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Décroissance

Signe de mentalité fatiguée, la décroissance est à la mode. Encore faut-il s’entendre sur ce que ce terme polysémique signifie. En bonne logique, il s’agit de croissance négative, autrement dit de régresser. Mais cela peut aussi vouloir dire changer les paramètres de ce que l’on a considéré jusqu’ici comme de la croissance. Ou encore limiter le nombre des humains qui forcent à croître pour vivre ou au moins survivre. On le voit, la « décroissance » attire tous les phalènes qui cherchent désespérément à croire en quelque chose sans pour autant penser.

La croissance négative est bel et bien arrêter de faire plus ou mieux. Il ne s’agit pas de développement « durable » qui ménage les ressources en économisant les matières, l’énergie et le travail humain. Non, il s’agit d’un « retour » à l’ère préindustrielle où chaque famille vivait en ferme autarcique ; ou, mieux, à l’ère prénéolithique où la prédation des chasseurs-cueilleurs était limitée par les ressources naturelles, animales et végétales – et par les groupes humains ennemis, ce qui bornait la croissance humaine. Car qui dit plus d’humains dit plus de besoins, donc plus de prédation sur le milieu. Les décroissants seraient donc bien avisés de prôner la limitation des naissances plutôt que de vanter l’austérité de tous sur tout – sauf pour les pays émergents.

Le refus du progrès se niche dans le christianisme qui « regrette » le paradis où tout était donné pour rien, rendant insignifiante toute « croissance ». Léon Tolstoï en est le représentant conservateur traditionnel le plus abouti. Quant à Gandhi, il faisait de nécessité vertu : s’il vantait le rouet pour tisser son propre dhoti, ce n’était pas par écologie mais parce que son peuple était pauvre et exploité par les filatures d’Angleterre. Les Verts, Yves Cochet et les antiproductivistes se reconnaissent dans ce courant. Il n’est pas le mien, vous l’aurez compris. Décroissant signifie pour moi « des croissants ».

En revanche, la croissance jusqu’ici mesurée par la production intérieure brute peut être remise en cause et j’y souscris. Il s’agit d’améliorer l’indice pour en faire non plus celui de la quantité mais celui du bien-être. Le « toujours plus » n’accroît pas forcément le bonheur – au contraire. Il suscite l’envie du voisin, donc le désir de se hausser du col, entraînant compétition sociale et esbroufe par le fric et le pouvoir – les deux allant très souvent de pair. Le « dernier » Smartphone n’est pas utile, il suffit qu’il remplisse au mieux les fonctions de base d’un téléphone communiquant sur le net. Le champagne à 30 € la bouteille n’est pas forcément meilleur qu’un crémant (de Bourgogne) à 6 € la bouteille – qui, en plus, est « biologique ». Payer la marque n’est pas s’assurer un meilleur produit mais montrer socialement qu’on a les moyens, donc se valoriser. On entend très peu de « décroissants » vilipender ces travers vicieux de la bête humanité. Non, il s’agit toujours des autres, du « système », de l’idéologie libérale, jamais de soi.

Consommer moins n’est pas toujours consommer mieux. En ce sens, la critique de la Technique par Heidegger est utile : progrès oui, mais pour quoi ? L’emballement du tout technique, qui se réalise simplement parce qu’on le peut, n’est pas un idéal de vie ni de société. Les valeurs supérieures doivent prédominer et ne faire de la technique – utile – qu’un outil en vue de fins autres que la simple sophistication et multiplication des objets. A quoi cela sert-il d’acquérir une automobile qui peut rouler jusqu’à 240 km/h alors que partout les vitesses sont limitées à 130 km/h ? L’indice de développement humain ou l’empreinte écologique pourraient devenir des indicateurs plus pertinents que le PIB. La qualité de la vie m’apparaît plus importante que la possession personnelle de tous les objets du désir. D’autres façons d’user des choses sont possibles : covoiturage, location entre particuliers, troc, prêts, droit d’usage, etc.

Pour moi, la capacité à inventer de nouvelles technologies grâce à la curiosité insatiable pour le savoir est la clé du futur. Pas un « retour » réactionnaire à un avant-qui-était-mieux (pur fantasme !) mais un futur maîtrisé où le désir immédiat du tout-tout-de-suite n’est pas reconnu socialement (le contraire du laxisme post-68 européen, du gaspillage égoïste américain comme des enfants gâtés uniques chinois). La morale peut quelque chose car « le système » est opéré par des humains (hommes ET femmes) dont les désirs sont pour l’instant des ordres mais qui peuvent prendre conscience qu’il y a mieux que les assouvir là, sur le tapis : il y a les enfants, la nature, les ressources. C’est bien sûr, les réseaux sociaux en sont pleins de ce genre de remarque : « la crise » est toujours la faute des autres. Mais les monades de la société des réseaux peuvent prendre conscience qu’il y a quelque chose au-dessus de leur petit moi : ce serait un progrès, une « croissance » morale utile !

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Heidegger enfin expliqué

Je n’avais jusqu’ici jamais compris grand-chose au philosophe allemand du XXe siècle Heidegger. Ni les articles publiés par les fans, ni ceux plus insidieux par exemple d’un Alain de Benoist, ni surtout le Que sais-Je? sur le sujet ne m’avaient vraiment éclairés. J’ai trouvé dans le numéro 207 de novembre-décembre de la revue Gallimard Le Débat un article lumineux de Luc Ferry, suivi de quelques autres. Dont celui d’un « journaliste », consternant de bien-pensance et particulièrement à ras de terre. L’article de Luc Ferry, qui ouvre le dossier, s’intitule Heidegger, génial… et nazi.

Il montre en effet comment la philosophie même de Heidegger a pu faire qu’il rallie le nazisme, mais que cette haute pensée n’est pas issue du nazisme. Elle va bien au-delà, elle brasse les siècles, elle définit un avenir possible. C’est bien la première fois que je lis des explications hors des prises de position du théâtre idéologique des intellos préoccupés avant tout à se placer en se situant… à gauche, forcément à gauche ! Et en faisant de « l’antisémitisme » l’indépassable tabou dont Heidegger serait entaché, lui qui rejetait le concept de « judéité » pour des raisons qui, manifestement en ces articles, ne tiennent que très marginalement au peuple juif de chair et de sang.

Luc Ferry rappelle combien les penseurs du XXe siècle ont utilisé Heidegger sans toujours le dire, présentant comme de géniales innovations d’idées la reprise pure et simple de notions heideggeriennes. Jean-Paul Sartre, Hannah Arendt, Leo Strauss, Emmanuel Levinas, Jacques Derrida, Hans Jonas, Jacques Ellul, Jacques Lacan, sont des disciples plus ou moins avoués et plus ou moins proches… Cela fait du monde dans le nid intello qui se pousse du coude et professe de sa bonne foi mais ne vole pas plus haut.

Pour le penseur allemand, la pensée moderne qui s’ouvre avec les Lumières et particulièrement avec Descartes a eu le projet de domination du monde par la violence et la technique. Mais la modernité des Lumières avait un objectif supérieur au simple savoir scientifique et à son expression technique pratique : il s’agissait de libérer l’Homme par la science et l’éducation, ce « progrès » ayant pour objectif la liberté (de tous déterminismes) et le bonheur (social).

Ce n’est plus le cas au XXe siècle : la technique se transforme en une fin en soi. La volonté de tout contrôler devient alors volonté de volonté, sans aucun but autre que d’aller de l’avant dans le toujours plus. Avec l’explosion du nombre des hommes, 2.5 milliards en 1950, 8 milliards aujourd’hui, peut-être 30 milliards dans une génération, ce « toujours plus » devient mortifère. Pour la planète, pour la nature vivante, pour l’espèce humaine.

Le lecteur comprend dès lors pourquoi la pensée de Heidegger rejoint celle des écologistes antimodernes comme le courant réactionnaire contre les valeurs urbaines anti-paysannes qui allait, avec l’humiliation de la Défaite de 1918, aboutir au nazisme. Sauf que le nazisme est lui-même un nihilisme où la technique est une fin en soi pour accoucher du chaos du monde – avant qu’un nouvel âge puisse naître.

La philosophie de Heidegger repose sur « la différence ontologique », c’est-à-dire entre l’Etre et l’étant. Le fait qu’il y ait des choses est l’Etre, un mystère de la nature (ou le conte explicatif d’une religion) ; les choses concrètes elles-mêmes sont les étants. Cet étonnement philosophique, poétique chez les Grecs antiques, puis religieux par exemple dans le romantisme ou dans le panthéisme japonais ou même New Age, est occulté par la modernité. Celle-ci ne s’intéresse qu’aux étant, pas à l’Etre. Il est évacué comme non calculable donc non signifiant et laissé aux religions. Ce pourquoi elles ont beau jeu de prospérer malgré la science car celle-ci s’en fout.

Pire, le monde de la technique tourne sur lui-même, sans référent extérieur. Le progrès ne progresse que vers… rien. Il est fin en soi. Seul compte le combat pour savoir, la compétition pour maîtriser, l’exploitation pour gagner toujours plus. Sans fin comme une vis, comme un vice, sans finalité. La nature perd sa poésie pour être paysage à monnayer aux touristes ; le monde perd son mystère pour être mine de ressources à exploiter et consommer. Fini le cosmos, modèle ordonné d’harmonie chez les Grecs, pour le réservoir où puiser sans compter les ressources exigées par de plus en plus d’humains ayant de plus en plus d’exigences matérielles et rivalisant de plus en plus de désirs. « Et c’est justement cette disparition des fins au profit de la seule logique des moyens qui constitue la victoire de la technique comme telle », écrit Luc Ferry.

Il ajoute que Heidegger pensait probablement que la démocratie était trop liée au capitalisme économique et au libéralisme politique pour que la technique ne soit pas justement sa structure même : la « métaphysique de la subjectivité ». Ce pourquoi il se serait fourvoyé en nazisme.

Guillaume Payen, dans l’article suivant, précise à propos des Juifs que Heidegger en fait un concept dissolvant de la technique. Apatrides, les Juifs en tant que peuple sont portés vers les Lumières et la raison, en-dehors de toute poésie liée à une terre (encore que celle de Sion les ait largement fait rêver…). A l’origine du christianisme et du marxisme (le Christ et Marx étaient juifs), la judéité s’est faite métaphysique, destructrice par la technique (le Golem du ghetto de Prague est le premier robot technique). Citant Heidegger : « Le degré le plus élevé de la technique est ensuite atteint lorsque celle-ci en tant que consommation (Verzher) n’a plus rien qu’à consommer – qu’elle-même ».

La recherche de la puissance pour la puissance va aboutir à la guerre, lutte de titans pour dominer le monde (et ses ressources naturelles). Ce fut hier le nazisme, puis le stalinisme, aujourd’hui peut-être le nationalisme xénophobe vaniteux de puissance mondiale de l’Amérique de Trump. Un nihilisme de plus. « Heidegger croyait reconnaître dans la Seconde guerre mondiale le paroxysme de la modernité allant jusqu’au bout d’elle-même, s’autodétruisant par l’affrontement de puissances ‘enjuivées’ : l’URSS, le Royaume-Uni, les Etats-Unis ; et d’une puissance qui se faisait métaphysiquement juive, destructrice : l’Allemagne », écrit Guillaume Payen.

A la lecture de ce dossier, je comprends mieux Heidegger. Mieux aussi les penseurs antimodernes, dont je trouve le combat ringard, d’arrière-garde. Mieux encore un certain courant écologique, foncièrement « réactionnaire » en ce qu’il veut faire retour à cet avant de la Technique, à cette poésie du monde avant les hommes, à Gaia la Mère ou la nature ensauvagée. Je ne suis pas de ce courant, ayant constaté comme archéologue que les humains avant le néolithique usaient de remarquables techniques de taille du silex, constaté comme économiste combien la technique capitaliste pouvait être utile à l’économie des ressources, constaté comme citoyen combien le rôle des Etats dans la définition de règles et la promotion de fins humaines permet l’épanouissement. J’en reste au projet émancipateur des Lumières que la technique a fini par dévoyer, souvent par lâcheté des hommes (et peut-être des femmes qui réclament « toujours plus » de confort, de moyens, de droits particuliers et de protection du budget d’Etat). Chaque peuple n’a jamais que les politiciens qu’il mérite.

La technique est utile, mais comme outil pour servir des fins supérieures. La mathématique est utile, mais comme outil de compréhension partielle du monde. Tout n’est pas calculable, les hommes ne sont pas uniquement rationnels, la nature n’est pas inépuisable. Vivre en harmonie est une fin qui n’apparaît nouvelle que par inculture classique ; elle exige une maîtrise des outils offerts par la science – et une maîtrise du nombre des habitants d’une planète finie que les incessants progrès de la médecine, des techniques de fécondation et du développement infini des soins multiplie sans contraintes.

Revue Le Débat n°207, novembre-décembre 2019, Gallimard, dossier Heidegger pp.158-192, e-book Kindle €14.99, revue papier €21

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Ernst Jünger, Le mur du temps

Jünger n’est pas un théoricien mais un homme d’action qui réfléchit. C’est pourquoi il n’est jamais meilleur que dans les textes courts, la réflexion crayonnée au bord du chemin dans la chronologie des jours. Jünger excelle dans le journal. Mais, dès qu’il veut faire long, il ennuie ; il se perd dans le fatras mythologique des mots de cette brumeuse langue allemande qui permet de substantiver n’importe quel concept. On peut aisément s’y perdre et aborder l’absolu. Tel est Le mur du temps : fumeux, écrit par boucles de pensée.

Pourtant, il y a un fil conducteur auquel je souscris, et quelques réflexions ordinaires qui me séduisent.

Le fil est que nous sommes au bord d’une autre époque : après avoir connu dans le passé l’âge du père, duquel nous somment sorties avec Hérodote, nous quittons aujourd’hui l’âge du fils pour entrer dans l’âge de l’esprit.

Hérodote marquait la sortie de l’espace mythique pour entrer dans l’espace historique. Il est le fondateur de notre civilisation occidentale dont le grand thème est l’histoire. « C’est la dignité de l’homme historique, qui cherche à s’affirmer contre les forces de la nature et les peuples barbares d’une part, contre le retour des puissances mythiques et magiques d’autre part. Cette dignité a son caractère propre : conscience, liberté, droit, personnalité » p.98.

Aujourd’hui, la force créatrice de l’histoire s’efface. Les symptômes en sont la disparition des héros, l’effacement des noms, de la personnalité. On voue désormais un culte au soldat inconnu. « L’action peut bien rester la même, elle peut même s’accroître, mais elle entre dans d’autres relations telles que celle du travail et du record » p.103. Le retour à l’âge d’or du temps mythique est impossible car la faculté critique a cru. Aussi, les soubresauts mythiques contemporains, même les plus importants, sont voués à l’échec tels ceux de Staline, Hitler, Mao, Khomeiny.

L’un des prophètes des temps nouveaux est pour Jünger son compatriote Nietzsche : « Nietzsche voit loin dans le futur. Ce n’est plus un philosophe classique ; l’énergie pensante passe à l’improviste (…) à l’état d’énergie poétique (…) la pensée ne suffit plus » p.166. Jünger n’en parle pas, mais j’ajouterai Heidegger comme prophète de cette nouvelle façon d’appréhender le monde et le temps. Le Titan, le type explicatif de Jünger, est l’ouvrier planétaire ; il courbe à son service l’énergie terrestre. Ce Faust de masse est l’homme d’aujourd’hui. Il peut assurer demain deux possibles : l’avènement de l’homme (le surhomme de Nietzsche) ou sa disparition au profit de l’insecte futur (le dernier homme de Nietzsche). « Il se peut que la fin métaphysique dépérisse en effet et, avec elle, le lien étroit entre bonheur et liberté qui aujourd’hui semble encore indispensable. Le ‘dernier homme’ peuplerait alors le monde comme un type d’Insecte Intelligent ; ses constructions et ses œuvres d’art atteindraient alors à la perfection, but du progrès et de l’évolution, au détriment de la liberté » p.184.

