Montaigne, en son neuvième texte du premier livre de ses Essais avoue qu’il n’a point de mémoire, « je n’en reconnais quasi trace en moi ». Il s’agit de souvenirs, pas de l’entendement qui, lui, fonctionne fort bien. Mais les inconvénients de manquer de mémoire sont innombrables.
Ainsi ses amis lui reprochent de les oublier, puisqu’il affirme mal se souvenir… Même si l’affection n’a rien à voir avec la mémoire, ils lui reprochent son ingratitude, comme si oublier signifiait ne pas aimer. « Qu’on se contente de ma misère, sans en faire une espèce de malice, et de la malice autant ennemie de mon humeur », dit amèrement l’auteur. Mais pourquoi fournit-il les verges pour se faire battre ?
La contrepartie heureuse est qu’ainsi il n’a nulle ambition car manque de mémoire « est une défaillance insupportable à qui [se soucie] des négociations du monde. »
Une autre contrepartie est qu’ainsi son parler est plus court et plus net, aucune citation, anecdote ni souvenir ne venant alourdir son propos, à l’inverse de certains seigneurs de ses amis. « A mesure que la mémoire leur fournit la chose entière et présente, ils reculent si arrière leur narration, et la chargent de vaines circonstances, que si le conte est bon, ils en étouffent la bonté ». Ainsi les articles de journaux intellos d’aujourd’hui sont remplis de retours aux calendes grecques avant même d’aborder le sujet, ce pourquoi il est bon, quand vous lisez Le Monde par exemple, de sauter derechef le premier tiers des articles pour enfin savoir de quoi il s’agit. Quant aux vieillards, ils radotent volontiers, chez nous comme chez Montaigne. Il faut dompter sa mémoire comme ses autres facultés. « J’ai vu des récits bien plaisant devenir très ennuyeux en la bouche d’un seigneur, chacun de l’assistance en ayant été abreuvé cent fois ».
Un troisième avantage (dont Montaigne ne parle que comme « second » parce qu’il a déjà oublié le premier…) est qu’il se souvient moins des offenses, des pays et des lectures, si bien que « les lieux et les livres que je revois me rient toujours d’une fraîche nouveauté ». Le point est capital : comment inventer, innover, ressentir par soi-même, si l’on est encombré de références et de souvenirs dus à la mémoire ? Trop retenir empêche d’exister, Jules Vallès le disait des géants des arts, à qui il aurait volontiers détruit les œuvres afin que chaque jeune puisse créer à son aise, sans les contraintes du « classique » ou des références. L’avenir appartient-il à celui qui a la mémoire la plus longue ? Mais le savoir ne progresse-t-il pas parce que nous sommes montés sur les épaules de nos ancêtres ?
L’avantage décisif, pour Montaigne, est le suivant : « Ce n’est pas sans raison qu’on dit que qui ne se sent point assez ferme de mémoire, ne se doit pas mêler d’être menteur. » Que vous inventiez des choses fausses ou que vous déguisiez les choses vraies, il n’est pas rare qu’à mentir longtemps vous ne finissiez par vous couper. C’est ainsi que les espions doivent se changer eux-mêmes pour être crédibles dans une autre identité, le Bureau des légendes l’a amplement montré. Montaigne cite ainsi un homme de François 1er, mis par lui auprès du duc de Milan François Sforza après que le roi eût été chassé d’Italie. Il se nommait Merveille mais est resté si longtemps auprès du duc, officiellement pour ses affaires privées, qu’il a incité au soupçon et été exécuté de nuit, après un procès expéditif en deux jours. Le roi, qui soupçonnait son espion démasqué malgré les dénégations, accule l’ambassadeur « sur le point de l’exécution, faite de nuit et comme à la dérobée. A quoi le pauvre homme embarrassé répondit, pour faire l’honnête que, pour le respect de sa majesté, le duc eût été bien marri que telle exécution se fut faite de jour. Chacun peut penser comme il fut relevé, s’étant si lourdement coupé… »
« En vérité, le mentir est un maudit vice », déclare préalablement Montaigne dans ce texte ampoulé et mal construit, comme s’il eut rajouté quelques bouts sans revoir l’ensemble. « Nous ne sommes hommes et ne nous tenons les uns aux autres que par la parole ». Il s’agit de confiance. Mentir sape la confiance, ce que nos politiques semblent ne toujours pas voir appris. Ainsi des masques « qui ne servent à rien » alors qu’il s’agit plutôt de dire que l’on n’en a pas prévu et que l’on ne savait plus en produire,ou encore des actions qui vont être faites mais présentées comme si elles étaient déjà réalisées ! Car le mensonge prend de multiples formes, de la simple omission à la flagrante contre-vérité. Certains s’en font même une spécialité, comme Poutine et Trump. Pour eux comme pour les dictateurs, Staline, Mussolini ou Hitler, il ne s’agit plus de faits mais d’allégeance : si je dis que le blanc est noir, vous devez voir le blanc en noir. Dans 1984, le Parti du Grand frère vous harcèle et torture jusqu’à complète soumission. Daech fait d’ailleurs de même.
