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Louis-Ferdinand Céline, Guerre

On sait que Céline a fui Paris en 1944 et que son appartement a été « saisi » et occupé par un résistant, Yvon Morandat. Ce gaulliste de gauche devenu brièvement secrétaire d’État auprès du ministre des Affaires sociales, chargé de l’Emploi dans le dernier gouvernement de Georges Pompidou, a occupé l’appartement montmartrois, rue Girardon de 1944 à 1946. Les 5 316 feuillets de la main de Céline sur une étagère sont mis au garde-meuble. Le journaliste culturel Jean-Pierre Thibaudat affirme que Morandat aurait proposé au retour en France de l’écrivain de lui restituer ses écrits, à condition de payer la facture du garde-meuble dans lesquels ils se trouvent. Céline a fait sa mauvaise tête, Morandat aussi – les manuscrits sont restés dans une malle… mais dans la famille Morandat (et non pas au garde-meuble). Volés/sauvés, ils ont été redécouverts par sa fille en 1982, dix ans après sa mort.

Ce sont ces feuillets qui sont publiés en 2022, après transcription difficile, certains mots restant illisibles, d’autres peu clairs. Guerre est le premier tome de la série de redécouvertes et a le mérite de donner une description très proche du réel de la blessure de Louis Ferdinand Destouches en 1914, à 18 ans, dans les Flandres belges, alors qu’il était brigadier des transmissions. Il a été atteint sévèrement d’une balle au bras et projeté par une explosion qui le blessera à la tête ; il aura de constants bourdonnements d’oreille et déclaré invalide à 70 %. Il sera décoré de la médaille militaire.

Le récit, commencé dans le réel, diverge très vite vers le fantasme à la Céline. Le garçon n’a encore que 18 ans et s’engager a été un moyen de s’évader de sa prison parisienne, entre des parents très petit-bourgeois et un métier étriqué dès 14 ans de ciseleur en bijouterie. Il a bien rempli sa mission à la guerre. Lorsqu’il se retrouve à l’hôpital, son obsession, comme celle des autres blessés, est le sexe. Dès le premier soir, il se fait d’ailleurs branler par l’infirmière nommée L’Espinasse, qui se prend d’affection sexuelle pour lui. Une transposition de la véritable infirmière Alice David, affectueuse mais très prude, qui n’aurait certainement pas violé les convenances.

Mais Céline jeune ne pense qu’à ça, son compagnon le plus proche est même qualifié de maquereau qui fait travailler pour lui une jeune Angèle de 18 ans bien roulée. Les bordels et la prostitution sont interdits dans la ville belge proche du front, mais « Cascade » (son nom n’est pas fixé) fait venir sa pute et la met au turbin. Elle se fait les Anglais de l’état-major installé dans la ville. C’est une gagneuse et elle aime baiser. Elle aime aussi arnaquer et fait jouer au jeune Destouches le rôle du mari qui surgit en pleine action pour faire honte au client avide et lui extorquer la forte somme. Un Écossais très blanc et très musclé la chevauche si bien et si longtemps que le pseudo-mari en est fasciné et ne joue pas son rôle. Il est meilleur dans le cas suivant, avec un Anglais propriétaire d’usine qui l’invite à Londres. Ce sera l’objet du prochain manuscrit.

La guerre a été l’épreuve initiatique qui a profondément marqué (et perturbé) Céline l’écrivain. Il en est probablement devenu cynique et pacifiste, découvrant tout ce dont l’humain est capable lorsque les barrières sociales et morales s’effondrent. Il en a pris sa vocation de médecin, désireux de remédier à la misère humaine. Mais aussi probablement sa paranoïa contre les germes qui attaquent la santé, tant les virus et microbes dans le corps que « les Juifs » dans le corps social. Profondément défiant, blessé au point d’être constamment offensé, il ressort de l’expérience brutale de la guerre empli de ressentiment contre la société bourgeoise, la morale conventionnelle et l’hypocrisie sociale. Il sera tenté par le grand remplacement de tous les politicards incapables et affairistes de son temps par l’espoir viril et vigoureux du nazisme. Il n’en a pas mesuré les effets, ni analysé l’esclavage de masse.

Ce manuscrit enfin publié montre aux lecteurs de Céline son style encore en formation, argotique mais sans plus, éjaculatoire constamment, le mélange de comique qu’il voit toujours dans le tragique, germe de ses romans futurs. Guerre a été écrit après Voyage au bout de la nuit mais avant les autres œuvres. Se lit bien pour tous (avec glossaire d’argot en fin de volume) et ravit les céliniens (avec fac-similé de quelques pages manuscrites).

Louis-Ferdinand Céline, Guerre, 1934, Gallimard 2022, Folio 2023, 217 pages, €8,30, e-book Kindle €7,99

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Les œuvres de Louis-Ferdinand Céline déjà chroniquées sur ce blog

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Opération Eye in the Sky de Gavin Hood

Dix ans déjà mais la technologie reste neuve. L’usage de drones pour surveiller et punir est ici détaillé avec le dilemme éthique : faut-il tuer des terroristes s’il y a risque de dommage collatéral ?

La partie la plus palpitante est l’action. Le colonel Katherine Powell (Helen Mirren), de l’espionnage britannique, commande depuis les sous-sols de Londres une opération conjointe avec les Kényans (ex-colonie britannique) pour capturer trois dangereux terroristes blancs convertis au fanatisme islamique et alliés aux Shebabs somaliens : une Anglaise et deux Américains. Le drone qui surveille la maison où une réunion est susceptible de se tenir, et dont la révélation a coûté la vie à un informateur kényan, est surveillée par un drone américain, piloté depuis une base du Nevada, tandis que la reconnaissance faciale des images est effectuée dans une base de Hawaï. L’internationale anglo-saxonne du réseau Échelon donne ici toute sa mesure.

Sauf que la politique s’en mêle. Nous sommes « en guerre » contre le terrorisme mais les institutions mettent les politiciens au-dessus des militaires. Si l’opération a été discutée à haut niveau par les Anglais, les Américains et les Kényans, chaque modification doit être approuvée par toute la hiérarchie. C’est une contrainte juridique afin d’être couvert par le droit international. Même si on peut se demander pourquoi tant de légèreté pour une mission grave : les différentes options n’ont-elles pas été discutées et validées a priori ? Les Kényans opèrent sur place avec un oiseau robot qui transmet par caméra les vues de près, puis un scarabée drone qui peut pénétrer à l’intérieur des maisons, opéré par Jama, un Kényan des services (Barkhad Abdi). Comme dans un jeu vidéo. Chacun peut donc être informé en temps réel de la menace et du déroulement de l’opération.

Un commando kényan est près à intervenir mais les terroristes, étrangers et somalis, arrivés en voiture dans la cour de la maison, la quittent trop tôt pour qu’on puisse agir, d’autant que la certification de l’Anglaise recherchée n’a pu se faire ; elle porte voile et marche tête baissée, la maison a des rideaux à toutes les fenêtres. Dans le doute, le drone suit la voiture qui s’engage dans un quartier chaud tenu par les Shebabs, jusqu’à une autre maison où le drone scarabée parvient à identifier formellement les terroristes présents. Il faudrait alors intervenir, mais pas question de commando dans ce quartier, ce serait la guerre civile et de nombreux morts. Donc un missile lancé par le drone, et attendre qu’ils bougent.

Mais le scarabée, qui suit depuis le plafond les terroristes dans la maison, révèle plusieurs gilets explosifs tout préparés, que chacun s’empresse de revêtir avant de faire une vidéo-suicide. Un grave attentat se prépare donc – et il est imminent. L’opération change alors de sens : plus question de capturer pour juger, il faut éliminer. Mais les membres de la cellule de validation, à Londres, tergiversent. Juridiquement, le procureur général de la Couronne dit que l’opération est légale, tous les critères de menace, d’imminence et de proportionnalité étant réunis. Une conseillère est humainement contre : pays étranger, trop de dommages collatéraux dus à l’estimation entre 65 et 85 % de létalité dans un rayon d’une dizaine de mètres autour de l’impact. Le sous-ministre anglais ne veut pas prendre la décision, il veut être couvert. Le ministre des Affaires étrangères anglais est évidemment à Hong-Kong où il inaugure on ne sait quelle opération commerciale, en plus il a la chiasse et est de mauvaise humeur ; contacté finalement, il renvoie aux Américains qui approuvent de suite le changement d’opération de tirer pour tuer.

Cependant la décision n’est pas unanime, une petite fille vient de surgir le long du mur de la maison visée ; elle est envoyée par sa mère vendre du pain fait maison. Le lieutenant américain Steve Watts (Aaron Paul), chargé d’appuyer sur la détente refuse de tirer ; il veut lui laisser une chance de partir avant. La colonelle demande aux Kényans de faire acheter tout le pain pour qu’elle évacue la zone mais Jama est repéré par un Shebab armé et est forcé de fuir. Est-il humainement possible, et juridiquement valable, de tuer cinq terroristes parés à se faire exploser en causant au moins 80 morts, ou de risquer la vie d’une seule fillette innocente ?

Le dilemme est entre l’humanisme, qui dit non, et l’efficacité de la guerre, qui dit oui. Suspense – et nouveau recours aux « autorités » pour se couvrir. Le Premier ministre anglais qui est à Singapour pour jouer au ping-pong avec des étudiants pour on ne sait quelle opération diplomatique, est joint et donne son accord à la modification d’objectif. Mais il veut l’accord de la Maison blanche. Nouveaux appels, c’est oui partout, sauf dans la salle de commandes ; le ministre anglais présent cale, il n’ose pas. La colonelle demande alors à l’évaluateur de recalculer l’estimation de dommages autour du point d’impact en choisissant un point qui assure moins de 50 % de risque létal. Pendant ce temps, les terroristes sont tous équipés et s’apprêtent à quitter la maison. Il faut une décision – immédiate ! Ordre est enfin donné de tirer.

Le lieutenant tireur hésite toujours, c’est son premier tir ; il commence la check-list interminable en prenant son temps. Jama a réussi a semer ses poursuivants et mandate un gamin pour aller acheter tout le pain de  la fillette, ce qui est fait, à 40 secondes de l’impact. Le missile, lancé, met 50 secondes avant de toucher sa cible. Le gamin part en courant mais la fillette, obsessionnelle, tarde, elle replie sa nappe, range son couffin, enfin quitte le mur contre lequel elle est adossée.

Mais l’explosion est trop forte. Bien que déjà à cinq mètres, elle est projetée au sol. La caméra du drone l’observe, elle remue, elle n’est pas tuée. A 22 000 pieds d’altitude (6700 m), le drone fouille les décombres pour identifier les cadavres. La terroriste anglaise bouge encore ; il faut un second missile Harper. Lequel explose la terroriste et ceux qui pouvaient bouger encore mais sans plus aucun dommage collatéral, les murs ayant disparus et le souffle pouvant se disperser sans projeter de débris. Mission accomplie – mais une fillette est sérieusement blessée. Conduite à l’hôpital, elle décède, mais hors caméra du drone. Elle a donné sa vie sans le savoir pour en sauver plusieurs dizaines, dont des enfants comme elle.

Le dilemme est connu, faut-il en tuer un seul pour en sauver plusieurs ? Mais il se double de la lâcheté des politiciens qui veulent à tout pris se couvrir par le « droit » ou « les autorités supérieures », au risque de faire capoter toute l’opération. Après tout, un attentat dans un pays de bougnoules est-ce plus grave pour leur image qu’une image sur YouTube dénonçant le meurtre militaire d’une fillette par des Anglais ?

Poutine, Xi et les autres dictateurs doivent bien se marrer devant cette soupe de scrupules bêlants. La vie est tragique et la guerre n’est pas un exercice de salon. Certes, tirer depuis des milliers de kilomètres comme dans un jeu vidéo n’est pas très « guerrier », mais le terrorisme n’a aucune règle et si on lui fait la guerre, il faut la faire selon les règles de la guerre – et pas celles de la paix.

« Juger » un fanatique n’a aucun intérêt, pas même pédagogique ; ce qui importe est de l’empêcher de nuire. Par la capture et la prison si c’est possible (avec l’espoir un peu vain qu’un fanatique puisse abjurer sa foi…) ; par la mort si aucune autre option n’est offerte (lui la donne avec libéralité et ne craint pas d’aller au « paradis » des fanatiques – c’est-à-dire, si on lit les livres saints, quelque part en enfer).

L’humanisme à bon dos pour excuser ce qu’il faut bien appeler la lâcheté. Le droit, certes, quand les gens jouent les règles ; mais la force quand ils ne les jouent pas. Eux ou nous, il faut choisir.

Antigone l’a prouvé, aucune solution n’est totalement dans le camp du Bien, seulement pour le meilleur bénéfice de l’intérêt général. Devait-elle enterrer son frère contre l’édit du roi et être condamnée à mort pour transgression, ou vivre et laisser le frère aimé sans les rites funéraires qui lui permettraient de trouver le repos ? Elle a choisi le mieux selon ses critères : enterrer son frère – donc mourir. Toute action a ses inconvénients, toute guerre ses dommages collatéraux, c’est cela qu’on appelle le tragique.

L’important est de proportionner les inconvénients avec les avantages. Placé devant l’alternative, auriez-vous tiré ou pas ? Chacun jugera en sa conscience.

L’humanisme n’est pas l’humanitarisme ; il met plutôt en avant le rôle actif des capacités intellectuelles humaines, opposées à l’automatisme mécanique ou réflexe. Donc réfléchir avant d’agir, exercer son esprit critique plutôt que d’obéir comme un robot à un Commandement (divin ou politique). Ce qu’Albert Camus a mis en scène dans Les justes. A noter que, dans ce film anglais, les Américains sont plus directs et plus conscients de ce qui vaut le mieux que les politiciens anglais, qui cherchent tous à se défausser sur les autres.

Un bon film d’action qui met en scène tous les gadgets récents de la technologie appliquée au militaire. Un suspense prenant entre discussions stériles et actions concrètes. Une réflexion sur l’humain et la technique : outil à son service ou jouet efficace dont on ne peut que se servir ?

DVD Opération Eye in the Sky (Eye in the Sky), Gavin Hood, 2015, avec Helen Mirren, Aaron Paul, Alan Rickman, Barkhad Abdi, Phoebe Fox, TF1 studios 2016, 1h42, €7,20Blu-ray €14,44

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John Galsworthy, A louer

Suite du précédent volume chroniqué sur ce blog, ce tome-ci suit les enfants des personnages précédents. Soames l’avoué, imbu de propriété et de collections, a eu une fille, Fleur, lui qui voulait un fils. Il en est désormais entiché et passe tout à la jeune personne de 18 ans. Son cousin et ennemi juré Jolyon a, lui, eu un fils prénommé Jon quelques mois auparavant. Et voilà les deux enfants désormais adolescents, à l’âge des amours.

Là se noue le drame, et le romanesque post-victorien. Ils tombent amoureux l’un de l’autre alors que les familles se détestent, Jolyon ayant « volé » Irène, la première femme de Soames qui ne voulait plus de son mari et ayant « réussi » un fils alors que lui n’a eu « qu’une » fille.

Le pire est que Soames avait donné rendez-vous à Londres à Fleur dans une galerie d’art tenue par sa cousine June (ces familles à ramifications sont une plaie pour le lecteur!). Or Irène amène en même temps son fils Jon voir les œuvres modernes. La rencontre a lieu devant le tableau de Paul Post (un peintre imaginaire) intitulé La cité future, « une grande toile uniquement couverte de carrés rouges » p.20. Il suffit d’un coup d’œil, raffermi par un second au salon de thé où Soames a voulu entrer pour éviter Irène – qui a eu la même idée – et voilà les deux enfants raides dingues l’un de l’autre.

Mais, de chaque côté, chacun répugne à le voir, minimise, évoque une haine ancienne – et fait tout ce qu’il ne faut pas faire pour attiser la curiosité et la rébellion des jeunes. Le « secret de famille » est dévoilé par bribes d’abord, par un élément étranger (de surcroît « belge ») qui courtise ouvertement la seconde femme de Soames, lequel s’en fout ; puis par June qui en dit trop peu ; par Irène à sa fille en édulcorant ; enfin par le père de Jon sur le point de mourir d’une crise cardiaque annoncée, sous la forme d’une lettre à son fils chéri et aimant, trop sensible pour ne pas la prendre au tragique.

Tout le roman tourne autour du secret des familles et du drame que ce poids fait peser sur les enfants, tout comme dans la tragédie grecque. Le destin familial et le regard social empêchent tout bonheur en inhibant toute relation naturelle.

Or la guerre de 14, la plus con jamais décidée en Occident, a bouleversé les traditions, les mœurs et la société. En Angleterre aussi, même si l’Allemagne a été la plus touchée et accouchera en réaction du nazisme. Dialogue entre père et fils qui s’aiment : « La propriété personnelle, la beauté, le sentiment, tout s’en va en fumée. Nous n’avons plus droit à rien, de nos jours, plus même à nos émotions, car elles sont gênantes, nos émotions, pour retourner au néant. (…) Le nihilisme est la religion du jour, continuait Jolyon ; nous sommes revenus au même point que les Russes il y a 60 ans. – Non, papa, s’écria Jon. Nous voulons seulement vivre, et nous ne savons comment – à cause du passé ; voilà tout » p.183.

Fleur, qui le veut, va-t-elle épouser Jon qui la désire ? En fille gâtée à son père qui a toujours obtenu tout ce qu’elle a voulu, ce serait probable. Et pourtant… l’honneur moral de Jon est-il apte à céder en tout ? Suspense.

Le roman (qui peut se lire indépendamment du reste de la série) se dévore à souhait et le lecteur s’attache aux jeunes protagonistes, bien plus près de lui que les vieux victoriens. Mais nous sommes juste avant les années 1920, cela fait déjà un siècle, et les mœurs de ce temps s’éloignent peu à peu des nôtres.

John Galsworthy, A louer (In Chancery) – La saga des Forsyte tome 3, 1920, Archipoche 2018, 331 pages, €7,95 e-book Kindle €7,99

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Seul le rire d’enfant balaie le nihilisme, dit Nietzsche

Dans le chapitre de Zarathoustra intitulé « le Devin », Nietzsche combat de front le nihilisme, ce dégoût fin de siècle de la vie et de tout ce qui est. « Une doctrine fut répandue, et elle était accompagnée d’une croyance : ‘tout est vide tout est égal tout est révolu !’ » Rien ne vaut, ni la curiosité, ni la liberté, ni le travail, et la vie même n’est pas digne d’être vécue.

« En vérité, nous nous sommes déjà trop fatigués pour mourir, maintenant nous continuons à vivre éveillés, dans des caveaux funéraires ! Ainsi Zarathoustra entendit-il parler un devin. » La fin XIXe siècle en arrivait à nier toute croyance, notamment en Russie où le mouvement nihiliste – radical – avait pour but de détruire toutes les structures sociales.

Aujourd’hui, Mélenchon et le gauchisme trotskiste qu’il incarne en est revenu à ce niveau de radicalité brute, de même que le courant écologiste à la Rousseau fait de provocations et de violences, qui manifeste l’excès pour se faire entendre. Dommage ! Tout excès engendre sa réaction, et le discours radical ne peut jamais être entendu des gens dans leur majorité, car ils ont du bon sens, autrement dit de la raison. Plus la radicalité croît, plus c’est son inverse, le déni buté de l’écologisme, la réaffirmation autoritaire des valeurs traditionnelles, qui monte de plus en plus fort… Le Pen gagne contre Mélenchon et Rousseau.

Mais Zarathoustra fit un rêve : il avait renoncé lui aussi et était devenu le gardien des tombes, dans le silence « perfide ». Pourquoi ce terme ? Car ce genre de silence n’est pas vide mais déloyal, traître ; il est temps suspendu en attente d’une fin tragique, pas le blanc qui permet une action. « Trois coups frappèrent à la porte, semblables au tonnerre », mais Zarathoustra ne parvient pas à l’ouvrir avec sa grosse clé rouillée. « Alors l’ouragan écarta avec violence les battants de la porte : sifflant, hululant et tranchant, il me jeta un cercueil noir. Et en sifflant et en hurlant et en piaillant, le cercueil se brisa et cracha mille éclats de rire. Mille grimaces d’enfants, d’ange, de hiboux, de fous et de papillons grands comme des enfants ricanaient à ma face et me persiflaient. » Le cri qu’il a poussé alors l’éveilla, mais quel était la signification du songe ?

Le disciple qu’il aimait le plus, peut-être parce qu’il était plus proche de lui, son fils spirituel comme Jean pour Jésus, lui dit : « Ta vie elle-même nous explique ton rêve, ô Zarathoustra ! » Le prophète nietzschéen est « le cercueil plein des méchancetés multicolores et plein des grimaces angéliques de la vie », car il dit la vérité, lucidement, sans jamais céder aux illusions consolatrices. Ce qu’il dit est « méchant » car il dissipe les voiles qui dénient et aveuglent. Ce qu’il dit est aussi « angélique » car la vie est bonne et heureuse si l’on peut la voir telle qu’elle est, en totalité. Contrairement aux nihilistes, Zarathoustra ne montre pas le néant mais le plein à deux faces, en bon et en mauvais.

« En vérité pareil à mille éclats de rire d’enfants, Zarathoustra vient dans toutes les chambres mortuaires, riant de tous ces veilleurs de nuit et de tous ces gardiens de tombes, et de tous ceux qui font cliqueter des clés sinistres. Tu les effraieras et tu les renverseras par ton rire ; la syncope et le réveil prouveront ta puissance sur eux » La syncope est ici prise au sens de la note de musique, émise sur un temps faible et prolongée par un temps fort ; elle est un arrêt qui choque et qui fait passer.

Les deux mots-clés de cet apologue sont les remèdes au nihilisme : le rire et l’enfant, deux thèmes nietzschéens par excellence. Le rire libère, il se moque de la menace, des sophismes, des sottises, il est la grande santé rabelaisienne, « le propre de l’homme ». Ce pourquoi Zarathoustra va ripailler avec ses disciples après ce mauvais rêve, en souvenir probable de Rabelais. Comme lui, Nietzsche croit que la santé mentale est dans le corps même qui ne réfléchit pas, mais qui vit, tout simplement. Pareil à l’enfant qui, en toute innocence, accomplit sa destinée d’enfant en vivant, naturellement.