Un autre destin possible serait préférable. Il est alors nécessaire de passer de « l’homme mesure de toute chose » à la « conscience de l’harmonie du monde » – je dirais plutôt du cosmos. C’est à ce sens que répondent déjà – bien confusément – l’astrologie selon Jünger, à laquelle j’ajoute l’écologisme du type Gaïa-la-Mère et le New Age. Mais aussi la plus haute interprétation du bouddhisme. On ne peut qu’être effrayé d’assister à la disparition des normes, des frontières, des limites – du fait de l’évolution même de la technique. Disparition en tant que phénomène mais aussi en tant que sens et valeur. Les manipulations génétiques font perdre à la paternité toute signification ; les mères porteuses font de même pour la maternité. Va-t-on élever bientôt de futurs soldats en batterie, comme des poulets ? Les interdictions éthiques ou les règlements « raisonnables » ne changent rien au mouvement qui est un changement de l’espèce, selon Jünger.

L’homme ne doit pas abdiquer face au biologique mais le contrôler et en tenir serré les rênes. Surtout, il ne suffit pas de limiter ou d’interdire, il faut proposer un sens. « Il appartient à cette raison de maintenir la hiérarchie, de la rétablir et de l’approfondir, où il le faut, et de donner à ce mouvement suprême et nécessaire un sens qui s’élève au-dessus du simple fait d’un changement zoologique, technique et démoniaque » p.262. Car « Nietzsche le premier (…) a maintenu la responsabilité devant l’homme supérieur » p.268. La conscience ne peut opérer contre la pesanteur du déterminé, mais elle peut y introduire la liberté en tant que qualité. Le devenir peut prend alors un sens par l’homme et pour lui. « La conservation de la liberté est la tâche de l’homme (…) elle caractérise l’humain » p.276. C’est à nous d’orienter le futur : « L’homme ne peut décider de ce qu’il gardera de substances archaïques et mythiques, mais bien de ce qu’il gardera de son humanité historique. La conscience ici intervient et, par-là, la responsabilité » p.281.

De nos jours, selon l’auteur, l’astrologie, les croyances religieuses et les églises, le bouddhisme et les spiritualités orientales (j’y ajoute l’écologisme) aideraient peut-être à surmonter le nihilisme, étape pourtant indispensable au changement d’ère qui est en cours.

Les sciences exactes, activité de fourmilière efficace, nous ont rendus hostiles aux mythes, à la métaphysique, à l’harmonie universelle. Ceci était surtout valable jusqu’aux années 1960 lorsqu’ont émergé des théories physiques ou mathématiques moins parcellaires : l’unification des forces en physique, la logique floue, la théorie du chaos. L’astrologie (comme l’ufologie ou la « science » fiction) est une réaction populaire à cette réduction de l’esprit humain par les sciences expérimentales ; elle fait retrouver dans l’imaginaire une direction qui mène au-delà des plans humains. Les hommes deviennent plus puissants et plus riches, mais pas plus heureux – faute de temps, de relations et de sens. « C’est pourquoi, quand bien même toutes les données de l’astrologie seraient erronées, elle garderait son sens, celui d’une tentative en vue de sonder le monde à une profondeur que nulle pensée, nul télescope, ne parvient à atteindre » p.41.

Cette aspiration à sortir du temps abstrait renvoie l’homme au grand sens des cycles, voisin de la cosmogonie et de la religion plus que de la science. Pour Jünger « sans lui (l’instinct religieux) nul ne peut exister ; c’est pourquoi dans les têtes les plus lucides même, on trouvera un rideau encore qui dissimule un sanctuaire » p.49.

Pour les églises, il faut distinguer les institutions et la métaphysique. « La théologie reste possible, même si les dieux se sont éloignés, comme l’astronomie et l’observation des astres sont possibles même par ciel couvert. Que la théologie et la métaphysique se rapprochent l’une de l’autre, ainsi que ce fut toujours le cas dans les religions d’Extrême-Orient, on le verra de plus en plus nettement dans les temps qui viennent » p.289. Une église est une passerelle possible vers la transcendance ; il ne faut pas en attendre plus qu’elle ne peut donner. « Si l’église empêche que l’État ne devienne un monstre et si, surtout au moment critique, elle rend l’individu conscient de l’immense et inépuisable valeur de son existence, en cela déjà elle manifeste son indispensable pouvoir » p.290. Dieu se retire, mais « il ne reste pas le Rien. Il reste le vide et sa force de succion. En elle, une nouvelle attraction opère aussi. Où fut la foi, un besoin demeure ; il tâtonne de ses mille bras, à la recherche d’un nouvel objet » p.295. Ce peut être pour une élite éduquée l’espace et les nouvelles spéculations de la physique théorique ; pour la masse les religions millénaires, à condition qu’elles n’empiètent pas sur la libre curiosité.

Car le nihilisme ne peut être que transitoire. « Que le nihilisme puisse très bien s’accommoder des institutions vidées et devenues pur instruments, la plus récente expérience nous l’a appris. À vrai dire, il ne peut cependant apparaître là qu’à titre intérimaire, aussi longtemps que le déblaiement fait partie du plan universel. Ce déblaiement accompli, la tâche du nihilisme prend fin aussi » p.303. Si le nazisme fut un nihilisme chrétien, le salafisme est l’actuel nihilisme musulman.

Je trouve très judicieux ce que Jünger dit du bouddhisme. Je vois dans cette religion des convergences qui ne sont pas que hasard avec les réflexions épistémologiques récentes en Occident. La réponse aux interrogations du nouvel homme viendra sans doute de là. « Nous trouvons dans le bouddhisme un degré d’ouverture et de tolérance qui apparaît comme le modèle et la condition nécessaire d’un ordre universel embrassant non seulement les nations, mais les races et les confessions, comme une maison aux nombreuses chambres. Quelque représentation que l’on puisse faire de l’illusion et de la réalité du monde – qu’il n’est jamais possible de séparer entièrement – l’idée que les phénomènes – objets pensés ou objets de croyance – se développent jusqu’aux plus hautes images à partir de l’indivision et y font retour, cette idée demeure du plus haut prix » p.306. Où le lecteur peut voir combien l’expression jüngérienne peut être parfois emberlificotée dans la langue allemande et le sens se perdre dans le labyrinthe des concepts.

Mais la leçon du livre est qu’il faut être optimiste sur l’avenir car l’optimisme est signe de santé.

Ernst Jünger, Le mur du temps, 1964, Folio essais 1994, 320 pages, occasion rare €33.99

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Ernst Jünger, Le mur du temps

Jünger n’est pas un théoricien mais un homme d’action qui réfléchit. C’est pourquoi il n’est jamais meilleur que dans les textes courts, la réflexion crayonnée au bord du chemin, dans la chronologie des jours. Jünger excelle dans le journal. Mais, dès qu’il veut faire long, il ennuie ; il se perd dans le fatras mythologique des mots de cette brumeuse langue allemande qui permet de substantiver n’importe quel concept. On peut aisément s’y perdre et aborder l’absolu. Tel est Le mur du temps : fumeux, écrit par boucles de pensée.

Pourtant, il y a un fil conducteur auquel je souscris, et quelques réflexions ordinaires qui me séduisent.

Le fil est que nous sommes au bord d’une autre époque : après avoir connu dans le passé l’âge du père, duquel nous somment sorties avec Hérodote, nous quittons aujourd’hui l’âge du fils pour entrer dans l’âge de l’esprit.

Hérodote marquait la sortie de l’espace mythique pour entrer dans l’espace historique. Il est le fondateur de notre civilisation occidentale dont le grand thème est l’histoire. « C’est la dignité de l’homme historique, qui cherche à s’affirmer contre les forces de la nature et les peuples barbares d’une part, contre le retour des puissances mythiques et magiques d’autre part. Cette dignité a son caractère propre : conscience, liberté, droit, personnalités » p.98.

Aujourd’hui, la force créatrice de l’histoire s’efface. Les symptômes en sont la disparition des héros, l’effacement des noms, de la personnalité. On voue désormais un culte au soldat inconnu. « L’action peut bien rester la même, elle peut même s’accroître, mais elle entre dans d’autres relations telles que celle du travail et du record » p.103. Le retour à l’âge d’or du temps mythique est impossible car la faculté critique a cru. Aussi, les soubresauts mythiques contemporains, même les plus importants, sont voués à l’échec tels ceux de Staline, Hitler, Mao, Khomeini.

L’un des prophètes des temps nouveaux est pour Jünger son compatriote Nietzsche : « Nietzsche voit loin dans le futur. Ce n’est plus un philosophe classique ; l’énergie pensante passe à l’improviste (…) à l’état d’énergie poétique (…) la pensée ne suffit plus » p.166. Jünger n’en parle pas, mais j’ajouterai Heidegger comme prophète de cette nouvelle façon d’appréhender le monde et le temps. Le Titan, le type explicatif de Jünger, est l’ouvrier planétaire ; il courbe à son service l’énergie terrestre. Ce Faust de masse est l’homme d’aujourd’hui. Il peut assurer demain deux possibles : l’avènement de l’homme (le surhomme de Nietzsche) ou sa disparition au profit de l’insecte futur (le dernier homme de Nietzsche). « Il se peut que la fin métaphysique dépérisse en effet et, avec elle, le lien étroit entre bonheur et liberté qui aujourd’hui semble encore indispensable. Le ‘dernier homme’ peuplerait alors le monde comme un type d’Insecte Intelligent ; ses constructions et ses œuvres d’art atteindraient alors à la perfection, but du progrès et de l’évolution, au détriment de la liberté » p.184.

Un autre destin possible serait préférable. Il est alors nécessaire de passer de « l’homme mesure de toute chose » à la « conscience de l’harmonie du monde » – je dirais plutôt du cosmos. C’est à ce sens que répondent déjà – bien confusément – l’astrologie selon Jünger, à laquelle j’ajoute l’écologisme du type Gaïa-la-Mère et le New Age. Mais aussi la plus haute interprétation du bouddhisme. On ne peut qu’être effrayé d’assister à la disparition des normes, des frontières, des limites – du fait de l’évolution même de la technique. Disparition en tant que phénomène mais aussi en tant que sens et valeur.

Les manipulations génétiques font perdre à la paternité tout sens ; les mères porteuses font de même pour la maternité. Va-t-on élever bientôt de futurs soldats en batterie, comme des poulets ? Les interdictions éthiques ou les règlements « raisonnables » ne changent rien au mouvement – qui est un changement de l’espèce, selon Jünger. L’homme ne doit pas abdiquer face au biologique mais le contrôler et en tenir serré les rênes.

Surtout, il ne suffit pas de limiter ou d’interdire, il faut proposer un sens. « Il appartient à cette raison de maintenir la hiérarchie, de la rétablir et de l’approfondir, où il le faut, et de donner à ce mouvement suprême et nécessaire un sens qui s’élève au-dessus du simple fait d’un changement zoologique, technique et démoniaque » p.262. Car « Nietzsche le premier (…) a maintenu la responsabilité devant l’homme supérieur » p.268. La conscience ne peut opérer contre la pesanteur du déterminé, mais elle peut y introduire la liberté en tant que qualité. Le devenir peut prend alors un sens par l’homme et pour lui. « La conservation de la liberté est la tâche de l’homme (…) elle caractérise l’humain » p.276. C’est à nous d’orienter le futur : « L’homme ne peut décider de ce qu’il gardera de substances archaïques et mythiques, mais bien de ce qu’il gardera de son humanité historique. La conscience ici intervient et, par-là, la responsabilité » p.281.

De nos jours, selon l’auteur, l’astrologie, les croyances religieuses et les églises, le bouddhisme et les spiritualités orientales (j’y ajoute l’écologisme) aideraient peut-être à surmonter le nihilisme, étape pourtant indispensable au changement d’ère qui est en cours.

Les sciences exactes, activité de fourmilière efficace, nous ont rendus hostiles aux mythes, à la métaphysique, à l’harmonie universelle. Ceci étaient surtout valable jusqu’aux années 1860, où ont émergé des théories physiques ou mathématiques moins parcellaires : l’unification des forces en physique, la logique floue, la théorie du chaos. L’astrologie est une réaction populaire à cette réduction de l’esprit humain par les sciences expérimentales ; elle fait retrouver dans l’imaginaire une direction qui mène au-delà des plans humains. Les hommes deviennent plus puissants et plus riches, mais pas plus heureux, faute de temps, de relations et de sens. « C’est pourquoi, quand bien même toutes les données de l’astrologie seraient erronées, elle garderait son sens, celui d’une tentative en vue de sonder le monde à une profondeur que nulle pensée, nul télescope, ne parvient à atteindre » p.41.

Cette aspiration à sortir du temps abstrait renvoie l’homme au grand sens des cycles, plus voisin de la cosmogonie et de la religion que de la science. Pour Jünger « sans lui (l’instinct religieux) nul ne peut exister ; c’est pourquoi dans les têtes les plus lucides même, on trouvera un rideau encore qui dissimule un sanctuaire » p.49.

Pour les églises, il faut distinguer les institutions et la métaphysique. « La théologie reste possible, même si les dieux se sont éloignés, comme l’astronomie et l’observation des astres sont possibles même par ciel couvert. Que la théologie et la métaphysique se rapprochent l’une de l’autre, ainsi que ce fut toujours le cas dans les religions d’Extrême-Orient, on le verra de plus en plus nettement dans les temps qui viennent » p.289. Une église est une passerelle possible vers la transcendance ; il ne faut pas en attendre plus qu’elle ne peut donner. « Si l’église empêche que l’État ne devienne un monstre et si, surtout au moment critique, elle rend l’individu conscient de l’immense et inépuisable valeur de son existence, en cela déjà elle manifeste son indispensable pouvoir » p.290. Dieu se retire, mais « il ne reste pas le Rien. Il reste le vide et sa force de succion. En elle, une nouvelle attraction opère aussi. Où fut la foi, un besoin demeure ; il tâtonne de ses mille bras, à la recherche d’un nouvel objet » p.295. Ce peut être pour une élite éduquée l’espace et les nouvelles spéculations de la physique théorique ; pour la masse les religions millénaires, à conditions qu’elles n’empiètent pas sur la libre curiosité.

Car le nihilisme ne peut être que transitoire. « Que le nihilisme puisse très bien s’accommoder des institutions vidées et devenues pur instruments, la plus récente expérience nous l’a appris. À vrai dire, il ne peut cependant apparaître là qu’à titre intérimaire, aussi longtemps que le déblaiement fait partie du plan universel. Ce déblaiement accompli, la tâche du nihilisme prend fin aussi » p.303.

Je trouve très judicieux ce que Jünger dit du bouddhisme. Je vois dans cette religion des convergences qui ne sont pas que hasard avec les réflexions épistémologiques récentes en Occident. La réponse aux interrogations du nouvel homme viendra sans doute de là. « Nous trouvons dans le bouddhisme un degré d’ouverture et de tolérance qui apparaît comme le modèle et la condition nécessaire d’un ordre universel embrassant non seulement les nations, mais les races et les confessions, comme une maison aux nombreuses chambres. Quelque représentation que l’on puisse faire de l’illusion et de la réalité du monde – qu’il n’est jamais possible de séparer entièrement – l’idée que les phénomènes – objets pensés ou objets de croyance – se développent jusqu’aux plus hautes images à partir de l’indivision et y font retour, cette idée demeure du plus haut prix » p.306. Où le lecteur peut voir combien l’expression jüngérienne peut être parfois emberlificotée dans la langue allemande et le sens se perdre dans le labyrinthe des concepts.

Mais la leçon du livre est qu’il faut être optimiste sur l’avenir car l’optimisme est signe de santé.

Ernst Jünger, Le mur du temps, 1964, Folio 1994, 320 pages, €8.00

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Luc Ferry et Alain Renaut, La pensée 68

Le moment Mai 68 a été porté au pinacle comme « la » révolution pour la génération qui regrettait de n’être pas née pour la Résistance. Les philosophes du temps se sont engouffrés dans la brèche pour surfer sur la mode en se posant officiellement comme antibourgeois – avec sa conséquence antihumaniste – tout en masquant leur tempérament de suiveur de la pensée allemande sous le jargon et l’obscurité propice à l’admiration des ignorants. L’intérêt de ce petit livre, écrit simple autant qu’il est possible, est de « déconstruire » les mystifications de l’époque – dans la lignée d’ailleurs de cette époque de grandes remises en cause.

Dans un premier chapitre, les auteurs montrent que la pensée des sixties était de clamer la fin de la philosophie avec la fin du sujet, de tout généalogiser et de dissoudre la vérité, enfin de tout rendre historique, situé et daté, afin d’éviter toute référence à un quelconque universel (forcément impérial).

