La crise économique mondiale de 2008, préparée par la spéculation américaine sur les prêts immobiliers irremboursables de 2007, est racontée de façon à la fois pédagogique et déjantée, à l’américaine. C’est instructif et biaisé, comme toujours dans les films yankees à la gloire des yankees. Déjà les attentats de 2001 avaient rendu paranoïaques les Etasuniens, en 2007 ils sont carrément devenus incontrôlables et, avec Trump, ils ne se sentent plus, trop contents d’eux et xénophobes. De bonnes raisons pour prendre de la distance avec ce peuple infantile et vaniteux, d’un égoïsme forcené, qui ne comprend que la loi du plus fort. J’ai longtemps travaillé avec des Américains, et longtemps sur la bourse en tant que gérant, analyste et stratège ; je les connais bien. Ce qu’ils sont devenus depuis vingt ans m’écœure. Ce film est une pierre noire supplémentaire à leur tombeau. Il est tiré du livre paru en 2010 d’un des leurs, Michael Lewis, The Big Short : Inside the Doomsday Machine (Le grand pari à la baisse : dans la machine à Jugement dernier).
Il tourne autour de quatre personnages qui, par esprit de contradiction et par tempérament pionnier, osent aller contre les conventions de leur milieu d’affaires et contre les valeurs établies. Le premier, dès 2005, est le docteur Michael Burry (Christian Bale), un gestionnaire de fonds spéculatif qui tient au titre de « docteur ». Outre qu’il l’a brillamment obtenu comme neurologue et que, comme le dieu Odin, il ne voit que d’un œil, il l’oppose à sa propre apparence « californienne » : pieds nus au bureau, voix qui bafouille et air planant du syndrome d’Asperger, tee-shirt bleu uniforme tous les jours. Il se gave à fond de heavy metal et semble ne pas écouter ses interlocuteurs. Mais il découvre que le marché de l’immobilier résidentiel américain est un château de cartes fondé sur des prêts sans garanties consentis à des acheteurs insolvables, souvent immigrés et parfois au chômage.
Le vendeur en salle de marché de la Deutsche Bank de New York Jared Vennett (Ryan Gosling), entend parler de Burry par un banquier qui s’en gausse et trouve qu’il y a au contraire à creuser : si tout le monde pense dans le même sens, faire fortune consiste à prendre le pari inverse – même si cela peut prendre un certain temps : le balancier des excès revient toujours dans l’autre sens.
Le hasard d’un coup de téléphone au mauvais numéro fait réfléchir le gestionnaire de hedge fund Mark Baum (Steve Carell), juif psychotique qui en veut à la terre entière et qui cherchait déjà des incohérences dans le Talmud étant enfant, au grand dam de son rabbin. Il est convaincu par Vennett de la probabilité non négligeable d’un retournement et va sur place observer la situation du marché immobilier subprimes (à risques plus élevés que la norme), celle des bénéficiaires des prêts, la spéculation d’une strip-teaseuse qui a acheté à crédit cinq maisons plus un appartements sans avoir le premier sou, et des courtiers prêteurs qui font du bonus sans se préoccuper de la suite.
Charlie Geller (John Magaro) et Jamie Shipley (Finn Wittrock), jeunes créateurs d’un fonds de placement de mprovince qui est passé de 110 000 à 30 millions de dollars en quelques années découvrent par le bouche à oreille la prise de position baissière des iconoclastes et y croient. Ils ne sont pas assez gros pour avoir accès au ISDA Master Agreement, une autorégulation de l’International Swaps and Derivatives Association visant à canaliser les contrats d’échanges privés en bourse. Ils demandent au trader repenti Ben Rickert (Brad Pitt) de les épauler ; ils ont fait sa connaissance en promenant le chien.
