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François Bizot, Le portail

Avec une préface de John Le Carré.

A 25 ans en 1965, François Bizot est à l’École française d’Extrême-Orient (EFEO) détaché à la Conservation d’Angkor au Cambodge, chargé du relevé topographique des monuments extérieurs et de l’atelier des restaurations. Il prépare une thèse sur le bouddhisme des Khmers sous la direction de Jean Filliozat. Il vit dans un village près d’Angkor, se marie avec une Cambodgienne, a une petite fille prénommée Hélène. Il se sent intégré et « neutre » dans le conflit entre la guérilla communiste et les soldats de Lon Nol, le général fantoche institué et payé par les Américains après la destitution de Sihanouk fin 1970. Las ! C’est faire preuve de candeur : lorsqu’une guerre éclate, c’est tout ou rien : chacun est sommé de choisir son camp.

Or être Blanc dans un pays asiatique, c’est être « forcément » soupçonné d’être « un espion de la CIA », aux ordres de l’oppresseur en guerre au Vietnam et qui bombarde le Cambodge. Lors d’un déplacement pour aller consulter un vieux moine le 10 octobre 1971 dans la région d’Oudong, il est arrêté avec deux de ses assistants cambodgiens par des miliciens khmers rouges. Tous sont conduits dans la forêt en camp d’extermination (M13) gardés par des soldats paysans « de 12 à 17 ans » et dirigé par Kang Kek Ieu, alias Douch. Il deviendra, entre 1975 et 1979, le directeur du centre d’interrogatoire et de tortures de Tuol Sleng (S21) où plus de 20 000 Cambodgiens trouveront la mort dans d’atroces souffrances.

Le bourreau Douch est alors un jeune communiste sino-khmer de 29 ans, deux ans de moins que sa victime. Il gardera Bizot durant trois mois enchaîné et malnutris, cherchant par ses interrogatoires à percer à jour ce Français égaré dans l’ancienne religion alors que le présent impérialiste sévit. Il finira par le croire et par convaincre ses chefs qu’ils ne doivent pas le condamner à mort – à coups de gourdin, comme les autres. Les assistants Lay et Son, à qui le livre est dédié, seront exécutés.

Douch montre les paradoxes de l’être humain, la quête d’idéal d’un fils de paysan devenu prof de math à Phnom Penh et arrêté pour communisme. François Bizot le perce à jour : « Une recherche passionnée de droiture morale qui ressemblait à une quête de l’absolu. Douch faisait partie de ces purs, de ses fervents idéalistes, désireux avant tout de vérité » p.128 (édition originale La Table ronde). Pour lui, la société doit être régie selon les mathématiques et la logique de l’Histoire. D’où son inhumanité : il est un rouage de l’Organisation et obéit sans discuter, comme à la Science elle-même. « La détermination des instructeurs qui parlent au nom de l’Angkar est inconditionnelle ! parfois même dépourvu de haine, purement objective, comme si l’aspect humain de la question n’entrait pas en ligne de compte, comme s’il s’agissait d’une vue de l’esprit… Ils accomplissent mécaniquement, jusqu’à l’extrême, les directives impersonnelles et absolues de l’Angkar » 162.

Les Khmers rouges n’avaient quasiment rien de khmer ; ils idéalisaient le peuple paysan sans connaître son existence ni ses pensées, ni lui demander son avis sur le futur Cambodge. Certes, François Bizot reconnaît l’erreur des Américains, leur impérialisme sûr de soi et dominateur : « C’était la méthode grossière des Américains, leur ignorance crasse du milieu dans lequel ils intervenaient, leur démagogie maladroite, leur bonne conscience déplacée, et cette sincérité bon enfant qui confinait à la bêtise. Ils étaient totalement étrangers au terrain, animés de clichés sur l’Asie digne des guides touristiques les plus sommaires, et se comportaient en conséquence » 61.

