Articles tagués : jean-paul ii

14 Colline des croix

Le froid s’éloigne, le soleil monte, nous passons de deux à 9°. Les Baltes considèrent qu’ils font partie de la terre. Leur âme y retourne à leur mort. Homme–humus, il y aurait une même racine en latin selon Pierre. Les gens sont proches de la nature.

Nous nous arrêtons à la colline des croix, lieu de mémoire devenu lieu de culte, inscrit au patrimoine mondial par l’Unesco. C’est une chapelle en plein air sur une petite colline. Jean-Paul II est venu y célébrer une messe et désormais une chapelle y est érigée. Le lieu est planté de plusieurs milliers de croix, de la plus petite de la taille d’un doigt à la plus grande de la taille d’un géant. Il y en a de tous les styles, en bois, en fer, en plastique, en élément de vélo, plus de 200 000, dit-on. Elles sont érigées comme des cheveux plantés sur une tête, une éminence qui était un lieu sacré païen. Les croix ont d’abord été mises pour protester contre la répression tsariste, puis en révolte contre Staline. Il s’agit d’un mouvement populaire spontané mal vu du clergé, puis récupéré par lui, comme d’habitude.

Ce fut un lieu de résistance avant d’être un lieu d’indépendance en 1991. Les croix ont été plantées en premier par les assignés à résidence de retour de Sibérie après la mort de Staline. Le pouvoir soviétique les a brûlés quatre fois, à chaque fois elles ont été replantées. Des croix ont surgi avec des slogans, du style « Dieu est au-dessus de tout », « la foi sauve », en résistance à l’idéologie communiste. Aujourd’hui elles sont avec un avion pour figurer l’idéologie des soldats de l’Otan contre l’impérialisme autocrate russe. Le pape Jean-Paul II est venu y célébrer une messe le 7 septembre 1993 devant 100 000 fidèles. Benoît XVI a envoyé une croix en 2006.

La colline et ses allées hérissées de croix de part et d’autre sont un terrain de jeu admirable pour les gamins qui courent ici ou là. Ils sont la vie parmi ces symboles de mort. Je ne peux que penser à ces jeunesses hitlériennes athlétiques, fraîches et joyeuses, décrites en Prusse orientale par Michel Tournier. Malgré la guerre aux portes de l’Europe, en Ukraine, les petits Baltes blonds courent plein d’énergie comme s’ils s’entraînaient à un grand jeu.

Il y a eu beaucoup d’émigration depuis l’indépendance car les industries de pièces détachées de l’empire soviétique se sont effondrées, chaque pays produisant une partie qui était assemblée ailleurs. Les salaires sont aujourd’hui trop bas pour l’attrait des rémunérations en Finlande ou en Pologne, encore mieux en Allemagne. Le pays a perdu un tiers de ses habitants depuis l’indépendance, surtout des jeunes. Ils sont partis en Irlande, en Allemagne, en Pologne. Les deux tiers d’entre eux ne reviendront pas.

Catégories : Pays baltes, Voyages | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , | Poster un commentaire

John-Frédéric Lippis, L’homme a la valeur de son cœur

Pianiste compositeur, chef de chorale reconnu, Lippis écrit désormais plus qu’il ne compose car son ouïe se dégrade. Un drame personnel qui l’a conduit à entendre avec le cœur, dit-il.

Ce livre est une méditation inspirée par Karol Wojtyla, ci-devant pape Jean-Paul II, à propos des souffrances et du courage, de la fraternité et de l’Amour avec un grand A (l’Hâmour persiflait Flaubert qui se méfiait des exaltations psychiques). Ce personnage hors norme a fortement impressionné le John-Frédéric adolescent et il s’est mis dans sa lumière.

