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Gabriel Matzneff, Séraphin c’est la fin !

Ce recueil de chroniques polémiques qui s’étalent de 1964 à 2012 a reçu le prix Renaudot essai en 2013 – et suscité l’ire envieuse de l’ex-maitresse Vanessa, une trentaine d’années après ses premières frasques. Le titre, un brin gamin, est emprunté à Edmond Rostand dans L’Aiglon. Ce fils de Napoléon 1er cherche à se définir face à son père : ainsi fait Gabriel face aux pères de substitution que furent les grands auteurs qu’il affectionne et les pères de l’église orthodoxe à laquelle il se complait à demeurer fidèle.

L’auteur se dit « par indifférence aux modes, obstinément lui-même » p.10 – ce qui déplaît aux moralisateurs qui voudraient que tous fussent réduits à leur austérité étriquée. Matzneff se veut « écrivain épris de liberté » en un siècle qui en a fort manqué. Le XXe, avec la militarisation des mœurs due à la guerre de 14 « célébrée » par Hollande, le lénino-stalinisme des camps et de la pensée partisane célébrés par Sartre et les intellos compagnons de route, le fascisme et le nazisme suivi par d’autres intellos activistes, le conservatisme chrétien de Franco, Horthy et Pétain suivi par la majorité silencieuse, la pensée unique « de gauche, forcément de gauche » scandait la Duras, qui empoisonna la politique des années soixante à deux mille dix, l’hygiénisme moral au prétexte de « social » ou « d’écologique » qui tend à savoir mieux que vous ce qui est bon pour vous et à vous l’imposer par injonction sans débat, le retour à l’ordre moral que véhicule la mondialisation yankee – rien de cela ne penche pour un siècle de liberté ! En bref, l’auteur bien de son temps est opposant à son siècle. Il a épousé la révolution libertaire de mai 68 – à déjà 32 ans – par haine de la famille (la sienne surtout qui l’a laissé écartelé enfant entre parents divorcés) et du confort paisible bourgeois. Il n’a pas perçu que cet anticonformisme de santé est devenu avec les années un conformisme de plus, celui de la transgression permanente.

Le plus cocasse dans l’affaire Vanessa Springora, est que Matzneff, orateur invité à la librairie bordelaise Mollat le 13 décembre 2007 dans un colloque sur « le viol », ait déclaré : « J’ai publié chez Gallimard le journal intime de mes amours avec cette jeune Vanessa, La prunelle de mes yeux, amours pleines de péripéties avec lettres anonymes de dénonciation à la brigade des mineurs et tout le saint-frusquin. Vanessa me disait : « S’ils te mettent en prison, j’irai me jeter aux pieds du président de la République, je lui dirai que je t’aime à la folie, je le supplierai de te libérer ». p.91. Mais ni en 2007, ni en 2013 à la parution de Séraphin, la Springora ne s’est manifestée. Ce n’est qu’à la toute fin de 2019, pressée par la moraline ambiante et exigeant plus de rigueur qu’elle n’a eu personnellement pour sa fille de désormais 13 ans, elle porte l’affaire dans l’édition d’abord, puis en justice. Lorsque l’on a une telle « morale » à éclipse, lorsque l’on « croit » que le plaisir pris jadis avec délices « doit » être qualifié d’inqualifiable et que l’on retourne sa veste, reniant ce qu’on a adoré, peut-on encore faire la leçon aux autres ? Je trouve une telle attitude pitoyable et la personne qui l’incarne méprisable. Le « moi aussi » à la mode a encore frappé : être comme la horde, être « une victime », quel bonheur moral !

Si Gabriel Matzneff se dit « révolutionnaire » comme tant d’autres, c’est moins en politique et encore moins en économie : c’est avant tout sur les mœurs. Après tout, la « révolution de mai » a débuté à la fac de Nanterre lorsque les garçons ont voulu rejoindre le dortoir séparé des filles au printemps 68. Les laisser baiser aurait été une mesure d’ordre et de conservatisme politique, tout changer pour que rien ne change ; il n’en a rien été et les barricades dans la rue, la contestation de toutes les institutions, l’épithète « fasciste » appliquée à toute contrainte (y compris de la langue) a été la réponse à la répression sexuelle. La liberté est devenue la licence, puis le « droit obligatoire » de baiser en tout temps, n’importe où, avec quiconque. Comme Michel Houellebecq l’a excellement montré, cette liberté-là est devenue contrainte. Il fallait faire comme tout le monde, un « tout le monde » générique fantasmé. Pour exister, il fallait donc sans cesse en rajouter dans la « libération », aller plus loin que ce fameux « tout le monde ». Gabriel Matzneff, par solitude et carence affective s’est intéressé adolescent à ses pairs plus jeunes puis, à peine adulte, aux très jeunes filles pubères. Il s’en est vanté auprès de ses amis, s’est étayé de références littéraires romaines et Renaissance, a chanté le soleil et la chair, les corps et la bonne chère, célébré Vénus, Priape et Bacchus. Il a fait des jaloux, les aigris qui n’avaient pas son talent lui sont tombé dessus sous des prétextes « moraux ». Car la morale (qui est opinion commune fluctuante) sert à vilipender qui ne vit pas comme vous, ne pense pas comme vous, ne baise pas avec autant de plaisir que vous, a plus de talent que vous. L’envie réclame l’égalitarisme : si je ne parviens pas, que personne n’y parvienne !

Ces chroniques rassemblées sont inégales et souvent répétitives : mettez une pièce dans la machine à écrivain et tout un paragraphe vient en entier, d’un coup, réitéré tel quel de chronique en chronique. L’auteur se défend au prétexte de pédagogie qui exige de répéter les idées, au prétexte qu’une chronique est un tout qui ne peut être amputé : n’empêche, le lecteur commence à se dire qu’il radote.

Leur intérêt tient surtout au style, qui est le propre de l’écrivain. Et Matzneff en est un, qui écrit d’une langue solide et littéraire, avec des élans primesautiers à la Montherlant lorsqu’il devient familier. « Je ne suis pas un politique », avoue-t-il p.32 et ça se voit. Ses notes sur les Palestiniens laïcs, un Kadhafi troisième voie entre américanisme et soviétisme, les vertus d’un Saddam Hussein et d’un Bachar El Hassad pour tenir les communautés et protéger « les chrétiens d’Orient » sont des prises de position un peu naïves et hors de tout contexte. Son antiaméricanisme primaire est estampillé extrême-droite et tradition française, il hait moins la domination économique et l’impérialisme politique que la contrainte morale puritaine qui contamine désormais plutôt la gauche « de gouvernement » avide de l’opinion des ménagères de 50 ans gavées de téléfilms partiaux, féministes et moralistes (voir TF1 !). Elles font le gros de l’opinion selon les datas. Les goûts de Matzneff vont vers le plaisir et « Camus n’a jamais été un de mes auteurs de chevet », avoue-t-il p.43. Dommage, ce méditerranéen l’aurait peut-être fait réfléchir.

« Ma génération aura vécu une brève période d’euphorie libertaire qui, en France, dura une douzaine d’années – de 1970 à 1982 environ – au cours de laquelle, pour ce qui me concerne, je pus écrire et publier des romans tels qu’Isaïe réjouis-toi et Ivre du vin perdu, des essais tels que Les moins de 16 ans et Les passions schismatiques, mon journal intime d’adolescence, Cette camisole de flammes. (…) Ce printemps de liberté ne dura pas. Promptement, Tartufe et Caliban revinrent au pouvoir, se faisant spécialement bruyants, contraignants. Dans les médias on n’entendait qu’eux » p.221. Il faut dire que son cercle d’amis tournait autour du sexe, des déviances à la bien-pensance morale, de la « libération » des mœurs : « Carole et Paul Roussopoulos, Georges Lapassade, Guy Hocquenghem, René Schérer, ces noms sont indissolublement liés à la part la plus enthousiasmante, heureuse, de ma vie d’écrivain, de citoyen engagé dans les luttes et les espoirs de son temps » p.144. Il était surtout engagé à fond dans la bouche, le cul et le con de ses mignons et mignonnettes. Matzneff écrit en 1981 déjà, à propos de Heidegger – mais cela peut s’appliquer à son cas : « Un écrivain est comptable de tout ce qu’il signe, et son œuvre est une » p.63. Sauf qu’il pointe aussi une chose très juste : « Ceux qui, dans mes romans, mes essais, mes poèmes, mon journal, s’appliquent à ne retenir que les passages libertins, scandaleux, et font silence sur tout le reste, pour mieux me condamner, me clouer au pilori, ne font que révéler les passions inavouées qui dévorent leurs méchants cœurs, ils dévoilent leur propre infamie » 2012, p.218.

« Nous étions convaincus que nos livres pouvaient contribuer à rendre la société plus lucide, et donc plus libre ; nous voulions convaincre nos lecteurs de ne pas avoir peur de leurs passions, nous voulions leur enseigner le bonheur » 2011 p.196. Ce temps libéral libertaire a passé – et le prix Renaudot essai marque sa borne miliaire. Il récompense un bilan révolu, dont le « c’est la fin ! » du titre dit l’essentiel. Une fin qui s’étire puisque le Journal est définitivement clos « le 31 décembre 2008 » selon la page 113. « L’originalité de mon journal intime est de ne pas être le journal de ma vie intellectuelle et sociale, mais essentiellement celui de ma vie érotique, de mes amours. Dieux du ciel ! cette imprudence (certains de mes amis la nomment « inconscience ») fit scandale » 2009, p.125. Eh oui… pour vivre heureux, vivons caché. Casanova a publié ses mémoires à la toute fin de sa vie, quant à Gide, il n’a publié qu’un journal expurgé, le reste étant réservé au demi-siècle qui suivrait. Peut-être étaient-ils moins narcissiques ou pressés d’engranger une provende sonnante et trébuchante à claquer ?

Gabriel Matzneff, Séraphin c’est la fin ! 2013, La Table ronde, 267 pages, €18 e-book Kindle €12.99

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Alain Finkielkraut, Un cœur intelligent

La génération née avant-guerre attendait les œuvres des « littéraires » comme la génération d’aujourd’hui attend la dernière série américaine. Les auteurs étaient des marques et chacun appréciait, durant les trajets en métro ou en train ou le soir avant de s’endormir, leurs facéties et leurs pensées. C’était hier. Aujourd’hui, envahis de télé et de net, de mobiles et de réseaux sociaux, la « pensée » se dilue dans le magma de la « com’ ». Les livres sont réduits aux objets, voire au twitt, des marchandises « vues à la télé » ou rigolées dans le buzz. On les achète « pour consommer tout de suite » entre un paquet de lessive et un kilo de tomates. Cela donne du jetable à la Nothomb, des dictées courtes à la Delerm, du prêt à penser – tout un histrionisme de papier que l’horreur de s’encombrer fera bientôt donner au recyclage.

Rien de tel avec Alain Finkielkraut. Grand Français né à Paris de parents venus d’ailleurs, agrégé de lettres modernes, vingt-cinq ans enseignant l’élite polymatheuse avant d’être élu Immortel, il renoue avec ses ancêtres intellectuels des années 50. Il lit, il pense, il prend du temps – contrairement aux fronts bas et masques de bêtise immonde de ceux qui l’ont conspué samedi dernier sous couvert de « gilet jaune ». « La France est à nous ! » braillaient les imbéciles, tandis qu’Alain Finkielkraut était la preuve même de la méritocratie française.

La populace sait-elle lire ? A regarder les interjections des « réseaux sociaux », ça gonfle (version bas-ventre), ça déprime (version cœur d’artichaut), ça prend la tête (version beauf potache). Or, nous dit Alain Finkielkraut, la lecture nous fait homme. C’est-à-dire ni ange, ni bête, ni « bureaucrate (…) d’une intelligence purement fonctionnelle », ni « possédé (…) d’une sentimentalité sommaire, binaire, abstraite, souverainement indifférente à la singularité et à la précarité des destins individuels » p.9. En bref sans la littérature, cette médiation, « la grâce d’un cœur intelligent nous serait à jamais inaccessible » p.10.

Le fascisme de rue en chemise jaune est l’occasion de relire un livre paru en 2009, un livre de lectures, neuf exactement, toutes du XXe siècle. Un seul Français : Albert Camus ; deux Russes et deux Américains, un Tchèque, un Allemand et une Hollandaise. Ajoutons (le total peut être supérieur à 100) au moins deux Juifs. On sait la sensibilité juive écorchée de Finkielkraut qui le fait parfois déraper dans l’irrationnel quand il s’agit de la politique, cette mauvaise foi permanente. Rendons-lui grâce de sortir de sa culture identitaire (contrairement à ses conspueurs) pour apprendre d’autres écrivains qui ne sont pas de son ethnie. Mais ils sont de sa « culture » et c’est ce qui importe. Nous savions Alain Finkielkraut doué d’une grande intelligence ; il prouve qu’il a aussi du cœur.

Car ses lectures sont des passions. Elles nous font, certes, réfléchir sur l’humain, mais pas sans exemple incarné, éphémère, singulier. L’humain ne se réduit surtout pas à l’Humanité, cet objet d’abstraction d’une Histoire à la Hegel. L’humain est au contraire l’être là, devant soi, celui qui désire et qui aime, qui a du courage et de la lâcheté, ancré dans sa petite vie aussi respectable qu’une autre. « L’œuvre d’art, disait en substance Alain, ne relève pas de la catégorie de l’utile. Si l’on veut juger de sa valeur, on doit donc se demander non à quoi elle peut nous servir, mais de quel automatisme de pensée elle nous délivre » p.13.

C’est donc le Ludvik de Kundera qui écrit par dérision « vive Trotski ! » à sa fiancée partie en formation militante. Ce qui enclenche l’engrenage de la bêtise socialiste, du Complot contre le Peuple, du grain contre la marche de l’Histoire, en bref tout ce « sérieux » ineffable des croyants.

C’est l’Ivan de Grossman, dénoncé par un « camarade » de Parti, qui se refuse à condamner le délateur en montrant que chaque Judas est un être irréductible à son acte.

C’est le Sebastian de Haffner (l’auteur et son double) qui montre combien « l’encamaradement » des hommes tend à rendre l’Etat totalitaire, le groupe fusionnel comptant plus que tous les principes moraux. Ce qui réduit la « race » à la biologie alors qu’elle signifiait, dans l’Ancien Régime, « une forme de noble fermeté, une réserve de fierté, de force d’âme, d’assurance, de dignité, cachée au plus intime de l’être » p.89.

C’est le Jacques de Camus (son double là aussi) qui refuse d’abandonner l’existence humaine à l’Histoire et la justice concrète aux slogans militants.

C’est le Coleman de Roth, professeur d’université d’origine nègre qui s’est dit juif pour se marier, accusé de racisme par l’ignorance de langue de deux potaches qui séchaient les cours. Et tout l’engrenage de la moraline, de la bien-pensance abêtie de grégarisme médiatique, rejette ce mouton noir du consensus politiquement correct. Cela au pays des libertés américaines, évidemment.

C’est le Jim de Conrad, féru d’aventures et d’héroïsme dans ses rêves mais toujours en décalage d’un bon choix dans la réalité vécue. Il n’est jamais à la hauteur de la mission qu’il se donne et, au lieu de se contenter de vivre sa vie, il veut la créer, toujours en retard parce qu’il ne peut rien prévoir de l’inattendu.

C’est le narrateur sans nom des ‘Carnets du sous-sol’ de Dostoïevski, qui croit que l’intérêt et la volonté ne font qu’un, ne réussissant dans l’existence qu’à se rendre invivable. Egoïste, aigri, cherchant à se faire reconnaître, il se rend inexistant.

C’est l’Austin de Sloper qui croit être avisé et aimant en montrant à sa fille combien son soupirant est un coureur de dot, faible et inintéressant. Au risque d’inhiber un destin qui aurait pu être heureux, sait-on jamais ?

C’est la Babette de Blixen, servante française communarde exilée en Suède luthérienne, qui monte un banquet énorme avec ses gains de loterie pour affirmer que l’art est plus fort que l’ascétisme croyant. Parce que l’on vit ici et maintenant et pas dans l’éternité ; avec tous nos sens et pas en purs esprits ; avec les autres hommes et pas avec ses seuls principes.

Ce sont tous ces « héros » trouvés dans la littérature qui font penser. Penser à l’esprit de sérieux, à la croyance en la Vérité absolue. Penser à la culpabilité du bon droit ou de la bonne conscience, à cette raison pure qui est comme un alcool sans eau : elle brûle immédiatement tout ce qu’elle touche en faisant disparaître aussitôt tout raisonnable. Finkielkraut dénonce à l’envi « les ravages provoqués par la prétention humaine à occuper la place que Dieu a laissé vacante » p.20 ou ceux qui se veulent « déchargés du fardeau de la liberté par l’instance qui s’assignait pour mandat la libération de tous les hommes » p.49. Il exalte plutôt la « révolte des modérés », ces humains trop humains et qui tiennent à le rester. Vous peut-être, moi en tout cas.

Il y a beaucoup à lire, à méditer, à citer, dans Un cœur intelligent. Il vaut bien mieux que les tonnes de littérature à l’estomac, aussi insipides qu’indigestes, qui peuplent à chaque rentrée les rayons. Voici un livre qu’on ne jette pas : on le transmet. Ce qui est peut-être le plus bel hommage.

Alain Finkielkraut, Un cœur intelligent, 2009, Stock/Flammarion, 282 pages, €20.30 e-book Kindle €6.49

Egalement sur ce blog : Alain Finkielkraut, Et si l’amour durait

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Jean-Pierre Le Goff, La France d’hier

Ceux qui sont nés entre les dernières années 1940 et les premières années 1960 apprécieront comme moi ce livre. Ils retrouveront l’atmosphère archaïque de la France « d’avant », celle qui avait macéré dans les deux guerres et n’avait quasiment pas bougé depuis 1914. Le gaullisme a permis la mutation du pays vers la modernité en coupant le passé colonial, en faisant adopter une Constitution pour gouverner enfin, en planifiant le redressement économique (nouveau franc, remembrement, électrification…), en redonnant du lustre à l’armée avec la force de frappe. Mais d’une époque à l’autre, la « reconstruction » déstabilise, déracine, engendre son lot de perdants : ceux qui ne savent pas évoluer.