Ne vous laissez pas enfumer par les intellos, clame Nietzsche ; ne vous laissez pas abuser par les casuistes qui veulent vous prouver que rien ne vaut plus, qu’il n’y a pas de futur, que la civilisation va dans le mur, et autres balivernes. Soit ils sont intéressés comme les prêtres de toutes les religions (y compris l’écologiste) qui prêchent l’Apocalypse et font peur pour imposer leur doctrine et s’assurer du pouvoir, soit ils sont stupides et croient n’importe quoi, comme des moutons qu’on mène à l’abattoir. L’être humain libre sent au fond de lui que tout cela est du vent, du blabla, de l’enfumage idéologique – et qu’il suffit de vivre, c’est-à-dire de rire et de prendre exemple sur le naturel enfantin, pour balayer ces frayeurs et ces nuages.

Non que tout soit bon dans le meilleur des mondes possibles, car la vie même est tragique – elle est parfois douleur, elle prend fin – mais que la puissance est dans la santé même, dans la volonté, la curiosité, l’intelligence des choses, pas dans les cerveaux malades et embrumés de chimères.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog

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Nietzsche et les poètes

Zarathoustra a été tenté par les poètes et a voulu en devenir un lui-même. Puis il a opéré une réflexion en lui-même, ce miroir réfléchissant lui a dit que le poète se voulait médiateur entre la Nature et l’Humain mais n’était qu’un mouvement de tendresse intime ; qu’il se croyait interprète des forces alors qu’il n’inventait que des dieux. « Les poètes mentent trop ».

« Depuis que je connais mieux le corps – disait Zarathoustra à l’un de ses disciples – l’esprit n’est plus pour moi esprit que dans une certaine mesure ; et tout ce qui est’ impérissable’ n’est que symbole. » Encore une fois, rien ne vient d’ailleurs que du corps. Pas de message de l’au-delà, pas d’intuition de ‘la nature ‘, mais le vivant qui veut vivre, qui a la volonté de s’épandre et de s’épanouir. « Nous savons aussi trop peu de choses et nous apprenons trop mal il faut donc que nous mentions. » C’est ainsi que l’humain devient poète. Il s’attendrit. « Et lorsqu’ils éprouvent des mouvements de tendresse, les poètes croient toujours que la nature elle-même est amoureuse d’eux. »

Sachant peu, ils « aiment les pauvres d’esprit, surtout quand ce sont des jeunes femmes ! », dit Zarathoustra. Ils croient « au peuple et à sa ‘sagesse’ » ; ils croient qu’en « dressant l’oreille, [ils apprennent] quelque chose de ce qui se passe entre le ciel et la terre. » En bref, ils croient… « En vérité, nous sommes toujours attirés vers le pays des nuages : c’est là que nous plaçons nos baudruches multicolores et nous les appelons Dieux et Surhommes .» Car le Surhomme est un mythe, à l’égal du mythe de Dieu « Car tous les dieux sont des symboles et d’artificieuses conquêtes de poète. »

« Hélas ! il y a tant de choses entre le ciel et la terre que les poètes sont les seuls à avoir rêvées ! » Nietzsche reprend la remarque de Shakespeare dans Hamlet : « Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre, Horatio, que n’en rêve votre philosophie. » Créer des dieux, c’est créer de l’illusion consolatrice, créer un démiurge qui donnerait sens à tout ce qu’on ne connaît pas, ne pas accepter la vie naturelle, telle qu’elle est : tragique. « Hélas ! comme je suis fatigué de tout ce qui est insuffisant et qui veut à toute force être événement ! Hélas ! comme je suis fatigué des poètes ! » Nous pouvons mesurer combien les « événements » contemporains, appelés il y a peu encore happening, sont des illusions d’illusions tant ils sont insignifiants. Ils ne flattent que l’ego de leurs créateurs sans apporter quoi que ce soit de grand à l’humanité badaude. Ils sont d’ailleurs oubliés aussi vite.

Nietzsche appelle à l’inverse le type humain qui dira « oui » à la vie et à sa réalité tragique, l’être humain qui s’affirmera sans se référer à des valeurs soi-disant révélées mais créées par d’autres, sans chercher des consolations dans l’ailleurs et le non-réel, en se débarrassant de toute quête de Vérité absolue et définitive qui donnerait un sens unique à son existence et au monde. En ce sens, le sur-homme est un mythe, mais un mythe agissant : pas une illusion mais un modèle, dont on est conscient qu’il n’existe pas mais est à construire. Un symbole plus qu’un dieu ou une « loi » de l’Histoire, par exemple, constructions totalitaires qui s’imposent sous peine d’inquisition, d’excommunication et de rééducation ou d’élimination.

Le poète est utile : « Un peu de volupté et un peu d’ennui c’est ce qu’il y eut encore de meilleur dans leurs méditations ». Il est vain comme la mer et paon comme elle. Qu’importe par exemple au buffle laid et coléreux « la beauté de la mer et la splendeur du paon ! » Le buffle, symbole de l’animal terre à terre, vit et veut vivre encore plus, être plus fort et plus vivant, se reproduire et vivre jusqu’au bout. Le reste est vanité de poète, pas la vie même en sa réalité.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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Françoise Sagan, Un peu de soleil dans l’eau froide

Devenue célèbre pour son Bonjour tristesse, écrit à 18 ans, Françoise Quoirez, dite Sagan, poursuit dans la veine cruelle et légère qui est la sienne depuis ses débuts. Elle décrit son milieu, sa vie même, toujours futile et souvent tragique. Elle ne fait que varier les facettes d’un même entre-soi de riches bourgeois contents d’eux mais vides.

Le thème de ce roman, dont le titre est tiré, comme Bonjour Tristesse, d’un vers de Paul Eluard, est la dépression : comment un homme encore jeune (35 ans), le beau Gilles viril, journaliste reconnu, en arrive à sombrer sans avoir plus le goût de rien, malgré ses copains, ses nuits alcoolisées, ses débauches et même la double tendresse d’un collègue ami Jean plus âgé et d’une mannequin pour photographe, Eloïse.

La dépression est « la maladie du siècle », issue de l’abus des dopants de toutes sortes et du néant existentiel qui a suivi la guerre et la décolonisation. Les activités superficielles de la ville – commenter l’actualité internationale, discuter lors de beuveries entre copains, aller voir des spectacles déconstruits, baiser le soir venu sans but – ne peuvent qu’aboutir à un dégoût de soi.

Sagan oppose la ville à la campagne, Paris à Limoges, la vie intello toute d’illusions à la vie provinciale toute d’apparences. A Paris, chacun se croit obligé de s’adjoindre un giton, c’est la mode, « un Chéri de 19 ans » très minet pour une femme de 48, un adolescent pour le directeur pressenti de la rubrique diplomatie du journal, qui n’aura pas le poste pour avoir fricoté avec « un petit garçon »… de 17 ans qui l’aime. A Limoges, chacun couche avec qui il veut à condition de ne pas se faire voir et les couples officiels ne tiennent que lors des salons et réceptions régulièrement offerts aux autres.

C’est ainsi que Gilles le dépressif est envoyé auprès de sa sœur du Limousin par Jean son ami, afin qu’il se refasse, au calme et avec une bonne nourriture. C’est moins le retour au cocon familial qui va le guérir que la rencontre de Nathalie, épouse d’un magistrat du lieu. D’un regard, elle sait que c’est LUI ; et lui sait que c’est ELLE. Le coup de foudre mythique (dont Sagan se moque un brin, vue la fin) : ils sont faits l’un pour l’autre et fusionnent en un tourbillon de passion qui va elle la faire divorcer et lui quitter sa tendre Eloïse.

Ils rient pour rien, s’exclament des mêmes choses, baisent à n’en plus pouvoir. Il doit rentrer à Paris où le poste de directeur refusé au collègue plus mûr mais pris la main dans la culotte de l’éphèbe lui est donné ; elle monte à la capitale pour le voir et le revoir encore, déjà séparé de son mari Pierre, emménageant avec lui.

Et puis… C’est la tragédie facile des fins de romans de Sagan, depuis son premier. Tout ce qui semblait s’emboîter parfaitement se déboite, Gilles n’est pas fait pour la routine, la vie de couple, le ronron de la tendresse. Il lui faut la passion et la liberté en même temps – ce qui est incompatible. Lorsque Nathalie s’en aperçoit en surprenant une conversation de Gilles avec Jean, elle ne le supporte pas. Le superficiel l’a emporté.

Un livre qu’on consomme et qu’on jette, ainsi écrit Sagan. Un thème simple, pas plus de deux cents pages, du rêve alcoolisé et transgressif, de la passion inutile, une fin tragique. Mais nous ne sommes plus dans les années soixante, pas sûr que la sauce prenne encore.

Françoise Sagan, Un peu de soleil dans l’eau froide, 1969, Livre de poche 2011, 256 pages, €7.70 e-book Kindle €5.99

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Vladimir Nabokov, Pnine

Aux auteurs débutants je conseille ce roman : il apprend comment créer un personnage de toutes pièces, différent de soi, comment lui donner chair, montrer ses défauts et son humanité, comment d’un bouffon faire un être touchant. Pnine, dont le nom sonne comme peine (pain en anglais, langue de l’écriture), est professeur dans une université de seconde zone américaine, il enseigne le russe aux débutants comme aux confirmés, et la littérature russe. Il est cultivé, fils de médecin de Saint-Pétersbourg, et a reçu une bonne éducation. Mais il est gauche et peine à s’adapter aux mœurs directes américaines.

Son tragique bouffon est qu’il aurait pu faire carrière en Russie comme professeur entouré de livres, vivant paisiblement. Au lieu de cela, il est jeté tout nu dans un nouveau monde concurrentiel où il n’est que précaire, gardant un accent abominable et un vocabulaire limité. D’autant que les années cinquante s’intéressent très peu à la Russie devenue URSS et ennemie. Ni sa langue, ni sa littérature ne sont prisés des étudiants qui veulent faire carrière.

Bien sûr, Nabokov a pris son propre exemple d’immigré pour sentir son personnage ; il a pris aussi pour modèle un Juif ukrainien exilé en Belgique, en France puis aux États-Unis, Marc Szefel, né en 1902 et qui a la cinquantaine lorsque Pnine surgit dans la littérature. Mais Timofeï Pnine est une création originale, soigneusement ornée de détails qui font vrais. L’auteur s’empresse de mettre en exergue la formule célèbre : « Tous les personnages sont fictifs. Toute ressemblance… etc. ». Sauf que l’auteur se situe lui-même dans le roman en tant que V. N., tout d’abord narrateur des malheurs de Pnine, puis analyste de sa personne maladroite, enfin collègue ironique avant d’être ému. Il aurait failli épouser Liza, la femme éphémère de Pnine qui fit un fils avec un autre, le psychiatre Wind, avant que celui-ci ne trouve son mariage annulé pour vice de forme et parte avec une autre. Pauvre Pnine !

L’auteur est en effet cruel avec son personnage, insistant sur ses travers, le faisant imiter comiquement par ses collègues, prouvant par des anecdotes son incapacité sociale. Il est aussi touché par lui, mais toujours selon sa loi. Le lecteur, ainsi soumis à ces contrastes de froid et de chaud, est secoué et sommé de réagir, de s’investir dans sa lecture. L’auteur et lui dialoguent comme un psychanalyste avec son patient (Nabokov avait horreur de la psychanalyse, qu’il considérait comme un discours de charlatan). Peut-être veut-il prouver que l’on peut pénétrer l’âme de quelqu’un en l’observant et lui parlant, en échangeant des points de vue avec son entourage, plus que par des méthodes pseudo-scientifiques de tests et autres protocoles ridicules ? Il s’en moque ouvertement au chapitre IV.

A l’inverse, il fait de Victor, le fils de Liza qui n’est pas de Pnine, un enfant allergique à tout schéma œdipien préétabli par le freudisme. Malgré ses parents psy, le gamin n’a pas désiré tuer son père ni coucher avec sa mère ; il est de part en part à part. « Le génie, c’est le non-conformisme », dit carrément Nabokov (p.69 Pléiade). Il développe alors sa théorie des sensations et des perceptions, attentif aux ombres et aux reflets, captant une rue dans un pare-choc. Le temps qui passe ne peut être arrêté que lorsqu’on décrit avec minutie ce qui se passe dans l’instant, une nuance de couleur, un rayon de lumière, une ombre portée qui se déplace. Un auteur est comme un dieu dans son univers. Il crée, il dit, il amène. Comme affirmait Nietzsche, dieu est un enfant qui joue.

Nabokov vous invite à jouer avec lui. Il vous apprend à créer la vie d’un être imaginaire.

Vladimir Nabokov, Pnine, 1955, Folio 1992, 267 pages, €7,20

Vladimir Nabokov, Œuvres romanesques complètes tome III : Pnine – Feu pâle – Ada ou l’ardeur – La transparence des choses – Regarde, regarde les arlequins ! – L’original de Laura, Gallimard Pléiade 2020, édition Maurice Couturier, 1596 pages, €78,00

Vladimir Nabokov chroniqué sur ce blog

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Les Forbans de la nuit de Jules Dassin

Un étrange film noir tourné par un réalisateur exilé pour « activités antiaméricaines » par le maccarthysme dans une Londres noire et dépeignant le sombre milieu de la nuit.

Harry Fabian (Richard Widmark tout jeune) est un perdant d’origine. Il a toujours fui devant les autres, à commencer par son père. La première scène le montre déjà courant dans la nuit pour échapper à un poursuivant à qui il doit seulement cinq livres. Pour compenser, il rêve de faire fortune et s’enivre de son imagination sans relier celle-ci au concret de la réalisation. Il lui manque toujours une centaine de livres pour réussir. Au point d’en être obsédé et d’indisposer tous ses amis, à commencer par sa bien-aimée Mary (Gene Tierney), son patron Nosseross (Francis L. Sullivan) et la « femme » de ce dernier, Helen (Googie Withers).

Un soir où il racole le pigeon friqué pour la boite de nuit du gros Nosseross, il rencontre la légende de la lutte gréco-romaine Gregorius (Stanilaus Zbyszko). Il entend le Grec massif se quereller avec son fils, organisateur de combats de lutte moderne à Londres. Fabian se dit qu’il y a des affaires à faire. Il aborde avec son bagout habituel l’ancienne vedette, la flatte, palpe son poulain Nikolas of Athens (Ken Richmond) et les décide à se donner en spectacle contre l’Etrangleur, la vedette de la lutte moderne du moment (Mike Mazurki). Mais pour cela, il lui faut réunir quatre-cents livres dont il n’a pas la première.

Il va solliciter Nosseross pour qu’il le commandite, mais sa femme lui propose un marché : il met la moitié et le gros l’autre. Harry Fabian fait la tournée de ses connaissances mais toutes refusent ; elles le connaissent trop bien. Il attire alors sa maitresse au loin pour lui voler ses économies mais elle le surprend et il s’enfuit une fois de plus. La Helen de Nosseross lui fait alors signe : elle veut quitter le gros, qui l’écœure, et ouvrir sa propre boite de nuit ; elle en a racheté une, fermée par décision administrative, pour une bouchée de pain. Il lui manque seulement la licence pour ouvrir et elle charge Harry de lui fournir en l’aguichant. Ce dernier n’a pas trop le cœur à la baise mais il frétille devant le fric comme un gamin devant une sucette et accepte. Il arnaquera Helen comme les autres en lui vendant une fausse licence, confectionnée par l’une de ses relations.

Mais il a enfin ses quatre-cents livres et peut organiser le spectacle. Pour cela, il lui faut l’Etrangleur. Il entreprend alors Kristo (Herbert Lom) le manageur du lutteur moderne, pour qu’il accepte le défi. Comme celui-ci se fait tirer l’oreille au prétexte que la lutte gréco-romaine n’attire pas les foules, Fabian provoque l’Etrangleur et le pousse à rencontrer son rival Gregorius. C’est le jeune Nikola qui doit combattre mais, dans la mêlée de vanité blessée qui passe par les coups faute de l’intelligence des mots, ce dernier a le poignet cassé. C’est donc le vieux Gregorius qui combat l’Etrangleur en privé pour lui donner une leçon. Il réussit sur lui la « prise de l’ours » et l’étouffe, mais ce combat l’a épuisé et il en meurt devant son fils, navré, qui jure de le venger.

Tout est de la faute de Fabian et le forban offre mille livres à qui le lui livrera. Le mot est passé à toute la pègre de Londres et une course-poursuite s’engage. Une fois de plus Harry Fabian fuit son destin, mais le tragique est qu’il va inévitablement le rattraper. Le jeune homme tente alors de se racheter en clamant sur les quais de la Tamise que c’est son aimée qui l’a retrouvé et livré, afin qu’elle touche la prime pour la rembourser de tout ce qu’il lui a soutiré. L’Etrangleur survient et l’étrangle avant de le jeter comme un déchet dans le fleuve qui le conduira chez les morts. Exit Harry Fabian, le raté de la vie. Il n’était pas assez cynique ni impitoyable pour les forbans de la nuit.

Ce film sombre n’a pas plu aux Yankees qui préfèrent toujours l’eau de rose du happy end ; ni aux Anglais qui ont vu de Londres sa face cachée très noire. Mais il reste un grand film tragique aux contrastes marqués et tourné en ombres et lumières d’une esthétique qui impressionne encore.

DVD Les Forbans de la nuit (Night and the City), Jules Dassin, 1950, avec Richard Widmark, Gene Tierney, Googie Withers, Hugh Marlowe, Francis L. Sullivan, Herbert Lom, Stanilaus Zbyszko, Ken Richmond, Mike Mazurki, Carlotta films 2005, 1h35, €14.03

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Joseph Kessel, Une balle perdue

Roman raccourci issu d’un reportage vécu, selon le style de Kessel, il se situe à Barcelone en 1934 au moment où la Catalogne se pique de révolution indépendantiste. Idéaliste, mal préparée, naïve – elle échoue (ce ne sera pas la dernière fois). Ce décor sert à l’auteur pour confronter les « purs » aux réalités prosaïques de la nature humaine majoritairement lâche, prompte à collaborer, à aller dans le sens du plus fort.

Le pur est Alejandro, pauvre orphelin cireur de chaussures, jeune adolescent anarchiste à la Rimbaud de peut-être 14 ou 15 ans, encore vierge et qui rêve de fraternité humaine. En accord avec la nature et avec sa nature (selon l’idéal de Marx), il communie avec les jardins et les rues, le souffle de la mer et les gens qui passent. Sa libido éclot à peine sur une jeune étrangère blonde entrevue au balcon de l’hôtel Colón, place de Catalogne, dont il fait le modèle d’une pure enfant de l’âge d’or dans l’anarchie heureuse. Pacifiste, il répugne à toute contrainte sur les autres mais il admire la force de l’étudiant Vicente, fils de riche de 20 ans, autonomiste intello qui s’est frotté de surréalisme, de psychanalyse et de marxisme sans adhérer à rien.

Lorsque la révolte armée se déclenche, avec l’aval des autorités de la province, Vicente est chef d’un groupe Somatén (milice catalane) chargé de garder la place de Catalogne et Alejandro, bien que pacifiste, le suit par amitié. Ils pillent une armurerie et s’arment, mais les adolescents candides qui voient la révolution comme une aventure romantique ne résistent pas à la tension des combats. Ils s’angoissent d’attendre sans savoir ce qui se passe, tirent en entendant tirer, paniqués par des fantômes issus de leur imagination, s’imitent et se suivent comme des moutons de Panurge sans discipline ni raison – et leur « chef » n’en est pas un. Ils ne sont pas des soldats ni « des hommes » mais des exaltés impressionnables qui fuient dès que la troupe arrive. L’idéal ne résiste jamais à la réalité, ni la révolution à ses opposants déterminés.

C’est ce que découvre tragiquement Alejandro, observant que les ouvriers sont pacifistes et les bourgeois guerriers, n’hésitant pas à tirer sur les premiers comme n’importe quel gouvernement qui asservit, que les révolutionnaires sont les premiers à crier « haut les mains » et à fouiller la foule comme des flics, que les autonomistes n’ont pas la carrure de leur ambition et détalent dès que parait l’armée régulière. « A chacun son métier », lui dit un sergent d’active. Le seul « métier » qui vaille, Alejandro le découvrira, est « celui d’aimer ses camarades ».

Vicente est un fantoche et Alejandro le répudie au moment où met en joue la fille au balcon dans une ivresse de toute-puissance impuissante. L’humanité n’est pas digne du paradis terrestre promis par n’importe quelle révolution. Seuls comptent les actes individuels et Alejandro quitte donc la troupe des couards pour devenir guérillero. Il monte sur les toits et tire au hasard pour semer la peur parmi les soldats de Madrid. Il sait que les légionnaires du Tercio, rompus aux combats de rue en Afrique, vont le déloger mais il se fait gloire d’aller jusqu’au bout sans tuer personne.

Ce n’est que lorsqu’il voit la blonde anglaise boire un verre à son balcon, en spectatrice détachée un brin méprisante, alors que le corps d’un franc-tireur embusqué – « un camarade » – est balancé dans le vide par les mercenaires sous ses yeux, qu’Alejandro brutalement empli de haine se venge de sa désillusion sur l’humanité entière : sa dernière balle est pour la belle « inaccessible ? Inconsciente ? Indifférente ? », frappée en plein front pour déni d’humanité.

C’est brut, c’est beau, c’est impitoyable. Joseph Kessel décortique le romantisme révolutionnaire pour n’en laisser que la camaraderie et les actions individuelles ; il ne croit pas au collectif comme idéal car tout collectif est un collectivisme en puissance, qui « asservit » inévitablement.

Joseph Kessel, Une balle perdue, 1935 revu 1964, Folio 2€ 2009, 144 pages €2.00

Joseph Kessel, Romans et récits tome 1 – L’équipage, Mary de Cork, Makhno et sa juive, Les captifs, Belle de jour, Vent de sable, Marché d’esclaves, Fortune carrée, Une balle perdue, La passagère du Sans-Souci, L’armée des ombres, Le bataillon du ciel, Gallimard Pléiade 2020, 1968 pages, €68.00

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Ecris avec ton sang dit Nietzsche

« De tous les écrits, je n’aime que ceux qu’on trace avec son propre sang. Ecris avec du sang et tu apprendras que le sang est esprit ». Ce chapitre d’Ainsi parlait Zarathoustra donne la méthode de Nietzsche, sa façon de composer ses œuvres.

