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Délivrance de John Boorman

Un film post-68 fascinant : il révèle la nature et les instincts dans un monde des années soixante qui en avait perdu l’habitude et le goût. Quatre amis de la classe moyenne d’Atlanta décident le week-end, sous la direction du leader Lewis (Burt Reynolds), de descendre pour la dernière fois une rivière de Géorgie qui va bientôt être barrée pour en faire encore plus d’électricité pour les climatiseurs, dit l’un d’eux. Plus de nature, la civilisation d’abord. D’où le voyage dans le passé de l’Amérique, afin de retrouver la fraîcheur et la passion des pionniers.

Sauf que la vie aventureuse de découvreur est rude, et pas vraiment civilisée. Il faut savoir quitter les conventions, le droit et l’humanisme pour survivre dans la nature sauvage. Les quatre hommes vont le découvrir brutalement. Le virilisme de Lewis, beau macho velu et musclé en combinaison dépoitraillée, tireur à l’arc hors pair et leader incontesté, se voit remis à sa place par les circonstances. Les autres aussi, à commencer par Drew (Ronny Cox), bon père, bon époux, citoyen exemplaire soucieux des lois, et Bobby (Ned Beatty), jouisseur et primaire, qui ne sait pas dissimuler. Reste Ed (Jon Voight), suiveur et suceur de pipe compulsif, qui va se révéler endurant et courageux. Si sa main tremble lorsqu’il veut tuer un daim, il n’hésite pas face à un ennemi. La délivrance est celle de l’accouchement : chacun d’eux deviendra ce qu’il est – au fond de lui, sous le vernis du civilisé.

Car les quatre pénètrent une région sauvage, à peine atteinte par la civilisation, où les êtres humains sont isolés et se reproduisent entre eux. Le thème du dégénéré ne cessera pas dans le cinéma américain, Massacre à la tronçonneuse en donnera une illustration. Loin des autres, l’humain se ravale au rang de bête. La première séquence donne le ton, Drew improvise à la guitare, imité par un gamin autiste (Billy Redden) qui l’imite puis le défie au banjo. Mais l’autisme est bien le thème du film : deux univers qui ne s’interpénètrent pas : la civilisation et la nature, les urbains et les bouseux.

Les quatre payent deux frères du coin, qui bidouillent la mécanique, pour reconduire leurs voitures à l’arrivée, puis remontent avec eux la rivière en gros 4×4 avant de décharger les deux canoës. Ils partent, campent à la belle étoile, chassent le poisson à l’arc au bord de l’eau. Mais cette écologie est étouffante : la nuit bruit de dangers, l’humidité pénètre les os, le feu attire les prédateurs. Nul n’est en sécurité. L’idéalisme du naturel rencontre la réalité : a quête initiatique est brutale et violente.

Dès le jour suivant, Ed et Bobby accostent et sont pris à partie par deux dégénérés du coin, dont l’un est armé d’un fusil. Devant la menace, ils se soumettent, ne pouvant croire qu’en pays de droit on s’en prenne sans raison à eux. Ils ont tort. Ed sera attaché serré au cou avec sa propre ceinture, sa poitrine dénudée pour y tracer un sillon sanglant avant la suite ; sa pipe jetée laisse augurer du sort qu’il connaîtra. Bobby sera carrément dénudé et violé, son corps de grosse truie attirant par son rose imberbe et rappelant probablement à l’homme des collines ses premières expériences sexuelles avec les cochons. Celui qui tient le fusil rigole bêtement, laissant apparaître un râtelier pourri. Il voudra son plaisir par la bouche d’Ed, le suceur de pipe. Tout est montré brut (scènes censurées dans plusieurs pays, dont la Norvège luthérienne et le Brésil trop catholique), bien que le viol soit hors champ, ponctué seulement par les cris de truies que l’agresseur pousse et pousse sa victime à imiter. L’homo-érotisme soft des quatre gars en canoë contraste avec l’homosexualité hard des deux chasseurs dégénérés : nature et civilisation.

