Livres

Traquer les structures fondamentales des sociétés humaines

Dans le numéro d’avril 2024 de la revue La Recherche trimestrielle, le sociologue Bernard Lahire accorde un entretien à propos de son nouveau livre paru en septembre 2023,Les structures fondamentales des sociétés humaines.

Un peu comme Mélenchon lorsqu’il déclarait, tout colère, « la république c’est moi ! », le sociologue Lahire, dont le nom est entré dans le Petit Larousse en 2023, et et qui a appelé à voter Mélenchon à la présidentielles 2022, semble dire : « la sociologie de notre espèce, c’est moi ».

Il part d’un fort sentiment de nécessité à propos du dérèglement climatique et de la destruction de la biodiversité « qui peuvent conduire à une extinction de notre espèce. » Le relativisme des sciences sociales ne permet qu’une vision morcelée, sans synthèse opératoire. Pour lui, il faut penser Homo sapiens « dans une continuité évolutive. » A l’inverse, les sciences sociales ont voulu établir une frontière nette entre elles et la biologie, au prétexte que tout dans l’humain est culturel, donc historique.

Or c’est faux. « Non seulement les formes de vie sociale sont partout présentes dans le règne animal, mais la culture et sa transmission s’y manifestent aussi ». Et de citer les chants d’oiseaux, de baleines, les outils utilisés par certains oiseaux pour ouvrir des coques ou des mollusques, le lavage des patates douces chez les macaques japonais et ainsi de suite. « La blessure narcissique » de l’humain depuis Darwin, n’a pas encore été surmontée. L’homme se croit toujours, comme Platon et la Bible, comme essentiellement pur esprit, la chair n’étant qu’une étape à dompter ou nier. Quant au danger supposé de la sociobiologie, assimilée au nazisme, il ne facilite pas la réflexion des sociologues pour la plupart orientés résolument à gauche.

« La sociologie est souvent définie comme étant la science des sociétés. Or, si cela était réellement le cas, elle devrait s’occuper autant des sociétés animales non humaines que des sociétés humaines. » Il faut donc raccorder biologie et sociologie car la biologie évolutive permet de savoir dans quelles conditions les formes de vie sociale apparaissent. Surtout, il semble exister « une coévolution gènes–culture. En construisant culturellement son environnement, Homo sapiens a contribué à modifier les pressions sélectives qui perdent pèsent sur lui. »

Bernard Lahire utilise la méthode comparative.« Il y a deux choses bien distinctes : d’une part des invariants sociaux dans toutes les sociétés humaines, et d’autre part des convergences culturelles entre des sociétés qui se sont développées indépendamment les unes des autres. » Et de noter, contrairement à la doxa féministe et woke, qu’« on ne connaît aucune société humaine, par exemple, qui est été dépourvue de tout rapport de pouvoir ou de domination. » Il ajoute, en enfonçant le clou, « la domination masculine est présente dans l’immense majorité des sociétés documentées ». Bien sûr, certaines sociétés manifestent un certain équilibre des pouvoirs entre hommes et femmes, « mais aucune n’a donné les pouvoirs politiques, religieux, guerriers et économiques aux femmes. » Cela ne justifie pas le présent, mais permet de le comprendre – donc de le faire évoluer, si c’est utile. Une plus grande égalité entre homme et femme peut développer des formes d’échanges et d’entraide meilleures pour la survie de notre espèce.

Son livre formule 17 lois générales de fonctionnement des sociétés humaines qui se combinent avec des faits anthropologiques et des lignes de force historiques. Par exemple, la domination masculine repose sur un grand fait anthropologique : la partition sexuée. « En tant que mammifères, les femmes sont seules à porter les bébés et à pouvoir les allaiter, ce qui, depuis 3 millions d’années que le genre Homo existe, a créé un lien très fort entre la mère et l’enfant, et a eu des conséquences en matière de division sexuelle du travail. » Le type de relation qui s’instaure entre l’enfant et ses parents est un rapport de dépendance et de domination. « Or, les femmes étant associées au pôle de vulnérabilité de l’enfance, elles vont être considérées dans de très nombreux sociétés humaines comme des enfants, des filles, des cadettes, des mineures. » Ce qui lui permet d’avancer l’hypothèse que le rapport de domination parents–enfants « fournit la matrice du rapport homme/femme ». Ce pourquoi à mon avis, pour rééquilibrer les pouvoirs, il est important que les pères s’occupent plus de leurs enfants.

Un exemple de biologie évolutive est fourni dans le même numéro de La Recherche, par un article de Thierry Lodé, biologiste émérite à Rennes. Pour lui, le plaisir sexuel n’est pas l’apanage de l’espèce humaine mais procure un avantage évolutif parce qu’il renforce les comportements d’activités sexuelles et reproductrices. Avoir des rapports plus fréquents permettrait de compenser la diminution de la progéniture en raison de la fécondation dans l’utérus plutôt que par des œufs multiples. Les procédures de récompense des hormones font naître le plaisir. « Puisqu’il faut s’accoupler souvent pour produire, plus, l’orgasme accompagné d’un sentiment de plaisir procure une gratification suffisante pour s’engager dans des actions non reproductives telles que les relations sexuelles anales ou orales, la masturbation ou le comportement homosexuel (…) courants chez un grand nombre d’espèces, notamment les mammifères, les oiseaux, les reptiles et les amphibiens. » Il s’agit d’une observation qui explique, pas d’une norme qu’imposerait « la nature », ce concept flou. L’humain est fait d’interactions sociales, donc de permis et d’interdit, même s’il appartient au règne animal parmi le vivant.

Les sociétés humaines font partie de l’ensemble des sociétés, y comprise animales, démontre Bernard Lahire. « Nous partageons par exemple avec nombre de mammifères les faits de communication entre membres d’un groupe, de leadership, de hiérarchie, de dominance, d’exogamie et d’évitement de l’inceste, de conflits entre groupes, ou encore de réconciliation après conflits. » En revanche, nos capacités symboliques, notamment le langage oral qui permet de parler de choses passées, absentes, à venir ou même inventées, « nous a mis sur la voie du magico–religieux, présent dans toutes les sociétés humaines et absent des sociétés non humaines. » Notre espèce innove parce qu’elle vit longtemps et communique, ce qui permet de longues accumulations des expériences et des savoirs ainsi qu’une transmission culturelle sur des générations.

Notre espèce est même qualifiée « d’hyperculturelle » parce qu’elle produit des techniques qui augmentent nos capacités : aller à grande vitesse, faire porter par des machines des poids très lourds, voir mieux que nos yeux. « En un mot, notre culture nous a fait accéder à une réalité augmentée ». Cet effet culturel et technique a façonné notre environnement et « a eu des effets en retour sur notre biologie en exerçant des pressions sélectives ». Par exemple, le raccourcissement de la mâchoire, de la taille de notre intestin, est dû à la cuisson des aliments ; notre corps a produit l’enzyme lactase pour digérer le lait après l’enfance, à cause de notre pratique de l’élevage ; notre cerveau a augmenté de taille, particulièrement le cortex préfrontal, du fait de l’augmentation de la taille de nos sociétés, de la complexité de nos relations sociales et de l’usage de techniques de plus en plus complexes.

Cette synthèse des connaissances de Lahire est aussi un programme pour les chercheurs. « Il me semble que les étudiants de sciences sociales devraient suivre des cours de biologie évolutive, d’éthologie, de paléoanthropologie, de Préhistoire, entre autres. S’ils recevaient une telle formation, ils ne feraient pas le même genre de sciences sociales. » Tout n’est pas culturel en termes d’organisation sociale humaine. « Le postulat du tout culturel ne tient pas ». En fait, « chacune de nos actions ou de nos pratiques se comprend au croisement de tout notre passé incorporé, sous la forme de disposition à agir, sentir, penser, ou de compétences, et des propriétés du contexte dans lequel nous agissons. »

Enfin une sociologie non-marxisante, qui sort du dogme de l’infrastructure qui détermine la superstructure pour examiner les relations d’interactions mutuelles et élargir à TOUTES les sociétés, même non humaines. Un savoir augmenté. En ces temps d’« intelligence » artificielle qui est susceptible de prendre le pouvoir de façon automatique, il était temps !

Bernard Lahire, Les structures fondamentales des sociétés humaines, 2023, La Découverte, 972 pages, €32,00 e-book Kindle €23,99

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire)

Catégories : Livres, Science | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , | Poster un commentaire

Edith Wharton, Vieux New York

En quatre longues nouvelles – de petits romans – Edith Wharton, née en 1862, croque à belles dents la société qui fut la sienne, le New York du XIXe siècle. Chaque nouvelle est dédiée à une décennie, de 1840 à 1870. Elles racontent toutes la même situation inférieure de la femme, considérée comme mineure et sous la domination pleine et entière du père, puis du mari, et la situation impériale de l’homme, macho, pater familias et protecteur obligé. Le portrait du vieux Raycie, dans L’aube mensongère (première nouvelle), est édifiant : « sa tyrannie tracassière à l’égard des femmes de sa famille ; son ignorance inconsciente mais totale de la plupart des réalités, livres, êtres, idées, qui remplissaient maintenant l’esprit de son fils et, par-dessus tout, l’arrogance et l’incompétence de ses jugements artistiques » p.45. Ce qu’on appelle depuis mai 68 un vieux con.

Ce ne sont pas seulement les filles qui sont sous la tutelle du père, mais les garçons aussi lorsqu’ils sont trop faibles. C’est le cas de Lewis qui, à 21 ans, est envoyé faire son Grand tour en Europe pour se mûrir rt se viriliser. Mais pas sans conditions : son père le charge de constituer une collection de tableaux de grands maîtres italiens pour frimer en société. Lui veut épater la galerie en constituant une galerie qui sera, pense-t-il, enviée par les autres familles aisées de New York, une manière de renforcer sa réputation et sa position sociale. Évidemment, le fils une fois émancipé de la tutelle de son père par le voyage et ses rencontres, choisira des œuvres à la mode plus moderne, et son père en sera épouvanté. Il le déshéritera, sauf des tableaux qu’il a rapportés… et qui (mais 50 ans plus tard) auront vu leur valeur multipliée par cent.

Au fond, tout est là : dans la position sociale. Il s’agit de tenir son rang, de conserver ses richesses, de respecter la tradition. Pour le rang, il ne faut pas déroger aux codes et convenances, non plus qu’aux opinions reconnues. D’où le goût très conventionnel de « l’art », qu’on exhibe non par plaisir ni connaissance du sujet, mais en fonction de ce qu’il vaut sur le marché, qui est fonction de ce qu’apprécie la « bonne » société. Tout le « nouveau monde » est croqué en une phrase, assassine : « Issus de la bourgeoisie anglaise, ils n’étaient pas venus dans les colonies mourir pour une foi, mais vivre pour un compte en banque » (La vieille fille) p.80.

On se marie donc entre soi pour éviter la déperdition des biens et des gènes, et l’on s’effraie de tout écart qui pourrait affecter la pureté maternelle. Non sans terreur de la nuit de noce pour ces oies blanches conservées ignorantes et pures jusqu’à 25 ans, âge limite de consommation maritale. On ne parle pas de « ces choses là », ce serait indécent, et même la mère répugne à les évoquer in extremis avec sa fille qui lui pose candidement des questions à la veille du jour fatal. Ce pourquoi la « vieille fille » est obligée de l’être après avoir « fauté » avec un amoureux et conservé l’enfant adultérin noyé dans un « orphelinat » de charité constitué à cet effet. Charlotte a heureusement en sa sœur Delia, légitimement mariée et mère de famille, une alliée qui va lui permettre de sauver la situation. Mais le dilemme est : garder sa petite fille ou épouser un riche parti. Le choix sera vite fait, mais un autre risque va surgir : révéler qu’elle est sa mère au risque du scandale social et de la rendre immariable, ou garder le silence et n’être considérée par la progéniture que comme une vieille tante maniaque, une « vieille fille ».

Si l’on prend son plaisir, il faut que cela reste secret. L’incendie de l’Hôtel de la Cinquième Avenue est l’accident qui révèle le pot aux roses, lorsqu’on voit sortir une jeune femme en robe simple qui n’aurait pas dû y être. Elle se remarque parce que toutes les autres sont en robes de bal en plein hiver, avec des chapeaux extravagants à la dernière mode de Paris, et pas elle. Des fenêtres d’en face, où une vieille famille à réputation regarde le spectacle des pompiers, cela se remarque. Lizzie Hazeldean, femme mariée à un avocat qui se meurt du cœur, est dès lors bannie de la « bonne » société. On ne fraie pas avec une putain, même de luxe, lorsqu’elle est surprise à donner rendez-vous à son amant. Lequel veut bien l’épouser après la mort du mari, mais s’aperçoit que Lizzie était intéressée et pas amoureuse de lui. Il finançait ce que son mari avocat ne pouvait plus produire, inapte à l’activité. Les femmes n’ayant pas de biens, ne pouvant gérer ni travailler, il faut bien user d’expédients, même s’ils sont réprouvés par la morale sociale.

Car la société biblique inoculée dans le nouveau monde fonctionnait sur le mythe de l’Éden où la femme ne fait rien, obéit à son mari, et à la morale de Dieu-le-Père, en bref « la jeune fille sans argent ou vocation, mise au monde apparemment dans le seul but de plaire et ne possédant aucun moyen de s’y maintenir par ses propres efforts. Seul le mariage pouvait empêcher une telle jeune fille de mourir de faim, à moins qu’elle ne rencontrât une vieille dame ayant besoin de quelqu’un pour sortir ses chiens et lui lire le journal paroissial » (Jour de l’An) p.289.

Une satire fouillée de son milieu huppé et conventionnel de l’entre-soi, qui n’a guère changé au fond dans la plupart des sociétés. Un délice psychologique.

Edith Wharton, Vieux New York – nouvelles (Old New York), 1924, Garnier-Flammarion 1993, 305 pages, €8,00

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire)

Edith Wharton déjà chroniquée sur ce blog

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , | Poster un commentaire

Nietzsche s’effraie du nihilisme

Encore une rencontre dans la montagne, décidément il y a foule ! Mais ce sera la dernière, cette fois il s’agit de « l’ombre » de Zarathoustra, celle qui ne le quitte pas d’un pouce. Elle est son double, mais sombre ; sa part malheureuse qui s’anémie à mesure du vagabondage.

« Je suis un voyageur, depuis longtemps attaché à tes talons ; toujours en route, mais sans but et sans foyer : en sorte qu’il ne me manque que peu de chose pour être le Juif errant, hors que je ne suis ni juif, ni éternel. » Vaguer va bien, c’est de la légitime curiosité. Mais vaguer sans but et sans foyer va mal, car c’est errer sans fin. Ainsi le voyageur va s’excentrer pour mieux se retrouver soi, pas pour se dissoudre ni se perdre. Ainsi va le bambin explorer les alentours, sûr de sa mère pas loin et de son père qui veille – mais le bambin qui va sans but se perd définitivement, on retrouve ses ossements au bas d’une pente, comme récemment le petit Émile de 2 ans et demi que son grand-père n’a pas su surveiller.

Tout tenter, tout explorer, c’est humain – mais pas sans but. Sinon, rien ne vaut plus, tout vaut tout, tout est égal : il s’agit du nihilisme. Les valeurs se séparent des faits et récusent toute hiérarchie. On devient amoral (sans morale), sceptique (qui doute perpétuellement de tout et se défie de tous) et relativiste (tout dépend). « Avec toi j’ai aspiré à tout ce qu’il y a de défendu, de plus mauvais et de plus lointain ; et si je possède quelque vertu, c’est de n’avoir jamais redouté aucune défense. Avec toi j’ai brisé ce que jamais mon cœur a adoré, j’ai renversé toutes les bornes et toutes les images, j’ai pourchassé les désirs les plus dangereux – en vérité, j’ai passé une fois sur tous les crimes », dit son ombre à Zarathoustra. Les Démons – possédés – de Dostoïevski constatent la perte de la foi et l’impuissance de la justice humaine à éradiquer le Mal.

C’est l’absurde négatif de Schopenhauer, contre lequel Nietzsche s’insurge, l’absurde aussi de Camus, « cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde », mais qu’il rendra positif par le « il faut imaginer Sisyphe heureux ». L’ombre de Zarathoustra : « Avec toi j’ai perdu la foi en les mots, les valeurs consacrées et les grands noms. (…) Rien n’est vrai tout est permis ». Dostoïevski dans Les Frères Karamazov : « si Dieu n’existe pas, tout est permis ». Et l’ombre de Zarathoustra de regretter le bon vieux temps de « cette innocence mensongère que je possédais jadis, l’innocence des bons et de leurs nobles mensonges ! » La foi du charbonnier évite de penser, elle dicte sa conduite et rassure. Le sceptique est bien seul et s’angoisse, souvent pas assez fort pour le supporter. Pourtant, tel est le prix de la liberté.

« Ai-je encore un but ? un port vers lequel diriger ma voile ? un bon vent ? Hélas ! celui-là seul qui sait où il va, sait aussi qu’elle est pour lui le bon vent, le vent propice. » Justement, savoir où l’on va est le plus dur : le nihiliste ne le sait pas car, pour lui, tout vaut tout, et pourquoi aller ici plutôt qu’ailleurs ? L’existence (agir, souffrir, vouloir, sentir) n’a aucun sens. Pour Heidegger, le nihilisme est « l’oubli de l’être ». C’est un nihilisme passif qui fait se demander comme l’ombre : « Où est ma demeure ? C’est d’elle que je m’enquiers, c’est elle que je cherche, que j’ai cherchée, que je n’ai pas trouvée. »

Le risque est que, désorienté et éperdu de solitude, l’être cherche n’importe quelle demeure pour sa chaleur, ses murs rassurants. « Des vagabonds comme toi finissent par se sentir heureux, dit Zarathoustra à son ombre, même dans une prison. As-tu jamais vu comment dorme les criminels en prison ? Ils dorment en paix, ils jouissent de leur sécurité nouvelle. Prends garde qu’une foi étroite ne finissent par s’emparer de toi, une illusion dure et sévère ! Car tout ce qui est étroit et solide te séduira et te tentera désormais . » Ainsi le nihilisme commun conduit-il le plus souvent à la foi extrémiste la plus bornée, par exemple le communisme soviétique ou le fascisme nazi – ces fois qui allaient surgir un tiers de siècle après Nietzsche sur les décombres de la mort de Dieu. Est-ce pour cela qu’il faut préférer en revenir à Dieu, au c’était mieux avant ? Ou se livrer à un gourou à grande gueule comme Trump ou Mélenchon, dont le seul talent est « d’avoir l’air » énergique ?

Non pas, dit Nietzsche. Et Zarathoustra son prophète invite son ombre à venir avec lui et les autres dans sa caverne. Pour lui, le nihilisme est bienfaisant s’il est actif. Les illusions et les croyances s’effondrent parce que dépassées. Le fort en puissance vitale, en « volonté vers » la puissance, effectue sa mue. Il abandonne les valeurs toutes faites, conventionnelles, jamais remises en cause par tabou social – pour en adopter de nouvelles, à sa mesure. Il met ses propres tables de la loi au-dessus de sa tête, et pas celle de la tradition ni du dogme. Avec pour mesure l’éternel retour, c’est-à-dire le jugement des actions analogue au karma bouddhiste. Autrement dit, ce que je fais me reviendra éternellement : ai-je raison de le faire ? Ne vais-je pas le regretter ou en pâtir ? Cette façon utilitariste de penser les conséquences de ses actes, plutôt que de les mesurer à un dogme abstrait préétabli, est ce qui distingue Nietzsche de Platon. Pour Nietzsche, pas de « ciel des Idées », où elles disent éternellement « le » Bien et « le » Mal dans l’absolu, mais des actes concrets ici et maintenant, avec leurs suites bonnes ou mauvaises, utiles ou nuisibles.

Zarathoustra a failli devenir l’ombre de lui-même par sa négation de toutes les valeurs – son nihilisme. Mais il surmonte ce négatif par le positif du vital qu’il sent en lui comme en tout être vivant : aller de l’avant, explorer, conquérir sa liberté pour vivre, mieux vivre, vivre plus fort. La force de vivre dans un monde où il n’y a plus de fondements. Avec les autres, qui attendent dans sa caverne.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra – Œuvres III avec Par-delà le bien et le mal, Pour la généalogie de la morale, Le cas Wagner, Crépuscule des idoles, L’Antéchrist, Nietzsche contre Wagner, Ecce Homo, Gallimard Pléiade 2023, 1305 pages, €69.00

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire)

Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog

Catégories : Frédéric Nietzsche, Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , | Poster un commentaire

Montaigne apprend de la controverse

Le chapitre VIII du Livre III des Essais est aussi long et ardu que les précédents. Plus il vieillit, plus l’esprit de Montaigne est brouillon, ajoutant des paroles là où faudrait élaguer. Dans le chapitre « De l’art de conférer » – qui veut dire converser, il prend la défense des contradictions. Loin de lui nuire, elles lui sont au contraire bénéfiques. Il n’y a que les gens stupides qui n’apprennent pas des autres, ni ne révisent ou confortent leurs propres opinions selon celles d’autrui.

« On ne corrige pas celui qu’on pend, on corrige les autres par lui. Je fais de même », dit Montaigne. Sans aller jusqu’à cette extrémité, « publiant et accusant mes imperfections, quelqu’un apprendra de les craindre ». Ce pourquoi il écrit. Lui « [s’]instruit mieux par contrariété que par exemple, et par fuite que par suite. » Observer les autres, les écouter, entendre leurs arguments, apprend plus que lire un texte. Car la conversation est alternance d’arguments ; la bonne conversation, s’entend, pas le monologue du faux-savant ni la fatuité du bien en cour. Mais, entre gens de bonne compagnie, deviser fait progresser. « Le plus fructueux et naturel exercice de notre esprit, c’est à mon gré à la conversation. (…) L’étude des livres, c’est un mouvement languissant et faible qui n’échauffe point : là où la conférence apprend et exerce en un coup. Si je confère avec une âme forte et un roide jouteur, il me presse les flancs, me pique à gauche et à dextre, ses imaginations élancent les miennes ; la jalousie, la gloire, la contention me poussent et rehaussent au-dessus de moi-même… » Ne l’avons-nous pas tous expérimenté ? Ce pourquoi les ados adorent « discuter » plutôt que lire.

Le mauvais exemple fait suivre le bon. « Tous les jours la sotte contenance d’un autre m’avertit et m’avise. » Ainsi les Spartiates amenaient leurs enfants regarder les hilotes ivres – pour qu’ils ne tombent jamais aussi bas. Notre époque semble faire l’inverse, à se complaire dans le vil et le sordide, à magnifier « le peuple » en ce qu’il a de populacier, badaud, crédule, lyncheur – tous les bas instincts lâchés sans retenue. Étonnez-vous après que des collégiens s’entretuent au couteau à la sortie de l’école, ou que des père-la-vertu de 14 ans tabassent « la pute » qui prend des manières de liberté. Comme on fait son lit, on se couche. « Comme notre esprit se fortifie par la communication des esprits vigoureux et réglés, il ne se peut dire combien il perd et s’abâtardit par le continuel commerce et fréquentation que nous avons avec les esprits bas et maladifs. Il n’est contagion qui s’épande comme celle-là. » Les prêcheurs de religion falsifiée, les intellos misérabilistes sur les réseaux et les journalistes de médias en mal d’émotionnel qui fait l’audience, sont bien coupables du dérèglement des mœurs.

Montaigne avoue détester la sottise et ne pouvoir la supporter (nous non plus). Il aime à disputer, sans entrer en colère quand on n’est pas d’accord avec lui, mais bataillant ferme argument après argument. « Nulles propositions m’étonnent, nulle créance me blesse, quelque contrariété qu’elle ait à la mienne. Il n’est si frivole et si extravagante fantaisie qui ne me semblent bien sortable à la production de l’esprit humain. » Être contredit le ravit car cela l’éveille et l’exerce. Lui ne joue pas les « offensés » comme les esprits faibles de notre temps, quand il rencontre une opinion autre que la sienne ! « J’aime, entre les galants hommes, qu’on s’exprime courageusement, que les mots aillent où va la pensée. » La société n’a pas d’intérêt si elle n’est pas directe et vraie, et « n’est pas assez vigoureuse et généreuse si elle n’est querelleuse, si elle est civilisée et artiste, si elle craint le heurt et a ses allures contraintes. (Ici une citation de Cicéron) Quand on me contrarie, on éveille mon attention, non pas ma colère ; je m’avance vers celui qui me contredit qui m’instruit. La cause de la vérité devrait être la cause commune à l’un et à l’autre. » Cela est sagesse, mais qui connaît encore la sagesse de nos jours ?

