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Chenalho la chapelle

Sur le chemin en lacets qui mène à la chapelle, quelques centaines de mètres plus haut, est établie dans un virage une aire de presse pour la canne à sucre. Un jeune homme nous explique : « ce n’est pas pour faire du rhum mais de la chicha ». Le rhum est distillé, pas la chicha qui reste seulement fermentée. Il me demande de quel pays nous venons et, lorsque je lui réponds « de France », il s’exclame : « ah ! Francia ? Como padre Miguel ! » Et nous voici, par la grâce du père Michel, élevés au rang de touristes d’honneur : ni des « gringos » venus d’outre rio Grande, ni d’ex-colonisateurs venus d’Espagne.

Au bas de la chapelle s’étend le cimetière. Les tombes sont entre la butte de terre à croix fleurie de plastique à la quasi-maison de béton coloré selon la richesse familiale. Même dans les recoins les plus pauvres de la planète la « Distinction » de Bourdieu s’applique. La chapelle elle-même domine la vallée et veille sur le village. Trois croix s’élancent vers le ciel, concurrencées récemment par les poteaux qui portent l’électricité aux maisons.

Le lieu de culte est sombre et enfumé, bien que de construction assez récente. Des fidèles en prières dès le matin ont allumé des dizaines de bougies et encensent les saints sous vitrines. Les marmonnements montent, monotones, tandis qu’un fidèle intéressé veut absolument me montrer où se trouve ce que je comprends vaguement (son espagnol tire plutôt sur le tzotzil) être la « tirelire aux offrandes ».

Nous redescendons vers le « zocalo », le centre du village, où veille un garde municipal vêtu de sa culotte bouffante, de son panama et de son long bâton. Une jeunesse désoeuvrée ayant passée l’âge de l’école obligatoire nous regarde passer, accoudée au monument de béton armé qui supporte des slogans politiques. L’église est vaste, sombre et quelconque. Des fidèles y discutent. « C’est comme à la mosquée, me dit Guillermo, les gens viennent ici pour se rencontrer et traitent de leurs affaires. »

Neuf heures sonnent – c’est l’heure de la rentrée scolaire pour les plus petits du primaire. Nous les voyons défiler par deux ou trois, chargés de leur gros sac à dos. Ils sont mieux vêtus que les préadolescents, les chemises moins plissées et mieux boutonnées par des mères qui ont encore le droit de les toucher. Les autres imitent déjà leur père et se moquent de cette coquetterie de femme, exagérant à dessein la virilité de leur décolleté et le laisser-aller masculin de leur tenue.

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Premier jour de randonnée

Le bus nous conduit hors de la ville, au pied d’une cordillère au sommet de laquelle se dressent de grandes antennes relais. Il s’agit du mont Huitepec, à 2750 m d’altitude. Ce sera là notre première étape (!).

Nous poursuivons à pied par un chemin qui monte et sous la forêt. Il fait 19°, une température très agréable pour marcher. La grimpée, très pentue, est cependant rude en cette matinée du premier jour. Commencer par une pente pareille n’est pas très heureux. D’autant que le paysage vu du pied des antennes, sur la ville dans sa vallée, ne mérite pas cet effort ni cette présence industrielle. L’étape sera certainement à revoir. N’oublions pas que nous sommes le groupe des cobayes. Nous pique-niquons de sandwiches et de fruits sur le col, un peu plus bas pour ne plus voir les antennes.

Après la « sieste », un repos de près d’une heure passé à discuter de choses et d’autres tout en attendant nos guides de village, nous reprenons le sentier, à peine tracé, dans la forêt. Deux guides adolescents de Chamula nous accompagnent, moins pour nous montrer le chemin que pour nous « encadrer » et nous faire accueillir par les paysans rencontrés. Ceux-ci se méfient en effet plus ou moins de tous les Blancs, surtout ceux qui ne sont pas parqués dans des cars à touristes. Nous pourrions être des espions – on leur a tant parlé de la CIA… Dans chaque village, des jeunes vont nous accompagner ainsi, moyen pour eux de gagner un peu d’argent, de s’ouvrir au monde extérieur en observant de près de vrais étrangers et, pour nous, d’avoir des interprètes en langue tzotzil pour ne pas se méprendre sur nos innocentes pérégrinations. Mais ne nous leurrons pas, marcher ainsi « pour rien » est, pour un paysan attaché à la terre et au labeur quotidien depuis des générations, un luxe de « riche » qui dépasse son entendement.

En pleine forêt, juste au moment de la rupture de pente qui fait plonger vers la vallée, s’élève une chapelle. Elle devait être initialement en plein air mais a été enrichie aujourd’hui de béton armé. La chapelle ouverte est cependant une habitude indienne. La foule assiste à la cérémonie en dansant et en jouant de la musique sacrée.

A l’inverse, l’église fermée est considérée comme entrailles souterraines où réside le jaguar, dévoreur d’énergie, un endroit magique qui donne accès à l’origine, donc un lieu réservé aux initiés. La chapelle de la forêt comporte les trois croix rituelles de ce mélange christiano-maya qui est l’originalité de la région. On dit qu’elles représentent Chultotic le Soleil, Chulmetic la lune et saint Jean-Baptiste leur fils. Le maïs, bâton nourricier offert aux hommes par les dieux, était déjà représenté en forme de croix.

Douze bougies brûlent au pied des croix, elles-mêmes entrelacées de branches vertes et fleuries de « maril », des fleurs rouges dont on ne nous donne que ce nom indien, d’œillets et de camélias. Le sol de terre battue est jonché d’aiguilles de pin, non pour le confort des genoux lors des prières, mais pour y disposer les offrandes à la manière traditionnelle. Dans deux coupes se consument lentement des copeaux de copal, un arbre très résineux de la région, en guise d’encens. Les villages alentours montent ici pour y élever leurs prières mais aussi pour « s’ôter le mal » – physique ou spirituel – selon les habitudes chamanistes.

La descente, toujours dans la forêt, est aussi rude que le fut ce matin la montée. Le sentier est rendu plus glissant encore par les feuilles tombées. Epaisses, brillantes et sèches, elles tombent d’arbres du type eucalyptus appelé, dans la langue locale, « chiquinin ».

Elles tapissent le sous-bois d’une couche aussi crissante qu’instable. Les deux muchachos courent devant nous comme des cabris. Ils ne portent pas de sac et ont été élevés dans les montagnes. Leur jeunesse ne répugne pas non plus, sans doute, à nous montrer leur vigueur et leur connaissance de la forêt, ce qui est bien humain.

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Jeux interdits de René Clément

L’enfance, la guerre, la mort ; la France, l’exode, la défaite – ce sont ces trois thèmes qui reviennent en boucle dans cette histoire de l’an 40, dont les Français « se fichent » selon leur proverbiale bêtise.

Une petite fille de 5 ans, Paulette (Brigitte Fossey, 6 ans) voit ses parents mitraillés par un stuka allemand sur la route de l’exode où l’auto de Parisien parentale a rendu l’âme. Ce sont le papa et la maman de Brigitte qui ont joué les victimes dans le film. Elle court après son petit chien, forçant ses parents à la suivre – et à mourir. Tout comme le chien. Car l’enfant blonde porte la mort en elle : ses parents, son chien, le cheval affolé qu’elle suit qui tue le fils aîné des paysans… Une réminiscence inconsciente peut-être des brutes blondes qui envahissaient le pays livré à l’impéritie contente d’elle-même des vieilles badernes et à la lâcheté de sa bourgeoisie. Il aurait fallu poser la question à l’auteur du scénario, François Boyer qui en fit un roman, Les Jeux inconnus, réédité sous le titre du film au vu de son succès.

Il n’y a rien « d’interdit » à vivre son enfance, à récuser la mort, à aimer par résilience quiconque se présente et s’intéresse à vous. Et pourtant si : la fin en témoigne, poignante d’abandon dans une France en proie au chaos et à l’égoïsme. Car ils ne sont pas beaux, les Français de 40 : des fuyards pressés qui marchent sur les retardataires aux pécores bornés par leur petite existence et par la haine du voisin, jusqu’à l’indifférence des « sœurs » de la Croix rouge qui collent une étiquette sur une enfant comme on tamponne un dossier.

Paulette rencontre Michel (Georges Poujouly, 11 ans) quelque part en Auvergne (le père lit La Montagne). C’est un garçon de 10 ans déluré mais gentil, petit dernier d’une portée fermière aux trois garçons et deux filles. Le gamin garde les vaches, court partout pieds nus dans ses godasses et débraillé, ébouriffé et les mains sales. Mais ce gavroche populaire est pleinement dans la vie, le cœur débordant de générosité. Il adopte la blondeur et les yeux clairs de la fillette tombée du ciel par les stukas ; il la console, l’écoute, joue avec elle.

La première chose est d’enterrer son chien, jeté au ruisseau par une matrone frustre, juchée sur sa charrette en fuite tandis que son homme la tire. Elle n’en veut pas, de cette bouche à nourrir, confite en égoïsme frileux, mais le mari l’a prise, attendri, et elle doit faire avec. Sauf qu’une auto trop pressée coince la carriole au bord d’un pont et que Paulette, qui ne se sent pas accueillie, s’enfuit entre les jambes des fuyards pour atteindre son chien qui dérive au fil du courant. C’est avec la bête morte dans les bras que Michel la découvre, poursuivant une vache folle. Il la ramène à la maison et entre avec elle dans le monde imaginaire de l’enterrement.

En ces années d’ignorance et de dressage, la France éduque ses enfants par la trique et le par-cœur (cela n’avait guère changé encore dans les années soixante). Michel est bon élève au catéchisme, sans croire vraiment qu’il y ait un Dieu tel qu’on le décrit, et il récite son par-cœur sans en penser un seul mot. Comme ses parents et ses frères ou sœurs sont encore plus ignares et indifférents que lui, il se venge de l’autoritarisme paternel en mélangeant exprès les prières. Il n’y a que lorsque son frère aîné (Jacques Marin) est au plus mal et crache le sang dernier qu’il remet à l’endroit les paroles, par superstition, comme si elles avaient un pouvoir. Pour lui comme pour les adultes et pour le curé, la croix, « qu’est-ce que c’est ? – Ben, c’est l’bon Dieu ! ».

Pour Paulette, il faut donc une croix pour son chien et, afin qu’il ne reste pas seul dans son trou comme les humains enterrés à la va-vite « hop, comme des chiens ! », il faut enterrer d’autres animaux morts : un cafard qui passait par là « ça pue ! », un poussin que Michel est allé voler chez les voisins Gouard et a ramené à même sa peau sous la chemise, un « verre de terre », un hérisson, un loir et ainsi de suite. Pour cela il faut des croix et encore des croix.

Comme son père (Lucien Hubert) l’a taloché pour avoir usé du marteau dans la maison alors que son frère agonisait et qu’il a entrepris de clouer une croix « dans la maison d’un mourant, ça porte malheur ! », il faut les voler. Au-dessus du corbillard, dans le cimetière, dans l’église même – au risque de se faire prendre par le curé (Louis Saintève), ce qui ne manque pas d’arriver. Nouvelles taloches – on battait beaucoup les enfants dans la France autoritaire et mesquine jusque dans les années 1980. Mais le comble est la croix du frère, à peine enterré, que Michel a transporté avec la brouette. Le père accuse les Gouard, les voisins haïs par jalousie parce que le vieux a été médaillé de sauvetage et que le fils est parti à la guerre alors que les siens ne sont pas assez bons et réformés. Les deux pater familias (Lucien Hubert et André Wasley) se battent en plein cimetière, roulant jusque dans une tombe ouverte jusqu’à ce que le curé vienne les séparer.