Jean-Pierre Le Goff est né et a vécu son enfance et son adolescence dans la partie granitique de la Normandie, recoin des plus pauvres de France et oublié jusqu’à l’érection de la fameuse usine de La Hague. Il a donc connu à Équeurdreville le monde ancien tenu par les commères et le curé, la reproduction des métiers traditionnels et des mœurs très catholiques. C’est tout cela qui a explosé en mai 1968 mais déjà les craquements se faisaient sentir, l’angoisse de la jeunesse montait. La société de consommation qui offrait aux femmes des appareils ménagers, aux hommes tracteurs et automobiles, et à tous la télévision, ne débouchait sur aucun sens de la vie. Il fallait faire des études, commencer une carrière, se marier et avoir des enfants, obtenir la villa, les appareils et l’auto – et puis quoi ? Est-ce une vie ? L’auteur cite Edgar Morin (p.218) mais aussi se souvient, au ras du terrain où il a vécu, de ces changements multiples en quelques années qui ont mis à mal les manières habituelles de penser et de se situer dans le monde.

Dans cet essai d’egohistoire, contrairement à la dépressive Annie Ernaux dans sa boutique d’Yvetot qui s’efface derrière « les marques » par un naming effréné, Jean-Pierre Le Goff se situe. Il se raconte moins qu’il ne raconte son milieu, en sociologue qui cherche à être exhaustif pour comprendre. Le lecteur regrettera les incises ironiques du présent jugeant de façon anachronique certaines façons d’être du passé qui ne sont pas la bonne façon de prendre de la hauteur, il s’étonnera d’ignorer entièrement l’initiation sexuelle sinon de l’auteur, du moins de l’ado moyen du pays, il déplorera que l’histoire soit plus présente que l’ego dans cette tentative d’immersion empathique dans le passé. Mais il aimera en contrepartie ce mélange justement du « je » et du « nous », la vision personnelle et partiale d’un fils de marin-pêcheur et de commerçante monté à la ville pour étudier la philosophie en 1967.

Ceux qui ont vécu ces années retrouveront les chanteurs qui les ont marqués comme Vince Taylor, Ray Charles, Bob Dylan, Brel et Brassens, de même que certains films comme Les quatre cents coups de François Truffaut, les livres de poche, les poésies, les Pensées de Pascal et les Noces de Camus, les petits formats pratiques de Marabout Flash sur le judo et la self-défense, l’hypnose ou le yoga, le goût d’expérimenter le karaté et de lire l’étrange et parfois sulfureuse revue Planète. Le Goff élevé chez les jésuites décrit aussi combien, après Vatican II, le catholicisme se veut « social », se mettant « à l’écoute » des jeunes – sans guère faire autre chose que réitérer les dogmes après avoir écouté le spleen adolescent… Nous l’avons appris depuis, « l’écoute » est une esquive commode pour laisser se défouler l’adversaire avant de le contrer avec les bons vieux arguments éternels. « Dieu est Dieu, nom de Dieu », éructait Maurice Clavel ; il en a même commis un livre huit ans après mai 68. Les ados voulaient, comme l’Antigone recréée par Jean Anouilh, « tout, tout de suite », ce qui allait aboutir au monôme infantile qui aurait été vite oublié sans les ouvriers réclamant du concret, et à ce gauchisme bavard, perdu dans l’abstraction théorique, qui allait accoucher de nihilistes antitout ou d’antidémocrates à la Edwy Plenel, ancrés à vie dans l’aspiration à la dictature trotskyste (à condition d’être à sa tête).

Les derniers chapitres consacrés à la montée de mai 68 dans la toute nouvelle université moderne de Caen (inaugurée en 1957), sont moins intéressants parce qu’ils se contentent de décrire à l’aide de documents ronéotypés et de la presse locale. Mais l’ensemble de l’ouvrage montre bien la montée progressive de « la révolte adolescente » de cette masse du baby-boom arrivant brutalement à l’âge d’homme sans repères ni perspectives enthousiasmantes dans un monde en bouleversement inouï. Puisque le passé ne permet alors plus d’éclairer l’avenir, « l’adolescent devient un modèle type d’individu qui fait de l’intensification du présent un mode de vie qui a tous les traits d’une fuite existentielle et du divertissement pascalien » p.448.

Cinquante ans plus tard, en 2018, le monde connait un nouveau bouleversement d’ampleur plus grande encore avec la globalisation et le retour des identités, la numérisation et la menace pour les libertés, « l’intelligence » artificielle et le risque majeur pour les emplois. L’adolescence reste cette plaque sensible de la société, écho amplifié des peurs pour l’avenir. Mais le monde actuel peut-il être considéré comme un monde « ancien » analogue à celui contre lequel s’est rebellé mai 1968 ? Tout est déjà dans tout, et réciproquement ; une génération de politiciens de gauche au pouvoir ont accentué l’individualisme et les droits minoritaires sans améliorer le sort du plus grand nombre (chômage de masse, fuite des grandes entreprises à l’étranger, impôts pléthoriques et stagnation des salaires) ; la culture ado l’a emporté partout avec l’hédonisme, le narcissisme et l’égoïsme ; le fric et la frime restent les valeurs suprêmes, contre lesquelles tentent de « réagir » les religions archaïques du Livre qui offrent de laver de tous les péchés à condition de croire. S’il existe un mai 2018, sera-t-il plutôt réactionnaire – individualiste-identitaire ?

Car ce témoignage étayé d’archives montre combien « le progrès » n’est ni univoque, ni nécessaire : les biens de consommation allègent l’effort et divertissent mais ne donnent aucun sens à la vie ; certains (dans les ZAD) y renoncent même totalement pour retrouver la vie du moyen-âge à la terre et dans la communauté. Les grandes idéologies, partant de la Cité de Dieu pour aboutir au socialisme réalisé, montrent leur lot d’inquisition, de colonialisme et de goulag, le formatage social de l’Homme nouveau ou du djihadiste modèle, le conformisme à puissance infinie. La numérisation, comme la langue d’Esope ou le taux de croissance, est à la fois la meilleure et la pire des choses. Elle ne dit rien du futur, nous laissant à ce que nous en feront – ce qui angoisse particulièrement les peuples envieux d’égalité et surtout inéduqués à la liberté !

Jean-Pierre Le Goff, La France d’hier – Récits d’un monde adolescent des années 1950 à mai 1968, Stock 2018, 467 pages, €21.50 e-book Kindle €14.99

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Jean d’Ormesson, Dieu, sa vie, son œuvre

Vaste programme que ce livre qui se veut un roman ! Comment parler de Dieu sans paraphraser la Bible ou tomber dans l’essai indigeste ? L’auteur, toujours brillant, s’en tire par une pirouette : des chapitres philosophiques soigneusement dictés sur le ton de la conversation, afin qu’il ne subsiste aucune obscurité de « langue écrite », alternent avec des fragments d’histoires, véridiques ou romancées. A 92 ans, Jean d’Ormesson vient de passer de l’autre côté de la vie et saura peut-être enfin ce qu’il en est.

« On fait avec ce qu’on a », ose dire Jean d’Ormesson en langage familier. Un peu de l’œuvre de Dieu s’attrape dans l’histoire. Nous voici donc plongés dans l’époque favorite de l’auteur, celle de l’Empire et des amours de Chateaubriand. L’écrivain est pris comme type d’homme exemplaire autour duquel gravitent diverses destinées. Sa vie est un fil qui permet de tirer d’un coup l’écheveau emmêlé des histoires particulières censées donner, elles, l’idée de l’histoire majeure, contemplée par Dieu dans ses hauteurs – à supposer qu’il existe.

C’est ainsi que le capitaine du bateau négrier qui transporte un jeune Noir n’est autre que le père de Chateaubriand, que ce nègre parmi les autres est le fils mêlé d’une Sénégalaise et du comte de Vaudreuil qui sera amant de Gabrielle, et peut-être d’Hortense Allart qui… mais arrêtons-là ces correspondances infinies qui sont l’un des charmes du livre. Elles sont contées par courts fragments par un concepteur qui sait captiver son auditoire en quelques lignes.

J’écris bien « auditoire », car Jean d’Ormesson semble écrire comme il converse, c’est-à-dire avec toute l’élégance classique des salons d’hier. La familiarité s’allie avec une belle fluidité dans les tournures aimables de la langue française. Le lecteur y sent l’influence de Chateaubriand bien-sûr, mais aussi de Stendhal qui n’hésitait pas à aller droit au but, de Saint-Simon qui ne manquait jamais une satire, et même de Flaubert, le côté laborieux du « gueuloir » en moins. Dieu, qu’il est agréable de lire Jean d’O !

Ce compliment global n’empêche nullement de dénoncer quelques longueurs dans la partie « essai » qui assaisonne dans le roman. Redites incantatoires, répétitions en termes différents, monologues de théâtre qui durent – comme si Péguy en avait été l’inspirateur. De grâce, usez de le la gomme et des ciseaux, Monsieur l’écrivain, vous n’en serez que mieux compris ! Si vous avez voulu montrer que tout discours sur « Dieu » n’est qu’alignement de mots et rebutante scolastique, vous avez presque réussi. Heureusement que vous enrobez le lavement d’anecdotes historiques séduisantes, ce que vous appelez « un mot d’esprit infini ».

Quelques remarques surnagent qui méritent d’être retenues.

A l’origine (s’il y en eût une) le rien et le tout étaient confondus. Dieu flottait, infini, immobile (incréé par sa créature ?). Un grand mystère est cette idée de l’Autre qui a traversé Dieu, être parfait qui se suffit à lui-même. Plutôt que rester Narcisse à se complaire dans son reflet, il a l’idée d’une manifestation à être et à aimer. Dieu crée l’Autre, c’est-à-dire Lucifer et sa liberté, donc le mal qui est opposition à l’immobilité repue de Dieu. Sans cette liberté, toute création resterait confondue en Dieu. L’orgueil du Diable est plein de Dieu, mais enivré de lui-même comme ce que Dieu ne veut pas être. Ainsi naît le mal dans le bien. Le mal était nécessaire, faute de quoi le monde n’aurait pu exister. Contenu en Dieu, il ne devait d’être distinct que par la liberté qui y règne. L’imperfection permet le malheur et les crimes, mais aussi les grandes choses, plus précieuses encore, que sont l’amour, la générosité, la conquête du bien. Un jour l’expérience cessera avec « la fin » du monde et la réconciliation en Dieu sera générale. Tout retournera dans tout, au sein de Dieu l’Unique et incréé. Et le tout et le rien seront à nouveau confondus…

Vous suivez ? Pour notre savoir scientifique bien parcellaire, l’univers serait né d’une boule de matière dense qui aurait explosé. Le temps, donc l’espace, sont la conséquence de ce Big Bang originel. Dans le futur, cette expansion est vouée à se ralentir ; l’univers dilué se ramassera à nouveau, jusqu’à la concentration propice à une nouvelle explosion. Peut-être – nous n’en saurons jamais rien. Y avait-il un « avant », y aura-t-il un « après » ? Il est beau de laisser la pensée dériver parfois dans les rêves cosmiques. Cela apaise et grandit.

Justement, « Dieu », qui est-il ? Comment des êtres humains limités et éphémères peuvent-il concevoir leur inverse complet, infini et éternel ? Jean d’Ormesson a cette jolie formule « On ne parle pas de Dieu, on parle seulement à Dieu (…) Je ne parle que de mes rêves, qui sont les rêves d’un homme. Mais, qu’on le veuille ou non, Dieu fait partie de ces rêves. Tout homme, un jour, s’est interrogé sur Dieu » 1.XXV p.111. Le politiquement correct féministe exigerait qu’on parlât « d’être humain » plutôt que de « l‘homme », mais le neutre latin passé en français s’est simplifié au masculin.

L’être humain donc, est partie de quelque chose qu’il imagine, qui n’est peut-être qu’un rêve, qu’un désir de Père, qu’une projection compensatoire aux humiliations et souffrances de la vie – mais un rêve qui le dépasse, l’inclut et le comprend. « C’est cet ensemble que j’appelle Dieu ». Ainsi évoque-t-on brillamment un mystère. « Je n’ai pas dit : voici Dieu. Je dis : les rêves sont les idées. Et les idées sont réelles » – tout simplement.

Mais cette simplicité masque la question des origines : « Puisque j’ai dû venir, puisque je serai venu – et peut-être par hasard, ou peut-être par nécessité – je n’oserai pas soutenir que je suis venu tout seul et par mes propres forces. Je le crois, je le sens, je le sais, j’en suis sûr : j’ai été porté par quelque chose. Par quoi ? Qui me le dira ? Par le temps, par l’histoire, par l’ensemble des hommes, par les lois de la nature. C’est tout cela que j’appelle Dieu. Le vocabulaire est libre et j’ai l’âme généreuse : j’ai été créé par Dieu » p.114. De la croyance à la certitude, la démarche se tient, même si elle peut n’être ni la mienne, ni la vôtre.

Mieux encore : « Nous autres – je veux dire les hommes – nous manquons de sérieux à un point stupéfiant. Nous nous occupons de tout, sauf du tout – je veux dire de Dieu. Je ne croirai à rien. Ôtez tout : je crois à ce qui demeure. Par un prodigieux paradoxe, qui est la clé de ce livre, lorsque vous ôtez tout, ce qui reste, c’est tout. Le premier tout, c’est des détails, des anecdotes, la futilité du savoir, la frivolité du pouvoir. Le second tout, c’est tout. C’est Dieu ». Et paf ! Pour ceux qui l’ont reconnu, Descartes n’a qu’à bien se tenir.

Mais ce n’est pas fini. Je ne connais pas de croyant pour se coucher et laisser Dieu faire, dit encore l’auteur (même en islam qui signifie « soumission »). Plus on croit, plus on est persuadé que le devoir consiste à agir au nom de Dieu – à sa place. Croire est adhésion, et toute adhésion est action. Dès lors, que Dieu existe ou non, peu importe – du moment qu’il est réel dans l’esprit des hommes et qu’il est un moteur qui les pousse à agir. A l’inverse, je ne connais pas d’incroyant, poursuit Jean d’Ormesson, qui ne cherche un jour ou l’autre à penser l’univers comme une totalité et à lui donner un sens. Et ce sens peut être le mal, ou le hasard, ou l’histoire, ou la nécessité, ou l’absurde, ou le néant – c’est pourtant encore un sens. Vous avez entendu, lecteurs lettrés, l’écho de Dostoïevski, de Marx, du biologiste Jacques Monod, de Camus, de Sartre. Même les fous ont leur logique. Le monde n’a peut-être pas de sens, les hommes lui en prêtent encore un.

« Cette totalité, et ce sens du croyant, c’est ce que j’appelle Dieu » : puissant, non ? Rien que pour cette virtuosité de l’intellect qui fait bouillir les idées en jonglant avec les concepts, et pour le charme infini des anecdotes qui s’enfilent l’une à l’autre comme dans un coït amoureux, je vous conseille de lire ce gros livre. On en ressort différent : pas converti, mais plus intelligent.

Jean d’Ormesson, Dieu, sa vie, son œuvre, 1980, Folio 1986, 526 pages, €9.30

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Hommage à Michel Rocard

Michel Rocard est mort, j’aimais beaucoup Michel Rocard. Il n’avait pas l’hypocrisie manœuvrière d’un Mitterrand, ni la grande gueule robespierriste d’un Mélenchon ; il était un homme modeste, convivial, qui aimait penser et discuter. Il préférait l’analyse personnelle partagée aux grandes théories toutes faites et aux slogans « anti ». Issu de l’ancien RPR (Religion Prétendue Réformée) il faisait de la réforme son mantra. Car le monde change et les gens doivent bouger – sous peine de disparaître comme jadis les dinosaures.

michel rocard 2013

Ironique, il pointait en 2010 l’affolante lenteur du parti socialiste à changer ses manières de penser : « nous commençons à peine à enregistrer les résultats de la victoire intellectuelle complète de ladite deuxième gauche sur la gauche jacobine au patois marxisé et éprise d’économie administrée », disait-il. Pas sûr que les « frondeurs » ou autres « atterrés » n’aient encore délaissé aujourd’hui le confort du jargon marxiste et du pouvoir d’État jacobin…

Le marché ? « Une grande partie du monde vit en économie de marché et nous, sociaux-démocrates, avons choisi depuis 1947 d’y rester parce qu’elle est garante de la liberté de base des citoyens-consommateurs. Lorsque, comme c’est à l’évidence le cas actuellement, les lois du marché produisent et amplifient des dérives insoutenables, le problème n’est pas de s’y soustraire mais de les modifier, de savoir comment et avec qui, pour être ensuite soumis à des lois moins injustes, mais toujours marchandes. » Social-démocrate ne signifie pas « socialiste » durant de trop nombreuses années : il faut attendre l’après-Jospin pour que le marxisme soit abandonné et avec lui la guerre civile contre « les parons », « les bourgeois » (nombreux sont les socialistes embourgeoisés !) et « la marché ». Michel Rocard était au PSU avant de se rallier à Mitterrand, puis être évincé du PS par Fabius et consorts.

La « mondialisation », cette tarte à la crème des velléitaires qui cherchent toujours des excuses à leur impuissance d’analyse, est une tendance lourde de l’humanité, depuis le berceau africain jusqu’à la conquête de l’espace, en passant par Christophe Colomb. « C’est donc à l’absence de régulation qu’il faut s’en prendre et non pas à ce fait incontournable qu’est la mondialisation elle-même. » Donc négocier des traités et agir dans les instances internationales, pas se contenter de brailler en manifs ou de sauter sur son tabouret à la télé en vilipendant ce mot-valise qui expliquerait tout ce qui ne va jamais : le « capitalisme ».

Rocard libéral 2008 06

Car ce système d’efficacité économique nommé « capitalisme est qu’il ne connaît plus ni normes ni limites puisqu’il s’affranchit de l’idée que c’est à la loi de définir ses limites. Il s’apparente plus de ce fait à la loi de la jungle qu’à la liberté. Au sens strict, il n’est pas libéral, et il est essentiel de ne pas faire de confusion là-dessus. » Michel Rocard est libéral, dans le sens des libertés, mais il ne faut pas s’y tromper, « la lutte des classes – il y a des terminologies dont la pertinence est éternelle – passe aujourd’hui entre les spéculateurs et les régulateurs ».