Dans le chapitre II, ils font le tour des interprétations de Mai 68 en cours vingt ans après, pour conclure à la « mort du sujet », « car il se pourrait bien que 1968, dans sa défense su sujet contre le système, ait davantage partie liée avec l’individualisme contemporain qu’avec la tradition de l’humanisme (…) la faculté de faire ce qu’on veut, au-delà de toute entrave (individualisme) ne se confond pas nécessairement avec cette auto-nomie par laquelle l’homme de l’humanisme, à tort ou à raison, a cru pouvoir se distinguer de l’animalité » p.29. Pour Althusser, les intellectuels sont des petit-bourgeois soumis à l’idéologie dominante ; il s’agit donc de savoir « qui » parle et de renvoyer ce « qui » à ses déterminants économiques et sociaux, donc de réifier le sujet en objet de classe historiquement daté. Si nul ne peut échapper à ses déterminations, on se demande au nom de quoi Althusser, Bourdieu, Lacan et autres, d’ailleurs, y échapperaient… Dans un chapitre VII, les auteurs concluront par un « retour au sujet » que chacun, à condition qu’il soit armé de savoir philosophique, peut contester.

Mais, dans quatre chapitres intermédiaires, ils décortiquent, analysent et critiquent le type de conception du réel des auteurs emblématiques que sont Michel Foucault (« le nietzschéisme français ») dont la séduction consiste en son double jeu (p.145), Jacques Derrida (« l’heideggerianisme français ») en variations littéraires et rhétoriques sur la pensée d’un autre, Pierre Bourdieu (« le marxisme français ») qui toilette le discours du Barbu en assignant « la lutte des classes comme fondement ultime de toutes les pratiques sociales » p.256 tout en ne pouvant être réfuté, et Jacques Lacan (« le freudisme français ») qui dresse « le vrai sujet » contre « le Moi », ce qui rend toute analyse sans objet, donc un charlatanisme hors de prix…

Les auteurs disent – et c’est le plus intéressant – dans quelles impasses ou à quelles difficultés conduisent ces pensées, vite devenues dogmes dans la bouche des disciples béats (tel Lacan gourou). Il serait trop long de les examiner ici mais leur lecture est une jubilation.

Car la pensée française des années soixante, contrairement à ce qu’elle laisse volontiers croire, n’est pas née d’elle-même mais empruntée à la pensée allemande, « pour l’essentiel Marx, Nietzsche, Freud et Heidegger » p.60, tout en radicalisant ses thèmes jusqu’à son originalité cette fois bien française : l’antihumanisme. Autrement dit, les Français de l’époque n’inventent rien, ils mettent en forme politique la pensée des autres – ils la mélenchonisent, pourrait-on dire aujourd’hui. Ils en font une pensée de combat pour renverser le système (et se poser en grands-prêtres de la nouvelle société à venir ?). Cela n’a guère changé, un demi-siècle après 68…

« Il reste qu’entre le Dasein dont le dernier vestige de volonté consiste à se laisser assimiler par le surgissement même des choses, la machine désirante où le Moi sans identité n’est que la prime d’un devenir ou d’un avatar, et l’individualité contemporaine bien saisie par G. Lipovetsky comme soumission hétéroclite à des logiques multiples, il est un point commun évident : l’inscription de ce qu’on appelait le « sujet » dans le registre multiforme de l’hétéronomie. Ce que Heidegger a ainsi fondé et que les « sixties » ont radicalisé en modes divers, l’époque le cultive sous la forme de ce « Moi indifférent, à la volonté défaillante, nouveau zombie traversé de messages » qui définit « un nouveau type de personnalité » p.337. L’idéal d’autonomie du sujet est détruit – dès lors, serait-ce l’idéal de la pensée philosophique 68 ? – ne faut-il pas se soumettre à « la nature », c’est-à-dire à la jungle et à la force qui va, au détriment de toute légitimité à vouloir autre chose ?

Luc Ferry et Alain Renaut, La pensée 68, 1988, Folio essais 1998, 350 pages, €9.40

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Yves Bonnefoy, grand poète

yves bonnefoy photo

Rares sont les poètes, surtout en France. Yves Bonnefoy est un ex-poète vivant, il s’est éteint le 1er juillet à 93 ans. J’avais abordé tard sa poésie, dans les années 1990, pourtant il a écrit dès 1953. C’est qu’il n’est pas simple de pénétrer son univers, intemporel de mathématicien philosophe, critique d’art et professeur au Collège de France. Il ne faut pas l’aborder trop tôt, sous peine de passer à côté.

Bonnefoy est le poète de la présence au monde. Il veut que la terre soit cet endroit habitable où tout fait sens, comme en enfance, où le concept n’a pas encore détruit le mot.

                « Le jour se penche sur le fleuve du passé,

                Il cherche à ressaisir

                Les armes tôt perdues,

                Les joyaux de la mort enfantine profonde.

Il n’ose pas savoir

S’il est vraiment le jour

Et s’il a droit d’aimer cette parole d’aube

Qui a troué pour lui la muraille du jour… » (Hier régnant, p.131)

Le poète est le passeur de la présence réelle, aimant comme il dit passer sur l’autre rive pour relier l’hier et l’aujourd’hui, l’abstrait et le concret, la présence et l’absence.

« Visage séparé de ses branches premières,

Beauté toute d’alarme par ciel bas,

En quel âtre dresser le feu de ton visage

O ménade saisie jetée la tête en bas ? » (Art poétique, Du mouvement p.78).

Ou l’image et le désir, comme sur une Pietà de Tintoret :

                « Ici,

                Un grand espoir fut peintre. Oh, qui est le plus réel

                Du chagrin désirant ou de l’image peinte ?

                Le désir déchira le voile de l’image,

                L’image donna vie à l’exsangue désir » (Pierre écrite, p.247)

Il lui faut être en intimité avec ce monde – car il n’en existe pas d’autre.

                « Dieu qui n’es pas, pose ta main sur notre épaule,

                Ébauche notre corps du poids de ton retour,

                Achève de mêler à nos âmes ces astres,

                Ces bois, ces cris d’oiseaux, ces ombres et ces jours.

Renonce-toi en nous comme un fruit se déchire,

Efface-nous en toi. Découvre-nous

Le sens mystérieux de ce qui n’est que simple

Et fut tombé sans feu dans des mots sans amour. » (Pierre écrite, p.233)

Être pierre et vie, passer sans dommage le feu, relier les éléments : telle est la salamandre.

                « Son regard n’était qu’une pierre,

                Mais je voyais son cœur battre éternel.

                O ma complice et ma pensée, allégorie

                De tout ce qui est pur,

                Que j’aime qui resserre ainsi dans son silence

                La seule force de joie.

                Que j’aime qui s’accorde aux astres par l’inerte

                Masse de tout son corps,

                Que j’aime qui attend l’heure de sa victoire,

                Et qui retient son souffle et tient au sol. » (Du mouvement, p.111)

Des lieux et des saisons, Delphes, Florence, Trieste, l’été, le printemps…

                « Dans ce rêve de mai

                L’éternité montait parmi les fruits de l’arbre

                Sans angoisse ni mort, d’un monde partagé » (Pierre écrite, p.186)

Il faut qu’on nomme pour exister, être en relation signifie appeler qui et quoi par son nom. Toute mémoire a besoin de mots pour perdurer et l’enfant qui ne sait encore parler n’a pas de souvenir.

                « Pourquoi des mots ? Par confiance

                Et pour qu’un lieu retraverse

                La voix d’Œdipe sauvé. » (Hier régnant, p.175)

Qui ne dit mot ne consent pas au monde. Qui n’a pas les mots pour le dire reste au-dehors, absent.

                « Il désirait, sans connaître,

                Il a péri, sans avoir.

                Arbres, fumées,

                Toutes lignes de vent et de déception

                Furent son gîte.

Infiniment

                Il n’a étreint que sa mort » (Pierre écrite, p.204)

yves bonnefoy poemes

Retrouver l’enfance où le monde était évidence même, retrouver l’esprit d’enfance avec toute la puissance d’esprit de l’adulte. Pour voir le monde tel qu’il est, « la divinité d’une herbe sèche », accueillir la terre sans les voiles de l’apparence puisqu’elle excède le désir, sans illusion, sans écran rose ou noir, telle « l’eau qui veut la pente dans les pierres », ou « l’élan de l’agneau, fait de joie pure », comme « l’enfant qui joue sans limite sur le seuil » (p.312).

                « O terre, terre,

                Pourquoi la perfection du fruit, lorsque le sens

                Comme une barque à peine pressentie

                Se dérobe de la couleur et de la forme,

                Et d’où ce souvenir qui serre le cœur

                De la barque d’un autre été au ras des herbes ?

                D’où, oui, tant d’évidence à travers tant

                D’énigme, et tant de certitude encore, et même

                Tant de joie, préservée ? Et pourquoi l’image

                Qui n’est pas l’apparence, qui n’est pas

                Même le rêve trouble, insiste-t-elle

En dépit du déni de l’être ? Jours profonds,

Un dieu jeune passait à gué le fleuve,

Le berger s’éloignait dans la poussière,

Des enfants jouaient haut dans le feuillage,

Rires, batailles dans la paix, les bruits du soir,

Et l’esprit avait là son souffle, égal… » (Dans le leurre, p.255)

Le poète est le berger de l’être, disait Heidegger un dieu jeune qui passe à gué le fleuve…

            « Retrouvons-nous, prenons

            À poignées notre pure présence nue » (Dans le leurre, p.290).

Yves Bonnefoy, Poèmes : Anti-Platon, Du mouvement et de l’immobilité de Douve, Hier régnant désert, Dévotion, Pierre écrite, Dans le leurre du seuil, collection Poésie Gallimard 1985, 346 pages, €9.90

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Écologie et gauchisme : Eva Sas, Philosophie de l’écologie politique

Eva Sas Philosophie de l ecologie politique
François de Rugy, député, quitte EELV, parti accusé de « sectarisme gauchiste »; Jean-François Placé, sénateur, menace de le faire lui aussi et déplore les petits arrangement arrivistes de Cécile Duflot. L’écologie est-elle un avatar mai 68 du gauchisme pour bobos arrivés ? Un petit livre paru il y a 5 ans y répond…

Économiste sociale au sein d’Europe Écologie Les Verts et député de l’Essonne, Eva Sas tente une synthèse idéologique sur les fondements du parti. C’est intéressant, mais n’englobe au fond que l’écume des choses. Comme si elle avait voulu collecter des idées pratiques, politiquement utilisables dans les débats, plutôt que de replacer l’éco-logie (la science de notre habitat) dans son contexte historique.

Pour elle, tout commence en mai 68. Avant ? – Rien. Après ? – Tout.

Les années 1970 font prendre conscience d’un monde fini (mais Oswald Spengler l’avait dit en 1918 et Paul Valéry en 1919 – Épicure pointait déjà la petitesse de l’homme dans l’univers infini)… Cette génération bobo – Eva Sas est née en 1970 – croit que tout commence avec elle, notamment la philosophie. Elle fait donc de l’écologie politique le bras armé d’une doctrine qui combat l’homme (mâle, car Eva Sas est aussi féministe) comme maître et possesseur de la nature selon Descartes qui reprenait la Bible.

Pour que ces idées soient utilisables, il ne faut pas remonter avant mai 68 (que tout le monde connait) et ajouter les réflexions de l’École de Francfort (Jonas et Habermas) sur la refondation éthique après Auschwitz. Ainsi reste-t-on dans le vent, politiquement correct et tout empli de bonnes intentions.

Rien n’est faux, dans ce qu’expose Eva Sas, tout juste un peu rapide parfois – mais clairement orienté vers l’usage politique. Sa troisième partie sur le « nouveau paradigme » de l’écologie politique est le plus faible du volume. Les parties 1 et 2 méritent la lecture pour recentrer les idées de notre temps sur notre temps : « la pensée 68 contre une société en perte de sens » et « la refondation de l’éthique : retrouver du sens ». Mais comme tout cela est dialectique, hégélien, présenté comme inévitable !… Thèse, antithèse, synthèse – et voilà le paradis retrouvé. Sauf qu’il reste à construire, et que la « pratique » arriviste agressive des Duflot et autres écolos politiques français ne donne vraiment pas envie.

L’écologie serait, selon l’auteur, « forcément de gauche » car le monde limité exige une répartition selon la justice, donc un « besoin de régulation » contre les intérêts forcément égoïstes. Mais en quoi « la gauche » est-elle une catégorie encore pertinente dans le monde clos globalisé ? Justice et régulation sont les maîtres-mots, autre façon de traduire le « surveiller et punir » du soixantuitard Michel Foucault. Certes, la « démocratie participative » chère à Pierre Rosanvallon est préconisée, bien qu’on ne la voie guère en actes dans le parti vert, qui démontre que « l’exigence » écologique se traduit bien souvent dans l’urgence par la coercition.

Selon l’auteur, Mai 68 a été « une émancipation libertaire contre un ordre social figé » (bien qu’issu de ce bouillonnement idéologique, politique et social de la Résistance oublié par l’auteur, dont Stéphane Hessel a rappelé les fondements dans Les Indignés). L’humanisme universaliste réduit l’Homme à l’abstraction d’une norme et évacue les déviants (Michel Foucault) – ce qui n’est pas faux. Il faut reprendre Nietzsche pour établir que toute norme est aliénante, y compris l’universel, et revivifier la force vitale comme vecteur en interactions avec d’autres. Tout cela tire l’écologie vers le vitalisme et l’organicisme contre-révolutionnaire…

D’où le battement inverse « de gauche » : le productivisme privilégie les besoins matériels alors que les besoins affectifs, artistiques et spirituels sont négligés. La consommation est fondée sur l’illusion du désir et la croyance que le nouveau est toujours mieux. Ivan Illich est convoqué pour démontrer que l’homme est esclave de la technique (mais Nietzsche et Heidegger l’avaient dit bien mieux avant lui). La technique induit des monopoles radicaux comme la voiture, qui exige de travailler pour la payer, permet d’habiter loin de son travail pour l’utiliser, exige de partir en vacances avec elle pour la rentabiliser. La technique force à la professionnalisation, donc formate une oligarchie du savoir spécialisé : nul habitant ne peut construire sa maison sans architecte, produire sa propre électricité sans EDF, se soigner sans médecin. Le savoir n’est plus partagé mais délégué à des experts, le vote remplace le débat, l’État-providence réduit la dépendance aux autres et engendre la bureaucratie des comportements. De tout cela il faut se libérer, dit fort justement l’auteur, pour la planète (objectif affiché) et pour réaliser l’utopie du jeune Marx de retrouver sa propre nature (objectif caché).

Rien n’est faux dans l’analyse, tout est biaisé dans la solution : pourquoi faudrait-il (impératif présente comme allant de soi) réaliser Marx ?

La seconde partie oriente plus encore, par Auschwitz et Hiroshima, le sens « à retrouver ». Malgré les progrès du Progrès, la technique et la démocratie, la barbarie reste ancrée en l’homme et la vulnérabilité de la nature est mise au jour (cette vision peut-elle être qualifiée « de gauche » ?). La Raison n’est pas neutre, selon Jürgen Habermas résumé par l’auteur : si la raison objective structure la réalité, la raison subjective sert les intérêts du sujet. D’où le recours à Hans Jonas et à son « Principe responsabilité ». Si le pouvoir humain d’agir s’étend à la planète entière, le pouvoir de prévoir reste faible ; il faut promouvoir une éthique de l’incertitude et le principe de précaution. La responsabilité est le corrélat du pouvoir : n’agis que si ton action est compatible avec la permanence de la vie. La nature aurait un sens, qui est de promouvoir la vie – et la vie serait « bien ». Voilà deux présupposés philosophiques qui ne sont pas discutés par Eva Sas.

Habermas réhabilite la raison vers « l’agir communicationnel » : la condition sens est l’entre-nous, les interstices du dialogue pour une compréhension commune. La vérité n’est pas en soi mais issue d’un consensus, ne sont valides que les actions pour lesquelles tous sont d’accord. Pour réaliser cet accord, la démocratie participative est indispensable, la légitimité est l’espace entre les sujets, pas les arguments pour ou contre ; il faut que chacun sorte de lui-même pour trouver une position au-dessus de tous. Cette utopie où se multiplient les « il faut » est-elle réalisable ? Ne s’agit-il pas plutôt de « convaincre » les réticents par propagande, rhétorique et coup de force de quelques-uns ? Encore une fois, l’usage de cette démocratie participative dans les congrès écolos français ne fait pas envie ! Or la légitimité commence par l’exemple…

La dernière partie, la plus faible, fait sortir le loup du bois : l’ambition écologiste (française) est de produire « un homme nouveau » pour « changer la vie ». Comme Lénine fondé sur Marx, dont Staline a prolongé le caporalisme bureaucratique.