Dès lors, chercher le vrai est un chemin ardu. Même « les scientifiques », dont on peut croire que la méthode éprouvée les préserve d’affirmer sans preuves, deviennent sujets à caution quand ils quittent leurs laboratoires et leur domaine strict de recherches pour devenir « experts » généraux à la télé. Ainsi du professeur Raoult, chercheur émérite mais dévoyé par la communication, dont l’ineffable chloroquine défraie encore la chronique du Covid. Peut-on dès lors « croire » les savants lorsqu’ils montrent qu’ils sont capables de dévier avec la même légitime certitude et la même autorité du savoir que lorsqu’ils ont prouvé des recherches approfondies reconnues par leurs pairs… sur des sujets dont ils savent peu de chose ? Raoult aurait-il pu dire que la chloroquine n’était qu’une piste qu’il fallait explorer sans l’exclure, mais que des études sérieuses devaient valider ? Au lieu de cela, il a affirmé, voire traité ses contradicteurs d’imbéciles ou de menteurs.
« Le revers de la vérité a cent mille figures et un champ indéfini », dit Montaigne. Un seul chemin conduit à la vérité mais de multiples au mensonge. Comme tout passe par le langage, qui fait société, chacun doit alors se méfier d’autrui, de ceux qui mènent la cité et de l’opinion commune – mais sans pouvoir s’en affranchir pour rester sociable et citoyen, donc humain. « Et de combien est le langage faux moins sociable que le silence », conclut le philosophe. Mieux vaut se taire lorsqu’on ne sait pas, que d’affirmer abruptement qu’on sait alors que l’on n’est pas certain.
Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50
Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00
Montaigne chroniqué sur ce blog
Tuer le rire ?
L’un des tueurs voulait massacrer du juif ; les deux autres faire rentrer le rire dans la gorge. Car pour ces raccourcis du cerveau, on ne peut rire de tout. Si le rire est le propre de l’homme (Rabelais), Dieu l’interdit – ou plutôt « leur » Dieu sectaire, passablement fouettard, Dieu impitoyable d’Ancien Testament ou de Coran, plus proche de Sheitan et de Satan. Ange comme l’islam, mais déchu comme l’intégrisme.
Comme le Prophète ne savait ni lire ni écrire, il a conté ; ceux qui savaient écrire ont plus ou moins transcrit, et parfois de bouche à oreille ; les siècles ont ajoutés leurs erreurs et leurs commentaires – ce qui fait que la parole d’Allah, susurrée par l’archange Djibril au Prophète qui n’a pas tout retenu, transcrite et retranscrite par les disciples durant des années, puis déformée par les politiques des temps, n’est pas une Parole à prendre au pied de la lettre. Le raisonnable serait de conserver le Message et de relativiser les mots ; mais la bêtise n’est pas raisonnable, elle préfère ânonner les mots par cœur que saisir le sens du Message.
La bêtise est croyante, l’intelligence est spirituelle. Les obéissants n’ont aucune autonomie, ils ne savent pas réfléchir par eux-mêmes, ils ont peur de la liberté car ce serait être responsable de ce qu’ils sont et de ce qu’ils font. Ils préfèrent « croire » sans se poser de questions et « obéir » sans état d’âme. Islam veut-il dire soumission ? Un philosophe musulman canadien interpelle ses coreligionnaires : « une religion tyrannique, dogmatique, littéraliste, formaliste, machiste, conservatrice, régressive – est trop souvent, pas toujours, mais trop souvent, l’islam ordinaire, l’islam quotidien, qui souffre et fait souffrir trop de consciences, l’islam de la tradition et du passé, l’islam déformé par tous ceux qui l’utilisent politiquement, l’islam qui finit encore et toujours par étouffer les Printemps arabes et la voix de toutes ses jeunesses qui demandent autre chose. Quand donc vas-tu faire enfin ta vraie révolution ? »
Il ne faut pas rejeter la faute sur les autres mais s’interroger sur sa propre religion, distinguer sa pratique de la foi.
Mahomet s’est marié avec Aisha lorsqu’’elle avait 6 ans (et lui au-delà de la cinquantaine) ; il a attendu quand même qu’elle ait 9 ans pour user de ses droits d’époux : c’était l’usage du temps mais faut-il répéter cet usage aujourd’hui ? L’ayatollah Khomeiny a abaissé à 9 ans l’âge légal du mariage en Iran lorsqu’il est arrivé au pouvoir… Les plus malins manipulent aisément les crédules, ils leurs permettent d’assouvir leurs pulsions égoïstes, meurtrières ou pédophiles, en se servant d’Allah pour assurer ici-bas leur petit pouvoir : Khomeiny, Daech, mêmes ressorts. Trop d’intermédiaires ont passés entre les Mots divins et le texte imprimé pour qu’il soit à prendre tel quel. Croyons-nous par exemple que Jésus ait vraiment « marché sur les eaux » ?
Il ne faut pas croire que le Coran soit la Parole brute d’Allah. Que font les intellectuels de l’islam pour le dire à la multitude ?