Mais l’idéologie proposée avait tout du hors-sol : « Ayant substitué aux structures traditionnelles du village celles de la solidarité fraternelle du maquis, mus par des idéaux sincères, ulcérés par la pauvreté des uns et la richesse des autres, fils pour la plupart de petits commerçants ou d’employés frustrés, de Sino-Khmers mal intégrés, tous avaient en commun une existence qui s’était déroulée en dehors du monde rural, dont ils ne connaissaient rien. Aucun d’eux n’avait jamais fait la rizière. La manière dont ils allaient à travers la campagne montrait qu’ils ne respectaient ni les plantations, ni les jardins, ni les arbres, ni les chemins » 97. Au contraire, « ils se représentaient idéalement le paysan khmer comme un stéréotype de la révolution permanente, un modèle de simplicité, d’endurance et de patriotisme qui devait servir d’étalon à l’homme nouveau, affranchi des tabous religieux. Dans ce scénario contradictoire, le bouddhisme était remplacé par les directives chéries de l’Angkar [l’Organisation], pour le triomphe de l’égalité et de la justice » 98. La morale communiste de l’Angkar est calque sur la morale bouddhique du Dhamma (vérité non faussée).

Curieusement – mais ce n’est curieux qu’aux yeux de qui ne réfléchit pas au fond – la vérité de Poutine est très proche de celle des Khmers rouges. Il s’agit toujours d’une quête de pureté, du « revenir à » un âge d’or immémorial de « la » civilisation pour le bien du peuple (malgré lui). « La révolution ne souhaite rien d’autre pour lui qu’un bonheur simple : celui du paysan qui se nourrit du fruit de son travail, sans avoir besoin des produits occidentaux qui en ont fait un consommateur dépendant. Nous pouvons nous débrouiller seuls et nous organiser nous-mêmes pour apporter à notre pays bien-aimé un bonheur radieux » 164. Ainsi parlait Douch, ainsi parle Poutine.

Et les « idiots utiles » (mot de Lénine concernant les intellos occidentaux) y contribuent par leur bêtise. François Bizot n’hésite pas à tacler le « grand journaliste » alors au Monde et au Nouvel observateur Jean Lacouture, plus de 50 ans en 1975, sûr de lui-même, de son anticolonialisme et de son opposition aux généraux, dont de Gaulle, et aux Américains. Par naïveté meurtrière, il a adulé le Vietcong et les Khmers rouges qui, selon lui dans Le Monde, feront « un meilleur Cambodge ». Il n’a pas écouté Bizot lorsque celui-ci lui a rapporté en 1970 ce qu’il avait vu et appris dans les campagnes khmères – où le « grand journaliste » n’était jamais allé (pp.43-45). Il devra s’en justifier lorsque l’ampleur de la terreur et des massacres commenceront à apparaître ; après deux ans d’aveuglement et d’œillères idéologiques de gauche morale, il devra reconnaître s’être trompé fin 1978 dans Survivre le peuple cambodgien.

Les idiots utiles n’ont pas disparu, malgré les progrès de l’information et de l’éducation ; ils ont toujours l’esprit imbibé d’idéologie et intoxiqués de propagande, qu’ils prennent pour « la vérité » sans chercher par eux-mêmes. Ils servent aujourd’hui la soupe à Poutine ou à Trump, comme hier aux Khmers rouges. Jean Lacouture a été un collabo du communisme – et s’en est repenti (un peu tard, à la Mitterrand sous l’Occupation, quand le vent avait déjà tourné).

Une fois libéré, François Bizot est revenu à Phnom Penh, à l’EFEO puis à l’Ambassade de France où son portail lui est resté en mémoire. Traducteur du consul de France, il a eu avec lui et l’équipe autour de lui, à gérer l’afflux des réfugiés, à négocier avec le chef khmer rouge Nhem, à voir céder les principes diplomatiques (occidentaux) sur l’asile et extraterritorialité à la force des kalachnikovs. Il raconte l’humanité et ses misères, ses beautés ; l’adoption d’un bébé khmer par une famille française pour qu’il soit sauvé en obtenant un passeport ; la lâcheté de ce journaliste de l’ORTF qui récuse sa (seconde) femme cambodgienne in extremis sur le pont menant à la Thaïlande, et la fait rejeter aux Khmers rouges par peur du qu’en-dira-t-on en France, puisqu’il est déjà marié – il lui aurait suffit d’un seul mot : « oui » pour la sauver ainsi que leur petite fille…

Un témoignage de première main pour l’histoire sur les Khmers rouges et leur idéologie mortifère, qui a poussé « le communisme » à ses extrémités implacables, bureaucratiques et comme mathématiques ; une réflexion sur la pâte humaine. Une leçon pour aujourd’hui et pour toujours.

Un film a été tiré du Portail en 2014, Le temps des aveux.