Certes, l’homme multidimensionnel à la Marcuse est vanté ; certes, la liberté est présentée comme fondement de l’autonomie à préserver, qui est maîtrise du rapport à soi et au monde ; certes, la solidarité résulte des interdépendances entre les êtres humains et la nature, elle se construit dans le dévoilement sans fin des déterminismes. Eva Sas parle (comme Marx) de « conditions authentiquement humaines » pour vanter la démocratie participative + le principe responsabilité + la réduction des inégalités. Mais ces injonctions sont assez peu convaincantes, ancrées dans l’abstraction : aucun exemple précis n’est donné de la façon dont cela fonctionne concrètement.

Tout ce livre vise à montrer que l’écologie politique est « naturellement » la pensée d’aujourd’hui, la seule vraie pensée du « progrès » social désormais détaché du progrès économique. Pensée de combat, les notions telles que nature, nature propre de l’homme, vie, vitalisme, humanité authentique, inégalités, déterminismes – ne sont pas définie ni discutées, mais présentées comme allant de soi. Or rien ne va de soi : seule l’exemplarité du parti vert et de ses membres le pourraient. Nous en sommes loin.

Avec ce danger totalitaire du politiquement correct orienté vers le Bien : « C’est ce côté démocratique qui entraîne l’aspect idéologique, parce qu’il faut, pour cimenter les masses, une sorte de corps de croyance commune, donnée par le parti et le chef du parti, et qui caractérise cette espèce de monarchie nouvelle qu’est la monarchie totalitaire », analysait François Furet du communisme.

Un petit livre intéressant – pour savoir comment pensent les écolos idéologues – mais qui laisse insatisfait. On comprend pourquoi, en France, pays où les mots et la pose théâtrale comptent plus que les faits et les actes, l’écologie soit emportée par le gauchisme. Vieux reste métaphysique venu de la Bible et de Hegel…

Eva Sas, Philosophie de l’écologie politique – de 68 à nos jours, 2010, éditions Les petits matins, 134 pages, €12.00

Lire aussi dans ce blog :

Eloi Laurent, Social-écologie
Bourg et Witheside, Vers une démocratie écologique

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Vladimir, Ce cri qui nous décrit…

vladimir ce cri qui nous decrit
Pascal Saint-Vanne, peintre écrivain – né à Verdun – crie en écorché vif sous le patronyme de Vladimir. Le grand prince de Kiev a décidé le baptême pour la Russie en 988 avant que son métropolite du même nom ne périsse en martyr en 1918. Pascal-Vladimir est créateur d’art brut parce qu’autodidacte sans culture du geste scolaire, exprimant sans tabou le subconscient, révolté social, anarchiste limite libertarien. Il en veut aux Normalisateurs, qu’ils soient médecins-psychiatres qui castrent chimiquement les délires artistes, les gens du marketing qui packagent le prêt-à-jouir pour le commun abêti, ou les « Mélenchon Le Pen » qui imposent impérialement leurs façons de voir aux citoyenfantiles.

« De la tripe ou du banquier, qui produit, à votre avis, l’œuvre la plus authentique ? » L’auteur éructe sa rancœur. Vlad l’empaleur enfile le monde actuel au bout de son pinceau et le lacère avec délectation de sa plume. Sainte Colère ! Dont « la rapidité d’exécution s’est faite de la lenteur ». Il enfile les mots comme des perles d’un collier étrangleur. Un exemple :

« Nous sommes au sommet d’un populaire assommé, déraisonné : il nous en pollue le salubre et l’insalubre du lugubre ou le dernier salut de l’air, et la terre n’est pas conçue pour se taire et il devrait y avoir encore à faire parmi tout ce décor ou serait-ce le corps à corps aux gestes télévisés : une dualité très perverse s’est ainsi réalisée dans cette impasse bien paisible, cette docilité mondialisée nous fronce bien des sourcils, à sa sourde vitesse : j’irais montrer mes fesses délectées dans la paresse, il en reste ainsi la baise d’un peuple défroqué… » p.25. C’est ample, dense, presque somptueux de sens à découvrir.

vladimir 1995

Lui Vladimir impose le fascisme narcissique du « narcisme » par ses « autoportraits fusionnés à la pornographie de la femme » – comme il l’explique en des textes confus où la phrase est dissociée pour mieux associer les assonances. Son « je auto-érotique » provoque, consciemment, pour faire sortir de sa coquille et réagir. Il y aurait du Rimbaud si Vladimir en avait l’âge ; bien qu’il chie les ombres comme Schiele, il y a plutôt du Artaud ou du Rotko.

« Mes couleurs n’expriment que de la vie et ne veulent rien dire ». Art à la racine, psychose. Des yeux hallucinés vous fascinent, trous noirs parmi les ombres violentes. Ils interpellent, ils appellent. Dialogue impossible, tant la raison est ici volontairement absente. Il faut subir l’assaut, se laisser hanter par les fresques qui gagnent à être vues en grand. Les couleurs sont « mortes dans la douleur », ambiance rouge pâle que perçoit le fœtus dans le ventre. Et tout ce noir. Des yeux, des trous, des ombres, embabouinées de mandibules en noir et sang sur fond de glaires, parfois. Tout l’être disparate criant la Mère.

« Rature de la nature », ce Vladimir ? Il promeut « l’acte de peindre la fièvre exaltée du nulle part », presque sartrien inclination Heidegger lorsqu’il démontre que « l’être doit disparaître avant l’après d’atteindre l’acte d’exister !…» Reconnaissez son génie dans l’acrobatie des concepts. « La schizophrénie est un luxe, très en vogue dans le chic et l’Afrique » p.107. Les textes qui accompagnent les peintures sont « le constat qu’il est urgent de constater » p.188.

vladimir 1998

Mais vous convaincre de raison sur une œuvre de passion n’est pas de saison. Il vous faut voir Vladimir, vous perdre dans ses textes qui – dissociant – associent. Vous perdre dans ses peintures expressionnistes de turbulences. Il envoûte, il crie de mots et de couleurs. Il est lui – et nul autre.

Vladimir, Ce cri qui nous décrit…, 2015, éditions La Découvrance, 215 pages et 100 photos couleurs des œuvres, préface par Luis Marcel, €29.00

Éditions La Découvrance, 10 rue Jean Perrin 17000 La Rochelle, www.ladecouvrance.net
Attachée de presse Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com
Site du peintre
Estimation financière des œuvres

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Alain de Benoist, Mémoire vive

alain de benoist memoire vive

Mon attachée de presse favorite m’a prêté le livre d’un « sulfureux » intelligent. Connaissant la propension à l’anathème des idéologues aussi sectaires qu’envieux qui dominent trop souvent les médias en France, je me suis dit qu’il serait intéressant de savoir ce qu’un intellectuel qui n’est pas « de gauche » (espèce devenue rare) pouvait avoir à dire sur le monde d’aujourd’hui.

L’itinéraire qui va de nationaliste révolutionnaire à 16 ans au fédéralisme écologique à 70 ans mérite qu’on s’y arrête.

S’il a été dans le « mauvais » camp (comme disent ceux qui détiennent la Vérité), il a largement évolué. Autrement que ces Maos qui voulaient dynamiter le système bourgeois… et qui se retrouvent aujourd’hui bons bourgeois repus et nantis, occupant des positions de pouvoir un peu partout dans les médias, la politique et les universités, voire à l’Académie.

Ni droite ni gauche, ni révolutionnaire ni conservateur – mais conservateur révolutionnaire : tel se veut le militant de la Nouvelle droite et Alain de Benoist est son prophète. Près de 70 ans après être né, 40 ans après son mariage qui lui a donné deux garçons, un bilan paraissait nécessaire. Qu’en a-t-il été de cette vie consacrée aux idées ? vouée à la militance intellectuelle ? appelée à prêcher dans le désert ?

Il a manqué à Benoist la discipline de la thèse et l’exigence universitaire pour accoucher d’une œuvre.

Certes, il a beaucoup écrit, mais que reste-t-il au fond ? Des messages d’intellectuel engagé, pas une philosophie originale, ni même une politique. Sa cohérence sur la durée existe, mais où est-elle exposée ? Vu de droite – Anthologie critique des idées contemporaines en 1977, recueil d’articles (déjà) relus et augmentés, était une étape qui n’a pas connu de véritable suite. Alain de Benoist est comme Gabriel Matzneff (l’un de ses amis) incapable semble-t-il d’une œuvre construite, trop dispersé dans l’actualité, trop soucieux de tout avoir lu, de tout englober pour « prendre position ». Sa façon d’écrire, par paperolles découpées ajustées bout à bout, me rappelle la façon empirique dont j’ai composé mon premier livre à 17 ans (jamais publié) ; j’ai bien évolué pour les suivants (publiés).

Il est symptomatique que ces mémoires ne soient pas « un livre » mais une suite d’entretiens. Ils auraient pu être publiés en vidéo ou en CD. La table des matières découpe en cinq périodes l’existence : l’enfance, la jeunesse, la Nouvelle droite, un chemin de pensée, un battement d’aile. Le tout suivi d’un index des noms propres de 12 pages ! Il y a de l’encyclopédie, donc du fouillis, dans cette Voie dont le questionneur tente – un peu vainement – une cohérence. Elle est chronologique, ce qui correspond à une constante de Benoist : la généalogie, l’accès aux sources, le jugement à la racine.

alain de benoist

D’où l’importance de l’enfance et de la jeunesse pour comprendre le personnage qu’il s’est composé, puisque sa méthode même nous y incite.

Fils unique de fils unique, Alain est né à Tours en 1943 ; il en garde peu de souvenirs, monté à Paris à 6 ans, rue de Verneuil. Il a des origines nobles et populaires, un ancêtre paternel italien vers 880 devenu écuyer du comte de Flandres, dont les descendants naîtront et prospéreront en Flandre française. Par sa mère, il vient de paysans et artisans bretons et normands. « Aucun bourgeois », note-t-il, bien que sa propre existence parisienne dans les beaux quartiers ne soit en rien différente des petits de bourgeois qu’il fréquente, ni la profession de son père (commercial pour Guerlain) plus aristocratique que celle des autres. Lecteur invétéré depuis tout jeune, collectionneur effréné de tout, cinéphile passionné, exécrant tout sport mais adorant les animaux lors de ses vacances au château grand-maternel d’Aventon (près de Poitiers), il est solitaire « mais jamais seul », a « beaucoup de copains » mais aucun ami car il se dit timide et hypersensible. Il a été louveteau mais jamais scout, reculant au moment de la puberté.

Ses goûts (peut-être reconstruits) sont déjà orientés : il aime bien les livres de la collection Signe de piste mais avec les illustrations de Pierre Joubert, Alix en bande dessinée mais pas Batman, Hector Malot mais pas Bob Morane ; il préfère l’Iliade à l’Odyssée, les contes & légendes aux romans, il aime Sherlock Holmes et la science-fiction. Il peint dès 14 ans mais, là encore, ses goûts sont « idéologiques » : à l’impressionnisme il préfère l’expressionnisme, à l’abstrait le surréalisme… S’il aime le jazz, il déteste le rock ; s’il apprécie la chanson française, c’est uniquement du classique : Brassens, Brel, Ferré, puis Moustaki et Ferrat. Comme Céline, il déteste la saleté étant enfant. En psychologie, il préférera évidemment Jung à Freud.

Il fréquente le lycée Montaigne en section A-littéraire, puis Louis-le-Grand. L’époque était très politisée et, à 16 ans, il s’engage en politique auprès de la FEN (Fédération des étudiants nationalistes) moins par conviction qu’attiré par la bande de jeunes qu’il fréquente le week-end à Dreux, dans la résidence secondaire de ses parents. Par sa fille de 14 ans, il y fait la connaissance d’Henri Coston, antisémite notoire et ex-membre du PPF de Doriot chargé des services de renseignements ! Le jeune Alain est fasciné par ce personnage tonitruant, adepte de la fiche et qui vit de ses publications. Lui vient de découvrir la « philosophie comme grille d’interprétation du monde » p.53 et rêve de vivre de sa plume et de ses idées, comme Montherlant dont il admire le beau style et le masque aristocratique (le masque est peut-être une clé d’Alain de Benoist).

Coston le présentera à François d’Orcival, chef de la Fédération des étudiants nationalistes, et il suivra le mouvement contre la marxisation de l’université et pour l’Algérie française (lui-même n’avait aucune opinion sur l’Algérie, officiellement « département français » et pas « colonie »). La révolte des pied-noir pouvait être le détonateur d’une révolution métropolitaine attendue, tant la IVe République apparaissait comme « la chienlit ». Il devient secrétaire des Cahiers universitaires où il publie ses premiers écrits, puis rédacteur exclusif d’un bulletin interne. Il participe aux camps-école et se veut soldat-politique : « tu dois tout au mouvement, le mouvement ne te dois rien » p.65. Cheveux courts, idées courtes – auxquelles je n’ai jamais pu me faire, à droite comme à gauche.

S’il poursuit une licence en droit et une licence de philo en Sorbonne, s’il passe même un an à Science Po, il ne se présente pas aux examens car ce serait accepter « le système ». Où l’on voit que l’extrême-droite était aussi bornée que l’extrême-gauche en ces années « engagées ». Attaché par tempérament à Drieu La Rochelle, il prend comme pseudonyme évident Fabrice (le Del Dongo de Stendhal) Laroche (Drieu La Rochelle). Il rencontre ceux qui deviendront ses plus vieux amis, Dominique Venner et Jean Mabire dont le fils Halvard gagnera des courses à la voile. Le militantisme était une « école de discipline et de tenue, d’exaltation et d’enthousiasme, une école du don de soi » p.83.

nouvelle ecole oswald spenglerEn 1968, avant les événements de mai, il est embauché comme journaliste et, journaliste, il le restera.

D’abord à l’Écho de la presse et de la publicité, puis au Courrier de Paul Dehème, lettre confidentielle par abonnement. Avec quelques dissidents de la FEN qui ne veulent pas poursuivre l’activisme politique, il fonde en février 1968 la revue Nouvelle école, en référence au syndicaliste révolutionnaire français Georges Sorel, puis, les 4 et 5 mai, le GRECE (Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne) qui donnera ses fondements doctrinaux à ce que les journalistes appelleront « la Nouvelle droite ». Commence alors une « période de flottements » et de « scories droitières » (dit-il) jusqu’à la fin de l’expérience Figaro-Magazine sous Louis Pauwels, au début des années 80. Il publie sur les traditions d’Europe, visite avec quelques « amis » (on disait « camarades » à gauche au même moment) les hauts-lieux européens. Il préfère naturellement l’Allemagne, l’Italie et la Scandinavie au reste. Le journalisme à Valeurs actuelles et le Spectacle du monde le firent voyager dans le reste du monde, dont il ne connaissait, hors d’Europe, que les États-Unis.

Une campagne d’intellos cathos de gauche bobo au Monde et au Nouvel observateur a été déclenchée à l’été 1979 par crainte du succès populaire du Figaro-Magazine et pour raviver « le fascisme », bouc émissaire facile de tous les manques à gauche. Classique bataille pour « les places » dans le système, pour cette génération tout juste issue de 68 et qui avait les dents longues. La publicité faite autour de la polémique a évidemment l’effet inverse à celui recherché : Alain de Benoist devient célèbre et la Nouvelle droite est considérée tant par les radios et les télévisions que par les hommes politiques, les universitaires et même à l’étranger. Alain de Benoist reçoit le Grand prix de l’essai de l’Académie française pour Vu de droite, participe jusqu’en 1992 à l’émission Panorama sur France-Culture et planche même devant les Services, appelé par Alexandre de Marenches, patron du SDECE. A cette date, le libéralisme consumériste et financier américain devient pour lui « l’ennemi principal » p.140.

Commence le chapitre 4 sur les idées, malheureusement pas aussi clair qu’on l’aurait souhaité, indigeste, souvent filandreux, parfois jargonnant.

Les questions introduisent une suite de fiches sur un Alain de Benoist « idéologiquement structuré ». Le naming, cette manie américaine, est l’une des plaies de l’auteur : il ne peut exposer une idée sans la barder de citations. Peut-être pour se rassurer, ou pour mouiller idéologiquement les auteurs, ou encore montrer combien il se rattache au mouvement des idées. Mais pourquoi a-t-il accentué cette écriture mosaïque par rapport à ses premiers écrits ?