Lewis intervient avec son arc et sa main ne tremble pas lorsqu’il embroche silencieusement le violeur. L’autre s’enfuit et Ed, qui a pris son fusil, n’ose pas lui tirer dessus. Dommage pour lui, il devra l’expier ultérieurement. La nature étant impitoyable, qui ne tue pas est tué. Aucun sentiment ne joue lorsqu’il s’agit de sa vie. Quant à la morale, elle est celle de l’Ancien testament, favori des protestants yankees : œil pour œil, dent pour dent. Ce pourquoi les interminables palabres de conscience après la mort du violeur sont difficiles à suivre aujourd’hui, après les attentats et les émeutes de banlieue. Le droit, c’est bien – quand on le fait respecter. Dans les zones libres, la nature sauvage ou la sauvagerie des banlieues, le non-droit règne, autrement dit la loi du plus fort ou du plus rusé.

Le cadavre enterré – avec son fusil, malgré le danger possible des autres – les canoës repris, les compères se retrouvent non seulement dans les rapides, mais aussi sous le feu du dégénéré survivant. Il les suit du haut des falaises. Lewis dit qu’il a entendu un coup de feu, les autres non, mais Drew le légaliste borné plonge dans les ondes et, comme il a voulu ne pas porter le gilet – pourtant exigé par la loi – il crève. Bobby qui était avec lui ne peut maîtriser le canoë et l’autre vient le percuter, ce qui casse le premier et renverse le second. Ballottés par les rapides et cognés sur les rochers, Lewis en a la jambe cassée, il n’est plus bon à rien qu’à souffrir (en expiation « morale » selon la Bible yankee) et les deux autres qu’à se dépatouiller. Bobby se révèle, ses yeux se sont dessillés, il admet que c’est eux ou lui. L’adversaire est sur les sommets, il faut aller le chercher, ceux qui sont dans la rivière sont trop vulnérables à ses balles.

Ed se dévoue, escalade la falaise avec l’arc et les flèches, dans certaines attitudes irréalistes parfois, qu’on sent outrées dans un décor truqué pour la caméra. Mais il parvient au sommet, s’endort et, à son réveil, voit le bouseux pas très loin, tenant son fusil braqué sur la rivière. Il prend son arc, enclenche une flèche, bande la corde… et tremble comme devant la biche. Mais, cette fois, comme l’autre l’a vu et épaule son fusil, il tire sa flèche. C’est là que se situe le meilleur suspense du film, je ne peux en dire plus. L’a-t-il atteint ? L’autre s’avance…

Durant tout le week-end de canoë récréatif dans la nature sauvage, ce ne sont qu’erreurs, mensonges, lâcheté ou brutalité (son pendant ?) et, au fond, la panique. L’être humain urbain n’est plus habitué à la nature, ni aux hommes des bois. Ceux-ci ne sont pas de « bons sauvages » à la Rousseau (Sandrine comme Jean-Jacques), mais des bêtes humaines avilies par leur solitude. Chacun se révèle. Lewis le macho est impuissant, Bobby le cochon rose jouisseur se rend compte du prix à payer pour jouir, Drew y laisse sa peau par (mauvaise) conscience, et Ed est condamné à avoir tué, à n’avoir pas su protéger Bobby, à n’avoir pas su convaincre Drew de porter son gilet, à mentir à l’inévitable shérif.

Guerre du Vietnam qui s’enlise et Watergate qui remet en question les institutions américaines, l’an 1972 n’est pas rose. Il y aura bientôt la réaction Rambo (1972 pour le roman de David Morrel mais 1982 pour le film), cependant Délivrance est le premier à revenir aux sources pionnières du pays : la conquête de la nature et des sauvages. La dernière frontière de la rivière encore inviolée les tente, les bouseux de la montagne les font rire, mais la nature comme les dégénérés se referment sur eux. A eux de survivre. Le héros n’est pas celui qui en prend l’uniforme et la gueule ; nul n’est civilisé au fond de lui et la nature comme l’adversité le lui révèle ; la violence est inhérente à l’homme. L’insouciance n’est plus de mise.

DVD Délivrance (Deliverance), John Boorman, 1972, avec Jon Voight, Burt Reynolds, Ned Beatty, Ronny Cox, Billy McKinney, Warner Bors Entertainment France 2000, 1h50, €8,20 Blu-ray €19,75

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George Sand, Nanon

Un homme, une femme, c’est l’éternelle histoire que George Sand ne se lasse pas de conter. Elle se passe cette fois durant la Révolution française, avec les bouleversements cataclysmiques qu’elle induit dans la société et les familles. Une vieille femme raconte ses Mémoires de paysanne devenue riche et ayant fait un mariage noble, sans le vouloir, poussée par les circonstances et par cet élan de vie qui réside en chaque être moral. George Sand adore la morale et tous ses romans sont édifiants – ce pourquoi ils ont tant vieilli.