Lorsque les gendarmes arrivent à leur ferme, la famille croit que c’est sur plainte des Gouard, mais c’est seulement parce qu’ils ont entendu parler de Paulette et qu’ils viennent la chercher pour la confier à la Croix rouge. Au grand désespoir de Michel, naïvement amoureux de la petite ; elle ne veut pas le quitter, comme tous les enfants petits qui s’attachent à la première figure qui s’intéresse à eux quand les parents ne sont plus là. Le père promet de la garder mais c’est une promesse en l’air, comme les Français autoritaires et mesquins en faisaient aux enfants jusque dans les années 1980. Paulette est enlevée et Michel, au désespoir, jette toutes les croix volées dans la rivière qui passe sous le moulin. Les deux enfants ne se reverront jamais et le monde imaginaire qu’ils ont créé avec leur jeu sera désormais « interdit ». Les Français, autoritaires et mesquins, adorent « interdire » encore aujourd’hui, des gens de gauche aux gens de droite, des religions aux réseaux sociaux, jusque dans l’université où avoir « dit » un mot tabou ou commis ce qui est devenu « un crime » un demi-siècle plus tard vous « interdit » à jamais de parler.

Ce film simple et cru arrachait des larmes aux adolescents des années 1960 et 1970, je ne sais pas ce qu’il en est aujourd’hui (avec le cynisme narcissique ambiant, j’en doute un  peu). L’arrangement à la guitare de Narciso Yepes devenu une scie des premiers pas en guitare, un instrument fort à la mode dans ces mêmes années, jouait pour beaucoup. Il reste la perte de l’innocence et une belle histoire d’amour plus fort que la mort dans une France en loques à la moitié du siècle précédent. La lumineuse Brigitte Fossey a commencé à 6 ans sa carrière, étant même présentée à la reine Elisabeth, tandis que son compère Georges Poujouly a grandi en muscles mais guère en notoriété, son principal film ayant été à 17 ans Ascenseur pour l’échafaud de Louis Malle.

Lion de Saint-Marc à la Biennale de Venise 1952

DVD Jeux interdits, René Clément, 1952, avec Georges Poujouly, Brigitte Fossey, Lucien Hubert, Laurence Badie, Suzanne Courtal, Jacques Marin, Marcel Mérovée, Louis Saintève, André Wasley, StudioCanal 2009, 1h21, €8.61

François Boyer, Jeux interdits (Les jeux inconnus), 1947, Folio 1973, 149 pages, €6.80

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Joseph Delteil, Jésus II

Lorsque l’on se prénomme Joseph, la pente naturelle est de devenir papa d’un Jésus. Père adoptif puisque Jésus est Dieu, à ce qu’il a dit ; et Jésus « II » puisque le premier est mort sur la croix voici deux mille ans. Mais l’écrivain Delteil a de l’imagination et l’envie de provoquer pour deux. Son « Jésus, le retour » vaut le détour. Il est absurde et loufoque, moins réaliste que surréaliste.

Si Delteil a quitté Breton, qu’il trouvait totalitaire, il est resté imprégné de cette atmosphère ludique et exploratoire qui est survenue après la Grande guerre, la guerre la plus con de tous les temps, celle qui a transformé le combat en boucherie industrielle. Joseph n’a pas fait la guerre mais a été mobilisé en 14, au régiment colonial de Toulon puis chez les tirailleurs sénégalais à Fréjus jusqu’à l’armistice en 18. Il n’a connu la boucherie que par ouï-dire mais il s’est trouvé imbibé de cette atmosphère, analogue à celle de mai 68, qui a saisi les lettrés au sortir des tranchées et de la discipline.

Volontiers potache, il est saisi par la débauche des mots et adopte un style goulu rabelaisocélinien, pour jouer des termes et surtout, en rhapsode, des assonances en voyelles. Sa plume primesautière saute de page en page, s’interrompant pour reprendre plus loin, moins avisée ou d’un souffle plus retenu – habitude de poète qui fait des œuvres courtes. Jésus II retrouve un peu la verve d’Au-delà du fleuve Amour, l’histoire en moins. Car il fait de Jésus II une sorte de Don Quichotte flanqué d’apôtres improbables qu’il cueille au fil du chemin avant de les perdre tous dans un bordel – y compris le gamin qu’il a nommé Charlemagne. Ne reste avec lui qu’une fille, Albine, avec qui il va voir le Pape.

Mais au final il échoue, comme l’Autre. Il a tenté « l’apostolat, l’action directe et l’appel à l’Autorité », en vain (p.125). Il se résigne à Voltaire, grand anticlérical s’il en fut, mais qui croyait peut-être en Dieu : « Cultiver son jardin » candidement est sagesse ; plutôt que vouloir changer le monde, se changer soi dans son pré.

La liberté, c’est la folie ; faire la bête, voilà le secret. Dans une variante de sa fin, il est rattrapé par « une bande d’ostrogoths » – qui étaient des Germains de l’est – et doit fuir, pourchassé comme espion, anarchiste, assassin, en tout cas pas clair. Fusillé, il tombe du haut d’un chêne – où l’on rend habituellement la justice – « s’empalant net sur une branche cassée… jusqu’au fondement » p.144. Le voilà de nouveau en croix, éternel retour.

« Le mensonge et la violence, voilà les deux couilles du Diable » p.120. Ce mot de génie reste d’une brûlante actualité. « En vérité je vous le dis, mieux vaut coucher avec cent pucelles qu’avec la lâcheté », dit encore Jésus II au Pape ébahi. Sauf que la lâcheté règne plus que le vice. « Une fille de dix-huit ans qui s’en va délivrer Orléans, est-ce fou ? Un garçon de trente ans qui s’en va conquérir l’Asie, est-ce fou ?… A l’échelle d’Alexandre, de Jésus, hein !… Ah !… pardi, à l’échelle de Tartempion, de Me Cudecuir, notaire, de l’épicier de la rue Froidequeue… » p.124. Au fond, la lâcheté si répandue est de la paresse morale. Delteil mérite d’être relu pour être un brin secoué.

Joseph Delteil, Jésus II, 1947, Grasset les Cahiers rouges 1998, €12.70 e-book Kindle €5.49

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Roches magiques

A quelques 50 km sur la ligne du chemin du fer Paris-Orléans, aujourd’hui doublée par le RER C, s’ouvre une vallée qui a creusé son lit dans les affleurements de grès. Cet endroit, bien connu des randonneurs du dimanche, des adeptes d’escalade et des cyclistes qui font la boucle, commence vers Lardy pour se terminer à Etampes. D’énormes roches laissées par l’érosion sur les pentes frappent l’imagination. Elles évoquent des monstres antédiluviens assoupis sous les arbres ou de gros nounours amicaux qui ont toujours été là, protecteurs. Les nuits de lune, elles luisent d’une étrange présence et, lorsque le soleil a donné la journée, elles gardent une chaleur apaisante.

Les humains ont depuis toujours cherché à les apprivoiser par la légende ou en gravant leurs noms sur leurs flancs. La poésie toujours se mêle au mystère.

De la « roche qui tourne » à Lardy, épargnée in extremis par la voie ferrée qui gronde à quelques mètres, il est dit que « tous les cent ans » la nuit de Noël (ce serait trop facile de vérifier chaque année), une colombe se pose sur son faîte et que la grosse pierre fait un tour sur elle-même. On ajoute parfois qu’elle découvre pour quelques instants la cachette d’un trésor – que nul n’a jamais pu s’approprier. La roche repose sur deux crocs de grès seulement et semble ne tenir en équilibre que par miracle.

Une roche isolée en plein champ à Itteville est appelée « menhir », comme si les Bretons du néolithique étaient déjà venus là dresser une borne seule. D’un rocher élevé sur les hauteurs de Janville, dans le sous-bois, on dit qu’il est un « champignon » pétrifié, ses dimensions ne pouvant qu’être légendaires. Une autre pierre qui forme falaise est appelée « roche des gosses » car ceux-ci aimaient y grimper et sauter de son sommet avant que les parents prennent peur de toute audace et interdisent à la fois la forêt et les exploits. Désormais, l’exercice physique se doit d’être clôturé en stade ou en gymnase et surveillé par des adultes eux-mêmes surveillés sur le plan des mœurs.

A Chamarande, isolée dans la forêt, les « roches d’amour » ont recueilli des gravures de prénoms entrelacés et se souviennent des baisers (et plus dans l’obscurité) que leur présence tutélaire a permis chaque printemps. L’air vif excitait les sens tandis que la tiédeur irradiée par le grès offrait comme une bénédiction câline à ceux qui ne pouvaient s’aimer que dans la nature.

En notre siècle technique, les roches qui touchent le plus notre esprit sont les roches gravées. Pourquoi des humains sont-ils allés en pleine forêt, au creux des rocs pansus polis par l’érosion, tracer leurs signes ? Ce sont des stries, des flèches, des croix, les labyrinthes, des humanoïdes, des empreintes de main ou de pied – et même la tête d’un cheval au plus profond d’un étroit boyau, au « trou du Sarrazin » sur la commune d’Auvers-Saint-Georges. Aucun « Sarrazin » n’est venu là jusqu’à la vague d’immigration récente, mais l’imaginaire appelait ainsi tous les gens différents, qu’ils soient d’autres pays ou d’autres époques. Ce cheval serait préhistorique, disent les spécialistes au vu du seul contour, le « style IV récent » du professeur Leroi-Gourhan.

Les autres gravures seraient nettement plus récentes, certaines néolithiques ou du bronze, d’autres médiévales, voire du XIXe siècle romantique qui aimait jouer au sauvage. Les carriers ont mis leurs signes professionnels ; des gosses ont pu les imiter, certains mêmes graver sous la tour de Pocancy à Janville-sur-Juine une « écriture » pour un jeu de piste scout, fort à la mode des années 1930 aux années 1960. Qui se souvient ? Les représentations sont trop vagues et trop variées pour qu’on leur donne une seule origine.

Même la croix n’est pas particulièrement chrétienne, elle est universelle, surtout lorsque ses branches sont égales ; chez les Celtes, elle figurait le soleil. Les incisions n’apprennent rien de plus : le silex opère la même section en V que la lame de métal.

Lorsque le savoir fait défaut, l’imagination s’emballe. Les roches font partie du paysage comme les os de la terre. Leurs formes incitent à les grimper, à s’y frotter, à s’y protéger. Leurs parois lisses et friables à y graver son signe ou son nom, à fixer sa présence ici et maintenant pour une éternité quasi géologique. L’humain n’est pas que prédateur, il apprivoise aussi la nature, il façonne son paysage, il donne de la poésie à ce qui est simplement là.

Un livre studieux pour comprendre : Emmanuel Breteau, Mémoire rupestre – Les roches gravées du massif de Fontainebleau, éditions Xavier Barral 2016, 177 pages, €35.00

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Le survivant de Boris Sagal

Seriez-vous une légende si vous étiez le dernier homme ? Dieu dit « je suis l’Alpha et l’Omega », le héros du film n’est que l’Oméga, la dernière des lettres de l’alphabet de la civilisation. Nous ne sommes pas chez Nietzsche, encore que… mais dans la paranoïa existentielle de l’auteur de science-fiction Richard Matheson, revu à la sauce Hollywood. C’est dire ! Je suis une légende (I am Legend) est un roman après l’Apocalypse, évidemment due à la guerre bactériologique. Soviétiques et maoïstes se sont foutus sur la gueule avec les gros sabots qu’on leur connait et la terre entière en a été contaminée. Seul un Blanc mâle, colonel et médecin (Charlton Heston), a tenté des vaccins contre la bactérie tueuse et le dernier, juste expérimental, a fonctionné : il a dû se l’injecter lui-même alors que son pilote d’hélicoptère l’a crashé parce qu’il subissait une brutale crise.