« Je festoie et caresse la vérité en quelque main que je la trouve, et m’y rends allègrement, et lui tends mes armes vaincues de loin que je la vois approcher. » La vérité est comme une femme et l’approche de Montaigne est quasi sexuelle : il jouit de la sensualité qui le prend pour elle. Les hommes de son temps font plus de manières et répugnent à contredire, par manière de politesse hypocrite. Montaigne le regrette, et il évoque ses écrits. « Mon imagination se contredit elle-même si souvent et condamne, que se m’est tout un qu’un autre le fasse : vu principalement que je ne donne à sa répréhension que l’autorité que je veux. » Encore une fois, Montaigne pense par lui-même et, si les critiques l’exercent, il n’en prend que ce qu’il juge pertinent.

A condition cependant que les objections soient dans l’ordre, qu’elles suivent un raisonnement « On répond toujours trop bien pour moi, si on répond à propos. Mais quand la dispute est trouble et déréglée, je quitte la chose et m’attache à la forme avec dépit et indiscrétion, et me jette à une façon de débattre têtue, malicieuse et impérieuse, de quoi j’ai à rougir après. Il est impossible de traiter de bonne foi avec un sot. » Aussi ne le faisons point et laissons les sots à leur sottise : jamais un argument de raison ne percera la carapace obtuse des croyants. « La sottise et dérèglement de sens n’est pas chose guérissable par un trait d’avertissement. »

Sots sont d’ailleurs les faux-savants, ceux qui croient savoir et vous assomment de leur érudition. « Pour être plus savants, il n’en sont pas moins ineptes. » Mieux vaut celui qui pense par lui-même, qui cherche et se corrige, qui affine et traque les sources. « Tout homme peut dire véritablement ; mais dire ordonnément, prudemment et suffisamment, peu d’hommes le peuvent », constate Montaigne. «D’une souche, il n’y a rien à espérer », ajoute malicieusement le philosophe.

La suite du texte digresse verbeusement en diverses matières, qui sont l’argument d’autorité ou l’impuissance à corriger le faux qui va ; que tout raisonnement n’empêche pas le hasard ; que les bons mots ou les sentences fortes ne sont peut-être pas de celui qui parle mais repris d’auteurs ou de grands hommes ; que certains livres instruisent plus que d’autres, ainsi l’Histoire de Tacite. Mais que tous les propos doivent être tenus pour critiquables, évaluables selon la raison de qui les lit. « Moi qui suis roi de la matière que je traite, et qui n’en dois compte à personne, ne m’en crois pourtant pas du tout ; je hasarde souvent des boutades de mon esprit, desquelles je me défie, et certaines finesses verbales, de quoi je secoue les oreilles. » Il faut faire pareil avec tous les livres, même ceux d’auteurs réputés et célèbres.

Et de conclure : «Tous jugements en gros sont lâches et imparfaits. »

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

(mes commentaires sont libres, seuls les loiens sont sponsorisés Amazon partenaire)

Montaigne sur ce blog

Catégories : Livres, Montaigne, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , | Poster un commentaire

Charles Morgan, Fontaine

La mode au début du XXe siècle était à la Pensée, la haute pensée néo-platonicienne, surtout lorsque l’on avait été élevé à lire le philosophe dans sa langue grecque originale. Rien d’étonnant à ce que les officiers, durant la Première guerre mondiale, aient tenu à conserver leurs habitudes de lecture et cherchent l’élévation de leur esprit. Ce « grand » roman d’amour part de la chair pour aboutir à la conscience émerveillée, par-delà la matière et le terrestre. Tout comme Platon prônait la voie philosophique en partant de la beauté immédiate des jeunes corps nus pour parvenir à la Beauté idéale, dans l’Absolu des Idées.

Trois personnages principaux dans cette aventure : Lewis Alison, officier marinier anglais fait prisonnier et assigné à résidence dans un château de Hollande, pays neutre ; Rupert von Narwitz, comte prussien grand blessé à la guerre ; et sa femme Julie, anglaise d’origine et ex-élève d’Alison en sa prime jeunesse. Le décor est froid, convenable, banal – hollandais. Un plat pays pour une platitude de pensée qui permet toutes les audaces des sens, des passions et de l’esprit.

Le roman expose en sept parties les étapes du cheminement de l’âme vers l’au-delà de l’amour, qui réunit le mari, la femme, l’amant, dans un nœud de relations qui les éprouve et les rend plus forts. Tout d’abord le fort, où Alison entreprend d’étudier le XVIIe siècle anglais pour en tirer un livre de réflexions. Ensuite le château de Hollande où il retrouve Julie, placée là par son mari pour la protéger de la guerre (et des Allemands puisqu’elle est d’origine anglaise). C’est ensuite la fuite, la tour, le lien, la fin – puis le commencement – car tout boucle.

Alison étudie, Julie tombe en amour, ils couchent ensemble, le mari gravement blessé revient, amputé du bras droit et le dos ravagé, les poumons atteints. Il mourra comme son pays au moment de l’Armistice inévitable en 1918 et de la fuite du Kaiser tandis que la révolution rouge gronde dans toutes les villes d’Allemagne.

Il y a coïncidence entre les grands événements de l’Histoire et ceux de la passion du trio dans la petite histoire. Le raisonnable anglais l’emporte sur l’idéalisme allemand, Julie étant le fusible par lequel passe les énergies, et qui est prêt de sauter. Mais chacun reste à une hauteur morale qui passera au-dessus de la tête de la plupart de nos contemporains, tout en accomplissant les gestes du plaisir que tous nos contemporains comprennent à loisir. Rien de bas, le drame est tout intérieur en chacun des trois.

Julie s’est mariée très jeune, pour quitter sa mère qu’elle exècre ; elle n’a jamais été amoureuse de Rupert, qui lui l’était d’elle, et le reste jusqu’au bout. Lewis avait de l’affection pour la fillette spontanée à qui il a donné des leçons en Angleterre lorsqu’elle avait 12 ans ; il la retrouve en femme et a le droit de l’aimer en adulte, ce qu’il ne manque pas de faire, mais sans s’empresser. Car Julie et lui se rencontrent et se nouent de façon naturelle, comme si cela avait été écrit de tout temps.

Alison cherche à se libérer de tout asservissement, mais les affaires le tiennent en Angleterre, la guerre le retient en Hollande, et l’amour qu’il éprouve le lie à Julie. « Il aspirait à se créer un sanctuaire que les tourments de l’existence journalière, les vents brûlants du désir, la crainte et l’ambition seraient impuissants à troubler » p.101.

Julie résiste à ce qui cherche à la contraindre : « Aucun scrupule de conscience, nulle crainte, nul désir d’observer la loi du mariage, ne lui avait dicté sa lettre, mais simplement la résistance intuitive à une invasion de son être » p.225. Ainsi récuse-t-elle dans un premier mouvement Lewis avant de succomber sous plus fort qu’elle.

Narwitz est triplement vaincu par le sort, en tant qu’Allemand prussien qui perd tous ses biens dans la guerre et ses traditions dans la révolution, la moitié de son corps par blessures multiples, et sa femme qui ne l’aime pas tout en le respectant. « Je songe à une aristocratie de l’humanité qui aurait la volonté et le courage de diriger, de fonder une tradition, et de la préserver » p.341, dit-il. « Nous nous forgeons des idoles : notre pays, notre foi, notre art ou notre bien-aimée, ce qui vous plaira, et nous déversons sur les genoux de l’idole toutes nos possessions spirituelles. Nous baptisons cela humilité ou amour. Tourguenieff dirait : sacrifice de soi. Nous refusons de nous agenouiller, si ce n’est devant des dieux créés par notre savoir, ou issus de nos rêves. Le vrai saint, le véritable philosophe, conclut Narwitz, sur un ton qui n’avait rien d’affirmatif, mais au contraire était plein d’un désir inassouvi, est celui qui peut s’agenouiller ans image devant lui, simplement parce qu’il se sait au second plan, et que agenouillement lui est moralement nécessaire » p.368. Ce qu’il accomplira en vivant sa Passion christique jusqu’au bout de la souffrance et du renoncement.

Les amants ne couchent plus ensemble dès qu’il revient et Alison trouve en Narwitz un maître spirituel. Ils sont amis. Chacun, au contact de l’autre, se trouve transformé. Ils voient en leurs différences comme au travers, une beauté absolue qui les appelle, un amour sublimé qui les transcende. « Rupert a pris sur moi le plus profond ascendant, dit Julie, et sur Lewis aussi. Ce que nous sommes à présent, nous le sommes par lui, et ce que nous deviendrons sera également son œuvre » p.388.

C’est comme un éveil bouddhiste, un émerveillement. « Ce que nous avons appelé jusqu’ici omniscience, il est préférable de l’envisager comme une infinie puissance d’émerveillement. Le savoir est une qualité statique, une pierre dans un torrent, mais l’émerveillement est ce torrent même » p.425.

Un amour qui rend supérieur, partant des sens pour élever l’âme de chacun des protagonistes, et Rupert qui, sur son lit de mort joint les mains de Julie et de Lewis pour qu’ils vivent meilleurs après lui.

Prix Hawthornden 1932

Charles Langbridge Morgan, Fontaine (Fountain), 1932, Livre de poche 1962, 499 pages, occasion €5,90

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire)

Les romans de Charles Morgan déjà chroniqués sur ce blog

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , | 2 Commentaires

Irène Némirovsky, Chaleur du sang

Un manuscrit retrouvé dans une malle, et les œuvres se multiplient. Irène Némirovsky a été écrivaine, mais toutes ses publications posthumes ne sont pas abouties. En témoigne ce très court roman pas revu, écrit à la diable, où les merles comme les grenouillent « crient » alors qu’il existe un mot précis en français pour chacun de ces animaux.

Reste une histoire à personnages, dans un décor bien planté, avec une intrigue quasi policière qui ne se résout qu’à la fin.

Une histoire de couples avec l’inévitable trio du mari, de la femme, de l’amant, le mari trop vieux mais riche, la femme trop jeune qui a fui sa condition précédente pour accéder à un statut, l’amant jeune et énergique, beau à tomber.

Le décor est paysan, dans cette Auvergne du centre géographique et mental de la France, qui a donné tant de présidents de la République ou du Conseil. Des paysans madrés, égoïstes, cancaniers, avares, qui ne considèrent les gens que par leurs hectares de terres et les filles que comme de bonnes poulinières.

L’intrigue est la mort, par une nuit de lune, de Jean, l’époux de Colette, fille du couple François et Hélène, sur la passerelle de son moulin. Il s’est noyé. Car on ne sait jamais nager, chez les glébeux, on a horreur de l’eau dans cette Auvergne, déjà se laver et se raser le dimanche est tout un foin !

Quelqu’un l’a-t-il poussé ? Oui, déclare un jeune apprenti de 16 ans, tout neuf et échauffé par le vin. Il a vu deux hommes se battre et a reconnu le Jean, mais ne sait pas qui est l’autre. La rumeur court, elle court beaucoup à la campagne, que ce serait le beau Marc, l’amant de Colette mais aussi de Brigitte. Laquelle est une enfant trouvée qui a été adoptée, et mariée à un vieux qui tarde à crever.

François et Hélène apparaissent comme le couple idéal qui s’entend bien depuis plus de vingt ans. Ils ont quatre enfants, Colette l’aînée qui vient de se marier au fils du propriétaire du moulin un peu effacé mais travailleur, et trois garçons de 15, 13 et 9 ans. Les autres couples sont bancals : celui de Brigitte avec le vieux maquignon Declos, celui de Colette avec le jeune mais faible Jean. Sauf que l’apparence cache la réalité. Seuls les couples mal venus aux yeux des autres sont vrais ; le couple idéalisé cache une faille de taille. Impossible d’en dire plus sans dévoiler la fin.

L’histoire est contée par Silvio, surnom de jeune homme fringuant pour Sylvestre, le cousin d’Hélène et les garçons. Car Silvio est resté célibataire mais n’en a pas moins aimé durant sa splendide jeunesse. Il était lui aussi énergique, beau, aventureux, il comprend les passions et les désirs, la « chaleur du sang ». Aujourd’hui sur le déclin, il n’aspire qu’à la paix et, quand la jeunesse vient lui demander conseil, il la renvoie à sa conscience ; il a bien assez à faire avec ses souvenirs.

L’autrice, juive russe immigrée issue d’un couple désuni, noceuse et bosseuse selon sa wikibiographie, a publié un premier roman en français à 22 ans avant de percer avec David Golder en 1929, le portrait des Juifs nouveaux riches. Son couple est trop dépensier et elle doit publier sans cesse, du rapide, du court, du vendeur. Malgré sa conversion au catholicisme, elle est considérée comme Juive et naturalisée de papier. Aussi le couple et leurs deux filles fuient-ils en 1940 à Issy-l’Évêque, aux confins de la Nièvre et de la Saône-et-Loire, décor du roman.

Si elle va au galop, pressée par l’Occupation (dénoncée par un glébeux, elle est morte à Auschwitz à 39 ans, en 1942), elle livre une tempête de pulsions dans une société réputée immobile où la terre est censée ne pas mentir (selon le mot du maréchal cacochyme, chef de l’État à l’époque après un coup d’État légal). Non, ce n’« était pas mieux avant ! Et surtout pas dans ces campagnes que les citadins en chambre célèbrent à l’envi aujourd’hui, eux qui n’ont jamais vu une vache autrement que dans les Salons parisiens où, chaque année, les industriels productivistes à la terre amènent en camion leur meilleur cheptel. En mettant à jour l’âme humaine sous les dehors sociaux, Irène Némirovsky démasque ces paysans du Centre, le cœur de la France.

Irène Némirovsky, Chaleur du sang, 1932, Folio 2008, 197 pages, €7,40, e-book Kindle €6,49

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire)

Irène Némirovsky déjà chroniquée sur ce blog

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , | Poster un commentaire

Daniel Pennac, Chagrin d’école

L’auteur été un cancre, il en a fait un livre. Tout petit déjà, il a passé un an sur la lettre A. Les majuscules lui faisaient peur. Ses instituteurs lui disaient qu’il était nul et c’était pire au collège. Les appréciations des bulletins scolaires étaient toujours les mêmes, dépréciative. Mais le petit Daniel devenu grand a réussi à passer quand même le bac, en deux années, puis a enchaîné la licence et la maîtrise de lettres modernes. Sans passer le CAPES ni l’agrégation, il est devenu professeur de collège privé. C’est ce qui lui donne le droit et l’expérience d’écrire sur les élèves et l’enseignement.

Il mêle les souvenirs autobiographiques et les réflexions sur la façon d’enseigner. L’école dysfonctionne ; les professeurs « ne sont pas préparés pour ça ». Il s’interroge sur le « ça ». C’est un élément indéfini dans lequel le professeur met tout ce qui ne va pas, tout ce qu’il devrait faire, tout ce qu’il ne sait pas faire. Le « ça » est l’abîme qui sépare le savoir de l’ignorance. Mais cet abîme, le professeur ne le connaît pas. Il semble être né en ayant déjà tout appris, sans s’apercevoir que l’élève est justement celui qui ne sait riens et doit tout apprendre.

Oh, évidemment, il y a la société, les problèmes économiques, la crise, le chômage, l’immigration, les banlieues, les réseaux sociaux, l’attrait du téléphone mobile, la drogue, les fringues, et l’incivilité qui va, au cinéma comme dans le rap, et que la « bonne » société se complaît à reproduire, par snobisme. Mais les adolescents restent des adolescents, que ce soit au début de l’école publique à la fin du XIXe siècle, ou dans l’école publique massifiée du début du XXIe siècle. Ils sont aux prises avec la difficulté d’être de l’adolescence, le bouleversement des hormones et du corps, le regard des autres, l’identité, leur place dans la société et le jugement adulte. Le cancre, celui qui refuse l’école, la morale et le système, se replie au fond dans sa coquille parce qu’on ne le regarde pas tel qu’il est. Reconnaître l’individu est la première tâche du pédagogue. Nul professeur ne pourra enseigner un quelconque savoir s’il ne parle pas à un élève en particulier plutôt qu’au plafond dans sa classe.

Pour cela, il faut habiter son enseignement, attirer l’attention, faire jouer les élèves. Non pas en chahut post–68, mais pour leur faire assimiler par eux-mêmes, et en interaction de groupe, ce qui est la matière enseignée. Ainsi l’orthographe, que le professeur Pennac fait apprendre en donnant à corriger les copies des secondes aux petits de quatrième. Ou la grammaire, qu’il dissèque à partir d’une phrase spontanée d’un élève, évidemment mal formulée et générale, pour lui donner tout son sens particulier et correct. Les enfants sont curieux de nature, et il suffit de peu de choses pour qu’ils s’intéressent à ce qu’on leur propose. La première chose est de leur porter attention, la seconde est de reconnaître ce qu’ils réussissent, la troisième est de les encourager à faire par eux-mêmes.

Le professeur Daniel Pennacchioni, de père général et polytechnicien d’origine corse, est le dernier de quatre frères, dont deux ingénieurs et un officier. Il a été aimé durant son enfance, mais cela ne suffit pas. Seuls quelques rares professeurs ont réussi à l’intéresser à leur matière, en lettres, en histoire, en mathématiques, en philosophie. Mais c’est l’amour que lui ont porté deux filles qui l’ont, selon lui, fait mûrir et enfin assimiler le savoir. Il a dès lors « travaillé » pour passer ses diplômes. Il a enseigné 25 ans avant de laisser l’enseignement pour continuer d’écrire ses livres. Mais Il continue à intervenir dans les collèges et lycées pour transmettre sa passion des lettres.

Il donne quelques méthodes, comme faire apprendre un texte chaque semaine à ses élèves, portant sur une morale ou un sentiment, leur faisant analyser le pourquoi et l’enchaînement des idées plutôt que du simple apprentissage par cœur. On retient le mieux ce que l’on reconstitue en esprit. L’un de ses collègues de banlieue, en proie à des « racailles » illettrées et immatures, leur a fait, à chacun en particulier à 15 ans, tourner un film où ils interrogeaient un autre de leurs camarades. En passant puis repassant ces films devant tout le groupe, il leur a fait comprendre combien l’interviewé comme l’intervieweur jouait chacun un rôle, se la pétait, frimait, en bref n’étaient pas eux-mêmes. Dès lors, il leur a fait recommencer l’interview, et les adolescents se sont enfin révélés tels qu’ils étaient, sans les oripeaux des fringues de marque, des intonations provocatrices, des gestes imités de la rue. C’est page 237 et vaut son pesant d’émotion.

Au fond, plutôt que de se lamenter constamment sur les moyens ou de le nombre d’élèves, ou la formation jamais suffisante, ce qui compte est : « la seule chose sur laquelle nous pouvons personnellement agir et qui, elle, date de la nuit des temps pédagogiques : la solitude et la honte de l’élève qui ne comprend pas, perdu dans un monde où tous les autres comprennent » p.39. Plutôt que stigmatiser, respect !

Le cancre n’est pas de prédestination, ni la nullité un destin, mais dépend des rencontres et de l’attention. Chacun réclame sa part d’amour en ce monde et, parfois, certains professeurs peuvent le donner, repêcher un l’élève nul pour en faire un être pensant.

Un bien beau livre, malgré quelques délayage.

Prix Renaudot 2007

Daniel Pennac, Chagrin d’école, 2007, Folio 2009, 305 pages, €9,40

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire)

Catégories : Livres, Société | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , | Poster un commentaire

Le mendiant volontaire n’est pas supérieur, dit Nietzsche

Zarathoustra poursuit son périple dans les hauteurs. Ils sent un effluve chaud de vie : ce sont des vaches. Elles écoutent un doux prédicateur qui cherche auprès d’elle leur secret du bonheur. C’est celui de ruminer ! Ainsi fait le pacifique, le végétarien, la bonté même envers les êtres vivants, celui qui ne veut aucun mal – tel Bouddha l’Éveillé. Car il y a du Bouddha dans ce mendiant volontaire.

Comme lui, il a quitté palais et richesses pour se faire pauvre et apprendre du populaire. Car le grand dégoût l’étreint, « du dégoût plein le cœur, plein la bouche, plein les yeux ». Seules les vaches, qui ruminent paisiblement leur herbe, sont exemptes de dégoût. Car elles ne pensent pas, elles digèrent ; elles n’agissent pas, elles se reposent. Libéraliser l’herbe, comme le font les Allemands est un retour aux sources : celui de la rumination pour s’évader des dégoûts actuels du monde (l’industrie, l’énergie, la guerre). La rumination est une drogue hypnotique qui évite de penser et d’agir, comme l’herbe cannabis qui pousse sur les versants de l’Himalaya, au pays des bouddhistes. La défonce plutôt que la défense, ruminent les Allemands d’aujourd’hui.

Or il est un homme, un Allemand, qui a surmonté l’humain sans régresser à la vache : « C’est ici l’homme sans dégoût, c’est Zarathoustra lui-même, celui qui a surmonté le grand dégoût ». Le Z connaît Bouddha : « le mendiant volontaire, qui jadis jeta loin de lui une grande richesse, – qui eut honte de la richesse et des riches, et qui s’enfuit chez les plus pauvres, afin de leur donner son abondance et son cœur ».

Mais ils ne l’acceptèrent point car « combien il est plus difficile de bien donner que de bien prendre, que c’est un art de bien donner, que c’est la maîtrise suprême d’ingénieuse bonté. » Pourquoi le don n’est-il plus naturel ? Parce que ceux à qui l’on donne sont devenus orgueilleux de leur état et fiers de leur dénuement. « Surtout de nos jours, répondit le mendiant volontaire : aujourd’hui où tout ce qui est bas s’est soulevé, farouche et orgueilleux de son espèce : à savoir l’espèce populacière. » C’est la grande insurrection des esclaves – les dominés physiquement par le travail ou la répression, mais surtout les dominés mentalement par l’ignorance et la paresse. Stupide et fière de l’être : ainsi est la populace ; suivant avec adoration n’importe quel gourou qui parle haut et ment sans vergogne, ainsi est la populace ; feignant d’être libre en croyant un chef trompeur mais qui la fait vibrer quasi sexuellement, ainsi est la populace. Staline, Hitler, Trump, entre autres, réclament des vaches, pas des citoyens.

« Convoitise lubrique, envie fielleuse, âpre soif de vengeance, fierté populacière : tout cela m’a sauté au visage. Il n’est pas vrai que les pauvres soient bienheureux. Le royaume des cieux, cependant, est chez les vaches. » Pas chez les riches comme on pourrait croire ? L’argent ne fait-il pas le bonheur ? Parce que les riches sont aussi de la populace, même dorée – rien à voir avec des hommes supérieurs (ou des femmes). « Qu’est-ce donc qui m’a poussé vers les plus pauvres, ô Zarathoustra ? N’était-ce pas le dégoût de nos plus riches ? – de ces forçats de la richesse, qui, l’œil froid, le cœur dévoré de pensées de lucre, savent tirer profit de chaque tas d’ordure – de toute cette racaille dont l’ignominie crie vers le ciel, – de cette populace dorée et falsifiée, dont les ancêtres avaient les doigts crochus, vautours ou chiffonniers, de cette gent complaisante aux femmes, lubrique et oublieuse : – car ils ne diffèrent guère des prostituées. » On le sait depuis l’époque de Nietzsche, les femmes aussi peuvent être complaisantes aux jeunes hommes, « lubriques et oublieuses », les femmes couguar. N’évacuons pas Nietzsche parce qu’il écrivait comme de son temps, en mâle dominant – ce qu’il dit mérite mieux que cette révolte offensée de notre époque qui mène à une impasse.