Volontiers écologiste par vanité de la frénésie concurrentielle et de la surenchère des désirs, il réhabilite le capitalisme vertueux des origines, décrit par Max Weber et l’art de vivre prôné par John Maynard Keynes, qui écrivait : « Ce seront les peuples capables de préserver l’art de vivre et de le cultiver de manière plus intense, capables aussi de ne pas se vendre pour assurer leur subsistance, qui seront en mesure de jouir de l’abondance le jour où elle sera là. »

Michel Rocard est l’homme des limites : de la réforme sans révolution, de la morale sans absolu, de la politique avant l’économie. Car s’il était énarque, il était aussi licencié ès lettres. Il y a du Camus chez lui, déjà durant la guerre d’Algérie où il s’oppose à Guy Mollet. Attentif aux gens, il préfère le terrain à Paris, la décentralisation au jacobinisme ambiant. Laurent Fabius (toutou de Tonton) et Henri Emmanuelli le déboulonnent de son poste de Secrétaire du PS après ses trois années comme Premier ministre, où il instaure RMI et CSG avant de réorganiser le Renseignement. Il s’opposera encore à Fabius à propos de l’Europe et à Royal sur son refus de s’accorder avec Bayrou en 2007.

Dans ses mémoires, intitulées en 2005 Si la gauche savait, il explique pourquoi Jospin a échoué à faire gagner la gauche : « Il a eu le souci de faire de la moralité un enjeu majeur de l’action publique… Mais le refus de trancher, de choisir entre les deux gauches va expliquer 2002, la présidentielle manquée. Quant au reste, Jospin est profondément mitterrandiste de culture. Il a été formé à cette école, dans cette écurie. Il a longtemps été socialement CGT. Je vous l’ai dit, il est plutôt jacobin. Malgré un unique démenti une fois, et qu’il a regretté, il est sur la ligne: ‘L’État peut tout, tout est politique.’ »

Il avait souvent raison, Michel Rocard… Il était de la gauche pragmatique, plus social-démocrate que robespierriste. François Hollande ne lui arrive même pas à la pantoufle.

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Démocratie et grands principes

La démocratie est l’exercice concret du pouvoir par les citoyens, directement (référendum) ou par représentation (élections). Les grands principes sont ces devoirs de la morale qui viennent soit des coutumes généralement admises (common decency), soit de catégories philosophiques (considérées comme « universelles »), soit de commandements religieux.

Il peut y avoir écart théorique entre l’exercice du pouvoir dans la cité et les grands principes moraux ; mais comme la cité est dans l’histoire et obligée de la vivre, les grands principes ne peuvent parfois être appliqués en même temps.

Dans le cas individuel, nous avons ce qui compose une tragédie. Ainsi Antigone, écartelée entre la fidélité à la cité et à son oncle, et la fidélité aux devoirs religieux et à son frère. Ainsi Albert Camus, plus proche de nous, qui déclarait « Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice » (Maison des étudiants de Stockholm, le 12 décembre 1957).

Dans le cas moral, la hiérarchie des principes est légitimée par l’universel : ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fit ; une norme est objectivement valable si elle est valable pour tout être raisonnable (Kant), ou si elle est acceptable par les autres (Rawls, Habermas). Par exemple, Camus considère la révolte comme légitime jusqu’à ce que la liberté totale de se révolter rencontre sa limite : celle de tuer. Car donner la mort est incompatible avec les raisons mêmes de se révolter, qui sont l’exigence de justice pour tous les hommes. Ainsi s’explique la réponse de Camus sur la justice : si c’est là VOTRE justice, alors que ma mère peut se trouver dans un tramway d’Alger où on jette des bombes, alors je préfère ma mère à cette injonction totalitaire qui utilise le terrorisme pour imposer sa pseudo-justice.

Dans le cas collectif, c’est le choix des priorités. Le gouvernement de la cité ne peut autoriser à la fois la plus grande liberté et exiger que quiconque respecte la loi, condamner la peine de mort de façon absolue et faire la guerre, respecter à la fois la cohésion sociale et pratiquer l’hospitalité maximum envers les étrangers. En politique, il s’agit non d’absolus mais de hiérarchie ou d’alternance : la liberté existe – jusqu’à ce que la loi ou la liberté du voisin la contraigne ; la peine de mort n’est pas admise – mais légitimée en cas de légitime défense, de résistance armée aux forces de l’ordre, et en cas de guerre ; l’asile politique est légitime mais l’immigration économique est contrainte – et peut-être des quotas doivent-ils être institués afin que la population arrivante ne se concentre pas en ghetto mais s’assimile progressivement ; l’égalité de tous est revendiquée, mais les aides aux moins chanceux ou moins lotis est instaurée.

En démocratie, les principes les plus légitimes ne peuvent pas cohabiter dans le même temps. Ils ne peuvent surtout pas faire l’objet d’un compromis ou d’une « synthèse ». Il n’y a pas de « juste milieu » entre la liberté d’expression et le blasphème. Il y a soit l’un, soit l’autre. « En matière de presse, il n’y a pas de milieu entre la servitude et la licence. Pour recueillir les biens inestimables qu’assure la liberté de la presse, il faut savoir se soumettre aux maux inévitables qu’elle fait naître. Vouloir obtenir les uns en échappant aux autres, c’est se livrer à l’une de ces illusions dont se bercent d’ordinaire les nations malades… qui cherchent les moyens de faire coexister à la fois, sur le même sol, des opinions ennemies et des principes contraires » Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, II, 3.

sale afiste

Ces « malades » qui braillent « pas d’amalgame » devraient se demander pourquoi les terroristes naissent dans les idéologies totalitaires, avant-hier le communisme et le nazisme, hier le gauchisme italien, allemand ou français, il y a peu les Palestiniens et aujourd’hui même la religion musulmane dans sa lecture intégriste. Oui, il y a bien du marxisme dans Marx, même si Marx n’eut probablement pas été « marxiste » au sens où les années 1960 l’ont déformé. De même y a-t-il de l’islam dans l’islamisme, comme du christianisme dans l’Église de l’Inquisition.

Ceux qui accusent « les autres » (jamais eux-mêmes) de « jeter de l’huile sur le feu » sont des lâches qui refusent de voir, d’analyser et de comprendre. Ils préfèrent le déni, « surtout ne rien faire qui pourrait…» remettre en cause leur petit confort intellectuel, fonctionnaire ou bourgeois. Le problème n’est pas l’huile, mais le feu : qui met le feu ? Ces indécis le cul entre deux chaises sont les soumis de Houellebecq, des irresponsables qui refusent d’assumer leur position intellectuelle ou politique. Ils font de nécessité vertu en parant leur lâcheté du beau mot de « prudence » – en bons adeptes du « principe de précaution » des nations malades, des pays vieillis et des âmes faibles.

Ce n’est pas insulter l’islam que de caricaturer les imams et le Prophète, démontrait Raphaël Enthoven : c’est au contraire intégrer l’islam dans la république, en France où l’ironie et l’esprit critique sont des traits nationaux. Appliquer sans tabous à toutes les religions les mêmes principes, c’est élever l’islam au rang des autres. Refuser qu’on le « critique » ou qu’on s’en « moque » serait au contraire une preuve de mépris. Pire même, n’est-ce pas insulter « Dieu » que de croire qu’il est incapable de se défendre, lui l’Omniscient Tout-Puissant ? A-t-il besoin de vermisseaux ignares, qui ne savent pas lire le texte qu’il a livré et qui croient aveuglément – plus que Dieu lui-même ! – n’importe quel autoproclamé savant ? Charlie avait sur ce point raison, il est vraiment « dur d’être aimé par des cons ».

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Claude Simon, Le vent

claude simon le vent
Nouveau roman ? Un auteur vient en tout cas de trouver son style, après quatre tentatives. Il met en scène un personnage égaré, comme à la mode en cette époque. Camus avec L’Étranger et Le Clézio avec Le procès-verbal ont poursuivi le filon.

Ce n’est pas simple à lire, sauf que le vrai personnage n’est pas humain mais le vent : son souffle traverse les pages, renverse les structures, fait bouger les lignes. Dans cette France immobile de la province d’après-guerre, dans un sud improbable desséché de poussière et d’ardeur éteinte des hommes, un fils délaissé par son père revient au pays pour régler l’héritage. Curieusement, il désire reprendre les vignes, lui qui n’a jamais rien cultivé. Rien ne se passe comme il croit, le métayer lui fait un procès, il tombe amoureux d’une serveuse d’hôtel borgne flanquée de deux fillettes et d’un gitan dépoitraillé. Le « héros » est un anti-héros, sans volonté ni décision, se laissant ballotter par les événements. Est-ce le vent qui souffle sans désemparer trois semaines durant ?

Mais cette histoire simple est compliquée à plaisir, « retravaillée » disent les cuistres ; les phrases s’interminent avec incidentes, pis que Proust, et il faut s’accrocher, se laisser bercer par la houle des mots. La mode du « nouveau roman », en ces années cinquante, bat son plein… Il faut « faire chiant », comme exigeait Balladur de ses énarques pour qu’on ne lise pas ses rapports. Le respect littéraire des années sartriennes se mesure à l’abscons. Touffu et total, peut-on dire, lourd comme ces sauces d’époque que la « nouvelle cuisine » a fort allégées.

Le lecteur d’aujourd’hui ressent la sensualité et la souffrance de la ville de Perpignan qui a servi de matrice au livre, soumise au vent constant trois cents jours par an. Il découvre qu’argent, mariage et ordre social obsèdent les esprits à peine sortis de guerre (et du pétainisme). Il explore cette nouvelles façon de voir qui rend toute réalité subjective : l’histoire de Montès, anti-héros, est reconstruite des ragots et récits des uns et des autres, y compris du personnage qui erre dans tous les événements comme un zombie – bien qu’il soit photographe, adepte de précision et d’instantané.

Il y a du Faulkner dans l’amplitude du style, dans les hésitations de langage, dans les incidentes intimes, dans les contemplations de paysages ou de scènes. Un roman un brin baroque, sans aucun doute ennemi de toute forme stable mais aussi d’un sentiment d’éternité, avec ce foisonnement qui se ramifie dans l’esprit mais aussi cette profusion enrichie de pâtisserie pesante à l’estomac.

Selon que vous serez alertes ou épuisés, vous apprécierez ou non ce livre « expérimental ». Claude Simon y tenait, au point de l’inclure en première œuvre de l’édition Pléiade conçue de son vivant.

Claude Simon, Le vent, 1957, éditions de Minuit 2013, 314 pages, €9.00
Claude Simon, Le vent, 1957, Œuvres 1, Pléiade Gallimard 2006, 1583 pages, €63.50

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Claude Berger, Itinéraire d’un Juif du siècle

claude berger itineraire d un juif du siecle
Né français en 36, originaire de juifs roumains, enfant-caché entre 7 et 9 ans sous Pétain, devenu dentiste, pied-rouge médical un temps dans l’Algérie indépendante, féru d’alpinisme et combattant le salariat par lequel il voit toute société sombrer, Claude Berger tente en ce livre un essai partiellement autobiographique. Essai parce qu’il reste en chantier, partiellement autobiographique car, hormis l’enfance terrorisée, le reste de sa vie est présentée en mosaïque bien décousue. Il a du mal avec le fil conducteur : c’est ainsi qu’aux deux-tiers du livre, on découvre à l’auteur un fils de 16 ans. Et seulement vers la fin qu’il a ressenti une « vibration » au mur des Lamentations « avec son plus jeune fils ».

Mais là où l’auteur est passionnant, c’est lorsqu’il déroule son itinéraire intellectuel, le cheminement qui l’a conduit de la religion hébraïque et de la « fierté de porter l’étoile jaune » comme les grands – à 6 ans – à la conception humaniste hébraïque, livrée page 173 seulement mais qui résume tout : « La pensée de Jérusalem était bien née d’un double rejet, celui de toutes formes d’idolâtrie et celui de toutes formes d’esclavage ». C’est la même chose, selon moi, pour la pensée d’Athènes où l’on était citoyen sans se revendiquer d’être du peuple élu. Notons que l’esclavage était aussi répandu dans l’Ancien testament juif que dans le monde antique.

Claude Berger est un « révolté libre », enfant qui relativise les passions humaines parce que traqué, parcours africain qui le rapproche des humbles, un temps « dans les ordres » du parti communiste « pour en déceler le vice caché » – l’obéissance hiérarchique stalinienne aux gens de pouvoir – avant d’expérimenter Lip, le Larzac, la révolution portugaise des œillets, la résistance parisienne à l’expulsion de l’ilôt 16 dans le Marais. Il développe en quelques lignes une philosophie dentiste, la bouche étant le « lieu le plus relationnel de tout individu » p.109. Il pose son hypothèse selon laquelle l’antisémitisme vient de l’idolâtrie de la Vierge mère et du rejet du père – le juif Joseph, impur parce que voué à enfanter dans le sperme. Il aura connu et fréquenté Jacques Lanzmann, Georges Perec, Kateb Yacine, Serge July.

Ce qui réjouit le libéral politique que je suis est le sens critique aiguisé par l’humour de cet homme entre deux siècles, qui a vécu une grande part du pire. « On peut être sensible à l’art des cathédrales comme à celui des pyramides sans être dupe. Ressentir l’émotion sans dissoudre la critique » p.67. Et l’auteur ne s’en prive pas !

A propos du Monde : « Le quotidien illustrait le roman de la victoire obligée de la révolution [algérienne]. Il taisait qu’elle serait peut-être soviétique ou musulmane au vu de ses actes et minimisait les signes d’une autre issue possible. Il invoquait l’objectivité et nous buvions cette prose comme parole scientifique et sacrée qui faisait passer Camus pour un ‘traître’ » p.75. L’aveuglement bien-pensant du Monde n’a jamais cessé, la dernière polémique à propos des sponsors du festival de Cannes le montre encore… « J’apprends à lire la presse, celle qui se targuait de servir la bonne cause, celle qui, assise dans son fauteuil, avait idéalisé le ‘révolution algérienne’ et tu des vérités essentielles. A ce titre, elle me semblait détenir une responsabilité dans les intransigeances partisanes et les refus d’une recherche en identité apte à fonder une nation » p.140. Depuis cette époque, les journalistes sont, avec les hommes politiques, ceux qui sont le moins crédibles par l’opinion.

Sur le tiers-mondisme de bon ton dans les années 60 : « Dans l’imagerie ‘anticolonialiste’ ordinaire de l’époque, il était de mode » d’ignorer « l’autre violence, celle que portaient en leur sein les sociétés tribales et fétichistes » p.105. Avec les indépendances, les dictateurs noirs ont remplacé les colons blancs – mais les peuples restent toujours asservis. Le Front de « libération » nationale en Algérie n’a libéré que les avides de pouvoir – et massacré les vrais maquisards. « Pendant la guerre, le référent de l’insurrection en majorité, ce n’était pas la démocratie ou le socialisme, c’était la culture musulmane, l’alcool et le tabac interdits sous peine de mutilation ! » p.139.

Non, « les victimes » ne sont pas toujours bonnes ni n’ont toujours raison. Intuition d’époque mais toujours actuelle : la gauche niaise en reste à ces tabous aujourd’hui encore à propos de ces « pauvres » tueurs islamistes à la religion « persécutée » – si l’on en croit l’outrancier Todd. J’espère pour ma part qu’il reste une gauche intelligente, elle se fait assez rare ces temps-ci, mais Claude Berger lui appartient sans conteste.

Bien plus que les philosophes en chambre. « Ils produisaient des gloses sophistiquées dont la seule fonction était d’empêcher le questionnement sur la dictature communiste et d’ériger un mur contre les curieux » p.144. La pratique d’un cabinet médical associatif en banlieue rouge l’a conduit à être exclu du PC ! « Si la réalité ne convenait pas au ‘Parti’, il lui suffisait de la travestir, de la rigidifier dans la langue de ciment des apparatchiks et d’en trafiquer les photographies » p.150. La gauche, même socialiste, même écologiste, a parfois du mal à se dépêtrer de ces pratiques bien staliniennes de nos jours. « Suivez le Guide : il est mort !… » écrivait pourtant Claude Berger à la disparition de l’idole des jeunes, Mao Tsé-toung, dans Libération (p.172).

Étatisme, jacobinisme, parti unique, crise économique… tout est lié : « J’avais compris cette maladie de la social-démocratie, communiste ou socialiste qui, pétrie de dogmes, avait fourvoyé depuis longtemps les espoirs d’une société associative qui ne serait pas fondée sur l’exploitation des esclaves salariés, donc sur le salariat lui-même, fût-il d’État » p.154. Comme plus tard Michel Onfray, Claude Berger enfourche son grand dada : le proudhonisme plutôt que le marxisme, l’association libre contre le parti militaire de Lénine. Telle est « l’erreur de la pensée de gauche » selon l’auteur, p.162 – et j’y souscris pleinement. Mieux que l’autogestion, qui se contente de démocratiser l’existant, l’association est « une communauté d’existence dominant les unités de production comme dans les kibboutzim » p.178.

Claude Berger veut répandre les associations sur le type du kibboutz pour créer une « société de la gratuité et de la solidarité » p.222. Il écrit plusieurs livres pour exposer ses idées : Marx, l’association, l’anti-Lénine (Payot 1974), Pour l’abolition du salariat (Spartacus 1975), En finir avec le salariat (éditions de Paris Max Chaleil, 2014). Ses thèses mériteraient un développement séparé, je me contente hélas de constater que les seules communautés qui aient duré dans l’histoire ont été celles qui étaient tenues par un ordre supérieur : domus romaine avec esclaves, religion des monastères, expériences sociales sexuelles hippies, développement militaire israélien. Toutes les autres ont fini par échouer dans l’intolérance (sectes) ou le dépérissement (hippies reconvertis dans l’éducation nationale la quarantaine venue et les bourses asséchées) ; même les phalanstères du père Fourier, cités idéales associatives, se sont émiettées rapidement sous la force centrifuge de l’individu…

En revanche, le libéralisme politique a réussi la démocratisation progressive via les corps intermédiaires. Les associations en font partie, tout comme les syndicats et les collectivités territoriales. Reste à leur faire une place, comme en Suisse, donc à démanteler ce jacobinisme centralisateur français qui n’est vraiment plus d’actualité.