L’opinion générale en 2005-2007 est que l’immobilier reste un placement sûr et que les prêts seront toujours remboursés, même par voie judiciaire et saisie du bien. Sauf que non seulement le risque est grand en cas de retournement économique à cause des taux variables dont les mensualités sont fondées sur la valeur de la maison, mais les prêts à peu près solvables deviennent de plus en plus rares, incitant les courtiers à prêter à n’importe qui et les banques à revendre ces prêts à faible espoir de remboursement (subprimes) aussitôt sans contrôle. Cela par le tour de passe-passe de la titrisation hypothécaire Mortgage Backed Securities (MBS). Dès 2006 la rentabilité s’effrite et le taux de défaut augmente. Les mauvais crédits notés B sont mélangés à d’excellents crédits notés AAA par les agences de notation devenues sociétés de commerce et qui ont donc un intérêt financier à « bien » noter le titre final pour plaire à leur client. Pire, avec deux titres, les banques en créent un troisième qui contient une part de chacun des deux et est vendu comme « synthétique », les Collateralized Debt Obligations (CDO). L’effet de levier des bénéfices est enclenché… mais aussi celui des pertes éventuelles.
En bref, tous les acteurs du marché boursier obligataire américain ont intérêt à voir perdurer le système de spéculation : les emprunteurs ont enfin leur rêve de maison réalisé, les courtiers en prêts s’en mettent plein les poches en bonus, les banques refourguent à leur clientèle de fonds de pension et d’investissement les titres risqués enjolivés d’un joli ruban de notation pour lesquelles les agences touchent une grasse commission, la Fed (banque centrale) ou la SEC (qui surveille la bourse) n’y voient rien d’inquiétant ou d’illégal. Mais l’appât du gain aveugle ceux qu’il veut perdre et la finance comportementale (citée dans le film) montre qu’une suite de gains réguliers ne préjuge jamais du futur. Les moutons de Panurge se précipitent tous d’un même élan à la baille sans réfléchir parce que le premier a sauté.
Nous sommes début 2007 et, dès que les taux variables vont varier à la hausse, le vélo spéculatif va ralentir sa course et précipiter de plus en plus de détenteurs de titres subprimes en pertes. Pour parier contre le marché, tous contractent des Credit Default Swap (CDS), options d’assurance qui montent quand les titres hypothécaires tombent. Au Forum de la Titrisation américaine à Las Vegas (ville du jeu et de la démesure), Baum déjeune avec un administrateur de CDO synthétiques qui avoue la pyramide de paris de plus en plus gros et risqués qui existe sur les prêts subprimes. Le marché atteint déjà vingt fois la taille de l’économie sous-jacente et l’explosion – inévitable – de la bulle risque d’entraîner toute l’économie.
Il faut attendre plusieurs mois, tandis que les clients sont inquiets de perdre les appels de marge tant que les subprimes montent ou restent à niveau, mais le marché finit par retrouver le réel : il s’effondre et le fonds de Michael Burry gagne 2,3 milliards de dollars, soit + 489 %. Mais huit millions de gens perdent leur emploi, six millions sont jetés à la rue après la saisie de leur maison, des retraités sont ruinés, des insolvables saisis, perdant souvent espoir et parfois la vie. Lehman Brothers fait faillite, Bear Stearns et Merrill Lynch sont absorbés par d’autres banques, Citicorp comme Deutsche Bank sont renflouées avec l’argent des contribuables et les activités de banque d’affaires séparées des activités de dépôts par décision du Congrès. Mais un seul banquier (suisse) sera mis en prison, tous les autres s’en tireront sans dommages, certains même entreront au Government Sachs composé en 2009 par Barack Obama… L’Islande, la Grèce, l’Irlande, sont en grave défaut de paiement et il faudra dix ans pour qu’ils réémergent.