Au point que le préfacier Laurent de Gaulle fait de John-Frédéric Lippis un saint chrétien, bénévole dès l’âge de 13 ans, un Modèle selon l’imitation de Jésus-Christ : « Dans sa simplicité, John-Frédéric transporte nos cœur par des variations sur le thème de l’amour. Il nous permet d’entrevoir l’invisible dans le visible de nos vies et de nos épreuves » p.13. Laurent est le petit-neveu du général, le petit-fils de son frère Jacques ; il a écrit un livre sur la foi de Charles de Gaulle.

L’auteur lui-même avoue, modeste : « Dans ma vie, il y a toujours eu une part de mystère, quelque chose de spécial. Il y a la foi. En Dieu, en la vie, en les hommes, en moi » p.20. Et l’on peut observer combien cette méditation à propos de Jipitou se réduit finalement à Jièfel. C’est amour et moi, je et Jean, papa et pape. Comme tous les croyants dans le sein de Dieu, Lippis se montre très assuré de soi. François Bayrou est de ce type. A propos du pape, l’auteur parle « d’une osmose entre lui et moi en toute humilité » p.50. Il crée un album de musique instrumentale pour retracer la personnalité de Karol ; désormais il écrit ces méditations.

Et des conseils de développement personnel à la lumière papale : « Retrouvez un rythme, un tempo, comme celui d’une musique qu’on va partager ensemble dans un moment de convivialité et d’amitié. Lâchez ces obligations qui ne vous apportent rien et que vous rendez indispensables, plus de surcharges inutiles, pensez à vous, aux autres, triez votre quotidien, ressourcez-vous pour mieux donner et partager. Cessez de penser comme tout le monde, sortez du moule, ayez le courage d’avoir vos opinions, votre humanité, restez vous-mêmes. Affirmez-vous selon vos opinions. Vous avez le droit d’exister, mais encore faut-il le décider… » – et ainsi de suite, p.60.

De grands mots, dans l’actualité de Noël, publiés à compte d’auteur.

John-Frédéric Lippis, L’homme a la valeur de son cœur, novembre 2022, Lina éditions  JF Lippis, 198 pages, €20,00 (non référencé sur Amazon ni sur la Fnac)

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

Dans le chœur de Mozart déjà chroniqué sur ce blog

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , ,

Mexico, la Vierge de la Guadalupe

Le bus nous emmène à la basilique de la Guadalupe. Une Vierge Marie à peau brune est apparue en décembre 1531 à un jeune berger indien, Juan Diego de son nom de baptême.

Didier van Cauwelaert a commis sur ce thème en 2001 un joli roman, sans prétentions mais qui se lit bien et que je vous conseille, L’apparition. Depuis, comme il le note en postface, Juan Diego a été béatifié en 1990 puis canonisé par le pape Jean-Paul II le 31 juillet 2002. La Vierge noire de la Guadalupe a été proclamée Patronne du pays en 1737, Reine du Mexique en 1895, puis Impératrice des Amériques en 1910 ! La Vierge de la Guadalupe serait surtout la réincarnation de la déesse mère Tonantzin, protectrice de la fécondité. Son modèle figuré est, paraît-il une Vierge de l’Apocalypse peinte dans une église de la Macarena à Séville et le peintre indien Marcos, ancien élève de Pieter de Gand à Mexico, n’y serait peut-être pas étranger.

La basilique à « Lupita », comme la Vierge de la Guadalupe est nommée affectueusement ici, est le monument catholique le plus fréquenté au monde avec 14 millions de visiteurs par an !

« Que ton coeur ne soit pas troublé. N’aie pas peur de cette maladie ni d’aucune autre maladie ou angoisse. Ne suis-je pas là, moi qui suis ta Mère ? N’es-tu pas sous ma protection ? Ne suis-je pas ta santé ? Ne reposes-tu pas heureux en mon sein ? Que désires-tu de plus ? Ne sois pas malheureux ou troublé par quoi que ce soit » – telles furent les paroles énoncées par la Vierge brune à Juan Diego et par lui ainsi rapportées. La Mère latine a le comportement « méditerranéen », englobante, protectrice, suscitant une nostalgie de poussin pour les ailes de sa mère poule. Le catholicisme mexicain se nourrit plus de foi que de charité ; la Vierge est l’hypertrophie de la Mère mais tout reste dans la famille.

