Au retour vers Mexico, nous longeons de petites cités au bord de l’autoroute. Elles sont entourées de murs et de grillages et comprennent des maisons individuelles toutes pareilles d’un étage parfois surmonté d’une terrasse fermée sur trois côtés. Chacune comprend un emplacement de parking devant. L’un des blocs récemment construits, est fermé d’une grille à code à l’entrée de la rue. Des slogans du PRI, le Parti Révolutionnaire Institutionnel longtemps au pouvoir, sont peints sur les murs qui entourent ces propriétés. Seraient-ce des « résidences du parti », ou un accès à la propriété qui récompense des fidèles militants ?
Le bus nous lâche Plaza de la Constitution. Nous visitons avant qu’il ne ferme le Palais National, siège du gouvernement. Il est bâti sur l’emplacement de l’ancien palais de Moctezuma, marquant la continuité du pouvoir. Sa façade de 200 m de long en tezontle est ornée de grilles en fer forgé et d’un porche central gardé, à l’intérieur duquel est conservée la « cloche de la liberté » dans une niche. Le curé Michel Hidalgo l’a fait retentir à Dolorès le 16 septembre 1810, premiers sons de l’indépendance du pays sous la bannière de la Vierge de la Guadalupe. Chaque année, le Président de la République la fait retentir à la même date pour ouvrir les cérémonies de commémoration de l’Indépendance.
Mais nous allons voir surtout les fresques murales de Diego Rivera, réalisées entre 1929 et 1935, qui content l’histoire du Mexique. Nous pouvons suivre la légende de Quetzalcoatl et des scènes de la vie des Indiens, puis cinq scènes de la Conquête jusqu’à la réforme agraire, enfin la lutte des classes et le Mexique moderne couronné d’un portrait du Barbu, Dr Karl Marx lui-même, montrant à l’ouvrier, au paysan et au soldat le monde futur dominé par les flammes… Le premier étage comprend des fresques plus récentes du même, peintes de 1949 à 1951. Nous y trouvons notamment une vue d’artiste du grand marché de Tlatelolco avant les Espagnols, une autre le débarquement d’Hernan Cortes à Veracruz en ce 22 avril 1519 qui allait faire basculer le monde ancien.
La peinture murale mexicaine est analogue au vitrail de cathédrale : elle joue un rôle édifiant pour perpétrer les souvenirs patriotiques et révolutionnaires et toucher les illettrés. Elle est née en 1922 après les troubles, de la volonté du ministre de l’Education José Vasconcelos. Elle a rencontré le désir d’aller au peuple et d’instruire des peintres tels José Clemente Orozco (qui a décoré l’ancien collège Ildefonso), Diego Rivera et David Alfaro Siqueiros (auteur du « Manifeste du muralisme » en 1922). Socialiser l’art, créer pédagogique, ouvrir au public – tels sont les principaux points de ce réalisme socialiste avant terme. Les physiques se doivent d’être outrés, les couleurs violentes, les attitudes théâtrales. La Révolution devient un mythe exposé sur les murs.
Ces fresques publiques ne sont pas choses nouvelles. Bennassar & Vincent dans leur étude sur Le temps de l’Espagne, 16ème-17ème siècles, rappellent que les moines aux Amériques « décidèrent de faire réaliser de grandes fresques, à l’instar de celles qui décoraient les cathédrales du moyen-âge » (p.251). Il s’agit toujours d’un élitisme où les clercs se sentent intermédiaires entre Dieu et le vulgum pecus, disant aux manants quoi penser et comment. Ces mêmes auteurs notent justement un peu plus loin que « l’Eglise, après avoir favorisé l’alphabétisation jusqu’à la fin du 16ème siècle, avait modifié sa stratégie, peut-être alarmée par les progrès de la Réforme. De sorte qu’au 17ème siècle, l’alphabétisation ne progresse plus » (p.264).
Nous en revenons à l’émancipation de l’homme, à la démocratie, au progrès… Deux conceptions s’affrontent : ceux qui veulent libérer la société des carcans afin que chacun puisse s’épanouir ; ceux qui veulent que la société façonne un « homme nouveau » à la manière définie par les intellectuels, clercs et autres « élite ».