Mais le lecteur se laisse emporter par l’histoire, un brin longuette pour notre époque moins verbeuse et plus directe, mais qui se laisse lire dans les périodes où nous avons du temps. Nanette de son vrai prénom, à 9 ans est déjà bonne ménagère au foyer de son grand-père veuf qui a recueillis deux autres petits-fils. Pour encourager la fillette et espérer un peu d’aisance, le vieux achète une brebis, Rosette, qu’il confie à Nanon. Mais la sécheresse vide les prairies de son herbe et ce n’est que proche de l’eau qu’elle pousse encore. Sauf que c’est la terre des moines du lieu et que Nanon n’ose. Jusqu’à ce qu’un novice de 15 ans, qui la voit toute seulette, l’encourage à venir paître. Emilien est le cadet de la lignée du marquis de Franqueville et est destiné aux ordres pour ne point que l’héritage soit partagé. Il a donc été élevé à la va comme je te pousse, sans instruction puisqu’il n’en avait pas besoin, sans amour car on ne s’attache pas à un gosse voué à Dieu par tradition.

Les deux vont se lier l’un à l’autre, la Révolution va vider les monastères et faire jurer les prêtres, le moutier sera vendu comme bien national. Emilien qui sait à peine lire faute d’intérêt pour les livres, apprend à Nanon l’analphabète qui désire le savoir. L’un épaulant l’autre, ils se forment et deviennent adultes, très chastes selon la théorie de Rousseau que George Sand reprend chaque fois qu’elle peut. Pas sûr que ce soit très réaliste, mais c’est en tout cas édifiant et moral !

Nanon naît en 1775 mais ses Mémoires ne sont détaillées qu’entre 1787 et 1795, avec un épilogue bref en 1864. Dans la Marche, les premiers mois de la Révolution sont marqués par la Grande peur des brigands et autres étrangers, réputés venir en bande piller, violer et massacrer hommes, femmes et enfants en vrai Boko haram haineux des livres, des statues et des châteaux ou maisons fortes. La suite sera terrible et la Terreur jacobine fera monter de petits coqs revanchards qui dénonceront et feront guillotiner sur la foi de faux témoignages tous ceux qui ne leur plaisent pas. « Ils sont cruels sans en avoir conscience, dit Emilien des Jacobins qu’il comprend pourtant, et ils emploient un ramassis de bêtes féroces qui renchérissent sur leur dureté pour le plaisir de faire le mal, ou pour la sottise d’être quelque chose, pour l’ivresse de commander » p.1110 Pléiade. Les périodes de troubles font immanquablement surgir les racailles, qui viennent au premier plan par absence de tout scrupule, ce pourquoi il est extrêmement dangereux de prêter aux dérapages. Les manifs et autres marches le prouvent encore tous les jours dans notre société qui se croit pourtant « civilisée ».

Emilien est sincèrement convaincu par les idées généreuses de 1789 et veut s’engager pour défendre la patrie. Mais il est dénoncé comme réfractaire avant même de savoir comment s’y prendre et emprisonné à Châteauroux. Nanon n’aura de cesse de le faire libérer, par évasion au pire, soutenue par quelques amis. Le couple d’enfants sages vivra en cultivant leur jardin et élevant leurs chèvres quelques mois dans le « désert » de Crevant au sud de La Châtre, dans une ancienne carrière aux pierres « druidiques » (des dolmens datant en fait de bien avant). Une vraie vie de robinson avant que la Terreur ne s’apaise et que Robespierre finisse par où il a péché : la tête tranchée. Emilien peut donc partir aux armées, où il deviendra capitaine et donnera un bras, tandis que Nanon remet en état le moutier, acheté comme Bien national par l’avocat Casteljoux qui lui en confie la gérance. Elle le rachètera avec les capitaux du prieur qui s’est pris d’affection pour elle et en a fait son héritière. C’est donc comme propriétaire méritante qu’elle peut épouser son Emilien devenu marquis par la mort de son père et de son frère aîné.