Les apparitions de Notre-Dame de Guadalupe sont inspirées du Nican Mopohua écrit en nahuatl par l’Indien Antonio Valeriano, publié par Luis Lasso de la Vega en 1649. Dix ans après la prise de Mexico, la guerre se termine. Juan Diego le 9 Décembre 1531, voulant se rendre au marché de Tlatelolco, passe sur la colline de Tepeyac lieu de culte de la déesse mère Tonantzin. Il entend une voix qui l’appelle par son nom « Juan, Juantzin, Dieguito ». Elle s’adresse à lui en sa langue maternelle, le nahuatl, et lui demande de lui consacrer une chapelle ici même, « afin que je puisse dispenser mon salut et ma compassion à tous ceux qui viendront vers moi ». Juan se rend chez l’évêque Franciscain Mgr Zumarraga pour lui faire le récit de son entretien avec la Vierge. Il ne veut pas le croire, évidemment.

Juan Diego rentre chez lui et passe voir son vieil oncle Juan Bernardino qui a la peste et pour lequel le médecin ne peut plus rien. Juan le veillera jusqu’au matin avant d’aller chercher un prêtre par la route de Tlatelolco. Lui apparaît de nouveau une brève apparition virginale : « je vais te donner un signe ». Juan retrouve son oncle complètement rétabli par la venue d’une certaine Guadalupe qui lui a révélé qu’il était guéri. Il l’a crue et s’en trouve très bien. Mais Juan doit surtout aller exposer ce signe à l’évêque, tout en lui apportant des roses de la colline. « Des roses ici en plein hiver ? – en plein hiver ! » Juan Diego se rend donc sur la colline de Tepeyac où des bosquets de roses ont jailli. Juan en cueille un bouquet et le porte dans sa tunique. Arrivé devant Mgr Zumarraga, lorsqu’il déroule sa « tilma », cette tunique indienne tissée de fibre d’agave, les roses roulent sur le sol mais l’image de la Vierge se trouve imprimée recto verso sur la fibre. On dit qu’il ne s’agit pas de peinture, qu’il n’y a pas de pigments. Le vrai miracle de la Virgen de la Guadalupe commence.

En 1537, le pape Paul III déclare que les Indiens ont une âme et qu’il ne faut plus les massacrer.

Le lieu que nous allons visiter, la colline Tepeyac, était celle-là même où la déesse Tonantzin était adorée. En 1910, le pape Pie X a proclamé Notre-Dame de Guadalupe patronne de toute l’Amérique. La statue en bronze de Jean-Paul II trône désormais en face de la basilique. La Morenita, la Vierge à peau brune, est adorée dans tout le sous-continent « latino » après avoir servi de signe aux Espagnols durant la Reconquête contre les Arabes. L’Estremadure la fête également.

Catégories : Mexique, Voyages | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Ernst Jünger

Ernst Jünger est un phénomène. En 103 ans de vie il a vécu deux guerres (mondiales), a vu l’essor et le déclin de l’empire communiste sur deux générations, la ruine de l’Europe due à la technique et la patiente reconstruction de la mosaïque qui, à nouveau, craque de toutes parts.

Jeune, il aime l’aventure, se fait Wandervögel à 16 ans (un scoutisme allemand laïque et mixte), puis sèche la pension pour s’engager en France dans la Légion étrangère ; emprisonné pour désertion afin de voir le Kilimandjaro, il est récupéré par son père car il n’a que 18 ans et son engagement n’est pas autorisé sur sa seule signature. Un an plus tard arrive 1914 ; Ernst, l’aîné de six enfants, a 19 ans. Il passe le bac en catastrophe pour s’engager volontairement. Non par militarisme mais par patriotisme. La guerre est terrible, il en fait l’expérience ; il sera blessé quatorze fois. Elle est bien loin du code de chevalerie traditionnelle à cause de la technique. La guerre industrielle n’est plus un combat mais un massacre : à la tronçonneuse, à la mitrailleuse, aux obus tirés de loin – un engagement mécanique où l’humain se perd. Élève officier, nommé lieutenant à 20 ans, il sera Croix de fer de première classe l’année d’après et recevra l’Ordre du mérite, la distinction suprême accordée par l’empereur, en 1918.