Car l’impasse est de ne pas réfléchir au prétexte d’évacuer ce qui gêne. Mieux vaudrait-il ruminer le passé que d’avoir des pensées positives ? L’offense perpétuelle de tous-et-toutes contre tous-et-toutes n’aboutit qu’à annihiler le débat, donc la controverse qui fait avancer. D’où le détachement du monde qui semble saisir à la fois nombre de garçons qui récusent le sexe avec les filles pour ne pas être accusés de…, de garder ou animer des enfants au risque d’être soupçonnés de…, de citoyens qui ne votent plus pour ne pas faire le jeu de…, de faux intellos qui croient bon de se cacher derrière le vent pour éviter de laisser croire que… « Ces vaches, à vrai dire, l’emportent sur tous en cet art : elles ont inventé de ruminer et de se coucher au soleil. Aussi s’abstiennent-elles de toutes les pensées lourdes et graves qui gonflent le cœur. » Elles sont très routinières, les vaches, même le changement d’une heure pour l’été les perturbe. Ainsi sont les fonctionnaires qui fonctionnent (pas tous, mais beaucoup), les profs qui ronronnent (pas tous, mais trop), les piliers du café du commerce qui commentent et critiquent (sans avoir jamais une quelconque responsabilité).

Zarathoustra n’aspire pas au bonheur des vaches ; il aspire à surmonter l’homme supérieur. Il invite donc le mendiant volontaire à monter à sa caverne pour dialoguer avec son aigle et son serpent, animaux eux aussi, mais certainement pas bovins !

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra – Œuvres III avec Par-delà le bien et le mal, Pour la généalogie de la morale, Le cas Wagner, Crépuscule des idoles, L’Antéchrist, Nietzsche contre Wagner, Ecce Homo, Gallimard Pléiade 2023, 1305 pages, €69.00

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire)

Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog

Catégories : Frédéric Nietzsche, Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , | Poster un commentaire

Sebastian Barry, Les tribulations d’Eneas McNulty

Eneas est un gamin irlandais né à Sligo en 1900. Il va traverser le siècle en vivant la passion de l’Irlande, son calvaire vers la liberté, avec les obstacles de la pauvreté, du chômage et de l’occupation des protestants anglais. Eneas, pas très doué mais doté d’une belle charpente (et notamment d’un large dos sexy), va constamment se fourvoyer. Au point d’être rejeté par cette Irlande dont il est rejeton, et de finir dans les flammes comme il est dit dans la Bible catholique.

Eneas était heureux lorsqu’il était enfant unique. Cela s’est terminé à ses 5 ans, avec la ponte successive de deux petits frères et d’une petite sœur. Son père courait la ville, ivre de musique, prêt à jouer de ses instruments et à chanter pour faire danser les gens. Sa mère faisait ce qu’elle pouvait mais Eneas s’est senti expulsé du nid, incité à faire sa vie dans la rue. Avec les autres garnements aux pulls déchirés, il a volé des pommes au pasteur, il a grimpé sur les murs ornés de tessons de bouteille, il a exploré Tuppenny, fille facile de 13 ans, lorsqu’il en avait 11. Il a surtout été amoureux d’amitié pour un garçon un peu plus âgé, le chef de bande des gamins, Jonno l’orphelin battu. Il l’admirait, il a voulu devenir son plus proche, il l’a sauvé des griffes du pasteur qui l’avait surpris en train de voler des pommes.

Et puis, à 16 ans, désœuvré, Eneas a cherché du boulot ; il n’en a pas trouvé. Il s’est alors engagé « pour la guerre » (la Première) afin de « sauver la France ». On sait (ou devrait savoir) les liens privilégiés qui attachent l’Irlande catholique à la France, fille aînée de l’Église et révolutionnaire, contre les Anglo-saxons protestants et colonialistes. Mais, à 16 ans, seule la marine marchande (britannique) lui était possible. Il a donc « trahi » la cause de l’indépendance irlandaise, selon les cerveaux bornés des chômeurs comploteurs de l’armée républicaine. Jonno n’a plus voulu le saluer à son retour, un an plus tard.

Toujours pas de boulot, plus d’ami, le cordon sanitaire mis autour de lui qui a travaillé pour les Anglais. Eneas, toujours aussi niais de bonne volonté, trouve seulement un emploi dans la police « royale » de l’Irlande, celle qui relève les « traîtres » tués par la cause irlandaise et qui traque les criminels. Car ces règlements de compte ont peu à voir avec la lutte pour l’indépendance, beaucoup plus avec le ressentiment contre ceux qui réussissent et dont on veut prendre la place.

Eneas est alors considéré comme doublement « traître ». Il est mis sur liste noire, les gens importants du pouvoir de l’ombre le condamnent à mort. Jonno vient le lui dire, le provoquer, mais il ne le tue pas. Par reste d’amitié peut-être, par lâcheté plus probablement. Malgré sa tombée en amour pour Viv à ses 20 ans, Eneas est condamné rompre et à sortir à nouveau du berceau de son enfance pour s’exiler ailleurs. Il tarde à la faire car la condamnation n’est pas appliquée, l’indépendance survenue en 1921 retarde les comptes. Mais ils restent toujours écrits, bien loin du catholicisme qui pardonne (la « religion » n’est comme partout que le prétexte idéologique des intérêts égoïstes de ceux qui s’en réclament – c’est vrai pour les cathos en Irlande, pour les islamistes en France, pour les juifs en Israël).

Le jeune homme passe trois années à pêcher le hareng dans l’Atlantique nord, puis il s’engage dans l’armée britannique alors que la guerre (la Seconde) menace. Il a déjà 40 ans et est envoyé dans le nord de la France où il subit la débâcle de Dunkerque. Ne pouvant rembarquer, il s’éloigne dans les terres et va aider un vieux paysan dont les deux fils sont morts à la guerre. Curieusement, car les vignes ne sont pas dans le nord de la France, il va soigner la vigne, faire du vin. Puis, les combats étant retombés, il va trouver une filière pour rentrer en Angleterre où il est démobilisé, traumatisé par Dunkerque.

Il passe quelque temps dans un asile, ou maison de repos pour les post-traumatismes, puis revient une fois de plus chez lui, retrouver sa famille. Tous sont grands et les parents sont vieux. Sa petite sœur est devenue bonne sœur et aide des orphelins ; son frère Tom est devenu maire de Sligo, son frère Jack ingénieur. Eneas n’a plus sa place dans la famille. La condamnation à mort tient toujours tant les militants irlandais ont le cerveau atrophié par l’atavisme, l’alcoolisme et la bêtise nationaliste. Jonno, son maître O’Dowd et les très jeunes nervis, portent des chemises bleues du fascisme irlandais, admirateurs d’Hitler. Eneas doit donc une fois de plus partir.

Il signe un contrat de trois ans en Afrique pour creuser un canal au Nigeria. Il lie amitié avec un Noir nommé Port Harcourt, né à Lagos, qui est épileptique et ne peut continuer à creuser. L’ingénieur blanc (Irlandais) les renvoie à l’entrepôt à la capitale, où ils achèvent leur contrat. Mais, comme en Irlande, la révolte anticolonialiste couve et répand son venin. Les bas du front saouls et fanatiques écument la ville et sèment la terreur, adorant ça. Il massacrent le père d’Harcourt et Eneas fuit. Ne retrouvant pas son ami, il retourne en Irlande, où les années passées n’ont pas atténué la vengeance décrétée une fois pour toutes. Il voit en coup de vent sa famille puis fuit encore pour s’installer sur l’île aux Chiens en Angleterre, où sa pension d’invalidité, accumulée depuis onze ans, lui permet d’acheter une bâtisse pour en faire un hôtel pour chiens perdus sans collier, vieux marins devenus inaptes ou proscrits comme lui.

Cela ne dure que quelques années car O’Dowd et Jonno le retrouvent, ayant filé son frère Jack lorsqu’il vient le voir. Harcourt le protège mais Eneas en a assez, il se sent éternellement condamné. Lui qui n’a jamais tué, même à la guerre, il veut en finir. Une bagarre éclate, le jeunot de moins de 18 ans qui accompagne Jonno sort son pistolet mais Harcourt lui saute dessus, Eneas saute sur son ancien ami Jonno. Dans la bagarre, un coup de feu éclate et l’adolescent tue net son chef sans le vouloir. Effaré de son acte, il fuit à toutes jambes. Il faut dès lors faire disparaître le corps. Quoi de mieux que de brûler la baraque ?

Mais Eneas est lié à Jonno et à son passé. Il croit l’entendre crier, comme s’il n’était pas mort. Il retourne à l’étage où le feu fait rage – et succombe aux flammes purificatrices.

Les tribulations d’Eneas sont un peu comme le périple d’Énée, chassé de sa ville, obligé de s’établir ailleurs. Mais Eneas reste un enfant malgré sa carrure. Il a la candeur et la stupidité des siens irlandais, sauf qu’il est chassé du troupeau de ses semblables. Ce qui en fait un être ambivalent, un homme bon qui veut faire le bien ; un éternel gamin un peu bête qui se laisse emporter par les tumultes de l’histoire. Son double Jonno ne réussit pas mieux que lui, même s’il est du « bon » camp, celui de l’IRA et des Républicains. Un « bon » camp qui est au fond mauvais : celui du jugement sommaire et du crime sans rémission. Un hymne à l’Irlande et à son calvaire, une dénonciation implacable du fanatisme qui fait s’entretuer – pour rien.

Sebastian Barry, Les tribulations d’Eneas McNulty (The Wereabouts of Eneas McNulty), 1998, 10-18 2004, 295 pages, occasion. Seule édition disponible sur Amazon, l’édition brochée Plon 1999, 301 pages, à3,99.

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire)

Catégories : Irlande, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , | Un commentaire

Herbert Lieberman, Le Maître de Frazé

L’auteur est connu pour ses romans policiers, dont le célèbre Nécropolis – la cité des morts, paru en 1976. Décédé il y a un an à 89 ans, en mai 2023, Herbert Lieberman était New-yorkais et possédé par toutes les hantises de l’Amérique des pionniers. Ce roman-ci met en scène une bande d’adolescents des deux sexes, frères et sœurs, élevés en cage dorée dans un vieux château français du XIIe siècle transporté pierre à pierre dans une île du nord-est des États-Unis et entouré de grandes forêts où vit une tribu de nains consanguins dégénérés aux mœurs primitives. Nous sommes entre le roman policier, la science-fiction et la fable philosophique.

Car il y a une intrigue policière : le meurtre du père, venu comme chaque année passer une semaine à interroger un à un ses enfants sans qu’ils le voient, pour se garder de toute émotion. Il ne veut juger que des résultats de l’éducation et de l’hygiène qui leur est imposée. Un policier est venu du continent, le colonel Porphyre, accompagné de quelques-uns de ses hommes. Qui a tué ? Chaque adolescent voulait le faire, mais qui l’a vraiment fait ? L’énigme se résoudra à la fin.

Mais pas sans un passage obligé par les autres thèmes du roman. Il est d’anticipation car il se situe vers les années 2070, bien longtemps après l’époque de son écriture ; là encore, le lecteur découvrira pourquoi vers la fin. Science car le père est un milliardaire excentrique (l’argent conduit à tout pouvoir, ou presque), qui a décidé de faire faire des recherches sur la longévité. Il a embauché pour cela un ancien médecin nazi (la grande mode aux États-Unis au début des années 1990), lui a installé un laboratoire secret dernier cri où il peut réaliser toutes es expériences sur les souris blanches, les rats de laboratoire, les chiens et les singes. Les années passent et les recherches sont prometteuses. D’où son application à l’humain.

Fiction car Jones, le père, teste la molécule, ça marche. Il décide alors d’une expérimentation à grande échelle dans des conditions soigneusement contrôlées depuis la naissance ; pour cela, il lui suffit d’engendrer ses propres enfants avec différentes femmes choisies sur plan, en fonction de paramètres génétiques, d’hygiène et de santé. Engrosser une femme par jour (comme Georges Simenon), lui permet assez vite de disposer d’un cheptel suffisant pour tester son protocole de longévité. D’où ce château fermé où les ados vivent en vase clos.

Des sept adolescents du château (il existe d’autres centres de par le monde), Jonathan est le narrateur. Il est le puîné derrière Cornélius, un peu retardé. Puis suivent Sofi, Ogden et Leander, Letitia, et la plus petite : Cassie. Les âges ne sont pas à très assurés car nul ne connaît sa date de naissance, ni ne fête son anniversaire, et il n’y a pas de miroir dans les pièces pour se regarder. Tout est soigneusement maîtrisé dans ce château, l’éducation classique littéraire, mathématique, musicale et sportive, le nombre de calories par repas, pas plus de 600, et la température extérieure fraîche qui garde les corps en légère hypothermie à 32° centigrades. Les fenêtres sont closes et les ados ne sortent jamais pour conserver une atmosphère contrôlée, comme en laboratoire. Ce sont les conditions les meilleures pour vivre le plus longtemps.

L’assassinat de Jones va briser cette routine et remettre en question l’expérience. Devant le colonel policier, Sophie avoue avoir transpercé d’une fléchette la gorge de son père qui dormait, après la soirée et le bal en son honneur. Puis c’est Jonathan qui avoue l’avoir d’abord étouffé avec un oreiller. Mais la cause de la mort n’est, selon le légiste, ni la plaie au cou, ni l’asphyxie… Tous sont perturbés par la disparition brusque de Leander, le plus joli et le plus gentil de la fratrie. Il est plus jeune que Jonathan et son frère préféré. En revanche, Ogden le défie sans cesse et le hait. La rumeur veut qu’une fois l’an l’un des enfants soit appelé ailleurs, après entretien avec le père. Cette année, c’est le tour de Leander, qui disparaît lors d’un tour de magie de l’oncle Toby. Ce dernier, frère cadet de Jones, assure avec le signor Parelli et Madame Lobkova, l’éducation des enfants et la bonne marche du château. Amateur de jeunesse, il couche volontiers avec ses nièces.

D’ailleurs, la sexualité est non seulement permise mais aussi encouragée chez les adolescents. Cassie vient rejoindre Jonathan la nuit dans son lit :« J’embrasse les seins de ma petite sœur, elle gémit doucement. Nous nous frottons l’un à l’autre, exactement comme nous l‘ont appris oncle Toby et Madame Lobkova au début de notre puberté – que Jones considère comme l’âge idéal pour commencer sa vie sexuelle. N’ayez de relations qu’avec les membres les plus proches de votre famille, ceux dont vous savez qu’ils n’ont pas de maladie. Ressentez de la joie, nous prêchait-t-il. Pas de la concupiscence. La concupiscence vous ravale au rang des bêtes » p.43. Une philosophie libérale de l’éducation contrôlée bien loin de Rousseau. Le sexe, la reproduction, tiennent d’ailleurs une grande part dans ce roman d’anticipation.

Leander est peut-être encore vivant et Cassie part à sa recherche, une porte de poterne étant mystérieusement ouverte alors que les issues restent toujours closes. Pourquoi ? Elle laisse un message à Jonathan, son grand-frère préféré, qui part à sa recherche en pleine nuit. La forêt est sombre et les huttes des Hommes des bois ne tardent pas à apparaître, avec de grands feux devant. Cassie est-elle prisonnière ? Jonathan n’a pas le temps d’en savoir plus, il est assommé et se retrouve nu, enchaîné, dans une hutte crasseuse où il est laissé dans boire ni manger durant une journée entière. 

Puis un groupe de jeunes des bois viennent le rosser avant que surgisse une femelle adulte qui les chasse, le nettoie, l’abreuve et le nourrit, avant de l’exciter et de le chevaucher sauvagement. Il jouit comme jamais, dans la crasse alentour et sous le corps difforme de la naine qui se tortille en un rythme savant. Il est alors rhabillé d’une simple tunique et emmené enchaîné vers un temple où on le place dans un cercueil, celui de Jones, et où il reste enfermé, couvercle vissé, une nuit complète. Au petit jour il en est extirpé, puis emmené devant la foule, où il est couronné roi. Sa seule fonction sera de baiser chaque nuit avec la Femme des bois pour l’engrosser et engendrer une espèce moins dégénérée. Il ne peut rien faire d’autre. Il revoit Leander et Cassie, prisonniers, mais ne peut les approcher. Leander est comme absent, terrifié par ce qui lui est arrivé. Lui qui devait être roi n’a pas supporté l’épreuve de l’enlèvement et du cercueil. Trop sensible, il est devenu fou et parqué avec les spécimens dans un baraquement de camp entouré de barbelés.

C’est le colonel Porphyre qui va délivrer Jonathan, Leander et Cassie, avant de les ramener à grand peine au château. Où les Hommes des bois ne tardent pas à les assiéger, tandis que les membres du personnel et les savants ont fui en emportant richesses, armes et nourriture. Porphyre attend des renforts du continent, mais le téléphone est coupé par les sauvages et le siège devient critique. Occasion pour les adolescents d’apprendre quel âge ils ont et à quoi leur existence a pu servir… La trame ne se dévoile en effet qu’à la fin, et tout ce que j’ai pu dire ci-dessus n’est qu’en guise d’apéritif.

Il y a quand même une incohérence logique due au temps qui passe. Les adolescents ne cessent d’apprendre et de s’exercer, durant des années. Mais on se demande à la fin pourquoi ils ont si peu retenu durant tout ce temps passé. Avec ce protocole d’éducation soigné, ils devraient être devenus des génies, ou du moins des garçons et des filles avisés et intelligents. Or il n’en est rien – paradoxe de l’intrigue… Leur développement mental ne semble pas suivre leur développement corporel.

Curieux roman inclassable que ce policier de science-fiction philosophique, quelque part entre Dix petits nègres (réédité sous le titre woke Ils étaient dix), L’île du docteur Moreau, La ferme des animaux, Sa majesté des mouches et Le monde perdu. Une puissance onirique rare en ce siècle de spécialisation étroite où les gens ne veulent plus sortir de leur case, ni les romans de leur nombrilisme ou de l’Hâmour convenu. A lire ou relire !

Herbert Lieberman, Le Maître de Frazé (Sandman, Sleep), 1993, Points Seuil 1995, 459 pages, occasion €1,97

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire)

Catégories : Livres, Romans policiers, Science fiction | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , | Poster un commentaire

William Boyd, L’après-midi bleu

C’est un beau roman d’amour, construit au travers du siècle XXe. Kay est une jeune architecte du milieu des années trente à Los Angeles. Son associé juif misogyne l’a virée après qu’elle ait fait décoller par ses idées le cabinet, puis l’a empêchée de se faire un nom en achetant en sous-main la maison d’architecte qu’elle avait pris plaisir à construire, et en la faisant détruire. Kay est atteinte. Ce pourquoi elle cède aux élucubration d’un vieux qui l’aborde et lui dit qu’il est son père. Pourtant, elle croyait son père mort… Et sa mère dément mordicus. Mais elle ment, Kay le sait. Alors elle suit le vieux Salvador Carriscant dans ses délires. Elle est curieuse d’en savoir plus.

C’est vers une histoire d’amour qu’il l’entraîne dans le siècle : la sienne, dont Kay est issue sans le savoir. Il lui fait retrouver Bobby Patton, ex-policier américain de Manille, lorsque les Philippines étaient devenues colonie des États-Unis (mais oui, ce pays qui se flatte de s’être émancipé du colonialisme et qui a fait après-guerre la leçon aux empires européens a bel et bien colonisé les Philippines de 1902 à 1946, après avoir viré les Espagnols !). Sortant une page de magazine qui lui a été envoyée, il montre une femme et dit qu’il doit la rejoindre et que Bobby Patton sait où elle pourrait se trouver. Il la persuade de l’accompagner lorsqu’il va lui rendre visite à Santa Fe, shérif retraité – et Bobby le reconnaît. Ils parlent une heure en privé.

Bobby Patton a confirmé que la femme au second plan était bien elle, celle qu’il ont connue tous les deux, aux Philippines. Carriscant effectue des recherches en bibliothèque et veut aller au Portugal car la photo montre que la femme était l’épouse ou l’amie d’un membre de la diplomatie américaine à Lisbonne en 1927, vingt ans après qu’il l’eût connue. Peu convaincue mais soulagée de prendre quelques vacances après ses déboires de femme architecte dans ce milieu misogyne, Kay le suit. Durant le voyage, il lui raconte son histoire…

Il était jeune chirurgien à Manille au début des années 1900, adepte de l’asepsie des mains et des instruments, au contraire de son patron Cruz et du vieux médecin officiel du gouverneur, Wieland. Ses patients mouraient donc moins et il s’attirait l’ire des deux birbes au bord de la retraite. Son couple va mal, sa femme fuit la couche conjugale après la mort successive de ses parents. Salvador tente d’aller aux putes mais rencontre Wieland au bordel et n’assume pas de devenir comme lui. En fuyant dans une propriété, il est frôlé par une flèche, tirée par une groupe de jeunes américaines qui s’entraînent. C’est l’aventure. L’une d’elle lui assène un coup de foudre. Il cherchera à la revoir, à connaître son nom, à espionner ses faits et gestes.

Mais voilà que deux cadavres de jeunes soldats américains sont découverts nus, poignardés et le ventre entaillé en T au scalpel, le cœur arraché. Qui a commis le crime ? Est-ce lié à une vengeance de la sauvage répression américaine contre la révolte des Philippins en 1898 ? Wieland est fin saoul, comme d’habitude, Cruz introuvable, occupé à disséquer des chiens cherchant la gloire en prouvant qu’il peut recoudre le cœur s’il est atteint d’une plaie au couteau. Le chef de la police, Bobby Patton, fait donc appel au docteur Carriscant pour expertise. Cela conduit le docteur à être présenté au colonel commandant le régiment des deux cadavres – et ce colonel Sieverance à faire appel à lui lorsque sa femme Delphine se plaint de douleurs intolérables au bas-ventre, que les docteurs Cruz et Wieland sont incapables de juguler. Il s’agit d’une appendicite, et Carriscant opère. Avec succès, l’épouse s’en remet et elle est flattée des attentions du docteur chez qui elle a reconnu le mystérieux personnage hirsute, couvert de boue et vociférant qui a failli prendre sa flèche dans la tête.

Pente banale, ils tombent amoureux, lui aveuglé, elle un brin manipulatrice. De chaque côté mariés, ils ne sont pas heureux en ménage et songent à refaire une vie nouvelle ailleurs, loin de Manille. Tout un plan est échafaudé, dans lequel entrent un bateau de contrebandier tenu par un jeune blond, Axel, un aéroplane en construction imaginé par le docteur anesthésiste qui assiste Carriscant à l’hôpital. Il s’agit de simuler la mort de la jeune femme, et pour lui d’annoncer prendre deux semaines de vacances au prétexte d’aller voir sa mère dans la campagne, puis de fuir incognito dans le cargo jusqu’à Singapour avant de joindre l’Europe pour commencer une vie nouvelle.

Évidemment, les circonstances ne permettent pas la réalisation intégrale du plan minutieux. Il s’en est fallu de peu, mais… Delphine « meurt » opportunément comme prévu, un cadavre est mis en cercueil qui n’est pas le sien et elle rejoint le rafiot comme prévu. Mais Salvador s’attarde un peu trop à l’hôpital puis chez lui, et Bobby Patton surgit pour l’arrêter. Le colonel Sieverance a été tué de deux balles et il est soupçonné, ce qui est extravagant, mais il est aussi soupçonné d’avoir été complice du meurtre des deux jeunes soldats retrouvés éventrés. Il est emprisonné, jugé, blanchi du meurtre mais condamné pour complicité des deux autres. Il ne rejoindra pas Delphine enceinte…

Il purge sa peine, seize ans, puis une main anonyme lui envoie cette fameuse page de magazine via son ancien hôpital où il a gardé des amitiés. Il reconnaît la femme en second sur la photo et veut la retrouver. Mais il veut auparavant retrouver sa fille, son épouse ayant renoué les relations sexuelles et étant tombé enceinte elle aussi avant qu’il soit arrêté.

La boucle de sa vie va donc être bouclée. Kay sa fille et lui vont retrouver Delphine et tout sera bien. Le lecteur apprendra, ou devinera, qui a tué qui à la fin.