Je résume le conte édifiant : ils se marièrent furent heureux et eurent cinq enfants. Tout le reste est littérature… La morale est que la Révolution a permis aux simples paysans de s’élever socialement en accédant au savoir et au pouvoir, tandis que les nobles inutiles ont pu apprendre un métier utile et se marier selon leur inclination et pas par tradition. L’énergie est également partagée et chacun peut s’il le veut : la Révolution l’a permis. La liberté est à ce prix, bien loin des ancrages sociaux d’Ancien régime. Nanon la gardeuse de brebis apprend à vivre au cadet de noblesse Emilien et ce dernier lui apprend à lire, à écrire et à compter. Tous deux sont fraternels et solidaires de leur famille et du village, malgré les malheurs, les haines et le dédain.

La grande histoire vue par le petit bout de la lorgnette a une saveur d’authentique plus forte que celle des manuels. La cause du peuple est déviée par celle des idéologues et la Révolution en périra. Les Jacobins en ont été les fossoyeurs, mais pas seulement : « Ne songeons qu’à la guerre tonnait Danton (…) ‘Que toutes affaires soient interrompues !’ – Danton pouvait dire cela aux Parisiens. Les indigents y étaient nourris aux frais de la ville, on les payait même pour former un auditoire aux assemblées des sections. Mais le paysan ! pour lui, les affaires interrompues, c’était la terre à l’abandon, le bétail mort et les enfants sans pain ! Voilà ce que les gens des villes ne se disaient pas, et ils s’étonnaient naïvement que le peuple des campagnes fût irrité ou découragé » p.1149. Cette faille entre élite parisiano-centrée et peuple des provinces n’a guère changé. Les paysans ne sont « conservateurs » que parce qu’ils se méfient des grandes idées et préfèrent les actes concrets. Mais ils n’en sont pas moins partisans de la liberté, de l’égalité et de la fraternité que les communards urbains qui se croient le sel de la France parce qu’habitant la capitale. Ils en deviennent même « Français » par patriotisme contre les émigrés de Coblence et les étrangers monarchistes.

George Sand, Nanon, 1872, Independant publishing 2019, 209 pages, €7.51

George Sand, Romans tome 2 (Lucrezia Floriani, Le château des désertes, Les maîtres sonneurs, Elle et lui, La ville noire, Laura, Nanon), Gallimard Pléiade, 1520 pages, €68.00

Les romans de George Sand chroniqués sur ce blog

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Martin-Pêcheur

Les livres lus enfant vous marquent pour la vie. Je me souviens entre autres des « romans des bêtes » édités par Flammarion dans la collection du Père Castor pour enfants de 6 à 10 ans. Ecrit par Lida en 1938, réédité en 1956, Martin-Pêcheur est illustré par Rojankovski.

Martin est un oiseau de nos rivières. Lida conte le petit ruisseau près du moulin où elle regarde passer les saisons. C’est toute la vie des bêtes de l’eau qui nous est contée ainsi. La grenouille laisse ses traces de petites pattes, la loutre celle de sa queue, la tache humide ovale d’un rat d’eau – et puis la plume saphir d’un oiseau. « Holà ! Martin-Pêcheur ! Vous perdez vos bijoux ! »

Le ton est donné, léger et précis – pédagogique et poétique. La découverte au fil des pages fait rencontrer successivement la truite, la grenouille, la poule d’eau, les écrevisses. Puis deux loutres sur un îlot, les civelles qui remontent le courant avant de donner de belles anguilles. Enfin « l’éclair bleu », un « oiseau plus bleu que le ciel, plus brillant que la soie » : Martin lui-même qui fait du vallon son territoire de pêche. Penché sur une branche, immobile, il guette les poissons qui nagent dans le courant et plonge pour les happer d’un coup de bec.

Voilà l’occasion de parler de ces poissons qui peuplent nos eaux douces (avant la pollution industrielle) : les barbillons, les chevesnes, les carpes, le poisson-chat, l’épinoche, les perches, les gardons.

Et Martin se marie, le couple est très fidèle et construit un nid en tunnel sous la berge, tapissé d’arêtes de poissons. Ils y élèvent leurs petits. Martin va pêcher le poisson tandis que Martine couve, puis c’est au tour des deux oiseaux de happer libellules et mouches pour nourrir les becquées.