Depuis deux ans, l’ex-colonel Neville parcourt sa ville, Los Angeles, dans des autos choisies au hasard pour voir s’il n’existe pas d’autres survivants comme lui, mais aussi pour traquer ces bêtes malfaisantes de mutants que la maladie tue lentement en les dépigmentant et les rendant albinos sensibles à la lumière. Faut-il y voir une parodie de l’antiracisme qui sévissait à plein depuis les lois anti-discriminations des années 1964 et 65 ? Tout le monde pareil signifie le plus petit commun dénominateur, cette dépigmentation qui avilit et oblige à vivre en soutane noire avec capuche comme des moines reclus médiévaux, lunettes noires vissées au nez comme c’est la mode chez les afro-américains, ne sortant que la nuit comme des rats. D’autant que ce groupe qui se fait appeler « la Famille » est commandé par un gourou sectaire comme Charles Manson, grand-maître de la Manson Family et promoteur du meurtre de Sharon Tate en 1971. Ces dégénérés racistes qui voient en tout survivant de l’Ancien monde civilisé un enfant du Démon sont « des barbares ». Ils détruisent tous les vestiges de la civilisation (occidentale, blanche, industrielle et scientifique) dans une rage d’amour déçu, tels des écolos nouveau genre. Ils refusent ainsi les armes, sauf la lance et l’arc, ce qui convient bien au colonel, qui les arrose au fusil-mitrailleur.

Il a fait de chez lui une forteresse, passant directement du garage en sous-sol à porte télécommandée, à l’étage élevé où le mène un ascenseur privé. Un groupe électrogène alimenté par des réserves d’essence assure l’énergie et tient à distance la nuit les prédateurs jaloux par de puissants projecteurs qui les aveuglent au point de leur faire mal. C’est bien le signe qu’ils ne sont pas aimés de Dieu, qui est toute lumière, comme l’Eglise l’a repris des Grecs.

Le film est infidèle au roman et lui a enfanté un fils bâtard, moins subtil et plus porté sur l’action. On ne s’y ennuie pas, la mâchoire d’acier de Charlton Heston et ses muscles velus assurant leur dose de volontarisme et de bagarre. Trop sûr de lui, le colonel est piégé dans une cave d’hôtel en plein jour, puis attaché pour être brûlé sur le bûcher, après un grand discours moralisateur et une cérémonie menée par Matthias (Anthony Zerbe), en parodie des procès en hérésie et sorcellerie. Pour l’obscurantisme, la science serait en effet une sorcellerie à la Frankenstein et, pour les écolo-hippies les plus radicaux, une hérésie. Mais, comme dans les petites classes, c’est celui qui dit qui y est : le dégénéré brûlant le normal, le haineux jouant au vertueux, le malade se posant comme le seul bien-portant. Cela aurait quelque chose de grotesque et de risible si ce n’était le cas de toutes les sectes de la planète et de l’histoire, la dernière étant les fanatiques musulmans de la dèche. Ce pourquoi ce film un peu gros reste actuel.

Retournement attendu, le héros est sauvé in extremis par Dutch, un jeune homme admiratif, torse nu sous son blouson de cuir (Paul Koslo), et une jeune Noire préservée et coiffée afro comme Angela Davis (Rosalind Cash). En 1970, la fraternité hippie véhiculée par le rock de Woodstock, dont le colonel se projette le film souvenir, encourage au mélange potes. C’est ainsi que Dutch, étudiant en médecine de quatrième année avant l’Apocalypse, dirige un groupe d’enfants recueillis de toutes origines, un latino, un blond suédois, une bostonienne classique, et ainsi de suite. Une sorte d’antisecte, un groupe de néo-pionniers tourné vers la vie. Seul le jeune frère de Lisa, Richie (Eric Laneuville), adolescent noir de 13 ans, est atteint par la maladie. Neville va former un sérum à partir de son propre sang d’immunisé pour le soigner. D’enthousiasme, la jeune noire et le viril blanc roulent à terre pour baiser ; on avoue à Hollywood que c’est la première fois qu’un baiser interracial est exhibé au cinéma.

Mais la critique de la naïveté hippie ne manque pas de surgir aussitôt. Le gamin rétabli accuse le colonel d’être avant tout un militaire et pas un médecin. Soit il tue la secte maudite, soit il la soigne, lui-même penchant par humanité pour la seconde solution. Sauf qu’on ne discute jamais avec un fanatique, on ne peut que le combattre tant sa paranoïa l’empêche de considérer l’autre. A chaque fois, c’est lui ou vous : il n’y a ni moyen terme ni réhabilitation. L’ado idiot va donc chercher les sectaires, qu’il connait pour les avoir fréquentés au début, avant qu’il ne paraisse comme sa sœur « différent » et objet de soupçon parce qu’ils ne sont pas malades. Une fois dans les griffes de la secte en noir, il n’en sortira pas et Neville le découvrira éventré dans le palais de justice (un symbole !) qui leur sert de repaire.

Le sacrifice de l’innocent va cependant servir l’humanité, car nous sommes dans le biblisme intégral, comme les Yankees savent le renouveler dans un bégaiement spirituel sans fin. Neville est un nouveau Christ qui donne son sang pour les hommes ; il finira d’ailleurs sur une parodie de croix, affalé sur la sculpture « moderne » d’une fontaine futuriste, la lance du centurion sectaire plantée dans le côté droit. Mais le sérum est préservé, gardé sur son cœur, et Dutch vient le recueillir en moderne saint Jean, sorte de hippie raisonnable tourné vers le soin, sensuel et heureux – puisqu’il ne porte pas de chemise. A la tête de sa bande de mignons qu’il va régénérer par le vaccin, il ira refonder une Terre promise saine « dans les montagnes », ce lieu mythique des Américains où se trouve encore préservée la nature sauvage… Lisa, passée du côté secte par l’avancée de sa maladie, sera tirée vers la vie par Dutch qui la pousse dans la Land-Rover.

Notons bien le symbole des bagnoles : Neville commence en Ford décapotable, péniche flottante des années frimes, avant de choisir la Méhari Citroën à tout faire ; le groupe de survivants terminera dans ce bon vieux tout-terrain utilitaire Land-Rover dont les Yankees ne savaient pas produire l’équivalent jusque-là. Autrement dit, le message est clair : retour aux valeurs ancestrales de rigueur et d’utilité. L’humanité ne pourra survivre qu’en éliminant tout le clinquant et l’inutile de « la civilisation », toutes les simagrées de la vieille religion du fric et de la technique. Exit les marchands du Temple ! Le Christ enjoint de croire en l’amour et d’aller enseigner les nations. Il leur faut donc agir comme de vrais pionniers, démunis mais bricoleurs, rudes à la tâche et courageux, optimistes et aimants… En 1970, ce « retour aux vraies valeurs » avait un air d’anticipation.

DVD Le survivant (The Omega Man), Boris Sagal, 1971, avec Charlton Heston, Rosalind Cash, Anthony Zerbe, Paul Koslo, Eric Laneuville, Lincoln Kilpatrick, Jill Giraldi, Warner Bros 2003, 1h34, €12.90

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Tissages péruviens de Ccachin

Nous quittons le bois d’eucalyptus et la rivière murmurante pour grimper parmi la forêt de pins. Grimpée très raide qui nous laisse en eau. Nous passons en une couple d’heures du camp sis à 2700 m au village de Ccachin à 3900 m. Une côte de 1200 m en une matinée, ce n’est pas si mal pour se mettre en jambes ! Le village est installé sur une pente au-delà de la forêt. Il connaît un fort dénivelé entre les rues. Nous sommes accueillis par des cochons noirs et des gamins amicaux qui traînent dans le village en raison des vacances scolaires générales.

Nous visitons dans le haut du village une maison typique des constructions locales, mais assez « riche » pour le pays. Elle est celle d’un porteur qui nous présente sa femme et ses enfants. Construite d’adobe sur un soubassement de pierres brutes ramassées dans les champs, son toit en branchages est recouvert de chaumes. Elle comprend un jardinet entouré d’une palissade de pieux en bois et une seule pièce rectangulaire, éclairée par la porte toujours ouverte. Une petite fenêtre près du foyer éclaire l’endroit où l’on fait la cuisine. Le maïs sèche sous le toit et le seuil de la porte est surélevé d’une bonne vingtaine de centimètres afin que les cochons d’inde – les cuys – élevés à l’intérieur, ne quittent pas la maison. Ils se nourrissent des restes qui tombent et de quelques graines qu’on leur laisse. Ces petites bêtes constituent des réserves de nourriture. L’habitude de les élever ainsi en est prise depuis les Incas. Lorsque nécessaire, on en saisit un pour le tuer, le dépiauter et le faire cuire. Justement un cuy est prêt à être cuisiné dans une bassine en acier. Une fois le cuy cuit, ce sera fête pour la maisonnée.

Face à la porte d’entrée est placée une croix avec quelques images pieuses et une bougie. C’est le lieu saint de la maison. Les lits sont à droite de la porte, un pour les parents, l’autre pour tous les enfants ; en-dessous sont des coffres à vêtements. Le lit du bébé est près du foyer qui couve la nuit, pour qu’il ait chaud sans doute. Ni chaise, ni table, on mange accroupi ou debout. La maison n’est semble-t-il pas un endroit où résider, mais seulement où s’abriter, dormir et ranger ses affaires. Les choses sont dans un invraisemblable entassement, le plus souvent pendues aux murs dans des sacs en plastique pour éviter aux rongeurs du foyer la tentation de les grignoter. On vit dehors, dans les champs, les bois ou dans le jardin, sous l’auvent qui court le long de la façade. L’intérieur est plutôt sombre, y règne une odeur de suie et de graisse de cuisine.

L’un des enfants présents est un garçon, il s’appelle Rolandez et a dans les sept ou huit ans. Il porte des sandales de plastique à semelle de pneu, un pantalon couleur terre et un tee-shirt. Par-dessus cette modernité, il s’est enveloppé du vêtement traditionnel, le poncho de laine et le bonnet à oreilles. Mains noires de terre et bonnet de laine bleue qui lui couvre oreilles et nuque, il aurait besoin d’un décrassage. Mais sous les oripeaux il a les traits réguliers, des yeux en amande écartés qui adoucissent son visage et brillent d’un éclat sombre comme sa frange de cheveux sur le front. Un sourire lumineux lui creuse parfois des fossettes et allonge son regard qui se fait velouté. Curieux et amical, il m’accompagne un peu partout car je lui parle en espagnol. Il ne sait pas me dire son âge, mais m’apprend qu’il a six frères, tous plus grands que lui. Il est le « pequenito ». Lorsque nous quitterons le village, il fera le singe en me regardant, pendu à un arbre par les bras, puis les pieds, pour faire apprécier son adresse de garçon.

Les femmes du village tissent et vendent des bandes de tissu traditionnels colorés en rouge, noir et blanc. Auparavant elles teignaient elles-mêmes, mais il y a belle lurette qu’elles font acheter la laine teinte industriellement à la ville. Le décor est géométrique, semé d’animaux et de personnages. La précision des lignes et la richesse des motifs sont impressionnantes. Les œuvres sont produites sur un métier à tisser rudimentaire composé de traverses de bois que l’on peut voir dans le jardinet devant la maison. L’une d’elle sort en gilet de laine fuchsia vif, le chapeau de feutre en forme de morion espagnol sur ses nattes. Les femmes travaillent au soleil, assises par terre, les enfants autour d’elles. Elles composent des carrés d’un mètre sur un mètre.