Malgré ses manques, un itinéraire intellectuel qui vaut à mon avis d’être lu et médité.

Claude Berger, Itinéraire d’un Juif du siècle, 2014, éditions de Paris Max Chaleil – avec le soutien de la Fondation pour la mémoire de la Shoah, 237 pages, €20.00

Blog de Claude Berger
Attachée de presse Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Yasushi Inoué, Asunaro

yasushi inoue asunaro
Asunaro est un arbre, mais aussi un être humain. Le Thujopsis dolabrata (et pas « Thujosis dolatra » comme l’écrit improprement la traductrice) est un thuya endémique au Japon qui pousser jusqu’à 35 m de haut à l’état sauvage, en légère altitude et milieu très humide ; mais habituellement, il ne dépasse guère les 15 à 20 m. Selon la tradition, le petit arbre se dit tous les jours : « demain, je serai un cèdre ». Le hinoki atteint en effet souvent plus de 30 m et regarde de haut son petit frère. Les êtres humains ne font pas autrement, qui déploient maints efforts pour se hisser à la réussite (personnelle, amoureuse ou sociale), sans toujours y réussir…

A 45 ans, Inoué se penche sur sa jeunesse, en gros de 13 à 33 ans ; il prend le modèle asunaro pour la faire revivre. Sisyphe est aussi japonais que batave ou grec : il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer ; ce n’est pas parce que le rocher hissé à grand peine sur la montagne va rouler de l’autre côté qu’il faut baisser les bras. Et il faut imaginer Sisyphe heureux, rappelle Camus. La guerre et la défaite, le Japon d’Inoué l’a connue. Mais pas plus l’auteur que son héros de fiction Kaji ne cède au nihilisme pour autant. Le désir personnel de vivre et la force vitale en soi-même comptent plus que l’idéologie patriotique ou les conventions sociales. C’est ainsi que chacun poursuit son existence, avec plus ou moins de réussite.

Kaji est amoureux d’une femme qu’il n’épousera jamais ; il a deux enfants d’une autre mais se laisse aller avec une fille émancipée d’après guerre. Dans le monde bouleversé de la défaite, tout est possible mais seuls les plus doués d’énergie vitale renaissent. Énergie toute intérieure, qu’il ne faut pas confondre avec la musculature ou l’apparence sociale. Kanéko, 2ème dan de kendo au torse de « statue grecque » p.69, finira misérablement noyé dans une baie de Chine où il attaque avec sa section. Sayama, journaliste virtuose que Kaji envie, est un talent creux qui périt d’une balle « de plein fouet ». A l’inverse, le colporteur Kumasan bâtit un café-restaurant qui prospère dans les ruines de Tokyo, et Kaji le malingre – double de l’auteur – quitte le journalisme pour devenir écrivain reconnu.

thujopsis dolabrata

« Un être humain doit se distinguer d’une manière ou d’une autre, quelle que soit la direction qu’il a prise, même si c’est pour devenir un usurier. Ce qui m’est vraiment insupportable, c’est les gens qui restent toute leur vie dans l’anonymat, qui s’enterrent » dit Nobuko, la jeune fille dont Kaji est amoureux, p.80. Bien faire fructifier son talent, tel est le but de l’existence. Tout le monde ne devient pas célèbre mais peu importe : ce qui compte est de révéler de soi ce qui est le meilleur. Être thuya plutôt que cèdre.

Au plus près des êtres humains en acte, les scènes ne donnent aucune leçon mais, à la japonaise, un exemple possible. Le lecteur reste libre d’être séduit et d’adhérer ou non. Cette légèreté de ton alliée à la poésie du moment (le double suicide sous la neige dans la forêt de cryptomères adolescent, les étoiles dans le ciel de Tokyo après guerre), font de ce court roman autobiographique, écrit en feuilleton comme il était d’usage dans les années 50 à Tokyo, un vrai bonheur de lecture. Idéal pour commencer une année – ou une existence. Les aînés peuvent le faire lire aux cadets et rejetons dès 12 ou 13 ans, mais il n’y a pas d’âge pour s’y plonger. Un vrai bain de jouvence.

Yasushi Inoué, Asunaro (Asunaro Monogatari), 1953, Picquier poche 1999, 190 pages, €4.90
Les romans de Yasushi Inoué chroniqués sur ce blog

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William Faulkner, Sanctuaire

william faulkner sanctuaire
Encensé par Malraux, récupéré par Sartre, pour Camus un chef d’œuvre, ce livre est un roman policier noir qui se passe dans le sud, ce Mississippi cher à l’auteur. L’intrigue est simple : une étudiante se fait violer par un pervers de la pègre ; un avocat humaniste tente de sauver celui qui est accusé à tort mais rien ne fonctionne. La vie est une fatalité et chacun doit aller au bout de son destin.

Écrit sans les tentatives expérimentales du Bruit et de la fureur, Sanctuaire est l’application au XXe siècle des rigueurs de l’Ancien testament : Popeye le caïd est le serpent du mal pur, Temple l’étudiante de 17 ans est une oie blanche aussi niaise que travaillée de la vulve. Quand les deux se rencontrent, ça fait boum, le sanctuaire est violé et le paradis perdu ; tous les lecteurs de la Bible connaissent la suite…

Mais le viol est à plusieurs étages, ce qui complique l’affaire : Popeye est impuissant depuis l’enfance et c’est un épi de maïs qui fait office avant qu’un homme (un vrai), au nom de Red, soit choisi pour officier devant lui en servant d’étalon. « Tiens, t’as un nom de garçon ? » s’étonne devant Temple la tenancière d’un bordel dans lequel Popeye a mené sa conquête. Il est vrai que l’auteur adore donner des noms de garçon aux filles (ainsi Quentin dans Le bruit et la fureur) : pour mieux les traiter de garces ?

Car toute femelle ne pense qu’à « ça », même les oies blanches couvées en pensionnats séparés. « Dans leurs yeux à toutes, cette expression de froideur innocente et effrontée » (chapitre 19) ; elles aiment la bite, dira-t-on dans les années 1980 (Les Bronzés), mais il s’agit bien des mêmes. « Cette curieuse petite chair (…) en qui semblait fermenter peu à peu quelque chose de ce bouillonnement qui l’identifiait à la vigne en fleur » ch.19. Le lieu du mal est la chair, le temps du mal est le printemps, le prétexte du mal est l’alcool. L’oie blanche, malgré trois frères, ne connait rien à la vie, enfant trop gâtée, trop égoïste et hédoniste, déjà prototype de « conne américaine » que la littérature plus récente a consacrée : « Elle n’avait qu’à s’habiller et, quelques instants après, quelqu’un venait la chercher » ch.18.

Tout commence en avril, dans ce sud des États-Unis où le printemps explose en luxuriance, pour se terminer en automne dans le gris uniforme du Paris bourgeois. Entre temps, la nature aura fusé, la soupape aura été refermée, et la « bonne » société retrouvé sa morale, cette discipline étouffante qui est sa seule culture. Tout commence à la source, qui jaillit naturelle, et se termine au Luxembourg, devant un bassin maîtrisé.

Le roman ne cesse d’alterner exprès la fausse innocence féminine et la pseudo virilité, le hors la loi et l’homme de loi, la maison coloniale isolée et la maison de famille urbaine, le libertarisme campagnard détournant la Prohibition et la morale étriquée des « paroissiennes » en ville et de ceux qui ne veulent jamais d’ennuis – « tous d’excellents chrétiens » ch.20, le citoyen normal, professionnel et égalitaire, et celui qui veut péter plus haut que son cul. « Parce qu’ils ont un veston cintré et qu’ils ont accompli le merveilleux exploit de fréquenter l’Université de Virginie, ces gens-là parcourent la terre impunément… » ch.19. Le contraste de l’avocat humaniste et de l’avocat « juif » montre l’antisémitisme latent d’époque dans les romans de Faulkner, même s’il prête les propos à des personnages peu recommandables. Peut-être est-ce moins contre la « race » que contre la soi-disant « élite », le peuple travailleur contre les financiers enrichis, le Mississippi contre New York, les états du sud contre ceux du nord ?

Roman grinçant, pessimiste sur la nature humaine, imbibé de bible et d’horreur de la chair – une sorte d’envers de l’Amérique optimiste, braillarde et superficielle dont on garde l’image. Faulkner avoue, dans son introduction à l’édition de 1932 : « Je (…) spéculai sur ce que pourraient êtres les problèmes actuels pour un habitant du Mississippi. Je m’arrêtai à ce que j’estimai être la réponse correcte, et inventai l’histoire la plus effroyable qu’on puisse imaginer ». Temple sera violée, son violeur est impuissant et un autre est accusé à tort, qu’il laissera lyncher, avant que le destin du malfrat soit scellé par une condamnation à mort pour un crime qu’il n’avait pas commis… Vous avez là toute l’Amérique, balancée d’un coup, d’une plume de maître.

William Faulkner, Sanctuaire (Sanctuary), 1931, Folio 1972, 384 pages, €7.51
Faulkner, Œuvres romanesques tome 1, Gallimard Pléiade, édition Michel Gresset 1977, 1619 pages, €57.00

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Argoul.com a trois ans

Créé après 6 ans d’expérience et près de 3 millions de visiteurs sur lemonde.fr (2004-2010), le blog argoul.com sur WordPress a attiré plus de 823 000 visiteurs en 3 ans (2010-2013) – soit une moyenne de 1236 par jour depuis l’origine – sur près de 1400 billets. Le blog est aujourd’hui suivi par près de 850 followers. Chaque année voit une progression, due au nombre de notes pouvant faire l’objet de requête, mais aussi à la notoriété du clic à clic (version contemporaine du bouche à oreille ou de l’antique téléphone arabe). Les quelques 61 000 spams bloqués jusqu’ici par le système (entre 150 et 300 par jour ces temps-ci) montrent que le blog est désormais référencé sur l’ensemble de la toile, dans le monde entier.

vahine seins nus sourire

Les principales interrogations qui aboutissent à une visite sur le blog sont les suivantes :

  • nue                                                         5 937
  • zone euro                                             5 459
  • argoul                                                   4 880
  • fille nue                                                3 320
  • seins nus                                              3 222
  • bisounours                                          2 970
  • vahiné                                                   2 853
  • vahine                                                   2 101
  • tahitienne nue                                   2 031
  • pont des amoureux paris             1 944
  • cul                                                          1 885
  • argoul.com                                          1 757
  • marine le pen                                      1 594
  • vahine nue                                           1 495
  • seins                                                       1 314
  • vahiné x                                               1 094
  • vahiné nue                                           1 088
  • génocide arménien                             999
  • pont des arts                                         870
  • fille nu                                                     852
  • cadavre                                                   794
  • vahine tahiti                                          792

On le voit, c’est surtout le sexe, donc les images, qui attirent le plus de passages. Ce n’est pas nouveau, mais autant épicer un billet culturel ou un peu aride par une « belle image », cela fera peut-être lire quelques paragraphes. Tahiti est à l’honneur, pour le mythe des vahinés (la réalité est plus triste…). Mais il y a aussi le phénomène des cadenas du Pont des arts à Paris et l’autre fantasme (morbide) de Marine Le Pen ou du génocide arménien. Le terme « cadavre » est à l’honneur, mis récemment à la mode par le président et toute l’Éducation Nationale qui célèbrent la guerre joyeuse de 14-18. De quoi rendre encore plus optimiste les jeunes Français…

Ces requêtes par images et mots-clés expliquent les référant depuis l’origine :

  • Search Engines                                 522 970
  • Facebook                                              2 569
  • jlhuss.blog.lemonde.fr                       800
  • jlhuss.com                                               585
  • medium4you.be                                   578
  • google.fr                                                  408
  • paperblog.fr                                           397
  • argoul.blog.lemonde.fr                      351
  • fr.wikipedia.org                                    329
  • forumdesforums.com                        299
  • sfr.fr/recherche/                                 283
  • niduab.over-blog.com                        272

Je me suis amusé à relever quelques requêtes parmi les plus originales – avec leur orthographe approximative respectée. Je n’ai évidemment posté aucun billet sur ce genre de sujet, mais les mots-clés sont traîtres : ils attirent. La créativité est le fait des ados, probablement des garçons. Il y a les narcissiques qui aiment à se contempler en leur miroir et à se comparer aux « canons » y compris par « l’obligation » de rester torse nu, les pratiques qui cherchent des trucs utiles y compris les « merveilles que Dieu a créées » dont… les « mignons » (?), les fantasmes où la nudité joue le rôle principal (le fait d’être exposée, pas un acte sexuel), enfin les émois physiques à base de pieds nus, de pantalon sans slip, de torture, d’être torse nu en classe, de se bagarrer nue, et ainsi de suite. Non sans contradiction, comme ce « nudiste en slip » dont on ne voit pas trop comment il peut se montrer nudiste tout en restant habillé… Ou ce « nue structurel » venu(e) tout droit de la langue de bois des manuels scolaires : un membre (pas trop rigide) de l’Éducation nationale pourrait-il nous éclairer à ce sujet ?

Ados narcissiques

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Ados pratiques

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Émois physiques ados

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  • l’amour dans un jardin public
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Mais c’était pour l’amusement. Ce qui importe plus à l’auteur du blog est d’observer les billets qui ont été repris et envoyés. Le blog a connu en 3 ans plus de 2400 « partages » surtout sur Facebook (950), StumbleUpon (377), Twitter (239), Reddit (187), Digg (183), LinkedIn (181), Pinterest (129), Tumble (119) et Google (89).

Les articles les plus partagés sont :

  • Retour à Reykjavik                                                105
  • La Néerlandaise de Charleville, Australie      74
  • Prédire ou prévoir ?                                                74
  • Facebook ou le monde bisounours                   64
  • Les risques boursiers de mars                             58
  • Annie Ernaux, Les années                                     52
  • Cascades de la côte sud d’Islande                      49
  • Brisbane, son port, ses monts et train             49
  • Dîner sympathique                                                  45
  • Michelet et l’éducation politique                       42
  • Nicolas Sarkozy aux abois                                    39
  • Vers une démocratie écologique ?                    38
  • Cow boys australiens vers Mount Isa               34
  • Éolien, le psychodrame à la française              33
  • Les hommes supérieurs de Nietzsche              30
  • Alix, La cité engloutie                                             26
  • Jacqueline de Romilly, la Grèce antique        26

On le voit, ce sont les lieux de voyage, la littérature et la politique, parfois la gastronomie, qui occupent la meilleure place. Je me pose quand même la question sur la popularité (tant en image qu’en note) des Bisounours : est-ce parce qu’un jour François Hollande en a parlé et que l’animal lui colle bien au caractère ?

La popularité des catégories d’articles est de même :

  • livres           797
  • polynésie     465
  • sexe                430
  • filles                370
  • amour            369
  • nature            365

2013 11 argoul stat depuis origine

Les articles les plus commentés sont sur les mêmes sujets : Mélenchon entre Péguy et Doriot, Scoutisme un siècle d’aventures, Camus Les Justes, Réussir sa vie, Facebook ou le monde bisounours, Cataclysme japonais et changement de civilisation, Social-individualisme, Pour une économie politique, Pourquoi Céline était antisémite, Le Pen lance sa Marine et Nietzsche et la religion selon Camus.

Dans moins d’un an, il devrait atteindre le million. Merci de ces encouragements, lecteurs !

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Bouddhisme

Le bouddhisme est la seule grande religion dont le fondateur ne se proclame ni fils, ni prophète, ni envoyé d’un dieu – et qui rejette même l’idée d’un Dieu suprême comme sans « signification » pour l’homme. Car Bouddha est un homme.

Siddharta Gautama est né prince, en avril ou mai 558 avant notre ère à Lumbini, dans le Népal du sud, dans la tribu des Sakyas, et mort en novembre 478 à l’âge de 80 ans de dysenterie et de fièvres à Kushinagar dans le nord de l’Inde actuelle. Bouddha venait d’une famille noble et il eut, à 29 ans, un fils : Rahula (prononcer Raoula). Vivant fastueusement sa jeunesse de golden prince, ses yeux se sont dessillés en rencontrant la misère, la maladie, la mort, dans cet ordre. Il quitte alors son milieu, son statut et son luxe, pour trouver la voie vers la vérité de l’homme. Il suit les yogis et les ascètes durant de longues années, mais leur quête conduit à une impasse. Il entre alors en lui-même et médite sur le sens du monde, jusqu’à le recevoir par lui-même : il devient Bouddha, l’Éveillé. Désormais, il sera tout naturellement guide et maître spirituel – puisqu’on interroge sa sérénité – pour délivrer les hommes de l’erreur.

bouddha ceylan

La réalité est que le monde est continuellement créé par les actes, bons ou mauvais, des hommes. Il faut donc se pénétrer des quatre vérités :
1 – tout est souffrance car tout passe (la vie, la santé, l’amour, le désir)
2 – l’origine de la souffrance est le désir, qui allume l’illusion
3 – la délivrance est dans l’abolition des appétits
4 – la voie pour y parvenir est la discipline du milieu juste : ni hédonisme, ni ascétisme, mais l’existence, ici et maintenant, selon la voie droite.

Le chemin vise à se « détacher », c’est-à-dire à discipliner le corps, à maîtriser les désirs, à aiguiser l’intelligence. Cela afin de devenir « ouvert », disponible, dans cet état où, selon Heidegger, on « laisse être les choses », où « le poète est le berger de l’être ». L’exercice, l’entraînement et la tempérance donnent la santé au corps, la discipline mentale est faite d’attention, de concentration et d’ouverture (les exercices yogiques y aident, tout comme les arts martiaux japonais, mais ils ne sont pas un but en eux-mêmes). Le tout engendrera une conduite « morale » (c’est-à-dire à propos, juste et équilibrée, pas venue d’ailleurs, mais de l’homme lui-même en relation avec ce et ceux qui l’entourent).

eveil bouddhiste troisieme oeil nepal

Pour l’esprit, l’usure de l’ego illusoire, la modestie et l’exercice de la lucidité déchireront craintes folles, espérances vaines, concepts rigides, feront voir « le vrai », et apporteront la paix de l’âme. Dès lors, la conscience grandira, part de cette conscience subtile du monde, préexistante aux corps matériels. L’intérêt pour ce monde-ci et la compassion pour les êtres engendreront sagesse et générosité. Car le sentiment d’interdépendance universelle et la conscience que rien ne dure, sauf nos actes qui ont des conséquences à l’infini, feront « bien » agir. Le bien est défini comme ce qui œuvre en faveur de l’intérêt général des hommes et des êtres vivants, comme de l’intérêt supérieur du cosmos. La sagesse est l’intelligence d’une situation. Il faut se faire confiance, se laisser être, c’est-à-dire demeurer ouvert et adaptable, réfléchi. Attitude « intelligente » au sens premier, celle qui définit qui l’on est, où l’on est, dans le présent.