Un beau roman bien écrit qui passionne par les caractères des personnages, réalistes et minutieusement mis en scène, et par le décentrement dans l’histoire (coloniale) et la géographie (les Philippines).

William Boyd, L’après-midi bleu(The Blue Afternoon), 1993, Point 1996, 416 pages, €7,90

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire)

William Boyd déjà chroniqué sur ce blog

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , | Poster un commentaire

Maurice Daccord, Le préleveur

On m’informe de la parution d’une nouvelle enquête du duo de Crevette et Baccardi. Je ne l’ai pas lue, contrairement aux autres fois. Contrairement aux autres fois, je n’ai eu qu’un faire-part – et je vous en fait part. Cela fait toujours une note en ces temps de vacances scolaires.

« Qu’arrive-t-il à Eddy Baccardi, ? il est à l’hôpital plongé dans une sorte de coma artificiel, entre la
vie et la mort. Colombe, Léon, et Valentina se relaient à son chevet. Les nerfs de Colombe sont à
vif, que va-t-elle devenir sans l’amour de sa vie ?
Heureusement, les secours de la thérapeutique vont tirer Eddy de ce mauvais pas, il va pouvoir
efficacement seconder son ami Léon, le Commandant Crevette, embarqué dans une enquête hors
norme dont il ne voit pas l’issue, et qui pour la première fois semble caler.
Eddy ne sera pas seul, un nouveau venu, le Lieutenant Merlu vient d’arriver dans le service de Léon
Crevette, et ils ne seront pas trop de trois pour trouver le responsable d’une nouvelle série de
meurtres.
Trois, pas tout à fait car une mystérieuse personne qui n’est ni une inconnue de Crevette, ni de
Baccardi, va les guider tout au long de cette enquête.
Après avoir résolu l’énigme de Tantum ergo, percé le Secret des mages du trident rouge, démasqué
le Docteur Tweed dans l’Affaire des flambeaux noirs, Crevette et Baccardi, dans la Lanterne des
morts, vont devoir débusquer celui que toute la presse a baptisé « Le Préleveur ».
Comme les précédents romans, la Lanterne des morts est un polar dans la tradition des romanciers
fétiches de Maurice DACCORD, les auteurs en « ar » : Michel Audiard, Alphonse Boudard,
Frédéric Dard…
Argot, parler caillera, verlan, mauvais jeux de mots, contrepèteries sont au rendez-vous de cette
nouvelle enquête, ainsi que les chansons, toujours présentes.
 » (Faire-part de parution)

Maurice Daccord, Le préleveur, 2024, éditions L’Harmattan avril 2024, 208 pages, €19,00 (lien amazon sponsorisé)

Les autres romans policiers de Maurice Daccord déjà chroniqués que ce blog

Catégories : Livres, Romans policiers | Étiquettes : , , , | 3 Commentaires

Louis-Ferdinand Céline, Guerre

On sait que Céline a fui Paris en 1944 et que son appartement a été « saisi » et occupé par un résistant, Yvon Morandat. Ce gaulliste de gauche devenu brièvement secrétaire d’État auprès du ministre des Affaires sociales, chargé de l’Emploi dans le dernier gouvernement de Georges Pompidou, a occupé l’appartement montmartrois, rue Girardon de 1944 à 1946. Les 5 316 feuillets de la main de Céline sur une étagère sont mis au garde-meuble. Le journaliste culturel Jean-Pierre Thibaudat affirme que Morandat aurait proposé au retour en France de l’écrivain de lui restituer ses écrits, à condition de payer la facture du garde-meuble dans lesquels ils se trouvent. Céline a fait sa mauvaise tête, Morandat aussi – les manuscrits sont restés dans une malle… mais dans la famille Morandat (et non pas au garde-meuble). Volés/sauvés, ils ont été redécouverts par sa fille en 1982, dix ans après sa mort.

Ce sont ces feuillets qui sont publiés en 2022, après transcription difficile, certains mots restant illisibles, d’autres peu clairs. Guerre est le premier tome de la série de redécouvertes et a le mérite de donner une description très proche du réel de la blessure de Louis Ferdinand Destouches en 1914, à 18 ans, dans les Flandres belges, alors qu’il était brigadier des transmissions. Il a été atteint sévèrement d’une balle au bras et projeté par une explosion qui le blessera à la tête ; il aura de constants bourdonnements d’oreille et déclaré invalide à 70 %. Il sera décoré de la médaille militaire.

Le récit, commencé dans le réel, diverge très vite vers le fantasme à la Céline. Le garçon n’a encore que 18 ans et s’engager a été un moyen de s’évader de sa prison parisienne, entre des parents très petit-bourgeois et un métier étriqué dès 14 ans de ciseleur en bijouterie. Il a bien rempli sa mission à la guerre. Lorsqu’il se retrouve à l’hôpital, son obsession, comme celle des autres blessés, est le sexe. Dès le premier soir, il se fait d’ailleurs branler par l’infirmière nommée L’Espinasse, qui se prend d’affection sexuelle pour lui. Une transposition de la véritable infirmière Alice David, affectueuse mais très prude, qui n’aurait certainement pas violé les convenances.

Mais Céline jeune ne pense qu’à ça, son compagnon le plus proche est même qualifié de maquereau qui fait travailler pour lui une jeune Angèle de 18 ans bien roulée. Les bordels et la prostitution sont interdits dans la ville belge proche du front, mais « Cascade » (son nom n’est pas fixé) fait venir sa pute et la met au turbin. Elle se fait les Anglais de l’état-major installé dans la ville. C’est une gagneuse et elle aime baiser. Elle aime aussi arnaquer et fait jouer au jeune Destouches le rôle du mari qui surgit en pleine action pour faire honte au client avide et lui extorquer la forte somme. Un Écossais très blanc et très musclé la chevauche si bien et si longtemps que le pseudo-mari en est fasciné et ne joue pas son rôle. Il est meilleur dans le cas suivant, avec un Anglais propriétaire d’usine qui l’invite à Londres. Ce sera l’objet du prochain manuscrit.

La guerre a été l’épreuve initiatique qui a profondément marqué (et perturbé) Céline l’écrivain. Il en est probablement devenu cynique et pacifiste, découvrant tout ce dont l’humain est capable lorsque les barrières sociales et morales s’effondrent. Il en a pris sa vocation de médecin, désireux de remédier à la misère humaine. Mais aussi probablement sa paranoïa contre les germes qui attaquent la santé, tant les virus et microbes dans le corps que « les Juifs » dans le corps social. Profondément défiant, blessé au point d’être constamment offensé, il ressort de l’expérience brutale de la guerre empli de ressentiment contre la société bourgeoise, la morale conventionnelle et l’hypocrisie sociale. Il sera tenté par le grand remplacement de tous les politicards incapables et affairistes de son temps par l’espoir viril et vigoureux du nazisme. Il n’en a pas mesuré les effets, ni analysé l’esclavage de masse.

Ce manuscrit enfin publié montre aux lecteurs de Céline son style encore en formation, argotique mais sans plus, éjaculatoire constamment, le mélange de comique qu’il voit toujours dans le tragique, germe de ses romans futurs. Guerre a été écrit après Voyage au bout de la nuit mais avant les autres œuvres. Se lit bien pour tous (avec glossaire d’argot en fin de volume) et ravit les céliniens (avec fac-similé de quelques pages manuscrites).

Louis-Ferdinand Céline, Guerre, 1934, Gallimard 2022, Folio 2023, 217 pages, €8,30, e-book Kindle €7,99

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire)

Les œuvres de Louis-Ferdinand Céline déjà chroniquées sur ce blog

Catégories : Livres, Louis-Ferdinand Céline | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , | Un commentaire

Nietzsche contre la vertu des petites gens

En cette quatrième partie, Zarathoustra poursuit son périple sur sa montagne. Il rencontre toutes sortes de gens, symboles de ce qu’il abhorre en ce monde. Le voici pris à partie, dans la vallée de la Mort-aux-serpents, par « le plus laid des hommes ». Il est celui qui a tué Dieu et qui est persécuté pour cela : persécuté par la pitié !

Car déclarer que Dieu est mort (ce qu’a fait Nietzsche) n’est pas suffisant ; il faut aussi condamner toutes les idoles, toutes les illusions, toutes les fausses vertus. « Mais sache-le, c’est moi le plus laid des hommes, -celui qui a les pieds les plus grands et les plus lourds. Partout où je suis passé, le chemin est mauvais. Je défonce et j’abîme tous les chemins. » Mettre les pieds dans le plat n’est pas suffisant… C’est secouer le joug, pas devenir soi-même créateur. Le chameau se métamorphose en lion, il n’atteint pas encore l’état d’innocence de l’enfant.

La pitié est la pire des vertus car elle affaiblit ; la compassion rend misérable, autant que celui auquel elle s’adresse. Compatir avec le plus bas c’est s’abaisser soi-même et rester au bas niveau des autres, alors que ce qui importe est au contraire d’élever. « À grand peine j’ai échappé à la cohue des miséricordieux pour trouver le seul qui, entre tous, enseigne aujourd’hui que la pitié est importune – c’est toi, ô Zarathoustra ! – que ce soit la pitié d’un Dieu ou la pitié des hommes : la pitié est une offense à la pudeur. Et la volonté de ne pas aider peut être plus noble que certaines vertus trop empressées à secourir. » Faire l’aumône, ce n’est pas aimer, c’est mépriser. Mieux apprendre à pêcher le poisson que de donner un poisson.

« Or, c’est cette vertu que les petites gens tiennent aujourd’hui pour la vertu par excellence, la compassion : ils n’ont pas le respect de la grande infortune, de la grande laideur, de la grande difformité. » Ces moutons « sont de petits être gris, dociles et moutonniers. » On leur a appris à compatir, et ils le font, par habitude. Ce sont de petites âmes qui ne sentent pas la grandeur d’être maudit et laid, d’être le meurtrier de Dieu. Ils ronronnent par coutume enseignée depuis le plus jeune âge par la moraline sociale et religieuse. Ils ne pensent pas, il réagissent par réflexe vertueux.

« Trop longtemps on leur a donné raison, à ces petites gens : et c’est ainsi que l’on a fini par leur donner la puissance – maintenant ils enseignent : ‘rien n’est bon que ce que les petites gens appellent bon’. » Ce qui leur a donné raison est le christianisme, Jésus, « ce présomptueux qui depuis longtemps a fait enfler la crête des petites gens – lui qui, en enseignant : ‘je suis la vérité’, n’a pas enseigné une mince erreur. » Ce n’est pas aux petites gens de dire ce qu’est la vertu et la morale. C’est aux gens qui pensent par eux-mêmes, pas ceux qui suivent un gourou, fût-il appelé Fils de Dieu.

Zarathoustra met en garde contre la pitié, cette passion qui rabaisse, et il enseigne : « Tous les créateurs sont durs, tout grand amour est supérieur à sa pitié ». Même si la pitié est un sentiment humain, naturel, une faiblesse humaine, la pitié n’est pas la bonté ni la générosité. « Mais toi-même, garde toi de ta propre pitié ! Car il y en a beaucoup qui sont en route vers toi, beaucoup de ceux qui souffrent, qui doutent, qui désespèrent, qui se noient et qui gèlent. Je te mets aussi en garde contre toi-même », déclare le plus laid des hommes à Zarathoustra. Avoir pitié de la souffrance des autres n’évite pas la souffrance de ces mêmes autres : mieux vaut leur proposer du positif pour s’en sortir ! Douter, de même, est un affaiblissement : non pas douter par méthode, pour mieux penser positif, mais douter pour douter, pour mettre en doute tout, sans cesse critiquer et ne voir que le pire, imaginer des complots, des forces mauvaises contre lesquelles on ne peut (évidemment rien). Au lieu d’agir et de proposer. Compatir aux désespérés c’est se faire nihiliste, rien ne vaut, tout est foutu, no future : est-ce ainsi que l’on offre un but à la jeunesse, une façon de vivre ? Vivre, c’est le contraire de se noyer, de se droguer, de s’anéantir. C’est être positif, agissant, créateur.

La Vierge des Pietà, qui tient le cadavre de son fils nu, crucifié par les hommes, est passive, elle se soumet, elle n’agit pas. Comment d’ailleurs pourrait-elle agir, tant sa condition de femme, sur le pourtour de la Méditerranée, est cantonnée par les hommes et par la Torah, la Bible ou le Coran ? Elle attend tout de Dieu, rien d’elle-même, sinon d’accomplir les rites de l’inhumation. Vains rites, puisque le tombeau sera ouvert et le corps envolé.

Zarathoustra, qui déborde de force, de générosité, invite le plus laid des hommes, le meurtrier de Dieu, à venir dans sa caverne aux mille recoins, et dialoguer avec ses animaux – « l’animal le plus fier et l’animal le plus rusé », l’aigle et le serpent. « Ainsi tu apprendras aussi de moi ; seul celui qui agit apprend. »

Seul celui qui agit apprend : il ne faut pas tout attendre des autres, des parents, de l’État, du système. Il faut agir soi, penser par soi-même, se prendre en main. Les autres aident, mais si l’on veut d’abord s’aider soi-même – ‘aide-toi, le Ciel t’aidera’, dit l’adage populaire. La pitié ne résout rien, c’est une vertu de faible, elle fait l’aumône pour passer à autre chose, au lieu d’avoir « honte » de la misère et d’agir pour y remédier. Zarathoustra a honte devant le plus laid des hommes ; mais il surmonte sa pitié immédiate, par réflexe, et il agit : il propose au plus laid des hommes d’aller dans sa caverne et d’entreprendre de mépriser la pitié pour se reconstruire.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra – Œuvres III avec Par-delà le bien et le mal, Pour la généalogie de la morale, Le cas Wagner, Crépuscule des idoles, L’Antéchrist, Nietzsche contre Wagner, Ecce Homo, Gallimard Pléiade 2023, 1305 pages, €69.00

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire)

Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog

Catégories : Frédéric Nietzsche, Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , | Poster un commentaire

Alberto Moravia, La Ciociara

Une ciociara est une paysanne du sud-est de Rome qui doit son nom à ses chaussures : des ciocie, sandales en rectangle retourné sur le pied et attaché au mollet par des lacets. Cesira a 16 ans lorsqu’elle quitte sa campagne pour se marier et vivre avec son mari à Rome, dans le quartier populaire du Transtevere, où il tient une petite boutique d’alimentation. Il est plus âgé qu’elle et, après lui avoir enfourné une fille, va batifoler ailleurs. Mais Cesira est heureuse, ils habitent l’appartement au-dessus de la boutique et elle n’aime rien tant que faire le ménage et la cuisine, briquer et lustrer avant d’aller au marché. Le sexe ne l’intéresse pas et, lorsque sa fille est née, elle aime à s’occuper d’elle tout en tenant les comptes de la boutique.

Mais son mari est vieux et meurt ; le fascisme mussolinien vit ses derniers mois ; les Allemands s’approchent de Rome pour l’occuper près la chute de Mussolini tandis que les Alliés débarquent en Sicile. Il faut quitter la ville où la pénurie alimentaire menace et se réfugier à la campagne, où il y a toujours quelque chose à manger. La fille, Rosetta, a désormais 18 ans et un fiancé parti combattre en Yougoslavie ; elle est belle et saine, douce et croyante. Toutes deux prennent le train vers le sud pour aller dans le village de Cesira, mais elles ne parviennent pas à destination car la voie est coupée par les bombardements. Il faut marcher, les valises sur la tête, ainsi que les femmes portent les charges lourdes à la campagne.

Les petites villes et villages ont été évacués et sont déserts. Les orangeraies masquent les fermes isolées, où il faut trouver refuge avant d’aller plus loin. Cesira et Rosetta s’installent chez une vieille flanquée d’un mari idiot et de deux fils déserteurs, louches et vulgaires. Mais il faut faire avec. Tout va bien tant qu’on a de l’argent et Cesira, prévoyante, a emporté tout ce qu’elle n’a jamais mis dans aucune banque. Mais la ferme est crasseuse, la paillasse dans la grange grouille de punaises, les repas payés se composent d’une soupe de pain. Et surtout, les fils commencent à reluquer la jeune fille. Il faut fuir.

Reprenant leurs valises un tôt matin, les deux femmes se dirigent vers la montagne. Un berger rencontré, après avoir ignoré ces réfugiées, prête l’oreille dès que Cesira lui dit qu’elle peut payer. Il les emmène dans un hameau de montagne, des cabanes construites par les bergers où une partie du village s’est réfugié pour fuir les Allemands et attendre la fin de la guerre. Ils vivent de peu, mais descendent régulièrement acheter farine, haricots, saucisses et saindoux à ceux qui peuvent encore vendre ; les paysans, qui ont rarement vu d’argent, sont fascinés par les billets et commercent volontiers. Cesira achète et fait provision sachant que l’argent se dévalue et qu’il ne se mange pas. La rareté progressive due aux rafles alimentaires des Allemands va faire monter les prix.

La guerre se prolonge et les mois passent ; les réfugiés en sont réduits à manger des herbes de la montagne et à négocier âprement les rares fromages que les bergers produisent. Les gens se replient sur leur maisonnée et c’est le chacun pour soi des périodes de famine. Les deux femmes, qui occupent une masure qui sert la journée au métier à tisser de la fille du propriétaire, se lient d’amitié avec le fils, Michel, un étudiant à lunettes déjà docteur (probablement en droit) et qui n’a pas été mobilisé. Il est naturellement antifasciste et même pro-communiste, mais Cesira, qui sait à peine lire, se moque de la politique. Ce qui lui importe, c’est l’ordre qui permet le petit commerce, tout le reste ne l’intéresse pas.

Les jours passent, des réfugiés aussi qui vont toujours plus vers le sud par les montagnes où les Allemands peinent à s’aventurer. Deux Anglais qui ont saboté des lignes n’ont pu rejoindre leur navire et sont recueillis par les deux femmes une journée, mais elles ne peuvent faire plus, faute de nourriture et par crainte des Allemands. Dont deux spécimens viennent d’ailleurs dès le lendemain, sur dénonciation. Ils ne trouvent évidemment personne mais le risque est grand : ils raflent en général tous les hommes en âge de travailler pour les envoyer en camps de construction pour défendre Rome. Michel y échappe de peu et va se cacher plusieurs semaines dans la montagne, ne revenant qu’à la nuit pour repartir au petit jour. Les deux femmes le suivent, cela brise la routine du hameau de bergers et elles aiment l’entendre discourir.

Il sera cependant pris par sa curiosité, venant voir un groupe d’Allemands qui ont fui les combats qui se rapprochent et les bombardements alliés des canons et des avions. Ils veulent rallier Rome par la montagne et exigent un guide. Ce sera Michel. Son père veut partir à sa place, mais pas question, les Allemands préfèrent la jeunesse. Il les guide mais ne reviendra pas, les nazis sont impitoyables avec les sous-hommes.

Comme la guerre est désormais sur eux et que les obus tombent sur le hameau, tous décident de redescendre dans la plaine où, au moins, « les Anglais » pourront leur assurer des vivres. Telle est la croyance véhiculée par la rumeur. Et en effet, les soldats américains donnent des boites de conserve aux habitants, en plus de caramels et de cigarettes. Mais, une fois partis plus au nord lorsque le front se déplace à mesure du recul allemand, c’est à chacun de se débrouiller.

Les goumiers marocains du général français Juin succèdent aux Américains et les deux femmes, qui cherchent à rejoindre le village des parents, en rencontre une bande alors qu’elles se reposent dans l’église du village. Elles sont immédiatement violées, surtout Rosetta, jeune et fraîche, sur laquelle passe tout le peloton. Ce sont les « maroquinades » d’après la bataille du Monte Cassino, longtemps mises sous le tapis par les gouvernements. Le commandement a, sinon laissé faire, du moins mollement réagi : les Italiens étaient coupables parce que fascistes et alliés proches des nazis ; ils ont payé. Ce sont à Naples les jeunes garçons (raconté par Malaparte), dans les campagnes les jeunes filles (raconté par Moravia).

Une fois déflorée et saccagée, Rosetta ne sera plus jamais la même. Elle devient indifférente, perd la foi (violée sous l’autel et l’image de la Vierge qui n’a rien fait pour la protéger !), et se prend à aimer avidement le sexe. Elle veut reproduire avec tous les hommes jeunes et plusieurs fois par jour ce que les Marocains lui ont fait subir. Cesira, femme mûre, a empoigné les couilles de son violeur qui l’a assommée ; elle n’a donc pas été pénétrée. Elle ne comprend plus sa fille, d’âme virginale devenue putain. Les deux vont entrer à Rome grâce aux relations de Rosetta avec les garçons, d’abord un chauffeur de car, puis ceux de la ferme où elles avaient été accueillies avant la montagne. La jeune fille a des rapports avec chacun d’eux, parfois à plusieurs successivement. Bizarre qu’elle ne tombe pas enceinte.

Le roman se termine par le retour à Rome avec un chauffeur de camion respectueux, qui les a prises avec lui alors que l’un des fils de la ferme, qui conduisait le car, ait été tué par des rançonneurs de la route qui profitaient de l’absence d’ordre pour établir le leur, comme dans toutes les guerres. Le lecteur ne saura pas si l’appartement et la boutique de Rome sont encore debout, après les bombes et les pillages, mais une nouvelle vie commencera.

L’intérêt de ce roman est l’expérience humaine de la guerre vue à ras de terre, avec la mentalité basique d’une paysanne qui a connu la ville. Cesira sait ce qu’est la vie, les dangers, la terre. Elle sait qu’il faut de l’argent, mais qu’il est préférable d’accumuler de quoi manger ; elle sait que les hommes sont avides des femmes et qu’il faut s’en défier et s’en protéger ; elle sait que la famille reste encore le plus refuge, avec la campagne.

Peut-être connaîtrons-nous un prochain jour ce bouleversement de la guerre sur notre sol, malgré le nucléaire, comme nos grands-parents l’ont connu lors de la dernière. Cette façon de voir de Cesira reste donc une leçon éternelle.

Vittorio de Sica en a fait un film, mais en rabaissant l’âge de Rosetta à 13 ans, ce qui était plus vendeur.

Alberto Moravia, La Ciociara, 1957, J’ai lu 1999, 350 pages, occasion €2,82

DVD La ciociara – la paysanne aux pieds nus, Vittorio De Sica, 1960, avec Sophia Loren, Eleonora Brown, Jean-Paul Belmondo, Raf Vallone, Carlo Ninchi, Andrea Checchi, LCJ Editions & Productions 2015, 1h40, €11,90

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire)

Alberto Moravia déjà chroniqué sur ce blog

Catégories : Cinéma, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , | Poster un commentaire

Mary Higgings Clark, Ce que vivent les roses

Kerry McGrath est procureuse et son mentor, le sénateur Jonathan Hoover, envisage pour elle de la faire nommer juge. Elle est divorcée et mère d’une fille de 10 ans, Robin. Son ex-mari, Bob, ancien procureur, est devenu avocat des malfrats, notamment d’un certain Jimmy Weeks, affairiste sans scrupule qui n’hésite pas à commanditer des gros bras pour intimider ou tuer.

Robin a eu un accident de voiture avec son papa, qui conduit trop brutalement, et elle n’avait pas attachée vraiment sa ceinture. Blessée au visage, elle est soumise aux soins du docteur Charles Smith, chirurgien esthétique réputé. Il la soigne, elle n’aura aucune séquelle, sa beauté sera préservée. C’est que le docteur Smith attache une importance vitale à la beauté ; elle est pour lui comme une porcelaine fragile qu’il faut préserver. D’ailleurs passe, au sortir de son cabinet, une stupéfiante belle jeune femme, refaite du visage. Kerry se dit qu’elle l’a déjà vue quelque part, mais où ?