Selon moi, deux axes donnent sens à tout le reste :

  1. il n’y a pas d’autre monde que ce monde-ci (donc pas de Vérité révélée ni de Commandement moral mais une histoire à construire et un ethnos à façonner) ;
  2. le Multiple est valorisé (donc pas d’universalisme, de centralisme jacobin, de capitalisme financier globalisé, d’égalitarisme dévoyé au Même uniforme, mais la tolérance et le refus du « ou » au profit du « et » – autre posture favorite de Montherlant, qui préservait ainsi sa liberté personnelle).

Ce qui veut dire que chacun est, sur son sol, dans sa « patrie charnelle », « en pleine conscience du mouvement historique dans lequel il vit », amené à développer sa bonne fortune – sans désirer l’imposer aux allogènes (diversité des cultures, pas de repentance) ni au monde entier (ni colonialisme d’hier, ni impérialisme étasunien d’aujourd’hui, ni universalisme occidental). L’auteur cite le russe Alexandre Douguine, pour qui l’espace est un destin, le lieu portant en lui-même l’essence de ce qui s’y développe. Tout changement d’habitus collectif altère l’ethnos et son destin – ce qui signifie en clair que l’immigration hors contrôle peut changer la civilisation même d’une aire.

krisisL’Europe est pour Benoist une réalité géopolitique et continentale opposée aux « puissances liquides » que sont les îles anglo-saxonnes, États-Unis en tête, dont le but est de nos jours « d’encercler, déstabiliser et balkaniser » l’Eurasie (Moyen-Orient compris) pour mieux contrôler les ressources. Les valeurs terriennes des trois fonctions hiérarchisées mises au jour par Georges Dumézil dans la civilisation indo-européenne (sagesse, politique, richesse) doivent primer sur les valeurs liquides (les flux, le commerce, les liquidités, le négociable) – toutes ancrées dans la troisième fonction. Même si les Indo-européens n’ont jamais existé en tant que tels (personne ne le prouve), le mythe de l’origine, critiqué récemment par l’un de mes anciens professeurs d’archéologie Jean-Paul Demoule, n’est pas plus à condamner que le mythe biblique du Peuple élu ou le mythe de la sagesse de Confucius. La vérité scientifique est une chose, la légende civilisatrice une autre. De toute façon, pour Alain de Benoist « la démocratie » est le régime préférable – lorsqu’elle fait « participer » le plus grand nombre. Mais il n’est pas de politique sans mystique et le mythe indo-européen en est une.

Alain de Benoist aime à concilier les contraires dans l’alternance, sur son modèle Henry de Montherlant. Ce pourquoi il se sent en affinité avec la Konservative Revolution allemande d’entre-deux guerres dont « les anticonformistes français des années 30 » sont pour lui proches, à la suite de Proudhon, Sorel et Péguy. Il s’agit de se fonder sur « ce qui a de la valeur » pour orienter l’avenir. Selon Heidegger, philosophe qu’il préfère désormais à Nietzsche, « l’Être devient » (ce qui me laisse sceptique), la technique désacralise le monde (là, je suis) et produit la Machinerie : une entreprise humaine nihiliste (je suis moins pessimiste).

C’est « l’ascension et l’épanouissement d’une classe bourgeoise qui a progressivement marginalisé aussi bien la décence populaire [la common decency de George Orwell ] que la distinction aristocratique » p.237. Ce pourquoi Alain de Benoist est idéologiquement écologiste, « du côté de la diversité (…) aussi du côté du localisme et de la démocratie de base » p.249. Il y a coappartenance de l’homme, des êtres vivants et de la nature. Selon « un vieil adage scandinave », « le divin dort dans la pierre, respire dans la plante, rêve chez l’animal et s’éveille dans l’homme » p.249. C’est un joli mot mais d’idée passablement chrétienne à la Teilhard de Chardin, voire évoquant un Dessein intelligent…

Arrive enfin la dernière partie du bilan, mais qui n’en finit pas de finir.

L’auteur n’a pas eu le temps de faire court… « J’ai voulu définir et proposer une conception du monde alternative à celle qui domine actuellement, et qui soit en même temps adaptée au mouvement historique que vous vivons » p.225. Ce serait mieux réussi si le message était plus clair. L’Action française, le mouvement auquel Alain de Benoist compare volontiers le sien, était plus lisible dans le paysage intellectuel. Mais lui se veut Janus, son emblème étant un labyrinthe. Le lecteur pourra lui rétorquer ce qu’il reproche à Raymond Aron : « vaut en effet surtout par la subtilité de ses commentaires et de ses analyses, moins par sa pensée personnelle » p.227. Pour Aron, c’est faire bon marché de Paix et guerre entre les nations, et des mémoires, d’une qualité dont on cherche vainement l’équivalent chez Alain de Benoist.

« Je suis un moderne antimoderne », dit l’auteur p.285. Il ne croit pas si bien dire. Son monde apparaît comme celui, avant 1789, de la société organique, de la nature encore création divine, du chacun sa place où l’éthique de l’honneur fait que bon chien chasse de race, où règnent une foi, une loi, un roi (un peuple homogène). Il est, sans surprise, contre les enseignements de genre et affirme que l’homosexualité est majoritairement génétique (p.252), sans considérer que l’éducation répressive des sociétés autoritaires (des sociétés militaires à l’église catholique et aux sociétés islamiques) fait probablement plus pour les mœurs que les gènes (il suffit de comparer les prêtres aux pasteurs). Il déplore aussi que l’écrit décline au profit de l’image, tout comme Platon déplorait en son temps le déclin de la parole au profit de l’écrit…

Le lecteur l’aura compris, la pensée d’Alain de Benoist est en constant devenir. Il n’a pas de dogme, seulement des « convictions ». Même si lui-même veut rester au-delà et ailleurs, comment sa pensée pourrait-elle se traduire concrètement aujourd’hui ? Est-ce sur l’exemple de Poutine en Russie ? Est-ce sur l’exemple de la Fédération des cantons suisses avec les votations qui ont fait renoncer au nucléaire et ouvrir des salles de shoot ? Est-ce comme les « Vrais Finlandais »qui se disent « conservateurs sur les questions morales, mais de centre gauche sur les questions sociales » ? Est-ce Aube dorée ou Vlaams Belang ? Je comprends que, par tactique politique, Alain de Benoist veuille avancer masqué, que l’on considère les idées plutôt que les positionnements, mais la multiplication des masques en politique dilue le message au point de le faire disparaître. La politique exige l’épée qui tranche entre ami et ennemi. Seule la littérature – comme le fit Montherlant – permet l’ambiguïté, le masque étant le procédé commode de dire sans être, de montrer sans le vivre. Alain de Benoist, que je sache, n’est pas Henry de Montherlant. Peut-être, comme lui, eût-il mieux fait de choisir la littérature ?

« Non pas chercher à revenir au passé, mais rechercher les conditions d’un nouveau commencement », dit Benoist p.312. Peut-être, mais nous aurions aimé moins de simple critique du présent et une vision plus claire sur les propositions concrètes d’avenir.

Alain de Benoist, Mémoire vive – entretiens avec François Bousquet, 2012, éditions de Fallois, 331 pages, €22.00

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Patrick Rambaud, Le Maître

patrick rambaud le maitre
« C’était il y a vingt-cinq siècles au pays de Song, entre le Fleuve Jaune et la rivière Houaï » – dès la première phrase, le ton est donné. Patrick Rambaud sait introduire une histoire, il écrit direct, avec des phrases qui tapent dans le mille. Le Maître est ce philosophe chinois antique qui n’a justement pas voulu être un maître. Il a lu Confucius mais son existence durant les Royaumes combattants l’a fait se dégager bien vite de cette sagesse de maître d’école, souple aux puissants et rigide aux faibles – tout comme Montaigne au temps des guerres de religion.

D’un ton léger mais incisif, l’auteur conte au galop la vie imaginée de Tchouang Tcheou dont le nom peut être inconnu des lecteurs, mais probablement pas son interrogation favorite : « Était-ce Tchouang Tcheou qui se rêvait en papillon ou un papillon rêvant qu’il était Tchouang Tcheou ? » p.229. Il faut dire que l’orthographe française hésite sans cesse entre la francisation et la pression anglo-saxonne ; le personnage est donc écrit aussi Tchouang-tseu ou Zhuāng Zhōu.

Son existence constamment mêlée de réflexion distille une sagesse primesautière et volontiers anarchiste, au fil des événements. On connait peu sa vie réelle, seulement qu’il fut fonctionnaire et qu’il a refusé un poste de Premier ministre. Le talent de Patrick Rambaud tisse une trame plausible pour une vie qui n’a peut-être jamais existé mais qui apparaît exemplaire de la sagesse millénaire.

La base : « A dix ans, Tchouang avait saisi les fondements de la pensée chinoise, laquelle reposait sur des principes simples. Oui et non n’existaient pas à l’état naturel. Il n’y avait pas de contraires mais des contrastes ; le monde était une somme d’impressions. Les forces se combinaient, se succédaient, permutaient, s’alliaient, s’harmonisaient, se remplaçaient comme le yin et le yang, la nuit et le jour, l’ombre et la lumière, la femme et l’homme. La vie évoluait à chaque instant, rien n’était définitif » p.23. Nous ne sommes pas dans l’univers des religions du Livre, où « Dieu » a révélé aux vermisseaux humains tout ce qu’ils ont à savoir, avec interdiction de chercher ailleurs. Peut-être pourrions-nous nous inspirer aujourd’hui de la pensée chinoise ?

Le rôle social de l’intello : « Tu gardes un air sombre, tu plisses le front, tu trousse à l’occasion des sentences obscures, tu joues au passeur inspiré. Tu seras d’autant mieux inspiré que personne ne te comprendra, mais chacun cherchera un sens profond à tes paroles pourvu qu’elles soient floues : voilà ce qui compte » p.56. Il suffit d’ouvrir une chaîne de télé pour voir que ce qui compte reste ce Grand sérieux inspiré – outre gonflée de vent le plus souvent car, dès que l’on creuse un peu, la baudruche médiatique éclate.

La sagesse personnelle est de se couler dans les forces naturelles, comme un nageur se joue de l’eau. Pour être heureux, goûter les dons de la nature et pour cela s’ouvrir, faire taire sa raison bavarde qui cherche à tout théoriser. « Faire le vide. Il fallait quitter ses intentions, interrompre ses mouvements, et puis s’écouter respirer, écouter le souffle qui s’apaise, ralentit, devient imperceptible » p.150. Une fois calme, s’ouvrir à ce qui est, car le vide n’est pas le rien, mais la disponibilité. Le poète est le berger de l’être, disait il y a peu Heidegger.

Afin d’être sage et heureux, surtout fuir les spécialistes, les prophètes, les clercs, les vertueux ! Pour cela, dompter ses peurs, devenir adulte, libre et responsable. Car « de la peur naît un besoin de réconfort, du besoin de réconfort naissent les croyances, des croyances naît la vanité et de la vanité naît la haine » p.199. Hier comme aujourd’hui. Tchouang Tcheou dénonce les bonnes âmes, les soi-disant purs, les professeurs de vertu : « Tes charitables, ils guettent la souffrance des autres pour compatir en public et se donner un rôle » p.215. Parfait portrait des bobos.

« Tchouang expliqua qu’il y avait plusieurs niveaux de conscience, que la réalité était une métamorphose permanente, qu’il fallait l’épouser telle qu’elle était, sans préjugés, sans constructions savantes, et s’oublier soi-même comme cet enfant dès qu’il saurait avancer sur ses jambes » p.227. Le sage est un enfant qui joue, dira Nietzsche plus tard…

Voici la philosophie telle qu’elle était jadis et telle qu’elle devrait être de nos jours, facile à lire et à comprendre, des exemples concrets devenues fables, le style aérien qui domine son sujet et sait le faire passer dans la vie même.

Tout le monde ne tournera pas contemplatif ni oisif comme Tchouang Tcheou mais, contrairement à lui, aimera ses enfants et les élever, participera à la vie de la société voire à la chose publique. Mais la leçon de Rambaud, distillée sous couvert du Chinois, est que prendre au sérieux tout cela empêche de réussir chaque cela : la politique rend avide, la vie sociale vaniteux, l’éducation n’est ni élevage ni domptage mais élévation par discipline, l’oisiveté sans personnalité n’est que vie futile, la contemplation sans réflexion n’est que nihilisme. Il faut de tout un peu, équilibrer les contraires, nager dans l’eau selon les vagues et les courants.

Ce qui déplaît aux critiques médiatiques français qui préfèrent trop souvent être guidés par un maître vers la Vérité suprême. Or il n’y a pas de vérité, montre Tchouang Tcheou, la voie du Tao est personnelle, pas collectiviste, chemin bien plus digne d’attirer le lecteur lassé des politiciens et du sectarisme que le panurgisme médiatique. Ces lecteurs, à en croire la presse décidément indigente, sont-ils devenus si rares ?

Rambaud, le pasticheur de Roland Barthes et de Marguerite Duras (gendegôch qui se prenaient tellement au sérieux…) mais aussi de Charles de Gaulle et de Malraux (gendedroit qui s’élevaient volontiers des statues de leur vivant), a erré un temps dans le roman politique contre Nicolas Sarkozy (dont les tomes seront vite oubliés, comme le personnage). Il réussit mieux dans le roman historique, sur la Grande armée ou sur Tchouang Tcheou. Langue souple et acérée, conte léger qui vise profond, récit enlevé qui jamais n’ennuie, voici un bon roman qui se lit comme il vient et qui laisse à penser.

Patrick Rambaud, Le Maître, 2015, Grasset, 237 pages, €19.00

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Clément Rosset, L’objet singulier

clement rosset l objet singulier
Représenter le réel c’est le doubler, non seulement le répliquer en lui donnant un sens, mais le fausser en le dépassant, le rendant indésirable, has been. André Breton et les Surréalistes : « Rien de ce qu’ils voient n’étant unique, rien n’est non plus réel ; d’où il s’ensuit que tout ce qu’ils voient est spectacle et pur spectacle, sans garantie aucune de la part du réel censé s’y produire » p.14.

Dans ce petit live, Clément Rosset analyse comment le réel est dévié jusqu’à être nié et comment il ressurgit, improbable, dans les objets singuliers que sont le rire, la peur, le désir, le cinéma et la musique. Notre société qui nie le réel depuis Platon jusqu’à Heidegger en passant par la Bible, Hegel, Marx et Freud, se voit et agit comme une société du spectacle. Le réel se doit d’être reconstruit pour avoir un sens – mais chacun sait que ce sens n’est au fond qu’illusion.

Un développement sur la notion d’identité est particulièrement d’actualité. L’identité est à la fois ce qui est sans égal (non identique donc bien réel) et ce qui est égal à autre chose (identifiable par une représentation). « Ainsi s’explique (…) l’éternelle souffrance quant à l’identité dont témoignent au fil des jours telle revendication individuelle, régionale ou nationale : ignorant que toute identité est par définition en souffrance – en attente d’être pensée -, l’individu ou le groupe attribue son manque d’identité à une pression extérieure (…) par une demande de ‘prise en considération’ qui ne saurait pourtant jamais être plus qu’un succédané de la visibilité réelle et immédiate à laquelle il aspire » p.21. Voilà qui est profond : à nier le réel, on encourage l’image ; et cette image, toujours à construire, frustre l’individu ou le groupe par son flou, engendrant un ressentiment envers les autres, boucs émissaires commodes de l’absence de lucidité…

Plus un objet est réel moins il est « identifiable », mais plus aussi le « sentiment » du réel est intense. « L’objet réel est en effet invisible, ou plus exactement inconnaissable et inappréciable, précisément dans la mesure où il est ‘singulier’, c’est-à-dire tel qu’aucune représentation ne peut en suggérer de connaissance ou d’appréciation par le biais de la ‘réplique’ » p.15. Ce qu’on appelle destin ou fatalité n’est que le caractère existant du réel, au hasard et sans raison. Seule l’allégresse, cette approbation sans condition du réel ici et maintenant, absence de manque indifférente au futur, permet de supporter le savoir, l’irruption du réel sans fard qui est insupportable.