Lorsqu’il sort de la guerre, quatre ans plus tard, sa patrie a perdu et des millions de morts inutiles jonchent la terre. Tel Dante revenant de l’Enfer, il médite sur cette expérience vécue. Il a sans cesse griffonné des notes sur de petits carnets, il n’a cessé de lire pour s’évader de l’horreur, il a toujours été au contact des hommes et de l’action. Il ne nie en rien que la guerre soit effroyable et destructrice, mais elle est comme un destin qui dépasse l’individu. A chacun de dompter la vague par énergie vitale et force créatrice. Il publie son journal, Orages d’acier, à compte d’auteur en 1920 ; c’est le succès car il ne glose pas sur la morale, il décrit au ras du terrain. Il transforme son Journal en œuvre littéraire en y incorporant des lettres échangées avec sa famille et des chroniques, le tout retouché par le recul du temps. Il n’est pas théoricien, peu politique, il est avant tout écrivain voyageur ou combattant, opérant une symbiose de sa pensée avec la vie qu’il mène. Il subsistera désormais d’articles et de livres.

Pour lui, l’homme se révèle dans la guerre (comme dans tous les événements exceptionnels) ; ses instincts les plus primitifs sont sollicités, ses passions les plus débridées – à sa raison de résister et de savoir établir des digues pour canaliser cette formidable énergie qui peut – sinon – vous transformer en bête. L’héroïsme n’est jamais loin de la férocité, telle est la nature humaine malgré les couches de vernis civilisateurs de la culture et de l’éducation. La guerre est une expérience limite.

Il n’y a pas, comme chez les fascistes, d’esthétisme de la guerre chez Jünger ; il s’agit pour lui d’explorer le tréfonds de cette force vitale qui réside en chacun. Seule cette énergie humaine créatrice peut contrer le règne de la machine. Né en 1895, le jeune Ernst voit se développer en accéléré la locomotive et l’auto, le canon automatique et le char, le fusil mitrailleur et les avions. La guerre bureaucratise les comportements sur le modèle hiérarchique de l’armée ; elle change l’humain en robot fonctionnaire. Comment s’étonner que l’habitude de fonctionner machinalement n’aboutisse à l’appareil des camps et à la destruction de masse du nazisme après le goulag du communisme ? La guerre totale préfigure l’Etat totalitaire et le nihilisme amoral du chacun pour soi. La technique du XXe siècle se heurte à l’humanisme du XIXe siècle – et la modernité l’emporte souvent pour le pire plus que pour le meilleur, dans la jeunesse de Jünger. « Science sans conscience… » méditait déjà Rabelais.

L’homme forcé à être soldat devient un « Travailleur ». La chair à canon de l’armée devient une chair à fabrique des usines et une chair à fonctionner des bureaux. L’être de chair n’est plus qu’un rouage mécanique de la technique, dépossédé de son humanité par le fonctionnement, le règlement, le politiquement requis. La mobilisation est totale, en 14 comme en 33… La seule façon de résister est le quant-à-soi, la réserve personnelle, la marge d’initiative que l’on peut prendre dans les limites tolérées. Ernst Jünger devient réfractaire. Nationaliste en raison de ce traité de Versailles inique qui humilie sa patrie par ressentiment de la France, directif en raison de la crise économique séculaire venue des financiers américains qui ruine les gens par l’inflation galopante, il devient responsable d’un corps franc de Saxe en 1923, mais pour un mois seulement ; il est déçu par l’absence d’énergie des adhérents qui attendent tout du groupe et ne donnent rien d’eux-mêmes. Plus révolutionnaire conservateur que xénophobe, il refusera par trois fois d’adhérer au nazisme et d’en être un député. Il n’a jamais été conventionnel ni bon élève ; enfant, il détestait l’école. Ami avec Ernst von Salomon et Carl Schmitt mais aussi avec Bertold Brecht, il retouchera les préfaces de ses œuvres lors de leurs rééditions pour en gommer les traits nationalistes qui pourraient servir aux nazis. Il écrira même Sur les falaises de marbre, roman à clé antitotalitaire qui dénonce dans le Grand forestier l’image que veulent se donner Goering et Hitler, comme Staline.