Prix littéraire de l’Armée de terre – Erwan Bergot 2000

Prix des Deux Magots en 2001

François Bizot, Le portail, 2000, Folio 2002, 439 pages, €8,60, e-book Kindle €14,99

DVD Le temps des aveux, Régis Wargnier, 2014, avec Raphaël Personnaz, Kompheak Phoeung, Olivier Gourmet, Thanet Thorn, Boren Chhith, Gaumont 2015, 1h30, €10,72

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La Déchirure de Roland Joffé

La guerre du Vietnam bat son plein sous Nixon mais un bombardier B52, par une erreur de calcul, largue des bombes sur une ville frontalière du Cambodge. C’est le début de la révolte des Khmers rouges contre les Américains, les Occidentaux et tous les citadins, considérés comme corrupteur de la pureté native du paysan Khmer. Ce long film britannique analyse les conséquences de l’inconséquence militaire américaine, le vidage manu militari des villes, le camp d’extermination et les camps de travail rouges, mais aussi l’antidote que représente alors la presse, ce « quatrième pouvoir » qui allait bientôt virer Nixon de la présidence. A sa sortie, le film a fait choc car il n’y avait encore ni chaînes d’infos en continu ni évidemment l’Internet et l’utopie maoïste faisait encore un peu rêver les intellos de bureau.

Sydney Schanberg (Sam Waterston) est journaliste au New York Times, il s’est pris d’amitié pour son assistant cambodgien efficace Dith Pran (Haing S. Ngor) qui se débrouille toujours pour l’aider à trouver un transport ou un informateur. Il travaille avec le photographe Al Rockoff (l’ineffable John Malkovich) et a lié amitié avec le journaliste britannique au Sunday Times Jon Swain (le blond Julian Sands). Le film s’inspire de l’histoire vécue de Sydney Schanberg, prix Pulitzer du journalisme en 1976. De quoi se poser la question de l’exploitation par un grand reporter de son correspondant local. Même si « Sydi » (surnom que lui donne Pran) fait évacuer la famille cambodgienne de son ami par les hélicoptères des Marines américains, il garde Pran auprès de lui car il est trop précieux. Ou plutôt il lui laisse « le choix », ce qui revient à le choisir lui, par fidélité, amitié et conscience professionnelle. Une fois Pran expulsé de l’ambassade de France, où les derniers occidentaux ont trouvé refuge après l’invasion de Phnom Penh, et malgré la tentative de faire un faux passeport pour Pran de la part de Rockoff et de Swain – la photo est mal fixée -, le Cambodgien est expédié en camp de travail où il doit se « purifier » en piochant des champs et plantant du riz. Il a quand même sauvé la vie des journalistes en traduisant aux illettrés Khmers venus des campagnes qui ils étaient.

La dictature de Pol Pot qui s’installe est à la fois fanatique et inhumaine. Pas mal pour des communistes qui se revendiquent de l’utopie de Marx de réconcilier l’homme avec sa nature ! Aidés par Mao, le régime Khmer rouge est tenu d’une main de fer par l’Angkar, « l’Organisation », aussi robotisée que dans 1984. de Pol Pot, le chef suprême de cette clique, croit à la corruption sociale, à l’influence délétère des villes et de la culture (forcément « bourgeoise ») et il tient à embrigader comme Staline les enfants dès leur plus jeune âge pour dénoncer les déviants et les anciens bourgeois qui se cachent dans leurs rangs.

Chacun peut constater que les écolos politiques français d’aujourd’hui ne sont pas très loin de tenir le même langage avec leur retour à la terre et leur haine du progrès au nom du Complot des élites urbaines – et n’oublions pas « capitalistes ». La scène du film où le chef du camp de travail en appelle aux « anciens professeurs, interprètes, médecins, parce que le Parti a besoin de vous » est un morceau d’anthologie du mensonge d’Etat et de la langue bifide de tous les « révolutionnaires ». Ceux qui se « dénoncent », croyant se réhabiliter, sont emmenés loin des autres, enchaînés puis expédiés à l’arme blanche. Le Parti a besoin en effet d’éradiquer par le massacre toutes les têtes pensantes et tous les cultivés afin d’assurer son pouvoir sans partage sur les ignares et les brutes – « parce que le royaume des cieux est à eux », disait-on dans le temps. Le marxisme, même revu et tordu par le Géorgien Staline puis par le Chinois Mao a en effet de claires racines bibliques. Le film montre combien les petits chefs règnent par la terreur, combien chacun cherche à se faire bien voir de ses supérieurs par une brutalité plus grande, combien les enfants-soldats sont encore plus inhumains que les adultes. Le camp d’extermination de Choeung Ek – les « Killing Fields » du titre anglais du film – est digne des pires camps nazis. Et un autre morceau d’anthologie montre Pran, qui s’est échappé, marcher parmi les cadavres par milliers…