Ainsi va la vie au fil des saisons, des années. Martin affaibli fini par mourir et Martine la suit, fidèlement attachée. « Tels sont l’amour et la fidélité des martins-pêcheurs que, si l’un meurt, l’autre ne peut lui survivre ». Le territoire est libre pour un autre couple d’oiseaux bleus, peut-être parmi les fils et filles de Martin et Martine.

Telle était la nature contée aux enfants à la génération d’avant. Elle faisait de l’écologie sans le savoir, des « leçons de chose » in situ dans la forêt, au bord du ruisseau. Pour ceux qui n’habitaient pas les villes, évidemment – mais ils allaient en vacances à la campagne plutôt qu’à Djerba ou Phuket. Comme les écolos d’aujourd’hui paraissent intellos niais en comparaison, endives urbaines nourries d’abstraction et d’utopisme !

Ils rugissent mais s’enfilent homards et grands crus pour mieux se faire enfiler par les lobbies plus industriels les uns que les autres.

Ils font de la « politique » – au lieu de faire les naturalistes.

Ils répandent la terreur de l’Apocalypse – au lieu de faire observer la vie qui va, à ras de l’eau, parmi les forêts, les vallons et les milieux humides – observer, donc respecter..

Ils écrivent de lourds pensums idéologiques – au lieu de la vie simple du Martin-Pêcheur.

Qu’ils sont donc ridicules, ceux de la génération d’aujourd’hui qui croient que le savoir est né avec leur siècle et « la science » avec eux ! Qu’ils connaissent mieux que tout le monde ce qu’il faut à tout le monde ! Autant j’aime la nature, étant tombé dedans petit, autant je déteste « les écologistes », urbains hors sol devenus par engouement de caste fanatiques de la dernière religion à la mode.

Lida, Martin-Pêcheur, dessins de Rojankovsky, 1937, Flammarion albums du Père Castor 2016, 36 pages, €9.90

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Démocratie athénienne

La démocratie directe est une tentation contemporaine face à la captation par une oligarchie de la démocratie représentative. La démocratie antique athénienne apparaît comme un exemple plus que la république romaine. Je me suis donc replongé dans les œuvres de Claude Mossé, agrégée d’histoire arrivée première en 1947 et qui a étudié sa vie durant la Grèce classique.

Elle note que la première inscription mentionnant un conseil populaire a été trouvée dans l’île de Chios, mais le système athénien est mieux connu. Il commence avec Clisthène en -508. Le peuple est divisé en 10 tribus territoriales comprenant chacune un district côtier, un campagnard et un urbain, préfigurant la répartition des sondages modernes. Le conseil populaire est la Boulé, 500 membres tirés au sort annuellement, soit 50 par tribu. L’assemblée est l’Ecclésia, réunion de tous les citoyens sur la colline de la Pnyx, quatre fois par prytanie (ces 36 jours durant lesquels les 50 boulés d’une tribu constituent le bureau permanent). Les magistratures sont tirées au sort comme aux États-Unis aujourd’hui et le cens exigible est abaissé, bien que payer l’impôt montre que l’on participe matériellement à l’entretien de la cité. Les magistrats sont les archontats ont une fonction judiciaire, au nombre de trois puis de neuf. Le collège des 10 stratèges est élu, il s’occupe de la politique générale, des activités militaires et de la politique extérieure. Les tribunaux populaires sont recrutés parmi les 6000 citoyens tirés au sort chaque année.

La politique est la querelle des factions et le procès politique plus que le compromis en apparaît à l’expérience la pièce maîtresse – ce sera pire à Rome sous Cicéron. Les procès du IVe siècle étaient surtout des querelles d’options entre reconstituer l’empire ou seulement assurer le ravitaillement de la cité. Périclès aurait institué une indemnité pour charges publiques contre son adversaire, mais cela n’enlève rien au fait qu’il a créé aussi les conditions d’établissement d’une véritable démocratie, même si son autorité était en fait quasi monarchique (à la de Gaulle) : il a été réélu stratège pendant 15 ans. En développant l’empire, Périclès assurait les salaires du démos. Les démagogues (qu’on appelle aujourd’hui populistes), de – 429 à -338 (défaite de Chéronée) avaient un ascendant certain sur les votes de l’assemblée mais défendaient globalement une politique qui servait les intérêts du démos (le peuple).