Le philosophe anti-chrétien ne croit pas à l’autre monde ; il ne croit pas à une âme immortelle. Pour lui, tout est matière, y compris l’esprit qui est une sorte de danse de la matière comme « les papillons et les bulles de savon. (…) C’est lorsqu’il voit voltiger ces petites âmes légères et folâtres, gracieuses et mobiles – que Zarathoustra a envie de pleurer et de chanter. » C’est l’effet, souvent, que nous font les enfants à leurs jeux ou les chatons enjoués entre eux.

L’enfant est la troisième métamorphose de Nietzsche, l’acceptation de la vitalité en soi, du destin qui vous pousse, l’amour du la vie contre la pulsion de mort, le oui tragique à l’existence. « L’enfant est innocence et oubli, un nouveau commencement et un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, un oui sacré. » L’enfant est tout instinct, poussé par sa vitalité ; de même, l’esprit est poussé par sa propre volonté, cette force en soi qui rend curieux et incite à observer, analyser, rendre intelligible. L’instinct n’est pas esprit, il vient de la matière brute, de la force de vie ; la volonté n’est pas esprit, elle vient de l’instinct et pousse à sortir de soi et à connaître ; mais l’esprit ne serait rien sans la volonté ni l’instinct. Un « pur » esprit n’est qu’une invention de mots, il ne désigne rien de réel dans notre monde : montrez-moi un pur esprit !

Ce pourquoi l’esprit est « le sang », c’est-à-dire la volonté irraisonnée, la vitalité instinctive, l’affection qui remue. Ecrire avec son sang, c’est écrire avec son corps, son vécu de cœur et de muscles, son regard aiguisé et curieux des êtres et des choses, sa mémoire olfactive, auditive, affective. Les abstractions sont pesantes et rien n’est pire que l’esprit de lourdeur, « grave, minutieux, profond et solennel » – tous ces défauts que Nietzsche prête à ses compatriotes allemands, tellement fiers de leur Hegel, de leur Kant, de ceux qui bâtissent un système totalisant et éternel sur le modèle de l’Eglise. Car qu’est-ce que Hegel sinon le christianisme laïcisé, la Raison devenue Dieu dans l’Histoire ? Qu’est-ce que Kant, sinon les postulats chrétiens que Dieu existe, qu’il faut une morale et que l’on n’est pas homme sans obéir ?

Au rebours, Nietzsche s’inscrit dans la lignée d’Epicure, celle des tragiques : il n’y a qu’un seul monde et tout vient de la matière ; ce que nous appelons esprit ou âme est cette flamme qui brûle dans les êtres comme ces follets sur les marais, jolie mais éphémère, photons issus de boue changée en gaz ; il n’y a rien d’autre à espérer que vivre notre existence – autant la vivre pleinement, sans haïr le présent au nom d’un avenir illusoire.

Contre ces fantômes qui engluent dans la nostalgie ou le spleen et empêchent de vivre le moment présent, il nous faut être « insoucieux, moqueurs, violents », dit Nietzsche. Tranchant comme Apollon, lucide comme son œil, vif comme sa flèche ; rire comme Dionysos, gai et insoucieux comme lui, profiter du jour qui passe en buvant, aimant et dansant comme lui – tout ce qui rend plus léger, intermédiaire entre la terre et le ciel. « Il est vrai que nous aimons la vie, non que nous soyons accoutumés à la vie, mais parce que nous sommes habitués à l’amour ».

Car la vitalité – la volonté vers la puissance – n’a rien trouvé de mieux que l’amour pour ancrer les hommes dans leur condition d’être vivant parmi les autres êtres vivants – tout en le faisant flamber par tous ses sens, son cœur et son esprit. « Il y a toujours un peu de folie dans l’amour », ce vouloir-vivre qui pousse sans raison ; « mais il y a toujours un peu de raison dans la folie », sinon l’esprit tournerait à vide, comme un logiciel sans base de données. Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point, reconnaissait Pascal.

Qui veut écrire pour dire quelque chose écrit avec son sang, avec tout son corps ; il brûle de toutes ses passions ; il y met toute son âme, poussé par sa volonté unique. Seuls ceux qui parlent de ce qu’ils ont vécu, qui trempent leur plume dans leur sang, passent la postérité. Qui se souviendrait de Socrate s’il n’avait pas vécu ce qu’il enseignait ? Que seraient les Essais de Montaigne s’il ne parlait de lui ? Et Chateaubriand sans ses Mémoires d’outre-tombe ? Et Casanova ? Flaubert ? Stendhal ? Proust ? Que serait Montherlant sans ces passions vécues qui sourdent dans les répliques maîtrisées de son théâtre ? Et Sartre sans Les Mots ? « J’ai appris à marcher ; depuis lors, je me laisse courir », écrit Nietzsche. C’est le corps tout entier qui écrit et exprime la quintessence de son vécu ; sans cela point de succès car point d’authentique.

Aussi, que peuvent comprendre les lecteurs qui n’ont jamais vécu ? D’où l’inanité des critiques, la médiocrité de la mode : « Quiconque connaît le lecteur ne fait plus rien pour le lecteur ». L’écrivain, le vrai, celui qui écrit avec son sang, selon sa vie, se moque des lecteurs guidés par les critiques de presse qui ne font métier que de commenter, pas de vivre. Il écrit parce qu’il veut exprimer, pas pour être à la mode. Voyez Gustave Flaubert et Maxime du Camp : le premier a été ignoré, mis en procès, rejeté par la « bonne » société – mais la postérité en fait l’un des plus grands écrivains français ; le second a été adulé, élu à l’Académie française, accueilli dans tous les salons et les journaux à la mode – il est bien oublié aujourd’hui… « Jadis, l’esprit était Dieu, puis il devint homme, maintenant il s’est fait populace ». L’écrivain, le vrai, celui qui écrit avec son sang, selon sa vie, reste Dieu pour son esprit. Il est un créateur et pas un arrangeur de mode, ni un traducteur d’opinion.

« Je veux avoir autour de moi des lutins, car je suis courageux. Le courage qui chasse les fantômes se crée ses propres lutins – le courage veut rire. » Le lutin est un esprit follet, espiègle et moqueur. Son nom vient de Neptune ancré au fond des mers, fils de Saturne le mélancolique. Qui écrit avec son sang est véridique, il dit ce qu’il a vécu et nul ne peut le remettre en cause. Flaubert ne disait pas autrement lorsqu’il déclarait : « la Bovary, c’est moi ». Le courage de l’écrivain qui écrit avec son sang se rit des critiques ; ils sont comme des lutins qui jouent, sans plus de cervelle que la luciole. Ce qui reste de celui qui crée est son univers – sa vie faite de sang et d’amours – et son style. Car le style, c’est l’homme même !

Frédéric Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, traduction Georges-Arthur Goldschmidt, Livre de poche, 1972, 410 pages, €4.60  

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Nigel Barley, Le dernier voyage du révérend

Nigel Barley est anthropologue, docteur d’Oxford, et manie l’humour avec la maîtrise native d’un Anglais. Ses précédents livres narraient ses aventures parmi les peuplades de diverses brousses. Il se lance ici dans le récit romancé des avatars d’un pasteur en terre africaine de l’ouest, quelque part sur la côte sud du Nigeria. Le révérend dont il est question a réellement existé et a publié son journal au XIXe siècle. Barley en reprend d’ailleurs quelques pages telles quelles dans ce récit romancé. Le choc des cultures entre le victorien biblique coincé et les nègres nus paillards et rusés vaut son pesant de cauris ! Rien de tel pour se moquer de l’ethnocentrisme sûr de lui et dominateur des Anglais d’Empire que de les confronter à la réalité musclée des hommes. Nigel Barley y excelle.

Le lieu, tout d’abord, est sans limitations précises, indécis entre la terre et la mer, une embouchure de fleuve marécageuse. Toute vie y grouille sans vergogne, bâfrant, copulant et guerroyant pour exister. Les êtres humains du cru ne sont pas en reste, qui se baladent seins et couilles à l’air ou s’ornent d’oripeaux européens tels que chapeau claque ou épaulettes d’amiral sur torse nu. Un ex-esclave est devenu roi par ruse et le fils du roi légitime n’est que duc, rapidement vaincu lorsqu’il se mêle d’intriguer. Les écoliers invités à la toute neuve mission frottent leur nudité sur les bancs et ouvrent de grands yeux devant les images bons points où deux Jean-Baptiste valent un Moïse et dix Moïse un Jésus. Les filles pubères font un stage dans la maison d’engraissement afin de prendre les formes qui les rendront bonnes à marier, tandis que les jeunes hommes chassent l’esclave pour le sacrifier lorsqu’un dignitaire meurt.

Le révérend et sa trop tendre épouse méritante auront fort à faire pour civiliser tout ça ! Ils ne sont pas aidés… L’anthropologue Barley note finement qu’« il existe une règle selon laquelle toutes les institutions publiques évoluent de manière à fonctionner pour le bénéfice exclusif de ceux qui y travaillent sans plus tenir compte du moindre objectif externe » p.87 C’était le cas du consulat anglais en terres nègres. Véritable fonctionnaire, le consul ne veut aucune vague et lorsque les commerçants se plaignent, il leur donne raison ; lorsque le missionnaire se plaint, il a raison ; lorsque Londres exige, il transige. « L’école est l’institution qui permet aux Anglais de prendre conscience, pour le reste de leur existence, de l’arbitraire et de la brutalité capricieuse des autorités » p.88 Le consul voit sa position en termes identiques : il doit faire régner l’ordre en apparaissant le moins possible pour ne pas se mouiller.

L’esclavage est-il interdit par la Couronne ? Qu’à cela ne tienne, les planteurs « louent » les nègres pour cinq années et les exportent vers la Jamaïque – où ils restent. Quant aux Noirs entre eux, l’Angleterre ne peut se mêler d’éradiquer l’esclavage, ce serait une ingérence intolérable dans les affaires intérieures de leurs royaumes. Il existe donc des marchés aux esclaves où « ils sont exposés, nus, comme de la viande à une foire agricole. » Le révérend est atterré. « On proposait un petit garçon pour quinze bracelets de cuivre. J’ai failli l’acheter moi-même car c’était la seule manière, pour lui, de retrouver sa liberté, mais je me rends compte qu’on ne peut se battre seul contre ce mal » p.180.

Sorcellerie, empoisonnement, menaces ; termites, humidité, fièvres ; caprices, usages, veulerie. Rien n’est épargné au révérend. Il perturbe les commerçants en prêchant l’égalité chrétienne entre Blancs et Noirs ; il perturbe l’autorité du consul au nom d’intérêts supérieurs ; il se braque contre les coutumes des rois nègres les mieux établies. Quel empêcheur de bâfrer, de baiser et de massacrer en rond que cet ecclésiastique ! On s’en débarrassera, bien sûr…

Dans un festival d’humour, l’histoire se déploie, tragique et pitoyable, hésitant entre la bigoterie et les mouvements du cœur. Qu’il était donc dur d’être pasteur en pays païen, il y a deux siècles ! Et qu’il est dur d’être occidental aujourd’hui… en Chine, Arabie Saoudite, Libye, Venezuela, Soudan, Corée du nord, Cuba et ainsi de suite !

Nigel Barley, Le dernier voyage du révérend (The Coast), 1990, Petite Bibliothèque Payot 2004, 247 pages, €8.89

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George Sand, Lucrezia Floriani

Dans ce roman paru en feuilleton avant d’être édité, l’auteur ne cesse de solliciter le lecteur, de le morigéner en maitresse d’école, de le guider en mère possessive. Rien de plus agaçant que ce trait de style tellement élitiste intello du XIXe siècle. La préface, comme toujours chez Sand, peut être entièrement sautée, elle n’a de nos jours absolument aucun intérêt et dessert le reste. Toujours en révolte contre les pratiques de son temps (l’écriture-industrie du feuilleton, le besoin de drame, la littérature réaliste contre celle, idéale, de l’âme), la bonne dame de Nohant ne s’est jamais hissée à l’universel, donc au rang de « grand écrivain ». Ses romans se lisent mais ils sont dans l’excès, les nerfs, l’idéalisme éthéré – rêve bourgeois de monde idéal que les trois guerres mondiales ont mis à bas depuis.

Lucrezia Floriani est une femme de 30 ans, autrement dit (selon Balzac) arrivée au bout de ses possibilités de séduire. Partie de rien comme fille de pêcheur au bord d’un lac italien, elle est devenue rentière après une carrière de comédienne et d’écrivain, multipliant les amants – mais par amour, pas par coquetterie ni par goût du lucre. Elle en garde quatre enfants de trois pères différents, deux garçons, l’aîné Célio 12 ans et le dernier, Salvator 2 ans, et deux filles entre deux, Stella et Béatrice. Elle a fait réaménager la villa de son ancienne protectrice après sa mort, s’étant entre temps enfuie à 15 ans avec le fils follement amoureux d’elle.

Le lecteur peut voir en Lucrezia (Lucrèce) un portrait en pied de l’auteur en mère possessive, adepte d’une éducation libre et affective à la Rousseau, collectionnant des amants tous plus jeunes qu’elle pour mieux les materner. « Une grande facilité d’illusions, une aveugle bienveillance de jugement, une tendresse de cœur inépuisable, par conséquent beaucoup de précipitation, d’erreurs et de faiblesse, des dévouements héroïques pour d’indignes objets, une force inouïe appliquée à un but misérable dans le fait, sublime dans sa pensée ; telle était l’œuvre généreuse, insensée, de toute son existence » chap.13, p.81 Pléiade. Le prénom de haute vertu antique vise à réhabiliter la femme de théâtre, volontiers considérée comme une cocotte entretenue, voire une pute flétrie à 30 ans. Chaque protagoniste est mis en scène pour vivre sa propre nécessité morale comme un destin écrit d’avance dans les gènes (ou plutôt, selon la mode éthérée du siècle bourgeois, dans « l’âme » essentielle de chacun).

Ainsi le prince Karol est-il un jeune homme qui a perdu son père très tôt et a été élevé par une mère aimante mais rigide et affectivement réservée. S’il était parfait à 15 ans, neuf ans plus tard il est devenu exclusif en tout et ses amis et connaissances l’ont peu à peu délaissé, sauf le comte Salvator Albani. Il est son exact opposé, expansif, accommodant, aimant la réalité du joli corps plutôt que l’illusion fumeuse de « l’âme ». Les nerfs de Karol le rendent grincheux et perpétuellement souffrant, tout le choque et le révulse. Une vraie petite chose fragile à préserver dans du coton ! Fluet, malingre, souffreteux, il parait 16 ans et non 24 : le prince n’a rien d’un mâle mais plutôt d’une erreur de la nature. Si d’aventure il a aimé, « il n’était plus sur la terre, il était dans un empyrée de nuages d’or et de parfums, aux pieds de l’Eternel, entre sa mère chérie et sa maitresse adorée. Si un rayon embrasait la campagne, si un parfum de plantes traversait les airs, et que la Lucrezia en fit la remarque, il voyait cette splendeur et respirait ces délices dans son rêve ; mais il n’avait, en réalité, rien vu et rien senti ». Tout doit être idéal ou n’être rien. Ni artiste, ni amant, ni politique, il ne sait rien faire, il n’est personne. Il a subi (idéalement) un amour exclusif qui s’est mal fini, la belle étant morte de consomption, précédant de peu la mère du prince, qui se trouve dès lors anéanti.

D’où le voyage que lui fait entreprendre son ami Salvator en Italie pour lui changer les idées. Mais voilà que l’auberge d’un soir au bord du lac d’Iseo est « sale » et qu’un prince ne saurait dormir dans un tel bouge. Salvator apprend qu’une de ses anciennes amies de théâtre, avec qui il a flirté sans coucher, habite de l’autre côté et les deux compères s’y rendent derechef. Karol y restera tout le reste de sa vie. Il tombera amoureux de la plantureuse et exubérante Lucrezia, elle qui a quitté le monde frelaté de la scène pour celui de la thébaïde où elle chérit et élève ses enfants. Il n’aime pas la femme mais l’idée qu’il s’en fait, celle d’une Mère (même s’il couche avec). Il n’aime pas les enfants (même s’ils sont jolis et vigoureux) car il est jaloux de l’amour que leur mère leur porte. Il n’aime pas les anciens amis et anciens amants qui viennent parfois rendre visite car ils lui prennent un moment de Lucrezia. En bref, le prince Karol est un tyran impossible qu’il faudrait fuir ou dompter. Le tragique de l’histoire est que Lucrezia, femelle destinée à l’amour, ne le peut pas. Le voudrait-elle, elle ne peut abandonner ses « enfants », dont le dernier amant adulte est le plus fragile.

Elle en perdra la vie et l’auteur se garde bien de nous dire ce qu’il advient du prince : le romanesque ne l’intéresse pas ; seule la peinture des « âmes » lui sied. Elle y transpose en partie celle de Chopin, lui aussi jaloux et soupçonneux, lui aussi plein d’humeurs moroses et acariâtres, en partie son fils Maurice dans le beau Célio. Mais c’est plus le sentiment qu’elle veut décrire qu’un personnage en particulier : à l’inverse, elle crée plutôt ses personnages à partir des sentiments qu’elle veut mettre en scène. Cela nous paraît aujourd’hui artificiel et sans guère de contact avec la réalité. A force d’imaginer la théorie des êtres, ceux-ci se perdent dans l’abstraction caricaturale. Reste un beau portrait de George Sand en Lucrezia, pour un temps.

George Sand, Lucrezia Floriani, 1846, Independently published 2019, 215 pages, €8.45

George Sand, Romans tome 2 (Lucrezia Floriani, Le château des désertes, Les maîtres sonneurs, Elle et lui, La ville noire, Laura, Nanon), Gallimard Pléiade, 1520 pages, €68.00

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Lincoln de Steven Spielberg

Ce film historique qui retrace les derniers mois de la vie d’Abraham Lincoln, président des Etats-Unis réélu en pleine guerre de Sécession, porte exclusivement sur le grand projet politique de « liberté » : l’abolition de l’esclavage. Le Treizième amendement de la Constitution est passé in extremis, en butte aux conservateurs démocrates (en général du sud) et à certains républicains (en général bigots des Etats frontaliers).

Il est drôle de noter qu’alors les Républicains étaient « à gauche » et les Démocrates à droite… C’est que l’émancipation est considérée comme une valeur de progrès (donc la liberté républicaine) et que l’égalité ne vient qu’en second (égaux devant la loi, mais pas devant la nature). De nos jours, le politicien « de gauche » cherche à nier toute nature pour s’en faire « maître et créateur » – et accessoirement promettre l’impossible à ses électeurs naïfs.

Le film de Spielberg est bavard, mais Lincoln était avocat. Son décorticage de sa position politique sur le Treizième amendement devant son cabinet est un morceau de choix : il est juridiquement impossible d’abolir l’esclavage aux Etats-Unis du haut de l’Etat fédéral, car chaque Etat a des droits et règle sa vie politique. Le seul moyen est de profiter de la guerre pour « confisquer » la propriété humaine des planteurs du Sud, et l’émanciper dans la foulée pour qu’elle s’engage aux côtés du Nord. D’où la Proclamation d’émancipation de 1863. Une fois la guerre terminée, la loi reprendra ses droits et les anciens esclaves devront retourner aux plantations… Sauf si l’amendement constitutionnel est ratifié par suffisamment d’Etats fédérés pour devenir loi fédérale. Il est donc nécessaire que le vote ait lieu avant la fin de la guerre.

Ce pourquoi, par machiavélisme politicien, Lincoln devra faire un choix tragique : retarder les négociations de paix et voir croître le nombre de morts inutiles pour que les nègres soient enfin libres. Tout le film tourne autour de ce dilemme. Bloquer l’arrivée des émissaires de la Confédération à Washington, corrompre par des postes de fonctionnaires fédéraux les députés démocrates esclavagistes qui ont perdu leur campagne de réélection à l’automne 1864, agir en sous-main tout en tenant des discours humanistes la main sur le cœur en public. L’ambiguïté de la politique est là, entre éthique de conviction et éthique de responsabilité. Quiconque veut réussir doit prendre les moyens de ses ambitions. La fin justifie tout… Même l’engagement du fils aîné du président dans l’armée et l’hystérie de sa femme. A condition que le but soit moral.

Mais changer de force la culture d’une partie de son peuple est-il moral ? Lorsque le président des Etats-Unis rencontre le vice-président sudiste lors de la négociation finale, celui-ci vient de se rendre compte que l’abolition de l’esclavage est la fin de la civilisation du sud, machiste, patriarcale, aristocratique. Désormais, l’égalitarisme va régner et la couleur de peau comme la préférence sexuelle ne sera plus vouée à être discriminatoire ; les nègres vont voter et peut-être demain les femmes ! C’est quitter l’Ancien pour le Nouveau testament et Dieu le Père pour Dieu le Fils, sous l’égide du Saint-Esprit constitutionnel.

L’amendement passe de deux voix, dont celle exceptionnelle du président de la Chambre. L’esclavage est aboli. Le Nord va s’unir pour ratifier tandis que nombre des assemblées législatives reconstruites des États du Sud ratifieront également pour tourner la page et renouer des relations avec le nord. Et Lincoln sera assassiné – comme plus tard Kennedy ; on ne sait pas si des attentats contre Obama ont été déjoués.

Une fois de plus, l’histoire est écrite par les vainqueurs, et réécrite sous l’ère Obama – président noir. Les fake news tiennent au cœur du mythe américain : il s’agit toujours de raconter une belle histoire vendeuse (storytelling) pour motiver les citoyens, du Nouveau monde où tout est possible à la Nouvelle frontière des étoiles, de l’égalité raciale au transhumanisme. La réalité historique, lorsqu’on l’observe crûment, est moins rose : la prédation économique a joué un rôle éminent pour justifier la guerre de Sécession, beaucoup plus que la morale égalitaire raciale ; quant à la diplomatie, elle n’était pas absente, loin de là…

L’importance du film est donc à nuancer, les nombreux Oscars récompensent l’Amérique en son miroir, pas l’universel. Sa longueur scolaire et bavarde, surtout en première partie, rebutera nombre de spectateurs non Yankees, malgré certains traits d’humour et des attitudes humaines du « grand homme » (échalas sec et anguleux portant haut de forme). Sa relation avec son plus jeune fils Tad, fasciné de façon douteuse par les daguerréotypes d’enfants esclaves noirs proposés à la vente, est tendre ; le souvenir de son autre fils William, mort du typhus, lui est douleur ; son opposition toute formelle à son fils aîné qui veut quitter l’université de droit à Boston pour s’engager dans la guerre est un drame insoluble : pour exister, le jeune homme doit le faire mais son père doit le protéger…

DVD Lincoln, Steven Spielberg, 2012, avec Daniel Day-Lewis, Sally Field, Tommy Lee Jones, Joseph Gordon-Levitt, David Strathairn, Joseph Gordon-Levitt, James Spader, 20th Century Fox 2013, 2h24, €5.24 blu-ray €2.42

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Nietzsche et Dieu

Michel Haar, dans son recueil intitulé Nietzsche et la métaphysique, évoque les rapports de Nietzsche et de Dieu. Pour lui, l’athéisme affiché par le philosophe porte sur une certaine définition de Dieu, il ne porte pas sur la possibilité même d’un Dieu.