Toute religion a une tendance totalitaire : n’est-elle pas par essence LA Vérité révélée ? Même le communisme avait ce tropisme : « peut-on contester le soleil qui se lève ? » disait à peu près Staline pour convaincre que les lois de l’Histoire sont « scientifiques ». Qui récuse la vérité est non seulement dans l’erreur, mais dans l’obscurantisme, préférant rester dans le Mal plutôt que se vouer au Bien. Il est donc « inférieur », stupide, malade ; on peut l’emprisonner, en faire son esclave, le tuer. Ce n’est qu’une sorte de bête qui n’a pas l’intelligence divine pour comprendre. Toutes les religions, toutes les idéologies, ont cette tendance implacable – y compris les socialistes français qui se disent démocrates (ne parlons pas des marinistes qui récusent même la démocratie…). Les incroyants, les apostats, les hérétiques, on peut les « éradiquer ». Démocratiquement lorsqu’on est civil, par les armes lorsqu’on est fruste.
Le croyant étant « bête » parce qu’il croit aveuglément, comme poussé par un programme génétique analogue à celui de la fourmi, ne supporte pas qu’on prenne ses idoles à la légère. Toutes les croyances ne peuvent accepter qu’on se moque de leurs simagrées ou de leurs totems : la chose est trop sérieuse pour que le pouvoir fétiche soit ainsi sapé. C’est ainsi que Moïse va seul au sommet de la montagne et que nul ne peut entrevoir l’Arche d’alliance ou le saint des saints du temple, que Mahomet est-il le seul à entendre la Parole transmise par l’ange et que nul infidèle ne peut voir la Kaaba. Dans Le nom de la rose, dont Jean-Jacques Annaud a tiré un grand film, Umberto Ecco croque le portrait d’un moine fanatique, Jorge, qui tue quiconque voudrait simplement « lire » le traité du Rire qu’aurait écrit Aristote. Ce serait saper la religion catholique et le « sérieux » qu’on doit à Dieu… Les geôles de l’Inquisition maniaient le grand guignol avec leurs tentures noires, leurs juges masqués, leurs bourreaux cagoulés devant des feux rougeoyants. Pas question de rire ! Même devant Louis XIV (sire de « l’État c’est moi »), Molière devait être inventif pour montrer le ridicule des médecins, des précieuses ou des bourgeois, sans offusquer les Grands ni Sa Majesté elle-même.
Il ne faut pas croire que le rire soit le propre de l’homme ; ce serait plutôt le sérieux de la bêtise. Que font nos intellectuels tous les jours ?
C’est cependant « le rire » qui libère. Il permet la légèreté de la pensée, le doute salutaire, l’œil critique. Rire déstresse, rend joyeux autour de soi, éradique peurs et angoisses – ce pourquoi toute croyance hait le rire car son pouvoir ne tient que par la crainte. Se moquer n’est pas forcément mépriser, c’est montrer l’autre en miroir pour qu’il ne se prenne pas trop au sérieux. C’est ce qu’a voulu la Révolution française, en même temps que l’américaine, libérer les humains des contraintes de race, de religion, de caste, de famille et d’opinions. Promotion de l’individu, droits de chaque humain, libertés de penser, de dire, de faire, d’entreprendre. Dès qu’un pouvoir tend à s’imposer, il restreint ces libertés-là.
Est-ce que l’on tue pour cela ? Sans doute quand on n’a pas les mots pour le dire, ni les convictions suffisamment solides pour opposer des arguments. Petite bite a toujours un gros flingue, en substitution. Surtout lorsque l’on a été abreuvé de jeux vidéos et de décapitations sans contraintes sur Internet : tout cela devient normal, « naturel ». C’est à l’école que revient de dire ce qui se fait et ce qui ne se fait en société : nous ne sommes pas dans la jungle, il existe des règles – y compris pour la diffamation et le blasphème. Il est effarant d’entendre certains collégiens (et collégiennes) dire simplement « c’est de leur faute ». Donc on les tue, comme ça ? C’est normal de tuer parce qu’un autre vous a « traité » ? Est-ce ainsi que cela se passe dans les cours de récré ? Si oui, c’est très grave…
L’écartèlement entre les cultures, celle de la France qui les a partiellement rejetés, celle de l’Algérie qu’ils n’ont connue que par les parents et cousins, ont rendu les frères Kouachi incertains d’eux-mêmes, fragiles, prêts à tout pour être enfin quelqu’un, reconnus par un groupe, assurés d’une conviction. La secte est l’armure externe des mollusques sans squelette interne. Ils se sont créé des personnages de héros-martyrs faute d’êtres eux-mêmes des personnes.
Il ne faut pas croire que la multiculture enrichit forcément. Que font les politiciens pour établir les valeurs du vivre-ensemble sans les fermer sur l’extérieur ; pour faire respecter les lois de la République sans faiblesse ni « synthèse » ?
Comment faire pour « déradicaliser » les individus ? Une piste de réflexion intérieure, européenne et géopolitique. Lire surtout la seconde partie.