Cela la turlupine, et elle finira par faire l’association d’idée avec un crime commis jadis, dont elle a condamné le coupable selon la justice, celui de Suzanne Reardon, épouse de Skip l’entrepreneur. Suzanne était magnifique vivante, mais horrible en cadavre avec les yeux exorbités et la langue pendante. Elle a été étranglée et une brassée de rose de la race Sweetheart répandue sur elle (d’où le titre en américain). La fille que Kerry a vue chez le docteur Smith ressemblait trait pour trait à Suzanne. D’ailleurs, elle ne tarde pas a à apprendre que la Suzanne assassinée était sa fille…

Elle se penche alors sur l’accusé Skip Reardon, désormais en prison, et qui en a pour trente ans. Est-ce vraiment lui le coupable ? Il jure que non, les jurés ont été d’un avis opposé, mais l’enquête a-t-elle été au bout ? Kerry va donc la reprendre sur son temps libre. Elle ne tarde pas à s’apercevoir que personne ne veut plus en entendre parler, ni son patron qui aspire au poste de gouverneur et voit d’un sale œil surgir le spectre d’une erreur judiciaire sous sa responsabilité, ni son mari Bob que son client malfrat presse de faire abandonner Kerry, ni son mentor le sénateur Hoover qui fait suspendre sa nomination comme juge, ni le docteur Smith qui commence à filer sa nouvelle réussite esthétique dans la rue.

D’ailleurs, Robin se fait poursuivre dans la rue par une voiture qui fonce sur elle après que son conducteur l’ait prise en photo… Il en faut plus pour impressionner la procureuse qui désire devenir juge. Elle prend toutes les précautions possibles pour sa fille et va de l’avant. Elle reprend les témoignages écartés, comme celui de la voisine en face de la maison du crime, qui a vu le soir une voiture noire arrêtée devant la maison. Et le petit garçon handicapé de 5 ans qu’elle gardait qui s’est exclamé : « c’est la voiture de grand-père », signifiant par là que c’était un vieux modèle. Aidée de Geoff, un avocat encore célibataire, devenu ami et qui se prend de béguin pour elle, et de son enquêteur Joe, elle va creuser l’affaire.

Et découvrir la vérité.

Le roman est bien ficelé mais les personnages surgissent à profusion, ce qui déroute au début. On se demande ce que viennent faire Grace, l’épouse du sénateur, Jason Arnott, le dandy richissime qui aime les belles choses, Haskell le comptable qui cherche à se dédouaner, et ainsi de suite. Les coupables potentiels du meurtre de Suzanne sont au moins quatre et le lecteur ne peut décider entre eux jusqu’à ce que cela s’éclaire sur la fin. Tous les fils se nouent pour un final imprévu. Un bon cru Clark des années 1990.

Mary Higgings Clark, Ce que vivent les roses (Let Me Call You Sweetheart), 1995, Livre de poche 1998, 316 pages, €7,90, e-book Kindle €7,49

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire)

Les romans policiers de Mary Higgings Clark déjà chroniqués sur ce blog

Catégories : Livres, Romans policiers | Étiquettes : , , , , , , , | Poster un commentaire

Frank Thiess, Tsoushima

Ne cherchez pas ce livre en librairie, il a disparu. Seuls en subsistent des occasions, cachées dans les recoins poussiéreux des greniers ou en librairies spécialisées. Le site Gallica ne le référence pas. On peut quand même trouver en français (gratuitement) le rapport de l’amiral japonais Togo sur la bataille navale de Tsoushima. Traduit en 1943 en français, le journal La Croix en a fait un compte-rendu le 21 mars 1943, entre autres.

Frank Thiess, né en 1890 en Livonie, était écrivain allemand « émigré de l’intérieur », autrement dit passif face au régime nazi, mais pas sympathisant. Il est mort en 1977. Il fait dans ce livre le récit vivant et détaillé de la défaite russe face au Japon en 1905, événement qui sera le prélude de la révolution bolchevique, de la guerre de 14 et de l’impérialisme nippon – rien que ça.

Il faut replacer l’affaire dans son contexte. Le Japon avait envahi et occupé la Corée contre la Chine ; la Russie était interve­nue pour saisir certaines possessions gagnées par les Japonais et protéger la voie de chemin de fer du Transsibérien jusqu’à son port de Vladivostok. Le Japon avait signé en 1902 une alliance avec le Royaume-Uni qui s’engageait à ne pas soutenir d’éventuelles interventions occidentales. Russie et Japon étaient en protectorat commun en Corée, mais lors de la révolte des Boxers chinois en 1900, la Russie a envoyé des troupes en Mandchourie et y est restée. D’où l’ire des Japonais qui voyaient la Corée menacée. Ils attaquent donc Port-Arthur en 1904 et vont peu à peu gagner contre l’empire russe, au grand étonnement de l’Europe et de la Russie du tsar : comment, ces nains jaunes à peine sortis du Moyen Âge seraient capables d’aligner de puissants cuirassés mieux blindés que les dernières fabrications russes, avec des canons de plus grande portée et une poudre nouvelle plus explosive ?

Mais oui… Une fois de plus, le mythe de la puissance russe en prend un coup – Elsa Vidal l’a récemment rappelé. Le nain jaune est vainqueur du géant blanc. Malgré une résistance acharnée des Russes laissés à eux-mêmes à Port-Arthur par une cour tsariste frivole, des ministres incapables et un tsar Nicolas II velléitaire et effrayé, la citadelle menace de tomber et les bateaux de guerre d’être tous détruits. Devant cette éventualité incroyable, qui en fait la risée de la presse du monde entier, « le tsar » (ou plutôt sa camarilla) décide d’envoyer une expédition de secours depuis la Baltique, en passant par le canal de Suez et le cap de Bonne-Espérance. Sous les ordres de l’amiral Rojestvensky, la flotte russe va mettre des mois à arriver. Port-Arthur tombe en janvier et la flotte n’arrive trop tard, que fin mai.

Frank Thiess note avec délices tous les retards dus à l’imbécilité stratégique des fonctionnaires de Saint-Pétersbourg, aux rivalités de clans autour du tsar, à l’indécision constante de celui-ci, au mauvais état du matériel, au je-m’en-foutisme (déjà !) de l’ouvrier russe tourmenté de ressentiment contre le pouvoir, de l’impréparation crasse des moujiks enrôlés comme marins, au matériel mal conçu, mal testé, souvent en panne – l’éternel problème russe, qui se poursuivra à l’ère soviétique et après…

Déjà, à Port-Arthur, l’amiral Eugène Alexeieff, fils naturel du tsar Alexandre II, avait été nommé commandant en chef des forces navales d’Extrême-Orient par faveur. C’était un satrape mais un mauvais chef. « Il ne comprit jamais que le personnel compte plus que le matériel, et que l’élément le plus précieux ne s’achète pas à coups de millions. Il ne se dit pas que c’est l’homme derrière le canon qui gagne la bataille bien plus que le calibre de sa pièce d’artillerie. Piètre chef, il était incapable de former, d’entraîner et encore moins d’enflammer des hommes. Il ne leur demandait que d’être présents et d’obéir, quand il aurait fallu, au contraire, les faire naviguer, les exercer sans cesse, leur inculquer une doctrine, pratiquer un contrôle de détail direct et serré. Mais Alexeieff pensait que c’était là besogne indigne d’un potentat tel que lui » p.15. Tout est dit du commandement « à la russe » ; on y voit un parallèle saisissant avec Staline – et avec Poutine. Seuls comptent les pourcentages, pas la mentalité. En satrapie, le nombre de gros canons suffit au satrape, incapable de motiver ses hommes, qu’il considère comme des moujiks ignorants et soumis.

L’amiral Rojestvensky est compétent, patriote et organisateur hors pair. Mais comment lutter seul contre des moulins ? « Dans son journal, le lieutenant Sverbéieff, aide-de-camp de l’amiral, excuse la dureté, l’amertume et le mutisme de son chef. ‘On ne lui laissait pas faire son devoir’, dit-il, ‘et en même temps on exigeait qu’il fit plus que son devoir ; on laissait reposer sur lui toute la responsabilité de l’entreprise et on lui coupait à chaque instant l’herbe sous le pied par des manœuvres maladroites et des instructions contradictoires ; on le lançait vers l’ennemi avec un lot de mauvais bateaux et en même temps on freinait sa course par une incessante séquelle d’erreurs et de tracasseries’ » p.147. Voilà ce que dénonçait plus récemment Prigogine – le satrape d’aujourd’hui le fit assassiner d’une bombe en plein vol.

Rojestvensky devra attendre sur ordre une troisième escadre faite de vieux bateaux de guerre retapés au lieu de foncer directement vers Port-Arthur ; il devra faire du charbon ici ou là malgré les tracasseries de l’Angleterre, alliée des Nippons, qui dissuade les puissances neutres comme la France d’autoriser le ravitaillement (tandis que la diplomatie russe, trop molle, ne réagit pas). Puis il fera son devoir, sachant que ses croiseurs les plus modernes sont inférieurs à ceux de l’amiral Togo, qu’ils vont moins vite, que ses canons visent sans télémètres et tirent moins rapidement que les canons anglais adoptés par les Japonais, que sa radio russe (choisie contre Marconi) est obsolète, et que ses rafiots rafistolés seront tous coulés.

Un mélange d’obstacles et de malchances, en même temps qu’un fatalisme très orthodoxe, font que la défaite est inévitable. Dans le détroit de Tsoushima, entre le sud de la Corée et le Japon, les deux flottes se rencontrent et s’affrontent. La bataille est tragique, dans l’honneur pour l’amiral, à qui son homologue Togo rendra hommage au Japon même. On peut la lire sur Wikipédia car on ne l’apprend plus en classe et nul n’en parle plus guère. Et le livre de Frank Thiess n’est pas réédité.

La Russie est vaincue. Par les maux même de sa tradition : croire que le nombre vaut mieux que la qualité, tant en matériel qu’en hommes ; que la stratégie centralisée en chambre est préférable à l’initiative sur le terrain ; que l’honneur sauvera la sainte Russie et sa civilisation sans qu’on fasse ce qu’il faut pour enthousiasmer les hommes, simples rouages. Des maux qui semblent venus de loin et qui perdurent : la chute démographique, l’alcoolisme, les suicides, la fuite vers l’exil, le ressentiment caché contre le pouvoir, le retrait intérieur.

Frank Thiess, Tsoushima – une poignante épopée de la mer, 1936, traduit de l’allemand par D. Geneix, Flammarion collection L’aventure vécue, 1956, 313 pages

Catégories : Géopolitique, Livres, Russie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , | Poster un commentaire

Nathan Devers, lauréat du 88e prix Cazes

Le 88e prix Cazes 2024 a été attribué le mercredi 10 avril à Nathan Devers pour son essai Penser contre soi-même (Albin Michel). Il était en lice avec sept autres candidats des deux (ou plus) sexes, dont cinq femmes.

Nathan Naccache, dit Devers, a 26 ans, il est agrégé de philosophie depuis quatre ans et se dit particulièrement influencé par la pensée de Martin Heidegger. Il est déjà l’auteur de cinq livres, dont Les Liens artificiels, un roman sur le thème du métavers, sélectionné pour le Goncourt des lycéens en 2022.

La brasserie Lipp, au 151 boulevard Saint-Germain, à deux pas de Science Po, célèbre pour être le lieu où Mehdio Ben Barka a été enlevé par des barbouzes en 1965, accueillait le prix littéraire au nom de l’un de ses anciens propriétaires, Marcelin Cazes. Le prix a été créé en 1935 et les plafonds peints de Charley Garry comme les banquettes en moleskine marron permettent, en rang serré, de contenir les invités avec vin et champagne, petits fours brasserie. Il y avait du pâté en croûte, des canapés de tarama au zeste de citron, du jambon fumé, des canapés de foie gras et des mignardises en dessert.

Le prix est doté d’un chèque de 4 000 € et de vingt repas gratuits à la brasserie. Outre la notoriété qui va avec, cela va de soi. On pouvait noter dans l’assistance Christophe Barbier et sa fameuse écharpe rouge, Daniel Sibony et son chapeau qui ne le quitte jamais, la svelte attachée de presse Guilaine Depis en robe rouge vermillon et son bijou barbare au cou, Eric Durand-Billaud, auteur de L’amputation, Xavier Blanchot, propriétaire de l’hôtel La Louisiane, venu en voisin, ainsi que le blogueur sur vingt ans Argoul. Entre autres.

Penser contre soi-même est un livre de philosophie existentielle. Le prière d’insérer Albin Michel expose : « Intense et puissant, avec sa poésie mais aussi sa violence, ce récit est une vibrante invitation à philosopher, c’est-à-dire à penser contre soi-même. Une quête universelle et pourtant difficile : le désir d’échapper à ses préjugés, de bouleverser ses certitudes, d’aller au-delà de l’identité déterminée par sa naissance. C’est l’histoire d’une rupture vécue comme une aurore. Ou comment donner du sens à un monde qui en manque. »

Le Grand face à face de France Inter vous permet de l’écouter en reprise comme invité du débat (au bout de 30 mn).

Nathan Devers, Penser contre soi-même, 2024, Albin Michel, 390 pages, €20.90, e-book Kindle €14.99

(Mes commentaires sont libres, seuls les liens sont sponsorisés Amazon Partenaires)

Catégories : Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , | Poster un commentaire

John Knittel, Amédée

« L’un des plus grands romanciers de notre époque », disait Romain Rolland de l’écrivain suisse né en Inde John Knittel. Je ne trouve pas. Romain Rolland était trop conventionnel, trop inséré dans son époque, pour voir l’avenir. Knittel est passé de mode : tout, dans ses sujets, son style, sa description « naturelle » des mœurs, est renvoyé à son temps.

Amédée est un jeune homme devenu ingénieur par la force de sa volonté. Il est orphelin de père parce que sa mère a tué son mari après avoir été mise enceinte par son beau-fils amant (objet du roman précédent, Thérèse Etienne). Le fils unique doit vivre avec l’opprobre social, sa mère au bagne. Élevé par un oncle pasteur, il devient cependant un mathématicien pratique accompli, beau, bien fait, énergique… Un homme nietzschéen comme l’entre-deux guerres en produisait en Europe.

Mais il est seul, inapte à l’amour, ou du moins la vie sociale de couple. Pauline, sa voisine d’enfance à la campagne, en tombe amoureux, mais il rompt brutalement : il ne peut pas. Des années se passent, Pauline s’est mariée à 19 ans, par dépit, avec Gusti, le prototype du Suisse content de lui, amateur de charcutailles et de bonne bouffe, maniaque, fonctionnaire et conventionnel en diable, qui n’aime que faire des économies.

Pauline n’en peut plus lorsqu’elle revoit par hasard le bel Amédée. Il a obtenu l’ingénierie en chef d’un projet de barrage d’une haute vallée suisse, le Rossmer, destiné à fournir de l’énergie à tout le pays. Car l’énergie, tout est là : pas de prospérité sans énergie, pas d’économie ni de confort sans énergie. L’eau est la meilleure des énergies car naturelle et coulant tout en force, si elle est bien canalisée dans des turbines issues de la technique ingénieuse des hommes. Amédée sait que le pétrole s’épuise déjà. Il est à fond productiviste – mais aussi idéaliste.

Il reprend à son compte l’utopie d’un Herman Soergel, né allemand en 1885 et mort à 62 ans percuté à vélo dans une ligne droite par une voiture qui n’a jamais été retrouvée… Il faisait de l’ombre aux puissances. Car son projet était d’assécher en partie la Méditerranée par un barrage géant à Gibraltar pour récupérer des terres cultivable et alimenter en énergie hydroélectrique l’Europe et l’Afrique devenu continent reconstitué : Atlantropa. L’équivalent du continent américain et du continent asiatique en kilomètres carrés. Cette énergie abondante devrait apporter la paix, chaque ex-empire ayant intérêt à la prospérité. Je me demande ce qu’en a pensé Staline, ou Hitler… D’autant que l’utopiste a oublié carrément l’évolution de la démographie : en son temps, l’Europe était pleine et l’Afrique vide ; ce n’est plus le cas du tout, au contraire ! Atlantropa ou le métissage généralisé ?

Cet idéalisme du grand projet est l’un des thèmes du roman, qui veut promouvoir une idée. On comprend mieux la remarque de Romain Rolland, prix Nobel de littérature 1915, lui aussi humaniste poussé à faire communier les hommes par la technique et l’économie, via des héros pacifistes. Il a malheureusement terminé comme « idiot utile » de l’URSS à la fin de sa vie… Il croyait à l’avenir radieux – que l’on attend encore sous Poutine.

Amédée croit cependant en l’Europe à construire, à unifier par l’énergie et les grandes voies de communication, ce qui était prémonitoire, mais ne se fera qu’après une sale guerre nazie. Il a fallu vaincre le nationalisme pour cela. Et cela recommence : la Russie de Poutine ne veut pas être assimilée à l’Europe, par orgueil de mafieux arrivé. Pas question d’unifier par l’énergie et les grandes voies de communication le continent de l’Atlantique à l’Oural.

Pauline quitte donc brusquement son mari Gusti pour aller loger sur le chantier d’altitude où travaille Amédée et l’équipe qu’il a su fédérer autour de lui. Son charisme et son attention aux autres suscite l’enthousiasme des jeunes hommes, qu’il incite à se muscler physiquement et mentalement, et Pauline aimerait bien qu’il lui porte autant d’attention. Mais Amédée ne vit que pour le projet qui le consume. Le barrage terminé, il est vidé, malade. Pauline le soigne et il lui garde toute son amitié, mais pas au-delà. D’ailleurs elle n’est pas divorcée, son Gusti ne veut pas pour la punir par des chaînes. Ce n’était pas la femme qui décidait, en Suisse, avant-guerre.

Le roman se termine abruptement, comme si son auteur s’apercevait qu’il avait écrit déjà trop de pages. Tels des cow-boys solitaires, Amédée et Pauline s’éloignent l’un derrière l’autre, sur le glacier des hautes cimes. Pour quel avenir ? Mystère. L’histoire entre ces deux caractères pâtit du moralisme pacifiste du Projet d’Atlantropa ; il n’est jamais bon de mêler un prêche à un roman. Mais cette description de la mentalité optimiste d’avant-guerre nous parle de nos jours car nous sommes peut-être aussi en avant guerre. Poutine n’’st pas Hitler, mais il pense et il agit comme lui : par la force, la séduction et le mensonge.

John Knittel, Amédée (Power for sale – Amadeus), 1939, Livre de poche 1967, 500 pages, occasion €6,99

Attention sur Amazon aux langues des éditions, parfois la couverture est celle du Livre de poche en français mais le livre envoyé est en anglais ou en allemand. Mes liens tiennent compte de ce problème.

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire)

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , | Poster un commentaire

Le pape est hors-service, dit Nietzsche

Le pape qui donne des leçons de morale à tout le monde est hors de service, dit Nietzsche, parce son dieu est mort. Zarathoustra poursuit sa route dans la montagne et rencontre un homme en noir, de l’affliction masquée sur le visage.

« Déjà un autre nécromant passe sur mon chemin, – un magicien quelconque qui impose les mains, un sombre faiseur de miracles par la grâce de Dieu, un onctueux diffamateur du monde : que le diable l’emporte ! Mais le diable n’est jamais là quand on aurait besoin de lui : toujours il arrive trop tard, ce maudit nain, ce pied bot ! Ainsi sacrait Zarathoustra. » Comme quoi Nietzsche a de l’humour, même dans les choses graves.

Le vieux en noir est le dernier pape. Il a servi Dieu jusqu’à sa mort, car Dieu est mort, et il se retrouve seul. « À présent, je suis hors de service, je suis sans maître et néanmoins je ne suis pas libre. » Car il l’aimait, ce Dieu, et l’amour attache, même par-delà la mort. Et il cherche un nouvel asile, une nouvelle foi. Or l’ermite qu’il cherchait dans la forêt est mort lui aussi, les loups qui hurlaient le lui ont appris.

Zarathoustra veut savoir comment Dieu est mort. « Est-ce vrai ce qu’on raconte, que c’est la pitié qui l’a étranglé ? – à la vue de l’homme crucifié, parce qu’il ne supporta pas que l’amour pour les hommes devint son enfer et enfin sa mort ? » questionne Zarathoustra. Le vieux pape ne répond pas mais son visage est expressif.

Il avoue : « C’était un Dieu secret, plein de mystère. En vérité, son fils lui-même ne lui est venu que par des chemins détournés. A la porte de sa croyance il y a l’adultère. Celui qui le loue comme un Dieu de l’amour ne se fait pas une idée assez haute de l’amour lui-même. Ce Dieu ne voulait il pas aussi être juge ? Mais celui qui aime, aime au-delà du châtiment et de la récompense. Lorsqu’il était jeune, ce Dieu d’Orient, il était dur et altéré de vengeance, et il s édifia un enfer pour distraire ses favoris. Mais il finit par devenir vieux et mou et tendre et compatissant, ressemblant davantage encore à une vieille grand-mère branlante. Il était assis au coin du feu, ridé, soucieux à cause de ses jambes faibles, fatigué du monde, las de vouloir, et il finit par étouffer un jour de sa trop grande pitié. »

Nietzsche résume ainsi les raisons de croire que Dieu est mort. Il n’était pas clair mais confus, « équivoque ». Il en a voulu aux hommes. « Que ne nous en a-t-il pas voulu, haletant de colère, de ce que nous l’ayons mal compris ! Mais pourquoi ne parlait-il pas plus clairement ? Et si la faute en était à nos oreilles, pourquoi nous a-t-il donné des oreilles qui l’entendaient mal ? » La faute n’est pas aux hommes mais à leur créateur, « ce potier qui n’avait pas fini son apprentissage. »

A ces mots, le vieux pape s’écrie : « Ô Zarathoustra, tu es plus pieux que tu ne le crois, avec une telle incrédulité. Je ne sais quel Dieu en toi t’a converti à ton impiété. N’est-ce pas ta piété même qui t’empêche de croire à un Dieu ? Et ta trop grande loyauté finira par t’entraîner par-delà le bien et le mal  ! » Là est le danger, Nietzsche/Zarathoustra le sait : transformer l’ancienne croyance en une croyance nouvelle, devenir un nouveau pape ou gourou pour une secte de disciples avides de croire plutôt que de penser par eux-mêmes.

Zarathoustra prophétise, il ne veut pas devenir dieu. Il montre la voie – comme le Bouddha – mais reste un homme. Même si cet homme tend à devenir, à être « supérieur » à ce qu’il fut, à préparer le sur-homme.

Nietzsche a été influencé par le bouddhisme, dont les textes étaient traduits en son siècle. Pour le Bouddha, qui était au départ le prince Gautama, il faut faire ses propres expériences pour découvrir la Voie vers la sagesse. Pour Bouddha, elle est renoncement aux illusions qui engendrent la souffrance, une fusion progressive avec le grand Tout. Ce qui serait un nihilisme s’il n’y avait les bodhisattvas : ce sont des hommes éveillés, devenus sages au-delà des illusions, qui n’entrent pas dans le grand Tout pour aider les humains à trouver leur voie en diffusant leur sagesse.

Ainsi, même s’il y a tentation d’être divinisé, comme le vieux pape le lui propose, Zarathoustra ne veut pas de statue. Il veut enseigner, puis qu’on le quitte. Que chacun trouve sa propre voie par sa propre réflexion, ses passions et ses instincts. La vie aveugle pousse toujours vers le haut ; il suffit de lui céder. C’est un bon instinct que celui de vie.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire) :

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra – Œuvres III avec Par-delà le bien et le mal, Pour la généalogie de la morale, Le cas Wagner, Crépuscule des idoles, L’Antéchrist, Nietzsche contre Wagner, Ecce Homo, Gallimard Pléiade 2023, 1305 pages, €69.00

Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog

Catégories : Frédéric Nietzsche, Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , | Poster un commentaire

Maxime Chattam, La constance du prédateur

Maxime Chattam renoue avec ses obsessions de jeunesse : les tueurs en série. Il met cette fois en scène un tueur multiple, intelligent, insaisissable, issu inévitablement d’une enfance malheureuse et même perverse. Le meurtrier est fort, méticuleux, précis, il ne laisse pas de traces. L’ADN, « reine des preuves » depuis trente ans, devrait aider mais… il n’est pas fiable à cent pour cent. Ici, il est même déconcertant…

Tout commence par une phrase sibylline : « Claire n’aimait pas sucer ». Mais ce n’est pas ce que vous croyez, il s’agit de sucre et d’une adote dans un bus clapant de la langue sa sucette avec des bruits mouillés. Un substitut freudien, peut-être, qui agace clairement Claire. L’infirmière rentre chez elle et, à sa porte, se fait enlever. Le tueur a encore sévi. Il va s’en servir quelques jours, jusqu’à épuiser sa jouissance, puis l’étrangler dans l’orgasme, comme il l’a appris dès son plus jeune âge.