Le Dieu qui « est mort » est le Dieu moral. Le Dieu créateur de l’univers n’est pas tué, il a seulement dépéri avec le dépérissement de la métaphysique. « La pratique religieuse séculaire de l’examen de conscience a produit généalogiquement l’esprit de scrupule scientifique qui, lui-même, a engendré un athéisme méthodologique, l’interdiction de recourir à des causes occultes des phénomènes, l’obligation de s’en tenir aux faits » p.196.

L’affirmation de Nietzsche est l’innocence du devenir. La conscience n’est pas la mesure suprême. Il n’y a pas de Tout. La foi de Nietzsche est un fatalisme joyeux, l’essence du tragique dionysiaque selon laquelle tout se résout et s’affirme. Ce n’est pas le Tout est divin mais le sentiment d’un lien nécessaire entre toutes choses. En de brefs instants qui font sortir de soi, chacun peut ressentir cette cohésion du monde, cette harmonie qui suscite joie et approbation. Le lien fondamental rend nécessaire l’alternance de la joie et de la peine, de la création et de la destruction, de la vie et de la mort. Et au final tout est bien parce que le monde est ainsi fait est que nous en faisons partie.

Peut-être est-ce le message que le Christ a apporté avant que, selon Nietzsche, saint Paul ne le falsifie en le détournant vers le ressentiment et la morale ascétique. Ce message serait que « le royaume de Dieu réside dans la pure intériorité du cœur, dans le seul sentiment intime de joie et d’amour » p.217.

La Bonne nouvelle est que la vie éternelle n’est pas ailleurs et plus tard mais en chacun, dans l’amour pour tout ce qui est. La vraie vie n’est pas ailleurs ; elle est intérieure. Elle est la résonance du monde et l’accepte tel qu’il vient. « Le règne de Dieu est le sentiment de transfiguration de toutes choses que produit la totale acceptation de soi » p.218.

Cette conception nietzschéenne n’est-elle pas proche du zen et du satori ?

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Youri Fedotoff, Le testament du Tsar

C’est un véritable roman d’aventures que nous livre ce descendant d’un Russe blanc et d’une comtesse hongroise né à Paris en 1959, arrière-petit-fils du général Hyppolite Savitsky, dernier commandant de l’armée blanche du Caucase. Honneur, panache, courage, le lecteur se retrouve dans Le prince Eric, version adulte.

Nous rencontrons dans les premières pages Michel Trepchine à 22 ans et déjà commandant. L’auteur n’aime pas parler des enfants ni vraiment des adolescents ; il préfère ses personnages adultes pour les faire jouer aux échecs. Et des échecs, il y en a, tant les réactionnaires refusent de voir que l’histoire ne régresse jamais et qu’il faut s’y adapter ou périr. C’est le destin de Michel et de Sacha que d’en montrer les deux faces. Michel est fils d’un comte exilé par erreur sur ordre du tsar Nicolas II, adopté comme filleul à la mort de son père. Un filleul est un fils choisi, couvé et éduqué comme le fait un vrai père. Le tsar a engendré un jeune Alexis hémophile et reporte sur Michel, parfaitement sain et vigoureux, les espoirs qu’il forme pour la dynastie.

Mais la révolution survient, la bolchevique, due surtout au conservatisme et aux lâchetés de l’aristocratie de cour. Elle est menée de main de maître par le stratège Lénine et par le tacticien Trotski (qui est sans conteste juif et sans attaches nationales). Michel, bien jeune et à peine sorti du Corps des pages comme son ami Sacha, s’engage dans l’armée blanche. Mais pas plus celle-ci que la précédente n’est apte à faire régner l’ordre. Il manque une volonté politique et des hommes au caractère assez affirmé pour l’incarner.

Convoqué à Irkoutsk par son tuteur conseiller de la cour, le marquis de Villeneuve, un noble périgourdin descendant de chirurgien de la Grande armée laissé en Russie par Napoléon, Michel se voit confier un précieux parchemin scellé, secrètement délivré par le tsar : son testament. Il désigne Michel Trepchine comme « régent » de l’empire, faute de Romanov qui ait des couilles. Sont adjoints à ce testament deux coffrets emplis de diamants patiemment amassés au fil des siècles, une part du fameux « trésor du tsar » jamais retrouvé.

Aidé par la princesse Tin, jeune et jolie Siamoise qui fut la compagne de Villeneuve, Michel s’évade de Russie en avion via le Tibet et rejoint, muni d’un faux passeport délivré par un parent anglais de sa famille, la Suisse (où il dépose le testament à la banque) puis Paris (où il œuvre à organiser l’émigration blanche). Il a caché les diamants en un lieu isolé du Tibet et n’en garde que trois à monter en bijou pour la princesse qui l’a aidé. Archibald Blunt, l’Anglais de l’Intelligence service, est qualifié de « saphiste », joli mot mais impropre, ne s’appliquant précisément qu’aux femmes. Il aimera Michel d’un amour jaloux, puis son fils Dimitri, avant d’errer entre plusieurs fidélités depuis Cambridge…

Michel est un cosmopolite de son siècle, parlant russe et français tout comme anglais et allemand, puis hongrois et italien, et peut-être une ou deux autres langues. Il a de la famille dans tous les pays séparés alors par des frontières, artificielles aux alliances matrimoniales des grandes dynasties aristocratiques (exclusivement blanches). Son père est russe et sa mère bavaroise, apparentée à la couronne britannique, avec un passeport suisse ; sa grand-mère est hongroise et le fils de son tuteur Villeneuve est devenu américain. C’était le melting pot libéral de l’Europe d’avant 14. Puis les nationalismes sont venus, cassant la globalisation…

Après la guerre, puis la guerre civile, Michel se marie et fait deux enfants, une fille aînée Julie et un fils cadet Dimitri. Il se découvre un autre fils, Nicolas, conçu avec la princesse Tin lorsqu’ils fuyaient de concert par-dessus l’Himalaya, une épopée rocambolesque aux commandes d’un Bréguet biplan. Michel avant 1940 est un homme comblé : père, époux, riche, actif, entouré. Il souffre cependant de l’exil. La Russie devient pour lui comme un Graal, le poussant à des plans extravagants. Les Russes ont comme les Anglais, dit l’auteur, « cette étrange schizophrénie dans laquelle se côto[ie] une intelligence pratique et la faculté de lâcher prise dans des exubérances parfois très excentriques » p.290.

Son ami d’enfance Sacha Boulganov, prince russe, est passé du côté bolchevique en raison des idées modernes de la philosophie occidentale sur l’égalité et le matérialisme comme de sa déception du milieu aristocrate incapable. Mais la pratique paranoïaque de Staline ne tarde pas à le faire déchanter. Il ne doit qu’à l’amitié du vulgaire et obtus Vorochilov de n’être pas emporté dans les « procès » pour trotskisme ou trahison et il s’exile en Sibérie, dans le village même des Samoyèdes (ou Nénètses que l’auteur semble confondre avec le village savoyard de Samoëns), où Michel a passé son enfance à cause de l’oukase d’exil de son père. C’est là que l’enfant au prénom d’archange a vu de près un tigre blanc, venu lui flairer le visage en le regardant droit dans les yeux. Le fauve ne l’a pas croqué et Michel est désormais surnommé par ceux qui l’admirent « le tigre de Sibérie ». Les chamanes y ont vu un signe d’élection.

L’inique traité de Versailles, imposé par les puissances victorieuses de la Première guerre mondiale, a redécoupé l’Europe en pays artificiels où les nationalités sont souvent irrédentistes. Ce placage abstrait sur la réalité humaine va engendrer inévitablement la Seconde guerre mondiale, chacun des pays monte aux extrêmes de la passion et appelle un dictateur exécutif. Ce chaos va-t-il permettre de rétablir l’ordre divin en sainte Russie ? Michel est loyal et volontaire, mais que peut-il contre les forces sociales du destin, les intérêts commerciaux yankees et le machiavélisme bolchevique ?

Le progrès technique emporte toute valeur morale et précipite l’efficacité avec l’avènement du type humain du Travailleur selon Ernst Jünger, le rouage sans âme de la Technique ; les anciennes pulsions libérales et humanistes, d’essence aristocratiques, sont balayées, engendrant les millions de morts des deux guerres mondiales et un chaos planétaire dont nous ne sommes pas encore sortis. Le monde matériel change trop vite pour que les humains adaptent leur mental ; ils n’ont pour réponse que la crispation intransigeante sur les idées d’hier et la violence jusqu’au massacre pour imposer leur droit. Seule peut-être la musique, dont l’épouse de Michel est experte, exprime la part des anges de l’humanité terrestre malgré la « médiocrité puérile des hommes » p.327 selon le chef d’orchestre Karvangler, une chimère de Karajan et de Furtwängler.

Ce beau roman d’aventures emporte et donne à réviser l’histoire tragique du XXe siècle. Il est parsemé de remarques fort justes sur la politique et les hommes, le régime de monarchie constitutionnelle et la démocratie, l’antisémitisme et le capitalisme libéral, le couple et les fils, le nazisme et le communisme. Il nous apparaît bien souvent la sagesse même parce que l’auteur, comme nous, connait la suite : l’histoire du passé se reconstitue aisément, celle du futur est plus aléatoire…

L’auteur laisse entendre que ce « testament du Tsar » pourrait être vrai, selon ce que lui a confié en 2004 son père en exil. Mais que nous importe ? Pas plus qu’un Bourbon ne règnera sans doute sur la France, un Romanov ne remontera désormais sur le trône de la Russie. Reste une aventure épique dans la lignée morale des scouts devenus aujourd’hui pères et grands-pères.

Le sous-titre du roman laisse entrevoir une suite, la période après 1945 étant à la fois plus délicate et plus proche, dédiée aux fils.

Youri Fedotoff, Le testament du Tsar – Chaos 1917-1945, 2019, Y&O éditions, 418 pages, €23.00 e-book Kindle €9.99

Le site de l’auteur

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Domitille Marbeau Funck-Brentano, La défense d’aimer

Ce roman va plonger le lecteur dans l’univers initié des croyants de Wagner et le grand amour qui naît des passions remuées par la Tétralogie à Bayreuth. Il est cependant trop court, trop autobiographique, écrit au trop plat temps présent, pour véritablement décoller. En reste un drame romantique de la fin des années 1970 qui accroche le cœur comme l’âme.

Une femme qui dit « je » raconte son expérience première du festival de Bayreuth en 1978. Longtemps, elle avait aimé Wagner. A 4 ans déjà, sur les genoux de son grand-père, adorateur du Maître, elle sentait que musique et amour étaient à l’unisson. Elle s’est donc fait une fête de vivre parmi l’élite des amants de la musique totale, dont Nietzsche disait qu’il était difficile de se déprendre (lui l’a fait).

Bayreuth en festival, ce sont des journées entières d’opéra sans presque aucune pause, un bain de musique et de lumières, des acteurs pris par leur rôle et le mythe, en arrière-plan, qui remue l’or et l’amour, la passion et le tragique. Patrice Chéreau officiait cette année-là.

Parmi les spectateurs, des gens connus et, parmi eux, des relations et des amis de la narratrice. Un chef d’orchestre (le Jean-Claude Casadeus qui a écrit une très courte préface ?), un « écrivain-célèbre » de la gauche presque au pouvoir, géant boulimique de mots, de bouffe et de femmes (le Jean-Pierre Angrémy alias Pierre-Jean Remy, auteur de la Floria Tosca citée, qui a aujourd’hui disparu des radars littéraires ?). Je n’ai lu de lui que le prix du roman de l’Académie française pour Une ville Immortelle, un imaginaire de Florence, mais cela ne m’a pas laissé un souvenir impérissable : ne comptant pas le relire, je l’ai très vite donné.

L’auteur égrène ses souvenirs et romance probablement ses sentiments. Il est dommage qu’elle ne viole pas la réalité jusqu’à l’imaginaire en étoffant et développant les personnages pour en faire des mythes. L’ogre aurait été apprécié pour « Jean-Pierre ». Elle est retenue par la posture du « je » qui inhibe son élan. Qu’aurait été ce roman si elle avait créé « elle » et accouché d’une personne qui lui ressemble, ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre ? Elle aurait conté au passé simple, ce temps allègre et romanesque, ou au passé composé teinté de mélancolie au lieu de la platitude du temps présent qui est le pire de la mode. Cela aurait libéré son écriture et fait du quasi récit un vrai roman. A ne savoir choisir entre raconter sa vie ou inventer un monde, l’auteur se colle un handicap et livre une œuvre bancale, trop courte, inaboutie.

Que de belles pages, pourtant, dans ce livre ! Le début est un peu lent, la première phrase ne commence déjà qu’à la page 15, et la trivialité de cacher les billets pour Bayreuth sous la boite à œufs du frigidaire paraît incongrue. Puis la musique s’élève, le roman se construit comme une partition musicale ; elle enveloppe la narratrice comme le paysage, et l’écriture s’envole, lyrique. La passion naît de petites choses engluées dans la grande, les sentiments remués comme la mer par les vagues. Bayreuth est un bain de jouvence, un culte orgiaque à l’opéra – auquel je n’ai jamais assisté mais que l’auteur rend suffisamment bien pour que l’on puisse croire en être.

Le titre, énigmatique, est tiré d’une œuvre de jeunesse de Richard Wagner. Il dit le grand amour impossible, le fusionnel des jumeaux Siegmund et Sieglinde, le conflit entre l’amour et la puissance pour Siegfried et Brunhilde, les facettes de la personnalité irréconciliables en même temps. Tout amour est contingent, mené par la passion, elle-même attisée par l’illusion lyrique dont la musique séductrice de Wagner amplifie les effets. « Je me complais dans cette confusion douce-amère : le baiser de Jean-Pierre au cœur de la forêt et celui de Siegfried sur son rocher entouré de flammes » p.119.

Domitille Marbeau Funck-Brentano, La défense d’aimer, 2019, éditions L’Harmattan collection Amarante, 143 pages, €15.50

Attachée de presse Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Julieta de Pedro Almodóvar

C’est compliqué, la vie, surtout si l’on croit que l’individualisme moderne peut la maîtriser. Pedro Almodovar nous livre une histoire d’amour et d’égoïsme d’après trois nouvelles d’Alice Munro dans une Espagne en proie aux névroses contemporaines. Une femme andalouse, Julieta, professeur de littérature antique (Adriana Ugarte), est tombée amoureuse par hasard dans un train d’un pêcheur musclé du Pays basque (Daniel Grao). Elle était assise tranquillement dans son compartiment lorsqu’un homme a occupé la place en face d’elle et a cherché à engager la conversation. Ses yeux ne lui plaisaient pas, comme traqués derrière ses petites lunettes ; elle s’est levée et est partie au bar – où elle a rencontré son pécheur, Xoan. Après un court arrêt en gare, brutalement le train s’arrête : un homme s’est jeté dessous pour se suicider. C’était le passager qui voulait parler.

Julieta se sent coupable de ne pas l’avoir pressenti, de ne pas avoir parlé avec lui ; elle angoisse. Xoan la console et elle s’abandonne dans ses bras. Le spectateur a droit à une scène de sexe sauvage sur les coussins du train, plus physique qu’affective selon la conception actuelle de l’amour, car Xoan, en homme musclé, a de gros besoins. Il est marié mais sa femme est dans le coma ; il n’a pas d’enfant.

Chacun retourne à sa province, à ses affaires, elle en ville à Madrid, lui au Pays basque au bord de la mer, mais elle se retrouve enceinte. Elle profite d’une lettre que lui envoie Xoan pour s’inviter chez lui où sa femme vient de mourir. Elle l’ignore mais c’est le prétexte à rester. La bonne, l’inquiétante Marian au visage dissymétrique (Rossy de Palma), ne l’aime pas, probablement jalouse, ou seulement inquiète de Xoan. Lui est avec Ava, une amie d’enfance qui sculpte de puissantes statues sexuelles en bronze patiné d’argile (Inma Cuesta). Le couple baise à l’occasion, « mais en copains » dira Xoan plus tard. Julieta, vieux style, croit qu’il la « trompe » alors que les mœurs qui changent font de l’activité sexuelle une activité comme une autre. Tel est du moins le message du réalisateur.

L’enfant naît, c’est une fille, Antia. Julieta va la présenter à ses parents. Sa mère est alitée et malade (bis repetita placent…) et son père, un ex-instituteur en retraite (Joaquín Notario), a vendu la maison, acheté une ferme andalouse et cultive ses légumes avec une bonne à tout faire marocaine, plus jeune, qu’il baise à l’occasion (Mariam Bachir). Il aura un fils avec elle une fois sa femme décédée. Julieta n’a fait que l’imiter.

Mais après une dispute, ou Marian a distillé son venin en déclarant que Xoan est souvent avec Ava, Julieta sort de la maison pour « se promener » et Xoan va méditer en partant à la pêche. Une violente tempête se lève dans l’après-midi et sa « gamela » sombre ; il se noie. Quel est le péché originel du couple ? Est-ce l’amour qui n’est que sexe ? Est-ce la conception libertine du sexe dans la modernité ? Est-ce la jalousie d’une femme mal baisée qui croit protéger son mâle idéal en racontant des ragots ? Est-ce l’égoïsme de Julieta ?

Antia, au bord de l’adolescence à l’époque (Priscilla Delgado), est en colonie de vacances. Elle adore son père et voulait être marin-pêcheur pour être près de lui. Elle sent obscurément que l’amour de sa mère était plus centré sur elle-même que celui de son père, plus extraverti. Almodovar préfère les hommes. Julieta part la chercher mais Antia s’est entichée d’une copine, Beatriz (Sara Jiménez), et les deux adolescentes connaissent une amitié fusionnelle comme souvent à cet âge. C’est ainsi qu’elle est invitée chez son amie à Madrid par la mère de celle-ci (Pilar Castro) pour terminer les vacances. Et c’est dans l’appartement de Madrid que Julieta apprend à sa fille la mort violente de son père.

Puis elle sombre en dépression, seule avec sa fille et son amie particulière. Les deux adolescentes ont choisi pour elle un appartement à louer dans le quartier où habite Beatriz, afin de ne plus se quitter.

À 18 ans, une fois adulte, Antia (Blanca Parés) décide d’une retraite spirituelle de trois mois dans les Pyrénées. On ne sait s’il s’agit d’un monastère ou d’une secte, les deux semblant se confondre chez Almodovar dans un concept vague et rigide de « religion ». Antia disparaît à l’issue de sa retraite, elle ne veut pas revoir sa mère et ne lui donne aucune nouvelle adresse.

C’est par son ami Beatriz (Michelle Jenner), rencontrée par hasard dans Madrid, que Julieta vieillie de douze ans (Emma Suárez) apprend que sa fille va bien, est mariée, vit en Suisse et a trois enfants, deux garçons et une fille. Elle qui s’apprêtait à suivre son nouveau compagnon au Portugal (Darío Grandinetti), rencontré à l’hôpital où Ava se meurt d’une sclérose en plaques, renonce à le suivre. Elle reloue un appartement dans le même immeuble que sa fille avait choisi au cas où Antia enverrait une lettre. Ava, avant de mourir, lui apprend que sa fille sait tout du dernier jour de son père car Marian lui a parlé de la dispute et elle tient sa mère pour responsable. Elle veut la punir.

Julieta, désespérée, commence à tenir un journal qui retrace l’ensemble de son amour avec Xoan afin que sa fille puisse un jour comprendre. Ce n’est la faute de personne, la culpabilité est partagée. Car rien n’est tout blanc ni tout noir en ce monde mêlé.

Un jour, le destin ou la main de Dieu, on ne sait jamais trop avec l’Espagnol Almodovar, fait subir à Antia un sort proche de celui de sa mère et elle comprend ce qu’est l’amour et la perte. Et qu’aimer ne peut être égoïsme. Elle envoie alors à Julieta une lettre avec son adresse au dos – une invitation à faire la paix.

C’est une belle histoire sentimentale, pour une fois sans grande folle travestie ni maricón, mélodramatique – mais surtout tragique à l’espagnole, prenante.

DVD Julieta, Pedro Almodóvar, 2016, avec Emma Suárez, Adriana Ugarte, Daniel Grao, Inma Cuesta, Michelle Jenner, Darío Grandinetti, Rossy de Palma, Joaquín Notario, Pilar Castro, Pathé 2016, 1h35, standard €7.64 blu-ray €10.90

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Maria Daraki, Dionysos

Dionysos est un dieu dialectique. Ambivalent, il unit aussi les contraires. C’est un dieu de synthèse, entre le monde d’en bas et celui de l’Olympe, entre l’avant et l’après. Ancien professeur d’histoire ancienne à l’université de Paris-VIII, Maria Daraki nous offre dans ce petit livre une étude d’anthropologie historique passionnante sur la pensée sauvage et la raison grecque.

Il est lumières et ténèbres. Un éclair marque sa naissance. Lorsqu’il sort de la cuisse de Zeus, où il a parachevé sa gestation commencée dans le ventre d’une mortelle, il est armé de deux torches. Il est gardien du feu, rôdeur de nuit, assurant la jonction des ténèbres et de la lumière. Sa couronne est de lierre, plante de l’ombre, soporifique, et il porte la vigne, plante solaire, enivrante, qui pompe les sucs de la terre pour les faire chanter au soleil. Union de la surface terrestre et du monde souterrain, Dionysos circule entre le monde des morts et celui des vivants. C’est pourquoi il est le maître de l’élément liquide, l’eau qui sort de sous la terre puis y retourne. La mer, dit Maria Daraki, n’est « couleur de vin » selon Homère que dans sa fonction dionysiaque d’antichambre du monde ténébreux. Le serpent est l’animal du dieu car il joint le terrestre et le souterrain. Il joint aussi la saison ; par les offrandes alimentaires aux morts, les rituels de végétation relancent la circulation entre sous terre et sur terre. L’abondance est un cycle de dons et de contre don entre Gaïa et ses fils. Le milieu est magique, non humanisé par le travail. Le « sacrifice » de Dionysos, en ce sens, n’est pas une passion souffrante comme celle du Christ, mais un cercle qui traverse la mort pour renaître comme celui d’Osiris.