Avec le passage de groupes successifs, très intéressés par cet artisanat, l’appétit commercial vient vite et les prix montent à chaque groupe. L’une d’elle voulait 200 sols d’un carré – fort beau – qui a dû représenter quinze jours de travail. 200 sols, cela représente une fois et demi le salaire mensuel d’un instituteur péruvien. Choisik nous dit qu’il ne faut pas encourager la surenchère, ce prix est trop élevé. La mamita lui déclare : « un autre groupe a acheté à 200 alors maintenant je vends à 200. » L’absence de bon sens du touriste moyen, du sens de la mesure, me sidère. Toujours le vieux fond de culpabilité chrétienne rentrée, serinée au catéchisme ? ou les séquelles tiers-mondistes avalées à l’université avec le reste des études ? La charité ne passe pas par la surenchère sur les prix des choses mais par l’aide à ceux qui en ont vraiment besoin. Sait-on que l’on déstabilise une société en payant n’importe quoi à n’importe qui, n’importe quel prix ? La femme au tissage va gagner plus que le mari aux champs ou que le frère instituteur, l’ensemble des relations traditionnelles va s’en ressentir sans transition. Il s’agit d’une prostitution par l’argent lorsque le quantitatif remplace le qualitatif. Ne pas avoir conscience de la valeur des choses, valeur relative à la société que l’on visite, c’est prostituer le talent, jouer de l’avidité des gens. Ce n’est pas plus glorieux que de profiter des corps ! A la sortie du village, dans les champs, l’une des femmes a pris un raccourci pour nous proposer loin des autres de négocier son carré pour moins cher. Elle descend jusqu’à 130 sols, mais l’esprit n’y est plus et personne ne fait affaire.

La montée au soleil par la montagne est peu raide mais dure en raison de la chaleur qui augmente. Le pique-nique, sous les arbustes qui font à peine de l’ombre, est copieux : poulet grillé, riz, salade de tomates, oignons et radis. Il y a du fromage de France et de l’avocat bien mûr. La sieste est abrutissante tant le soleil donne dans un ciel incandescent. Deux faucons bruns planent un moment au-dessus de nous.

La reprise est pénible car nous montons toujours. A chaque crête atteinte, une autre se profile. Mon sac me paraît toujours trop lourd. Après la montée, nous longeons le flanc de la montagne, croisant plusieurs caravanes de mules qui transportent des ballots de paille. Le rio coule en contrebas ; nous devons descendre pour le traverser, puis remonter ensuite pour approcher les villages. Les champs cultivés par les paysans sont parfois très hauts sur les pentes en face. Le soleil les éclaire plus longtemps et les plantations doivent mieux y pousser. Nous traversons des prés marqués de trous réguliers en ligne, comme des terriers de taupes : ce sont des champs de patates, directement plantées à la main dans le sol dur. Mûres, « elles sortent toutes seules », nous dit Choisik sans que nous sachions s’il s’agit d’une histoire de dahu ou d’une réalité… Dans les villages d’ici, les maisons sont construites en pierres car la terre est trop dure et trop mêlée de cailloux pour faire du bon adobe. Les pierres, par contre, parsèment les champs, il suffit de les ramasser et c’est faire œuvre communautaire d’en débarrasser les endroits cultivés. Les toits sont de chaume. Les seuls bâtiments d’allure moderne sont les écoles. Leur toit est alors en tôle. Ils durent plus longtemps mais on ne s’entend plus lorsqu’il pleut dessus.

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Sacsahuaman

Peu de marche, un autocar nous emmène dès potron-minet visiter des ruines incas autour de Cuzco. La première est le Tambo Machay, étagé à flanc de colline. Une source coule en trois fontaines de pierre surmontées d’un temple aux quatre niches trapézoïdales. Les murs cyclopéens sont tachés comme une peau de lézard. Le site est surnommé le bain de l’Inca en raison de la pureté de l’eau qui coule ici. L’eau s’imprégnait de sacré en coulant à l’intérieur du temple, avant de surgir dans la fontaine pour l’aspersion des fidèles. Elle allait ensuite se répandre dans les champs pour les féconder. Des « Occidentaux ésotériques » (termes en français de notre guide péruvien) ont laissé sur le sol des restes de bougies allumées récemment ainsi que les offrandes de feuilles de coca. Des sectes New-Age sévissent en effet depuis quelques années. Nées aux Etats-Unis, elles cherchent à renouer avec les mystiques antiques, à retrouver les anciens souffles, énergie des civilisations disparues.

Presque en face, au carrefour de deux vallées, une forteresse, Puca-Pucara, du haut de laquelle on pouvait contrôler la circulation au loin. Sur la plaine l’herbe est jaune, piquetée de quelques maigres buissons de verdure. S’élèvent en bouquets quelques eucalyptus anachroniques, apportés par les colonisateurs bien plus tard.

Nous marchons ensuite à travers champs vers une grosse pierre naturelle en forme de puma assis, qui surplombe Cuzco à la sortie d’un petit bois de conifères. Une falaise naturelle affleure au-delà du puma, creusée de multiples fissures ; on l’appelle Quenco – qui signifie zigzag. Cette falaise personnifie la terre-mère, symbolisée par la forme du serpent qui rampe et ondule. Ce lieu spécial servait de parlement aux autres régions qui se réunissaient ici lors de grandes fêtes dansées. Cuzco est le nombril du monde inca, Sacsahuaman (la forteresse au-dessus de la ville) en est la tête, l’ensemble ayant la forme d’un puma symbolique.

La falaise que nous visitons est creusée de caves naturelles aux marches retaillées pour le processus de momification des morts, la dessiccation à l’air. Au-dessus de la grande roche une fissure naturelle est reprise en forme de serpent, on en a sculpté la tête ; « le sang des sacrifices » aurait coulé le long de cette fissure… La direction vers lequel il coulait prenait un sens pour les hommes. Un lama naturel est creusé par l’eau sur l’à-plat de la roche ; on reconnaît la tête, les pattes, le corps. Je le montre à un petit Darwin de 8 ans qui se promène avec ses parents, curieux des étrangers. Bol de cheveux noirs, yeux en amande et teint mat, le gamin porte pantalon de velours brun et pull blanc à bandes noires. Bonheur de parler espagnol pour échanger quelques banalités. La mémé ne lit pas trop l’animal mais elle finit par le voir en entier. Au sommet ultime de la roche, notre guide nous désigne deux bites de pierres ; elles servaient à amarrer le soleil au solstice d’hiver, comme on le fait d’un bateau, pour qu’il n’ait pas la tentation de dériver outre-espace.

Nous terminons la matinée par la forteresse de Sacsahuaman, sur une hauteur de Cuzco. Son nom signifie « faucon impérial », et symbolisait la tête de Cuzco, l’édifice qui couronnait la partie haute de la ville. La forteresse est bâtie sur un éperon qui domine la ville. Trois murailles successives en forme de demi-lune barrent l’éperon. A l’origine elles s’élevaient à 18 mètres au-dessus du sol. Les restes du mur cyclopéen de la première muraille sont ondulés comme un rideau de scène. Ils symbolisent la Pachamama, la terre-mère, et coulent comme l’eau et le serpent. Stratégiquement, les dents de scies de la muraille augmentent l’appui des défenseurs.

Ces pierres énormes, inégales et maniaquement jointives (« au point qu’on ne pourrait passer entre elles la pointe d’un couteau », dit Garcilaso de la Vega) laissent une impression d’austérité, de solide sévérité. C’est ce qui me frappe aujourd’hui. Les Espagnols, lorsqu’ils l’ont vu, n’ont pu croire qu’un tel mur était bâti de main d’homme. Les Incas, selon Garcilaso « l’édifièrent avant tout pour remplir d’étonnement ceux qui la contempleraient. (…) C’est là qu’ils ont placé les pierres les plus grandes, qui rendent l’ensemble de l’ouvrage incroyable pour ceux qui ne l’ont jamais vu, et monstrueux pour ceux qui l’examinent attentivement, s’ils considèrent la grosseur et le nombre des pierres. »

Dans la plaine en contrebas de la forteresse se trouve posée « la pierre fatiguée », si grosse que l’on renonça à la porter jusqu’aux murailles en construction, dit-on. Dans deux trous qui font comme des yeux, les Indiens disaient que la pierre avait pleuré du sang. On peut le confondre avec cette poussière rouge que la pluie colle aux parois.

L’intérieur de la forteresse était creusé de salles et de passages ; en souterrain y coulait une source. Nous passons avec amusement dans les labyrinthes du réservoir d’eau, sous un amphithéâtre. La tour principale, par sa structure radiale à huit branches composait le lien mystique qui reliait l’Inca et le ciel. Les Espagnols se sont servi des murailles pour bâtir leurs demeures de Cuzco, et chercher l’or peut-être caché par les rois incas.

Nous passons encore sous des portes monumentales, pareilles aux mégalithes de Stonehenge. Les Incas ne connaissaient pas la voûte ; ils se contentaient de poser un énorme linteau sur deux piliers de roc. Les promeneurs sont pareils à des fourmis à l’assaut des murs, ce qui donne une idée du gigantisme du site malgré l’aspect ramassé des murs qui semblent coller à la colline.

Tout près, sur la butte la plus haute, une grande croix blanche écartèle un homme nu aux bras levés, façon théâtrale de christianiser le site. Cela ne date pas des espagnols de la conquête, mais est un cadeau de l’Uruguay il y a quelques années. Ce mauvais goût kitsch n’améliore pas le site appelé – sans respect aucun – « sexy woman » au lieu de Sacsahuaman par les touristes américains. Nous redescendons vers la ville par un « chemin de l’inca » emprunté par les Cuzcuenios qui montent faire un tour parmi les ruines. On donne aux habitants le nom de la bière locale, Cuzquenia, à moins que ce ne soit l’inverse.

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Jean Raspail, Qui se souvient des hommes

Après Le camp des saints, Le jeu du roi Moi Antoine de Tounens, Jean Raspail poursuit au début des années 1980, livre après livre, son chapelet de désespérance. Dans Qui se souvient des hommes, il s’est attaqué au cœur du mythe qui le hantait depuis plusieurs livres : l’épopée des confins d’Amérique où l’un des peuples restés les plus primitifs meurt lentement au milieu de ces rocs inhospitaliers battus par l’océan.

Le thème est original : qui s’intéressait encore aux Fuégiens ? Le livre est enlevé, le présent venant s’intercaler en courts chapitres entre les diverses époques du passé. Le style est alerte et captive, Raspail sait raconter des histoires.

Mais ce qui me gêne est ce ton désabusé, l’atmosphère morbide dans laquelle l’auteur se complaît, livre après livre, ici chapitre après chapitre. No future. D’après lui, le peuple blanc est porteur de mort : les marins apportent la vérole, les guerriers le pillage, les marchands l’exploitation, les prêtres le déracinement. Le symbole du Blanc n’est-il pas un cadavre torturé cloué sur une croix ? Il l’emporte avec lui partout où il va et le plante sur les terres qu’il veut s’approprier. Au nom de Dieu, nom de Dieu ! Ces Indiens nus du bout du monde l’appellent d’ailleurs « le mort-mort » et Jean Raspail le rapporte avec délectation.

Que la foule soit de facto imbécile, que la bourgeoisie du 19ème ait été suffisante et mesquine, que les marins se soient montrés grossiers et violeurs, que les Chrétiens soient des prédateurs déguisés en agneaux – nous l’accordons à l’auteur volontiers. Mais ils ont la volonté de vivre ; leur puissance n’en est que la manifestation. Peut-on en dire autant des Indiens de la Terre de feu ? En pessimiste réaliste, l’auteur n’en fait heureusement pas de « bons sauvages » : ils les décrits comme laids, lents, stupides, puants, de vraies brutes. Avec de moins en moins la volonté de survivre.