Le décor est posé, les personnages entrent en scène. C’est d’abord Ludivine, la lieutenante criminelle qui passe au DSC, le Département des sciences du comportement, une section de profilage nouvelle chez les gendarmes français. Ludivine Vancker n’en est pas à sa première enquête, Maxime Chattam l’a déjà mise en scène dans des situations limites, glauques comme il les aime, dans trois autres volumes précédents (La conjuration primitive, La patience du diable, L’appel du néant).

La gendarmette, experte en combat rapproché, vient de rentrer de vacances après une enquête qui l’a fort éprouvée. Elle a trouvé entre les bras de Marc, capitaine DGSI (le Renseignement intérieur) la protection et le réconfort que toutes les femmes normales de l’auteur recherchent selon lui (il a demandé conseil à sa compagne). Sitôt de retour à la brigade, direction le chef : elle est mutée illico au DSC à Pontoise, ils ont besoin d’elle immédiatement.

C’est du lourd. Avec sa cheftaine capitaine Lucie, direction l’hélicoptère qui file vers l’est. Ludivine a à peine le temps d’être briefée, un paquetage de fortune lui est attribué pour quelques jours et qu’elle puisse se changer. C’est qu’une vingtaine de cadavres ont été découverts dans une mine d’aluminium désaffectée. Certes aux puits obturés, mais pas noyée comme les autres, pour ne pas polluer les nappes phréatiques. Le béton a été fissuré, on s’est introduit dans les galeries, à plusieurs reprises, et des cadavres ont été déposés là. C’est un photographe local qui aime prendre des lieux isolés et des ruines macabres de l’abandon industriel qui a prévenu les gendarmes.

Ce sont toutes des femmes, jeunes, entre 20 et 40 ans, pas moins de dix-sept, habillées mais sans aucun sous-vêtements. Des croix ont été tracées avec du sang sur les murs, puis effacées. Mais le fameux bluestar les révèle. La gendarmerie est à la pointe de la technique désormais (Chattam en rajoute un peu) et son labo mobile est capable d’analyser l’ADN en 48 h pour un coût modeste. Un ADN est justement révélé dans chaque vagin – mais aussi un objet curieux et symbolique, un crâne de piaf. Aucune référence dans la base de donnée du Fnaeg, le fichier des empreintes génétiques qui ne date guère que de vingt ans. Car les corps remontent aux années 1970.

Mais le même ADN est retrouvé dans le sexe de femmes récemment tuées, jetées cette fois sans mise en scène dans la nature. Y aurait-il deux tueurs ? Deux rituels distincts ? Ou le prédateur a-t-il été isolé durant deux décennies, par exemple en prison ou à l’étranger ? Chloé, autre jeune femme bien vivante, en fait l’expérience. A un stop sur son trajet de travail, un 4×4 Dacia Duster noir emboutit son feu arrière. C’est le piège classique pour la faire sortir de sa voiture et s’emparer d’elle. Elle ne peut rien faire, le prédateur est physiquement trop puissant. Il va dès lors la violer régulièrement dans une cave, la jetant nue dans une cuve d’égout en plastique le reste du temps.

Ludivine est sur les dents – ce qui contraste avec son prénom qui signifie en germanique ‘longue patience’. Le tueur est désormais surnommé Charon, le passeur aux yeux noir d’abîme du fleuve des morts de l’Antiquité. Puisqu’on n’a pas retrouvé le cadavre de Chloé, c’est que le tueur en jouit encore, il y a peut-être une chance de la sauver si l’on fait vite. Et c’est « l’urgence », habituelle à notre époque de linottes ; tout se fait à la va-vite, stressé, sans recul. La raison recule devant l’« émotion », autre scie à la mode, qui fait faire n’importe quoi sans réfléchir, trop vite. Jusqu’à prendre des risques insensés : envers l’enquête, les collègues, les personnes, envers soi-même.

Le thriller est bien distillé, avec son lot d’horreurs inouïes – que l’auteur s’excuse d’imaginer, comme si elles étaient en lui seul. Ce pourquoi la fin s’étire, Chattam répugnant à couper court une fois l’enquête bouclée, désirant « réparer » les atteintes psychologiques faites au lecteur – autre scie à la mode.

Malgré cette démagogie constante, son roman policier se lit bien, ponctué d’action comme il le faut, sans trop se perdre dans les affres des personnages. Du sadisme, de la technique scientifique, de l’intuition policière, de l’audace militaire (les gendarmes en sont), un arrière-plan familial édifiant : tout dans ce roman d’imagination oppose la noirceur orientée vers la mort, le sexe égoïste, l’obsession familiale névrotique – à la lumière qui va vers la vie, l’amour, le compagnon, les enfants.

De quoi scruter les ténèbres bien armé.

Maxime Chattam, La constance du prédateur, 2022, Pocket 2023, 526 pages, €9,50, e-book Kindle €9,45

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire)

Les thrillers de Maxime Chattam déjà chroniqués sur ce blog

Catégories : Livres, Romans policiers | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , | Poster un commentaire

Tahar Ben Jelloun, L’enfant de sable

L’ex-professeur de philo marocain élevé en français au Maroc avant l’arabisation de l’enseignement en 1971, docteur français en psychopathologie sociale en 1975, est un écrivain. L’enfant de sable le rend célèbre. Bien que proche du régime marocain et de son roi, il s’est exilé en France et remet en cause l’emprise de la religion et des coutumes patriarcales de la société traditionnelle. L’enfant de sable en est une illustration.

En effet, Hadj Ahmed n’a eu que des filles en quinze ans, pas moins de sept à la file. Comme il fait l’amour selon la tradition et, selon toutes apparences, avec les mêmes habitudes, il ne pourra jamais avoir de garçon. Ce qui le désole. En société musulmane, en effet, seul le garçon vaut, la fille n’est qu’un réceptacle à foutre pour engendrer des guerriers. L’auteur cite le verset coranique consacré à l’héritage : « Voici ce qu’Allah vous fait commandement au sujet de vos enfants : au mâle, portion semblable à celle de deux filles (4IV, 11-12) » p.53. Mais ce n’était pas mieux avant… Chez les Bédouins, nib ! Ce serait un progrès, hélas figé dans le temps, au VIIe siècle de notre ère.

« Le père n’avait pas de chance ; il était persuadé qu’une malédiction lointaine et lourde pesait sur sa vie  : sur sept naissances, il eut sept filles. La maison était occupé par dix femmes, les sept filles, la mère, la tante Aïcha et Malika, la vieille domestique. La malédiction prit l’ampleur d’un malheur étalé dans le temps. Le père pensait qu’une fille aurait pu suffire. Sept c’était trop, c’était même tragique. Que de fois il se remémora l’histoire des Arabes d’avant l’Islam qui enterraient leurs filles vivantes ! Comme il ne pouvait s’en débarrasser, il cultivait à leur égard non pas de la haine, mais de l’indifférence. Il vivait à la maison comme s’il n’avait pas de progéniture » p.17. C’est violent, et réaliste. Ses deux frères le raillent de ne procréer que des femelles, la société le regarde de travers comme s’il avait une tare. La religion même est impitoyable : « Pour l’homme sans héritier, elle le dépossède ou presque en faveur des frères. Quant aux filles, elles reçoivent seulement le tiers de l’héritage » p.18.

Ahmed est donc décidé à avoir un garçon. Le prochain bébé sera obligatoirement un mâle, par décret paternel. Même si c’est une fille. Et c’est une fille – donc un garçon prénommé Ahmed comme papa. Seules la mère et la vieille accoucheuse sont au courant. Le bébé est présenté comme l’héritier mâle, élevé, habillé et coiffé en garçon. Tout va à peu près bien jusqu’à ce que les seins lui poussent, mais pas trop, contraints par des bandages ; et que le sang menstruel coule entre ses jambes. Mais surtout que ses métamorphoses hormonales le poussent à l’indécision. Fille élevée en garçon, elle a des manières autoritaires de garçon, la voix plus grave qu’une fille, et même un peu de poil sur les joues. La fonction créerait-elle l’organe ? Élever une fille en gars ferait-elle d’elle un gars ?

Pas vraiment… Si les femmes peuvent s’émanciper de leur soumission ancestrale au père, au mari, aux oncles, aux fils, au roi, à la religion (et ça fait beaucoup), elles ne deviennent pourtant pas mâles pour autant. Le pauvre Ahmed le vit dans sa chair, elle/lui qui ne peut se montrer nu qu’à son miroir, qui ne peut recevoir de caresses que de sa main, qui ne peut faire l’amour à quiconque sans être découvert, dénoncé et lynché, maudit.

Ahmed, à la mort de son père, aurait pu rompre les ponts, s’exiler, vivre sa vie de femme dans une autre ville ou un autre pays. Il a choisi de rester. Il doit donc continuer à jouer le jeu du mâle, à se faire passer pour autre qu’il n’est. Il va même jusqu’à planifier un mariage avec une cousine handicapée. Épileptique, elle ne fera pas l’amour et les apparences seront sauves.

Lorsqu’elle meurt à son tour (on meurt beaucoup au Maroc), Ahmed délaisse les affaires, la maison, part sur les routes. Il travaille dans un cirque où il assure un spectacle d’homme transformé en femme, et inversement, ce qui fait rire le bas peuple quand il ne voit au théâtre, mais le fait rugir de violence s’il le voit dans la réalité. Le patron du cirque finit par la violer comme un garçon, par derrière ; Ahmed s’enfuit. L’homosexualité est taboue et « interdite » au Maroc mais, comme dans tous les pays musulmans, elle est de pratique courante tant les femelles sont dévalorisées, gardées en main, voilées, surveillées et cachées, alors que les garçons étalent devant tous à l’adolescence leur beauté en fleur.

L’auteur nous conte cette histoire comme une légende répandue sur les places publiques, agrémentée de passages du Journal qu’aurait tenu la jeune fille en garçon. Ahmed devient un mythe, corrigé et amplifié par différents conteurs. Chacun veut offrir sa vérité, et sa conclusion, laissant le lecteur sur sa faim.

L’androgyne ne fait pas partie de la culture musulmane, à la religion tranchée et binaire, toute de commandement militaire. Les désirs des uns comme des autres ne sauraient être tolérés, seule la norme coranique s’impose et tous doivent se soumettre. Pas question d’avorter après trop de filles ; pas question de choisir le sexe de son bébé ; pas question d’émanciper les femmes ; pas question de vivre en travesti ; pas question… C’est tout le poids de la soumission que l’auteur questionne au milieu des années 1980 depuis la France. Sans la remettre en cause d’ailleurs, s’évadant dans des pages lyriques un peu hors de propos.

Un roman qui se lit encore, mais qui semble bien moins osé après Mitou et l’éruption de l’islamisme radical qui révèle selon la lecture littérale du Coran les femelles comme des êtres à peine au-dessus de l’animal.

La suite de cette histoire dans La nuit sacrée, prix Goncourt 1987.

Tahar Ben Jelloun, L’enfant de sable, 1985, Points Seuil réédition 2020, 192 pages, €6,90, e-book Kindle €6,90 (mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire)

Les romans de Tahar Ben Jelloun déjà chroniqués sur ce blog

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , | Poster un commentaire

Henri Troyat, La gloire des vaincus

Chaque tome peut se lire indépendamment, même si les cinq volumes forment un cycle romanesque.

Dans celui-ci, nous suivons Nicolas, 31 ans, qui tente un coup d’État avec ses amis nobles de Saint-Pétersbourg, lors de la transition du trône après la mort d’Alexandre 1er en décembre 1824. Ces révoltés seront dès lors nommés les Décembristes. Les jeunes nobles sont pour Constantin, mais celui-ci a décliné la couronne impériale. C’est Nicolas qui va l’endosser et devenir Nicolas 1er. Les conjurés, idéalistes, mal préparés et toujours respectueux du tsar, lieutenant de Dieu sur la terre, hésitent, bafouillent, brouillonnent, ne peuvent se décider.

Ils sont bientôt encerclés sur la place du Sénat, face au palais, sans avoir rien fait. Les régiments restés fidèles au serment les encerclent et ils sont sommés de se rendre. Par bravade stupide, ils n’en font rien. Les canons tirent, les chevaux les enfoncent, ils sont sabrés. Peu en réchappent. Les meneurs sont condamnés à être pendus, les autres répartis en plusieurs groupes selon l’importance de leur faute. Nicolas est condamné au bagne, 12 ans, puis à la relégation, après déchéance de tous ses titres et confiscation de tous ses biens.

Il est amer, mais se tient. Il a voulu la liberté, cherché à imposer la monarchie constitutionnelle plutôt que l’autocratie absolue. Sa femme, Sophie, est française. Il l’a rencontrée à Paris à 20 ans, lorsque les Russes ont envahi Paris le 19 mars 1814 – il y a 210 ans – et qu’il était l’un de leurs officiers. Sophie lui a appris les Lumières et la valeur des libertés. Il ne conçoit désormais plus qu’un peuple puisse s’en passer. Et pourtant… Le peuple russe est habitué au servage depuis les Mongols et même avant ; il ne veut rien, ne rien décider, toujours obéir – c’est plus sécurisant de n’avoir jamais à prendre aucune décision mais d’attendre les ordres. Ceux venus de Dieu, ceux venus du tsar, ceux venus du barine.

Henri Troyat écrit sur la Russie d’il y a deux siècles, mais on croirait qu’il évoque celle d’aujourd’hui : « Chez nous, [le Russe] accepte l’épreuve comme un signe de la colère de Dieu. Plus le coup est inattendu et douloureux, plus il lui semble venir de haut. L’autocratie finit par trouver sa justification dans l’iniquité même de ces actes. Des siècles de soumission forcée nous ont préparé à cela. Ne sommes-nous pas fils d’une nation qui a connu la domination des Varègues, des Tartares, le joug d’Ivan le Terrible, la poigne de Pierre l le Grand ? Que nous le voulions ou non, nous avons tous un respect atavique du pouvoir » p.139.

La version noire est celle du tsar, « petit père des peuples » implacable et vengeur, ou du père de Nicolas, autocrate égoïste et borné. La version rose est celle de Nikita, le fidèle serf de Nicolas, qui se mettra au service de Sophie lorsqu’elle rejoindra son mari dans l’Extrême-orient sibérien. Beau, grand blond, musclé, candide, il tombe amoureux d’elle, elle le sent. Mais si elle est sensible à la sensualité du corps du jeune homme, elle n’aime que son mari prisonnier. Nikita, par une intrigue du beau-père puis du général donnant les autorisations de voyager, sera privé de passeport ; il enfreindra l’interdiction pour se lancer à la poursuite de la barynia afin de la protéger, d’être auprès d’elle. Il se fera prendre, sabrera un policier, et périra sous le knout qui lacère les chairs, avant le centième coup.

L’autocratie, la mise à mort des opposants, le goulag pour les réfractaires, le peuple ignorant et servile, c’était la Russie des tsars, ce fut celle de Staline, c’est encore celle de Poutine. La liberté ? C’est l’esclavage – Orwell n’aurait pas dit mieux : « Une révolution ne peut réussir sans l’appui du peuple et de l’armée. Or, ni l’un ni l’autre, en Russie, n’était préparé à comprendre le sens de la liberté et à lutter pour elle. Il aurait fallu éduquer les masses, les éveiller, les former, avant de passer à l’attaque » p.182.

Après des mois de forteresse en attente de son jugement, Nicolas est déporté au goulag des tsars, dans la lointaine Sibérie, à Tchita, à l’est du lac Baïkal, à 6200 km de Moscou. Il ne sera jamais autorisé à revenir.

Henri Troyat, La gloire des vaincus – La lumière des justes III, 1959, Folio 1999, 375 pages, occasion €2,32

Henri Troyat, La lumière des justes (5 tomes : Les compagnons du coquelicot, La barynia, La gloire des vaincus, Les dames de Sibérie, Sophie ou la fin des combats), Omnibus 2011, 1184 pages, €21,61

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire)

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , | Poster un commentaire

Francis Coulon, Sortir de la société en crise

Un livre de philosophie ? Ou un livre d’économie ? Les deux en synthèse, soit un livre « d’économie politique », comme on en faisait avant la mode de l’économétrie et de la mathématisation rationaliste du monde. On sait les errements du tout mathématisable, des délires de la raison rationaliste, les cygnes noirs jamais envisagés, les queues de distribution négligées, le racornissement de l’être humain dans les cadres préformatés des modèles. On sait que cela a conduit à la crise des subprimes en 2008, à l’effondrement de l’hôpital sous le quantitatif, à l’écart croissant entre les élites formatées maths qui « croient » en leur vérité calculable et le peuple qui demande des relations humaines. Francis Coulon, qui a beaucoup vécu, retourne aux sources.

L’une des voies européennes est libérale, pragmatique, utilitariste ; c’est celle des pays anglo-saxons et des pays du nord européen. Ceux qui réussissent le mieux à s’adapter au monde dans l’histoire. L’autre voie européenne est autoritaire, dogmatique, idéologique ; c’est celle des pays latins et orthodoxes, dont la France. Les pays trop rigides et bureaucratiques qui s’adaptent le moins bien au monde tel qu’il va.

Pour mieux faire, et régler « la crise » qui ne cesse de tourmenter la France et les Français depuis un demi-siècle (la fin du septennat Giscard), il faut réévaluer la philosophie utilitariste. En 5 parties et 21 chapitres, l’auteur étaie sa démonstration, d’une plume alerte et sans jargon, facile à lire – et passionnante en ce qu’elle brasse des dizaines de philosophes, de littérateurs et d’économistes, depuis Aristote jusqu’à Gaspard Koenig.

Qu’est que l’utilitarisme ?

C’est tenir compte des conséquences de ses actions plutôt que de ses intentions, résume Jeremy Bentham, l’un des pères. « Michel Foucault vint à mon secours en déclarant : Bentham est plus important pour notre société que Kant et Hegel » p.12. Cette façon de voir est proche de celle d’Aristote dans son Éthique à Nicomaque. « J’avoue avoir une grande admiration pour Jeremy Bentham et John Stuart Mill. Ils m’apparaissent comme modernes, ouverts et profondément humanistes. Ils vont contribuer au progrès de leur pays, en favoriser la libéralisation et faire reconnaître les droits de nombreuses minorités. Les deux philosophes ont un point commun : ce sont de grands intellectuels, capables de produire un énorme travail de réflexion et de conceptualisation dans des domaines aussi divers que la philosophie, la politique, l’économie, le droit » p.39.

L’enfer est pavé de bonnes intentions, dit la sagesse populaire ; le paradis consiste à plutôt considérer leurs effets. Stuart Mill ajoute à cette définition la liberté individuelle et la justice. Les actions sont « morales » si les actions assurent le plus grand bonheur au plus grand nombre – et non pas si elles obéissent sans discuter aux lois, règles et « déontologie » (en grec, discours sur ce qu’il FAUT faire), la « science de la morale » selon Jeremy Bentham, dont il fait le titre de l’un de ses livres. Les cultivés reconnaîtront la célèbre distinction de Max Weber entre éthique de conviction (dogmatique et morale) et éthique de responsabilité (pragmatique et utilitariste). Les deux évidemment se complètent, les règles admises étant des rails pour leur adaptation en fonction des circonstances (p.67). D’où la liberté… régulée.

C’est inverser le tropisme catholique, romain et français d’édicter les commandements avant de vérifier si les actions y obéissent, ou de faire toujours d’autres lois sans vérifier leur application. A l’inverse, il est plus utile de considérer la balance des avantages et des inconvénients de toute décision, car chacune est particulière : le mensonge n’est pas moral – mais peut-on mentir au Nazi pour protéger le Juif qui se cache chez vous ?

L’auteur prend toujours des exemples concrets et actuels, pour sa démonstration, y compris dans les films. Un récent exemple est celui du vaccin contre le Covid : fallait-il vacciner massivement avant d’avoir tout le recul nécessaire pour mesurer l’ensemble des effets secondaires possibles (et sauver ainsi la majorité de la population) ou attendre « selon les règles » que toutes les procédures aient été évaluées ? J’ajoute (ce n’est pas dans le livre, qui évite toute polémique) que c’est la propagande russe, jalouse de la réussite occidentale en matière de vaccins bien meilleurs que le sien, qui a tenté de faire croire au complot absurde des nanoparticules inoculées pour rendre docile (et il y a des cons pour le gober !) Faut-il préférer la manière russe des élections truquées, de l’emprisonnement des opposants, du poison, du goulag et de la balle dans la tête pour rendre docile ?

Une utilité n’est pas un expédient, pas plus que le bonheur n’est le plaisir. Affiner la pensée par la différence de sens des mots permet de mieux raisonner. La souveraineté de l’individu, grande conquête des Lumières, est en faveur de la liberté en premier ; l’égalité ne peut être que de moyens, pas de résultats. Contrairement à Kant et aux moralistes bibliques, il faut préférer l’expérience aux principes. Ce qui marche doit être encouragé, pas ce qui obéit à l’idéologie. John Stuart Mill : « La justice est que chaque personne obtienne (en bien ou en mal) ce qu’elle mérite. » La loi raisonnable est celle qui assure le respect de la liberté de chacun, dans le respect de celle des autres. Pas plus, pas moins.

On ferait bien d’en tenir compte avec les « agriculteurs » : jusqu’à quel scandale de santé faut-il autoriser les pesticides ? L’accaparement de l’eau, bien commun ? Mais aussi avec « les syndicats » en France. « On peut opposer l’approche des centrales syndicales nationales, politisées, démagogiques, qui adoptent devant les médias une posture souvent négative – et le réalisme, la recherche de l’utilité, des syndicalistes de terrain au sein de l’entreprise. La contradiction la plus manifeste étant celle de la CGT qui, au niveau central, défend une position critique, anticapitaliste, et qui, au niveau local, accepte de signer 50% des accords d’entreprise » p.62. L’auteur, qui a travaillé chez Danone plusieurs années, prend l’exemple de son patron Antoine Riboud et de son fameux « discours de Marseille » en 1972 (les années Pompidou!) où il a prôné pour son entreprise un projet économique ET qui prend en compte l’humain. Son fils Frank élargira cet humanisme des salariés (formation, participation, intéressement, dialogue social) aux clients et aux collectivités locales, prenant en compte dans ses objectifs économiques une responsabilité humaine, environnementale et citoyenne. J’avais donné ce même exemple il y a une douzaine d’année à mes étudiants en école de commerce.

L’ancien roi du Bhoutan a voulu, en bon bouddhiste, mesurer le bonheur de son peuple. Le Produit national brut ne suffit pas car l’argent et les biens ne font pas à eux seuls le bonheur. Il a donc imaginé ajouter d’autres critères, que l’ONU a repris dans l’indice de Bonheur intérieur brut (World Happiness Report). Les résultats montrent que les fondamentaux économiques sont évidemment importants (le revenu par tête), mais que la liberté de faire des choix, l’espérance de vie à la naissance, la politique sociale, la générosité, la perception de la corruption, le sont aussi. En tête de liste apparaissent les pays du nord de l’Europe : Norvège (numéro 1), Danemark, Islande, Finlande, Suède, en queue les pays africains puis communistes (Cuba, Vietnam, Corée du nord en bon dernier) – La France n’est que 31: en cause, les tracasseries réglementaires et administratives sans nombre et les prélèvements obligatoires élevés qui brident l’initiative.

Francis Coulon milite donc pour un libéralisme régulé à la danoise : le maximum de libertés dans le cadre défini par la société. Daron Acemoglu, économiste turco-américain né en 1967, étudie pourquoi certains pays réussissent mieux que d’autres et observe une corrélation entre institutions et développement économique. Selon l’économiste français Philippe Aghion, qui préface l’ouvrage en français, « Les pays prospères disposent d’institutions inclusives permettant à la population de limiter l’exercice du pouvoir politique, et à chacun d’exercer des activités économiques conformément à son choix et ses talents – tout particulièrement si celles-ci sont innovatrices et entraînent la destruction créatrice des industries obsolètes. En d’autres termes, les structures démocratiques permettent le développement économique alors que le despotisme confisque la croissance au profit d’une élite, à travers une économie extractive » p.182. Les exemples opposés de la Russie et des États-Unis est flagrant. Dans l’histoire, les deux Corées ou les deux Allemagnes ont montré l’écart qui se creuse de façon abyssale entre un régime de libertés et un régime despotique pour un même peuple dans une même géographie.