Pour cela même, Dionysos intègre les enfants à la cité. Il dompte par les rites, dont celui du mariage, les poulains et les pouliches sauvages que sont les jeunes garçons et les jeunes filles. C’est la « culture » qui établira la distinction entre enfants légitimes et bâtards, dont dépend la citoyenneté. Le mariage dompte la virginité (Artémis) et le désir (Aphrodite). Il humanise parce qu’il juridise la sexualité brute. Mais, toujours ambivalent, le dieu instaure les Dionysies qui sont une fête de transgression dans une Athènes très masculine. C’est un carnaval qui lève toutes les barrières. Les temples des dieux sont tous fermés sauf celui de Dionysos. La civilisation est mise entre parenthèses pour se ressourcer et renouveler, comme chaque année, l’alliance du dieu et de la cité. Comme rite d’intégration, on offre au garçonnet dès trois ans des cruches de vin, on fait s’envoyer en l’air les petites filles sur des balançoires, symbole sexuel rythmique. Moitié divin, moitié animal, l’enfant est un petit satyre dionysiaque qui se passe de déguisement. Freud, plus tard, a retrouvé cette intuition en le qualifiant de « pervers polymorphe ». Dionysos lui-même est un amant, un séducteur, pas un satyre. Ni homme, ni enfant ; ni humain, ni taureau ; il se propose à la reine en amant–fleur. Il est l’éphèbe fugace, beauté fragile, triomphe du printemps entre enfance et virilité, inachevé mais en devenir. Une fois de plus, le dieu unit les contraires dans les catégories comme dans le temps.

Car l’humanité grecque antique se pense en catégories collectives : masculin, féminin, enfant. L’union sexuelle est le miracle ou les trois se rejoignent pour perpétuer l’espèce. Homme et femme sont des instruments de la terre, non des agents. Ils doivent subir l’épreuve de médiation pour récolter ce qu’ils attendent, des nourritures et des rejetons. Les figurines « d’enfant–phallus » symbolisent les pères qui renaissent en fils, transmettant au-delà des personnes la catégorie collective mâle. Maria Daraki conclut, dans ce contexte, que l’inceste n’est pas transgression sexuelle mais transgression du temps de filiation. Œdipe est la tragédie des deux logiques : l’une, collective, de reproduction de la catégorie mâle, l’autre de quête d’identité ; le désordre filial produit par l’inceste est insupportable.

Le but d’un homme est de produire un fils, voir un petit-fils s’il n’a que des filles. La continuité de la filiation masculine importe, les femmes ne sont que des vases de nutrition. De même, les femmes sont une race à part, issue de Pandora. Pour les Grecs, la somme des âmes est stable et tourne. Dès que la terre a repris son « germe fécond », l’aïeul devient fécond à son tour et un petit-fils peut surgir du sol. Pour que le groupe humain se perpétue, il faut que s’épanouisse l’ensemble du règne vivant, espèces sauvages comprises. C’est l’activité procréatrice équitable de la terre. L’écologie aujourd’hui en revient à cette conception du tréfonds très ancien de l’esprit occidental.

La religion grecque est séparée en deux ensembles : céleste et chtonien. Les Olympiens conduits par Zeus sont personnes juridiques. Les divinités collectives patronnées par Gaïa sont anonymes et polyvalentes (Erinyes, Heures, Grâces, Titans, Nymphes). Elles sont des valeurs vitales dont l’orientation est la reproduction de tout ce qui vit, et sa nutrition. Les hommes, par l’institution civilisée de la société, se donnent comme milieu. Ils s’adaptent à la nature magique par le culte et le rituel, car la terre enfante tout, enfants, bêtes et plantes. Le monde est circulaire, la vie naît de la mort, les opposés sont également nécessaires au système. Les rituels ne sont pas des événements mais l’éternel retour du même, l’aller–retour cyclique des échanges vitaux entre sur terre et sous terre. Au contraire, la raison des dieux use exclusivement des oppositions. Elle est « logique de non–contradiction », selon Aristote. Le vote à l’Assemblée, la décision du tribunal, doivent trancher. La religion olympienne distingue un espace civilisé – ou règnent les rapports contractuels – et un espace sauvage – ou règnent les rapports magico-religieux. L’homme doit choisir, et cette capacité de choix est à la base de l’invention de la morale, de la logique, de l’histoire.

Coexistent donc deux systèmes, deux « intelligences adultes » : la pensée circulaire et la pensée linéaire ; les valeurs vitales et les valeurs politiques ; les rapports magico-religieux au milieu et les rapports de travail sur le milieu ; la logique circulaire « éternelle » et la logique linéaire du « temps » ; le culte et le droit ; Gaïa avec les divinités chtoniennes et Zeus avec les Olympiens ; le mariage reproduisant tout le règne vivant et le mariage reproduisant la cité politique et mâle ; le oui ET le non comme le oui OU le non ; le cercle d’éternel retour et le linéaire du progrès. La tragédie va naître de la transition entre ces deux logiques, et Dionysos va émerger comme médiateur.

« C’est l’athénien qui est tragique au Ve siècle. Mais tragique dans l’euphorie. La nouvelle société, celle de la cité démocratique, est une société profondément voulue. Nul n’a exprimé l’attachement général à la polis plus ardemment que les tragiques. Et ce sont eux qui, en même temps, ont mesuré dans toute sa profondeur le plus épouvantable des gouffres : l’écart entre le social et le mental que nous appelons désadaptation » p.188. L’émergence du dionysisme coïncide avec la carte des cités en Grèce. Le contrat politique importe plus que l’origine ethnique autochtone. L’hellénisation engendre un sentiment de supériorité plus que l’origine. On ne naît pas grec (donc civilisé), on le devient par l’éducation de la cité.

Présent en Grèce depuis le IIe millénaire, fils de Zeus et d’une princesse mortelle, Dionysos s’éveille brusquement vers la fin de l’époque archaïque. C’est le moment où le démos s’oppose aux nobles, où se fixent les cités et les rapports juridiques. La fonction de Dionysos est de gérer l’antique passé en tant que dieu olympien nouveau. Un Olympien atypique car il permet à tous les autres grands dieux de l’être dans les normes. Dionysos subordonne le système de reproduction au royaume du père, dieu du politique. La religion de terre fut repoussée du côté des femmes et des cultes à mystères. Le dionysisme participe à la fois à la religion de la terre et à la religion civique. Féminin et secret d’une part, masculin et public de l’autre, son culte a deux volets qui se déploient sur deux univers religieux. Il est un médiateur entre deux mondes étrangers. Il aménage l’âme sauvage sans l’altérer, il ménage la raison et l’éthique.

Entre la logique du logos et celle qui l’a précédée en Grèce, il n’y a pas eu passage mais affrontement, puis négociation. Dès que la nouvelle pensée surgit, l’ancienne dispose d’un pôle de comparaison qui lui permet de se penser depuis « l’autre ». La culture grecque que nous aimons est « fusion de deux modes logiques. Celui, linéaire et exclusif, qui est conforme aux besoins de la Grèce du politique, et cet autre exprimant une Grèce sauvage qui avait pensé le monde en cercle et développé une autre logique, circulaire et inclusive, qui traite les oppositions par oui et non. C’est pour avoir superposé le cercle et la ligne que la Grèce a pu réussir cette combinaison des deux qui en est le plus beau produit : non « la raison » mais la raison dialectique. C’est elle qui est en œuvre dans tout ce qui en Grèce est beau, le dionysisme, la tragédie, la dialectique spéculative, les mythes dont l’intrigue inclut son propre commentaire, et la beauté des formes qui, dans l’art, nous donne à voir la greffe de l’abstraction sur les valeurs anciennes, elle, corporelles… » p .230.

La synthèse dialectique est équilibre instable, sans cesse remis en cause. Le débat grec dure encore. « Dans le cas de la Grèce, nous serons précis : c’est la construction de la « personne », de l’identité individuelle, qui introduit contrainte et intolérance, et ouvre une guerre sans merci à « l’âme sauvage ». On ne peut pas être à la fois individu et sujet collectif, avoir et n’avoir pas de contours. Mais comme cela mène loin ! La vraie « personne » est au centre de l’ordre olympien, au centre de la filiation linéaire, au centre du temps irréversible, au centre du tribunal et de la citoyenneté active. En d’autres termes, elle est au centre de toutes les composantes de la « raison grecque ». » p.235.

Le dionysisme a surgi comme une protestation contre le prix à payer. Elle a été protestation organisée, formalisée en fête. Zeus, dieu juste, a eu deux enfants-dieux seulement, qu’il a pris la peine d’engendrer tout seul : Athéna, déesse de la raison, et Dionysos, dieu de la folie. Le nouveau et l’ancien coexistent en nous comme les deux cerveaux de notre évolution et en notre culture avec la science et le sacré. Et nul besoin d’avoir la foi pour ressentir du sacré. Dionysos est un dieu complexe, intéressant les origines de notre civilisation, et que nous devons connaître.

Maria Daraki, Dionysos et la déesse Terre, 1985, Champs histoire 1999, 287 pages, €9.00

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Heat de Michael Mann

Avant le 11-Septembre, où les Yankees sont devenus fous, le cinéma d’action était à un sommet. Heat est non seulement remarquable par son découpage sans temps mort, mais aussi par le duel de deux monstres sacrés, le lieutenant de police Al Pacino et le braqueur virtuose Robert de Niro.

C’est ce dernier qui apparaît sympathique jusqu’au milieu du film. Puis intervient la fameuse rencontre du flic et du truand dans un café d’autoroute, sur l’initiative du flic insomniaque que sa bonne femme vient de vexer en baisant un homme chez elle puisqu’il n’est jamais là.

Les deux hommes se retrouvent en prédateurs, l’un pour le bien, l’autre pour le vol (qui est un mal relatif puisqu’il ne s’agit que de prendre aux financiers). Ils se respectent et chacun déclarent ne savoir bien faire que son métier. La scène dure six minutes et fait basculer le film en son milieu. Tout oppose les deux hommes, sauf leur destin qui est d’aller jusqu’au bout : le flic joue à la famille normale, marié trois fois et père d’une belle-fille en crise d’adolescence – mais il n’est jamais là ; le truand se veut seul mais pas solitaire, étant « capable de tout quitter en trente secondes si un flic se pointe à l’horizon » – mais il vient de tomber amoureux d’une jeunette rencontrée en librairie.

Hanna le flic apparaît honnête et humain ; McCauley le truand égoïste est capable de mentir à son aimée (mentir est le pire crime au pays de la transparence démocratique – encore que l’époque récente incite à nuancer…). Le spectateur alors choisit, même si le Pacino joue trop le Rital en excès, braillant dans la rue et engueulant ses hommes en grand chef mafieux, baisant sa femme avec ses deux médailles d’or ballotant au cou, grand guignol petit et toujours mal fagoté.

Ce sont ces destinées qui vont se rencontrer au moment ultime. Al Pacino dormirait tranquille si sa belle-fille n’était pas venue s’ouvrir les veines justement dans sa baignoire, le laissant éveillé et apte à consulter son pager, gonflé d’une colère contre le monde entier pour la vie injuste que lui font mener les truands. Robert De Niro irait couler des jours tranquilles aux îles Fidji si son démon particulier ne le poussait, alors qu’il se dirige vers l’aéroport muni de tout le viatique pour une nouvelle vie, à se venger du gros con nazi qui a fait foirer son récent braquage et qui a dénoncé son ultime coup de la banque, déclenchant une fusillade monstre dans les rues de Los Angeles. Un quart d’heure de trop… voilà ce qui lui a manqué. Le duel final sur les pistes de l’aéroport de Los Angeles la nuit est épique mais se termine par l’élimination de l’un d’entre eux. Pas de vainqueur, juste la vie – qui est tragique et choisit au hasard – et ne se perpétue que par les femmes qui restent sur le bord. Ou la lumière de Dieu, puisque les projecteurs s’allument à l’ultime moment pour que l’un tire d’abord en ayant vu l’ombre de l’autre.

Le bien, le mal, ne sont au fond que relatifs. Il y a de vraies ordures qui ne méritent pas le nom d’humains et qui peuvent être éliminés sans remord, tel Waingro (Kevin Gage), chevelu et barbu, croix gammée tatouée sur le sternum, tueur en série de putes de 15 à 17 ans et tueur des gardes du fourgon blindé lors du premier braquage. Pour les autres, ils ont tous leur faille, tel Chris (Val Kilmer), amoureux fou de sa blonde plus intéressée par le fric que par l’aventure (Ashley Judd), écartelée entre balancer ou élever son fils, mais qui ne trahira pas son mec en coopérant avec les flics puis en faisant discrètement signe à Chris de filer au moment où il va être appréhendé. Les braqueurs ne volent pas les petites gens mais les financiers voleurs, ils ne tuent pas le quidam mais seulement les flics et les méchants. Sauf qu’une erreur de casting leur a fait engager Waingro le psychopathe au dernier moment et que ce démon a tout fait foirer. Tout. Comme si le Diable biblique en personne s’en était mêlé, ce qui n’est probablement pas par hasard, tant les Yankees sont imbibés de Bible et profondément superstitieux du diable et du bon dieu.

Mais ça marche. J’ai vu trois fois le film et je le trouve envoûtant à chaque fois.

DVD Heat de Michael Mann, 1995, avec Al Pacino, Robert De Niro, Danny Trejo, Val Kilmer, Jon Voight, Tom Sizemore, 20th Century Fox 2017, 2h43, standard €8.32 blu-ray €11.99

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Notre-Dame est l’inconscient français

Quand il fait beau, la façade de Notre-Dame de Paris resplendit de cet ocre un peu gris de pollution du calcaire parisien. Par contraste, l’intérieur apparaît bien sombre. Autant le bâtiment se dresse sur son île, fier et serein au soleil, autant l’intérieur paraît une caverne où rôdent les non-dits et les tabous de l’inconscient. Les vitraux clairs et les grandes rosaces ne suffisent pas à éclairer le ventre du bateau malgré ses 48 m de large et ses 35 m sous la voûte. La grand porte a même été ouverte pour assurer plus de lumière.

C’est que, si la nef a été bâtie durant le 13ème siècle optimiste, le décor intérieur date de la restauration fin 19ème, une époque à la fois rationaliste et mystique, à peine sortie de trois tourmentes révolutionnaires et de deux empires, à la démographie déclinante, victime de sa première grave défaite face à son voisin prussien, aspirant de tous ses pores à la stabilité et au conservatisme.

Les chapelles qui défilent de part et d’autre de la nef – il y en a 14 – sont un catalogue des bondieuseries dont raffolait la bourgeoisie bien-pensante des débuts de la République troisième. Dans les chapelles de droite, c’est le coin des hommes : un saint Pierre de bois, un saint François-Xavier se penchant pour baptiser un très jeune Annamite presque nu, un Monseigneur se pâmant devant la mort proche avec une belle maxime oratoire pour Chambre des députés, une peinture « gothique » à la Walter Scott pour saint Denis.

Les chapelles de gauche, côté portail de la Vierge, rassemblent les femmes : une sainte Clotilde, une Sainte-Enfance, une Vierge noire de la Guadalupe, une Vierge de Bonne-Grâce. Nous sommes presque en Amérique latine tant les particularités des dévotions se ramifient. A chacun son intercesseur, comme s’il n’existait pas de Dieu unique ou qu’il fallait une mère différente pour chacun. Le visiteur croyant fabrique sa petite mixture votive d’une bougie allumée, accompagnée ou non d’un « vœu », d’une prière vite murmurée ou d’un grand silence de contemplation, certains les yeux fermés. Il y a de la superstition et du théâtre dans ces dévotions-là.

Nous sommes loin de l’illumination mystique qui a saisi Paul Claudel en cette nuit de Noël 1886, à 18 ans, près « du deuxième pilier à l’entrée du chœur, à droite de la sacristie ». Tout près de la statue dite « de Notre-Dame de Paris ». Déchiré entre son lyrisme hormonal-poétique (il admirait Rimbaud) et « le bagne matérialiste » de son lycée où officiait Mallarmé, entre l’amour de la chair et l’amour de Dieu, il transposera cette crise morale et mystique dans Tête d’Or. Ne plus douter, ne plus avoir à décider, ne plus être responsable de son destin, quel soulagement !

Je respecte infiniment ces révélations intimes et la foi tranquille qu’elle génère par la suite. Mais je ne peux qu’observer qu’il s’agit d’une démission de l’existence ici et maintenant, d’une peur de la liberté et d’une angoisse du tragique, d’un déni de responsabilité pour équilibrer les contraires de la nature et de l’homme. Claudel : « Ô mon Dieu (…) je suis libre, délivrez-moi de la liberté ! » (2ème des cinq Grandes Odes). Il a envisagé un temps de recevoir le sacrement de l’Ordre pour devenir prêtre ou de se soumettre à la Règle monastique.

Je ne vois pas autre chose dans la France d’aujourd’hui, comme quoi le catholicisme est tellement ancré dans la culture française qu’il ne s’en distingue plus. La liberté « libérale » fait peur, entreprendre apparaît un calvaire, le grand large « mondial » angoisse, la responsabilité existentielle est trop lourde : « au secours l’État ! Que fait le gouvernement ? » La majeure partie des jeunes Français rêve d’être fonctionnaire, les partisans du « non » à l’Europe rêvent d’une mythique forteresse publique France, toute la gauche naïve s’est effondrée dans la démagogie unibversaliste plutôt que de se confronter aux autres Européens réels et aux problèmes concrets du quotidien, toute la droite se cherche dans un « gaullisme » qui s’affadit d’année en année.

La France est-elle ce pays « laïc » qu’elle revendique ? La laïcité ne nie pas la foi, elle la place à côté, dans l’ordre de l’intime ; le public se doit d’être neutre, rationnel, équilibré. Mais nombreux sont les Français imbibés de catholicisme sans le savoir, depuis les Révolutionnaires jusqu’aux derniers écolo-gauchistes. Les rationalistes de 1789 ont fait de Marianne le symbole de la République : Marie-Anne, le prénom de la Vierge et le prénom de sa mère accolés, quel beau pied de nez à ces « radicaux » qui ont coupé la tête de son représentant de droit divin sur terre – comme naguère les Juifs ont crucifié Jésus – mais n’ont pas remis en cause la décision de Louis XIII de placer son royaume sous la protection de la Vierge Marie ! Et qui ont des trémolos dans la voix aujourd’hui devant « la catastrophe » de Paris, s’appropriant Notre Drame.

Rappelons les lourdeurs d’Aragon à la gloire de Staline, pesantes et bien-pensantes. Rappelons aussi l’hystérie émotionnelle qui a suivi la mort du même Staline auprès de laquelle celle de Jean-Paul II a fait pâle figure. Rappelons encore l’adoration de Mao par les catho-progressistes du quartier Latin, le Grand Timonier terrassant l’hydre capitaliste tel saint Michel. Puis ce fut le Che Guevara christique des forêts boliviennes, écrivant chaque jour son évangile de bonne parole et crucifié torse nu sur la porte de bois où les militaires qui l’ont abattu l’ont placé pour la photo. Nous avons aujourd’hui l’invocation à Gaïa-Notre-Mère des écologistes mystiques qui se sont battu pour Notre-Dame des Landes, l’Enfer climatique qui menace de nous griller et la Vertu outragée comme le Christ, recyclée en gauchisme moral où la pose l’emporte sur l’idée.

Le recours à Dieu, comme à son substitut récent, l’Etat, est un refus de la concurrence, de l’émulation, de la comparaison, de la confrontation à l’autre ; un refus de sa propre culture, la culpabilité de son identité historique, un repli sur l’Absolu comme refuge – le Dieu sauveur à la fin des temps (qui sont proches depuis mille ans). La « démocratie » fatigue parce qu’elle est discussion publique où il faut débattre, vote citoyen où il faut convaincre, marché ouvert où il faut négocier et s’allier pour faire force. Comme tout cela épuise ceux qui voudraient simplement jouir ! Comme si leur niveau de vie était un acquis intangible, leur bonheur intime un droit immuable – et qu’il ne faudrait jamais faire effort, s’investir, prouver.

Toutes ces croyances soi-disant « progressistes » apparaissent comme les avatars du vieux culte catholique dans sa variante française, un peu gallican mais pas trop, révérencieux de la hiérarchie et des pompes du pouvoir, soucieux d’ordre et de statuts, recréant la monarchie et sa cour d’énarques ou de caciques de parti dans la République même. Les contradictions sont dans l’homme mais certaines cultures leur trouvent une tension positive ; pas la France, toujours portée à la scolastique et à l’abstraction théologique, que ce soit pour interpréter la Bible, les textes de Foucault ou Lacan, les actes de Sartre, les articles du projet européen, les mesures d’Emmanuel Macron ou le concours pour reconstruire ou non la flèche de Notre-Dame.

Devant les bondieuseries du ventre de Paris en sa cathédrale, ce sont ces réflexions qui me sont venues à l’esprit, du temps encore proche où l’on pouvait pénétrer à l’intérieur. Il faudra désormais attendre des années pour y revenir. Les platitudes de l’art sulpicien conformiste et bien-pensant qu’on y voit font peut-être rire les gens de gauche naïfs de notre temps. Ils se croient bien au-delà mais ils ne s’aperçoivent pas que leurs discours ressortent les mêmes platitudes de pensée et les mêmes arguties « subtiles » utilisées par la foi catholique décrites à Cluny au 11ème siècle par Dominique Iognat-Prat, Ordonner et exclure, et pour notre temps par Marc Lazar, Le communisme, une passion française. De biens beaux livres sur l’inconscient religieux français.

Seules, les rosaces élèvent un peu l’esprit. Elles sont des trous de lumière dans ce trou noir de la nef.

La rose nord est légèrement inclinée, les verres à dominante violette montrent de très haut des scènes de l’ancien Testament. Le violet est signe de l’attente du Messie.