La discipline mentale est une voie d’expérience, longue et non transmissible en mots : il faut s’y exercer pour la comprendre. La transmutation de la conscience survient par les exercices de concentration, de méditation, de recueillement, éclairés étape par étape par l’expérience d’un guide. La concentration (samadhi) permet de fixer la pensée sur certains objets ou notions, afin d’obtenir l’unification de la conscience et la suppression des pensées parasites. On peut s’asseoir en lotus sur un coussin, comme les méditants zen, ou tout nu dans la neige, comme les ascètes tibétains – on peut aussi, comme nous le faisons, s’asseoir la plume à la main et dérouler sa pensée par écrit.

La méditation (jhana) vise au détachement du désir et de l’intellect obsessionnel. L’esprit, lorsqu’il s’active tout seul, tourne à vide, il divise la réalité en concepts abstraits, en délires fantasmatiques, alors qu’il lui faudrait servir d’outil à la sérénité. L’esprit ne sert que par l’unification de la pensée et le détachement – tant de la joie que de la douleur.

La pleine conscience permet d’atteindre un état de pureté absolue : « l’indifférence » de la pensée éveillée. Non pas un retrait du monde, ni un nihilisme de tout ce qui fait l’homme, mais une libération. Car font écran, chez le commun des hommes, leurs sens, leurs émotions, leur intellect. Ils sont submergés d’avidité ou de désirs, hargneux ou amoureux, raisonneurs ou technocrates. Ils ne sont pas prêts à l’expérience qui est de s’ouvrir et de se donner à ce qui vient, pas prêts à voir les situations telles qu’elles sont par-delà « attrait » ou « choc », « confirmation de ce qu’on pensait » ou « infirmation », « bien » et « mal ».

Cela est plus difficile aux adultes que nous sommes, sans préparation. Les enfants parviennent assez bien à vivre dans l’instant, mais manquent de capacités intellectuelles pour dominer leurs instincts et leurs émotions afin d’acquérir la sagesse que recèle leur être spirituel. Le recueillement adulte (samapatti) peut survenir devant de grands paysages, ou à l’écoute de certaines musiques ; il vide la pensée de ses contenus volages, pour la concentrer successivement sur l’infinité de l’espace, l’infinité de la conscience, sur l’abolition de la dualité absurde « ni conscience, ni inconscience », enfin sur l’arrêt volontaire de toute perception et de toute idée, pour ne se faire qu’écoute, attention au monde, sans interférence. Cet état est très rare, et donc précieux, car alors le corps, le cœur, l’esprit, la nature, ne font qu’un. C’est une extase, un sentiment océanique d’identité avec tout ce qui existe – le nirvana indien, le satori japonais, la fusion mystique, la plénitude humaniste.

bouddhisme carte de diffusion

Pour le zen japonais, branche du bouddhisme de laquelle je suis plus proche, il s’agit de se confondre avec ce qu’on fait, dans le seul présent, hic et nunc  – ici et maintenant. « Quand je bois, je bois, quand je dors, je dors », disait un maître zen. Nulle volonté d’imprimer sa marque héroïque sur le réel, mais plutôt intention de détecter la propension des choses, de se mettre en état de réception pour saisir spontanément la situation qui se présente (c’est tout l’art du judo). Dans chaque situation, rechercher le mouvement interne, la potentialité en devenir (c’est tout l’art de la dialectique). Se laisser porter pour utiliser le moment propice selon sa volonté, mais avec le minimum d’énergie (c’est tout l’art de la stratégie). Le sage est comme de l’eau : la pesanteur est sa volonté constante, tenace, profitant de la moindre faille. Ce n’est pas une démission de l’agir, mais un moindre effort très efficace. Point de grimaces de souffrance héroïque (théâtrales, épuisantes, inopérantes), mais le calme en tension de qui attend le bon moment pour se saisir du mouvement des choses.

Le sort des batailles, on l’apprend en combattant dans les dojos, n’est pas décidé seulement par le courage et l’ardeur, mais surtout par l’ouverture sans préjugé à la situation, à la lucidité qui voit cru, à la souplesse qui permet de saisir l’instant, utilisant les circonstances en développement, l’ordre interne qui se déploie dans le temps et dans l’espace. Le détachement n’est pas refus du monde ou paresse de la volonté, il est le jeu du réel, comble d’efficacité de l’acte puisqu’ouverture inépuisable à toute disposition spontanée. « L’homme est toujours parfait, sinon il ne pourrait jamais le devenir, mais il faut qu’il s’en rende compte », disait Vivekananda.

L’idéal à atteindre est l’affranchissement des contraintes du monde et de l’apparence du temps. Toute situation conditionnée peut être dépassée car le « soi » est une illusion, et « l’imago », un obstacle (les psychologues le disent). Par exemple, Argoul est le produit de gènes qui viennent de loin, d’une éducation qui ne se résume pas à celle que lui ont donnée ses parents, mais inclut l’école, les amis, la famille, les innombrables livres qu’il a lus, les paysages et les gens rencontrés, et ainsi de suite. Argoul n’est donc pas identifiable à un « soi » essentiel et figé de toute éternité, il est un « agrégat » sans cesse mouvant, un être plus vaste que la résultante de tous ses conditionnements, chaque jour un peu semblable mais chaque jour un peu différent. Non pas « très » différent, mais suffisamment pour que le « soi » ne soit réellement qu’un voile qui masque sa vérité. « Rien n’est plus difficile, songes-y, que d’être toujours le même homme », disait Sénèque dans ses Épîtres.

Ce « soi » apparent, mouvant, a une relative liberté qui lui permet de suivre la voie de l’Éveil. Il ne s’agit que de retrouver la capacité primordiale en nous. Il se dégagera alors de l’anarchie égoïste et vaine des désirs, ce petit ego qui exige et parade, pour conquérir la liberté de la conscience. Elle lui montrera que tout est vain, que rien n’est permanent, et que notre infime parcelle d’état conscient fait partie d’un grand tout qui est le monde. Dès lors, notre esprit étant calmé (les désirs étant pris pour ce qu’ils sont, des illusions, les émotions canalisées et maîtrisées pour servir, la claire lucidité de l’intelligence pouvant alors s’exercer pleinement), notre conduite sera l’ouverture, la générosité, la communication, la compassion, le respect du monde, la conscience intelligente des situations telles qu’elles se déroulent, cela dans la joie d’être en rythme avec les énergies de la vie. En bref l’harmonie recherchée par la vie bonne des philosophes antiques, la fin de l’aliénation par le retour à a véritable nature humaine des marxistes, l’accord de l’être avec l’existence qu’il mène de Camus.

Le Christianisme considère que l’homme a été créé par Dieu en lui donnant le monde pour qu’il en soit le maître – ce qui faisait rire Montaigne, qui traitait l’homme de « mignon de Nature ». Le Bouddhisme considère que la vie humaine est une part de la vie de l’univers dans son entier, d’où l’amour spontané de l’humain pour les bêtes et les plantes, le respect des paysages et de la nature, la compassion pour les êtres. C’est pourquoi l’actuel Dalaï Lama, chef spirituel du Tibet, se prononce résolument en faveur de l’écologie et du contrôle des naissances. Les trois vertus du Christianisme sont la foi, l’espérance et la charité. Le Bouddhisme verrait plutôt la lucidité, la volonté et la compassion. Il y a une différence de degré, qui me fait considérer que le Bouddhisme conduit à une conscience humaine plus haute, en l’absence de foi en un Dieu transcendant. L’homme ne remet pas son destin entre les mains d’un « Père » (la foi), il accepte son sort tel qu’il est, lucidement – et chacun est son propre « sauveur », s’il le veut (le karma). L’homme ne s’illusionne pas sur le monde ou sur l’avenir (l’espérance), il agit dans le présent, afin d’acquérir une conscience et une liberté plus fortes.

L’homme ne se contente pas d’« aimer son prochain » sur commandement (la charité), de le traiter avec bienfaisance « comme soi-même » (mais qu’est le « soi » ?), tout cela avec une certaine condescendance, une sorte de retrait – mais il « compatit » parce qu’il se met dans le courant du réel, qu’il est touché par les maux d’autrui, humains, bêtes, plantes et même la nature en sa globalité. Il les ressent, comprend la souffrance dans chaque situation parce qu’il a franchi les étapes de la voie et qu’il peut aider les autres êtres. La compassion est alors ouverture à l’autre, à sa détresse ; l’homme devient « bodhisattva », sage ou saint. Le Christianisme part à l’inverse, il « faut aimer » parce que les humains sont tous « frères du même Père », et ce sentimentalisme qui commande les actes se fait d’en haut, pas depuis l’intime. Le devoir moral n’est pas la sagesse personnelle qui permet de comprendre.

« La religion d’un grand nombre est faite d’émotions, de sentimentalité, voilà pourquoi elle s’use si vite. Que voulez-vous attendre d’une religion, produit d’un esprit névrosé, vague poésie, dernier asile où se réfugie une âme tremblante, éperdue, en quête de consolation ? » écrivait si justement Alexandra David-Néel, cette grande dame adepte du bouddhisme. Au lieu d’attendre la fin de cette « vallée de larmes » et d’espérer des félicités éternelles dans un au-delà hypothétique, le Bouddhisme prône d’observer délibérément les souffrances d’aujourd’hui (lucidité), de les analyser (intelligence) et de les penser (sagesse) pour les dépasser (éveil). A mesure que décroît l’orgueil du « soi » (ce soi qui n’est que construction fantasmée), l’influence de l’illusion décroît et augmente le respect d’autrui et du monde. Telle est la liberté de la conscience éveillée. Pour le zen, la religion n’est pas un Dieu personnalisé (hypertrophie du « soi » illusoire), mais rien d’autre que la conscience de l’infini, à chaque instant de la vie. Être simplement ce qu’on est, dans le monde, dans la vie. Briller comme la lune, d’une sagesse sans ego, la folle sagesse de qui laisse couler la vie autour de lui et à travers lui, pour être pleinement dans son courant.

bouddhistes carte repartition

Bien sûr, je n’ai pas la prétention, en cette courte note, d’embrasser la diversité des écoles ni même des grandes doctrines du Bouddhisme. Non seulement existent le Petit et le Grand Véhicule, mais aussi le Tantrisme tibétain et le Zen japonais. Certaines écoles sont tentées par le renoncement au monde, d’autres par l’homme dans le monde. Comme en toute religion, la mystique et la morale se partagent les disciples. Le Bouddhisme est la pensée religieuse le mieux en phase avec le monde tel qu’il va, me semble-t-il. Il n’est pas un « nihilisme », comme le disait Victor Cousin en projetant ses hantises d’Européen du pénultième siècle. Le Bouddhisme analyse, depuis deux millénaires, l’évanescence de l’identité personnelle, le rapport de chaque humain au temps, à l’espace qui l’entoure et aux autres hommes, l’ancrage historique des principes moraux qui ne viennent pas d’une autre planète mais sont élaborés par les hommes pour gérer la société des hommes.

Notre « éveil », s’il devait toucher le plus grand nombre, bouleverserait sans aucun doute notre société telle que nous la connaissons ; peut-être cela viendra-t-il, l’écologie scientifique et la conscience du tout terrestre en prennent le chemin, le clonage et les manipulations génétiques aussi, remettant en question le « soi ». Malheureusement pas l’écologie politique, marigot en France d’arrivismes frustrés et de gauchisme déçu. L’humanisme occidental tel qu’il nous a été transmis est appelé à se transformer au contact des peuples nombreux et en développement accéléré, qui pensent autrement de nous. La dernière « décolonisation » ne fait que commencer. Pour le plus grand bien de la planète et des êtres vivants.

Pour approfondir :

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Croissance ou épanouissement ?

Le bien-être est mesuré par les États en termes de niveau de vie ; celui-ci est réduit au Produit intérieur brut (PIB) par habitant. Ce PIB est un agrégat comptable qui représente la production finale des unités résidentes dans un pays. On le décrit comme la somme des valeurs ajoutées brutes des différents secteurs et branches d’activité, augmentée des impôts moins les subventions. Il ne considère autrement dit qu’une partie de la valeur créée par l’activité économique, y compris les activités négatives comme les accidents, et les valeurs productives douteuses comme la publicité – mais absolument pas certaines activités positives non marchandes, comme l’activité artistique, les productions bénévoles (par exemple les blogs), ou le travail non externalisé au sein de la famille (aide aux devoirs, jardinage, lessive, bricolage…).

C’est commode, calculable, et sert à prélever des impôts et à répartir des subventions – mais le PIB ne mesure en rien la qualité de vie. Car qu’est-ce qu’être heureux ? C’est être matériellement à l’aise, certes, manger à sa faim, être protégé des aléas de la vie par les services publics (police, justice, armée, éducation, santé) et volontairement en plus par les assurances privées volontaires, se loger sans se ruiner, se vêtir et sortir correctement.

Mais c’est le terme « correctement » qui pose problème : il n’est pas mesurable car toujours subjectif. Si l’on raisonne en moyenne, le « niveau de vie » (PIB par habitant) ne donne qu’une chimère : tout dépend des écarts de revenus réels et de patrimoines ; si l’on raisonne en « panier de la ménagère » en ajoutant quelques services, on reste dans l’administration anonyme des choses sans considérer les gens ; si l’on prend le « revenu par foyer » (adoré par Bercy), l’évaluation est plus juste mais ne tient compte ni du patrimoine, ni du parcours éducatif, ni du réseau social. ce sont pourtant ces capitalisations financière, culturelle et sociale qui sont bien utiles pour trouver une bonne place dans la société !

sucer torse nu

Considérer alors « la croissance » comme l’augmentation du PIB est un mensonge réducteur, bien dans l’esprit positiviste gavé par l’éducation « nationale » qui ne croit qu’au calculable et qui formate des technocrates sans âme.

Le Japon a le 3ème PIB au monde, mais aussi le 4ème taux de suicides…La Chine le 2ème PIB (en parités de pouvoir d’achat) mais le 7ème rang pour les suicides. La France semble mieux lotie : 5ème pour le PIB mais seulement 18ème pour le taux de suicides ; la Suisse est encore mieux équilibrée (et il y a pourtant nettement moins de prélèvements sociaux qu’en France !). Est-ce parce que si le pessimisme français est très haut, l’optimisme familial aussi ? On aime bien les enfants, en France, on en fait plus qu’ailleurs et – non ! – ce ne sont pas seulement des rejetons d’immigrés outre-méditerranéens.

Plutôt que la croissance, peut-être faudrait-il considérer l’épanouissement ? Il ne s’agirait plus de remplir le tonneau des danaïdes des désirs mimétiques toujours insatisfaits (« toujours plus », avoir « mieux que le voisin », rivaliser avec le beauf), mais de mesurer le bien-être personnel et l’attention apportée aux autres. Ce qui voudrait dire ajouter des critères de bonne santé, de travaux domestiques et bénévoles, de liens sociaux et d’activités, de bonheur au travail. On ne produirait alors plus pour produire – mais pour des besoins et des gens. La nature ne serait plus pillée ni les bêtes exploitées, mais considérées en harmonie dans l’ensemble du vivant.

Ce sont ces idées généreuses et intéressantes qui tourmentent la pensée américaine ces derniers temps, comme le montrent John Erenfeld et Andrew Hoffman. Mais que sont-elles, ces idées, sinon l’éternelle resucée du stoïcisme et du bouddhisme ? Pourquoi chercher à inventer ce qui existait dans le passé ? Tout est dans tout car la raison humaine commande les sens de chaque individu et est une partie de l’esprit universel – qui permet de distinguer s’il y a accord entre la nature de l’homme et celle de l’univers.

Vivre selon la raison signifie vivre selon le bon sens, sans excès ni démesure : pas de désirs sans limites comme procréer à 60 ans ou être rajeuni à grands frais à 90, pas de grosses bagnoles qui vont très vite alors que la vitesse est collectivement limitée pour le bien de tous, pas de pub incitant la machine désirante du tout, tout de suite et tant pis pour les autres. Le sage bouddhiste qui a trouvé l’illumination est saisi de compassion pour les êtres : il aide ses semblables à trouver la voie de l’extinction des désirs sans limites qui tourmentent, il aime les enfants et les guide pour s’épanouir, il ne mange pas une bête sans nécessité, il respecte les plantes (ceux qui ont « la main verte » comprendront).

Table avec tomates

Nous avions l’humanisme, Rabelais disait même que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Mais l’humanisme a fait naufrage avec le positivisme technocrate d’État (droite et gauche confondues). La transformation du libéralisme en doctrine à faire de l’argent et du marxisme en exploitation forcenée de l’homme et de la nature par une clique restreinte au pouvoir ont dévoyé un peu plus l’héritage ancestral. Droite inepte, socialistes intolérants, profs syndicalistes et écolos arrivistes n’ont en rien amélioré l’espèce – toujours dans la haine et l’excès, les mauvaises notes et le mépris de l’autre. Camus l’avait bien vu !

La croissance était certes indispensable pour acquérir un niveau économique suffisant durant les années de reconstruction d’après-guerre ; mais puisque le monde est fini et que nous n’y sommes pas seuls ni les plus forts, le temps est venu de quitter le tout-production pour considérer le bien-être. Retrouver la « vie bonne » des philosophes antiques repris par Montaigne.

Hélas, stoïcisme, bouddhisme, Montaigne ? Cékiça ? On ne les apprend plus à l’école et les médias ne font pas de shows dessus ; les histrions surpayés qui tiennent les antennes seraient même capables de les confondre avec masochisme, boudin et montagne. Seul ce qui vient d’Amérique est valorisé : alors écoutons l’Amérique puisque nous ne savons plus penser utilement pour la société aujourd’hui !