Les premiers sont les Protestants pour qui savoir lire est le premier pas vers le dialogue direct de l’individu avec Dieu ; chacun est maître de lui, exerce sa propre raison, jouit de sa liberté, et peut ainsi se lier avec les autres par contrat consenti et responsable.
Les seconds sont les Catholiques pour qui la hiérarchie est nature divine qu’il ne faut surtout pas contester, Dieu ne se découvrant que par les intermédiaires obligés que sont le Pape, les clercs et le roi oint ; chacun est soumis à la société organique, subit les enseignements obligatoires de « ceux qui savent », obéit aux injonctions de croire et de faire, et laisse le collectif décider de ce qui est bon pour tous.
Liberté contre égalité. Etant entendu que l’égalité est toujours pour les autres, ceux qui n’ont aucune place dans la hiérarchie et que seul Dieu (et les concours avec jury de cooptation) décident de la hiérarchie. Eglise catholique, Etat royal, parti Communiste, social-démocratie autoritaire – tous ces avatars d’une même idée fonctionnent ainsi : « dormez, bonnes gens, nous qui savons, nous occupons de vous – et surtout ne faites rien et ne l’ouvrez pas ! ». Nous sommes les experts, les spécialistes, les interprètes autorisés de la pensée de Dieu (de l’Histoire, de la Société, de la Volonté Générale…), voilà ce qu’il vous faut seulement savoir, pour le reste, laissez-vous manipuler car nous avons la Vérité pour nous. Dieu après la Révolution s’appelle en France la « Volonté générale », le Roi en est le Président et les clercs les énarques et les intellos qui font l’opinion. « Ne pensez pas, les technocrates et les experts décident pour vous ! » Et l’on s’étonne que – à droite comme à gauche – le bon peuple (à qui on a laissé on ne sait pourquoi le droit de vote) sorte toujours les sortants depuis un certain temps.
La contrepartie est le nécessaire abandon de toute responsabilité individuelle : la société étant organique par vérité scientifique, historique, politique ou divine – elle sait tout, peut tout, organise tout. L’individu n’y existe pas, il n’existe que comme unité catégorielle : agent de l’Etat, chômeur, pauvre, petit commerçant, gros entrepreneur, soignants, enseignants, sachant, feignant et ainsi de suite. Autrement dit il attend les ordres.
L’idéologie espagnole du 16ème siècle voulait ainsi conserver absolument la place du « Pauvre » dans la société. Un grand débat s’était même instauré entre Juan Luis Vives, qui a publié en 1526 « De subventione pauperum » visant à mettre au travail les pauvres pour les faire revenir dans l’activité sociale, et le dominicain de l’université de Salamanque Domingo de Soto qui faisait du Pauvre une catégorie presque métaphysique, une sorte de « bouc émissaire » social positif, visant à permettre à chaque Chrétien de pouvoir exercer sur lui la charité ! Le Pauvre avait donc « droit » à la faiblesse, à la paresse, à ne pas être importuné par des offres de travail, ni puni de mendier. Cet état – quasi naturalisé – permettait aux actifs d’être pleinement chrétiens en donnant des aumônes et en créant des Maisons de la Miséricorde. On se croirait dans la surenchère « sociale » de la gauche extrême, en France, aujourd’hui, avec la litanie des « sans »…
La salle du Parlement est ouverte et nous pouvons déambuler entre la tribune et les baignoires des élus du peuple, toutes de dorures, sous l’œil maçonnique lançant les rayons de la Raison sculpté au plafond. Dans l’antichambre, une vitrine contient un exemplaire de la Constitution originale mexicaine de 1857, ouvert au titre I des « droits de l’homme ». Etat fédéral (31 états) avec un Président élu pour 6 ans et un seul mandat, deux chambres avec 128 Sénateurs élus pour 6 ans dont 96 élus directement par la population et 36 attribués selon la proportionnelle des partis, la Chambre des Députés de 500 sièges, 300 élus directement et 200 attribués à la proportionnelle partisane pour 3 ans – tels sont les institutions du pays.
Édouard Tétreau, Analyste
La vraie vie vécue des années folles, celles de la bulle Internet 1998-2000, par un analyste en charge du secteur médias au Crédit lyonnais Securities Europe à Paris. Écrit clair, il y a de l’action à l’américaine et des exemples précis (sous pseudos pour éviter le judiciaire). Tout est vrai – j’y étais.