Pran sera repris, mais par d’autres Khmers rouges, et son commandant de camp, qui l’a adopté comme serviteur pour lui et son tout jeune fils, cherche à le faire craquer en lui posant à l’improviste une question en français. « Tu as vécu à Phnom Penh, tu parles donc le français ». Il le surprendra à écouter la radio en langue française et désormais le teindra à merci. Mais c’est pour lui avouer qu’il ne cautionne pas les dérives du parti et qu’il craint pour l’avenir du pays comme pour sa vie. Puisqu’il est tombé amoureux du garçonnet de 5 ans, il le lui confie pour qu’il fuie vers la Thaïlande, avec quelques dollars et une carte sommaire. Un bombardement vietnamien (venu pour aider la minorité Viêt persécutée par les Khmers rouges) permet à Pran de fuir avec quelques autres et le gamin. Mais l’itinéraire est long, chacun part de son côté, et son dernier compagnon, qui porte le petit garçon, marche sur une mine antipersonnelle. Le gamin est tué, ce qui désole Pran, mais il suit son chemin vers le camp de réfugié côté thaï. C’est de là qu’il prévient Sydney à New York.

Le film date de 1984 (date symbolique en souvenir d’Orwell) mais relate des faits survenus entre 1973 et 1976, soit il y a près d’un demi-siècle – la préhistoire pour les spontanéistes nés avec le mobile vissé à l’oreille du nouveau siècle. Il montre combien la civilisation des années 1970 était encore celle du papier : il y en avait partout, et pas seulement pour circuler avec passeports et visas mais aussi pour taper un article (sur feuilles) qui sera faxé (donc recopié sur d’autres feuilles) ou télexé (régurgité sur listings à picots) avant d’être imprimé (sur le journal). Mais l’indépendance d’esprit et la réflexion étaient à ce prix et il n’est pas sûr qu’elles subsistent aussi fort aujourd’hui dans la civilisation numérique de l’instant où le délai d’information est tellement raccourci qu’une info chasse l’autre.

Un très grand film que j’ai vu au moins quatre fois depuis sa sortie ; il rappelle à chaque fois combien toute utopie est mortifère, quelle que soit ses « bonnes » intentions au départ.

DVD La Déchirure (The Killing Fields), Roland Joffé, 1984, avec Sam Waterston, Haing S. Ngor, John Malkovich, Julian Sands, Movinside 2018, 2h21, €10.96 blu-ray €40.63

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1917-2017 : Octobre rouge s’est noirci

L’URSS était un pays immense, quarante fois grand comme la France, fascinant parce qu’en grande partie encore vierge. En ce pays, tout paraissait encore possible : les fantasmes écologiques de la nature sauvage répondaient aux fantasmes positivistes des richesses du sol et des possibilités de l’industrie. L’entreprise de Lénine voici 100 ans a donné soudain aux peuples de l’Europe, étouffés dans leurs petits problèmes parlementaires et au sortir d’une guerre absurde et totale, un grand souffle d’espoir. L’enthousiasme pouvait exister quelque part, une soif d’apprendre, un besoin d’agir, de construire, la perspective d’une vie nouvelle dans un univers transformé. Les prolétaires vigoureux travaillaient naturellement pour leur avenir, dépouillés de leurs vêtures bourgeoises. Lhomme pressé des années 20 avait un lieu où renaître. A l’écart du cœur pourri de « la » civilisation (européenne, rationnelle, libérale), ce pays sauvage aux cent jeunes nationalités représentait un autre monde.

L’histoire de l’opinion française sur l’URSS est ponctuée de revirements.

La Révolution en 1917 est mal vue : on perd un allié dans cette guerre qui s’éternise, on craint ces anarchistes et ces agitateurs qui ont pris le pouvoir et qui lancent des slogans subversifs. Puis c’est l’enthousiasme rapide pour ce pays neuf, modèle de l’avenir. Gide, qui revient en 1936 d’un séjour avec des nuances sous la plume est vilipendé. A la fin des années 30, si l’on commence à douter que l’URSS soit le paradis annoncé, si l’on s’étonne du cynisme avec lequel Staline signe en 1939 un Pacte avec Hitler, la guerre et la résistance de 1940-45 effacent bien vite cet aspect douteux du socialisme réalisé. L’URSS est désormais « le » pays martyr fort de ses vingt millions de morts, l’allié fidèle qui a sauvé le monde des griffes de la tyrannie, conjointement avec l’Amérique.