Où donc ce pessimisme radical sur la nature humaine peut-il mener ? Vers quelle impasse philosophique ou littéraire ? A prendre ce qu’il dit à la lettre, Raspail devrait bientôt se supprimer (aux dernières nouvelles, bien que né en 1925, il est toujours vivant) – qu’est-ce donc qui le rattache encore à la vie ? D’ailleurs, après avoir décrit le sort du peuple le plus déshérité dans le coin le plus sauvage, subissant le climat le plus rude de la terre – comment pourrait-il aller encore plus loin ? Voici trois romans qu’il nous en parle, peut-il se renouveler ?

Peindre la noirceur et l’angoisse n’est utile que comme homéopathie : soigner le mal par le mal. Décrire plus malheureux que soi, la quintessence de tous les malheurs, doit offrir ce coup de talon qui fait rebondir vers la surface. Sans rayon de lumière, l’auteur n’est que morbide. Chez le pourtant catholique Raspail, cherchons espoir désespérément !

Qui se souvient des hommes a reçu le Prix Chateaubriand (1986), le prix Charles Oulmont 1987 et le prix du Livre Inter (1987). C’est dire s’il se lit aisément, n’était sa noirceur.

Jean Raspail, Qui se souvient des hommes, 1986, Robert Laffont, 285 pages, €8.00

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Au-dessus de Pigra

A deux heures du matin débarque, dans les couloirs de l’hôtel, un troupeau d’éléphants en rut : barrissements, piétinements, coups dans les portes et les murs. C’est une horde d’Allemands venus directement de Bavière en moto. Cette tribu est vulgaire, balourde, bruyante, avide de bière, elle porte des anneaux dans le nez. Nous les avions croisés avant le dîner, déjà au bar à se pré-saouler. Un bambin de cinq ans est avec eux, kinder attendrissant coiffé long sur le cou et rasé sur les tempes, à la mode qui date, un joli démon pas encore façonné en tonneau par les litres de mousse.

A 8h14 précises nous prenons l’hydrofoil. Devant l’embarcadère, une camionnette attend les enfants du primaire de Bellagio pour l’école, tous ces petits vêtus de chaudes chasubles à capuches mais en polo à col ouvert ou tee-shirts bayant. Le temps reste mitigé, nuageux, mais il ne pleut plus. Des fonctionnaires en chemise blanche et costume gris débarquent de l’hydrofoil à son arrivée à Bellagio pour effectuer leur journée, comme nous-mêmes sortirions du métro à Paris.

Le téléphérique nous monte haut, d’Argegno (où nous faisons les courses dans une ruelle pittoresque) à Pigra déjà en altitude, presque mille mètres au-dessus. La piazza Fontana nous offre son eau miraculeuse, surveillée par saint Roch, san Rocco ici. Son compagnon est un chien qui porte un pain dans la gueule, seul être vivant qui ait accepté de nourrir le saint infecté par la peste. Dans la chapelle attenante est une fresque datant de 1662 montrant saint Dominique et saint Etienne, saint Jean-Baptiste et saint Sébastien, ce dernier en éphèbe langoureusement torturé de multiples flèches ensanglantées. Le tout est signé Pozzi.

Au sortir du village, nous prenons un chemin dans les bois. Il pleut à nouveau. La marche se poursuit à flanc de pente, sous les branches dégoulinantes, sur les feuilles pourrissantes et les pierres glissantes. Quelques ruisseaux cascadent en travers du chemin qu’ils ravinent largement et doivent être passés à gué. Les sentiers se croisent et le guide se perd, comme de bien entendu. Sa carte est peu précise et il a oublié le chemin qu’il a pris à l’automne dernier. Demi-tour, tours et détours, nous ne nous retrouvons pas plus. Alors nous y allons au jugé et ce n’est pas plus mal. Deux heures après, nous en avons assez, mais la forêt s’éclaircit. Nous débouchons enfin sur un chemin empierré qui mène quelque part. Il nous conduit à des maisons perdues, fermées en semaine. A plus de huit cents mètres au-dessus du lac, qui émerge soudain d’un coude du chemin, le point de vue est grand. Le soleil daigne faire son apparition entre deux nuages, chauffant les prés humides et chassant les toiles de brumes arachnides au-dessus du lac gris acier en contrebas. Mais ce n’est pas fini, nous montons encore, trois cents mètres plus haut, jusqu’au bistrot tant vanté par le guide depuis près d’une heure. Il est fermé, ce n’est pas encore la saison…

Certains poussent jusqu’à la croix qui marque le sommet ultime vers 1300 m, mais je n’en suis pas. La vue n’est même pas belle, pas aussi belle que celle du pré un peu plus bas (à ce que l’on me dit). Nous nous installons sur la terrasse vide du bistrot, tirons une table de plastique renversée là, et commençons notre pique-nique du jour : jambon, mortadelle, tomate, fromage, pomme – et une part de pizza froide pour ceux qui aiment le pâteux vulgairement épicé.

Pour redescendre, nous suivons cette fois la route jusqu’au village de Pigra où nous attend le téléphérique. Trois enfants du primaire en débarquent, remontant de l’école située à Argegno, 881 mètres plus bas. Ils jaillissent de la cabine enfin arrêtée comme des diables de leur boite, dans un feu d’artifice de jeunesse joyeuse. Ils sont pressés de rentrer chez eux dans leur forteresse d’altitude, goûter, ôter des vêtements et aller jouer.

Nous reprenons la cabine pour une descente vertigineuse qui nous bouche les oreilles, suspendus au-dessus du vide en glissant sur un fil jusqu’au niveau du lac. Nous passons le torrent Telo sur un pont de pierres à ogives. La première fournée du groupe est déjà affalée en terrasse d’un café-glacier, devant l’embarcadère des motoscafi, à siroter une bière ou à savourer des gelati à petits coups de cuillère. Les filles se gavent de glace au melon et aux marrons, André de glace à la « crème de lait » et au yaourt. Je prends une bière contre la soif. Le soleil daigne se montrer depuis quelques heures, souvent enlaidi de nuages d’un gris triste qui n’hésitent pas à lâcher quelques larmes.

Au retour, nous devons prendre le bus jusqu’à l’embarcadère le plus proche de Bellagio, à Tremezzo. Je ne comprends pas pourquoi nous ne reprenons pas un bateau comme ce matin. Le bus est plein de vieilles locales qui rentrent d’on ne sait quelle course et qui commentent les ragots du coin. Quelques ados du lycée voisin montent à un arrêt, laids et percés comme de vulgaires Bavarois des banlieues industrielles. Ils portent des barbes naissantes comme des acteurs de cinéma sur le retour et une boucle d’or à chaque oreille.

Le ferry nous conduit à Bellagio et nous voici de retour à l’hôtel pour la dernière douche du dernier jour. Nous ne sommes pas sitôt dans nos chambres qu’il commence à tomber une nouvelle et violente averse. Décidément, quel temps de chien !

La pluie ne s’arrête que peu de temps avant que nous n’allions au restaurant. Il est loin cette fois, à Pescallo, sur l’autre rive du promontoire, donnant sur l’autre lac, celui de Lecco. L’hôtel-restaurant La Pergola, très chic, nous attend piazza del Porto, une Ferrari devant la porte (« pas une bien », me dit Jean). Nous ne pouvons dîner sur la terrasse ouverte sur le lac, en raison du temps. Dans une salle antique rarement ouverte, meublée d’ancien, on nous sert « la » spécialité du restaurant, un risotto sauce curry (au riz souvent mal cuit), avec des goujonnettes de poisson du lac appelé ici pesce persico, puis un tiramisu plutôt classique. A la table du dîner, deux ou trois conversations ont lieu en même temps, rançon d’un groupe de désormais quatorze sans les Lapinot. De mon côté, cela parle voyages : « et où iras-tu prochainement ? ».

Nous rentrons vers 22 h par les ruelles pavées de galets, quasi désertes. Qui irait se hasarder dehors par un temps pareil, même s’il ne pleut plus pour le moment ? Même la jeunesse locale ne sort pas en ce vendredi soir – où est allée ailleurs, dans les petites villes alentour. Le bourg de Bellagio ne comporte que des familles, des hôteliers et des touristes d’un âge certain.

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Sylvain Tesson, Sur les chemins noirs

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La diagonale d’un fou né en 1972 qui entreprend de marcher sur les chemins oubliés de la France profonde après être tombé d’un toit sur huit mètres parce qu’il était « pris de boisson » (p.15). De quoi se reconstruire corps et âme à 44 ans, malgré une demi-heure épileptique du côté d’Aurillac (p.96), où un ami providentiel l’a fait hospitaliser.

On oublie trop vite que ce romancier baroudeur, géopoliticien élevé dans le très sélect collège catholique de Passy-Buzenval (comme Mehdi, le fameux Sébastien, en son temps), est aussi géographe. Il a traversé l’Islande en vélo, puis fait le tour du monde en bicyclette, franchi l’Himalaya à pied puis les steppes de l’Asie centrale, refait l’évasion du goulag de Iakoutsk en Chine via le Tibet, puis la retraite de Russie de Moscou aux Invalides en side-car Oural – avant de vivre six mois en ermite au bord du lac Baïkal en Sibérie. Mais en 2014, une chute de stégophile chez Jean-Christophe Rufin à Chamonix le casse de partout, crâne, vertèbres, côtes. Fin de la partie ?

C’est sans compter avec l’esprit voyageur, le démon du Wanderer qui a poussé les jeunes Wandervögel puis les scouts jadis, les hippies hier et les randonneurs et trekkeurs aujourd’hui. Tous ne sont pas dans l’extrême, Sylvain Tesson n’en a plus les moyens pour l’instant. C’est pourquoi, sorti de l’hôpital d’Annecy, il s’est promis d’entreprendre le chemin du proche, du Mercantour en Provence à la Hague en Cotentin. Une diagonale de foi au travers de la France « hyper-rurale » des bobos fonctionnaires des ministères, eux qui se désespèrent à Paris que « les territoires » n’aient pas tous également le wifi, le haut-débit et le « réseau » des services publics (routes, supermarchés, office du tourisme, maisons rénovées par des Anglais ou par des retraités).

Sylvain Tesson décrit, apprécie, analyse, médite sur la campagne, sur les chemins cachés parfois détruits, dans ce no man’s land qui subsiste encore (mais pour combien de temps) malgré l’obstiné jacobinisme niveleur de la technocratie. Ces chemins noirs sont pour lui les chemins de la liberté ; ils passent là où personne ne va plus, seulement les vagabonds, les bergers, les chasseurs et les anciens paysans. « Comme la planète était promue théâtre de la circulation générale des êtres et des marchandises, par contrecoup les vallées s’étaient vues affliger de leurs grand-routes, les montagnes de leurs tunnels. L’« aménagement du territoire » organisait le mouvement. Même le bleu du ciel était strié du panache des long-courriers. Le paysage était devenu le décor du passage. La ruralité s’instituait en principe de résistance à cet emportement général. En choisissant la sédentarité, on créait une île dans le débit. En s’enfonçant sur les chemins noirs, on naviguait d’île en île » p.81.