La rose sud est droite dans ses bottes, plus sereine car elle évoque depuis 1270 le nouveau Testament au soleil rayonnant de l’extérieur qu’elle filtre de ses tesselles colorées.

La rose ouest de la façade a été refaite par Viollet-le-Duc fin 19ème et la Vierge y trône en majesté, entourée des Travaux, du Zodiaque, des Vices et des Vertus. Je n’y vois pas le capitalisme, ni le « service public » – serait-ce pour la prochaine restauration ?

Ces Français convertis par l’Europe au nationalisme-social sous la férule ordo libérale allemande savent-ils qu’Henry VI, roi d’Angleterre, a été couronné ici ? C’était il y a plus de cinq siècles, en 1430. L’Europe se formait déjà et malgré tout.

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Un monde parfait de Clint Eastwood

Dans un monde parfait, chacun réaliserait ses rêves. Or il n’en est rien : la religion vous contraint de ses commandements et interdits, la société vous juge et vous emprisonne, les commerçant et les voisins vous dénoncent, les flics vous traquent, les parents vous dressent, les copains se moquent de vous si vous n’êtes pas conforme. Le monde est une jungle où il faut se battre, où chacun est seul et choisit ses compagnons.

En 1963, deux condamnés s’échappent du pénitencier d’Huntsville au Texas. Butch (Kevin Costner) est le plus intelligent et le moins pourri, Terry (Keith Szarabajka) le plus violent, bête et égoïste. Ils prennent en otage un employé revenu chercher du travail le soir avec sa grosse bagnole ; c’est probablement Terry qui le tue et le fourre dans le coffre. Les deux s’approprient ses vêtements pour ressembler à tout le monde. Pour chercher une nouvelle voiture, qui sera moins recherchée au matin, les deux arpentent une rue résidentielle à la recherche d’une Ford. Terry avise une femme en train de cuisiner le petit-déjeuner (Jennifer Griffin), tous rideaux ouverts, dans la nuit encore sombre à cette période d’Halloween. Il s’invite dans la maison et empoigne la femelle, dans l’intention d’assouvir sa frustration.

C’est alors que surgit le fils de 8 ans, Philip (T.J. Lowther – 7 ans au tournage), que Terry renvoie d’une baffe au sol. C’en est trop pour Butch : il abat la crosse du pistolet pris à l’employé pénitentiaire sur la tête de son comparse qu’il n’aime pas. On ne touche pas aux femmes, elles ne sont pas des putes ; on ne bat pas un enfant, c’est lâcheté.

Ces prémisses donnent le ton du film. Les voisins réveillés, les deux fuient en emportant Philip en otage, vêtu d’un haut de pyjama et d’un slip blanc. Terry est furieux, excité, la chemise ouverte, la grande gueule. Il tape à nouveau Philip sur la tête, par agacement. Butch devrait se séparer de ce partenaire encombrant mais il doit d’abord trouver une voiture moins repérable. Dans une station-service de péquenot, au bout de nulle part (sans même le téléphone), il achète des sodas, des cigarettes et des chewing-gum (tous les plaisirs commerciaux yankees des années soixante). Pour jouer, il demande à Philip de pointer le pistolet sur Terry comme dans les films et de presser la détente s’il fait un geste. Le petit garçon n’en mène pas large mais s’investit de cette responsabilité, l’arme trop lourde tremblant un peu dans ses mains. Terry parvient à le circonvenir, sans trop de mal, en lui demandant de voir sa bite qu’il trouve riquiqui ; il s’empare de l’arme – mais Butch a pris la précaution de la vider de ses balles. Comme Philip s’enfuit dans les maïs, Terry le traque, avide de lui faire passer un mauvais quart d’heure (viol et meurtre, faute d’avoir eu la mère ?). Mais il tombe sur Butch, revenu des courses, qui a vu la porte de la voiture ouverte et du mouvement dans les maïs. Il descend Terry sans aucun scrupule.

Commence alors une fuite à deux, Philip, surnommé Buzz, étant instauré compagnon de cavale jusqu’en Alaska, où une carte postale envoyée jadis par le père de Butch l’a toujours fait rêver : la nature sauvage, le Wild des pionniers, une nouvelle vie lavée de l’ancienne dans un monde neuf. Sauf que l’Alaska est à 3000 km du Texas et que toutes les polices sont à la recherche des évadés. La quête est tragique car perdue d’avance, mais le chemin est beau.

Car Butch, élevé dans un bordel, a très peu connu son père, engagé dans des vols et cambriolages et souvent en prison, comme l’apprend l’envoyée du gouverneur (Laura Derr) au shérif Red (Clint Eastwood), récitant ses « dossiers ». Philip a un père « en voyage », ce qui veut dire parti, traduit Butch. Elevé par sa mère avec ses deux sœurs dans l’austérité des Témoins de Jéhovah pour lesquels toute fête est bannie comme toute sucrerie, il n’a pu se déguiser et courir les rues lors d’Halloween la veille, à l’inverse de ses copains qui ont lancé des fruits pourris sur sa fenêtre. Il ne connait la barbe à papa que par ouï-dire et n’a vue les montagnes russes de la fête foraine qu’en photo. Les deux font la paire, Butch en père de substitution qui initie au monde réel et Philip en fils aidant. Même si Butch refuse d’endosser la responsabilité d’un « fils », Philip s’obstine à l’aimer pour papa : en témoigne la scène où le garçon prend la main de l’adulte, qui la lâche ; la reprend, est rejeté – et la reprend une troisième fois (chiffre symbolique de la Bible) pour être enfin accepté.

Butch, après avoir changé de voiture pour une grosse Ford jaune prise à un fermier et dont Philip envoyé en reconnaissance « comme un Indien » a repéré les clés sur le tableau de bord et la radio, s’arrête dans une petite ville pour acheter des vêtements décents à Philip, et celui-ci en profite pour dérober un déguisement de Kasper le fantôme, dont il rêve pour Halloween. « Voler, c’est mal ; mais quand tu n’as pas d’argent, il peut y avoir une exception », déclare sentencieusement Butch à Philip dans la voiture. Des flics locaux ont repéré la voiture recherchée mais, inexpérimentés et balourds comme il se doit, se voient défoncer leurs voitures et assistent impuissants à la fuite de la Ford. Pendant ce temps, le shérif et sa profileuse ont emprunté au gouverneur une caravane de propagande destinée au lendemain, que le chauffeur envoie dans le décor en une scène burlesque qui sert à détendre l’atmosphère.

Plus loin, une famille qui pique-nique sous les arbres attire le regard du couple père-fils récent : voilà peut-être qui ressemble à un monde parfait. Après une scène comique où Butch arrête la voiture en côte pour aller observer la sortie de route (et aperçoit les flics qui contrôlent les voitures), où Philipe heurte du coude le levier de prise et où la Ford part en marche arrière et passe au ras de la station-wagon de la famille, où le petit garçon, sur les conseils de Butch, parvient à appuyer des deux pieds sur la pédale de frein, les deux se retrouvent dans la voiture de la famille, délaissant la Ford « à faire réparer ». Ils passent le barrage de flics sans problème, Philip dans les bras de Butch, sans présenter le moins du monde l’image d’un otage terrifié. Ils auraient bien continué avec ces gens aimables, mais la mère comme le père s’énervent sur leurs deux enfants qui ont renversé du soda sur les sièges de la voiture neuve. Une gifle part. C’en est trop pour Butch, qui décide d’arrêter là. Sauf qu’il laisse la famille et les bagages au bord de la route et « emprunte » la voiture. On ne bat pas les enfants – même si, dans les années soixante, c’était très courant.

Même chose le lendemain, après avoir passé la nuit dans la voiture planquée dans un champ de maïs. Réveillés par le fermier noir (John M. Jackson) qui moissonne la nuit pour le propriétaire « parce qu’il fait moins chaud », ils sont invités à venir dormir chez lui, encore une fois très aimablement. Le fermier a sa femme et son petit-fils de 6 ans à la maison et tout se passe bien, familialement, avec jeux et danse sur un vieux disque. Mais le monde n’est décidément jamais parfait. Le grand-père gifle le petit-fils qui voulait encore jouer avec Butch, alors que la radio a donné le signalement de l’évadé et de son otage de 8 ans.

Butch menace de son pistolet le fermier, demande à Philip d’aller chercher dans la voiture la corde qu’il a acheté, et ligote la famille après avoir exigé que le grand-père déclare à son petit-fils qu’il l’aime. Et avec conviction : la parole fait advenir, sur le modèle de Dieu lorsqu’il créa le monde. Dire à quelqu’un qu’on l’aime, avec tout son cœur, fait qu’on l’aime, même s’il est imparfait.

Mais Philip, qui sursaute à tout geste de violence, ne supporte pas les menaces de Butch envers ceux qui les ont accueillis. La scène est longue et intense, mais nécessaire pour expliquer le geste qu’aura Philip. Il s’aperçoit que Butch n’est pas un enfant de chœur et qu’il est capable de transgresser beaucoup d’interdits (Butch est l’abréviation de boucher). Sur l’exemple qu’il lui a donné avec Terry, il pointe le pistolet laissé à terre sur lui et, sur un geste de trop, tire. Puis il s’enfuit au-dehors, prenant la précaution d’enlever les clés de la voiture du tableau de bord et de jeter le pistolet dans un puits.

C’est désormais la fin. Butch sait que c’en est fini. Il laisse un canif près des otages pour qu’ils se libèrent et part retrouver Philip. Il sait qu’il est allé trop loin et cherche le pardon. Il est gravement blessé à l’aine gauche, il va probablement mourir. La police locale et fédérale est vite prévenue et une horde de flics entoure le pré où il s’est écroulé. Philip, qui a grimpé à un arbre, descend lorsqu’il voit Butch blessé ; il est désolé. Il l’aime, au fond, cet homme qui, ces trois derniers jours, l’a fait sortir de sa routine puritaine. Il porte son costume de Kasper le fantôme, dont il a déchiré le dos en passant sous un barbelé.

La scène finale est pleine d’émotion, le shérif Red – qui en fait trop dans le genre « revenu de tout » – aidé de la profileuse du gouverneur (Laura Derr) – qui ne sert pas à grand-chose, sinon de faire-valoir à Red et de manifeste féministe – sont en faveur de la négociation pour laisser une chance de rédemption ; le FBI et son tireur d’élite « qui fait son boulot » et qui « aime ça » sont d’un autre avis. Malgré sa mère arrivée en hélicoptère, à qui Butch fait jurer par haut-parleur d’emmener Philip sur les montagnes russes et de l’autoriser à manger des sucreries, le petit garçon ne veut pas le quitter, toujours très expressif du visage et de la bouche. Malgré le sang qui le macule, il le serre dans ses bras ; il sait qu’il ne le reverra qu’au paradis, s’il existe.

Je vous laisse découvrir comment tout cela finit mais, sans nul doute, nous ne vivons pas dans un monde parfait – surtout au Texas.

DVD Un monde parfait, Clint Eastwood, 1993, avec Kevin Costner, Clint Eastwood, Laura Derr, T.J. Lowther, Warner Bros 2011, 2h13, standard €9.49 blu-ray €11.80

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Le prochain krach en octobre ?

1929, (…) 1987, 1998, 2001, 2008… Tous les dix ou douze ans un krach imprévu survient, venu de nulle part, anticipé par personne ou seulement par ceux qui crient au loup pendant des années et ont un fois sur dix ans raison. Or c’est dans la panique que l’on fait les meilleures affaires parce que la raison est lâchée et que tout le monde crie sauve-qui-peut. Mais il n’y a jamais urgence à intervenir car une panique s’étend par vagues comme un incendie et qu’elle ne s’éteint pas de suite, pas avant que les « mains faibles » aient éradiqué jusqu’à la dernière trace de risque en vendant tout ce qui leur est possible. Trump trompe les Etats-Unis en déclenchant une suicidaire guerre commerciale (surtout à ses alliés) et booste artificiellement la croissance par des baisses massives d’impôts – au détriment de l’équilibre budgétaire et de l’endettement d’Etat. Mais Trump s’en fout, il ne joue qu’à court terme : les élections à mi-mandat puis sa réélection dans deux ans –– et que crève l’Amérique du moment que la Vérité qui est la sienne, l’histoire qu’il se raconte, est crue par les gogos.

Nous vivons dans un monde tragique. Contrairement au monde platonicien où tout est dans l’ordre – hors du monde – le monde tragique est mi-figue mi-raisin, toujours. Il n’y a pas « d’autre monde possible » ni de Dieu salvateur, ni de souverain Bien, ni de Loi de l’Histoire, ni de Vérité qui n’attend que d’être « révélée » comme si elle existait déjà, sous-jacente : il y a au contraire l’infini complexité du monde naturel et des profondeurs humaines. Le pire et le meilleur – toujours. Le yin et le yang, mêlés, ce petit point de couleur opposée dans la virgule de l’autre. Le tragique est notre monde ; le monde des Idées (de Platon, de Hegel, de Marx et des marxistes, du Pape et des croyants de la finance) n’est pas le monde réel mais le monde rêvé.

Si la crise financière a été si grave et si longue depuis 2007-2008, qu’un moment rien n’a valu plus rien, c’est à cause de la croyance souveraine en la Vérité en soi, la Modélisation et la Sophistication.

La vérité

Lehman Brothers, la banque qui a fait la retentissante faillite dont on fête les dix ans ces temps-ci et qui a déclenché la panique financière globale en quelques semaines dans le monde entier, a fait comme toutes les entreprises : elle a parqué des engagements dans le hors-bilan. Enron avait fait pareil (ce pourquoi elle a elle aussi fait faillite en 2002) et cela continue. Pourquoi ne pas changer le modèle comptable ? Pourquoi croire tellement en la Vérité – la transparence, la confession publique, le grand déballage pipole à l’américaine – qu’il faille autoriser que certaines dettes ne figurent pas au bilan et évaluer en comptabilité tous les engagements à terme au seul prix de marché instantané ? Cela fonctionne tant qu’un marché fonctionne ; mais quand il n’y a plus que des vendeurs (dans les situations de panique) le meilleur actif ne « vaut » plus rien ; il n’a « pas de prix » parce que personne n’est capable de proposer un quelconque prix – personne ne veut acheter ! La Vérité platonicienne n’a que faire des pauvres larves qui se traînent sur le sol : pas de prix, pas de valorisation – et que tous les Lehman du monde fassent faillite du moment que la Vérité comptable et immuable rayonne.

Les modèles mathématiques

Se souvient-on encore du fonds LTCM, en faillite virtuelle en 1997 avant que la Fed n’appelle à la rescousse un pool de banques (dont Lehman…) pour le sauver ? Ce fonds qui spéculait sur l’avenir avec un effet de levier colossal avait été fondé par des prix dits « Nobel » d’économie et était alimenté de modèles mathématiques qui tournaient dans de jeunes têtes bien pleines. Sauf qu’un modèle n’invente rien : il ne sort que ce que vous lui avez entré, la moulinette en plus… Or, rien de ce qui est humain n’obéit aux lois impeccables de la physique – ce pourquoi on désigne les sciences en question d’« humaines ».

Si vous entrez dans un modèle des données passées, il vous sortira la probabilité que le passé ressemble à l’avenir – jusqu’à ce qu’une aile de papillon engendre un cyclone (ce qu’on appelle par euphémisme les « queues de distribution »). Le risque est très peu « probable » mais, lorsqu’il survient les 1 % du temps calculé, vous le subissez à 100 % ! Où a-t-on modélisé le comportement de foule et la panique des marchés ? Si, chez les analystes, le risque disparaît si volontiers qu’ils projettent à l’infini le taux de croissance long terme évalué aujourd’hui (oui, à l’INFINI !) – dans le monde réel, humain, qui a une fin, le risque existe. On ne fait pas boire un âne qui n’a plus soif, mais un analyste ou un modélisateur, si. Il a « raison » puisque le calcul le démontre – et que tous les Lehman du monde fassent faillite du moment que le Modèle mathématique immuable rayonne et que les procédures de théoriques sont rigoureusement appliquées.

La sophistication financière

L’économie, au fond, c’est assez simple : faire avec ce qu’on a pour produire plus que les éléments épars. Mais l’économie est trop simple, trop vulgaire de bon sens pour les sectateurs de Vérité armé du Modèle mathématique. Tout est calculable, disent-ils, et du moment que tout est Vrai (transparent, étalé, disséqué, oublié à force d’être sous votre nez) – rien de faux ne peut arriver. Tous les établissements financiers (banques, assurances, fonds de pension) qui détiennent des actifs ont procédé à des échanges de ces actifs par swaps et autres opérations à terme ; à de la titrisation de prêts plus ou moins risqués, au mélange dans des produits sophistiqués des risques pour offrir une façade acceptable ; à des ventes et des couvertures de ces mêmes produits dans un sens et dans l’autre.

Tout cela théoriquement se calcule, volatilité historique et risque instantané, perte maximum probable. Avec cela, on se croit invulnérable. Voire… comme les opérations sont complexes, très nombreuses et conclues pour des années, toute situation de panique fait entrer dans le brouillard. Plus personne ne sait qui a quoi et qui doit quoi à qui. Il y a pour des années de cadavres dans les placards, subprimes, asset-backed security (ABS), Special Purpose Vehicle (SPV), Special Purpose Company (SPC), Structured Investment Vehicle (SIV), Asset-backed security (ABS), Residential Mortgage Backed Securities (RMBS), Commercial Mortgage Backed Securities (CMBS), Collateralised debt obligation (CDO), Collateralised Bond Obligation (CBO), Collateralised Loan Obligation (CLO), Collateralised Commodity Obligation (CCO), Collateralised Fund Obligation (CFO),    Collateralised Foreign Exchange Obligation (CFXO), Whole Business Securitisation (WBS), etc. Trop compliqué, trop répandu, trop abstrait. Il suffit de seulement 8 % de l’actif en réserve pour obtenir des agences la meilleure notation AAA…

Une grande banque française que je connais bien, farcie de tête d’œuf formatées aux seuls maths dans leur courte existence, ne craignait pas d’affirmer que leur « modèle des spreads de swap » avait « recours à un modèle de corrections d’erreurs qui permet de distinguer les tendances de long terme des chocs court terme éphémères. » Et d’assurer, un peu plus loin dans le texte que « la modélisation offre une robustesse et un pouvoir prédictif élevé. » Certes… quand toutes choses sont égales par ailleurs. Ce qui justement n’est jamais le cas dans les périodes de panique mais qu’importe – et que tous les Lehman du monde fassent faillite du moment que la Sophistication raffinée de la finance rayonne.

Vérité, Modélisation et Sophistication sont la rançon de la Raison pure, ce tropisme platonicien qui sépare le souverain Bien (toujours hors du monde, dans l’abstrait des idées) de la dégradation réelle, concrète, terrestre. A long terme ? « Mais nous serons tous mort ! » s’écriait John Maynard Keynes. Lui, au moins, était un économiste qui avait compris que la science humaine n’est pas mathématisable de part en part et que subsistera toujours cette incertitude du risque : justement parce que nous sommes mortels et que nous n’avons pas le temps. Keynes fut l’un des rares économistes à être devenu riche en investissant personnellement en bourse. En 1929, il a élaboré sa fameuse Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie que tout le monde cite encore sans probablement l’avoir lue.

L’excès de dettes pourrait engendrer une panique, donc un retrait de tous de tout, et un krach. Pas l’équivalent de 1929 ou de 2018, qui n’a lieu semble-t-il qu’une fois par siècle, mais quand même. Et avec le paon gonflé d’ego à la tête de la (pour l’instant) première puissance mondiale, le risque croit très fort. Soyez-en avisé !

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Vladimir Nabokov, Lolita

Avec ce grand roman en anglais, fondamental dans l’œuvre de l’auteur, nous abordons le scandale. Qu’il en soit ainsi : la morale est sociale et non universelle ; la Bible elle-même regorge d’exemple de fillettes livrées aux hommes. Mais il s’agit ici du portrait esthétique d’une passion irrésistible d’un homme mûr pour une préadolescente de douze ans, Dolorès Haze, alias Dolly, Lola, Lo ou Lolita. Ce prénom est devenu un terme de psychologie, c’est dire si l’auteur a frappé juste.

Ecrit entre 1947 et 1954, le roman ne fut édité qu’en 1955 en anglais à Paris, après cinq refus d’éditeurs américains, puis immédiatement interdit au Royaume-Uni et, sur leur demande, en France. Mais cette censure moraliste fit scandale et le roman fut enfin publié aux Etats-Unis en 1958 et traduit en français par Gallimard en 1959. Ce fut un succès immédiat, signe que le public était mûr (et que les années folles des sixties se préparaient) ; Stanley Kubrick (toujours dans les bons coups) en arracha les droits pour un film paru en 1962 avec la sensuelle Sue Lyon et l’infâme James Mason.

« Bien que le thème et les situations soient indubitablement chargés de sensualité, l’art en est pur et le comique hilarant », écrit Nabokov à Edmund Wilson le 30 juillet 1954. La passion existe, même si elle est condamnable, et se déploie avec tous ses chatoiements. Le lecteur est impliqué dans le récit, sollicité d’images, bercé d’allitérations et d’assonances, abreuvé de références. Cette passion est tragique parce qu’il y a mort inévitable et que Lolita ne jouit pas – le contraire serait immoral pour la morale chrétienne des années 50. Humbert Humbert, le narrateur (qui n’est pas l’auteur !) a pour mythologie personnelle une scène primitive vécue à 13 ans avec une fille de son âge, Annabel, sur les bords de la Méditerranée. Les deux adolescents s’étaient excités et allaient consommer lorsque deux baigneurs sortis de la mer ont crié des encouragements obscènes, ce qui a coupé leur élan. Le lecteur retrouvera cette scène dans un roman ultérieur, Ada. De cette frustration est née la fixation de l’adulte sur les nymphettes.