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François Hollande n’est pas social-démocrate

François Hollande se voudrait « social-démocrate » – mais il ne le peut pas. Parce que la recherche d’un consensus politique entre l’État, le patronat et les salariés nécessite ces relais dans la société que sont les corps intermédiaires, éradiqués en France par la philosophie de la Volonté générale et l’unanimisme historique créé par l’État rationaliste. Les syndicats aujourd’hui sont très peu représentatifs, donc très radicaux ; quand ils sont plus modérés, ils ne représentent quasiment que la fonction publique. Pas de social-démocratie sans relais dans la société.

Une comparaison avec le voisin immédiat anglais, qui a cofondé avec nous le parlementarisme, est éclairante. La sortie de la féodalité a été différente, ce qui a conduit à un État diffèrent. La féodalité est un mode d’organisation politique et social qui fait de la Force le Droit. Les relations sont hiérarchiques et entraînent le ralliement de clans au féal. Très efficace en période de guerre civile de tous contre tous, ce regroupement de bandes armées ne permettent pas l’établissement de relations « modernes » de confiance, de règles et d’échanges qui, seules, permettent l’essor de la science, du commerce et des régimes représentatifs. En Angleterre, la sortie de la féodalité s’est faite progressivement et en douceur depuis 1215. A cette date, le Roi se voit obligé de signer la Grande Charte qui limite son absolutisme et crée l’embryon d’un gouvernement représentatif. A l’inverse, la France attend le 17ème siècle pour mettre au pas les Grands, au prix d’un absolutisme royal devenu par étape absolu (Henri IV, Louis XIII avec Richelieu et, apogée, Louis XIV). La Révolution n’a fait que prendre la place du roi, en détruisant tout et sans rétablir la société civile (les syndicats n’ont été autorisés qu’en 1884 et les associations qu’en 1901).

L’État anglais est devenu le sommet régulateur d’une hiérarchie de corps intermédiaires sur lesquels il peut s’appuyer pour gouverner. L’État français s’est trouvé le seul créateur du lien social dans une société radicale qui avait tout aboli. L’Exécutif (avec son Administration, rouage destiné seulement à « fonctionner ») est considéré comme le petit bras du Législatif, seul légitime, exécuteur de la « volonté générale » exprimée dans la rue et par le suffrage. Vous avez juridiquement tort parce que vous êtes politiquement minoritaire.

La différence ? En France la monarchie absolue se veut rationaliste, la liberté ne résulte que de la conformité au modèle « naturel » de l’État fondé en Raison ; en Angleterre, les contrepouvoirs à l’État central sont construits par la représentation et la négociation. En France, le droit est d’évidence, figé par les élites partisanes interprètes du Vrai et du Bien ; en Angleterre, il est élaboré par la coutume, débattu, sans cesse remis sur l’ouvrage.

Dieu Johann Sfar Le chat du rabbin

François Hollande pourrait se vouloir « social-libéral » – mais il ne le peut pas. Antiautoritaire et cherchant à impliquer les citoyens dans les décisions, cherchant comme Camus à concilier liberté et égalité au travers des régulations et par l’éducation des individus, le social-libéral est sensible aux gens et en faveur des libertés. Impossible pour Hollande : il a été élu avec les voix « de gauche » qui font du « libéralisme » le bouc émissaire commode de tout ce qui ne va pas selon leurs vœux, à commencer par la jalousie envers ceux qui réussissent, la méfiance envers toute régulation qui ne passe pas par l’État, et le ressentiment envers la mondialisation qui menace le « modèle ».

L’individualisme moderne est né de la philosophie grecque, du droit romain et de la transcendance chrétienne. Il a été poussé par l’essor des échanges, assuré par une nouvelle classe de commerçants et artisans regroupés en villes. Il s’est trouvé favorisé pour raisons politiques antiféodales par le pouvoir central avec l’octroi de franchises et « libertés ». Ce mouvement a eu lieu dès le 17ème siècle au Royaume-Uni où l’accès aux métiers artisanaux et aux industries s’est très vite ouvert, les corporations ne survivant que peu à la dissolution de la féodalité. Rien de tel en France, où il a fallu attendre 1789 et sa fameuse Nuit du 4 août pour que les privilèges soient abolis d’un trait, et 1791 pour que les corporations se voient interdites. Auparavant, la société française est restée figée en société d’ordres, tropisme qui court toujours dans les profondeurs sociales et qui renaît à chaque occasion, faute d’alternative.

Or, malgré le discours ambiant, les individus sont désormais plus libéraux. Ils sont « laïques » par rapport aux églises mais aussi par rapport à l’État représenté par le prof, l’adjudant, le policier, le psy et le technocrate. 1968 a opéré cette rupture, aussi brutale que le fut 1789 (d’où l’ampleur des « événements » en France, comparée aux autres pays). La révolte de Notre-Dame des Landes est équivalente au Larzac des années 70, elle représente le surgissement emblématique de la société civile dans les rouages conventionnels des élus, fonctionnaires et autres spécialistes. Le gouvernement Ayrault n’est pas prêt à l’accepter.

Livres anciens

Qu’est donc François Hollande ? Un homme qui fait ce qu’il croit pouvoir, non sans regarder à droite et à gauche, à petits pas, avec beaucoup de précautions. Il ne peut être au fond que « social-étatiste », tradition bien française qui veut que l’État incarne l’intérêt général à lui tout seul, forcément omniscient, forcément fondé en Raison, naturellement bon et bienveillant. Le substitut de Dieu sur la terre pour les laïcs progressistes. Comment, dès lors, penser l’intérêt général comme il est « normal » ailleurs ? En Angleterre, en Allemagne, en Suisse, en Scandinavie ou même en Italie, l’intérêt général est  un  compromis entre les intérêts particuliers de la société. Pas en France.

L’État français est politique, l’État anglais ou allemand sont juridiques, voilà l’écart essentiel. La Raison universelle est unanime car « évidente », « naturelle ». Elle n’a pas à être délibérée ni argumentée : il n’y a pas deux solutions à un problème de géométrie. Dès lors, pourquoi protéger les libertés et bâtir des contrepouvoirs ? La Révolution française a réalisé l’établissement du droit et le suffrage universel dans une société encore immature. Le despotisme éclairé de l’État rationnel s’est donc institué très vite, dès Bonaparte, contre l’anarchie des incapables.

Technocrates issus de l’ENA et apparatchiks secrétés par les partis se veulent désormais « instituteurs du social » (Pierre Rosanvallon) : ils approprient les biens rares (les télécoms dès le télégraphe Chappe de 1794 jusqu’aux nationalisations de 1982 et la loi Hadopi) ; ils ont l’obsession scolaire de former des citoyens formatés à la vie collective (éducation nationale) et pas des individus aptes à juger par eux-mêmes (instruction publique) ; ils « instaurent l’imaginaire » avec établissements culturels, achats d’œuvres d’art contemporain sur comités de fonctionnaires et fêtes d’État ; ils pratiquent l’hygiénisme au 19ème, le Plan dans les années 1950, l’urbanisme dans les années 1960, le « travail social » dans les années 1970, enfin la morale socialiste anti-riches, anti-putes et pro-minorités bobo de 2012…

La Raison dans l’État tolère mal la représentation. Le Parlement est peu considéré, les syndicats peu représentatifs, les associations tardivement reconnues. L’État unanimiste de la « volonté générale » veut un citoyen toujours mobilisé (d’où le long attrait pour l’URSS puis pour Cuba, puis pour Mao et Pol Pot), farouchement jaloux d’égalité, collectiviste par mépris des « intérêts » considérés comme égoïstes des individus et des entreprises. Pour Rousseau, il s’agit carrément de « changer la nature humaine » (Du contrat social). Créer un Homme nouveau, disait Lénine…

« Le bonapartisme [étant] la quintessence de la culture politique française », selon le mot de Pierre Rosanvallon, François Hollande voudrait bien sortir du culte de l’État rationnel propre à son parti, mais il ne le peut guère. La dernière négociation avec les partenaires sociaux était plutôt réussie – mais pas sans la menace d’une loi-balai étatique en cas d’échec (et la résistance de la gauche du PS au Parlement). Pour le reste, l’aéroport Notre-Dame des Landes, le nucléaire, le mariage gay, la procréation assistée pour tous, Hollande reste loin de ce renouveau démocratique qu’appelle par exemple Rosanvallon (qui a beaucoup étudié le sujet) dans ses ouvrages. Le credo du PS demeure d’imposer une loi sur tous sujets sans laisser aller au bout débat ou négociation entre partenaires sociaux ou groupes de la société civile – tout en poursuivant la mise en scène de l’unité du peuple (contre les boucs émissaires commodes que sont « les riches », les cathos, les patrons, les écolos, les exilés fiscaux et ainsi de suite).

Quand on ne peut rien pour l’économie, on agite les symboles. Cliver pour communiquer, n’était-ce pas ce que « la gauche » avait reproché à Sarkozy ?

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Le collège dans l’étouffoir administratif

Mara Goyet est prof d’histoire-géo (« et instruction civique ») dans un collège du 15ème arrondissement parisien. Elle a enseigné des années en banlieue « difficile » et a tiré de son expérience trois livres : Collèges de France (2003, Folio), Tombeau pour le collège (2008) et Formules enrichies (2010). C’est dire si elle aime son métier et sait prendre du recul. Dans un article de la revue Le Débat de janvier-février 2012, elle donne son dernier constat : Collège, on étouffe. Cela me fait réagir et le texte qui suit, partant de son article, va être polémique. Exprès : ce n’est pas avec de l’eau de rose qu’on soigne le cancer !

Mara Goyet publie une série de « fiches », de Burnout à Transmission, dans le désordre non alphabétique propre au collège. « La personne s’évalue négativement, ne s’attribue aucune capacité à faire évoluer la situation. Ce composant représente les effets démotivants d’une situation difficile, répétitive, conduisant à l’échec malgré les efforts » : tiré d’un test d’entreprise, voilà qui s’applique parfaitement au métier d’enseignant ! Au bout de 15 ans de sixièmes, comment encore « blairer les dieux grecs » ? Après quelques années de ZEP, comment apprécier en quoi que ce soit la collectivité éducative aux classes « peuplées d’élèves cyniques et retors dans un collège miné par l’indifférence, l’inertie et les petites concurrences » ?

La cause en est moins la société – qui change –, ou Internet – qui dévalue ce cours magistral traditionnel où un adulte expert « délivre » un savoir ignoré du haut de sa chaire dans le « respect » des jeunes âmes avides de savoir. La cause en est l’étouffoir administratif – où le politiquement correct, le syndicalement corporatiste, le Principe érigé en immobilisme, se liguent pour surtout ne rien changer. « J’avais le sentiment (juste, je crois) que tout le monde s’en fichait, hiérarchie, politiques, et que nous étions abandonnés dans ce combat. Abandonnés, mais peinards. » Juste obéir, sans réfléchir, sans faire de vagues. Le ministère fabrique à la chaîne peut-être du crétin, en tout cas des enfeignants.

« Le poids du ministère, de la direction, des formulaires, des décisions politiques. Un poids insupportable qui nous empêche de sauver ce qui peut être sauvé ».

« Le collège est devenu une sorte de sas explosif et hétéroclite, un patio triste dans lequel on attend d’avoir l’âge d’entrer au lycée, de choisir une autre voie, de s’égailler dans la nature, de dealer à plein temps. » J’aime le « dealer à plein temps »… si réaliste, loin des bobos technos du ministère.

Il faut dire que le collège rameute tout son lot d’adultes mal orientés, réfugiés dans les bras de l’État, souvent infantiles et irresponsables. « Un des surveillants passe son temps à nous pincer les tétons. Mais il ne le fait pas aux filles… Du coup, on les lui pince aussi. Mais ça fait trop mal, j’vous jure ! – me disent des élèves » de troisième. On croit rêver. L’indignation du réel – « bien que la moitié des clips qu’ils regardent à la télé soient remplis d’acrobaties sado-maso avec menottes et piercing ». Ce n’est pas de la pédophilie, plutôt du voyeurisme, de la provocation peut-être. « C’est que, plongés dans un délire collectif, assommés de discours psychorigides ou permissifs, nous en sommes tous arrivés à un tel degré de désarroi que je ne sais plus très bien comment réagir. Je ne suis même pas persuadée que les élèves soient vraiment choqués. » C’est vrai qu’ils sont excitants les jeunes garçons, dopés d’exhibitionnisme télé et d’hormones, surtout les 14 ou 15 ans à la chemise ouverte sur leur chaîne d’or, ou les tétons pointant sur les pectoraux mis en valeur par un tee-shirt moulant… « Leurs préoccupations (…) en troisième, elles sont majoritairement sexuelles ! » Mais un adulte chargé d’éducation ne pince pas les tétons des ados – même de 15 ans, âge légal du consentement sexuel. Cela ne se fait pas, c’est tout. « Un homme, ça s’empêche », disait le père de Camus contre l’infantilisme du désir réalisé tout de suite.

Dans cette ambiance foutraque, comment donner l’exemple ? Car la « transmission » du savoir commence par l’exemple. Qui aime ce qu’il fait – c’est-à-dire ce qu’il enseigne et les élèves qu’il veut « élever » – y arrive. Les « jeunes » sont toujours intéressés par un adulte bien dans sa peau qui leur parle de sa matière. Mais attention ! « Il ne s’agit pas d’être un beau prof qui roucoule ses humanités avec charme et tient ses classes par l’autorité de son savoir, loin, très loin des vulgarités ambiantes. Il s’agit d’être un bon prof. Il faut s’y résigner modestement : nous nous devons d’être utiles, pas décoratifs. » Or le ministère, les syndicats, les politiques, ont peur. « On a peur de ce que l’on en a fait et de ce qu’ils pourraient être. On ne sait plus très bien qu’en faire non plus. Nous faisons si souvent semblant… De les aider, des les écouter, de ne pas les écouter, de les orienter, de ne pas les comprendre, de ne pas les voir. »

Écouter qui ?… Probablement plus les syndicats que les élèves, les partis idéologiques que les parents – mais surtout pas les enfants ! « La bureaucratisation du métier accompagne le délabrement de la situation. Sans doute pour la dissimuler. Il faut un formulaire pour changer de salle, un rapport sur la feuille ad hoc quand on sort un élève de votre cours, une fiche pour déplacer une heure de cours (et un délai préalable), un certificat médical si vous manquez une demi-heure (…) il faut émarger aux réunions Sisyphe, recevoir les fiches navettes, les rendre, les récupérer, les rendre, les recevoir, entrer les notes pour les bulletins de mi-trimestre, valider des trucs pour le brevet, valider, valider (…) subir les remarques de la direction parce que vous n’êtes pas bon administrateur (prof, on s’en fout), apporter en suppliant à genoux la fiche projet (dont vous ignoriez l’existence mais qu’au bout d’une semaine vous avez fini par trouver), puis attendre en tremblant un éventuel refus arbitraire parce qu’il ne faudrait pas oublier que la hiérarchie c’est la hiérarchie. » Tactique du parapluie : c’est pas moi c’est l’autre, « le » ministère, la prescription, l’opinion. Irresponsabilité totale.

Photo : vu sur un collège parisien en 2011…

Casser le mammouth ! Il n’y a que cela d’utile si le collège veut évoluer. Virer un tiers des administratifs, ils sont redondants, pontifiants, inutiles. A l’ère du net, pourquoi tous ces papiers ? Beaucoup de choses peuvent se faire en ligne. Dès que vous créez un service, naissent immédiatement des règlements, des contrôles, de la paperasserie : le service justifie ainsi son existence. Supprimez purement et simplement ce soi-disant « service » et vous aurez de l’air. C’est ce qu’a compris le mammouth IBM dans les années 1970, le mammouth soviétique effondré sous son propre poids de je-m’en-foutisme en 1991… et le mammouth suédois où les fonctionnaires ne sont désormais plus nommés à vie mais par contrat de cinq ans.

« Je n’avais jamais ressenti à ce point cette violence qui nous vient d’en haut : l’indifférence, la bureaucratie, la technocratie, les réformes, les directives, les choix absurdes, la volonté de masquer. » A droite comme à gauche… Mais qu’a donc fait Jospin sur l’école ?

Décentralisez, donnez de l’autonomie, créez un collectif d’établissement avec une hiérarchie légère. Jugez au résultat. L’anarchie du collège est peut-être un peu de la faute des élèves, parfois celle des profs démissionnaires, mais surtout celle du « système ».

Il en est resté à cette mentalité IIIe République d’usine militaire à la prussienne, lorsque Messieurs les éduqués daignaient se pencher sur les ignares à discipliner et à gaver de connaissances qu’étaient les petits paysans mal dégrossis par le primaire. Sortez de vos fromages, fonctionnaires ! Inspectez autre choses que les travaux finis, inspecteurs ! Peut-être y aura-t-il alors en France un peu moins d’enfeignants et un peu plus de réussite scolaire…

Revue Le Débat, n°168, janvier-février 2012, Gallimard, 192 pages, €17.10, comprenant l’article de Mara Goyet (12 pages) et deux ensembles d’articles sur les spécificités allemandes en « modèle » (58 pages) et un point très instructif sur les révolutions arabes (63 pages).

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Ryû Murakami, 1969

Roman d’adolescence, de révolte pubertaire, le Japon n’en finit pas de nous surprendre. Dans ce pays du formatage, où l’école dresse les élèves sur le modèle prussien (avec le même uniforme), l’écho des mouvements de jeunes occidentaux a retenti d’une façon particulière. L’auteur avait 17 ans à l’ouest du Kyushu et entrait en Terminale. A 32 ans, il se souvient…

Le lycée bruissait des manifestations contre la guerre du Vietnam au Japon, contre la venue du porte-avion ‘Enterprise’. Mais les lycéens ne pensent pas que brailler ou brandir des pancartes soient le moyen le plus efficace de faire quelque chose contre la guerre. Seuls les plus bornés créent une section trotskiste et éditent des tracts. « Le Comité de lutte avait changé leur vie en leur montrant que n’importe qui, même eux, pouvait être des vedettes » p.67. Pour les autres, c’est surtout le vague idéalisme et l’indifférence pratique. Pour les meilleurs, l’occasion de s’ouvrir à la fête, le corps agacé des hormones en émoi. Le mouvement de 1968 veut surtout la libération des corps, prélude à celle des esprits, donc à un monde meilleur. Pragmatiques, les jeunes Japonais commencent par le commencement du programme : baiser.