Marcher dans la nature, mais en bon citoyen. D’une critique froide, redoutable à la bêtise, l’auteur met le doigt sur les contradictions, l’hypocrisie, le voile des grands mots pour bonne conscience. « En ville, les admirateurs de Robespierre appelaient à une extension radicale de la laïcité. Certains avaient milité pour la disparition des crèches de Noël dans les espaces publics. Ces esprits forts me fascinaient. Savaient-ils que les croix coiffaient des centaines de sommets de France, que les calvaires cloutaient des milliers de carrefours ? (…) Par chance, les adorateurs de la Raison étaient trop occupés à lire Ravachol pour monter sur les montagnes avec un pied-de-biche » p.93.

Contre l’époque, et son conformisme accentué par la technologie, il nous faut tous inventer nos chemins noirs : « Des fuites, des replis, des pas de côté, de longues absences lardées de silence et nourries de visions. Une stratégie de la rétractation » p.140.

La poésie du style ne tient pas seulement à la nature, ni au mouvement, mais aussi au rythme de la prose. Comme souvent, chez les auteurs français nourris de lectures classiques, la phrase se déroule en alexandrin, pour enchanter, pour ponctuer. C’est une houle propre à la langue, lancée par les écrivains de la Pléiade et familière aux lettrés. « Ma mère était morte comme elle avait vécu », dit-il dès la première page de l’avant-propos : 12 pieds dans cette phrase, avec un hémistiche. Inutile de célébrer les grands thèmes, le quotidien va très bien : « Pourquoi le TGV menait-il cette allure ? » p.19 est lui aussi un alexandrin. « Une journée dehors, c’est-à-dire à l’abri » p.64 ; « J’avais dormi dans un hôtel à Châteauroux » p.113 – toujours des alexandrins. Les phrases ne sont pas toutes sur cette mesure, mais elle balance le récit, fait pour être parlé dans les yeux.

Autant l’oral ne peut faire un bon écrit, autant la belle écriture peut rehausser la parole – ainsi est faite la langue française et l’auteur nous la fait goûter. Une leçon de vie dans une leçon de prose. Rares sont les écrivains français de cette qualité aujourd’hui.

Sylvain Tesson, Sur les chemins noirs, 2016, Gallimard, 145 pages, €15.00

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Jeepers Creepers

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Nous sommes dans l’Amérique profonde, celle des grands espaces agricoles désertés, l’Amérique des bouseux arriérés. Les superstitions y sont conservées comme il y a deux siècles, la bigoterie biblique nourrit les fantasmes de culpabilité et les images diaboliques. Un être « venu des profondeurs » ressurgit une fois toutes les 23 ans « pour se nourrir » durant 23 jours. Il « choisit » les êtres dont il veut aspirer les organes selon l’odeur de leur peur. Curieusement sexiste, il prend surtout les garçons, en général jeunes et bien bâtis… Peut-être veut-il « aspirer » leur force plus que celle des filles ?

Le titre de Jeepers Creepers est une chanson de jazz écrite en 1938 par Johnny Mercer, composée par Harry Warren et interprété pour la première fois par Louis Armstrong. Je ne sais pas ce que veut dire jeeper (un rapport avec la jeep ?), mais creeper signifie rampant. Cette chanson est le fil des histoires, revenant de façon lancinante, notamment sur les ondes, pour annoncer l’approche du monstre.

jeepers creepers 2 le gamin

Dans le premier film, le jeune homme (Justin Long) est l’incarnation de l’étudiant moyen, trépidant, avide de sensations fortes, empli de trouille. Sa sœur (Gina Philips) est plus sensée, même si elle ne l’empêche pas de vivre jusqu’au bout sa bêtise. Il ne s’agit pas de courage pour le garçon, mais de stupidité : les choses s’enchaînent et il ne fait rien pour les éviter : au contraire, il se précipite dedans tête baissée, sans réfléchir une seconde. Il ne fuit pas le camion fou du Creeper (Jonathan Breck) qui emboutit sa Chevrolet 1941 – et rappelle le film Duel de Spielberg ; il ne croit pas la voyante noire qui le met en garde contre une certaine musique (dont le titre est tiré). Il y a quelque chose de la Prédestination dans son attitude, mais aussi de l’orgueil d’être plus fort que ça, trop rationaliste, ou peut-être trop égoïste ? Choisi, marqué, il est Coupable et doit expier. Le diable prend sa part et nul Dieu ne vient le sauver – comme s’il était absent, inaccessible ou inexistant. Un comble dans l’Amérique cul-béni qui « croit » et qui veut « croire » ! A moins que la leçon soit : chacun se sauve par soi-même ?

jeepers creepers gina philips justin long

Dans le second film, c’est toute une bande d’ados de 17 ans, en dernière année de lycée, qui revient d’un match de basket où leur virilité vantarde a pu se donner libre cours ; seules trois groupies les ont accompagnés. Leur bus est arrêté par une crevaison – mais elle n’est pas due au hasard. La Créature maléfique, qui vit son 22ème jour sur ses 23 sur terre, est aux abois ; elle a lancé un shaken (étoile métallique tranchante de ninja) pour les stopper. Les trois adultes présents, dont la conductrice du bus assez sensée, sont vite aspirés par la créature. Restent les ados, image vivante de l’Innocence américaine en proie au Mal – un thème bien connu d’Hollywood et qui fait toujours recette. Les garçons sont montrés le plus souvent torse nu, ce qui ajoute à leur vulnérabilité, tandis que les filles jouent leurs hystériques selon les conventions – tout en appelant parfois à la raison, ce qui n’est pas sans ambivalence (le féminisme est passé sur les mythes !). Le Creeper, lui, est affublé d’un long manteau et d’un chapeau de western, typiques des bandits de l’Ouest.

creeper

Mais certains ne sont pas si ingénus que cela : outre deux Noirs, susceptibles mais au fond plus machos que méchants, un Blanc élitiste (Eric Nenninger) se sent rejeté par le groupe et nourrit des pensées d’exclusion vaguement racistes. Lui sera emporté, comme s’il y avait une « Justice »… La vraie justice n’est pas divine (où est Dieu dans tout ça ?) même si une fille prie et en appelle à Jésus (elle sera sauvée, mais par les circonstances). La justice est bel et bien humaine, hymne au Pionnier américain qui n’a pas froid aux yeux et ne se décourage pas devant les difficultés. On dit d’ailleurs que, pour ce film, « plus de 2000 candidats ont passé l’audition pour devenir l’une des proies éventuelles de la créature maléfique » !

jeepers creepers 2 le bus

Contrairement au premier opus, où la tragédie se déroulait sans résistance autre que celle de flics en bande (donc abêtis), manifestement inaptes et dépassés par les événements, le second film met en scène un fermier autoritaire qui a perdu son dernier fils à peine adolescent sous ses yeux, dans leur champ de maïs. La Bête l’a emporté d’un bond dans les airs et le père n’a même pas pu tirer au fusil. Cette fois, il a bricolé un harpon avec sa machine à planter les pieux et l’a installé sur son pick-up, ce symbole des bouseux américains. Avec l’aide de son fils aîné au volant, il va harponner la Créature plusieurs fois et la « planter » au sens propre, jusqu’à ce que le soleil se lève sur son dernier jour sur terre. Apollon serait-il assimilé à Jéhovah ?

kinopoisk.ru

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Le Père (terrestre plus que céleste) sauvera donc les rares rescapés et passera ensuite sa retraite à surveiller le réveil du Monstre dans sa ferme, le harpon pointé sur la Bête en croix. Le spectateur trouve-t-il un peu curieuse cette « inversion » chrétienne ? N’est-ce pas le Christ venu sauver les hommes qui se trouve habituellement sur la croix, comme tous les martyrs romains ? Cette fois, c’est le diable ou son avatar… Et à nouveaux trois « innocents » vont passer par là, une fille et deux garçons, dont l’un torse nu pour exhiber symboliquement sa fragile humanité. Nous sommes 23 ans plus tard et presque tout le monde a oublié. Le premier fils du fermier, qui conduisait le pick-up 23 ans plus tôt lorsque son père a planté la Bête, fait payer 5$ à chaque visiteur, belle leçon de capitalisme dans ce monde hanté par la superstition.

jeepers creepers 2 lyceens

Mais la leçon de tout cela est qu’il ne faut jamais oublier le Mal ; qu’il guette l’humain candide ; et que seuls les valeureux peuvent le combattre, ceux qui ont gardé les valeurs des pionniers. On le voit, les mythes (marqués en gras ici) sont puissants dans ces films.

Le spectateur français reste imperméable à l’atmosphère de malédiction biblique qui lui paraît aussi incompréhensible que la malédiction des Pharaons. Il bout parfois d’impatience devant la bêtise du garçon dans le premier film, devant l’incompétence des adultes dans le second. Mais il se laisse volontiers emporter par l’atmosphère épaisse, glauque, du fantasme de la Bête, de ses grognements et ses bruits de succion. Reste qu’à mon avis le second opus est meilleur que le premier : plus d’action, plus de rebondissements, plus d’optimisme.

A éviter aux gamins en-dessous de 12 ans (et même un peu plus selon les tempéraments), sous peine de cauchemars !

Jeepers Creepers, film de Victor Salva, 2001, avec Gina Philips, Justin Long et Jonathan Breck, Bac film 2014, €7.49

Jeepers Creepers 2, film de Victor Salva, 2003, MGM United artists 2004, €16.99

Jeepers Creepers 1 et 2, blu-ray, €39.00

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Paul Doherty, Le porteur de mort

Paul Doherty Le porteur de mort
Nous sommes en 1304 dans l’Essex. Saint-Jean d’Acre – dernier bastion chrétien en Terre sainte – est tombée aux mains des musulmans quelques années plus tôt. Le donjon des Templiers a résisté le dernier avant que les survivants soient tous massacrés, sauf les jeunes filles et les enfants de moins de 15 ans, voués aux plaisirs et en vente avec profit sur le marché aux esclaves. A Mistelham dans l’Essex, en ce mois de janvier glacial, le seigneur du lieu s’appelle Scrope ; il est l’un des rares à avoir échappé à la prise d’Acre. Il s’est servi dans le trésor templier avant de s’évader en barque avec ses compagnons dont Claypole, son fils bâtard et un novice du Temple.

Mais justement, il a volé le Sanguinis Christi, une croix en or massif ornée de rubis enfermant le sang de la Passion enchâssée dans du bois de la vraie Croix, dit-on. Les Templiers veulent récupérer ce bien tandis que Scrope l’a promis au roi Edouard 1er d’Angleterre qui l’a fait baron et bien marié. Or voici que des menaces voilées sont proférées par rollet contre Scrope tandis qu’une bande d’errants messianiques établis sur ses terres pratiquent l’hérésie et la luxure. Le roi, dont le trésor de Westminster a été pillé par une bande de malfrats particulièrement habiles (fait historique !), ne veut pas que le Sanguinis Christi lui échappe.

Il mande donc sir Hugh Corbett, chancelier à la cour, pour enquêter et juger sur place au nom du roi. Il sera accompagné de Chanson, palefrenier, et de Ranulf, formé au combat des rues par sa jeunesse en guenilles et que Corbett a sauvé jadis de la potence. Le trio débarque donc au manoir de Scrope, muni des pleins pouvoirs de la justice royale. Lord Scrope est sans pitié, il aime le sang ; sa femme Lady Hawisa, frustrée, qu’il méprise ; sa sœur Marguerite, abbesse du couvent voisin ; son chapelain maître Benedict ; Henry Claypole, orfèvre et bailli de la ville, qui est son bâtard dévoué ; le père Thomas, curé de la paroisse et ancien guerrier ; frère Gratian, dominicain attaché au manoir.