Qu’est-ce donc qu’une nymphette ? La réponse est approchée en 1ère partie chapitre V : « On trouve parfois des pucelles, âgées au minimum de neuf ans et au maximum de quatorze, qui révèlent à certains voyageurs ensorcelés, comptant le double de leur âge et même bien davantage, leur nature véritable, laquelle n’est pas humaine mais nymphique (c’est-à-dire démoniaque) ; et, ces créatures élues, je me propose de les appeler ‘nymphettes’ » p.819 Pléiade. Toutes ? Non. Certaines très jeunes filles résistent à « ce charme insaisissable, sournois, insidieux, confondant », à « cette grâce elfique ». Certains « signes ineffables – la courbure légèrement féline d’une pommette, la finesse d’une jambe duveteuse » p.820 – ne trompent pas la victime trop sensible. L’auteur (ou plutôt le narrateur) se place délibérément en défense passive : un démon l’a saisi, une enfant l’a charmé, il n’y est pour rien et n’a fait que réagir. Lolita ressemble « à la Vénus rousse de Botticelli » dans La naissance de Vénus (p.1094). Le roux est souvent associé au Malin dans la mythologie chrétienne ; on dit même que Judas était roux. D’ailleurs, après moult pages d’approche où Humbert, prêt à refuser la chambre vieillotte qu’il doit louer dans la petite ville où il va enseigner la littérature, tombe en arrêt devant Lolita en maillot de bain au jardin, prend la location puis finit par épouser la mère, se voit démasqué parce que la garce a fracturé sa commode pour en lire les carnets intimes, mais sauvé parce que la futile insane est sortie en courant poster trois lettres et s’est fait renverser par une voiture, Humbert se fait violer par Lolita et non l’inverse au chapitre XXIX : « ce fut elle qui me séduisit » p.945.

C’est que la soi-disant petite fille de 12 ans s’est fait initier à la nymphomanie par une copine en camp de vacances à 11 ans, puis a sauté le pas à 12 ans avec une autre et Charlie, « un gamin espiègle aux cheveux roux » (chapitre XXVII p.921), le fils de la directrice de 13 ans, le seul mâle à la ronde. « Chaque matin pendant tout le mois de juillet » Lolita, sa copine et Charlie partaient en canoë et dans « la somptueuse forêt innocente qui regorgeait de tous les emblèmes de la jeunesse, rosée, chants d’oiseaux, et alors, en un certain endroit, au milieu du sous-bois luxuriant, on postait Lo en sentinelle, tandis que Barbara et le garçon copulaient derrière un buisson. (…) Et bientôt elle et Barbara le faisaient chacune leur tour avec le silencieux, le grossier, le bourru mais infatigable Charlie » chapitre XXXII, p.950. Constat sur l’Amérique des années cinquante par un émigré européen de fraîche date : « Les nouvelles méthodes d’éducation mixte, les mœurs juvéniles, le charivari des feux de camp et je ne sais quoi encore avaient totalement et irrémédiablement dépravé » Lolita, p.946. Vladimir Nabokov avait un garçon de cet âge pubère, Dmitri, né en 1934 et 13 ans en 1947. Ce ne sera pas la seule fois où le narrateur (et probablement l’auteur) note le pragmatisme yankee en matière sexuelle, la directrice du collège où Lolita sera placée exprimera les mêmes attentes éducatives : rencontrer les autres, se frotter aux garçons, apprendre son rôle de future épouse et mère – plutôt que l’histoire ou la littérature. Mais l’initiation physique trop tôt semble conduire à la frigidité, le jeune garçon « n’était pas parvenu à éveiller les sens de la petite. Je crois en fait qu’il les avait plutôt anesthésiés, même si ç’avait été ‘rigolo’ » p.951. Rigolo est ce que dit Lolita de cette expérience juvénile. Quant à Charlie, punition moralement chrétienne, il sera tué à 18 ans en Corée.

Humbert Humbert profite honteusement de la situation : puisque l’activité sexuelle est un jeu, il le pratique matin et soir avec elle, qui finit par s’en lasser. Pour ne pas se faire remarquer, le couple se lance dans un tour d’Amérique, de motel en hôtel, dans la vieille guimbarde des Haze. L’adulte est « cet homme au cœur tendre, à la sensibilité morbide, infiniment circonspect », comme le décrit l’auteur en apostrophant le lecteur au chapitre XXIX p.942. Il veut protéger sa nymphette tout en la gardant pour lui jusqu’au temps fatidique des 15 ans où elle deviendra trop femme. Or, « en raison peut-être de ses exercices amoureux quotidiens et malgré son physique encore très enfantin, elle irradiait une sorte de nitescence langoureuse qui plongeait les garagistes, les chasseurs dans les hôtels, les vacanciers, les ruffians au volant de luxueuses voitures, les béjaunes boucanés au bord de piscine bleues, dans des accès de concupiscence… » p.973. Lolita en « était consciente, et je la surprenais souvent coulant un regard en direction de quelque beau mâle, quelque type armé d’un pistolet à graisse, avec des avant-bras musclés et mordorés et une montre au poignet » p.973. Le lecteur notera l’humour de l’expression et la somme de significations qu’elle contient : Lolita devient pute et elle aime la vulgarité brute (à la Charlie), intéressée par tout ce qui brille (ici la montre, ailleurs la belle voiture). La préadolescente aura d’ailleurs un orgasme en plein air parce qu’elle est regardée par son nouvel amant, auteur dramatique pervers et manipulateur mais musclé et moustachu, p.1057.

Deux années passeront, de 12 à 14 ans, avant que Lolita ne s’échappe de l’hôpital où elle se remettait d’un mauvais virus avec un autre que papa Humbert. Lequel la poursuivra de motel en hôtel sans jamais la rattraper, enquêtant pour retrouver celui qui l’a ravi à son ravisseur. Les indices sont donnés mais le sens échappe toujours, jusqu’à retrouver le sale type et à le massacrer. D’ailleurs l’âge de nymphette s’est enfui lui aussi. Une lettre de Lolita rappelle Humbert ; il la découvre mariée à un ouvrier velu, enceinte jusqu’aux yeux, « irrémédiablement ravagée à dix-sept ans » (partie II, chapitre XXIX, p.1101). Il l’aime toujours, mais comme un être, plus comme un corps. Ce qu’il se reproche le plus, c’est de l’avoir « privée de son enfance » p.1107. Même si elle usait de son corps en dépravée avec ses petits copains, il faut bien que jeunesse se passe… entre jeunes, pour apprendre la vie. Il se sentira coupable « tant que l’on ne pourra pas me prouver (…) que cela est sans conséquence aucune à très long terme » (II, XXXI). La « pédonévrose » (partie II, chapitre XXV, p.1079) est une maladie, pas une passion saine malgré « mon amour pour elle ».

Ce gros roman est riche et fera le bonheur du lecteur qui voudra bien se déprendre de son aversion moraliste. Il ne s’agit pas de prôner les amours illicites – et l’auteur montre combien ils sont toxiques pour les deux parties, même si l’auteur note finement aussi combien la législation de certains Etats américains autorisait le mariage de la fille à 12 ans. Il s’agit de sonder une passion qui existe – dans l’histoire comme de nos jours – de démonter ses mécanismes de fonctionnement, de montrer combien l’environnement éducatif et social « pragmatique » et « permissif » qualifié de « moderne » aux Etats-Unis favorise les dérives, d’exposer combien un amour fusionnel au-delà même de la chair peut être destructeur. Lolita est un grand roman de Nabokov, une expérience humaine qui ne laisse pas indifférent. Bien que le film soit un conte moral réussi, malgré l’ire des puritains, le livre offre des diaprures littéraires et une satire des milieux yankees inégalables. Je le préfère nettement.

Vladimir Nabokov, Lolita, 1955, Folio 2001, 551 pages, €9.40

DVD Stanley Kubrick, Lolita, 1962, avec James Mason, Shelley Winters, Peter Sellers, Sue Lyon (16 ans au tournage), Marianne Stone, Warner Bros 2002, 2h27, standard €8.33 blu-ray €10.65

Vladimir Nabokov, Œuvres romanesques complètes tome 2, Gallimard Pléiade 2010, édition de Maurice couturier, 1755 pages, €76.50

Vladimir Nabokov chroniqué sur ce blog

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Vladimir Nabokov, Brisure à senestre

Le titre est un terme d‘héraldique qui barre l’écu d’en bas à gauche à en haut à droite et indique la bâtardise. Il s’agit ici non d’une famille mais d’une époque, « une distorsion dans le miroir de l’être, un mauvais détour de la vie » selon l’auteur (introduction). Ecrit de 1942 (à Paris) à 1946 (aux Etats-Unis), Nabokov connaissait l’angoisse d’être mari d’une juive et père d’un petit garçon né en mai 1934 (8 ans en 1942 – tout comme David, le fils de Krug). Cela dans une époque où, chassé de Russie par le communisme dictatorial lénino-stalinien, puis d’Allemagne par le nazisme antisémite, il se sentait menacé dans sa conscience même. Bien qu’il veuille ses romans hors d’époque et centré sur des types humains, Nabokov est ici immergé dans son siècle tant celui-ci s’impose aux consciences : « univers de tyrannie et de torture, de fascistes et de bolchevistes, de penseurs philistins et de babouins en bottes de cuir » (introduction, p.606 Pléiade). Le dialecte inventé du pays imaginaire est d’ailleurs un mélange de russe et d’allemand – ces deux langues de la barbarie du temps.

Car le roman est une allégorie qui prolonge Invitation au supplice (paru en 1934 et chroniqué sur ce blog), où un homme est emprisonné puis condamné pour déviance au Peuple. Ici, Adam Krug est un philosophe universitaire reconnu qui vient de perdre sa femme à l’hôpital. La « révolution » gronde et chasse le régime ancien. Krug se croit au-dessus de la politique, indifférent au régime quel qu’il soit à condition que sa liberté de conscience soit assurée. Or c’est impossible dans un régime totalitaire – où la notion même de totalité rend politique tout comportement et toute conscience. Chacun doit penser comme le Peuple et selon les commandements de Dieu, même si le Dieu n’est qu’un Crapaud, laid, asocial et vil à qui ses condisciples enfants faisaient subir des avanies d’écolier. Krug ne le croit pas, Krug se trompe, Krug en pâtira. Son aveuglement est tragique.

Car deux dieux se disputent « Adam », le premier homme : l’auteur qui est le Créateur et Paduk le crapaud qui est un personnage déchu. Krug est sain, viril et bon ; Paduk est pervers, lâche et mauvais. Le dictateur, ayant amalgamé tous les timides, les exclus, les bancroches, impose sa loi qui est celle de son bon plaisir sous l’idéologie commode d’un certain Skotoma qui prône une égalité totale des consciences et des comportements. Scotomiser est le déni psychologique de faits vécus intolérables – peut-être est-ce un signe. Qui n’est pas conforme est « rééduqué » ; qui n’est pas rééducable est massacré. Or Paduk aimerait bien avoir comme caution réelle Krug, dont la pensée et les travaux sont reconnus à l’étranger. Pour cela, il va le tenter par le pouvoir (devenir président de l’université, puis ministre de l’Education), par l’argent (il triple son salaire) ; puis par la peur (il arrête un par un ses amis proches), et enfin par le levier ultime : son enfant.

Le sadisme impersonnel de l’Appareil se montre alors dans son implacable engrenage. Les nervis sont des illettrés bornés (les soldats sur le pont), des brutes épaisses (Mac le musculeux), des putes en chaleur à peine plus âgées que Lolita (Mariette) ou des adolescents de la « brigade des écoliers (…) attifés de chemises écossaises en laine dont les pans battaient » p.768 ; ils saisissent mal les ordres et les exécutent avec sauvagerie. David est séparé de son père et emmené. Paduk convoque Krug, son ancien condisciple bizuteur pour lui montrer désormais qui détient la force ; il reproduit son enfance. Krug est effondré par l’arrestation de son petit garçon laissé à des adolescents cruels qui le giflent et « l’écartèlent » pour le faire tenir tranquille ; il est prêt à tout accepter et tout signer pour lui. Reconnaissant de cette soumission, « l’Etat » lui présente un petit Krug qui n’est pas le sien mais le fils d’un homonyme qui a 12 ans : il y a « erreur » administrative. Le vrai petit Krug, David, a été emmené dans un centre pour jeunes délinquants où la « rééducation » consiste à reproduire chez la victime ce que Paduk a subi enfant : le bizutage agressif de condisciples plus âgés. La novlangue totalitaire invente le terme d’« ‘instruments de relaxation’ au profit des pensionnaires les plus intéressants ayant un casier judiciaire (pour viol, meurtre, vandalisme sur des biens appartenant à l’Etat, etc.» – le « etc. » est glaçant et le lecteur imagine sans peine l’échelle des sévices que va subir « la petite personne » (autre terme euphémisé de la novlangue) : « dans certains cas, le passage de ces inoffensifs pincements et bourrades, ou légers attouchements sexuels, à l’arrachement de membre, la rupture d’os, l’énucléation, etc. demandait un temps considérable. Il était inévitable qu’il y eût des accidents mortels, mais très souvent on pouvait rafistoler la ‘petite personne’ que l’on renvoyait ensuite vaillamment au combat » p.785.

C’est une véritable épreuve que progresser dans ce chapitre où Krug passe de mains en mains, de fonctionnaires en fonctionnaires, pour finalement arriver au centre pénitentiaire pour enfants situé dans les montagnes où on lui présente d’abord le manteau de David pour prouver qu’il s’agit bien de lui, puis un film ultime où on le voit commencer « l’exercice » de rééducation en étant livré aux fauves délinquants dans un pré, enfin l’infirmerie où peut voir l’insoutenable : le corps martyrisé de son petit, désormais sans vie.

Charitable, le dieu bon qu’est l’auteur rend fou son personnage, ce qui lui permettra, en une ultime confrontation avec le Crapaud, de reproduire la scène d’enfance en humiliant le chef devant tous, même si les balles finissent par arrêter sa carcasse mortelle.

« Le thème principal est donc le battement du cœur affectueux de Krug et la torture à laquelle est soumise une tendresse profonde. Le livre fut écrit pour ces pages où l’on voit David et son père ; c’est pour elles qu’il faudrait le lire » (introduction p.607.). Pour cela, et pour l’analyse profonde de la tyrannie – malgré les intertextes, autoréférences et autres pièges à critiques un brin irritants – j’aime beaucoup ce roman de Vladimir Nabokov. Ne cherchez pas la petite bête, lisez-le simplement, il se suffit à lui-même sans notes de bas de page.

Vladimir Nabokov, Brisure à senestre, 1947 revu 1960, Folio 2010, 320 pages, €7.80

Vladimir Nabokov, Œuvres romanesques complètes tome 2, Gallimard Pléiade 2010, édition de Maurice couturier, 1755 pages, €76.50

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Théâtre de sang de Douglas Hickox

Une antiquité horrifique à la gloire du théâtre anglais est devenue un film culte outre-Manche. Il est un peu étrange pour nous qui ne sommes pas tombés petits dans les pièces de William Shakespeare. Ce protée de la scène alterne honneur cornélien et farce moliéresque. Le film reprend l’esprit du théâtre élisabéthain dans le style loufoque anglais début des années 70.

Un acteur qui voue un véritable culte au grand théâtreux Shakespeare, Edward Lionheart (Vincent Price), est débouté d’une statuette de meilleur interprète qui lui revenait de droit. Mais les « critiques » lui reprochent d’en faire trop et surtout de se cantonner aux seuls rôles shakespeariens, ce qui ne fait pas de lui, à leurs yeux un « grand » acteur. Humilié, blessé, anéanti, Lionheart (cœur de lion…) se jette par la fenêtre de l’immeuble où les critiques boivent le champagne avant d’annoncer officiellement le lauréat, un jeunot prometteur au détriment du vieux.

Il a chu dans la Tamise (Thames) et passe pour mort. Sauf que, deux ans plus tard… L’un de ces critiques, bourgeois et impérieux comme tout British de la haute, est appelé au téléphone pour déloger des squatters dans un immeuble voué à la démolition qu’il a racheté. Il ne fait ni une ni deux, sûr de son bon droit, il prend son parapluie et enfile sa Rolls pour aller mettre de l’ordre. Mal lui en prend, la bande de clochards bourrés à l’alcool frelaté (un éthanol d’une belle couleur violette) lui font son affaire, sous les yeux de deux policemen immobiles. Avant de crever littéralement, de couteaux enfoncés dans sa carcasse comme Jules César aux ides de mars. L’un des policemen enlève son masque : c’est Lionheart qui se venge !

Cette première scène du premier acte du film n’est pas très accrocheuse pour le spectateur mais annonce toutes les autres, cette fois de vraies performances d’acteur. Le lion déchu prend ses rôles dans l’ordre et exécute les critiques félons selon la recette de chaque pièce : décapité au pointillé, percé de la lance comme Hector, noyé dans un tonneau de malvoisie, prélevé d’une livre de chair, grillée comme Jeanne d’Arc, gavé du pâté de ses propres enfants (pour les bonnes âmes, deux petits chiens bichon ou barbone), aveuglé… Seul le dernier en réchappe, le moins coupable peut-être. Il ne fait pas bon critiquer les autres sans bonnes raisons ! Lionheart défoule ses instincts sadiques avec autant de précision que d’humour en incarnant un à un tous les rôles de bourreaux shakespeariens auxquels il s’est identifié en vrai malade pour la plus grande mortification des critiques. Il est aidé en cela de sa fille sortie de Chapeau melon et bottes de cuir (Diana Rigg), trop fidèle et toujours triste.

L’intrigue policière est secondaire et assez nulle, les inspecteurs londoniens sont aussi incultes et niais que dans Sherlock Holmes ; la façon dont chacun des critiques tombe naïvement dans le piège grossier qui leur est successivement tendu laisse pantois sur leur raison ; la fin grand-guignolesque dans un suicide et un gigantesque incendie – que de petits garçons regardent au bord de la foule comme si de rien n’était – rappellent que farce et tragédie font souvent le ménage chez les Anglais.

Les citations du grand Shakespeare abondent, les déguisements amusants aussi (policeman, chirurgien, roi Lear, Shylock, coiffeur afro, cuisinier toqué), les scènes d’anthologie se succèdent. Malgré sa ringardise et son côté bricolé, cette horreur édifie sur ces îliens bizarres qui n’ont pas choisi de brexiter pour rien.

DVD Théâtre de sang (Theatre of Blodd), Douglas Hickox, 1973, avec Vincent Price, Diana Rigg, Ian Hendry, Harry Andrews, Coral Browne, Robert Coote, Jack Hawkins, Michael Hordern, Arthur Lowe, Robert Morley, Dennis Price, Milo O’Shea, Eric Sykes, Madeline Smith, Diana Dors, MGM 2002, 1h40, standard €18.99 blu-ray €14.05

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Le Zèbre de Jean Poiret

Le film, d’après un roman d’Alexandre Jardin, prend pour personnage central l’acteur Thierry Lhermitte. Je l’aime bien, il est grand fin, joyeux, et n’a pas froid aux yeux qu’il a très bleus. Il vit dans ce récit les fantaisies d’un homme qui a tout dans la vie : un métier valorisant et libéral, dans une ville à taille humaine et calme de province, une grande maison et un parc, une femme superbe et deux beaux enfants. Malgré cela, il est insatisfait.

Il voudrait que chaque instant soit toujours la première fois. Il refuse de vieillir. Avec sa fille, il se masque comme un clown ; avec son fils, il cherche un trésor dans le jardin ; avec son clerc – car il est notaire – il fait des blagues de potache aux clients ; avec sa femme… il invente sans cesse, joue du mystère, ajoute de l’inédit, du piment. L’amour doit rester pour lui la folle passion des débuts et il faut sans cesse raviver sa flamme unique. Il ne faut pas l’enfermer dans la routine mais fouetter le désir.

Cet homme, ce n’est pourtant pas un gamin. Plus grave, c’est un clown, je veux dire un farceur tragique. Au fond de lui stagne une angoisse indicible, celle de vieillir, cet état d’habitudes où tout est tiède, assuré, conventionnel, prévisible. Lui veut rester jeune, joyeux de découvrir la vie à chaque minute. Un éternel adolescent ? Voire ! L’adolescent explore, tâtonne, quête, poussé par son désir – Lhermitte à l’inverse joue un rôle : il est adulte conscient, mûr, volontaire, créatif. Il provoque, tente de créer le désir qui ne va plus de soi par le farfelu.

Notre société tout entière fait pression pour que l’enthousiasme soit cantonné à la jeunesse ; plus vieux, cela devient suspect. La machine vieillit toute seule, le cœur s’essouffle, l’épouse se lasse, les enfants grandissent et s’émancipent, les amis se scandalisent et pontifient. C’est la crise de la quarantaine. Tout est fait pour enfermer dans le conformisme et modérer les ardeurs qui ne sont plus de son âge.

Le personnage disparaîtra de trop s’emballer.

Le tragique de cette histoire me touche, traité avec brio. Le rire, ici, fait pleurer. Les acteurs incarnent bien leurs rôles : Lhermitte enthousiaste et froid en même temps, efficace et lyrique ; Caroline Cellier très femme, pulpeuse et ronronnante, amoureuse et volontaire ; les enfants sont beaux, au naturel, émouvants – surtout la petite fille, subtile et chatte – le garçon est plus pataud, plus convenu avec son air naïf. Comme tous les enfants, ces deux-là aspirent à la normalité, à avoir des parents comme les autres ; mais ils l’aiment, ce papa fantaisiste, décalé. Il sait les faire rire et rêver ; il leur laisse leurs personnalités propres. Il les « élève », il ne les « dresse » pas. Il aura peut-être réussi cela dans sa vie.

DVD Le Zèbre de Jean Poiret, avec Thierry Lhermitte, Caroline Cellier, Christian Pereira, Annie Grégorio, François Dyrek, 1h30, Lancaster 2005, €5.99

Edition bi : Le Zèbre + Chambre à part, Aventi distribution 2007, 2h59 mn, €6.35

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Jacqueline de Romilly, Pourquoi la Grèce ?

Un soir, un ami m’appelle. Il venait de découvrir dans un livre la Grèce, le monde grec, la culture antique. Ce livre, c’est Pourquoi la Grèce ? de Jacqueline de Romilly, acheté un jour de désœuvrement. Certes, il avait lu Platon chez les Jésuites – il était au programme ; il avait vu des photos du Parthénon sans y penser – cela fait partie de la culture ;  il avait admiré conventionnellement les statues nues du Louvre – parce que, Français et Parisien, il se devait d’avoir fréquenté le Louvre. Mais il n’en avait pas été marqué ; cela faisait partie de son univers scolaire au même titre que n’importe quel bagage obligatoire dans l’éducation.