Il reste que « la gauche » en France, tout imbibée de marxisme depuis ses jeunes années, ne « croit » pas au système capitaliste, et même deux fois moins que les Chinois, pourtant en régime toujours communiste ! (p.203). L’idéologie de la redistribution les aveugle, un égalitarisme de principe ne conduit pas à l’optimum du bonheur pour le plus grand nombre mais crée des assistés permanents et une économie inefficace. Plutôt que de renforcer son industrie pour exporter, la France a choisi « d’aider » les canards boiteux et les filières en déclin (les aciéries, le textile) et elle a développé la dépense publique (la plus élevée de l’OCDE) par l’impôt et la dette, qui handicapent l’investissement. Le rapport qualité/coût de l’État-providence à la française est négatif par rapport aux pays anglo-saxons plus souples et surtout aux pays d’Europe du nord sociaux-démocrates ou sociaux-libéraux (comme « nos » socialistes n’ont jamais réussi à être). Les tableaux de comparaison pages 206 et 207 sont éclairants ! La croissance française sur vingt ans (depuis 2000) est plus faible, le chômage plus fort, le déficit public plus élevé, la compétitivité nettement inférieure, la liberté personnelle et économique plus discutable (34e pour la France, 8e pour la Danemark), le Bonheur intérieur brut minable, le rang Pisa affaibli et l’indice de Gini des inégalités pas franchement meilleur.

« Je trouve qu’en France il y a trop d’État, trop d’impôts, trop de normes, trop de bureaucratie, ce qui a comme conséquence de brider le marché et génère moins de croissance, plus de chômage et même à une insatisfaction générale. Une répartition équitable doit être l’objectif mais il ne faut pas passer ‘de l’autre côté du cheval’ et décourager l’initiative et l’innovation, les principaux leviers de la croissance. Il faut tirer vers le haut l’ensemble de la population : plutôt que ‘toujours plus’ d’assistance, il faut être sélectif et, chaque fois que c’est possible, dynamiser les moins favorisés par la formation, l’incitation et la sacralisation de la valeur travail » p.210. La flexisécurité danoise est un très bon exemple : liberté de licencier vite, mais formation obligatoire et suivi attentif des chômeurs.

L’auteur fournit pages 225-259 (soit plus de 10 % du livre) dix cas concrets d’application de l’utilitarisme (partie 5). Il évalue aussi les présidents de la Ve République sur le meilleur compromis entre efficacité, liberté et équité. Georges Pompidou en ressort vainqueur, mais aidé par son époque pré-crise. Chirac reste le pire, n’ayant aucune volonté d’une quelconque réforme, forcément impopulaire. Sarkozy a été brouillon, Hollande n’a pas assumé et Macron a été peu efficace au début, avant de comprendre que l’autoritarisme payait. Mais la réforme des retraites reste un échec et sera à remettre sur le métier, l’organisation de l’État en millefeuille n’a même pas été abordée.

Un très bon livre d’actualité qui offre une profondeur historique des idées et apporte à toute critique une solution pragmatique possible. Très intéressant.

Préface de Christian de Boissieu professeur émérite à l’université de Paris 1 (Panthéon-Sorbonne), vice-président du Cercle des Économistes.

Francis Coulon, Sortir de la société en criseLa philosophie utilitariste au service du bien commun, VA éditions 2023, 281 pages, 20,00

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire)

Catégories : Economie, Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , | Un commentaire

Nietzsche évoque Trump dans Zarathoustra…

Curieux choc des époques… comme quoi la nature humaine reste la même au travers des siècles. Dans le chapitre L’Enchanteur,« Zarathoustra vit, non loin de là, au-dessus de lui, sur le même chemin, un homme qui agitait ses membres comme un fou furieux… » Peut-être est-il l’homme supérieur qu’il cherche ?

Las ! C’est un vieillard qui joue la comédie. Il se lamente que personne ne l’aime, que tout complote contre lui, « soumis à toutes les tortures éternelles ». Un hâbleur que Zarathoustra n’hésite pas à bastonner avec force de sa canne. « Comédien ! Faux-monnayeur ! fieffé menteur ! je te reconnais bien ! » Nous, nous avons reconnu sans conteste Trump le trompeur , 79 ans lorsqu’il sera à nouveau président.

« Que parles-tu de vérité ? Toi, le paon des paons, mer de vanité, qu’as-tu joué devant moi, vilain sorcier ? » L’homme supérieur serait un être charismatique chargé de prendre en main le destin des masses et de redonner sens à leur histoire par son œuvre exemplaire, un homme qui s’est efforcé de réaliser en soi une synthèse supérieure de l’humain. En bref un enfant rieur qui danse, pas un chameau qui se plaint du fardeau de vivre. Le vieillard, pas plus que Trump, n’est pas un homme supérieur mais son illusion pour les masses, sa baudruche comme un doudou compensateur.

« C’est l’expiateur de l’esprit que je représentais, répondit le vieillard (…) l’enchanteur qui finit par tourner son esprit contre lui-même, celui qui est transformé et que glace sa mauvaise science et sa mauvaise conscience ». Trump, gosse de riche avec des pulsions égotistes de gamin de 2 ans (la première adolescence), hostile à toute frustration, a tourné son esprit et ses capacités à arnaquer ses semblables. Dans l’immobilier où il fut promoteur, comme citoyen en échappant à l’impôt, comme candidat en affirmant n’importe quoi pourvu que ça mousse, comme président en croyant que le « deal » – son seul mantra – permet de tout négocier à son profit (cela n’a pas marché avec le tyranneau nucléaire de Corée du nord, ni avec la Chine), avec la démocratie en contestant les résultats des élections. Trump est le Trompeur, adepte des fausses vérités, qu’il appelle « alternatives » pour faire croire qu’elles sont vraies. Un Trump qui croit même à ses inepties : il s’est bourré d’hydroxychloroquine pour éviter le Covid… et il l’a attrapé, restant malade comme un chien une longue semaine.

« Que je t’ai trompé à ce point, c’est ce qui faisait intérieurement jubiler ma méchanceté », déclare le vieillard (et Trump très probablement). Zarathoustra avoue sa faiblesse, qui est celle de tous ceux épris de vérité et d’empathie pour ses semblables : « Je ne suis pas sur mes gardes devant les trompeurs, il faut que je néglige les précautions. » Mais il a percé à jour ce vieux comédien : « Mais toi – il faut que tu trompes : je te connais assez pour le savoir  ! il faut toujours que tes mots aient un double, un triple, un quadruple sens. » Ainsi sont les fausses vérités,elles recèlent toujours quelque-chose que l’on peut croire en partie, cachées derrière le reste, pour embrumer les esprits.

Zarathoustra le transperce de son trait apollinien de clarté. La vérité, c’est que le vieux enchante tout le monde, mais plus lui-même. « Pour toi-même tu es désenchanté  ! Tu as moissonné le dégoût comme ta seule vérité. Aucune parole n’est plus vraie chez toi, mais ta bouche est encore vraie : c’est-à-dire le dégoût qui colle à ta bouche. » A ces mots qui le révèlent en pleine lumière, le vieillard a une réaction d’orgueil offensé, bien dans sa nature congénitalement fausse : « Qui a le droit de me parler ainsi, à moi qui suis le plus grand des vivants aujourd’hui ? (…) J’ai voulu représenter un grand homme et il y en a beaucoup que j’ai convaincus : mais ce mensonge a surpassé ma force. C’est contre lui que je me brise. » Il manque encore à Trump de se rendre compte, comme le vieillard de Nietzsche, qu’il est menteur par construction. Qu’encourager ses partisans à marcher sur le Capitole pour contester le résultat des élections n’est pas digne d’un président des États-Unis. Contestera-t-il les résultats, s’il est élu ?

Trump, comme le vieillard face à Zarathoustra, est la grenouille de la fable. « J’en ai déjà tant trouvé qui s’étiraient et qui se gonflaient, tandis que le peuple criait : voyez donc, voici un grand homme ! Mais à quoi servent tous ces soufflets de forge ! le vent finit toujours par en sortir. La grenouille finit toujours par éclater, la grenouille qui s’est trop gonflée  : alors le vent s’en échappe. Enfoncer une pointe dans le ventre d’un enflé, c’est ce que j’appelle un bon divertissement. »

Hélas ! « Notre présent appartient à la populace : qui sait encore ce qui est grand ou petit ? Qui chercherait encore la grandeur avec succès ! » En effet, on se demande… Les peuples élisent des bouffons, de Boris Johnson et son Brexit à Poutine et son rêve hitlérien d’empire pour mille ans, de Netanyahou qui ne cherche qu’à contrôler la Knesset pour faire voter la loi qui va amnistier ses malversations à Trump qui va favoriser les super-riches et les aider à échapper encore un peu plus à l’impôt.

Heureusement, les bouffons sont toujours rattrapés par leur démesure et les enflures finissent par crever. Il suffit d’y enfoncer une pointe, dit Nietzsche…

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire) :

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra – Œuvres III avec Par-delà le bien et le mal, Pour la généalogie de la morale, Le cas Wagner, Crépuscule des idoles, L’Antéchrist, Nietzsche contre Wagner, Ecce Homo, Gallimard Pléiade 2023, 1305 pages, €69.00

Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog

Catégories : Frédéric Nietzsche, Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , | Poster un commentaire

Eric Roussel, Georges Pompidou

Georges Pompidou est mort d’un cancer il y a juste un demi-siècle, le 2 avril 1974, en plein mandat. Je me souviens de cette Pâques 1974 où j’étais sur le chantier de fouilles archéologiques d’Etiolles. Nous l’ignorions encore, mais le jour de la mort du président, j’ai donné en cadeau à un garçon de 13 ans qui fouillait avec nous mon exemplaire de son Anthologie de la poésie française. Il aimait la poésie et j’ai transmis le flambeau. Je souhaite que ces vers choisis par vous, Georges Pompidou, l’aident à vivre et à grandir. Il en avait besoin, mère divorcée, battu parfois par son beau-père.

Le livre d’Éric Roussel sur le troisième président de la Ve République est très sage. Il est rédigé par un journaliste du Monde tout ce qu’il y a de plus classique. Il est donc un peu fade et son intérêt principal est la somme des témoignages recueillis, longuement cités. Ceux qui l’ont connu brossent un portrait qui n’est pas celui de l’homme mais de l’image qu’ils en ont gardé. Cette image est aussi vraie, puisqu’elle existe dans les esprits. Qu’importe en effet à l’histoire ce que l’on fut en réalité au fond de soi ? La trace que l’on a laissée est la seule qui compte.

Deux traits se dégagent de cette biographie : Georges Pompidou fut un terrien – mais un terrien ouvert.

Petit-fils d’agriculteur auvergnat, il a gardé de cette origine le pragmatisme, le bon sens solide et l’ambition calculée. Moraliste plutôt que philosophe, il aimait le tangible, le prévisible, le concret. Par exemple la culture classique plus que la moderne, son épouse, le général de Gaulle, les valeurs d’ordre, les bases industrielles, le travail bien fait. Il avait l’autorité calme, sûre de sa force, faite d’analyse et de volonté.

Les événements de mai 1968 ont révélé un maître, alors que le général restait désorienté et que plusieurs ministres étaient au bord de la panique. En tout, il allait à l’essentiel et sa faculté d’analyse lui permettait de garder le sens du moment et de ne négliger aucune occasion lorsqu’elle se présentait. S’il aimait le jeu, celui de la bourse, celui des affaires et celui du pouvoir, c’est toujours le jeu qui se prépare et se calcule. Non le hasard, mais la spéculation intellectuelle. Il n’avait rien d’un aventurier : la Résistance l’a connu plutôt attentiste, mais fidèle à ses convictions.

Fils d’instituteur socialiste, il avait acquis de cette autre origine le goût prononcé du progrès, la soif de connaissance et la croyance au mérite. « Il excellait dans toutes matières, et également en gymnastique ou en ping-pong », disait de lui Léopold Sédar Senghor, qui l’avait connu au lycée Louis-le-Grand. Cet éclectisme de goûts, cette tolérance de tempérament, cette volonté d’aller toujours plus loin dans chaque matière, rendaient Georges Pompidou viscéralement hostile au dogmatisme. Il aimait le changement, mais le changement graduel, appuyé sur la tradition.

Cette attitude fondamentale se traduisait en amitié : gai et serviable, il était aussi bon camarade, c’est-à-dire fidèle à la mémoire, aimant s’entourer d’un réseau serré de relations. Vagabond intellectuel (surtout à Normale Sup), boulimique en art (grâce à son épouse), aimant la vie parisienne, la bonne chère et les voitures puissantes (sa Porsche), Georges Pompidou savait être détaché et ironique. S’il affectionnait « d’arrondir les angles » (expression qui revient très souvent dans cette biographie), il savait aussi user d’autorité. Réaliste, il gardait la volonté de gagner.

Le terrien en lui est observateur ; le fils d’instituteur est sceptique. Pour lui, la France est une civilisation en soi, un art de vivre, une éthique des rapports humains. Au fond, il pense qu’il n’y a rien à changer, les valeurs bonifiées par les siècles sont solides. Il faut seulement adapter leur forme aux exigences du monde nouveau : créer une industrie, faire participer les travailleurs, réformer l’enseignement par l’emploi de méthodes modernes – mais pour intégrer les élèves à la culture classique.

Réfléchi, attentif, disponible, tel apparaît Georges Pompidou vu par Eric Roussel. Réservé et chaleureux, puissant et agile, réaliste et volontaire, sachant faire front et s’adapter – on pourrait multiplier les qualificatifs complémentaires.

Fils d’une époque de transition où les agriculteurs devenaient fonctionnaires, Georges Pompidou aura incarné l’alliance des meilleures qualités françaises, du bon sens paysan à l’aventure de la modernité. Un tempérament où je reconnais un modèle.

Eric Roussel, Georges Pompidou – 1911-1974, 1984 complétée 2004, Tempus Perrin, 704 pages, €12.50, e-book Kindle €12.99

Catégories : Livres, Politique | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , | Un commentaire

Elsa Vidal, La fascination russe

Un essai fascinant d’une journaliste parlant russe, connaissant bien la civilisation russe et au fait de la Russie contemporaine. Pour elle, le tropisme français envers la Russie date de loin, de Voltaire avec Catherine II peut-être, mais il est resté un dogme de la pensée stratégique depuis de Gaulle.

C’est l’objet de la première partie. Le général président voulait équilibrer les puissances anglo-saxonnes, qui avaient libéré le territoire de l’Occupant allemand, avec l’autre puissance européenne une fois le Reich vaincu : « la Russie ». C’était alors l’URSS, qui englobait tout un empire de « républiques » soviétisées, et de Gaulle aimait bien l’idée « d’âme des peuples » . Mais lors de la crise de Berlin en 1961 et de celle de Cuba en 1962, « De Gaulle se range sans hésitation aux côtés de ses alliés occidentaux, un fait généralement passé sous silence par ceux qui aujourd’hui se revendiquent du gaullisme ».

Les présidents suivants se sont engouffrés à sa suite avec plus ou moins d’enthousiasme, mais avec constance. Mitterrand est resté « dans les pas de De Gaulle », Chirac était « amoureux de la Russie » (et parlait vaguement russe depuis l’âge de 15 ans), il a insisté en 1997 pour faire signer l’acte Otan-Russie et l’accord de partenariat UE-Russie, Sarkozy a été un candidat anti-Poutine avant de virer casaque et d’accepter de vendre à la Russie deux frégates Mistral sophistiquées, que Hollande, « exception française », a refusé de livrer après l’invasion de la Crimée en 2014.

Quant à Macron, il a d’abord été dans la conciliation durant deux années entières après l’invasion de l’Ukraine par l’armée de Poutine, déclarant qu’il ne fallait « pas humilier la Russie », avant de prendre l’option d’aider l’Ukraine à résister au maximum. Option qui tient à la position stratégique de la France, seule puissance nucléaire indépendante de l’Union européenne, mais aussi à une tactique électorale qui est de contrer les partis de Le Pen, Zemmour et Mélenchon, tous pro-Poutine, tandis qu’il se pose, étant bloqué sur les réformes à l’Assemblée faute de majorité absolue, comme le président qui prend les grandes décisions sur l’avenir du pays.

Sur la Russie, c’est l’objet de la seconde partie, les Français vont de « faux-semblants et confusions en série ». La « Russie éternelle » a du charme, mais la Russie éternelle n’existe pas ; elle est un mythe. Le pays n’a surtout jamais été « un allié de toujours » ! Les troupes du tsar Alexandre 1er ont occupé Paris en 1814. Sur la Crimée déjà, les troupes françaises ont vaincu les troupes russes à Sébastopol en 1854.

De même « la puissance russe » est un autre mythe. La Russie n’a rien d’un pays invincible. Certes, le territoire est immense et les armées peuvent s’y perdre, faute de commandement suffisant et d’objectifs précis (Napoléon, Hitler), mais les Russes ont souvent été vaincus dans l’histoire : en 1854 par une alliance franco-anglaise en Crimée, en 1905 par les Japonais, alors puissance du tiers-monde, en 1917 par les Allemands, qui lui ont envoyé Lénine en wagon plombé pour la déstabiliser de l’intérieur, en 1942 à cause des erreurs de Staline et après avoir signé le pacte germano-soviétique avec Hitler, en Afghanistan en 1989 après dix ans d’occupation sans résultat – et en Ukraine, où le « pays-frère » qui devait être libéré des pro-occidentaux a résisté en masse et bouté l’armée de Poutine hors du Dniepr.

Et ce n’est pas « la Russie » qui a « sauvé la France du nazisme », mais l’armée rouge de l’URSS, soit 70 millions de citoyens non-russes sur 170 millions de soviétiques. Et les Alliés qui ont débarqué sur son sol, et qui ont massivement aidé l’URSS industriellement indigente en livrant des radios, des camions et du carburant, tout en bombardant massivement les infrastructures industrielles allemandes. La Russie est « une puissance pauvre », selon le mot d’Hélène Carrère d’Encausse. Elle a des missiles nucléaires mais vit mal au quotidien. La seule chose qui la rend attirante pour les intellos français est sa contestation de la puissance américaine.

La propension pro-russe des militaires et du Renseignement français est avérée. Il fallait défendre la Serbie (orthodoxe) par tradition depuis le XIXe siècle contre la Bosnie (musulmane) ; la lutte contre le terrorisme rapproche les services, les Tchétchènes sont laissés aux Russes en faveur d’échange des renseignements sur les mouvements islamistes. L’ancien chef des renseignements intérieurs français Bernard Squarcini, reconverti dans le privé, a plusieurs clients russes oligarques. Le Centre français de recherche du renseignement, dirigé par Eric Denécé « utilise des éléments de langage provenant du Kremlin ». Le militaire préfère l’ordre au chaos, surtout dans un pays nucléaire : plutôt Staline ou Poutine qu’un inconnu imprévisible. En outre, Poutine défend le conservatisme tradi, ce qui tente maints officiers élevés dans la foi catho tradi et le respect des hiérarchies.

Tradi, la Russie ? Pas vraiment, sauf dans les discours officiels. Soixante-dix ans de communisme athée ont libéralisé les mœurs (divorce, avortement, première femme ministre, gestation pour autrui autorisée, suicides à la 3ème place mondiale). « Déprécier l’Occident est avant tout un levier politique puissant en Russie » – il n’y a que les idiots utiles français qui croient à cette propagande, et les pays du « sud global » conservateurs et religieux. Poutine a fait remettre dans la constitution russe en 2020 « la foi en Dieu » ! La Russie reste messianique et se voudrait, comme en 1453, « la Troisième Rome » contre les coups de boutoir de l’islam qui a fait chuter Constantinople. Mais la pratique religieuse est aussi faible que chez nous, et les divorces représentent 68 % des mariages.

L’homosexualité, la pédocriminalité et l’avortement sont les vrais ennemis de Poutine : ils empêchent la renatalité ! En 2022, la population russe est de près de 147 millions d’habitants, inférieure aux 149 millions de 1994, et risque de passer sous les 120 millions d’ici cinquante ans (partie 4). Le tournant réactionnaire du régime est motivé par cette menace vitale, mais aussi par le vieillissent des dirigeants : Poutine a 71 ans. La perspective de la mort incite les dirigeants à se tourner vers la religion… Et à exalter le patriarcat, pas seulement celui de l’orthodoxe Kyrill, mais celui de tous les mâles du pays. Les violences faites aux femmes sont courantes et la Russie est le seul pays du Conseil de l’Europe à ne pas les criminaliser.

Nous ne voulons pas voir que la Russie est violente : à l’intérieur à l’extérieur, dans les films, dans le romantisme machiste de la jeunesse. « Tous les faibles sont exploités, violentés et tués » dans le film Grouz 200 (Cargaison 200). « Tous ces films déploient sans exception et sans espoir une vision pessimiste de la nature humaine – mauvaise – et du monde – chaotique – qui ne peuvent être contenus que par une violence justifiée (…) Dans cette optique, le pouvoir lui-même est un mal nécessaire contre un péril plus grand. » Maximalisme et dualisme caractérisent la culture russe, c’est tout ou rien, le Bien ou le Mal absolus, le Paradis ou l’Enfer. Pas de purgatoire intermédiaire dans l’orthodoxie russe, pas de société civile mais seulement les citoyens et l’État. Toutes les organisations et ONG deviennent « indésirables ». La guerre est un des moyens du pouvoir. Les ex-républiques soviétiques sont déstabilisées par des conflits où la Russie « s’engage ou s’implique (…) Non pas pour les régler mais pour se doter de leviers d’influence » : Arménie-Azerbaïdjan, Transnistrie-Moldavie, Ossétie du sud-Géorgie. Ce n’est qu’après ces conflits que ces pays envisagent de se tourner vers l’UE et l’Otan – pas avant, contrairement à ce que croient les imbibés de propagande.

Pourquoi ce penchant pro-russe est le propos de la troisième partie. L’autrice y voit trois raisons principales, la nostalgie de la grandeur par le souvenir français de l’empire colonial perdu (que la Russie voudrait retrouver après l’URSS), l’obsession anti-américaine pour notre indépendance (Echelon, Prism, contrats des sous-marins avec l’Australie, dépeçage d’Alcatel) – mais la dépendance au gaz et au pétrole russe est minimisée…. Enfin la référence messianique à de Gaulle (sans recul, sans relire ce qu’il a écrit ou dit).

Tout le monde se veut gaulliste (lutte contre le déclin pour Le Pen, la bannière pour Zemmour, les convictions économiques pour Mélenchon, la résistance pour Macron). Mais de Gaulle avait une hauteur de vues qui manque aux politiciens qui voudraient le récupérer. « Stratégiquement, il croit à l’utilité de la relation avec Moscou pour équilibrer l’influence américaine. En revanche, ce qui n’est presque jamais mis en avant dans ce débat, c’est sa loyauté sans faille à l’Alliance atlantique et le fait que, dans sa vision, une entente avec la Russie ne signifie pas une rupture avec Washington ». L’exemple de la crise de Berlin en 1961 est éclairant sur la situation actuelle.

De Gaulle a des mots qui cinglent à la fois l’impérialisme soviétique et la mauvaise foi des politiciens français d’aujourd’hui. Le relire est un plaisir : «A un certain point de menace de la part d’un impérialisme ambitieux, tout recul a pour effet de surexciter l’agresseur, de le pousser à redoubler sa pression, et finalement, facilite et hâte son assaut ». C’est pareil face à un caïd de banlieue ou à un chien agressif. Quand Obama a reculé face à Bachar el-Assad qui a usé d’armes chimiques alors que c’était une ligne rouge américaine, Poutine a senti qu’il pouvait envahir la Crimée sans réaction de l’Occident. Ce qu’il a fait. A l’inverse, quand Nicolas Sarkozy a été à Tbilissi en Géorgie durant l’offensive russe, Poutine s’est arrêté et a négocié. « Dans le système de valeurs de la culture russe, la faiblesse ou les signes de faiblesse sont méprisés. Ce qui pour un Européen est considéré comme un compromis, avec sa connotation positive, est regardé comme une ‘concession’, ce qui a un sens négatif ».