Qui sont ces Frères du Libre Esprit, que Scrope a fait passer par les armes un matin, pour complot et hérésie, dans les bois de son domaine ? Une bande d’errants hippies rêvant de religion libérée de toute structure et hiérarchie, adeptes de l’amour libre et de la propriété communiste ? Artistes habiles à la fresque et à chanter ? Pourquoi donc aiguisaient-ils des armes sur la pierre tombale d’un cimetière abandonné ? Pourquoi s’entraînaient-ils au long arc gallois dont les flèches sont mortelles à plus de 200 m ? Depuis quelques mois, un mystérieux Sagittaire tue d’une flèche galloise un peu au hasard dans le pays, après avoir sonné trois fois la trompe. Qui donc est-il ? De quelle vilenie veut-il se venger ?

Ce seizième opus de la série Corbett est très achevé. L’intrigue est complexe à souhait, comprenant comme il se doit un meurtre opéré dans une pièce entièrement close sur une île entourée d’un lac profond sans autre accès que par une barque bien gardée. Il y a du sang, beaucoup de sang ; un passé qui ne passe pas, des péchés commis qui poursuivent les vivants ; des instincts qui commandent aux âmes, aiguillonnés par Satan. Nous sommes entre James Bond et Hercule Poirot, entre l’action et l’intrigue, la dague et le poison. Nightshade, c’est l’ombre de la nuit, la noirceur des âmes mais aussi le petit nom de la belladone, cette plante mortelle ingérée à bonne dose.

Whodunit ? Qui l’a fait ? C’est à cette éternelle question des romans policiers que Corbett doit répondre, aussi habile à démêler les passions humaines qu’à agiter ses petites cellules grises.

Paul Doherty, Le porteur de mort (Nightshade), 2008, poche 10/18 janvier 2011, 345 pages, €8.80

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Lvov

La préposée du train nous réveille à 5 h pour l’arrivée à Lvov deux heures plus tard (Lviv en anglais, repris complaisamment par les journaleux). Elle veut que tout le monde soit bien prêt, discipline soviétique oblige : pas d’anarchie dans les comportements, la paresse ou faire attendre sont antisocial ! Le train n’a pas roulé vite mais les aiguillages sont durs. Nous débarquons de la gare à 7 h le matin. Le jour est levé mais il fait frais. La gare s’ouvre sur un hall monumental comme un palais 19ème. Certes, les pissotières ne sont pas en or (loin de là !) malgré la promesse démagogique de Staline au « peuple », mais le hall est éclairé de grands lustres de cuivre et verre taillé. Nous laissons nos bagages à la consigne pour ne porter que nos petits sacs. Deux jeunes blonds venus tout droit de la campagne passent plusieurs minutes à saisir comment fonctionnent les compartiments automatiques. Il faut dire que ce n’est pas immédiat : il faut avant tout aller acheter un jeton, puis le mettre à l’intérieur du mécanisme, régler le code, le noter pour ne pas l’oublier, puis fermer le compartiment et brouiller les chiffres. Au retour, il faudra mettre une pièce de 1 hrv, puis faire le code, avant de déverrouiller… La bureaucratie dans les têtes se reflète dans la construction des choses.

lvov ukraine retraitee au travail

Les alentours de la gare sont très prolétaires, le train drainant des travailleurs venus d’ailleurs et des paysans ployant sous les paquets destinés à la famille ou au marché. Des retraitées, dont la pension a fondu avec l’inflation postcommuniste, balayent les voies du tram pour mettre du beurre dans leurs orties (les épinards sont trop chers). Le réseau de Lvov se compose de 75 kilomètres de voie et d’environ 220 tramways.

lvov ukraine ouvriers

Les voies sont en mauvais état tout comme les véhicules. La plupart des trams sont de type KT4, produits en République tchèque par Tatra. Comme nous avons du temps, nous partons à pied vers le centre. Nous croisons des automobiles, plus modestes et plus antiques qu’en Crimée. Se sont surtout des restes de l’industrie soviétique, ces Volga, Moskvitch, Lada ou Faz d’époque Brejnev. Les voitures neuves sont en général grosses et allemandes, BMW ou Mercedes.

lvov ukraine eglise uniate
Nous passons devant une église uniate et y entrons. C’est pour nous une découverte que ce rite particulier. Trois archevêchés ont été installés à Lvov dans l’histoire, le catholique romain, le grec orthodoxe et l’arménien orthodoxe. Il y a eu aussi des protestants à partir du 16ème siècle. Lvov est devenue évêché sous Casimir le Grand, puis archevêché de rite latin en 1412. Les Uniates sont des Orthodoxes qui reconnaissent le Pape. Vladimir, qui a converti l’Ukraine (pas Vladimir Poutine mais le roi Vladimir 1er), a été baptisé selon le rite Romain en 987. L’église est ornée dans les deux styles, orthodoxe et catholique. Au petit matin, des gens agenouillés devant un Christ grandeur nature sur sa croix marquent une ferveur inusitée chez nous, même en Italie. Il est dommage que ledit Christ ne soit qu’un papier découpé et collé sur du contreplaqué… Mais c’est le symbole qui compte.

lvov ukraine facades
La ville de Lvov tient 830 000 habitants, Danilo de Galicie l’a fondée en 1256 au nom de son fils Lev, qui signifie « le lion » (Léon en français). Le centre est aujourd’hui protégé par l’UNESCO. La ville n’est qu’à 70 km de la frontière polonaise et a porté, dans l’histoire, le nom allemand de Lemberg entre 1772 et 1918. Devenue polonaise entre les deux guerres, Lvov et sa région furent par la suite incorporées dans la république socialiste soviétique d’Ukraine. La plupart des Polonais furent expulsés ou terrorisés par le KGB. La ville est devenue longtemps un centre de résistance ukrainienne à la russification.

lvov ukraine cafe moderne
Nous réussissons à trouver un café ouvert près du centre. L’établissement, s’il est vraiment très peu aimable, est « ouvert 24 h sur 24 » comme indiqué sur l’enseigne. C’est un nouveau comportement importé de l’ouest, de travailler aussi longtemps qu’on veut, sans l’obligatoire « couvre-feu social » de l’ère soviétique. Mais le sens du service est loin d’être encore acquis. Le client demeure cet « emmerdeur » de guichet, celui qui vient vous déranger parce qu’il quémande quelque chose, même s’il paie votre salaire. L’attitude des cafetiers et des serveurs reste empreinte de cette rudesse « administrative » faite d’agacement et de brusquerie que quiconque a fréquenté, en France, les guichets de la Poste ou de la Sécurité Sociale avant les années 1990 connaît bien : « parlez devant l’hygiaphone ! Qu’est-ce que vous voulez ? Y en a pas ! Zavez pas la monnaie ? »

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Même les toilettes sont payantes, comme dans les cafés parisiens de haute époque. Ils ne coûtent qu’un demi-kopek mais il faut trouver la bonne pièce. Et ils ne semblent nettoyés qu’une fois par jour. Le robinet du lavabo est branlant, exigeant de le tenir à deux mains pour ne pas le desceller. Pour se voir dans la glace, il faut être grand. Quant à l’étroitesse du lieu, elle condamne toute « aisance » aux obèses qui ne peuvent même pas entrer. Le papier toilette, au cas où vous auriez oublié le vôtre, se prend au comptoir avant d’y aller : pas question de faire confiance aux camarades en régime de pénurie ! Le savon, de même, est coincé dans une coupelle plastique derrière le robinet et seuls les astucieux peuvent y accéder ; ils prendront d’ailleurs un malin plaisir à le remettre tel quel pour laisser les autres emmerdés. Si la disette a disparu, si les prix des articles de première nécessité sont bas, le « comportement administratif » subsiste bel et bien. Il est si connu en russe qu’il existe un mot pour ça : « komandirovka » ! Malgré ses velléités d’indépendance, l’Ukraine reste tristement russifiée, soviétique dans sa mentalité. Le comportement administratif est le versant réel de ce collectif idéal tant vanté par les socialistes – surtout en France.

lvov ukraine travaux de refection
Nous visitons l’église de Boris et Gleb, puis l’église de la Résurrection. Les rues de la vieille ville sont en restauration. Nous enjambons partout des travaux en cours, contournons des pavés en tas ou du sable, passons sous des échafaudages (des « échafauds » disait un mien gamin jadis). Des tonnes de plâtras et de gravats attendent la benne qui les portera hors de la ville. Les engins de chantiers sont antédiluviens, les camions rouillés, beaucoup d’ouvriers sont requis pour effectuer la moindre tâche. Nous sommes un demi-siècle en arrière question efficacité et délais. La restauration des vieux quartiers avance lentement mais semble bien lancée ; tout le centre ville est industrieux. Les façades terminées ou les beaux bâtiments dans le style ancien sont en général des banques : les seules qui peuvent payer. La ville est verte, on ne construit pas de grands ensembles ou des perspectives staliniennes. Les fantasmes perretistes (du nom de l’architecte bétonnier des années 50) n’ont pas cours comme au Havre, dans un pays qui a pourtant subi le soviétisme et son mauvais goût je-m’en-foutiste durant trois générations. Les arbres des parcs sont préservés, des bancs y accueillent les passants. Les gens s’y promènent et s’y reposent. Les trottoirs sont très propres, les bouteilles sont consignées et le plus souvent données à plus pauvre que vous, ces SDF appelés ici BMJ (non, ça ne veut pas dire Bordel mondial pour la jeunesse, pas plus que SDF ne veut encore dire Scouts de France).

lvov ukraine place
Lvov est située sur la ligne de partage des eaux de la Baltique et de la Mer Noire. La vieille ville, entourée de murs, se situait au contrefort du Haut Château (une colline haute de 409m) et de la rivière Poltva. Au 13ème siècle, cette rivière servait au commerce et au transport. Début 20ème siècle, elle était si polluée qu’il fut décidé de la recouvrir pour la faire passer sous la vieille ville. L’artère centrale de Lvov, l’avenue de l’Indépendance (Prospect Svobody), ainsi que l’opéra, se trouvent juste au dessus de la rivière souterraine. Nous faisons le tour de la ville qui s’éveille lentement.

lvov ukraine marche aux livres
Un marché aux livres est en train de s’installer en plein air, sur une placette desservie par un arrêt de tram. Peu de programmes télé intéressants, Internet encore peu répandu, les Ukrainiens lisent toujours, eux. Le marché se tient sous la statue en bronze d’un géant barbu musculeux, un prolétaire prote en bottes cosaques mais salopette d’imprimerie, torse nu façon socialiste, sinon « réaliste ». Ce symbole de synthèse entre tradition et communisme tient un lourd ouvrage relié sur son bras gauche, le pesant savoir des dogmatiques. La littérature proprement ukrainienne est rare et peu traduite. Le début de la langue littéraire, en ukrainien, ne date que du début 19ème et tout le vocabulaire abstrait est emprunté au polonais. L’attraction russe et la persécution des particularismes, d’abord tsariste puis soviétique, ont rendu la langue ukrainienne très proche du russe. Qui se souvient que Gogol s’appelait Hohol parce qu’il était ukrainien ?