Malgré un son mal mixé qui rend tonitruantes les musiques vulgaires du rap et du metal, les sons acculturés de l’Amérique contemporaine qui s’assourdit pour ne rien entendre du vrai, malgré les images parfois hachées, comme subliminales, faites pour zapper la trépidation spéculative et la fièvre du fric, le spectateur va apprécier quelques moments d’ironie assez lourde (le voyant qui n’a qu’un œil, la fille de l’agence de notation aux lunettes très noires qui « n’y voit rien ») et de bons moments de pédagogie, comme ce chef cuisinier qui prend l’exemple du flétan qu’il n’a pas venu à ses clients et qu’il remixe dans un consommé à la carte, donc apprécié comme « nouveauté ». Moins les produits vendus sont clairs et compréhensibles, plus il faut se méfier : aux Etats-Unis, l’arnaque est un sport national et faire du fric le but ultime de l’existence. Les lanceurs d’alerte sur les subprimes ne sont d’ailleurs pas philanthropes : ils ont gagné beaucoup d’argent en pariant à l’envers des cons qui suivent béatement le mouvement et s’en confortent dans les dîners arrosés et les boites à filles. Mais, fortune faite, Michael Burry investit sur une seule matière première : l’eau ; Beckett fait pousser des graines bio dans son potager ; Baum ne se vante plus de niquer les autres et se recentre sur sa famille ; les deux jeunes provinciaux jouissent de leur réputation sans plus spéculer. Aux Etats-Unis, pays brutal, il faut une baffe pour que vienne la sagesse !
Un bon film sur la finance, sur la folie tradeuse et sur la démesure vaniteuse yankee. Et si vous ne vous intéressez pas à la finance, vous avez tort – car elle commande à l’économie et à votre épargne retraite.
DVD Le Casse du siècle (The Big Short), Adam McKay, 2015, avec Christian Bale, Steve Carell, Ryan Gosling, Brad Pitt, Paramount Pictures 2016, 2h05, €6.99 blu-ray €10.98
Raisonner ou résonner ?
Hier la culture était comme la confiture de grand-mère, un assaisonnement maison de la tartine, une délicatesse de la personnalité. Aujourd’hui ? La culture est comme la confiture industrielle, la préférence pour le « light » et le « bio », l’irraison est élevée au rang des beaux arts.
C’est un professeur de philosophie qui le dit : « Une chose est de constater la présence d’erreurs de jugement, d’incompréhensions, de lacunes dans les connaissances. Ce qu’on observe aujourd’hui est d’une autre nature : il s’agit de l’incapacité des élèves à saisir le sens même du travail qui leur est demandé. (…) Il est devenu impossible de se référer à l’art de construire une problématique et une argumentation pour différencier les copies. » (Eric Deschavanne dans ‘Le Débat’ mai-août 2007). Bien que déjà mûrs – plus qu’avant – à 17 ou 18 ans, bien que possédant une ‘culture’ qui, si elle n’est pas celle des humanités passées, n’en est pas moins réelle, les jeunes gens paraissent dans leur majorité incapables d’exercer leur intelligence avec méthode.
Ils ne raisonnent pas, ils résonnent.
Ne comprenant pas le sujet, ils le réduisent au connu des lieux communs véhiculés par la culture de masse (le net, Facebook, la télé) ; ne connaissant que peu de choses et ne s’intéressant à ‘rien’ d’adulte (surtout ne pas être responsable trop tôt, ne pas s’installer, rester dans le cocon infantile), ils régurgitent le peu de savoir qu’ils ont acquis sans ordre, sans rapport avec le sujet.
Ils n’agissent pas, il réagissent.
Ils ne font pas l’effort d’apprendre, ils « posent des questions ». Leur cerveau frontal, peu sollicité par les images, la musique et les « ambiances » propres à la culture jeune, ne parvient pas à embrayer, laissant la place aux sentiments et aux « émotions ». Ils ont de grandes difficultés avec l’abstraction, l’imagination et la mémorisation, car ce ne sont pas les images animées ni les jeux de rôle, ni le rythme basique et le vocabulaire du rap qui encouragent tout cela… Tout organe non sollicité s’atrophie. On n’argumente pas, on « s’exprime ». On n’écoute pas ce que l’autre peut dire, on est « d’accord » ou « pas d’accord », en bloc et sans pourquoi.