Parmi les objets singuliers, le comique où le réel dément sa représentation, la peur qui est danger imaginé et sans appel (à l’inverse de la crainte pour un danger réel), le désir qui n’est pas pour un objet réel (contrairement à l’appétit) mais pour sa représentation, son statut, le prestige qu’il confère : « Sancho copie Don Quichotte, mais Don Quichotte copie Amadis, et ainsi de suite à l’infini » p.46, mais quand même indice de la richesse inépuisable du réel dont on voudrait jouir en entier, le cinéma en ses styles fantastique ou réaliste, enfin la musique.

Rosset consacre 64 pages sur 111 à la musique. L’objet musical n’imite rien, elle est une forme libre, le musicien « apporte son réel avec lui » p.61, il crée du « réel à l’état sauvage » p.63. « Toutes les créations humaines fonctionnent sur le modèle de la duplication, de la mise en représentation d’un déjà existant, c’est-à-dire du double. Sauf la musique, qui est incapable de se mettre en image, étant à elle-même son propre modèle » p.63. Et qui a un effet reposant puisqu’elle « réduit au silence toute autre réalité », et jubilatoire puisqu’elle révèle « que tout y est prodigieux en tant simplement qu’il existe » p.87. La musique est art de démiurge, créer matériellement sa propre réalité.

Si le matérialisme intégral selon Lucrèce est « rien d’autre que des atomes et du vide », il ne peut exister ni événement, ni histoire (reconstructions a posteriori), ni sens, ni raison – rien que matière. « Raison pour laquelle l’expression de ‘matérialisme historique’ est une contradictio in terminis, et Marx non un matérialiste mais un hégélien, c’est-à-dire un idéaliste » p.95. Nous n’en doutions pas, au vu de l’écart expérimenté entre les mots de la théorie marxiste et les choses de la pratique communiste durant un siècle. Le matérialisme admet la simplicité du monde, sans instance extérieure au monde pour lui donner un quelconque sens. Au grand dam des pauvres humains qui voudraient bien, par désir, retarder ce qui leur déplait ou fait mal, comme ces catastrophes (irruption brutale du réel) ou la mort (qui termine toute existence).

Admettre le réel, quelques philosophes le font, Leibniz par la félicité, Spinoza par laetitia (joie), Nietzsche par l’ivresse dionysiaque et Rosset par l’allégresse : « soit une approbation de l’existence qui consiste à estimer, sinon contre du moins indépendamment de toute raison ou bien-fondé, que le réel est ‘suffisant’ – c’est-à-dire se suffisant à lui-même et suffisant en outre à combler toute attente concevable du bonheur » p.98. Savoir tragique mais pas seulement, amour de la vie, du monde et de soi mais pas seulement. « Car le secret du monde, c’est justement le monde : la somme de toutes les explications désirées ne sauraient mieux faire que, dans l’hypothèse optimale, coïncider avec le réel qu’elles prétendent expliquer » p.109.

L’écriture de Clément Rosset, probablement influencée par le style de Heidegger qu’il cite souvent, est plus lourde que dans ses livres précédents. S’il ne jargonne pas, n’usant pas de termes abscons pour initiés, la tournure des phrases n’a pas cette courte simplicité qui fait son habituel charme. Il reste que cette œuvre est une étape importante dans l’exploration de l’ontologie du réel (tout ce qu’il y a et aura jamais de réel existant), opposée à l’ontologie classique (différenciant être et exister). Ce qui est un véritable air frais dans le fatras philosophique du siècle qui vient de s’écouler.

Clément Rosset, L’objet singulier, 1979 augmentée 1985, éditions de Minuit, 111 pages, €14.00

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Rémi Soulié, Nietzsche

remi soulie nietzsche
Un petit livre touffu entrelardé de passages des œuvres qui donne une bonne introduction à la pensée nietzschéenne… à condition d’en avoir déjà des notions. Car la logique de présentation et la clarté d’expression ne sont pas le fort de l’auteur. Combien les citations de Nietzsche sont limpides en regard !

Les chapitres sont intitulés de façon chaotique par les noms de dieux grecs, Pan, Silène, Dionysos (en fait les trois mêmes), précédés d’Alcyon et suivis de Zarathoustra. Le tout se conclut benoîtement par une Bénédiction… décrétant que le philosophe au marteau aurait pu « faire le saut de la foi » (p.120) ! Certes, l’éditeur est catholique et la collection Voix spirituelles comprend nombre de grands mystiques chrétiens, mais était-il utile de s’étendre autant sur Jésus et le christianisme dans l’œuvre de Nietzsche, en affirmant en outre que seul Heidegger l’a dépassé ? Heidegger, ce nazi avéré, plus nietzschéen que Nietzsche ? Cela fait un peu sourire.

Reste quand même le socle : « le mépris des vieilles idoles (…) soit les femmes, les vaches, les démocrates, les Anglais, les chrétiens et les épiciers » p.13 ; « l’affirmation créatrice du surhomme libéré de la névrose chrétienne ou obsessionnelle (l’enfer du devoir) ainsi que son revers malin, l’approbation joyeuse du monde comme jeu créateur et destructeur » p.18 ; « le souvenir d’un monde innocent, qui n’avait nullement besoin d’être réconcilié après une faute imaginaire dont le venin rongeur fut distillé par les faibles vengeurs, avides de culpabiliser les forts » p.30 ; Dionysos comme alpha et oméga de l’œuvre nietzschéenne p.43 ; « l’union miraculeuse des deux principes – Apollon disciplinant formellement l’instinct de Dionysos, lequel garde le premier d’un ordre stérile » p.48 ; « avec Dionysos, la vie apparaît comme sagesse » p.56

Mais le jargon bavasseux reparaît avec une phrase aussi lourdingue que celle-ci : « Lissage et polissage pour la métaphysique ; plan divin pour la théodicée : l’essentiel demeure l’accord fondamental de l’onto-sciento-théologie pour installer l’homme au cœur d’un polyptique humano-divin bannissant l’insupportable » p.66. Une indigestion de Heidegger donne ce vocabulaire hagard du nord qu’on croirait mal traduit d’un allemand brumeux.

Non, Heidegger n’a pas poursuivi Nietzsche. Non, Nietzsche n’a pas failli faire le saut de la foi. Non, Jésus n’était pas Dionysos avant le clergé. Ce sont les trois limites de cet ouvrage qu’on dirait militant, tordant le philosophe immoraliste vers le moralement correct. Dommage…

Rémi Soulié, Nietzsche ou la sagesse dionysiaque, 2014, Points sagesse, 129 pages, €6.50

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Bouddhisme

Le bouddhisme est la seule grande religion dont le fondateur ne se proclame ni fils, ni prophète, ni envoyé d’un dieu – et qui rejette même l’idée d’un Dieu suprême comme sans « signification » pour l’homme. Car Bouddha est un homme.

Siddharta Gautama est né prince, en avril ou mai 558 avant notre ère à Lumbini, dans le Népal du sud, dans la tribu des Sakyas, et mort en novembre 478 à l’âge de 80 ans de dysenterie et de fièvres à Kushinagar dans le nord de l’Inde actuelle. Bouddha venait d’une famille noble et il eut, à 29 ans, un fils : Rahula (prononcer Raoula). Vivant fastueusement sa jeunesse de golden prince, ses yeux se sont dessillés en rencontrant la misère, la maladie, la mort, dans cet ordre. Il quitte alors son milieu, son statut et son luxe, pour trouver la voie vers la vérité de l’homme. Il suit les yogis et les ascètes durant de longues années, mais leur quête conduit à une impasse. Il entre alors en lui-même et médite sur le sens du monde, jusqu’à le recevoir par lui-même : il devient Bouddha, l’Éveillé. Désormais, il sera tout naturellement guide et maître spirituel – puisqu’on interroge sa sérénité – pour délivrer les hommes de l’erreur.

bouddha ceylan

La réalité est que le monde est continuellement créé par les actes, bons ou mauvais, des hommes. Il faut donc se pénétrer des quatre vérités :
1 – tout est souffrance car tout passe (la vie, la santé, l’amour, le désir)
2 – l’origine de la souffrance est le désir, qui allume l’illusion
3 – la délivrance est dans l’abolition des appétits
4 – la voie pour y parvenir est la discipline du milieu juste : ni hédonisme, ni ascétisme, mais l’existence, ici et maintenant, selon la voie droite.

Le chemin vise à se « détacher », c’est-à-dire à discipliner le corps, à maîtriser les désirs, à aiguiser l’intelligence. Cela afin de devenir « ouvert », disponible, dans cet état où, selon Heidegger, on « laisse être les choses », où « le poète est le berger de l’être ». L’exercice, l’entraînement et la tempérance donnent la santé au corps, la discipline mentale est faite d’attention, de concentration et d’ouverture (les exercices yogiques y aident, tout comme les arts martiaux japonais, mais ils ne sont pas un but en eux-mêmes). Le tout engendrera une conduite « morale » (c’est-à-dire à propos, juste et équilibrée, pas venue d’ailleurs, mais de l’homme lui-même en relation avec ce et ceux qui l’entourent).

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Pour l’esprit, l’usure de l’ego illusoire, la modestie et l’exercice de la lucidité déchireront craintes folles, espérances vaines, concepts rigides, feront voir « le vrai », et apporteront la paix de l’âme. Dès lors, la conscience grandira, part de cette conscience subtile du monde, préexistante aux corps matériels. L’intérêt pour ce monde-ci et la compassion pour les êtres engendreront sagesse et générosité. Car le sentiment d’interdépendance universelle et la conscience que rien ne dure, sauf nos actes qui ont des conséquences à l’infini, feront « bien » agir. Le bien est défini comme ce qui œuvre en faveur de l’intérêt général des hommes et des êtres vivants, comme de l’intérêt supérieur du cosmos. La sagesse est l’intelligence d’une situation. Il faut se faire confiance, se laisser être, c’est-à-dire demeurer ouvert et adaptable, réfléchi. Attitude « intelligente » au sens premier, celle qui définit qui l’on est, où l’on est, dans le présent.

La discipline mentale est une voie d’expérience, longue et non transmissible en mots : il faut s’y exercer pour la comprendre. La transmutation de la conscience survient par les exercices de concentration, de méditation, de recueillement, éclairés étape par étape par l’expérience d’un guide. La concentration (samadhi) permet de fixer la pensée sur certains objets ou notions, afin d’obtenir l’unification de la conscience et la suppression des pensées parasites. On peut s’asseoir en lotus sur un coussin, comme les méditants zen, ou tout nu dans la neige, comme les ascètes tibétains – on peut aussi, comme nous le faisons, s’asseoir la plume à la main et dérouler sa pensée par écrit.

La méditation (jhana) vise au détachement du désir et de l’intellect obsessionnel. L’esprit, lorsqu’il s’active tout seul, tourne à vide, il divise la réalité en concepts abstraits, en délires fantasmatiques, alors qu’il lui faudrait servir d’outil à la sérénité. L’esprit ne sert que par l’unification de la pensée et le détachement – tant de la joie que de la douleur.

La pleine conscience permet d’atteindre un état de pureté absolue : « l’indifférence » de la pensée éveillée. Non pas un retrait du monde, ni un nihilisme de tout ce qui fait l’homme, mais une libération. Car font écran, chez le commun des hommes, leurs sens, leurs émotions, leur intellect. Ils sont submergés d’avidité ou de désirs, hargneux ou amoureux, raisonneurs ou technocrates. Ils ne sont pas prêts à l’expérience qui est de s’ouvrir et de se donner à ce qui vient, pas prêts à voir les situations telles qu’elles sont par-delà « attrait » ou « choc », « confirmation de ce qu’on pensait » ou « infirmation », « bien » et « mal ».

Cela est plus difficile aux adultes que nous sommes, sans préparation. Les enfants parviennent assez bien à vivre dans l’instant, mais manquent de capacités intellectuelles pour dominer leurs instincts et leurs émotions afin d’acquérir la sagesse que recèle leur être spirituel. Le recueillement adulte (samapatti) peut survenir devant de grands paysages, ou à l’écoute de certaines musiques ; il vide la pensée de ses contenus volages, pour la concentrer successivement sur l’infinité de l’espace, l’infinité de la conscience, sur l’abolition de la dualité absurde « ni conscience, ni inconscience », enfin sur l’arrêt volontaire de toute perception et de toute idée, pour ne se faire qu’écoute, attention au monde, sans interférence. Cet état est très rare, et donc précieux, car alors le corps, le cœur, l’esprit, la nature, ne font qu’un. C’est une extase, un sentiment océanique d’identité avec tout ce qui existe – le nirvana indien, le satori japonais, la fusion mystique, la plénitude humaniste.

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Pour le zen japonais, branche du bouddhisme de laquelle je suis plus proche, il s’agit de se confondre avec ce qu’on fait, dans le seul présent, hic et nunc  – ici et maintenant. « Quand je bois, je bois, quand je dors, je dors », disait un maître zen. Nulle volonté d’imprimer sa marque héroïque sur le réel, mais plutôt intention de détecter la propension des choses, de se mettre en état de réception pour saisir spontanément la situation qui se présente (c’est tout l’art du judo). Dans chaque situation, rechercher le mouvement interne, la potentialité en devenir (c’est tout l’art de la dialectique). Se laisser porter pour utiliser le moment propice selon sa volonté, mais avec le minimum d’énergie (c’est tout l’art de la stratégie). Le sage est comme de l’eau : la pesanteur est sa volonté constante, tenace, profitant de la moindre faille. Ce n’est pas une démission de l’agir, mais un moindre effort très efficace. Point de grimaces de souffrance héroïque (théâtrales, épuisantes, inopérantes), mais le calme en tension de qui attend le bon moment pour se saisir du mouvement des choses.

Le sort des batailles, on l’apprend en combattant dans les dojos, n’est pas décidé seulement par le courage et l’ardeur, mais surtout par l’ouverture sans préjugé à la situation, à la lucidité qui voit cru, à la souplesse qui permet de saisir l’instant, utilisant les circonstances en développement, l’ordre interne qui se déploie dans le temps et dans l’espace. Le détachement n’est pas refus du monde ou paresse de la volonté, il est le jeu du réel, comble d’efficacité de l’acte puisqu’ouverture inépuisable à toute disposition spontanée. « L’homme est toujours parfait, sinon il ne pourrait jamais le devenir, mais il faut qu’il s’en rende compte », disait Vivekananda.

L’idéal à atteindre est l’affranchissement des contraintes du monde et de l’apparence du temps. Toute situation conditionnée peut être dépassée car le « soi » est une illusion, et « l’imago », un obstacle (les psychologues le disent). Par exemple, Argoul est le produit de gènes qui viennent de loin, d’une éducation qui ne se résume pas à celle que lui ont donnée ses parents, mais inclut l’école, les amis, la famille, les innombrables livres qu’il a lus, les paysages et les gens rencontrés, et ainsi de suite. Argoul n’est donc pas identifiable à un « soi » essentiel et figé de toute éternité, il est un « agrégat » sans cesse mouvant, un être plus vaste que la résultante de tous ses conditionnements, chaque jour un peu semblable mais chaque jour un peu différent. Non pas « très » différent, mais suffisamment pour que le « soi » ne soit réellement qu’un voile qui masque sa vérité. « Rien n’est plus difficile, songes-y, que d’être toujours le même homme », disait Sénèque dans ses Épîtres.

Ce « soi » apparent, mouvant, a une relative liberté qui lui permet de suivre la voie de l’Éveil. Il ne s’agit que de retrouver la capacité primordiale en nous. Il se dégagera alors de l’anarchie égoïste et vaine des désirs, ce petit ego qui exige et parade, pour conquérir la liberté de la conscience. Elle lui montrera que tout est vain, que rien n’est permanent, et que notre infime parcelle d’état conscient fait partie d’un grand tout qui est le monde. Dès lors, notre esprit étant calmé (les désirs étant pris pour ce qu’ils sont, des illusions, les émotions canalisées et maîtrisées pour servir, la claire lucidité de l’intelligence pouvant alors s’exercer pleinement), notre conduite sera l’ouverture, la générosité, la communication, la compassion, le respect du monde, la conscience intelligente des situations telles qu’elles se déroulent, cela dans la joie d’être en rythme avec les énergies de la vie. En bref l’harmonie recherchée par la vie bonne des philosophes antiques, la fin de l’aliénation par le retour à a véritable nature humaine des marxistes, l’accord de l’être avec l’existence qu’il mène de Camus.