Le démos athénien a exercé une souveraineté effective, de façon absolue pour la politique proprement dite, et après consultation des spécialistes quand la décision était technique (comme les travaux publics la construction de navires). Après avoir été dûment informé, le démos prenait alors un choix qui était politique, tout comme le parlement actuel lorsqu’il consulte des experts ou demande des rapports à ses haut-fonctionnaires. Reste que, dans le système français, la tentation du gouvernement des experts sur le modèle saint-simonien, est constante – d’où l’intérêt des contrepouvoirs.

Mais il ne faut pas oublier qu’à Athènes seuls les citoyens mâles étaient appelés au vote sur l’agora – sans les femmes, les jeunes, les métèques ni les esclaves. Les aptes à voter représentaient environ 10 à 12 % de l’ensemble de la population et, sur ces 10 à 12 %, seulement 2 à 3 % venaient effectivement débattre et choisir, souvent les mêmes, des familles urbaines et intéressées par la politique de père en fils. La démocratie athénienne n’était donc pas idéale, même si ses règles le paraissent.

La composition sociale d’Athènes était fondée sur l’esclavage qui permettait aux citoyens de libérer une part de leur temps pour le service de la cité. Démocratie et esclavage paraissent donc liés, bien loin du mythe de l’égalité parfaite. Nous avons depuis remplacé l’esclavage par la machine, mais l’ouvrier ou l’employé qui travaille à plein temps est moins disposé à participer au débat citoyen que, par exemple, les retraités, les professions libérales ou les riches, qui peuvent choisir leur emploi du temps. Les paysans formaient les quatre cinquièmes du corps civique au début du IVe siècle athénien. Ils cultivaient eux-mêmes avec leurs esclaves et ne se rendaient à l’assemblée que si la question à débattre les concernait, ce qui n’était pas le cas la plupart du temps. Les artisans et petits commerçants formaient donc l’essentiel de ceux qui siégeaient. De condition modeste, les salaires publics apportaient un complément de revenu, ce qui montre qu’il faut aussi un certain niveau de vie pour participer à la vie démocratique. Les riches, enfin, se distinguaient par l’absence de nécessité du travail. Ils vivaient de leurs rentes, des domaines ou des ateliers qu’ils possédaient. Ils pouvaient consacrer l’essentiel de leur temps à la vie politique pour leur intérêt, leur gloire personnelle ou la représentation de leur lignée. Ils forment donc souvent, à Athènes comme de nos jours, l’essentiel du personnel politique.

Au Ve siècle avant, les riches et les pauvres trouvaient des satisfactions psychologiques et matérielles à l’empire athénien. La guerre du Péloponnèse a détruit des domaines paysans selon la tactique d’abandon de Périclès ; les paysans ont donc aspiré à la paix furent réticents à mener tout autre guerre. Les riches, par la perte de l’empire, ont dû soutenir de plus en plus les frais de guerre et des expéditions maritimes ; ils ont aspiré à la paix eux aussi et ont renoncé à l’empire. Seul le démos urbain souhaitera rétablir l’empire et l’emportera entre – 378 et – 356, rappelant que la démocratie plébiscitaire type 1793, des deux Napoléon, ou plus tard fasciste, est souvent expansionniste…

La rupture du consensus se fait lorsque la démocratie est perçue comme un régime de classe. Le mot démos a un double sens, à la fois l’ensemble du corps civique et aussi le petit peuple opposé aux notables – comme aujourd’hui. Cette rupture n’a porté à Athènes que sur la politique générale, le partage des terres – et l’abolition des dettes toujours associée à la fin de la démocratie. L’égalité était d’abord conçue comme une égalité politique et son principe ne mettait pas en cause le régime de la propriété.

Nous pouvons donc voir que la démocratie athénienne était loin de l’idéal participatif auquel nous avons envie de croire. Il n’y a jamais eu que très peu de citoyens prêts à participer constamment à la vie publique, et c’étaient en général ceux qui avaient un intérêt certain, psychologique, social ou matériel à le faire. Il apparaît dès lors vain de vouloir remplacer aujourd’hui la démocratie participative par la démocratie directe car le risque qu’une étroite minorité sans contrepouvoir remette en cause les droits et les libertés est réel.