Tout se gâte dans l’après-guerre. La tombée successive dans l’orbite de l’URSS de tous les pays de l’Europe de l’Est occupés par l’Armée soviétique, selon la tactique du salami, laisse perplexe. Au même moment, Jdanov radicalise la lutte idéologique au Komintern et voue aux gémonies les alliés d’hier. Tout intellectuel est sommé de choisir son camp : qui n’est pas avec l’URSS est contre elle. En France, la Nouvelle Critique, dirigée par Jean Kanapa, et Les Lettres Françaises, dirigées par Louis Aragon & Pierre Daix, se font les gardiens vigilants de l’orthodoxie prosoviétique et les dénonciateurs farouches de ceux qui y manquent. En 1953 on atteint un summum dans l’hystérie stalinienne : Roger Garaudy, toujours à la pointe de la mode intellectuelle, soutient en Sorbonne une thèse sur la Contribution à la théorie marxiste de la connaissance (qui se souvient encore de Garaudy ?). Le texte est d’une effarante scolastique où toute recherche est appréciée à ses conséquences politiques – la ligne juste étant définie par les dirigeants du Parti ! Deux ans plus tard, Raymond Aron dénonce cet aveuglement dans L’Opium des intellectuels.

Dès lors, c’est l’effritement. La signature du Pacte de Varsovie en 1955 avalise la coupure de l’Europe en deux camps ; le communisme n’est plus la paix, à l’inverse de ce que soutenait Sartre dans un article de 1952 paru dans Les Temps Modernes. Surtout, le XXe Congrès du PCUS et le Rapport secret de Khrouchtchev révèlent les « crimes » de Staline. Croyant au dégel, les Polonais se révoltent à Poznan, les Hongrois à Budapest. 2000 chars les écrasent, faisant près de 10 000 morts qui sont suivies d’environ 2000 exécutions. Le bloc soviétique construit un mur qui sépare les deux Allemagnes, la prolétaire et la capitaliste, pour empêcher les soi-disant exploités de l’est de fuir en masse à l’ouest – où la vie est bien meilleure et la liberté plus grande, malgré les responsabilité de soi qui va avec. L’Etat de type soviétique a fini de fasciner. Le « gauchisme » naît.

Avec la guerre d’Algérie, le Tiers-Monde officiellement reconnu à la Conférence de Bandoeng, remplace pour les intellectuels la décevante patrie du socialisme. Sartre critique la raison dialectique en 1960, Michel Foucault dénonce les rapports du savoir et du pouvoir dans son Histoire de la folie à l’âge classique parue en 1961, Claude Lévi-Strauss, en 1962, écrit que les sociétés primitives se veulent hors de l’histoire, contrairement à ce que pensait Marx. L’Amérique se donne un nouveau Président dynamique, moderne, John Kennedy. Si l’URSS a envoyé dans l’espace en 1957 le Spoutnik, premier satellite artificiel de la terre, puis le premier homme en orbite en 1961, elle a cette même année construit le Mur de Berlin et refusé que Pasternak reçoive le Prix Nobel de Littérature (1958). A Cuba, avec l’affaire des fusées, elle conduit le monde au bord de l’affrontement. Dans les années qui suivent, c’est la progressive glaciation. Khrouchtchev éliminé par la coalition des nouveaux privilégiés du régime, Brejnev accède au pouvoir en 1964. Il y restera presque 20 ans. En 1966, le procès Siniavski-Daniel, relayé en Occident, scandalise l’opinion éclairée. 1968 voit le Grand bazar (titre d’un livre de Daniel Cohn-Bendit) à l’Ouest, la remise en cause des dogmes – y compris marxistes -, mais aussi à l’Est l’écrasement du Printemps de Prague et de son espoir de renouveau. L’année suivante, tandis que l’étudiant tchèque Jan Palach s’immole par le feu en signe de protestation ultime contre l’immobilisme soviétique, les premiers hommes qui marchent sur la lune sont Américains.

Le Communisme fait de moins en moins recette.