C’est la grande préoccupation des 17 ans, dans un pays certes libéral en matière de mœurs et sans cette culpabilité judéo-chrétienne si prégnante aux États-Unis ou en Europe, mais sous le regard autoritaire des adultes. Comme chez nous, la société en restait aux habitudes militaires d’ordre et de discipline, de sermons et de baffes. Le désir sourdait alors sous l’apparence, il prenait des formes ludiques que Murakami nous conte avec humour. « Du côté des filles, le lycée commercial comprenait une proportion inquiétante de mochetés, alors que Junwa, institution catholique, offrait on ne sait trop pourquoi un rapport qualité-prix exactement inverse. Les filles du collège Yamate étaient connues pour se masturber avec des tubes d’anciens postes de radio à lampes, et on disait qu’une série d’explosions en chaîne en avait laissé plusieurs marquées à vie » p.15. Tout l’enjeu pour un garçon est de trouver une fille prête à baisser sa culotte pour ses beaux yeux.

Comment faire ? – La révolution !

Puisqu’il s’agit d’attirer l’attention, autant le faire en grand. Et de citer Rimbaud, Godard, Shakespeare, les Stones, le Che, Led Zeppelin, Ingrid Bergman, Frantz Fanon, Eldridge Cleaver, Truman Capote, Daniel Cohn-Bendit… Juste pour en avoir lu les titres de livres ou de musique à la bibliothèque ou dans les bacs. Cette érudition ado, n’importe quoi pourvu que ça mousse, pousse l’auteur à proposer une barricade (en haut du toit) une banderole et des tags dans son propre lycée. L’expédition a lieu de nuit, en petit groupe, mais la plupart sont plus intéressés à visiter le vestiaire des filles, où flotte l’odeur de la puberté, que par le happening « politique ». Surtout lorsque l’un d’eux découvre une petite culotte… et qu’un autre est pris d’une grosse envie. La chose tourne en farce rabelaisienne, les détails sont hilarants. Évitez de lire ce livre dans le train, vous exploseriez sans raison apparente de rire sous le regard réprobateur des coincés alentours.

Jamais une telle provocation n’avait entaché la réputation du lycée Nord, le meilleur de la région. Les profs sont abasourdis, les parents sans voix, les flics sans piste. Il faut bien sûr que le plus bête de la bande se fasse prendre en vélo en pleine nuit avec des taches de peinture pour que tout se découvre. L’auteur avoue, ne s’en tire pas trop mal, il n’a surtout jamais vécu un tel moment de fête dans une atmosphère de liberté ! Et il tombe la plus belle des filles du lycée, Kazuko, surnommée Lady Jane. Tomber est beaucoup dire… Tout s’arrête aux mots doux, aux mains effleurées et aux pique-niques à deux. Pour baiser, Kensuke, alias Ken-san ou Ken-bo selon que ce sont ses copains ou son père qui s’adressent à lui, va voir les putes. Mais la vieille ridée qui le reçoit l’empêche de bander, il paye sans consommer ; se retrouvant au-dehors sans logis, il accepte qu’un passant l’héberge pour la nuit – mais ne voilà-t-il pas qu’il commence à lui caresser la peau par la chemise entrouverte, puis l’entrejambe ? Ken se fâche et s’enfuit. Fin des tentatives de perdre son pucelage.

Jamais à court d’imagination, il songe alors à créer un « festival » de lycéens où passeraient films, pièces de théâtre, concerts de potes… Faire un film est le bon moyen d’approcher l’érotisme, écrire une pièce encore mieux pour y faire jouer (jouir) sa belle. Dans le film, tourné avec une caméra amateur de marque américaine, le décor est un pré où la fille en tunique légère serait montée sur un cheval blanc. Mais ce symbole sexuel puissant est impossible à trouver… alors peut-être un chien ? une chèvre ? Finalement non, elle restera en blanc virginal (mais assez transparent pour qu’on puisse deviner la peau dessous) et se roulera dans l’herbe parce que la chèvre tire trop sur sa laisse. La pièce de théâtre, écrite à la va-vite par le jeune homme, s’intitule ‘Au-delà de la négativité de la rébellion’ ; il n’y a que deux personnages, lui et elle, et il fait déclamer des phrases pompeuses écrites à l’existentialiste (sans aucun sens) tandis qu’elle abandonne un bébé dans la neige. Des poulets névrosés déambulent sur la scène…

Il est vrai que le Japon d’alors, plus encore qu’aujourd’hui, ne parlait pas la langue standard mais une série de patois. Toute la philosophie, jactée en dialecte local, prend alors une allure cocasse… « Essayer, par exemple, de parler de ‘La Peste’ de Camus en patois transformait immédiatement le débat en une farce grotesque. Cela donnait : « La peste, ben, c’est point seulement qu’une maladie des gens. Si ça se trouve que ça serait peut-être un symbole métaphorique du fascisme, du communisme, ou de quequ’chose dans ce genre… » p.154. Irrésistible.

Reste à monter l’organisation, et là ce n’est pas rien ! Le titre est tout trouvé, ‘Festival des petites bandaisons matinales’, mais pour le reste… Heureusement, le jeune Japonais n’est jamais seul, tout se fait en groupe, des travaux d’école aux loisirs. C’est donc son ami Adama, surnommé parce qu’il a un air d’Adamo ou d’Alain Delon, qui s’y colle. Ken pense même le « prêter » aux entraineuses du bar où il pense emprunter le matériel de sono… Pour quoi faire ? « le sortir et en faire ce qu’on veut ? ». Il faut encore se tirer d’une mauvaise passe, avec la bande d’un chef lycéen, amoureux de la fille qui jouera dans le film. Il veut tout simplement tabasser Ken et son trop beau copain pour leur apprendre le respect. L’intervention (payante) d’un yakusa local, ami du père d’un copain de lycée, permet de régler les choses à l’amiable. Nous sommes dans le Japon du don et du contre-don, où tout se règle entre clans.

Ce livre léger et drôle, aux chapitres emplis de références rock, montre comment des jeunes de 17 ans, dans la société la plus contraignante du monde développé, arrivent à dépasser leur déprime adolescente : « Je ne me supporte plus moi-même (…) C’était un sentiment que nous éprouvions tous, surtout perdus dans une ville de province, sans argent, sans sexe, sans amour, sans rien. La perspective toute proche de la sélection et de la domestication ne faisait que renforcer cette répulsion naturelle » p.207.

« Still crazy after all, these years… », chantait Paul Simon.

Ryû Murakami, 1969 (69, Sixty-nine), 1987, traduit du japonais par Jean-Christian Bouvier, éd. Philippe Picquier poche 2004, 253 pages, €6.65

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Le Clézio, Le procès-verbal

A 23 ans Le Clézio entrait en littérature avec le prix Renaudot et l’ambition de se situer dans le Nouveau Roman. Les descriptions des ‘choses’ à la Robbe-Grillet y abondent (p.69, 72). Il était de son époque, bien revenue de l’idéalisme de la Résistance, hantée par la Bombe et tourmentée par les dernières braises des guerres coloniales. Ce pourquoi son personnage – qui est une version de lui-même – erre entre l’absurde comme L’Etranger de Camus, l’embrigadement social du Procès de Kafka et le Néant théorisé de Sartre.

Le titre complet paraît p.219 : « Procès-Verbal d’une catastrophe chez les fourmis ». Le Larousse 1959 apprend qu’un procès-verbal est une « pièce établie par un fonctionnaire, un agent assermenté, et constatant un fait, un délit. » Tout Le Clézio est là, pour son œuvre entière : à cette société qui révère la Connaissance et s’y enferme, à ces hommes qui aménagent volontairement leur propre univers formaté fonctionnaire, mécanique et télé, à cette existence vouée à la répétition et au futile – l’auteur est irrémédiablement étranger. « Nous sommes tous les mêmes, camarades. Nous avons inventé des monstres – des monstres, oui. Comme ces postes de télévision ou ces machines à faire les glaces à l’italienne, mais nous sommes restés dans les limites de notre nature » p.244.

Adam est son personnage, premier et dernier homme. Premier parce qu’il se met à l’écart pour renaître et dernier parce qu’il est bien le seul à le désirer. Il a la tentation du prophète, méditant sur les bêtes avant d’aller prêcher aux hommes qui se moqueront de lui. Mais nous sommes un siècle plus tard et l’organisation sociale a le maillage bien plus fin et plus solide que du temps de Nietzsche. Il sera plutôt « Adam Pollo, martyr » comme il signe ses cahiers d’écolier p.228. La France des années 1960 est un matelas mou que même le bouillonnement de mai 68 ne suffira pas à changer. Adam porte le nom saugrenu de Pollo – le poulet en espagnol – peut-être une référence à l’anglais ‘chicken’ qui signifie couard. Le Clézio parle très bien ces deux langues.

Dans ce premier roman paraît son frère, ici nommé Philippe, lui tout à fait dans les normes sociales, qui disparaîtra ensuite de l’œuvre (par exemple dans ‘Onitsha’). En 18 chapitres de A à R, Le Clézio campe le personnage du « fou », celui qui sort du service militaire (p.235) conçu comme l’embrigadement social extrême. Vivant autrement que tout le monde – « violation de domicile, vagabondage, attentat à la pudeur » (p.256) – il est hué par la populace qui hait ce qu’elle ne comprend pas. Cette populace, il la décrit férocement : « Innocents et ignominieux à la fois, les deux yeux brillaient follement au fond de leurs trous, pris par la folie multiple comme des billes dans un filet de ficelle. Voilà qu’ils avaient composé, eux tous, un agglomérat de chair et de sueur humaines, d’aspect indissoluble, où plus rien de ce qui était compris ne pouvait exister. » p.253

L’univers leclézien est autre, il court toute son œuvre future, et il est résumé magistralement p.17 de ce premier roman : « C’est drôle. Je suis sans arrêt comme ça, au soleil, presque nu, & quelquefois nu, à regarder soigneusement le ciel et la mer. » On notera l’afféterie du ‘&’, maniérisme de jeune auteur années 60 à la propension pagineuse et verbeuse. Le Clézio se corrigera très vite de cette mode Lacan. « Pour quelqu’un dans la situation d’Adam et suffisamment habitué à réfléchir par des années universitaires et une vie consacrée à la lecture, il n’y avait rien à faire, en dehors de, penser à ces choses, et éviter la neurasthénie » p.22 (la ponctuation très particulière de l’auteur est ici respectée). La société collet-monté exige d’être boutonné – tout le contraire de Le Clézio qui préfère le dépoitraillé garçon et la nudité d’enfance : « je n’aime pas les boutons » p.277.

La douleur adulte de la sensation est aussi un thème leclézien récurrent : « et lui, et chaque sensation de son corps exaspéré, qui amplifiait les détails, faisait de son être un objet monstrueux, tout de douleur, où la connaissance de la vie n’est que la connaissance nerveuse de la matière ». Tout le contraire des gamins qui vivent le présent comme il vient, tout entier et à fond : « Leurs enfants n’avaient pas cette mollesse. Ils étaient au contraire petits, nains, sérieux ; ils se groupaient au bord de l’eau et, laissés à eux-mêmes, s’organisaient pour bâtir et racler le gravier » p.31 Une société en réduction, affairée et conviviale, qui ne se pose pas de question. Les enfants justement, l’auteur y revient à la fin, dans les explications embrouillées de son personnage aux étudiants de psychiatrie : « Oui, c’est vrai, ils sont assez sociables. Mais en même temps ils recherchent une certaine – comment dire ? – une certaine communicabilité avec la nature. Je pense – ils veulent – ils cèdent facilement à des besoins d’ordre purement égocentrique – anthropomorphique. Ils cherchent un moyen de s’introduire dans les choses, parce qu’ils ont peur de leur propre personnalité » p.279.

Les adultes sociaux des années d’État-providence ont en revanche la maladie de la logique, de la domination au carré du monde : de la mise en cage des fauves et des déviants (p. 90 sur le zoo) ; l’idéal fonctionnaire de la fourmi (le mot figure p.219). Les non-conformes sont médicalement redressés, habillé de pyjamas rayés comme des bagnards ou des déportés, relégués en camps de travail où ils doivent faire le ménage, le jardin, et être les objets d’expérience des étudiants en psy – ingénieurs sociaux des âmes.

La pièce de l’asile où il est enfermé a « un aspect familier, assez familial, pour tout dire soulageant. C’était profond, et dur, et austère. Tout particulièrement les murs avaient un relief froid et réel. (…) Il y avait un jeu implicitement engagé : un jeu où il fallait que ce fût lui qui s’adaptât, lui qui se pliât, et non point les choses » p.261. Un lieu de clôture (p.262), mathématisé, où chaque angle a sa place comme les raies sur le pyjama (p.264), où l’existence est une règle (p.266). La métaphore monte d’elle-même p.282 : « Compte tenu de l’inconfort, que pouvait procurer, en cette société, un pyjama rayé, des cheveux trop courts, presque rasés, et l’air général de froidure qui régnait dans l’infirmerie, Adam ne s’en sortait pas trop mal. »

Nous sommes entre Orwell et Treblinka. La ponctuation – mal placée – est au rythme du souffle : la plupart des fragments de phrases sont des moitiés d’alexandrins. Le littérateur veut faire entrer le lecteur en sympathie par le rythme, les mots, les descriptions empathiques de sensations. L’écriture Le Clézio est cela : la minutie hors des carcans classiques, la peinture toute nue des choses, des affects et des êtres, pour travailler la réalité sans complaisance. Écrire, c’est communiquer, pas sortir une thèse philosophico-politique (tellement à la mode dans le monde « engagé » des années 60 !). « On croit toujours qu’il faut illustrer l’idée abstraite avec un exemple du dernier cru, un peu à la mode, ordurier si possible, et surtout – et surtout n’ayant aucun rapport avec la question. Bon Dieu, que tout ça est faux ! Ça pue la fausse poésie, le souvenir, l’enfance, la psychanalyse, les vertes années et l’histoire du Christianisme. On fait des romans à deux sous, avec des trucs de masturbation, de pédérastie, de Vaudois, de comportements sexuels en Mélanésie, quand ce ne sont pas les poèmes d’Ossian, Saint-Amant ou les canzonettes mises en tabulatures par Francesco da Milano » p.303.

Le Clézio hait les psy et le faux savoir qu’est pour lui la psychanalyse (tellement à la mode dans le monde freudo-lacanien des années 60 !). « C’est ce que je n’aime pas avec vous. Vous voulez toujours introduire partout vos satanés systèmes d’analyses, vos trucs de psychologie. Vous avez adopté une fois pour toutes un certain système de valeurs psychologiques. Propres à l’analyse. Mais vous ne voyez pas, vous ne voyez pas que je suis en train d’essayer de vous faire penser – à un système beaucoup plus grand. Quelque chose qui dépasse la psychologie » p.300. Est-ce expérience personnelle ? Lui se verrait un peu schizophrène, comme son personnage, alors que le psy assène doctement « délire paranoïde systématisé » p.287. Avec les inévitables et freudiennes « anomalies de la sexualité » pour faire bonne mesure. Le Clézio se moque de ces abstracteurs de quinte essence aussi nuls que les médecins de Molière.

Dans ses œuvres futures, il ne changera pas d’avis. D’où cette remarque qui en dit long sur la société française des années 60 : « Il va dormir vaguement dans le monde qu’on lui donne ; en face de la lucarne, comme pour répondre aux six croix gammées des barreaux, une seule et unique croix pendille au mur, en nacre et en rose. Il est dans l’huître et l’huître au fond de la mer » p.314. Le monde est quadrillé, les âmes formatées, la société organisée – et les psys sont comme les flics et les profs : des gardiens de la Norme sociale. Dormez, bonnes gens, le fascisme fonctionnaire de l’État-providence veille sur vous !

Ce Procès est lisible, un peu ennuyeux parfois, d’un nihilisme daté qui n’a pas l’universel de Kafka, avec des préciosités de jeune auteur. Mais toute l’œuvre du futur prix Nobel  s’en trouve enclose, ce qui vaut le détour !

Le Clézio, Le procès-verbal, 1963, Folio 1991, 315 pages, €6.93

Les livres de Le Clézio chroniqués sur ce blog

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A et G Vaïner, L’Évangile du bourreau

Il a fallu dix bonnes années pour qu’un éditeur français traduise ce roman policier historique de deux ex-soviétiques. C’est que le communisme était une passion française, selon l’essai de Marc Lazar, et que ses crimes, sa dictature et son cynisme étaient tabous à gauche. Après la chute du Mur de la honte, qui empêchait tous les citoyens du paradis socialiste d’aller voir si l’enfer capitaliste n’était pas bien plus désirable, les anciens membres dirigeants des « organes » de sécurité se sont reconvertis. Pavel Khvatine est l’un d’eux, inoffensif professeur de droit vieillissant, ex-colonel du KGB, section spéciale, sous Staline.

Mais le passé vous rattrape toujours, dans cette vie ou une autre. La vie de kaguébiste était certes disciplinée, et de plus en plus mafieuse selon les échelons de la hiérarchie, mais elle était exaltante. Le pouvoir absolu ! Il suffisait d’être la voix de son maître et d’exécuter les basses besognes. Sans jamais écrire ni signer quoi que ce soit par prudence, en humant le vent pour ne pas louper le moment où il commence à tourner, en bon politique. Portrait incisif de l’apparatchik socialiste : « Minka était un homme sans histoire. On pouvait lire sur son visage transparent et grassouillet qu’il était capable de n’importe quelle saloperie pour le plus modeste des salaires. Même avec les putes, il se montrait peu engageant. Le plaisir qu’elles pouvaient lui procurer ne faisait pas partie de ceux qu’il considérait comme essentiels : une putain ne pouvait pas devenir chef et il était impossible de la bouffer » p.128. L’humour est loin d’être absent de la littérature russe !