Mais, mieux que les anecdotes navrantes (la lâcheté Messier) ou croustillantes (le Puritain maître de la finance américaine et ses putes à Paris), une interrogation sur le snobisme social, les sursalaires indus et la course à la cupidité court-terme. La finance anglo-saxonne est une nuisance de l’économie globale, une guerre économique où « le droit », brandi par les puritains yankees, sert surtout à ligoter les autres, Européens et Japonais – alors que des hordes de lawyers et d’opportuns centres offshore à quelques dizaines de minutes de côtes américaines permettent d’y échapper.
Ce livre est écrit après l’éclatement des prémisses de la grande bulle (les valeurs technologiques en 2000 ont précédé la paranoïa du 11-Septembre en 2001 puis la comptabilité frauduleuse et l’audit mafieux en 2002) – mais avant le délire des dérivés en 2007 et la faillite de Lehman Brothers en 2008 – avec les conséquences systémiques, donc économiques, donc sociales, donc politiques dont on n’a pas encore vu tous les effets. Il décrit « comment ce théâtre de gens si savants au-dehors est en fait construit sur du sable. Le sable mouvant des fantasmes et des incohérences humaines » p.273.
Car vous pensiez que les analystes, après 5 ans minimum d’études supérieures en macroéconomie, audit, évaluation des entreprises et mathématiques financières, sont des experts capables de diagnostiquer la santé ou la maladie des sociétés cotées, de proposer des remèdes et de conseiller utilement les investisseurs ? Vous n’y êtes pas ! « Dans la formulation de son message comme dans sa conception, l’analyste doit aller au plus vite. Ce qui signifie : lire le communiqué de presse de la société, ou l’interview, ou le tableau de chiffres et, dans un minimum de temps, sortir le commentaire qui va faire vendre » p.39. Il ne s’agit pas de mesurer mais d’agiter. La bourse exige de la volatilité, des écarts de cours pour générer du business, donc de juteuses commissions. Ce pourquoi l’analyste passe plus de temps à commenter l’immédiat, appeler les clients, organiser des roadshows, qu’à analyser les entreprises. Il n’a plus « dans l’année que deux ou trois douzaines d’heures pour travailler activement sur chacune des entreprises suivies » p.174.
A son époque (2004) c’étaient les conseils d’achat et de vente aux gestionnaires de portefeuille pour faire tourner plus vite leurs actifs ; aujourd’hui (2014) plus besoin des gérants, le trading à haute fréquence, par algorithmes informatisés, s’en charge tout seul : plus besoin non plus d’analystes, ni de vendeurs, ni même de clients… Seul le marché pur et abstrait est le terrain de jeu pour les spéculateurs, entièrement déconnecté des entreprises réelles, de ce qu’elles produisent et des gens qui y travaillent.
Mais ce n’est pas que le commerce ou la bougeotte qui tord le métier d’analyste. C’est aussi la chaîne d’organisation, depuis l’entreprise jusqu’aux portefeuilles, qui incite à la stupidité. « Le processus d’investissement sur les marchés est simple : il suffit de suivre, ou de se raccrocher à la recommandation déjà émise par quelqu’un d’autre » p.49.
L’auteur l’a vécu, analyste médias dans les années flambeuses de J6M chez Vivendi (Jean-Marie Messier moi-même maître du monde, disait-il de lui-même…). « Le 6 mai [2002], deux jours après un changement de notation de l’agence Moody’s sur la dette de Vivendi, j’envoyais une note, alertant les clients investisseurs du Crédit lyonnais Securities d’un risque de faillite (bankruptcy) de ce groupe. Le lendemain, tous mes travaux furent placés sous embargo, en prélude à diverses sanctions disciplinaires. Le 3 juillet, Jean-Marie Messier quittait la présidence d’un groupe à quelques heures de la quasi-cessation de paiement » p.15.