Il rencontre sa première femme lorsqu’elle a 16 ans et l’épouse deux ans plus tard. Ils auront deux garçons, Ernstel, né trop tôt en 1926 – il sera tué en 1944 par un partisan italien après avoir été obligé de s’engager parce qu’il avait tenu des propos anti-hitlériens – et Alexander, né en 1934, qui deviendra médecin et lui donnera deux petits-enfants, une fille et un garçon.

En 1940, Ernst Jünger est mobilisé comme capitaine et fait la campagne de France avant d’être nommé à l’état-major à Paris. Il y rencontre l’intelligentsia des lettres françaises : Guitry, Drieu, Gallimard, Cocteau, Morand, Céline, Giraudoux, Jouhandeau, Léautaud, Paulhan… Pour lui, cette fois, la guerre est une aventure intérieure ; il est trop vieux pour l’aventure combattante et la défaite éclair des armées françaises, mal préparées, mal commandées et au moral dans les godillots n’est guère une guerre… Il tient toujours son Journal, qu’il publiera après-guerre sous le titre de Jardins et routes, loin des orages et plus dans l’observation. Il a reçu de son père une panoplie d’entomologiste à 13 ans et il a longtemps écumé les prés et les bois avec son frère le plus proche, Friedrich. Il observe ainsi les hommes, comme détaché, soucieux avant tout de réalité exacte. Ce qui rend son témoignage précieux pour les petits détails véridiques.

La Seconde guerre mondiale après la Première est pour Jünger comme le Nouveau testament après l’Ancien ; il se rapproche du christianisme, non par croyance – il reste plutôt agnostique – mais par respect pour l’institution de l’Eglise, phare stable dans le totalitarisme nihiliste du temps. Le 7 juin 1942, lorsqu’il croise pour la première fois en France deux jeunes filles arborant l’étoile juive, il se sent honteux de porter l’uniforme allemand. On ne peut contrer la Barbarie que par des règles morales. Son exaltation de jeunesse pour l’énergie se mue en éthique de la liberté. C’est la seule voie offerte à l’individu pour se défendre de la masse.

Il créera ainsi dans Eumeswil  le personnage de l’Anarque, réfractaire au profond de lui-même, proscrit social s’il le faut, ayant recours aux forêts. Il aime à définir ainsi le concept : « L’Anarque est à l’anarchiste ce que le monarque est au monarchiste ». Il règne sur lui-même, il ne suit pas une mode idéologique ou un gourou. Il est nécessaire d’être rebelle, de se réfugier dans une droiture simple lorsqu’on est au cœur des ténèbres. Proche des comploteurs contre Hitler autour du comte von Stauffenberg en juillet 1944, il n’est pas dénoncé et, après avoir été muté comme officier auxiliaire, il est démobilisé pour raison médicale afin d’échapper aux tribunaux nazis. Pour cette raison, il refuse de répondre au questionnaire humiliant des Anglais sur ses activités sous le nazisme, ce qui lui vaut d’être interdit de publication dans les zones occupées d’Allemagne jusqu’en 1949. Le politiquement correct des démocraties est lui aussi un totalitarisme, même s’il est mou.