L’ex-colonel, spécialiste du meurtre à mains nues, a épousé une Juive dont le père était l’un des médecins arrêtés sous motif de complot contre Staline, juste avant le décès du Guide suprême. Lui est tombé amoureux, pas elle. Est née une fille ; lui voulait la garder, pas elle. Sa femme le hait, sa fille le hait. Ne voila-t-il pas qu’elle veut épouser un étranger, Allemand et Juif de surcroit ? En Russie même postsoviétique, « l’internationalisme prolétarien » n’est qu’un slogan de propagande : chacun sait que les Tchétchènes sont des bandits et les Juifs des apatrides, traîtres à la Rodina car prosionistes. Le père, qui doit signer son accord pour un mariage à l’étranger, refuse. Qu’ils se marient en Russie et vivent heureux en socialisme. Mais le futur gendre est plus coriace qu’il ne croit… Il connait des secrets.

Le roman est donc construit en allers et retours entre présent et passé, teinture démocratique officielle d’aujourd’hui et système totalitaire d’hier. Il est épais mais jamais ennuyeux. Sous forme littéraire, il conte l’histoire mieux qu’un historien, de façon très vivante. Ce n’est pas son mince mérite !

Portrait du Système inventé par Lénine « sur le modèle de la poste » : « Le grand édifice de l’harmonie sociale, l’apogée des relations entre les hommes – la pyramide du pouvoir totalitaire – écrase tout le monde de sa magnificence, qu’on soit de gauche ou de droite, ami ou ennemi. Il détruit l’initiative. La religion de ce système majestueux est l’obéissance. Tout le monde est informé quand il le faut et par ceux-là même qui en ont le droit… » p.194. Qui obéit est un « homme nouveau », un parfait socialiste qui a compris que « le peuple » signifie le Parti et que les « lois de l’Histoire » signifient la voix du Grand dirigeant. Quoi, vous dites que c’était pareil sous Hitler ? Oui, c’était pareil, sauf que le nazisme ne visait pas à réaliser le paradis socialiste, mais seulement le paradis national. Donc c’est « mal » à gauche, même si Staline compte plus de cadavres à son actif qu’Hitler. Mais que peuvent les historiens et leurs recherches scientifiques, contre le préjugé de gauche ? Ce pourquoi il est bon que des auteurs russes, nés sous les soviets, réaffirment la vérité.

« Il y eut le Saint Patron. Nous, par la grâce de Dieu, Iossif l’Unique, empereur et autocrate de toutes les Russies, de Moscou, Kiev, Vladimir et Novgorod. Tasar de Kazan, d’Astrakhan, de Pologne, de Sibérie, de Kherson-en-Tauride, de Géorgie. Grand-prince de Smolensk, Lituanie, Volhynie, Podolie et Finlande. Prince de Carélie, Tver, Iougor et Perm. Souverain et grand-prince de Tchernigov, Iaroslav, Obdor ; et de toutes les terres du Nord le seigneur. Et souverain des terres d’Iverie, Kartaly, Kabardie et Arménie. Des princes de Tcherkassy, des montagnes et des autres – le souverain héritier, souverain du Turkestan, Kirghizie et Kazakhstan. Nous, le très auguste et communiste secrétaire général, président du gouvernement de l’Union. Généralissime de tous les temps et de tous les peuples. Coryphée émérite de l’Académie des sciences. Guide suprême des philosophes, des économistes et des philologues. Ami des enfants et des sportifs. Oui, il y eut le Saint Patron. Un criminel, petit, roux, le visage bouffé par la petite vérole » p.395. Le premier chapitre décrit avec une minutie iconoclaste la dissection du cadavre Staline par un fonctionnaire légiste. Le cerveau du Mal n’est qu’une noix desséchée, pareille à celle de tous les hommes.

C’est qu’on ne change pas l’humanité par décret. « N’est-ce pas merveilleux qu’il y ait autant de types de mouchards dans notre société, déchirée par la lutte des classes à mesure qu’elle se rapproche du socialisme ? » p.588. Au lieu de comprendre les hommes, vouloir les changer. Ils résistent, donc les discipliner, impitoyablement. Il leur faut obéir à la Vérité, et cette Vérité unique et « scientifique » ne peut sortir que de la voix du Grand dirigeant qui effectue une Grande réforme sociale. Quiconque désobéit est le mal incarné, le fils rebelle, Satan en personne qui œuvre contre Dieu. Que fait Dieu ? Il ne va pas s’humilier sur une croix, quand même ! Donc il éradique, il rééduque, il met en scène sa propre vérité par les Grands procès. Avez-vous noté qu’en socialisme tout est toujours « Grand », même une réforme fiscale ? C’est qu’on ne badine pas avec l’Histoire : elle est en marche ou pas ? Qui ne se met pas à son pas, compagnon de route, est un vil réactionnaire – qui refuse le sacro-saint Progrès.

Méthode du socialisme « réel » : « Voici trois groupes de rats. On a mis les premiers dans une boite noire avec un sol métallique et on a envoyé des décharges électriques : dans leur esprit, l’obscurité dans la boite est restée pour toujours liée à la peur et à la douleur. Lorsqu’on a mis les enfants de ces rats dans la boite noire sans passer d’électricité, ça les a rendus fous, comme leurs parents. Dans leur cerveau, une modification fonctionnelle de la mémoire s’est opérée sous l’action d’une substance, appelée peptide, élaborée par l’organisme effrayé des parents. Voilà un autre groupe de rats, qui n’ont rien à voir avec les premiers, auxquels on a injecté les peptides de deuxième génération, et ils réagissent à la boite noire exactement comme ceux qui avaient soufferts dedans. Tu comprends ? Vous avez élaboré le gène héréditaire de la peur, qui paralyse les gens sans souffrance ni violence » p.612. Pour les auteurs, Russes nés sous Staline et nourris de Pavlov, juristes et romanciers célèbres dans leur pays, telle est l’essence du socialisme réalisé.

Écrit avec allant et érudition, sans aucun jargon ni jamais ennuyer, ce roman policier à visée historique est une bonne leçon sur les délires intellos de la gauche « progressiste » (déjà dénoncée par Camus). Il dit tout ce qu’il est bon de savoir sur le système induit inexorablement par le socialisme « réel ». Bien sûr, le socialisme du parti de Martine Aubry aujourd’hui n’a rien de « réel », c’est fort heureusement un libéralisme régulé, pas un communisme, n’allez pas vous y tromper.

Arkadi & Gueorgui Vaïner, L’Évangile du bourreau, 1990, Folio policier 2005, 771 pages, €9.40

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Hommage à Jean Marie Gustave Le Clézio

Né français à Nice en 1940, anglais par son père, breton par sa mère dont la famille a émigré à l’île Maurice au 18ème siècle, éduqué dès 7 ans au Nigeria où papa est médecin de brousse, il suit des études supérieures dans l’anglaise Bristol, il fait son service militaire en Thaïlande et vit en partie au Mexique après avoir beaucoup erré. Jean Marie Gustave Le Clézio est un écrivain du monde ; il écrit en français mais n’appartient pas à la littérature française.

Le «beau style » ne l’intéresse pas, lui qui écrit avec 3000 mots denses. La comédie sociale ne l’intéresse pas, lui qui préfère les sauvages et les enfants. L’ironie des bons mots et la satire des mœurs ne l’intéresse pas, lui qui fait face à la nature, aux éléments, à tout ce qu’il y a de brut sur la terre.

Sensible, nomade et libertaire sont peut-être les trois caractéristiques qui sont les siennes. Elles sont les miennes aussi, ce pourquoi je me suis toujours senti proche de lui. Il n’aime pas les classifications qui figent, les administrations qui rendent anonymes, les frontières qui contraignent. Il est « enfant du monde » comme cette collection des éditions Nathan des années 1960 (animée par Dominique Darbois), rêvant d’ailleurs et d’humanité que j’aimais tant, enfant.

Sensible, sensitif, il se laisse envahir par les éléments, la lumière, le froid, le vent, la mer. Cela va jusqu’à la sensualité qui est harmonie avec l’entour. Jon, adonaissant islandais, se roule tout nu sur la mousse couverte de rosée dans l’une des nouvelles de Mondo. Jon ne fait plus qu’un avec la terre travaillée de laves souterraines, avec le ciel incommensurable au-dessus. A un point tel qu’il va sortir du temps et de l’espace pour rencontrer le génie du lieu, un petit garçon amical qui aime la musique. Et la nuit fut un rêve, une parenthèse entre les jours. La sensibilité, ce sont aussi les autres. Mondo, dans une autre nouvelle, est justement ce petit gars au teint cuivré et aux yeux obliques qui vient de nulle parte et ne sait pas lire, errant sur les quais de Nice, aidant les maraîchers, les bateleurs et les pêcheurs, demandant à qui lui plaît : « Voulez-vous m’adopter ? ».

Mais c’est là que la bureaucratie, la paperasserie et tous ces écrans que les sociétés mettent entre les relations humaines empêchent Mondo de s’installer quelque part. Il est le nomade par excellence, tout comme l’auteur, qui rêve en voyant partir les cargos vers une lointaine Afrique aux existences fabuleuses. Jean Marie Gustave, adulte, ira chercher auprès des anciens Mayas, au Mexique, cette part de rêve irréductible envers les mystères du monde (Le rêve mexicain, Trois villes). Il dira le désert (Désert), cette étendue vide et stérile, terre élémentaire, nue, domaine de tous les possibles immatériels : la relation humaine, la poésie. Il chantera l’enfermement des îles en Mélanésie (Raga), la tradition, les légendes. Ou la quête du trésor passé, au-delà des mers et du temps présent (Voyage à Rodrigues). Toujours l’ailleurs…

Tel est le fond libertaire de l’écrivain, marqué par son époque, sa famille, son éducation tout entière. Éternel voyageur, il se cherche. Explorant son enfance par les contes qu’il envoyait aux cousines, dès 7 ans ; racontant sa mère ; allant à la recherche du trésor du grand-père ; traquant cette soif de l’or des explorateurs occidentaux. Il récuse la quête occidentale de se vouloir frénétiquement comme « maître et possesseur de la nature ». Lui veut l’harmonie, ce pourquoi le désert est pour lui liberté et les filles du tiers-monde des initiatrices à la sagesse immémoriale (Onishta). Il croit tous les actes sans origines et tous les acteurs sans conscience.

Il rejoint ainsi la pensée tragique, cet absurde de Camus qui l’a inspiré pour Le Procès-Verbal. Sa conscience flottante s’apparente au zen et au contemplatif des Indiens mexicains ; il s’agit de se fondre dans le grand Tout, avec une attention aigue à tout ce qui survient, êtres et choses. La noblesse et la liberté ne sont pas pour lui dans la possession mais dans l’harmonie.

Cette assonance, Jean Marie Gustave la recherche par la parole. Il se veut un conteur depuis tout enfant. Ce pourquoi les mots doivent rester bruts, et les phrases ne pas séduire par leur apparence. Au-delà du langage, tout est signe. Dire ce qui est, précisément, pour bien se faire comprendre avec les mots de base, telle est cette « médecine » de l’âme que l’écrivain propose aux lecteurs d’aujourd’hui. Le roman comme remède pour guérir des interrogations existentielles : lisez Le Clézio, écrivain sans frontières, par hasard en français.

A l’heure où la rationalité scientiste vacille sur les marchés financiers, où la prédation industrielle est remise en cause par le climat, où le démocratisme droidelomiste apparaît comme un néo-colonialisme pour les pays émergents – Jean Marie Gustave Le Clézio est récompensé par le Nobel 2008 comme « écrivain en français » qui a répudié toute arrogance française et toute bonne conscience occidentale. Il veut interroger le monde, pas son nombril. Et c’est plutôt rare.

Œuvres :

  • Le Procès-verbal, 1963
  • Le Déluge, 1966
  • Terra amata, 1967
  • L’Extase matérielle, 1967
  • Le Livre des fuites, 1969
  • La Guerre, 1970
  • Les Géants, 1973
  • Voyages de l’autre côté, 1975
  • Les Prophéties de Chilam Balam, 1976
  • L’Inconnu sur la terre, 1978
  • Mondo et autres histoires, Gallimard, 1978
  • Vers les icebergs (essai sur Henri Michaux), 1978
  • Désert, 1980
  • Trois Villes saintes, 1980
  • La Ronde et autres faits divers, 1982
  • Le Rêve mexicain, Gallimard, 1982
  • Le Chercheur d’or, 1985
  • Voyage à Rodrigues, 1986
  • Printemps et autres saisons, 1989
  • Onitsha, 1991
  • Étoile errante, 1992
  • Diego et Frida, 1993
  • La Quarantaine, 1995
  • Poisson d’or, 1996
  • La fête chantée, 1997
  • Hasard suivi de Angoli Mala, 1999
  • Fantômes dans la rue, 2000
  • Coeur brûle et autres romances, 2000
  • Révolutions, 2003,
  • L’Africain . 2004
  • Ourania, 2006,
  • Raga approche du continent invisible, 2006
  • Ballaciner, 2007
  • Ritournelle de la faim, 2008

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Que nous disent ‘los indignados’ ?

Les indignés espagnols initient depuis quelques semaines une façon neuve de faire de la politique : l’insurrection pacifique des non syndiqués sans-partis et au chômage. Cette jeunesse est rafraichissante, bien plus que les braillards idéologues de nos avenues pavées qui scandent du Marx ou du Guevara (sauf le mercredi et pendant les vacances) – puis s’empressent de se poser en intellos sur France Culture et dans Libération une fois leurs études passées.

Indignation : colère envers ce qui heurte la conscience morale, contre les politiciens indignes de confiance dont la légitimité apparaît imméritée. La colère n’est pas le ressentiment, elle a à voir avec la dignité et la justice, pas avec la haine sociale née de l’envie. Le ressentiment veut détruire un système, une classe et des gens haïs en faisant table rase ; la colère veut faire lever un nouvel avenir rectifié en participant à son élaboration. C’est bien la différence entre los indignados espagnols (ou la révolte arabe) – et nos intellos en herbe.

Cet écart, Victor Hugo cité par le Robert l’a démontré : « on n’est indigné que lorsqu’on a raison ». Les Français dans la rue ont des certitudes à la Hugo, le sentiment de détenir l’ultime Vérité – pas los indignados des places espagnoles. D’ailleurs les manifs parisiennes avancent, s’écoulent, cassent des vitrines en queue pour piller – pas les manifs espagnoles qui s’installent, statiques, en des lieux symboliques. Les théoriciens gauchistes ont déjà la société utopique toute prête dans leur tête, pas les pragmatiques indignés qui disent seulement ‘on est là et il faut compter avec nous’.

Carlos Paredes, entrepreneur espagnol associé d’une micro-entreprise d’informatique, explique à MyEurop pourquoi un tel mouvement spontané : « Ce que nous réclamons, c’est que le Gouvernement établisse des mécanismes pour que les gens puissent contrôler ce que font les hommes politiques. Actuellement, en dehors du vote, il n’y a pas de moyen de le faire et les élus ont carte blanche toute la durée de leur mandat. Or, le problème, c’est qu’il y a une professionnalisation de la politique et du syndicalisme qui fait que l’intérêt des élus est de rester au pouvoir le plus longtemps possible, au détriment de l’intérêt des gens qu’ils sont censés représenter. » L’Espagne est une démocratie mais il manque des mécanismes pour empêcher que les élus mettent en place des politiques qui lèsent la majorité des citoyens.

Cette revendication d’autogestion, de non-violence et de tolérance vient de loin. Elle existe aussi en France : la Résistance, le peuple contre les élites défaillantes, Camus contre Sartre, le mouvement anti guerres coloniales et la deuxième gauche avec Mendès-France puis Michel Rocard, l’aspiration européenne sociale-démocrate de Jacques Delors. Aujourd’hui encore, les citoyens français sont attirés par le centre, les sondages le montrent. Dominique Strauss-Kahn l’a un temps incarné, mais sa chute ne profite pas aux extrêmes. Les Français en ont marre des gauchistes radicaux qui veulent tout casser pour instaurer un pouvoir centralisé à leur seul profit. Ils aspirent à la paix, à la participation, aux contrepouvoirs. Comme les autres Européens.

C’est ce qu’a bien perçu Pierre Rosanvallon avec sa démocratie participative. La contre-démocratie est composée des piliers qui surveillent, empêchent et jugent. Par eux, la société en son entier fait pression sur les gouvernants, soit pour les accompagner par leur vigilance, soit pour les corriger lorsqu’ils dérapent. Pas d’apathie politique ni ces manifs fusionnelles entre soi mais une nouvelle « démocratie d’expression » par la prise de parole, « démocratie d’implication » par les moyens de se concerter (dont internet), et « démocratie d’intervention » par les formes d’action collective (p.26). Si la « démocratie d’élection » s’est érodée, les autres sont bien vivantes. Les Intellectuels se voient toujours comme des « résistants » dont le devoir est d’alerter. Or, leur véritable travail est celui d’analyse pour comprendre le réel. Ce n’est pas du théâtre mais de la recherche !

Toutes les personnes qui se réunissent à Puerta del Sol veulent un vrai changement et parlent en leur propre nom, pas en celui d’un parti. Si le campement venait à prendre fin, des assemblées de quartier sont prévues dans tout Madrid. Pas besoin de partis, de syndicats ou d’intellos en Espagne ! Chaque citoyen prend son destin en main. Dure leçon pour les Français qui aiment bien donner des leçons…

Le livre de Stéphane Hessel, ‘Indignez-vous’ est plus émotionnel qu’analytique. Son empathie généralisée est naïve, plus un constat d’impuissance qu’une ouverture vers l’avenir. Mais le succès de son opuscule ne tient pas seulement à son titre et à ce qu’on peut le lire durant un trajet en métro. Il montre la colère face aux injustices des puissants, qu’ils soient riches ou élus. A leurs postures médiatiques, leurs petites phrases, leurs coups sans lendemain. Los indignados en Espagne montrent la voie moderne à ces Français qui cherchent à rejouer sans cesse le psychodrame parisien de mai 68.

Los indignados, dossier MyEurope.info

Los indignados, Rue89

Stéphane Hessel, Indignez-vous, 2010, collection Ceux qui marchent contre le vent, 32 pages, €2.85

Pierre Rosanvallon, La contre-démocratie : la politique à l’âge de la défiance, 2006, Points essais 2008, 344 pages, €9.02

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