste que comme une hypothèse scientifique en économie. Certes, combattre les inégalités est du devoir des régimes démocratiques : pour que la démocratie puisse fonctionner, il faut que quelques-uns n’aient pas un pouvoir excessif sur tous. Mais le pouvoir n’est pas uniquement celui de l’argent. Le plus fort est celui de l’entre-soi en milieu fermé, des écoles exclusives, des mariages arrangés et de la sélection socialement construite (en France par les maths, aux États-Unis par les universités élitistes, au Royaume-Uni par la naissance et les collèges privés, en Italie par le clientélisme, en Allemagne par l’industrie…). L’auteur ne fait qu’effleurer ces comportements mimétiques de caste et d’attitude moutonnière. Il ne parle d’Alan Greenspan par exemple que pour lui reprocher la liquidité offerte en abondance, sans citer sa fameuse phrase, pourtant de 1996, sur « l’exubérance irrationnelle » des marchés. Analyser pourquoi ce dirigeant lucide de la Federal Réserve du pays le plus puissant du monde s’est laissé faire par le système après avoir mis en garde, aurait été du plus grand intérêt.

L’auteur préfère détailler en son chapitre 6 « le temps de la régulation », exposant les propositions et déplorant que toutes ne soient pas reprises dans les faits par les autorités publiques. Mais il ne dit rien d’une prochaine crise possible.

Il reste que cet ouvrage expose avec une grande clarté le mécanisme des produits toxiques et l’engrenage des crises du passé. Il est donc d’une lecture vitale pour mieux comprendre la finance, ses complexités et son rôle d’aiguillon économique – comme toujours pour le meilleur et pour le pire.

Christian Chavagneux, Une brève histoire des crises financières, 2011, La Découverte Poche 2013, 235 pages, €9.50

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