Le Christianisme considère que l’homme a été créé par Dieu en lui donnant le monde pour qu’il en soit le maître – ce qui faisait rire Montaigne, qui traitait l’homme de « mignon de Nature ». Le Bouddhisme considère que la vie humaine est une part de la vie de l’univers dans son entier, d’où l’amour spontané de l’humain pour les bêtes et les plantes, le respect des paysages et de la nature, la compassion pour les êtres. C’est pourquoi l’actuel Dalaï Lama, chef spirituel du Tibet, se prononce résolument en faveur de l’écologie et du contrôle des naissances. Les trois vertus du Christianisme sont la foi, l’espérance et la charité. Le Bouddhisme verrait plutôt la lucidité, la volonté et la compassion. Il y a une différence de degré, qui me fait considérer que le Bouddhisme conduit à une conscience humaine plus haute, en l’absence de foi en un Dieu transcendant. L’homme ne remet pas son destin entre les mains d’un « Père » (la foi), il accepte son sort tel qu’il est, lucidement – et chacun est son propre « sauveur », s’il le veut (le karma). L’homme ne s’illusionne pas sur le monde ou sur l’avenir (l’espérance), il agit dans le présent, afin d’acquérir une conscience et une liberté plus fortes.

L’homme ne se contente pas d’« aimer son prochain » sur commandement (la charité), de le traiter avec bienfaisance « comme soi-même » (mais qu’est le « soi » ?), tout cela avec une certaine condescendance, une sorte de retrait – mais il « compatit » parce qu’il se met dans le courant du réel, qu’il est touché par les maux d’autrui, humains, bêtes, plantes et même la nature en sa globalité. Il les ressent, comprend la souffrance dans chaque situation parce qu’il a franchi les étapes de la voie et qu’il peut aider les autres êtres. La compassion est alors ouverture à l’autre, à sa détresse ; l’homme devient « bodhisattva », sage ou saint. Le Christianisme part à l’inverse, il « faut aimer » parce que les humains sont tous « frères du même Père », et ce sentimentalisme qui commande les actes se fait d’en haut, pas depuis l’intime. Le devoir moral n’est pas la sagesse personnelle qui permet de comprendre.

« La religion d’un grand nombre est faite d’émotions, de sentimentalité, voilà pourquoi elle s’use si vite. Que voulez-vous attendre d’une religion, produit d’un esprit névrosé, vague poésie, dernier asile où se réfugie une âme tremblante, éperdue, en quête de consolation ? » écrivait si justement Alexandra David-Néel, cette grande dame adepte du bouddhisme. Au lieu d’attendre la fin de cette « vallée de larmes » et d’espérer des félicités éternelles dans un au-delà hypothétique, le Bouddhisme prône d’observer délibérément les souffrances d’aujourd’hui (lucidité), de les analyser (intelligence) et de les penser (sagesse) pour les dépasser (éveil). A mesure que décroît l’orgueil du « soi » (ce soi qui n’est que construction fantasmée), l’influence de l’illusion décroît et augmente le respect d’autrui et du monde. Telle est la liberté de la conscience éveillée. Pour le zen, la religion n’est pas un Dieu personnalisé (hypertrophie du « soi » illusoire), mais rien d’autre que la conscience de l’infini, à chaque instant de la vie. Être simplement ce qu’on est, dans le monde, dans la vie. Briller comme la lune, d’une sagesse sans ego, la folle sagesse de qui laisse couler la vie autour de lui et à travers lui, pour être pleinement dans son courant.

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Bien sûr, je n’ai pas la prétention, en cette courte note, d’embrasser la diversité des écoles ni même des grandes doctrines du Bouddhisme. Non seulement existent le Petit et le Grand Véhicule, mais aussi le Tantrisme tibétain et le Zen japonais. Certaines écoles sont tentées par le renoncement au monde, d’autres par l’homme dans le monde. Comme en toute religion, la mystique et la morale se partagent les disciples. Le Bouddhisme est la pensée religieuse le mieux en phase avec le monde tel qu’il va, me semble-t-il. Il n’est pas un « nihilisme », comme le disait Victor Cousin en projetant ses hantises d’Européen du pénultième siècle. Le Bouddhisme analyse, depuis deux millénaires, l’évanescence de l’identité personnelle, le rapport de chaque humain au temps, à l’espace qui l’entoure et aux autres hommes, l’ancrage historique des principes moraux qui ne viennent pas d’une autre planète mais sont élaborés par les hommes pour gérer la société des hommes.

Notre « éveil », s’il devait toucher le plus grand nombre, bouleverserait sans aucun doute notre société telle que nous la connaissons ; peut-être cela viendra-t-il, l’écologie scientifique et la conscience du tout terrestre en prennent le chemin, le clonage et les manipulations génétiques aussi, remettant en question le « soi ». Malheureusement pas l’écologie politique, marigot en France d’arrivismes frustrés et de gauchisme déçu. L’humanisme occidental tel qu’il nous a été transmis est appelé à se transformer au contact des peuples nombreux et en développement accéléré, qui pensent autrement de nous. La dernière « décolonisation » ne fait que commencer. Pour le plus grand bien de la planète et des êtres vivants.

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Clément Rosset, La force majeure

Clément Rosset, philosophe français né en 1939, est peu connu, c’est dommage. Évidemment, il a une vision tragique de la vie, donc joyeuse. Très loin des idéologies de l’illusion, à commencer par la Bible, le platonisme ou le socialisme. Ce pourquoi il n’est pas « à la mode », l’illusion constituant la principale consolation du politique et du médiatique pour les souffrances des gens (sans que cela résolve quoi que ce soit). Bien plus intéressant que les Bourdieu ou Badiou, parce qu’il parle du réel sans concession, Rosset égrène au fil des années de petits livres écrits simplement, que tout le monde peu comprendre. De quoi dégoûter l’élitisme bobo qui préfère le jargon, ce qui lui permet de mépriser tous ceux qui ne comprennent pas.

La force majeure, c’est la joie.

Déjà chantée par Jean-Sébastien Bach dans sa cantate « Jésus, que ma joie demeure », mais célébrée aussi par Nietzsche, elle devrait plaire aux féministes. Car la joie a un « privilège extraordinaire » : « cette aptitude à persévérer alors que sa cause est entendue et condamnée, cet art quasi féminin de ne se rendre à aucune raison, d’ignorer allègrement l’adversité la plus manifeste comme les contradictions les plus flagrantes : car la joie a ceci de commun avec la féminité qu’elle reste indifférente à toute objection » p.8. Les cuistres peuvent toujours contester ce qu’est « la féminité », mais nous comprenons sans peine.

L’essai compte trois notes : la joie comme force majeure ; Nietzsche, sa béatitude, la gaieté musicale et le gai savoir, jusqu’à l’éternel retour ; enfin un court essai sur Cioran concernant la possibilité de la joie malgré la lucidité. De quoi réfléchir utilement sur ce monde-ci, dans le maintenant de l’existence – et pas dans l’éternel « demain » des promesses de mieux ou d’ailleurs…

La joie est un sentiment océanique qui se passe de toute raison d’être. Elle est probablement l’élan de la vitalité même, comme le sentait Nietzsche mais aussi Freud par son concept de libido, ou peut-être l’élan amoureux des Évangiles envers le monde, avant qu’il soit déformé par les clercs, comme le pensait Camus. Pour Clément Rosset, le sourire de l’aurige de Delphes va au-delà de la victoire remportée, il est « la joie générale qui consiste à vivre, à s’aviser que le monde existe et qu’on en fait part » p.14. La joie est joie de vivre, non pas malgré le changement permanent du temps, mais grâce à l’impermanence des choses qui les rendent délicieuses ici et maintenant – à jamais. « C’est pourquoi Ulysse oppose à plusieurs reprises, dans l’Odyssée, la vigueur de l’existence, fût-elle la plus fugitive et misérable, à la pâleur et l’inconsistance de l’immortalité, fût-elle la plus glorieuse ; immortalité que lui offre Calypso dès le début de l’épopée mais qu’il refusera sans cesse… » p.20.

Le simple fait de vivre est réfutation de « l’être », ce concept ontologique d’une essence qui ne change pas. La joie est illogique, puisqu’approbation d’une existence jamais parfaite et qui ne cesse de passer. La joie est cruelle car insouciante du sort, non la cruauté qui a plaisir à souffrir, mais celle qui est sans concession vis-à-vis du réel. La réalité est dure à voir, dure à connaître, dure à accepter. Mais refuser de voir, dénier de connaître et s’opposer à ce qui est, qu’est-ce donc sinon l’illusion bouddhiste, le mensonge scientifique, le tabou religieux, le changer la vie en rose idéologique ? Un pansement de croyances, une consolation par le futur rêvé ou l’au-delà imaginé.

Montaigne : « Il n’est rien si beau et légitime que de faire bien l’homme et dûment, ni science si ardue que de bien et naturellement savoir vivre cette vie » (cité p.26). Nietzsche : « Je veux apprendre de plus en plus à considérer la nécessité dans les choses comme la Beauté en soi : ainsi je serai de ceux qui embellissent les choses. Amor fati : que ceci soit désormais mon amour ! » (cité p.37).

Pour Nietzsche, la musique est « le moment le plus intense de jubilation vitale » (p.53) – comme pour Stendhal. Le noble est qui « est absolument à son aise dans l’existence (…), le non-noble (…) éprouve une certaine gêne ou honte à exister » p.65. C’est dire le moment plébéien de notre époque ! La noblesse (l’aisance sans tabou) est cependant condition du gai savoir (les jeux floraux littéraires) comme du savoir scientifique : « Car il n’est pas de savoir sérieux qui soit redevable en conscience sans l’autorisation d’une absolue béatitude, laquelle, ne posant aucune condition à l’exercice du bonheur, n’impose (…) aucune limitation à l’exercice du savoir » p.68. Alors que les croyances, les idéologies, les illusions, multiplient les obstacles au savoir, à la connaissance sans concessions du réel, à la dure réalité qu’on ne « veut » pas voir. Toute loi, même physique, est fragile et humaine ; ce pourquoi elle peut être changée en droit ou remise en cause par l’expérimentation. L’idéalisme platonicien, à l’inverse, est « un parti-pris d’ignorance pour cause de détresse, un ‘refoulement,’ au sens freudien, de ce qu’on ne doit pas savoir si l’on veut conserver le courage de vivre » p.68.

Or le monde n’a pas de sens, pas de signification à la mesure de l’intelligence humaine, encore moins des totems créés par la parole (comme l’être, Dieu, le progrès, etc.). « Mais cela n’implique pas qu’on soit en position de décréter une non-signification générale des choses. Semblable affirmation serait vaine et contradictoire, concernant un domaine dont on reconnaît précisément qu’on n’y entend rien » p.73. Ceux qui croient en Dieu peuvent donc se rassurer à propos de leur béquille – mais la « croyance » n’est pas un savoir, c’est une espérance – donc une illusion par rapport au présent de l’existence ici-bas. Nietzsche est « critique » au sens grec du mot kritikos : observer, discerner, distinguer. Il ne combat aucun moulin et ne veut en rien « changer » la vie. « Observateur impitoyable, mais sans aucune mauvaise intention, sans intention autre que celle qui consiste à voir et comprendre. Non pour porter remède, offrir une solution de changement, empiéter d’au moins un rien sur l’espace de la ‘bassesse’ et de la ‘bêtise’ dont parle Deleuze dans son livre sur Nietzsche » p.76.

L’éternel retour, en ce sens, est un mythe, une fiction. Pour Nietzsche, il s’agit d’adhérer pleinement à la jouissance d’exister, donc de « vouloir » que tout revienne à l’identique, de toute éternité. Par « amour » le plus grand. Clément Rosset note que Nietzsche n’en a parlé que deux fois dans ce qu’il a publié (Gai savoir aphorisme 341 et Par-delà le bien et le mal aphorisme 56). La thèse d’Heidegger selon laquelle on ne saurait se limiter à ce que Nietzsche a publié est idiote, voire « suspecte », reflétant bien plus ce qu’Heidegger a envie de dire « à propos » de Nietzsche que ce que Nietzsche a vraiment dit et estampillé par l’édition…

C’est dire, ici en très résumé, combien ce petit opuscule est riche d’idées et de réflexions qui font sens.

Clément Rosset, La force majeure, 1983, éditions de Minuit 2012, 105 pages, €10.59

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Lawrence Durrell, L’esprit des lieux

Il est né le né le 27 février 1912 et l’on fêterait son centenaire s’il n’était mort il y a douze ans déjà, le 7 novembre 1990 à Sommières dans le sud de la France. Cette célébration virtuelle permet cependant d’évoquer un auteur injustement oublié car trop hédoniste dans une époque qui ne pense qu’à la thune et la frime.

Lawrence Durrell savait vivre. Anglo-irlandais né aux Indes, il n’aimait pas l’Angleterre, découverte à la prime adolescence, sa brume et son puritanisme frileux. Il a choisi d’habiter ailleurs et autrement, choisissant le métier de diplomate. Il se sentait plus proche des méditerranéens et sa terre d’élection fut successivement Corfou, Le Caire, Chypre, la Yougoslavie, l’Argentine puis le Gard. Lumière crue, lignes dures, odeur forte des plantes et fade de l’eau qui coule toujours. Pays de l’huile, du vin, des légumes et de la convivialité. Il lui fallait tout cela pour se sentir heureux de vivre.

Son roman le plus connu est ‘Le Quatuor d’Alexandrie’ mais ‘L’esprit des lieux’ est le livre qui le montre en entier, celui que je préfère encore aux romans. Recueil de lettres et d’articles qui montrent le bonheur de vivre. Lorsqu’il évoque les Grecs, il se décrit lui-même. Leurs deux qualités primordiales sont, selon lui, « curiosité infinie et sensualité ». Ce sont ces qualités qu’on retrouve dans ses livres, perdus aujourd’hui dans le matérialisme de crise. Sa prose fluide est riche d’évocation. Il décrit minutieusement sa sensation et injecte son impression dans les phrases. Rien de froidement photographique mais le regard chargé d’affect. Derrière les mots se profile une sensibilité, un auteur chaud et vivant, un être de passion. Il captive parce qu’il veut faire partager ce feu qui couve sous la cendre. Paysages et personnes, jamais les uns ne vont sans les autres : le pays est façonné de mains d’hommes avec les siècles, chargé de mythes et d’histoire. Les gens sont façonnés par le paysage dans lequel ils évoluent, au point de se demander même qui est premier de la symbiose entre une terre et un peuple.

Durrell traverse les pays comme un élément rapporté, mais jamais étranger. Il a la vertu du voyageur, ce qu’il appelle « l’identification ». Il assure qu’une dizaine de minutes, assis sur l’omphalos de Delphes, l’esprit silencieux, font plus que vingt années d’études des textes grecs antiques pour comprendre la Grèce. Contempler le paysage alentour en imposant silence au moi, pour s’en laisser pénétrer, donne une empathie avec l’âme du pays. Cette attention compréhensive, respectueuse, est ouverture à ce qui est autre, accueil de l’étrange, seule façon efficace de connaître et de comprendre. Ainsi disait Heidegger.

D’un battement de paupières, laver l’œil de toute image antérieure. Rendre son esprit vierge d’échos pour accueillir ce qui vient. Recueillement de la conscience qui fait taire ces idées surgissant toujours comme des bulles. Il ne faut rien de plus pour « être » dans un paysage, en accord avec la terre et au diapason des bêtes, des enfants, des gens. Il faut faire silence en soi pour dompter ces mots toujours prêts à surgir, impérieux, tranchants et catégoriques, des mots qui nomment et déforment sans laisser être la chose ou la personne. Ce que Durrell voit n’est jamais confirmation d’a priori. Cela ne le fait pas penser à une lecture ou à une opinion. Ce qu’il voit « est » tout simplement, tel qu’en soi-même le présent l’offre, tout nu dans sa vérité première.

Ce pourquoi la Méditerranée a inventé la vérité et la démocratie avec la lumière, ce pourquoi toute compétition s’effectuait nu, tout débat avait lieu au grand jour, devant tout le monde, sur l’agora.

Cette capacité rare de saisir l’être des choses est celle du regard. Effacer son ego pour laisser venir à soi la réalité qui s’offre. Tel est la vigilance, œil libre, vierge de toute référence, de toute habitude comme de tout jugement. Les poètes, les guerriers et les maîtres ès arts martiaux ont ce regard qui « voit ». Pour un artiste, ce sont les mots qui se trouvent difficiles à manier. Transmettre un peu de cette expérience unique est ardu tant les expressions dérivent vers le tout fait, vers le convenu, vers la connotation qui tord le sens. C’est en parlant de lui, de ce qu’il, a fait, de ce qu’il a vu, de ce qu’ils ont dit, les autres, que Lawrence Durrell réussit le mieux à donner au lecteur une part de la vérité des paysages et des gens qu’il rencontre. Cela se nomme empathie.