Jünger s’installe en 1950 avec sa famille à Wilflingen, dans la propriété des Stauffenberg, où il demeurera jusqu’à sa mort. Il publie régulièrement son Journal, de La cabane dans la vigne, jusqu’à Soixante-dix s’efface. Le président de la RFA Theodor Heuss vient lui rendre visite en mai 1953, le chancelier Helmut Kohl en 1985, le président Mitterrand en 1993 – après l’avoir reçu à dîner à l’Elysée en 1984. Il reçoit la bénédiction du pape Jean-Paul II en 1990 pour La Paix, apologie d’un monde réconcilié dans l’humain. Sa femme Greta meurt d’un cancer en 1960 et Ernst de remarie avec Liselotte son infirmière – qu’il appelle le Taureau – en 1962. Il écrit, il voyage,  il donne des conférences. Il meurt en 1998 dans son sommeil.

Ce que j’aime en Ernst Jünger est cette liberté personnelle qu’il a su conserver dans les orages, depuis l’énergie intérieure qui le pousse très jeune vers l’aventure et lui permet de résister à la guerre de matériel jusqu’à ce quant à soi de la maturité, préservé malgré toutes les propagandes et les chantages civiques des Etats. Il a su garder cette faculté de penser par soi-même, ce goût de l’observation détaillée des choses et des êtres, cet amour de l’expression pour rendre compte de son expérience personnelle de la vie. Il est pour moi un exemple, par-delà les conjonctures, d’être humain vraiment réalisé.

Catégories : Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

1917-2017 : Octobre rouge s’est noirci

L’URSS était un pays immense, quarante fois grand comme la France, fascinant parce qu’en grande partie encore vierge. En ce pays, tout paraissait encore possible : les fantasmes écologiques de la nature sauvage répondaient aux fantasmes positivistes des richesses du sol et des possibilités de l’industrie. L’entreprise de Lénine voici 100 ans a donné soudain aux peuples de l’Europe, étouffés dans leurs petits problèmes parlementaires et au sortir d’une guerre absurde et totale, un grand souffle d’espoir. L’enthousiasme pouvait exister quelque part, une soif d’apprendre, un besoin d’agir, de construire, la perspective d’une vie nouvelle dans un univers transformé. Les prolétaires vigoureux travaillaient naturellement pour leur avenir, dépouillés de leurs vêtures bourgeoises. Lhomme pressé des années 20 avait un lieu où renaître. A l’écart du cœur pourri de « la » civilisation (européenne, rationnelle, libérale), ce pays sauvage aux cent jeunes nationalités représentait un autre monde.

L’histoire de l’opinion française sur l’URSS est ponctuée de revirements.

La Révolution en 1917 est mal vue : on perd un allié dans cette guerre qui s’éternise, on craint ces anarchistes et ces agitateurs qui ont pris le pouvoir et qui lancent des slogans subversifs. Puis c’est l’enthousiasme rapide pour ce pays neuf, modèle de l’avenir. Gide, qui revient en 1936 d’un séjour avec des nuances sous la plume est vilipendé. A la fin des années 30, si l’on commence à douter que l’URSS soit le paradis annoncé, si l’on s’étonne du cynisme avec lequel Staline signe en 1939 un Pacte avec Hitler, la guerre et la résistance de 1940-45 effacent bien vite cet aspect douteux du socialisme réalisé. L’URSS est désormais « le » pays martyr fort de ses vingt millions de morts, l’allié fidèle qui a sauvé le monde des griffes de la tyrannie, conjointement avec l’Amérique.

Tout se gâte dans l’après-guerre. La tombée successive dans l’orbite de l’URSS de tous les pays de l’Europe de l’Est occupés par l’Armée soviétique, selon la tactique du salami, laisse perplexe. Au même moment, Jdanov radicalise la lutte idéologique au Komintern et voue aux gémonies les alliés d’hier. Tout intellectuel est sommé de choisir son camp : qui n’est pas avec l’URSS est contre elle. En France, la Nouvelle Critique, dirigée par Jean Kanapa, et Les Lettres Françaises, dirigées par Louis Aragon & Pierre Daix, se font les gardiens vigilants de l’orthodoxie prosoviétique et les dénonciateurs farouches de ceux qui y manquent. En 1953 on atteint un summum dans l’hystérie stalinienne : Roger Garaudy, toujours à la pointe de la mode intellectuelle, soutient en Sorbonne une thèse sur la Contribution à la théorie marxiste de la connaissance (qui se souvient encore de Garaudy ?). Le texte est d’une effarante scolastique où toute recherche est appréciée à ses conséquences politiques – la ligne juste étant définie par les dirigeants du Parti ! Deux ans plus tard, Raymond Aron dénonce cet aveuglement dans L’Opium des intellectuels.