Pour sortir de la fascination, que faire (Chto dielat? demandait déjà Lénine). C’est l’objet de la quatrième et dernière partie de cet essai plutôt riche. Eh bien, il faut d’abord « regarder le régime russe en face » et ne pas s’illusionner : voir qu’il est en réalité répressif à l’intérieur et impérialiste à l’extérieur. Puis nous voir, nous Français, dans les yeux des Géorgiens et des Ukrainiens, et ce n’est pas très glorieux : « la France, (…) avance sous les traits de discours sur les valeurs, mais se révèle beaucoup plus pragmatique et intéressée ». Toujours l’écart entre a théorie et la pratique, l’idéal et la réalité – le mal français.

Enfin choisir entre être « réalistes ou naïfs ». Les réalistes n’ont que des intérêts, c’est que ce disent Hubert Védrine et Pierre Lellouche, mais cela nous empêche de comprendre réellement le réel : « il sert surtout à réduire au silence ceux qui tentent de faire entendre que notre politique pro-russe par défaut représente maintenant une menace sur notre souveraineté. » Car quel réaliste a pris au sérieux la menace russe sur l’Ukraine ? « Se placer du côté du plus fort et de l’agresseur » – c’est le parti de Pierre Lellouche et d’Eric Zemmour. Mais la Russie de Poutine est-elle forte ? Il est bien naïf de le penser, puisqu’elle craint la « contagion démocratique »… tandis que son PIB est la moitié de celui de l’Inde, dépassée même par les économies de l’Allemagne et de la France réunies. Quant à sa protection sociale, elle est bien inférieure à celle qui existe en Europe ! Pourquoi donc se soumettre ?

Elsa Vidal, La fascination russe – Politique française : trente ans de complaisance vis-à-vis de la Russie, Robert Laffont 2024, 324 pages, €20,00 e-book Kindle €13,99

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire)

Catégories : Géopolitique, Livres, Russie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , | Un commentaire

La sangsue de Nietzsche

Chapitre énigmatique que la Sangsue de Zarathoustra. Le prophète se promène près de sa caverne en réfléchissant. Par mégarde, il heurte un homme et, effrayé, le bastonne en plus. C’est le choc entre le philosophe prophète et le scientifique rationaliste. Il présente des excuses. L’homme retire son bras nu du marais le long duquel il était couché et du sang en coule : c’est la sangsue.

Zarathoustra a été pour lui une autre sangsue, « la meilleure ventouse qui vive aujourd’hui », celui qui accroît sa science avec son sang. Mais Zarathoustra n’est pas cela. Il répand, il ne suce pas.

« Je suis le consciencieux de l’esprit », dit l’homme heurté, « et, dans les choses de l’esprit, il est difficile que quelqu’un s’y prenne de façon plus sévère, plus étroite et plus rigoureuse que moi, hors celui de qui je l’ai appris, Zarathoustra lui-même ». Est-ce à dire qu’il faut être obsédé jusqu’à l’obsessionnel et étroit jusqu’à la monomanie ? « Plutôt ne rien savoir que de savoir beaucoup de choses à moitié ! Plutôt être un fou pour son propre compte que sage dans l’opinion des autres ! Moi – je vais au fond. » Fatale erreur ! Arpenter son territoire, qu’il soit grand ou petit, car il n’y a rien de grand ou de petit pour la connaissance. La sangsue, animal répugnant et parasite, mérite autant qu’un autre animal dit « noble » l’étude et la passion de savoir. « C’est aussi un univers ! »

Aussi, l’homme heurté déclare : « Ma conscience de l’esprit exige de moi que je sache une chose et que j’ignore tout le reste : je suis dégoûté de toutes les demi-mesures de l’esprit, de tous les esprits nuageux, flottants et exaltés. » Permettons-nous de ne pas être d’accord avec lui sur ce point. Certes, Zarathoustra vilipende les demi-savants, ceux qui affirment sans vraiment savoir, ni tout savoir – et cela est juste. Mais avoir une teinture d’un peu tout, cela s’appelle la culture générale, et notre siècle en manque de plus en plus. Les spécialistes comme l’homme heurté sont peut-être inégalables dans leur étroit domaine, mais infantiles en tous les autres. Comment sauraient-ils être épanouis, équilibrés, sensés ? Comment sauraient-ils être utiles en société ? Comment pourraient-il préparer l’avenir ?

Nietzsche révère la « probité » mais l’homme heurté veut rester « aveugle » à tout le reste. La probité est l’honnêteté scrupuleuse, la justice et la rectitude. Le mot vient du latin probus, qui signifie examen, vérification ou jugement. Ainsi fait le scientifique, qui ne tient pour avéré que ce qu’il peut vérifier. « Je veux être probe, c’est-à-dire rigoureux, sévère, austère, cruel, implacable. » Car la vérité crue est dure aux illusions ; elle tranche les croyances, elle récure les à peu près. La réalité des choses est cruelle pour l’émotion et la sensibilité humaine. Or, pour Nietzsche, « l’esprit c’est la vie qui incise elle-même la vie. »

Mais cette formule est ambivalente. L’esprit seul ne fait pas l’homme. Nietzsche insiste souvent sur le trio des instincts vitaux, des passions émotives et de l’esprit logique. Pourquoi met-il l’accent en ce texte sur la seule probité de l’esprit ? Parce que les hommes savants considèrent que son prophète est la grande sangsue des consciences étroites. Or Zarathoustra philosophe est seul mais voit loin en altitude, alors que le scientifique est seul en son domaine, proche du marécage. La science est réductrice, elle opère une objectivation des êtres, une désubstantiation, en témoigne le sang qui coule du bras à cause de la sangsue objet d’étude. L’homme heurté par le philosophe est myope, réduit à un domaine très étroit.

Nietzsche critique ici la vérité, la foi en la vérité scientifique, qui n’est pour lui qu’une croyance parmi d’autres, même si elle pousse l’homme supérieur à se surmonter parce qu’elle fissure toutes les illusions – sauf la sienne, celle d’être absolue. Rien d’absolu en ce monde qui ne cesse de changer, pas plus la science – qui n’est qu’un outil. Nourrir son savoir de sa vie, comme le sang pour la sangsue, ne suffit en rien à l’humain : il lui faut encore surmonter ce savoir pour en faire quelque chose, au-delà du ‘savoir pour savoir’, du seul bonheur de connaître qui reste une illusion. Le savoir doit obéir au principe de vie, qui est la volonté de puissance ou, plus exactement en français, le tropisme vers la vie – tel le lotus émergeant de la boue pour monter vers la lumière.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire) :

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra – Œuvres III avec Par-delà le bien et le mal, Pour la généalogie de la morale, Le cas Wagner, Crépuscule des idoles, L’Antéchrist, Nietzsche contre Wagner, Ecce Homo, Gallimard Pléiade 2023, 1305 pages, €69.00

Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog

Catégories : Frédéric Nietzsche, Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Alexandre Arditti, L’assassinat de Mark Zuckerberg

Témoin d’époque, l’auteur frappe un grand coup. Le confinement Covid l’a fait réfléchir sur la société comme elle va dans un premier roman, La conversation, sur les réseaux sociaux qui prennent de plus en plus de place, sur la technique qui étend son emprise sur l’humain. Les responsables ? Les patrons des GAFAM (Google, Apple, Amazon et Microsoft) et autres BATX (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi), ces multinationales technologiques et de réseau.

Dès la page 13, Mark Elliot Zuckerberg, l’un des fondateurs de Facebook et désormais propriétaire aussi d’Instagram, de WhatsApp, Messenger et Threads, est exécuté d’une balle dans la tête. Facebook, nommé au départ Facemash, autrement dit « fesses-book » qui permettait de noter les appréciations sur les étudiants et étudiantes les plus sexy à la fac, est devenu un réseau social mondial et rentable renommé Meta Platforms. Zuckerberg n’en possède que 13 % des parts mais en contrôle 60 %, le reste étant coté en bourse et partiellement aux mains d’investisseurs institutionnels.

Il envisage de développer la blockchain pour la monnaie, l’épargne et les paiements, les lunettes connectées qui filment à votre insu, le Metavers qui est un univers parallèle, et l’IA pour capter et faire fructifier les données des utilisateurs. Autrement dit, Mark Elliot Zuckerberg est « le » prédateur du futur, le Big Brother d’Orwell dans 1984. Le fait qu’il soit juif, capitaliste et américain n’est pas mentionné par l’auteur, bien que cela participe du « Complot » mondial dont les défiants sont habituellement férus.

A la page 18, d’autres crimes sont évoqués sur les patrons d’Amazon, d’Apple, de Microsoft, et même de l’ex-président Trump, de même que sur Merkel, Sandrine Rousseau (après tortures, l’auteur se venge-t-il symboliquement ?), et divers attentats contre d’anciens dirigeants comme Sarkozy ou Hollande. Au total, près d’une centaine.

Le meurtrier de Zuckerberg est arrêté assez vite à Paris, dans le palace où il se prélasse, son forfait accompli. Le commissaire Gerbier, usé et fatigué après des décennies de crimes et d’enquêtes dans une société qui pourrit par la tête, est chargé comme meilleur professionnel du 36, de l’interroger. Il a en face de lui un homme de son âge, qui avoue appartenir à un réseau terroriste pour éradiquer l’emprise technologique sur les humains : Table rase.

Il y a peu d’action mais beaucoup de conversation. La soirée puis la nuit passent à deviser afin de savoir pourquoi on a tué, et qui est impliqué. Le pourquoi devient limpide : c’est une critique en règle de l’ultra-modernité : les réseaux qui abêtissent, la moraline du woke qui censure et inhibe, l’IA qui formate peu à peu et réduit l’intelligence humaine. La société hyperconnectée est nocive : il est bon d‘être réactionnaire envers elle !

Premier argument du terroriste : le complot serait général, pour mieux dominer les populations, intellos compris (souvent très moutonniers) : « Vous savez, la meilleure façon de contrôler la pensée d’une population est simplement qu’elle n’en ait pas. Noyer sa réflexion et son attention dans un flot continu d’informations stupides – ou commerciales , ce qui revient à peu près au même – est un excellent moyen d’y parvenir. Limiter l’esprit humain est aujourd’hui devenu un véritable programme politique. Plus le peuple sera ignorant et occupé à des futilités, plus il sera facilement contrôlable » p.53. Sauf que l’on pourrait objecter que les États-Unis ou la France ne sont ni la Russie, ni la Chine, ni l’Iran et que le « contrôle social total » reste un fantasme de défiant complotiste. Nul n’est obligé de suivre les errements des réseaux, des chaînes d’info et de la violence radicale.

Second argument : c’est le capitalisme qui est en cause : « Une société dont l’économie ne survit qu’en générant des besoins artificiels, avec pour objectif d’écouler des produits dont la plupart sont inutiles voire nocifs pour la population comme pour la planète, ne me paraît pas digne de survie à long terme » p.57. Mais quel est le « long terme » ? Pour Michel Onfray comme pour quelques autres, le « capitalisme » est né dès le néolithique ou même dès la première société humaine qui produit et stocke pour échanger… D’autre par, le « capitalisme » est un outil économique, une technique d’efficacité diablement efficace : même la Chine « communiste » s’y est convertie avec la réussite qu’on lui connaît, au contraire de l’archaïque mentalité russe, dont l’économie et la prospérité stagnent.

Troisième argument, anthropologique, vers le Soushomme, l’abêtissement général dans le futile, le tendance et l’autocensure pour ne pas offenser : « Passer d’un mode de vie résolument ancré dans le réel à des relations essentiellement virtuelles et souvent, ne nous voilons pas la face, purement mercantiles, est forcément contre-nature. Les réseaux sociaux incarnent ainsi la caricature la plus vide de sens de notre époque. (…) La mise en scène de toutes choses relève aujourd’hui d’un phénomène de cirque, servi par la consommation instantanée et ininterrompue d’informations sans aucun intérêt. A ce stade, ce n’est plus un appauvrissement, c’est une désertification intellectuelle et une raréfaction glaçante des relations sociales… » p.77. Nietzsche appelait à la volonté pour aller vers une sur-humanité ; la technologie, comme Heidegger le disait, ramène plutôt l’humain vers la sous-humanité de bête à l’étable qui regarde passer les trains.

Quatrième argument, l’effritement des relations sociales sous les coups de la victimisation, du buzz et du woke et la remise en cause de la démocratie sous les coups de force des gueulants : « Désormais, pour exister, au moins médiatiquement parlant, il faut absolument revendiquer quelque chose, protester. S’en prendre à quelqu’un, faire valoir ses traumatismes, bref être une victime, peu importe de qui ou de quoi. Dis-moi ce que tu revendiques, je te dirai qui tu es ! (…) Mon propos est de dénoncer une atmosphère délétère qui déteint sur tous les pans de la société, et entrave sérieusement la liberté d’expression en suscitant des phénomènes d’autocensure particulièrement inquiétants. Un travers en grande partie dû à l’amplification médiatique du moindre fait divers et de la moindre déclaration sortie de son contexte par les chaînes d’information continue, et bien sûr par les réseaux sociaux. (…) Les fondamentaux démocratiques de la société sont désormais pris en otage par quelques tristes sires qui les dévoient de manière éhontée pour leur usage personnel, et surtout pour se faire de la publicité à moindre frais » 103. On pense à la Springora et à la Kathya de Brinon – entre autres. Mais doit-on les croire sans esprit critique ? Leur force médiatique tient surtout à la lâcheté de ceux qui sont complaisants avec leurs fantasmes et leurs approximations.

Habilement, sous forme d’un interrogatoire policier, l’auteur reprend les critiques les plus usuelles sur les méfaits de la technique et le mauvais usage des outils, comme sur l’abandon de ceux qui sont chargés de transmettre : les parents, les profs, l’administration, les intellos, les journalistes, la justice, les politiques. Ils ne sauvegardent pas l’humanité en laissant advenir par inertie « un transhumanisme sauvage » p.142.

En cause l’éducation et la famille, dont l’auteur ne parle guère. Je pense pour ma part que l’habitude viendra d’user mieux de ces choses, qui sont aujourd’hui beaucoup des gadgets à la mode dont on peut se passer (ainsi Facebook ou Instagram), ou qui font peur aux ignorants qui ne savent pas s’en servir. Je l’ai vécu avec le téléphone mobile : l’anarchie et l’impolitesse des débuts a laissé place à des usages plus soucieux des autres. Quant aux réseaux, les cons resteront toujours les cons, quels que soient les outils de communication, et il faut soit les dézinguer à boulets rouges s’ils vous attaquent, soit les ignorer superbement. Le chien aboie, la caravane passe.

Ce roman policier un peu bavard, aux dialogues, parfois réduits à un échange de courtes interjections comme au ping-pong, pose la question cruciale de notre temps : que voulons-nous devenir ? Il se lit bien et n’échappe pas à un double coup de théâtre final fort satisfaisant. Clin d’œil, l’auteur est lui-même sur Facebook.

Alexandre Arditti, L’assassinat de Mark Zuckerberg, 2024, éditions La route de la soie, 146 pages, €17,00

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire)

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

François Bizot, Le portail

Avec une préface de John Le Carré.

A 25 ans en 1965, François Bizot est à l’École française d’Extrême-Orient (EFEO) détaché à la Conservation d’Angkor au Cambodge, chargé du relevé topographique des monuments extérieurs et de l’atelier des restaurations. Il prépare une thèse sur le bouddhisme des Khmers sous la direction de Jean Filliozat. Il vit dans un village près d’Angkor, se marie avec une Cambodgienne, a une petite fille prénommée Hélène. Il se sent intégré et « neutre » dans le conflit entre la guérilla communiste et les soldats de Lon Nol, le général fantoche institué et payé par les Américains après la destitution de Sihanouk fin 1970. Las ! C’est faire preuve de candeur : lorsqu’une guerre éclate, c’est tout ou rien : chacun est sommé de choisir son camp.

Or être Blanc dans un pays asiatique, c’est être « forcément » soupçonné d’être « un espion de la CIA », aux ordres de l’oppresseur en guerre au Vietnam et qui bombarde le Cambodge. Lors d’un déplacement pour aller consulter un vieux moine le 10 octobre 1971 dans la région d’Oudong, il est arrêté avec deux de ses assistants cambodgiens par des miliciens khmers rouges. Tous sont conduits dans la forêt en camp d’extermination (M13) gardés par des soldats paysans « de 12 à 17 ans » et dirigé par Kang Kek Ieu, alias Douch. Il deviendra, entre 1975 et 1979, le directeur du centre d’interrogatoire et de tortures de Tuol Sleng (S21) où plus de 20 000 Cambodgiens trouveront la mort dans d’atroces souffrances.

Le bourreau Douch est alors un jeune communiste sino-khmer de 29 ans, deux ans de moins que sa victime. Il gardera Bizot durant trois mois enchaîné et malnutris, cherchant par ses interrogatoires à percer à jour ce Français égaré dans l’ancienne religion alors que le présent impérialiste sévit. Il finira par le croire et par convaincre ses chefs qu’ils ne doivent pas le condamner à mort – à coups de gourdin, comme les autres. Les assistants Lay et Son, à qui le livre est dédié, seront exécutés.

Douch montre les paradoxes de l’être humain, la quête d’idéal d’un fils de paysan devenu prof de math à Phnom Penh et arrêté pour communisme. François Bizot le perce à jour : « Une recherche passionnée de droiture morale qui ressemblait à une quête de l’absolu. Douch faisait partie de ces purs, de ses fervents idéalistes, désireux avant tout de vérité » p.128 (édition originale La Table ronde). Pour lui, la société doit être régie selon les mathématiques et la logique de l’Histoire. D’où son inhumanité : il est un rouage de l’Organisation et obéit sans discuter, comme à la Science elle-même. « La détermination des instructeurs qui parlent au nom de l’Angkar est inconditionnelle ! parfois même dépourvu de haine, purement objective, comme si l’aspect humain de la question n’entrait pas en ligne de compte, comme s’il s’agissait d’une vue de l’esprit… Ils accomplissent mécaniquement, jusqu’à l’extrême, les directives impersonnelles et absolues de l’Angkar » 162.

Les Khmers rouges n’avaient quasiment rien de khmer ; ils idéalisaient le peuple paysan sans connaître son existence ni ses pensées, ni lui demander son avis sur le futur Cambodge. Certes, François Bizot reconnaît l’erreur des Américains, leur impérialisme sûr de soi et dominateur : « C’était la méthode grossière des Américains, leur ignorance crasse du milieu dans lequel ils intervenaient, leur démagogie maladroite, leur bonne conscience déplacée, et cette sincérité bon enfant qui confinait à la bêtise. Ils étaient totalement étrangers au terrain, animés de clichés sur l’Asie digne des guides touristiques les plus sommaires, et se comportaient en conséquence » 61.

Mais l’idéologie proposée avait tout du hors-sol : « Ayant substitué aux structures traditionnelles du village celles de la solidarité fraternelle du maquis, mus par des idéaux sincères, ulcérés par la pauvreté des uns et la richesse des autres, fils pour la plupart de petits commerçants ou d’employés frustrés, de Sino-Khmers mal intégrés, tous avaient en commun une existence qui s’était déroulée en dehors du monde rural, dont ils ne connaissaient rien. Aucun d’eux n’avait jamais fait la rizière. La manière dont ils allaient à travers la campagne montrait qu’ils ne respectaient ni les plantations, ni les jardins, ni les arbres, ni les chemins » 97. Au contraire, « ils se représentaient idéalement le paysan khmer comme un stéréotype de la révolution permanente, un modèle de simplicité, d’endurance et de patriotisme qui devait servir d’étalon à l’homme nouveau, affranchi des tabous religieux. Dans ce scénario contradictoire, le bouddhisme était remplacé par les directives chéries de l’Angkar [l’Organisation], pour le triomphe de l’égalité et de la justice » 98. La morale communiste de l’Angkar est calque sur la morale bouddhique du Dhamma (vérité non faussée).

Curieusement – mais ce n’est curieux qu’aux yeux de qui ne réfléchit pas au fond – la vérité de Poutine est très proche de celle des Khmers rouges. Il s’agit toujours d’une quête de pureté, du « revenir à » un âge d’or immémorial de « la » civilisation pour le bien du peuple (malgré lui). « La révolution ne souhaite rien d’autre pour lui qu’un bonheur simple : celui du paysan qui se nourrit du fruit de son travail, sans avoir besoin des produits occidentaux qui en ont fait un consommateur dépendant. Nous pouvons nous débrouiller seuls et nous organiser nous-mêmes pour apporter à notre pays bien-aimé un bonheur radieux » 164. Ainsi parlait Douch, ainsi parle Poutine.

Et les « idiots utiles » (mot de Lénine concernant les intellos occidentaux) y contribuent par leur bêtise. François Bizot n’hésite pas à tacler le « grand journaliste » alors au Monde et au Nouvel observateur Jean Lacouture, plus de 50 ans en 1975, sûr de lui-même, de son anticolonialisme et de son opposition aux généraux, dont de Gaulle, et aux Américains. Par naïveté meurtrière, il a adulé le Vietcong et les Khmers rouges qui, selon lui dans Le Monde, feront « un meilleur Cambodge ». Il n’a pas écouté Bizot lorsque celui-ci lui a rapporté en 1970 ce qu’il avait vu et appris dans les campagnes khmères – où le « grand journaliste » n’était jamais allé (pp.43-45). Il devra s’en justifier lorsque l’ampleur de la terreur et des massacres commenceront à apparaître ; après deux ans d’aveuglement et d’œillères idéologiques de gauche morale, il devra reconnaître s’être trompé fin 1978 dans Survivre le peuple cambodgien.

Les idiots utiles n’ont pas disparu, malgré les progrès de l’information et de l’éducation ; ils ont toujours l’esprit imbibé d’idéologie et intoxiqués de propagande, qu’ils prennent pour « la vérité » sans chercher par eux-mêmes. Ils servent aujourd’hui la soupe à Poutine ou à Trump, comme hier aux Khmers rouges. Jean Lacouture a été un collabo du communisme – et s’en est repenti (un peu tard, à la Mitterrand sous l’Occupation, quand le vent avait déjà tourné).

Une fois libéré, François Bizot est revenu à Phnom Penh, à l’EFEO puis à l’Ambassade de France où son portail lui est resté en mémoire. Traducteur du consul de France, il a eu avec lui et l’équipe autour de lui, à gérer l’afflux des réfugiés, à négocier avec le chef khmer rouge Nhem, à voir céder les principes diplomatiques (occidentaux) sur l’asile et extraterritorialité à la force des kalachnikovs. Il raconte l’humanité et ses misères, ses beautés ; l’adoption d’un bébé khmer par une famille française pour qu’il soit sauvé en obtenant un passeport ; la lâcheté de ce journaliste de l’ORTF qui récuse sa (seconde) femme cambodgienne in extremis sur le pont menant à la Thaïlande, et la fait rejeter aux Khmers rouges par peur du qu’en-dira-t-on en France, puisqu’il est déjà marié – il lui aurait suffit d’un seul mot : « oui » pour la sauver ainsi que leur petite fille…

Un témoignage de première main pour l’histoire sur les Khmers rouges et leur idéologie mortifère, qui a poussé « le communisme » à ses extrémités implacables, bureaucratiques et comme mathématiques ; une réflexion sur la pâte humaine. Une leçon pour aujourd’hui et pour toujours.

Un film a été tiré du Portail en 2014, Le temps des aveux.

Prix littéraire de l’Armée de terre – Erwan Bergot 2000

Prix des Deux Magots en 2001

François Bizot, Le portail, 2000, Folio 2002, 439 pages, €8,60, e-book Kindle €14,99

DVD Le temps des aveux, Régis Wargnier, 2014, avec Raphaël Personnaz, Kompheak Phoeung, Olivier Gourmet, Thanet Thorn, Boren Chhith, Gaumont 2015, 1h30, €10,72

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire)

Catégories : Géopolitique, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,