Or, en ce moment où il divorce après sept ans de vie commune, il s’interroge, il s’analyse, il cherche ce qui l’a inhibé dans son adolescence et ce qu’il a manqué. Il me dit que l’éducation catholique traditionnelle l’a déformé. Il a découvert la lumière grecque au travers du livre de Jacqueline de Romilly, le souffle léger de la liberté qu’il cherchait, l’amour de l’humain, mesure de toutes choses. Il en avait entrevu le rayonnement au fil de nos conversations, il a désormais envie d’aller dans le pays, d’en savoir plus.

Jacqueline de Romilly connaît bien la civilisation grecque dont elle a fait toute sa vie son objet d’études. Elle note un « surgissement extraordinaire » entre Hérodote et Thucydide, une pensée qui s’aiguise et, dans Homère, « une densité intemporelle ». Un seul siècle, dans toute l’histoire jusqu’à présent, a eu pour elle « une influence incroyable ». « Le Ve siècle athénien a inventé la démocratie et la réflexion politique. Il a créé la tragédie et, en moins de cent ans, a vu se succéder les trois auteurs qui ont connu la postérité : Eschyle, Sophocle et Euripide. Il a donné forme à la comédie avec Aristophane. Il a vu l’invention de la méthode historique avec Hérodote, d’abord (qui n’était pas Athénien mais vécut longuement à Athènes), puis avec Thucydide. Il a vu la construction de l’Acropole et les statues de Phidias. Il a été le siècle de Socrate. Socrate, dans les dernières années du siècle, s’entretenait avec le jeune Platon ou le jeune Xénophon, et avec les disciples de ces sophistes qui venaient d’inventer la rhétorique. On apprenait alors les progrès d’une nouvelle médecine, scientifique et fondée sur l’observation – celle d’un certain Hippocrate… » p.15.

La Grèce antique se distinguait « par un effort exceptionnel vers l’humain et l’universel ». « Et l’on ne saurait nier que l’envie de connaître la Grèce antique ne naisse bien souvent de l’émoi plus ou moins lucide que suscitent les ruines de marbre montant vers le ciel ou le corps d’un athlète vous accueillant, tout droit et fier au seuil d’un musée » p.20. Plus encore : « Cette culture conserve quelque chose des forces irrationnelles auxquelles elle s’arrache et quelque chose aussi de l’intensité secrète des débuts. Elle laisse entrevoir mystères et sacrifices. Elle demeure la patrie des cosmogonies et devient vite celle du tragique. Bien plus, elle tire une part de son attrait du rayonnement de ses dieux et de la présence du sacré, souvent inséparable de l’humain. Comment nier que ces ombres venues de loin, cette dimension supplémentaire et la charge d’émotion qui l’accompagne jouent un rôle considérable et attirent les esprits, à telle ou telle époque, et peut-être toujours, vers la Grèce antique ? » p.21.

Homère retient dans le héros l’aspect le plus humain. Il simplifie et met en scène des sentiments purs, universels, à leurs limites extrêmes. Les « mortels » ont le respect de l’autre, de la pitié pour les souffrances humaines. Les dieux s’incarnent, ramenant la métaphysique à l’humaine condition, la grandissant et la glorifiant par là même. Sont exaltées « l’hospitalité, la courtoisie, l’indulgence (…) les solutions sages par le débat en commun », la vérité qui se cherche à plusieurs.

Les Grecs ont un maître : la loi. Ils se soumettent au « principe d’une règle, ce qui suppose la revendication d’une responsabilité » p.100. Polythéiste, le Grec ne pouvait trembler devant une volonté divine, et la tolérance religieuse allait de soi. « Parler, s’expliquer, se convaincre les uns les autres : c’est là ce dont Athènes était fière, ce que les textes ne cessent d’exalter » p.105. « Le principal, dorénavant, était l’entraînement de l’intelligence, la technè, qui n’est le privilège que du savoir » p.110. En histoire, Hérodote voulait sauver de l’oubli les événements passés et leurs enchaînements instructifs. Pour Thucydide, il s’agit de comprendre ce qui peut se reproduire. Hippocrate fait de même pour soigner.

« La tragédie naît et meurt avec le grand moment de la démocratie athénienne » p.185, du même élan fondamental que l’éloquence, la réflexion politique ou la science historique. « Il lui faut émouvoir tout le monde, et tout de suite ». Le théâtre est un débat d’idées, des plaidoyers, des analyses. « Les tragiques ont évidemment élagué dans le fond déroutant des récits légendaires, mais ils ont gardé ces soudains retournements des bonheurs humains, ils ont gardé les passions et les violences, l’homme secoué en tous sens, perdu, voué à l’erreur. Leur lucidité n’a donc jamais la froideur du penseur qui croit tout savoir. Et, pour eux, la lumière de la raison prend d’autant plus de prix qu’elle éclaire des creux et des abîmes, dont elle cerne l’existence sans jamais les méconnaître » p.214.

La tragédie conduit tout droit à la philosophie. Socrate est déçu de voir que l’esprit qui offre un sens à tout n’est pas une finalité et que l’homme fonde son action en-dehors de lui, sur des causes morales. Plutôt que les discours habiles, masques des passions, Socrate pratique la maïeutique, la méthode critique pour apprendre à penser par soi-même, à réfléchir. « Il le fait patiemment, avec de longs détours, car autrement rien ne peut jamais être conquis et gardé. Il le fait avec tendresse, parce que l’on aime voir un esprit encore naïf se tourner vers le vrai et le bien. Il le fait avec une exquise politesse, mais sans jamais laisser passer une seule erreur » p.267. Son objectif est celui de la civilisation grecque tout entière : voir clair et assumer lucidement.

« L’homme exalté par les Grecs était un homme complet. Il aimait la vie et les fêtes, les banquets, l’amour, la gloire » p.287. Pourquoi la Grèce ? Parce qu’elle est toujours vivante en nous, parce qu’elle est la matrice de notre civilisation et la base de notre identité, parce qu’elle nous parle encore, à nous, Occidentaux.

Jacqueline de Romilly, Pourquoi la Grèce ? 1992, Livre de poche 1994, 316 pages, €7.10

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Macron ou l’adaptation au monde

L’élection improbable d’Emmanuel Macron comme président est due à la nullité de son prédécesseur et à la vacuité des « petits partis qui font cuire leur petite soupe à petit feu dans leur petit coin », comme disait le fondateur de la Ve République. Ras-le-bol du « socialisme » blablateur et victimaire, qui vous rend toujours coupable, qui que vous soyez ! Ras-le-bol du conservatisme qui va de Dupont (Aignan, nom de sa mère) à Bayrou en passant par Fillon. Ce que voulaient les électeurs, c’est du changement : de personnel (usé jusqu’à la corde corrompue), d’idéologie (ce masque grands mots des petits arrangements entre amis), de méthode (je propose et je recule aussitôt devant la montée des mécontentements, je ne fais rien pour rester populaire).

Ils l’ont eu.

La présidentielle est le moment central de la vie de la Ve République car seul le président décide. Les ineptes Chirac-et-Jospin qui ont cru « améliorer » les institutions en décidant le quinquennat PLUS les législatives dans la foulée n’ont fait que renforcer les pouvoirs du président. Il a désormais, outre la Constitution et les articles qu’il peut invoquer seul, la nomination et révocation du Premier ministre donc du gouvernement, une majorité à sa botte à l’Assemblée. Ne restent que « la justice », qui n’est pas un pouvoir constitutionnel, et le Sénat, refuge de la droite par inertie rurale.

Pour devenir président, il faut promettre ; pour le rester, il faut tenir ses promesses. Ce pourquoi Sarkozy puis Hollande ont été jetés dehors par les électeurs floués. Mais trop promettre crée des illusions qui sont cruellement démenties par la politique suivie. Il faut donc promettre de façon mesurée et claire. Macron a promis et a entrepris jusqu’à présent ce qu’il a promis.

Mais pour l’équilibre des pouvoirs, qui ouvre la voie à la durée, il ne faut pas se couper des corps intermédiaires qui relaient en les filtrant raisonnablement les aspirations de la base, et qui servent de fusibles commodes en cas de conflit. Le président décide, mais il doit écouter. Ecouter ne signifie pas seulement entendre mais aussi tenir compte, du moins en partie, en argumentant sur le reste. Macron a quasiment éradiqué les corps intermédiaires, sénateurs (qui ne sont pas de son bord), élus locaux (dépensiers), partis (En marche ! est un mouvement de non-professionnels de la politique), syndicats (il est vrai que CGT rime avec végéter depuis l’enracinement dans la posture lutte de classes), associations.

Il n’y a plus d’intermédiaires entre Macron et le citoyen, comme chez les protestants entre Dieu et les hommes. Ce qui est bon si « Dieu » sait tout, voit tout, comprend tout et peut tout ; ce qui risque de mal finir si « Dieu » n’est qu’un homme, donc faillible et tenté par l’arrogance. Le jugement sur Macron, à ce stade, hésite encore.

Tout se passe comme si le jeune président se sentait plus en phase avec le mouvement du monde que ses prédécesseurs (bien trop vieux et confits en habitudes dépassées), et que les politiciens « expérimentés » qui restent. Ce n’est pas faux, depuis l’émergence du « tiers » monde, la globalisation du climat, de la finance et du commerce, et le surgissement brutal d’Internet et du smartphone, le monde a bel et bien basculé dans une nouvelle histoire. Elle demande des politiciens neufs qui comprennent ce qui se passe et ce qui se joue, qui soient à l’aise avec la langue globish (anglais abâtardi), l’humilité requise par les multiples cultures non-occidentales, la pratique des nouveaux instruments d’information et de communication. Nul doute que Macron soit nettement meilleur que Hollande et Sarkozy dans tous ces domaines…

Mais cette conviction d’être bien dans le mouvement se double d’une philosophie particulière, issue du protestantisme, dans la conviction qu’ici-bas chacun bâtit lui-même son destin ; conviction laïcisée par l’existentialisme qui rend chacun entièrement responsable de ses actes ; enfin prolongée par la fréquentation de Paul Ricoeur qui fait de l’agir une phénoménologie : l’expérience vaut mieux que toute théorie et l’histoire ne se fait que par ses actes concrets (l’être ne s’atteint que par les phénomènes). D’où le goût pour la gestion plutôt que pour la politique, de l’efficacité plus que pour les principes, de suivre le mouvement de préférence à tenter de le transformer. Cette façon de voir est proche du libéralisme politique (les orléanistes de René Rémond), mais articulée avec une vision plus large qui est celle de l’Europe comme entité puissante (par sa masse, pas par sa volonté). Macron se trouve probablement en avance ou en décalage avec une grand partie des Français, peu au fait de cette façon de voir.

Même si cette façon s’affirme progressivement dans la société moderne par le mouvement démocratique lui-même (décrit par Tocqueville il y a un siècle et demi) : individualisme, égalitarisme, présentisme, identités multiples, personnalité flexible, préférence pour la régulation (douce) plutôt que pour la politique (conflictuelle). Ce pourquoi on a pu parler d’un Macron post-moderne.

A court terme, cette préférence pour l’efficacité et le pragmatisme, en imposant par les institutions les réformes jugées nécessaires quels que soient les blocages, est probablement la meilleure manière de décoincer la société française. Il est nécessaire de rattraper les trente ans perdus à ne rien faire alors que les autres (les partenaires de la même Union européenne) avançaient.

Mais à long terme ? Mettez un couvercle sur la politique et elle finit par fuser de toutes parts. Réintroduire de la représentation, du débat, une certaine lenteur sur les sujets graves, sera nécessaire sous peine d’explosion. Les Français aiment parler, théoriser, se lancer des noms d’oiseau, se battre comme des chiffonniers pour des futilités de principe ; il faut les laisser de temps à autre se défouler. Tout en replaçant le pragmatisme à court terme dans l’histoire longue, qui est mémoire mais aussi grande politique.

Immigration ? Islamisme ? Coup de force américain ? Rachats chinois ? Position de l’Europe dans le monde qui vient ? Sur tout cela, qui est stratégique, nous attendons des idées, des débats, l’émergence d’un sens. La petite politique peut se résumer à ce qu’on fait, pas la grande. Car elle doit affronter le tragique de l’histoire :

  • Les immigrants sont des gens malheureux qu’il s’agit d’aider – mais en même temps éviter qu’ils submergent les populations de nos pays en bouleversant leurs mœurs, leur système de protection sociale et leur niveau de vie. Aider les autres et aider les siens sont deux valeurs aussi légitimes – d’où le tragique de la situation. Mais il faut bien choisir.
  • Les musulmans sont compatibles avec la démocratie car toute croyance est légitime à condition qu’elle n’empiète pas sur les droits des autres. Mais les islamistes sont clairement incompatibles avec la démocratie puisqu’ils affirment n’obéir qu’à seule la loi de Dieu et pas à celle des hommes. Faut-il alors autoriser les fillettes de 9 ans à se laisser violer parce que les écrits coraniques le permettent ? Faut-il reléguer les femmes à leur place subalterne où leur voix ne compte que pour la moitié de celle d’un mâle ? Faut-il créer une police des mœurs qui, comme en Iran, au Pakistan et en Arabie saoudite, va surveiller les comportements jusque dans les alcôves privées ? Faut-il laisser se répandre le salafisme en important des prêcheurs étrangers « pour le ramadan » alors qu’ils répandent une doctrine incompatible avec les valeurs de la République ? Respecter l’autre et ses croyances – mais en même temps assurer la vie démocratique en France – sont deux valeurs légitimes, mais il nous faut tragiquement choisir sous peine de subir.
  • Les Etats-Unis dérivent avec Trump (mais qui représente une moitié des électeurs qui s’expriment) vers un nationalisme identitaire qui les pousse à l’individualisme et à l’isolationnisme. Les Etats-Unis sont un état allié avec lequel nous avons des liens historiques longs. Mais leur attitude de mépris complet pour la position des pays européens de l’alliance, tout comme leurs menaces extraterritoriales de rétorsion financière conséquente si l’on ne fait pas ce qu’ils décident unilatéralement sont incompatibles avec notre souveraineté. Deux légitimités, là encore, se confrontent : rester allié ou demeurer souverain. Il va falloir choisir et ce sera tragique car l’autre possibilité sera mise à mal.
  • La Chine pousse ses pions stratégiques et financiers en faisant patte de velours : rachat du port d’Athènes, de terres agricoles en France, du Club Med, extension de la « route de la soie » via le chemin de fer de Chine jusqu’au cœur de l’Europe, financements et têtes de pont en Afrique pour les matières premières… Voir ce grand pays à la culture multimillénaire retrouver sa place dans le monde est réjouissant ; se trouver sous sa dépendance imminente possible l’est moins. Le libre commerce est un bienfait pour la croissance ; le pillage des technologies (comme le TGV et Airbus) est une menace pour l’avenir. Là encore, deux légitimités : croissance ou dépendance ? Tragique dilemme.
  • L’Union européenne est de même la meilleure et la pire des choses. La meilleure si elle fait bloc et rend plus fort, aidant les régions défavorisées par la redistribution des fonds structurels ; la pire si elle se confit en technocratie et en autoritarisme de bureau – ce qui est sa tendance naturelle, comme toutes les structures, dès lors qu’il n’y a pas de volonté politique au sommet. Le tragique est de choisir entre être plus fort à plusieurs (à condition de s’entendre) ou se replier sur notre petit pré carré (insignifiant dans le nouveau monde).

Elle n’est pas simple, la présidence Macron. Il a encore quatre ans pour affronter le tragique et nous convaincre du bien-fondé de ses choix.

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Vladimir Nabokov, Rire dans la nuit

Ce roman de transition marque le nouvel exil de l’auteur, chassé d’Allemagne par la montée du nazisme ; il passe du russe à l’anglais pour écrire, donc à un nouvel univers de langue et d’expression ; il introduit les procédés du cinéma pour s’adapter à la modernité américaine. Un premier roman intitulé Chambre obscure était paru en feuilleton en 1933 ; la traduction anglaise ne lui convenant pas, Nabokov réécrit complètement l’œuvre et en fait une version neuve, métamorphosée pour sa nouvelle vie en 1937. L’édition de la Pléiade présente les deux versions ; je ne parlerai ici que de la seconde, en anglais, Rire dans la nuit (Laughter in the Dark).

La trame de l’histoire est ainsi présentée par l’auteur dans le premier paragraphe de son roman : « Il était une fois à Berlin, en Allemagne, un homme qui s’appelait Albinus. Il était riche, respectable et heureux ; un jour il abandonna sa femme pour une jeune maîtresse ; il aima ; ne fut pas aimé ; et sa vie s’acheva tragiquement ». Tout est dit et pourtant tout reste à dire : pourquoi ? comment ?

Albinus est un prénom latin qui signifie l’aube ; il était usité en Allemagne. Albert Albinus contraste avec Axel Rex, caricaturiste devenu son ami et l’amant de sa maîtresse ; le lecteur notera les alb alb contre les ax ex, le son des noms n’est pas anodin. Le A est la première lettre de l’alphabet, le X l’une des dernières, le A de l’aube et le X des rayons de la modernité la plus récente. A appartient au monde ancien libéral et bourgeois qui s’écroule, X au monde neuf totalitaire et païen qui s’impose (en Italie avec Mussolini, en Russie avec Staline, en Allemagne avec Hitler). Albinus est vieux et ventripotent, Rex est jeune et athlétique ; Albert est toujours trop vêtu, Axel dévêtu – jusqu’à rester entièrement nu sous les yeux morts de son rival devenu aveugle, le titillant d’un brin d’herbe, agacement de nature pour cet être tout de culture. Axel a un prénom tranchant, axe en anglais, Axel Rex : le roi Hache.

Albinus est critique d’art respecté dans la capitale d’un pays de haute culture, mais il ne voit la vie qu’au travers des tableaux qu’il se rappelle, il ne vit que par l’art. Aussi va-t-il d’illusions en faussetés. Les tableaux chez lui sont parfois des faux, l’un d’eux a même été peint par Axel Rex dans sa jeunesse, alors qu’il courait après les sous. Il voit Margot comme une vierge de peinture, alors qu’elle a déjà bien baisé ici ou là et court elle aussi après les sous. Il croit Axel homosexuel alors qu’il n’est que froid et mystificateur. Il se persuade que Margot l’aime alors qu’elle n’a que 16 ans et qu’il est largement mûr et pas bien beau.

Le roman est écrit comme un film, la maîtresse est ouvreuse de cinéma et dévoile ses charmes dans un clair-obscur expressionniste ; elle veut devenir star comme Dorianna Karénine et son amant finance un film où elle joue comme une concierge. Car l’image est cruelle : si le film peut transporter dans un autre monde d’illusions, les corps réels qui tiennent les rôles se révèlent tels qu’ils sont. Margot est scolaire, pataude, vulgaire ; elle ne sera jamais une star selon les clichés. Mais la suite de l’histoire s’encadre dans les portes et les fenêtres, comme dans un film, se développe en mélodrame, contrasté d’ombres et de lumières, jusqu’à l’obscurité qui termine tous les films dans les salles.

L’auteur s’inspire librement de Madame Bovary et d’Anna Karénine, Flaubert pour la médiocrité petite-bourgeoise de l’idéal illusoire et pour la manipulation calculatrice de la femme, Tolstoï pour la torture de la chair chez l’homme mûrissant qui lui fait abdiquer toute raison devant une nymphette. Le portrait de Margot en reptile aimant lézarder au soleil ou se couler par ruse dans les bras de qui tient l’argent est une performance ; le lecteur ne peut qu’admirer. De même a-t-il un certain respect pour Axel, devenu caricaturiste des travers de ses contemporains, qui aime se dorer le dos au soleil et duper Albinus. Il a Margot dans la peau, qu’il a dessinée nue de dos avant qu’elle ne rencontre le bourgeois ; elle se pâme sous les assauts de son corps sculpté bien plus qu’avec le vieux. Comme elle ne peut pas avoir d’enfant pour raisons médicales, elle jette sa gourme quand elle peut et avec qui elle veut, tout entière à son plaisir égoïste typique de la nouvelle époque de crise des années 30. Mais elle aime l’argent et le luxe, elle manipule qui en a en faisant croire qu’elle tient à lui – mais à sa bourse, pas à ses bourses.

C’est un écrivain allemand épris de vérité, donc solitaire et exilé en Provence, qui va dessiller les yeux d’Albinus sur sa maîtresse et son amant. Il rapporte verbatim une conversation qu’il a surpris dans le car, alors que ces Allemands causaient sans se gêner, certains que personne ne les comprend. Udo Conrad est un double de Vladimir Nabokov, celui qui voit au-delà des apparences pour peindre le vrai. Albinus d’ailleurs ne l’aime pas, lui qui ne vit que dans l’illusion des tableaux.

Or, le vrai en 1933 est le nazisme qui s’impose. Il balaie le vieux monde, la démocratie, les rassis, les frileux. Il exige la volonté, la jeunesse, l’action, la nudité crue des instincts. Foin de culture et d’art, place à l’industrie et au cinéma. Les copains du frère de Margot sont des brutes bien bâties prénommées Kurt et Kaspar, K und K (impérial et royal, moqué par Robert Musil en Cacanie). Les poils de sa poitrine dessinent « un aigle aux ailes déployées » lorsqu’Axel Rex se dresse nu, sculpté comme un Arno Breker, devant Albinus en pyjama et peignoir, devenu aveugle après un accident de voiture. Il symbolise le totalitarisme de la jeunesse avide et amorale de son temps sur le bourgeois déchu et définitivement aveugle aux réalités du monde neuf.

Si l’histoire est classique, elle renouvelle le trio du mari, de la femme et de l’amant en mari, maîtresse et amant, ce qui donne du piment. Le style est plus brut et plus concis que dans les romans écrits en russe, anglais oblige, langue pragmatique. Les personnages sont fouillés, ni tout bon ni tout mauvais, chacun avec ses envies et ses illusions, ses réactions et ses émotions. Refuser, par éducation, culture ou tempérament, de ne pas voir le vrai, conditionne à être manipulé : par les conventions sociales, par les gens sans scrupules, par des régimes qui s’imposent dans le silence des voix. L’amour est aveugle, la bêtise aussi : le rire est tragique, dans la nuit.

Vladimir Nabokov, Rire dans la nuit (Laughter in the Dark), 1938, Grasset 1992, 250 pages, occasion €2.07

Vladimir Nabokov, Chambre obscure, 1933, Grasset et Fasquelle 2003, 230 pages, €8.95

Vladimir Nabokov, Œuvres romanesques complètes tome 1, édition de Maurice Couturier, 1999, Gallimard Pléiade, 1729 pages, €77.00

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