Mais il est probablement nécessaire d’aménager la démocratie représentative en l’ouvrant par un renouvellement plus fréquent du personnel politique, de la doubler éventuellement d’une assemblée tirée au sort pour un temps limité pour débattre d’un sujet précis, et d’organiser des référendums réguliers portant sur des sujets matériels et sociaux. Sans oublier quand même que la France jacobine n’est pas la Suisse fédérale et qu’on ne dégage pas une opinion aussi facilement à 65 millions d’habitants qu’à 8. La démocratie directe est un mythe, sauf à la centraliser en la personne d’un seul homme plébiscité, aidé d’un parti organisé à ses ordres – ce qui parait le contraire même de « la démocratie » comme participation de tous.

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Braveheart de Mel Gibson

Sixième de onze enfants d’une mère irlandaise et ayant travaillé en usine en Australie, Mel Gibson aime à incarner l’aspiration à la liberté des opprimés : les Irlandais, les Ecossais, les survivants de l’apocalypse de Mad Max, les révoltés de la Bounty, les fédéraux contre la mafia en jouant Eliott Ness. Il a 39 ans et est en pleine maturité physique et professionnelle lorsqu’il incarne le légendaire William Wallace, héros de l’indépendance écossaise entre 1280 et 1305.

Le gamin crasseux (James Robinson) de la ferme pauvre isolée dans les Highlands, voit son père et son frère aîné partir combattre l’Anglais qui vient piller le pays ; ils en reviennent cadavres, tranchés de coups d’épée et percés de coups de piques. Brutal, le réalisateur Gibson montre le sang, les blessures, les chevaux éventrés (des maquettes), toute l’horreur bouchère de la guerre. Pris par son oncle sous son aile, éduqué à l’étranger dans les lettres et les armes, le jeune garçon va devenir un homme. Ce qui compte, lui dit son oncle, c’est avant tout la tête ; le bras ne vient qu’ensuite. William Wallace adulte (Mel Gibson) revient sur ses terres et ne rêve de de pouvoir cultiver et fonder une famille en ne demandant rien à personne, en autarcie comme tous les pionniers que la politique indiffère.

Mais l’Anglais ne l’entend pas de cette oreille. Le roi Edouard 1er (Patrick McGoohan), dit le Sec pour son cynisme sans pitié, veut mettre à merci ces loqueteux rebelles et impose le droit de cuissage sur les jeunes mariées écossaises à tous les nobliaux anglais qui occupent le pays (droit inventé, qui n’existait pas en ce temps). Il tente ainsi une acculturation ethnique pour mêler les sangs en même temps que la contrainte imposera le pouvoir de Londres. Wallace, qui aime la belle Murron (Catherine McCormack), celle qui lui avait offert un chardon enfant sur la tombe de son père, la voit en passe d’être violée ; il la défend, la pousse sur un cheval, mais le terrain et l’Anglais empêchent sa fuite et elle est égorgée en public par le shérif (sans être violée, ce qui est catholiquement correct mais moyenâgeusement peu vraisemblable). Mel Gibson, en bon catho tradi, élimine ce qui le gêne dans l’Histoire. Mais il pratique le biblisme à l’américaine, qui privilégie l’ancien Testament au nouveau, en rendant œil pour œil et dent pour dent : il égorge lui-même le shérif égorgeur.

C’est ainsi que le jeune Wallace devient rebelle, et comme il n’est ni rustre ni bête – il sait même le latin et le français – il va donner du fil à retordre à Messires les Anglais. D’autant qu’Edouard 1er mandate son fils tapette (Peter Hanly) pour mater la révolte écossaise, afin de le viriliser (en vrai, le futur Edouard II est plus cultivé que pédé, mais Gibson aime forcer le trait entre « Bien et Mal »). C’est sa femme Isabelle de France (Sophie Marceau), la future reine, fille de Philippe le Bel, qui porte la culotte (bien qu’elle n’eût qu’environ 12 ans à l’époque de la véritable histoire et n’était pas encore mariée au prince de Galles…). Elle est envoyée par le roi pour soudoyer Wallace, mais tombe sous son charme ; en lieu et place d’un barbare qui ne connait que la violence, elle découvre son courage, son grand amour massacré et sa passion pour la liberté. Braveheart est traduit en québécois par Cœur vaillant, ce qui fait très scout catholique (et ravit Gibson) mais reflète assez bien la bravoure passionnée contenue dans le mot. Mel Gibson, en bon descendant d’Irlandais, dote plutôt la Française d’un amour de la révolution et de la liberté bien peu dans l’air des temps féodaux. Il pratique la post-vérité à l’hollywoodienne en réécrivant l’histoire qui convient à sa propre époque.