Comment s’étonner que l’exercice démocratique d’une élection se réduise, pour le choix d’un candidat, à « pouvoir le sentir » ? Comment s’étonner que l’exercice pédagogique de la dissertation soit abandonné comme « trop dur », au profit de la paraphrase du « commentaire » ? Comment s’étonner que le bac devienne, pour notre époque, ce que fut le certificat d’études jadis, la sanction d’un niveau moyen d’une génération et absolument pas le premier grade des études supérieures ?
Et c’est là que l’on mesure que ce peut avoir d’hypocrite la moraline dégoulinante de bons sentiments des soi-disant progressistes français. Cette expression de Frédéric Nietzsche dans ‘Ecce Homo’ signifie la mièvrerie bien-pensante, l’optimisme béat des croyants en la bonté foncière, les « bons sentiments » qui pavent l’enfer depuis toujours.
Le collège unique pour tous ! La culture générale obligatoire jusqu’à 16 ans ! 80% d’une classe d’âge au bac ! Qu’est-ce que cela signifie réellement, sinon « l’effet de moyenne », cet autre nom de la médiocrité ? Car que croyez-vous qu’il se passe quand la notation des épreuves est réduite à se mettre au niveau des élèves ? Quand l’éducation ne consiste plus qu’à faire de l’animation dans les classes, pour avoir la paix ?
Eh bien, c’est tout simple : la véritable éducation à la vie adulte s’effectue ailleurs. Et c’est là où la « reproduction », chère à Bourdieu et Passeron, revient – et plus qu’avant.
Quels sont les parents qui limitent le Smartphone, la télé, les jeux vidéo et le tropisme facile de la culture de masse ? Pas ceux des banlieues ni les ménages moyens… mais ceux qui ont la capacité à voir plus loin, à financer des cours privés et à inscrire leurs enfants dans des quartiers où puisse jouer le mimétisme social du bon exemple. Mais oui, on tient encore des raisonnements logiques dans les khâgnes et les prépas ; on apprend encore dans les ‘grandes’ écoles, surtout à simuler des situations ; on ingurgite des connaissances lorsqu’il y a concours. Le « crétinisme égalitariste » de l’UNEF, que dénonçait Oliver Duhamel sur France Culture, laisse jouer à plein tous les atouts qui ne sont pas du système : les parents, leurs moyens financiers, leur quartier, leurs relations.
Le fossé se creuse donc entre une élite qui sait manier son intelligence, parce qu’elle a appris à le faire, et une masse de plus en plus amorphe, acculturée et manipulée – laissée par l’école à ses manques. Cette superficialité voulue à tous les niveaux scolaires de la maternelle à l’Université conduit à réduire l’effet ascenseur social qui régnait à l’école d’après-guerre.
Faut-il en incriminer « le capitalisme » ? Allons donc ! Quel bouc émissaire facile pour évacuer l’indigence de la pensée « démocratique » ! Ne trouvez-vous pas étrange que, malgré deux septennats de présidence de gauche, un quinquennat de gouvernement Jospin et un quasi quinquennat de présidence Hollande, malgré la vulgate anti-bourgeoise des intellectuels depuis 1968 – l’égalité des chances n’ait EN RIEN progressé depuis une génération ? Au contraire même.
L’élite d’il y a 1000 ans se maintenait par la force : l’épée, se tenir à cheval, la parentèle. L’élite du 21ème siècle se maintient par l’intelligence : savoir s’adapter, anticiper, trouver des exemples dans le passé et les interpréter pour aujourd’hui, la formation du caractère – et toujours la parentèle (étendue au réseau social).
Ne pas offrir d’exercer l’intelligence est une faute politique et une hypocrisie sociale. Elle réduit l’humain à résonner en chœur, pas à raisonner en adulte citoyen. Certains diront que c’est voulu ; je pense pour ma part qu’il s’agit de lâcheté politique.