Dès lors, c’est l’effritement. La signature du Pacte de Varsovie en 1955 avalise la coupure de l’Europe en deux camps ; le communisme n’est plus la paix, à l’inverse de ce que soutenait Sartre dans un article de 1952 paru dans Les Temps Modernes. Surtout, le XXe Congrès du PCUS et le Rapport secret de Khrouchtchev révèlent les « crimes » de Staline. Croyant au dégel, les Polonais se révoltent à Poznan, les Hongrois à Budapest. 2000 chars les écrasent, faisant près de 10 000 morts qui sont suivies d’environ 2000 exécutions. Le bloc soviétique construit un mur qui sépare les deux Allemagnes, la prolétaire et la capitaliste, pour empêcher les soi-disant exploités de l’est de fuir en masse à l’ouest – où la vie est bien meilleure et la liberté plus grande, malgré les responsabilité de soi qui va avec. L’Etat de type soviétique a fini de fasciner. Le « gauchisme » naît.

Avec la guerre d’Algérie, le Tiers-Monde officiellement reconnu à la Conférence de Bandoeng, remplace pour les intellectuels la décevante patrie du socialisme. Sartre critique la raison dialectique en 1960, Michel Foucault dénonce les rapports du savoir et du pouvoir dans son Histoire de la folie à l’âge classique parue en 1961, Claude Lévi-Strauss, en 1962, écrit que les sociétés primitives se veulent hors de l’histoire, contrairement à ce que pensait Marx. L’Amérique se donne un nouveau Président dynamique, moderne, John Kennedy. Si l’URSS a envoyé dans l’espace en 1957 le Spoutnik, premier satellite artificiel de la terre, puis le premier homme en orbite en 1961, elle a cette même année construit le Mur de Berlin et refusé que Pasternak reçoive le Prix Nobel de Littérature (1958). A Cuba, avec l’affaire des fusées, elle conduit le monde au bord de l’affrontement. Dans les années qui suivent, c’est la progressive glaciation. Khrouchtchev éliminé par la coalition des nouveaux privilégiés du régime, Brejnev accède au pouvoir en 1964. Il y restera presque 20 ans. En 1966, le procès Siniavski-Daniel, relayé en Occident, scandalise l’opinion éclairée. 1968 voit le Grand bazar (titre d’un livre de Daniel Cohn-Bendit) à l’Ouest, la remise en cause des dogmes – y compris marxistes -, mais aussi à l’Est l’écrasement du Printemps de Prague et de son espoir de renouveau. L’année suivante, tandis que l’étudiant tchèque Jan Palach s’immole par le feu en signe de protestation ultime contre l’immobilisme soviétique, les premiers hommes qui marchent sur la lune sont Américains.

Le Communisme fait de moins en moins recette.

Georges Marchais est élu Secrétaire Général du Parti Communiste Français en 1970, mais un grand Parti Socialiste se reconstitue dès 1971 sous la houlette de François Mitterrand. 1974 est une année charnière : Soljenitsyne, écrivain de talent et typiquement russe, est déchu de sa nationalité soviétique et expulsé vers l’Occident après avoir été publié pour la première fois sous Khrouchtchev. Il commence la publication de l’Archipel du Goulag, décrivant l’univers des camps staliniens. Au Portugal, l’armée met fin à 40 ans de Salazarisme, mais le Parti Communiste échoue dans sa tentative de putsch et la démocratie s’installe. Aux Etats-Unis, la presse dénonce les mensonges du Président Nixon et l’oblige à démissionner malgré ses succès diplomatiques. C’est une leçon de liberté au pays du capitalisme triomphant, en contraste absolu avec l’URSS où les dirigeants cacochymes s’accrochent au pouvoir et pratiquent le népotisme à tout crin. En Asie, les communistes locaux appliquent Lénine à la lettre, sans états d’âme : le Cambodge passe aux mains des Khmers rouges, Saïgon tombe le 30 avril 1975 et est promptement vidée d’une grande part de ses habitants envoyés « en rééducation » à la campagne. L’exode des boat-people commence, tandis qu’une répression sommaire s’abat sur le pays soviétisé.