Cette séduction va aller très loin puisqu’Isabelle va trahir son roi pour renseigner Wallace afin qu’il évite les pièges qui lui sont tendus ; elle va même coucher avec lui pour donner un fils à son mari, trop tapette pour lui en faire un, même si le roi Edouard a jeté d’une ouverture de la tour de Londres le trop beau compagnon du prince de Galles (ce qui est historiquement incorrect, Peter Gaveston fut exilé avant de revenir à la mort d’Edouard 1er). Ironie filmique du renversement de situation : la guerre biologique que voulait mener Edouard le Sec par droit de cuissage pour engendrer des mâles anglais à droit d’aînesse se retourne contre lui, puisqu’Isabelle devrait donner naissance à un petit Wallace qui deviendra roi d’Angleterre. Telle est du moins la légende, un brin raciste (peut-être en réaction à la moraline trop politiquement correcte de l’ère Bill Clinton), véhiculée en 1995 par le film. Légende car William Wallace fut exécuté en août 1305, tandis que le futur Edouard III ne naitra qu’en novembre 1312. Mais ce qui compte est ici la symbolique : encore une fois l’œil pour œil de l’Ancien testament.

Wallace souffre de l’ordure politique et des chicanes entre nobliaux écossais, assez lâches et habilement stipendiés par les Anglais. Il fait gagner l’armée à Stirling avec les nobles, mais est vaincu à Falkirk, trahi par ces mêmes nobles. Pour se venger, il va exécuter lui-même les meneurs Lochlan et Mornay, tout en laissant à Bruce la vie sauve, reste d’une vieille fidélité et reconnaissance pour l’autre courage, celui de la politique, que lui-même n’aura jamais. Bruce deviendra le premier roi d’Ecosse en 1306, un an après la mort de William Wallace.

Trahi une dernière fois, par le père lépreux de Bruce (signe que la politique pourrit tout), Wallace sera torturé en public selon le trium médiéval (hanged, drawn and quartered – pendu, écartelé et démembré) parce qu’il refusera jusqu’au bout de demander pitié et de faire allégeance au roi d’Angleterre. Lequel meurt opportunément au même moment que Wallace, d’un feu intérieur qui le brûle et l’a privé de parole – deux symboles de l’emprise du Diable selon l’imagerie catholique, la parole symbole de l’humain et de la relation à Dieu, le feu, symbole de l’enfer et des tourments éternels.

Le film est bien réalisé, les scènes d’action alternent avec les scènes intimistes, la violence brute avec l’intelligence et l’humour. Le paysage rude des Highlands, qui rappelle souvent celui des fjords de Norvège, semble mettre aux prises les descendants des Vikings aux descendants des Saxons, la culture fermière du nord à la culture urbaine du sud, le peuple (pur) contre les élites (corrompues). Les urbains veulent dominer les fermiers – tout comme dans l’Ouest sauvage et durant la guerre de Sécession américaine – et les fermiers résistent, voulant rester « sires de soi ».

Beaucoup d’approximations historiques et d’anachronismes font de ce film plus un récit mythique hollywoodien qu’un document d’histoire. Mel Gibson délivre un message clair : la liberté avant tout ; elle est la condition de l’amour et de la droiture, elle définit toute morale selon la religion. Car si le Dieu catholique nous a donné la liberté de pécher, c’est pour mieux nous rendre responsables de notre destin ici-bas et au-delà. A bon entendeur…

DVD Braveheart de Mel Gibson, 1995, avec Mel Gibson, Sophie Marceau, Patrick McGoohan, Catherine McCormack, Twentieth Century Fox, blu-ray 2010 version longue 2h51 €11.80, édition single €7.20, édition Digibook Collector + livret €19.99

L’histoire romancée de Bruce, qui deviendra premier roi d’Ecosse

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