Georges Marchais est élu Secrétaire Général du Parti Communiste Français en 1970, mais un grand Parti Socialiste se reconstitue dès 1971 sous la houlette de François Mitterrand. 1974 est une année charnière : Soljenitsyne, écrivain de talent et typiquement russe, est déchu de sa nationalité soviétique et expulsé vers l’Occident après avoir été publié pour la première fois sous Khrouchtchev. Il commence la publication de l’Archipel du Goulag, décrivant l’univers des camps staliniens. Au Portugal, l’armée met fin à 40 ans de Salazarisme, mais le Parti Communiste échoue dans sa tentative de putsch et la démocratie s’installe. Aux Etats-Unis, la presse dénonce les mensonges du Président Nixon et l’oblige à démissionner malgré ses succès diplomatiques. C’est une leçon de liberté au pays du capitalisme triomphant, en contraste absolu avec l’URSS où les dirigeants cacochymes s’accrochent au pouvoir et pratiquent le népotisme à tout crin. En Asie, les communistes locaux appliquent Lénine à la lettre, sans états d’âme : le Cambodge passe aux mains des Khmers rouges, Saïgon tombe le 30 avril 1975 et est promptement vidée d’une grande part de ses habitants envoyés « en rééducation » à la campagne. L’exode des boat-people commence, tandis qu’une répression sommaire s’abat sur le pays soviétisé.

L’Occident, déboussolé par la hausse du pétrole qui entraîne une grave crise économique et son cortège d’inflation, de chômage, de remises en cause, secoué par le terrorisme d’origine moyen-orientale, par l’échec américain au Vietnam, par la démission forcée du Président Nixon, croit avec naïveté que la « Conférence » d’Helsinki représente un pas en avant dans la voie de la « détente ». Mais « tout ce qui est à nous est à nous, tout ce qui est à vous est négociable » est le mantra du socialisme…

En 1977, les dissidents soviétiques s’organisent. Un grave attentat à la bombe dans le métro de Moscou ne peut être dissimulé cette fois-ci par la presse officielle. La nouvelle Constitution soviétique reconnaît au Parti communiste le premier rôle. En France, André Glucksmann publie Les Maîtres Penseurs, critiquant violemment l’hégémonisme idéologique, et en particulier celui du marxisme, et Bernard-Henry Lévy écrit La Barbarie à visage humain. Ces « nouveaux philosophes » placent désormais les Droits de l’Homme au centre de toute réflexion politique et leur marketing avant la profondeur de la réflexion. Mais l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS et plus encore la crise polonaise et la naissance du puissant syndicat Solidarité ont considérablement accéléré la dégradation de l’image du système soviétique. Un sondage pour le Quotidien de Paris, effectué en janvier 1982, en plein gouvernement à participation communiste en France, a montré que 69 % des personnes interrogées trouvent que « ce qui se passe dans les pays de l’Est est plutôt un obstacle pour adhérer au PCF aujourd’hui ». L’attentat contre le Pape Jean-Paul II, avec l’aide des services secrets bulgares, le soutien occulte à divers mouvements terroristes via des pays tiers comme la Syrie ou la Libye, et l’hypocrite dénonciation de la mise en place des fusées Pershing en Europe, en réponse au déploiement des SS20 à l’Est, n’ont pas arrangé l’image de l’URSS. L’explosion de l’audiovisuel dans la décennie 1975-85 a amplifié le phénomène, donné un nouveau pouvoir aux journalistes commentateurs de vidéo prise à vif, et assuré une ventilation forcée des idées.

Au total, les avancées sociales de l’URSS ne compensent plus, en 1981, les restrictions à la liberté. La réussite économique est remise en cause, le renouveau du libéralisme en Occident traque les tentations bureaucratiques vers le « socialisme rampant », la puissance militaire fait peur, l’idéologie marxiste paraît à ranger au magasin des accessoires du XIX° siècle. Le pays de la Paix et de la Liberté est devenu l’empire de la Guerre et du Goulag.

C’est alors que la gauche française rêve de Changer la vie et que Mitterrand s’associe au Parti communiste pour nationaliser et socialiser la France vers l’avenir radieux. La suite est connue : népotisme, bon plaisir, gabegie, endettement, valse des impôts… et les Français de plus en plus pessimistes et de moins en moins heureux. Les illusions se retournent toujours en triste réalités. La pensée d’Octobre reste aujourd’hui la coquetterie de quelques intellos bien au chaud dans les prébendes d’Etat, à Normale sup ou dans les chaînes publiques – ou comme députés grassement payés pour clamer la révolution tout en profitant sans faillir du système.

Tout ça pour ça…

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