L’Occident, déboussolé par la hausse du pétrole qui entraîne une grave crise économique et son cortège d’inflation, de chômage, de remises en cause, secoué par le terrorisme d’origine moyen-orientale, par l’échec américain au Vietnam, par la démission forcée du Président Nixon, croit avec naïveté que la « Conférence » d’Helsinki représente un pas en avant dans la voie de la « détente ». Mais « tout ce qui est à nous est à nous, tout ce qui est à vous est négociable » est le mantra du socialisme…

En 1977, les dissidents soviétiques s’organisent. Un grave attentat à la bombe dans le métro de Moscou ne peut être dissimulé cette fois-ci par la presse officielle. La nouvelle Constitution soviétique reconnaît au Parti communiste le premier rôle. En France, André Glucksmann publie Les Maîtres Penseurs, critiquant violemment l’hégémonisme idéologique, et en particulier celui du marxisme, et Bernard-Henry Lévy écrit La Barbarie à visage humain. Ces « nouveaux philosophes » placent désormais les Droits de l’Homme au centre de toute réflexion politique et leur marketing avant la profondeur de la réflexion. Mais l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS et plus encore la crise polonaise et la naissance du puissant syndicat Solidarité ont considérablement accéléré la dégradation de l’image du système soviétique. Un sondage pour le Quotidien de Paris, effectué en janvier 1982, en plein gouvernement à participation communiste en France, a montré que 69 % des personnes interrogées trouvent que « ce qui se passe dans les pays de l’Est est plutôt un obstacle pour adhérer au PCF aujourd’hui ». L’attentat contre le Pape Jean-Paul II, avec l’aide des services secrets bulgares, le soutien occulte à divers mouvements terroristes via des pays tiers comme la Syrie ou la Libye, et l’hypocrite dénonciation de la mise en place des fusées Pershing en Europe, en réponse au déploiement des SS20 à l’Est, n’ont pas arrangé l’image de l’URSS. L’explosion de l’audiovisuel dans la décennie 1975-85 a amplifié le phénomène, donné un nouveau pouvoir aux journalistes commentateurs de vidéo prise à vif, et assuré une ventilation forcée des idées.

Au total, les avancées sociales de l’URSS ne compensent plus, en 1981, les restrictions à la liberté. La réussite économique est remise en cause, le renouveau du libéralisme en Occident traque les tentations bureaucratiques vers le « socialisme rampant », la puissance militaire fait peur, l’idéologie marxiste paraît à ranger au magasin des accessoires du XIX° siècle. Le pays de la Paix et de la Liberté est devenu l’empire de la Guerre et du Goulag.

C’est alors que la gauche française rêve de Changer la vie et que Mitterrand s’associe au Parti communiste pour nationaliser et socialiser la France vers l’avenir radieux. La suite est connue : népotisme, bon plaisir, gabegie, endettement, valse des impôts… et les Français de plus en plus pessimistes et de moins en moins heureux. Les illusions se retournent toujours en triste réalités. La pensée d’Octobre reste aujourd’hui la coquetterie de quelques intellos bien au chaud dans les prébendes d’Etat, à Normale sup ou dans les chaînes publiques – ou comme députés grassement payés pour clamer la révolution tout en profitant sans faillir du système.

Tout ça pour ça…

Catégories : Politique, Russie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,