Édouard Tétreau s’est reconverti en créant Mediafin, conseil en communication pour les entreprises. Il a publié fin 2010 ’20 000 milliards de dollars’ témoignage de trois années aux États-Unis après 2007 pour développer une filiale du groupe Axa, qui lui a fait comprendre combien la religion de la finance restait prégnante, laissant présager une bulle de la dette américaine vers 2020. L’ouvrage a été traduit en chinois, montrant combien la Chine est vigilante sur ses investissements en bons du Trésor des États-Unis…
Il y a pire que la vente à tout prix et la mauvaise organisation : l’emprise de toute une idéologie de la finance qui s’apparente à une véritable religion venue des États-Unis. Les croyants usent de mots magiques comme « création de valeur », « benchmark », EBITDA (bénéfices avant toute autre dépense), WACC (coûts du capital) et autre jargon en anglais. Lorsqu’il n’existe aucun mot dans votre langue pour traduire des concepts étrangers, vous les utilisez comme des boites noires sans savoir trop ce qu’elles contiennent. Mettant les habits d’une autre culture, vous avancez patauds, incertains, servilement scolaires. Ne comprenant pas le fond, vous singez. Non seulement vous vous abêtissez, mais vous agissez comme tout le monde pour donner le change et l’illusion sociale d’avoir compris. C’est bien ce qui se passe en analyse financière comme en gestion de portefeuille, j’en ai eu l’expérience directe personnellement (voir Les outils de la stratégie boursière, 2007).
Le « benchmark » est par exemple considéré par les directeurs de gestion français comme un garde-fou à surtout ne jamais franchir au-delà d’une étroite fourchette. La simple lecture d’un dictionnaire vous apprend que benchmark signifie en anglais utile le niveau du maçon : il est donc une mesure, pas un carcan ! Un maçon qui pave un trottoir parfaitement horizontal, selon le niveau à bulle, est un mauvais ouvrier doublé d’un imbécile : l’eau va stagner dans les creux. Le trottoir doit être en légère pente vers le caniveau pour remplir sa fonction de trottoir, le benchmark sert de référence pour marquer cette pente. Pas en France – où l’on doit obéir : à la hiérarchie qui n’y connais rien, à l’abstraction scolaire du mot anglais mal compris ! Quand on ne comprend pas on imite, quand on n’est pas pénétré de l’esprit on régurgite la leçon mot à mot. « Je mets d’ailleurs au défi n’importe lequel des dirigeants des vingt premières banques européennes d’être capable de comprendre, et accessoirement de faire comprendre à ses administrateurs et actionnaires, ce qui se passe exactement dans ces boites noires de l’industrie financière que sont les départements d’ingénierie financière et de produits dérivés… » p.75. M. Bouton, PDG de la Société générale, l’a illustré à merveille lors de l’affaire Kerviel.
Édouard Tétreau prend le même exemple en analyse avec la « shareholder’s value », maladroitement conçue en français comme « créer de la valeur pour l’actionnaire ». Or on ne « crée » pas de valeur, on en a ou on en hérite, l’entrepreneur ne crée que de la richesse (du flux), pas de la valeur (du stock). L’analyste français, par ce concept mal compris, ne va donc s’intéresser qu’à l’actionnaire, à la distribution de dividendes, au retour sur investissement du portefeuille. Alors que la base de la richesse de l’entreprise, celle qui va permettre qu’elle soit durable et puisse investir pour générer du bénéfice (à répartir ensuite en partie aux actionnaires apporteur de capital), est mesurée par la rentabilité : le retour sur fonds propres en fonction du risque assumé. C’est cela qu’il faut analyser, pas la distribution.
Plus qu’un simple témoignage de ces années stupides, ce livre est une sociologie de l’entre-soi parisien où les gens d’un même milieu, sortis des mêmes écoles avec les mêmes concepts abstraits, baignant dans le même jargon anglo-saxon qu’ils comprennent mal, font du fric en toute bonne conscience en enfumant les clients – qui sont, au total, vous et moi, les assurés comme les retraités. Mais ce qui est vrai de l’analyse financière l’est aussi en d’autres domaines : les médias, l’engouement web, les capteurs solaires, en bref tout ce qui est trop à la mode et qui fait délirer comme, il y a 4 siècles, les bulbes de tulipes !
Édouard Tétreau, Analyste – Au cœur de la folie financière, 2005, Prix des lecteurs du livre d’économie 2005, Grasset, 283 pages, €4.96 (occasion) à 18.34 (neuf)
Son site personnel
L’auteur de cette note a passé plusieurs dizaines d’années dans les banques. Il a écrit ‘Les outils de la stratégie boursière’ (2007) et ‘Gestion de fortune‘ (2009).