Sa disponibilité lui permet des rencontres uniques, celles d’initiateurs. Il voit le palais du Facteur Cheval avec le directeur d’un journal de province. Son propre plombier Recul lui fait découvrir Avignon. L’ineffable Pepe l’initie à la Provence profonde, lui qui s’est fait tatouer une carte du pays sur l’abdomen. Les vignes sont le mystère du vieux Mathieu. Grenoble, la patrie de Stendhal, ne se trouve vraie qu’avec Martine et ses copains étudiants. La Gascogne serait bien fade sans Prosper, voyageur de commerce et spécialiste des bons restaurants, amateur du vin de pays…

Réceptif, Lawrence Durrell s’enrichit de tout ce que la vie lui offre : les paysages et les gens, les expériences uniques et les amitiés sans nombre.

Voyager, connaître, c’est laisser venir à soi.

Lawrence Durrell, L’esprit des lieux, 1969, Gallimard 1976, 489 pages, €17,38 

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Nietzsche et la leçon du vivre

Après Montaigne qui, reprenant les penseurs antiques, énonçait que « philosopher c’est apprendre à mourir » ; après Platon qui, faisant parler Socrate, énumérait les diverses sortes d’amour ; Nietzsche nous fait découvrir ce qu’est la vie véritable. « Je vais vous énoncer trois métamorphoses de l’esprit : comment l’esprit devient chameau, comment le chameau devient lion, et comment enfin le lion devient enfant » (Ainsi parlait Zarathoustra, 1).

L’esprit « courageux » et plein de force réclame des fardeaux pesants : « il s’agenouille comme le chameau ». Et le fardeau le plus lourd ? « N’est-ce pas ceci : s’humilier pour faire mal à son orgueil ? Faire luire sa folie pour tourner en dérision sa sagesse ? » Tel est l’esprit-chameau « qui, sitôt chargé, se hâte vers le désert. » Il renonce et se soumet – à un Dieu, à une Morale, à un Parti, à un Dictateur.

Au fond du désert, l’esprit « veut conquérir la liberté et être le maître de son propre désert ». C’est alors qu’il devient lion. « Il cherche ici son dernier maître » et « veut être l’ennemi de ce maître ». Ce dernier maître est le dragon « tu dois » – et l’esprit-lion s’oppose à lui en disant « je veux ». Or, « toute valeur a déjà été créée, et toutes les valeurs sont en moi, » dit le « tu-dois ». Ne reste alors au lion que le nihilisme. L’esprit-lion se révolte mais reste esclave de son ennemi. Il est la petite voix qui dit « non », mais s’arrête à ce toujours « non », purement passif. Une existence en négatif de râleur à perpétuité, de jamais-content, de révolté épidermique. Mais le lion est la métamorphose nécessaire pour aller plus loin : il permet la libération. « Se rendre libre pour des créations nouvelles – c’est là ce que peut la puissance du lion. » Et c’est là aussi « la plus terrible conquête pour un esprit patient et respectueux. »

La métamorphose ultime de l’esprit est la liberté d’enfance.

  • Ni coupable du simple fait d’exister, traînant son fardeau inutile jusqu’au désert de tout esprit, abdication complète de l’être en « Dieu », « Valeurs » ou doxa.
  • Ni révolté permanent, s’opposant à tout parce que ça existe, nihiliste fondamental, n’existant que pour dire « non », sans cesse récriminant, plein de ressentiment et de pensées négatives.
  • Mais créateur, neuf, osant penser par lui-même – créer.

A ce moment du texte surgit l’une des plus belles citations de Nietzsche, celle qui peut-être le condense tout entier : « L’enfant est innocence et oubli, un nouveau commencement et un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, un « oui » sacré. Oui pour le jeu de la création, mes frères, il est besoin d’un « oui » sacré. C’est sa volonté que l’esprit veut à présent, c’est son propre monde que veut gagner celui qui est perdu au monde. »

D’où vient que l’esprit humain se doive de redevenir « enfant » ? Plus que Montaigne, Nietzsche a été marqué par les penseurs grecs. Or le dieu grec le plus original, et l’un des plus puissants, est Eros. L’Amour est figuré sous les traits d’un enfant de 8 ans, primesautier et capricieux, tout entier dans le présent et mené par ses désirs. Il incarne la liberté la plus grande, l’énergie vitale à l’état brut, ce que Freud appellera plus tard la libido. Nietzsche appelle cette vitalité et la corrige en « volonté de puissance ». Elle n’a pas grand chose d’une « volonté » dans le français courant, mais elle est une puissance qui « est » parce qu’elle irrigue tout être vivant. L’accueillir, la maîtriser, la faire servir, telles sont les trois nécessités de l’humanisme grec, dans le prolongement duquel Nietzsche se situe – et c’est là où intervient « la volonté ».

Car cette puissance a deux faces, tout comme la libido freudienne : l’une orientée vers la vie, l’autre vers le néant (le désir de mort). « Vouloir » la vie est un acte de l’esprit, encore que la vitalité de l’être y participe tout entier : le vouloir est plus vif lorsqu’on est jeune, ardent et en bonne santé que vieux, fatigué et usé – mais l’être humain réserve souvent des surprises… Or, diviniser fait cesser la réflexion, le travail et la lutte – la réalité de la vie, en somme. L’idéal est une forme du rêve, une fumée d’opium, un renoncement au réel par lassitude – une faiblesse du vivre. La « volonté de puissance » est donc ce débordement d’énergie orienté vers la joie de vivre, d’aimer et d’apprendre. Elle a cette spontanéité d’enfant ou de course de jeune chat. Elle apparaît comme un plaisir pur, l’accord complet de l’être avec lui-même et avec le monde. Tout le contraire d’une quelconque aliénation. Tout ce que recherche l’humanisme.

C’est là qu’Heidegger s’est fourvoyé : la « puissance » n’est pas chez Nietzsche la force brute, ni la seule énergie vitale instinctive. Elle est la puissance « volontaire », celle qui intègre le tout de l’homme dans ses trois dimensions comme dans ses trois cerveaux : les instincts, les passions et l’intelligence. Nietzsche parle « d’esprit » et l’esprit domine et maîtrise – même s’il ne peut rien sans désirs (instinctifs) ni amours (passionnés). Nietzsche n’évacue pas l’Etre mais son absolu figé. pour lui, l’Etre à majuscule est illusion, seuls existent les êtres éphémères. Le négatif comme moteur des êtres (chameau qui subit ou lion en permanence révolté) est liquidé par le philosophe au marteau. Il redécouvre des Grecs le moteur « politique » des êtres humains, les rapports de pouvoir et d’attraction. Ces rapports sont désirs et forces, mais aussi rationalité et négociations. L’être humain est non fini, qui crée historiquement son propre destin.

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Folio 1985, 504 pages, €8.93

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L’homme et la technique

Oswald Spengler fut célèbre en son temps. Notamment parce qu’il a publié une vaste fresque du destin humain intitulée ‘Le déclin de l’Occident’ en 1918. Presqu’un siècle plus tard, il reste d’actualité ! En 2018 (dans 7 ans), la Chine sera le premier exportateur mondial, le premier prédateur mondial de matières premières, le premier néocolonialiste économique mondial. Elle défendra aussi âprement ses intérêts que l’Angleterre de la reine Victoria ou les États-Unis de George W. Bush. Car, analyse Oswald Spengler, ce sont l’essor de la technique et de la population qui ont bouleversé le monde.

‘L’homme et la technique’ est un opuscule qui devrait ravir les écolos et les économistes de la décroissance ; il devrait stimuler les souverainistes et les partisans d’une Europe puissance ; il décrit parfaitement le mental américain face aux défis chinois. Paru en 1931, après la crise financière de 1929 et avant les cataclysmes nationalistes, racistes et guerriers des années 1940, il en a le vocabulaire daté. Mais Spengler livre une intuition, pas un système dogmatique. Il ne prône aucune révolution qui passerait une quelconque catégorie sociale ou raciale par les armes, il analyse la longue histoire. Il dit une manière d’être, la nôtre, ce qu’il appelle « la culture faustienne ».

Pour Oswald Spengler, la culture est le devenir, le mouvement ; la civilisation est le devenu, l’aboutissement historique. Or, dit-il, notre culture faustienne, alimentée par le désir et l’incessante exploration curieuse des choses, se meurt. Elle est désormais ‘civilisation’ : matérielle, matérialiste, comptable. La vie quotidienne, la famille, la morale, les croyances, les espoirs – tout est façonné par la technique, dit Oswald Spengler (y compris la procréation). Qui lui donnerait tort ?

Or la technique est la meilleure et la pire des choses, comme la langue d’Ésope. Elle est tactique pour survivre dans la nature. Le singe nu a utilisé ses mains, libérées par la station debout, pour prendre les armes et se défendre ou faire levier. La première dialectique de la main et de l’outil a fait de l’homme un animal de proie pour son environnement qui le libère de ses déterminants génétiques. L’être humain n’est pas une fourmi, il devient intelligent. Tout ce qu’il crée est « artificiel », non naturel. Première tragédie : la nature sera toujours la plus forte, elle a les millions d’années pour elle, mais l’homme ne sait pas faire autrement que l’artifice. Jusqu’à lever la main contre sa mère, en rebelle, et peut-être détruire le climat, la faune ou la planète…

Vient la seconde dialectique entre le langage et l’entreprise. Car l’être humain n’est pas seul : il vit en famille, en horde, en clan, plus tard en village, en ville, en société. Animal politique, l’homme s’entend par le langage pour un projet commun : projet de la cité pour organiser les hommes, projet de l’entreprise pour utiliser la matière et produire des biens. Le langage ne sert pas à comprendre le monde, écrit Spengler, mais à la conversation pour agir. Seconde tragédie : toute organisation prend sur la liberté humaine. L’entreprise oblige à commander ou à exécuter, à laisser une part de son travail pour le bénéfice et l’investissement, en bref à être plus ou moins exploité ; la cité elle-même contraint par ses lois, sa morale, ses obligations physiques comme le service militaire. L’homme s’aliène en s’organisant en groupes humains.

L’Occident – ce qui est à la fois sa grandeur et sa tragédie – incarne au plus haut point l’insatiable curiosité de savoir, l’exploration ultime des secrets de la nature, la volonté de maîtrise et de création. De la culture technique est née la civilisation matérielle que nous connaissons. Cet « ensemble de modes de vie artificiels, personnels, autogènes, se transforme en une cage aux barreaux serrés pour les âmes rebelles à tout frein » (p.124). L’accroissement de la population, grâce à la technique (alimentation, confort, hygiène, médecine), noie l’individu et lui fait perdre toute importance. Les nations, organisées en États (« L’État est l’ordre intérieur d’un peuple en vue de ses objectifs extérieurs » p.120), instaurent des frontières pour se préserver (accès aux ressources, emplois, style de vie, croyances) et entrent en rivalité entre elles. « La frontière, de quelque nature qu’elle soit, ne serait-ce qu’intellectuelle, est l’ennemi mortel de la volonté de puissance », écrit l’auteur dans un cri libertaire.

Car Oswald Spengler est analyste, pas politicien ni philosophe. Il dit que l’Occident court à sa perte mais qu’il n’y peut rien. Toute civilisation est mortelle. Il prédit dès 1931 les rébellions : hippie contre la vie bourgeoise, révolutionnaire contre l’accaparement de la rente pétrolière, écologiste contre le mode de vie consumériste industriel. « Il n’est pas vrai que la technique humaine économise du travail », écrit Spengler. « Chaque découverte contient la virtualité et la nécessité de découvertes nouvelles, tout désir satisfait en éveille des milliers d’autres, chaque triomphe sur la nature en appelle d’autres encore » (p.125).

D’où « le dernier acte » qui fait l’objet du chapitre 5 : l’avènement et la dissolution de la culture machiniste.

  • Par le mouvement social : La technique appelle la société pour organiser son règne. Toute société crée des classes sociales pour la division nécessaire du travail. « Avec la croissance des agglomérations urbaines, la technique prit un caractère bourgeois » (p.148). Naît le luxe, « la culture dans sa forme la plus poussée » (p.134), donc l’envie sociale et la contestation.
  • Par le divorce de la vérité et des faits : Se séparent le prêtre, le savant et le philosophe qui vivent dans le monde des vérités – et le noble, le guerrier et l’aventurier (l’entrepreneur), qui vivent dans le monde des faits. « Le successeur de ces moines gothiques fut l’inventeur laïque cultivé, le prêtre-expert de la machine. Enfin, avec l’avènement du rationalisme, la croyance à la technique tend presque à devenir une religion matérialiste » (p.148). Éternelle, immortelle, elle apporte le salut à l’humanité. La découverte est jouissance pour soi, sans aucun souci des conséquences, parfois immenses pour le genre humain. Les découvertes se multiplient mais la peine de l’homme n’est pas réduite, il faut toujours plus de mains pour alimenter la machine. Pour quel but ?
  • Par la lutte des États : Seul l’État a un but qui est d’accroître sa puissance politique en accroissant sa richesse, donc son industrie. D’où les guerres pour l’accès aux ressources, qui exploitent ou achètent les pays miniers ou pétroliers dans une sorte de néocolonialisme, la guerre des monnaies qui déstabilise l’épargne, l’emploi et la redistribution sociale. Malgré la tendance européenne à se vouloir hors de l’histoire, jouissant bourgeoisement de ses richesses acquises, Spengler nous rappelle que vivre est lutter. La Chine nous le montre à l’envi, mais aussi le Brésil (qui va choisir le F18 plutôt que le Rafale) ou la Turquie (qui négocie avec l’Iran contre l’Occident) ou le Mexique (qui se fout des intellos médiatiques français). Or « au lieu de garder jalousement pour eux-mêmes le savoir technique qui constituait leur meilleur atout, les peuples ‘blancs’ l’offrirent avec complaisance au tout-venant dans le monde entier » (p.174). Ceux qui « grâce au bas niveau des salaires, vont nous mettre en face d’une concurrence mortelle » (p.175). C’est exactement ce qui se passe : notre fameux TGV est copié par les Chinois, ils préparent leur Airbus pour 2014, les Coréens ont des centrales nucléaires moins sophistiquées que nous (et moins chères) à exporter, les Iraniens usent d’un logiciel allemand Siemens pour leurs centrifugeuses destinées à la bombe nucléaire.
  • Par les menaces sur le climat et la planète : « La mécanisation du monde est entrée dans une phase d’hypertension périlleuse à l’extrême. La face même de la terre, avec ses plantes, ses animaux et ses hommes, n’est plus la même. (…) Un monde artificiel pénètre le monde naturel et l’empoisonne. La civilisation est elle-même devenue une machine faisant ou essayant de tout faire mécaniquement » (p161).
  • Par la perte de sens : L’âme se dilue dans le calcul, la computation et la mathématisation froide du monde : « notre propre culture faustienne représente pour sa part le triomphe de la pensée technique pure sur les grands problèmes » (p.135). On l’a vu avec le krach de la raison pure dans la finance, les échecs humains de la rationalisation du personnel chez France Télécom. A trop rationaliser l’humain perd son âme. « La culture faustienne, celle de l’ouest européen, n’est probablement pas la dernière mais elle est certainement la plus puissante, la plus véhémente et, conséquence du conflit intérieur entre son intellectualité compréhensive et son manque d’harmonie spirituelle, de toutes la plus tragique » (p.136). « Être donc soi-même Dieu, c’est bien cela le rêve du chercheur faustien » (p.146) – mais être Dieu, en ce monde-ci, est-ce possible ou même raisonnable ? « La pensée faustienne commence à ressentir la nausée des machines. Une lassitude se propage, une sorte de pacifisme dans la lutte contre la nature » (p.167).

Ce qui nous fait être, notre culture faustienne, est attaqué de toute part. Or, si les autres cultures usent de la technique comme d’un outil, nous seuls en faisons un but spirituel, la quête incessante pour savoir et pour explorer la nature. D’où notre condamnation à terme, de l’intérieur par l’écologie, de l’extérieur par l’émergence des pays tiers. Entre Montaigne et Nietzsche, un petit livre à méditer ! Il a inspiré Heidegger.

Oswald Spengler, l’Homme et la technique, 1931, Gallimard Idées, 1969, 181 pages. Difficile à trouver, mais occasion possible.

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