lvov ukraine prote proletaire marche aux livres
Taras Chevtchenko (1814-1861) est le grand écrivain national, peintre et poète. Patriote et démocrate comme il se doit, antitsariste et antiservage parce lui-même né serf, il est l’auteur du poème sur l’insurrection paysanne contre les Polonais en 1668, les Haïdamaques. L’un de ses livres, L’Hérétique ou Jean Hus, attaque l’église Romaine et l’impérialisme germain ; il en appelle à l’unité des peuples slaves. Son poème le plus connu, Le Testament, est devenu l’hymne national ukrainien. Marie Vilinska (1834-1907) compose des récits populaires devenus célèbres, dans une société restée patriarcale, sous le nom de Marko Vovtchok (le louveteau). Elle est connue à Paris pour avoir fréquenté et échangé des lettres avec Gustave Flaubert, George Sand et Jules Verne. Mikhaïlo Kojubinski (1864-1913), séminariste révolutionnaire comme Staline, puis instituteur et soutenu par Gorki, est l’auteur du livre qui deviendra un film de Paradjanov, Les chevaux de feu. Oleg Hontchar (né en 1918), bien que Prix Staline en 1947 et 1948, décrit en 1968 avec La cathédrale les jeunes post-staliniens conformes qui, vivant dans un monde ordonné, matérialiste et athée – ne sont pas heureux. La vieille cathédrale cosaque devient, pour ces étudiants, le symbole de l’éveil de la jeunesse, de l’aspiration à secouer les jougs, penser libre et aspiration spirituelle.

lvov ukraine gamin
Les vacances scolaires ont lieu une seule fois dans l’année en Ukraine. Elles durent trois mois, choisis parmi les plus chauds : juin, juillet et août. Aucune semaine de congé n’est prévue entre, sauf les jours fériés ordinaires. Les adultes ont le droit de prendre 24 jours calendaires dans l’année, soit une dizaine de moins que les Français (qui raisonnent en jours « ouvrables »). Le salaire moyen est de 200 hryvnias par mois mais l’usage veut que des primes soient distribuées au noir (vieil héritage communiste favorisant les clientèles), et les bonus (importation américaine récente) sont désormais forts répandus, en fonction des résultats de la société ou de la boutique. Hors paysans autarciques (il en reste bon nombre, nous en rencontrerons), le salaire « moyen net » du pays tourne plutôt autour de 600 à 800 hrv, soit de 90 à 120 €. Ce n’est guère, mais les prix payés sont à l’avenant (15 centimes d’euros pour un verre de thé, 40 centimes d’euros pour une bière de 33 cl, nul terrain à acheter – qui est propriété d’État).

lvov ukraine opera
Après notre tour, nous revenons vers l’opéra, monument central aisément repérable, élevé au bout de la perspective Svobody (Liberté). Il a été construit en 1900 par l’architecte Gorgolevski. Nous achetons une bière en boutique (3,25 hrv) pour la déguster, avec un verre en plastique (0,5 hrv). Sur l’avenue bordée d’arbres, des enfants modernes passent en rollers, un jeune homme s’assoit en face de nous pour apaiser sa curiosité timide, deux vieux retraités discutent un peu plus loin. Un guide local nous propose un tour de ville, pas de problème, il parle, comme Natacha, « toutes les langues ». Le ciel est dégagé, le soleil a fait s’évanouir la fraîcheur comme l’humidité du matin.

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Yalta plateau Petri

Nous reprenons le bus pour grimper sur le plateau qui domine Yalta, le plateau Petri. La route tourne et retourne dans une belle forêt de feuillus sans taillis. Les feuilles filtrent une lumière apaisante sur les fûts droits comme les colonnes d’un temple. N’est-ce pas Chateaubriand qui comparait les cathédrales et leurs piliers à des forêts de pierre ? A un virage, une fontaine d’eau pure et glacée sourd du rocher en contrebas de la route. C’est un arrêt obligatoire tant cette source est sensée contenir de vertus – la principale étant contre la soif. Nous y remplissons nos gourdes en prévision de la montée à pied qui va suivre.

yalta plateau petri stand de bouffe

Le plateau offre un « point de vue » sur Yalta et sur la côte, il est donc flanqué d’un parking immense et de baraques pour attractions, bouffe et souvenirs. Le parc ressemble un peu à l’idée que je me fais de la foire aux chameaux de Pushkar au Rajasthan. Ici, les minibus remplacent les bêtes. Nous découvrons cependant trois chameaux d’Asie qui servent à promener les touristes pour quelques sous, leurs bosses successives servant d’entre-deux confortables aux midinettes, aux petits garçons et aux grosses matrones. Déguisées en mousmé, ces dernières grimpent à l’aide d’un escalier sur une estrade de bois qui leur servira à se jucher sur la bête. Puis elles se font tirer par un grand Tatar déguisé, lui, en Bédouin dont on ne voit que les yeux.

yalta plateau petri chameaux d asie

Parmi les attractions, il y a aussi le paon sur son banc, les oursons, les deux panthères et le bébé tigre, toutes bêtes sauvages avec qui se faire prendre en photo comme si l’on était au fin fond de la taïga. Les Russes et les peuples de pays proches, aux ancêtres pionniers, adorent ça. Ils sont bon public, émerveillés des prédateurs qu’on leur apporte sur les genoux, heureux d’être mis en situation pour le « souvenir ». Nos grands-pères, dans les années 30, étaient ainsi. Aujourd’hui, notre génération n’y croit pas plus qu’au Père Noël ou à Dieu. Nous manque-t-il cette faculté d’étonnement dont les philosophes font le premier pas vers la philosophie ? Manquons-nous de naïveté devant les bêtes, donc quelque peu de poésie ?

yalta gamin russe debardeur a trous

Nous serons tout en haut des falaises, à 1233 m, lorsque nous aurons accompli le reste du chemin à pied. La grimpée s’effectue sur le calcaire, puis dans un bois où résistent encore quelques arbres centenaires. Nous suivons un lot de midinettes en robes de tulle et en claquettes, c’est tout juste si aucune ne porte de hauts talons. Les adultes mâles de plus de trente ans suent et soufflent de trop fumer et de trop boire. Seuls les gamins sont hardis, vêtus au minimum, baskets et short, torse nu. Ils grimpent souplement et sans effort pour arriver en haut. La jeunesse désoviétisée a pris le maintien svelte et les muscles sportifs de la nouvelle norme capitaliste. Le parti communiste d’Ukraine vient cependant chaque année replanter un drapeau rouge sur le piton qui fait face à celui où trône une croix de bois. Cette croix est le signe que nombre de jeunes et de petits gars arborent désormais en modèle réduit à leur cou, symbole de leur adhésion à la modernité. Avec ce drapeau rouge en face, il s’agit de montrer que des communistes existent encore, qu’ils révèrent la patrie, la morale et l’effort.

yalta plateau petri

Le conservatisme a changé de camp. S’il subsiste ici ou là quelques étoiles soviétiques, les symboles courant de cette période (qui a duré quand même trois générations) apparaissent résolument ringards, autoritaires et dépassés. Voilà au moins un progrès réel. Du sommet de la falaise, nous avons vue pleine et entière sur le littoral, du moutonnement des arbres sur la pente au rivage presque entièrement bâti.

yalta plateau petri gamin

Au retour de la descente, nous prenons un jus de raisin face au panorama, à l’écart des boutiques. Nous restons ensuite à déambuler parmi la foule bon enfant qui va de boutiques en attractions, s’amusant tant qu’elle peut. Les petites filles se parent de coiffes tatares, très orientales, une calotte brillante garnie de pendentifs aux rondelles métalliques d’un délicieux exotisme. Les garçons, plus terre à terre ou plus sensuels, préfèrent lécher des glaces ou caresser les fauves.

yalta fillette russe coiffure tatar

Les préados sont fascinés par le décor à la Mad Max qu’offre « l’attraction nazie ». Deux antiques autos noires, une Adler et une BMW à quatre phares, toutes deux prises de guerre de l’URSS, servent de décor à une mise en scène du plus bel effet. Une mère conduit son garçon d’une douzaine d’années à la voiture, après avoir payé le forain. Elle aide le gamin à revêtir la veste de cuir grise et la casquette de soldat allemand ; elle lui met dans les mains la Schmeister à répétition. Debout au volant de l’engin, elle décore ensuite son petit mâle des cartouches de mitrailleuse qui feront bon effet. La lourde bande fait ployer un instant les frêles épaules. Et clac ! Voici une première photo souvenir. Et clic ! Une autre au volant, la casquette envolée, les cheveux ébouriffés comme par le vent de la course. Le panneau précise : « 10 mn de photo autorisée par ticket payé ».

yalta gamin russe deguise en nazi

Deux autres tout jeune adolescents très amis, probablement cousins, attendent leur tour. Torse nu, ils se tiennent les épaules, se frôlent en se bousculant, échangent des secrets à voix basse. Ils montent dans ce véhicule de tortionnaires, se coiffent d’un casque à cornes nazi, empoignent la mitraillette de rigueur, ceignent leurs épaules pâles d’une cartouchière pleine comme d’une armure d’écailles et les voici, nouveaux Siegfried, prêts à assassiner le monde entier. Ils sont touchants. Leur fragilité prend des mines farouches devant l’objectif, ils se hissent debout, tenant d’une main le pare-brise et de l’autre l’arme brandie, jouant des effets de muscles pour paraître barbares. Puis, vidés par l’effort, épuisés par ce théâtre, ils se dépouillent de tout cet attirail pour redevenir de gentils garçons à leur maman, dont le papa russe est fier…

yalta gamins russes amis torse nu dans la voiture nazie

Les photos de ce moment de défoulement serviront à faire rire les copains et à crâner devant le reste de la famille. Un tel spectacle serait probablement interdit chez nous par toutes les ligues de vertu et les gardiens du mémorialement correct. Et pourtant : n’avons-nous pas combattus le même ennemi et gagné la même guerre ? La différence entre l’ex-empire soviétique et nous est que certains lobbies ne font pas, ici, seuls la loi en tablant sur la culpabilité des autres.

yalta radomes centre d ecoutes de crimee

Nous reprenons le bus pour traverser le plateau et plonger du côté du grand canyon de Crimée, vers le village de Sokolinoe. Le chauffeur, curieusement, débraye dans les virages et laisse aller le véhicule au point mort dans les descentes. Ce genre de conduite est dangereux mais c’est une attitude « à la russe » courante, qui allie le mépris du danger aux anciennes habitudes de pénurie qui rationnaient le carburant. Sur le haut du plateau, les radômes du centre d’écoute de Crimée rappelle que l’armée veille toujours.

sokolinoe crimee conserves artisanales

Nous gîtons ce soir dans une petite maison de campagne, enfouie dans un jardin. L’entrée sur la route propose, sur une table à tréteaux, divers produits locaux comme le miel, les conserves de fruits, les champignons, les concombres au sel, les oignons du jardin et les tomates fraîches. Sous la tonnelle à treille où, à la mode tatare, nous dînons assis en tailleur après avoir ôté nos chaussures, de nouvelles bouteilles de vin rouge de Crimée nous égaient. En apéritif, nous avons goûté le « vin de cassis » de la dame, où les fruits sont bien présents, mais agrémentés d’une bonne dose de vodka distillée clandestinement. On nous a assurés qu’elle était saine, sans alcool trafiqué. A la salade normale de tomates et concombre succède une salade de chou vert blanchi, aux poivrons et légèrement épicée, puis un riz pilaf à la viande. Les chambres sont petites et calmes, formatées pour de nombreux enfants et cousins. Nous y dormons parfaitement.

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Mangup Kale, forteresse byzantine de Crimée

Compliquons un peu plus l’histoire de Crimée. Après les Grecs antiques, les Tatars turcs musulmans, les orthodoxes et les Juifs, les Russes soviétiques… les Byzantins. Nous allons pique-niquer au monastère de Mangup Kale (ou Théodoros), situé sur les falaises en hauteur, loin de la ville de Bakhtchisaraï. Nous y accompagne un Alexis bavard au formalisme scolaire tout soviétique. Il est Sibérien et géologue d’origine, mais il a laissé sa santé en travaillant trop dans le grand nord russe. Après deux infarctus, il s’est reconverti dans l’archéologie et arrondit ses fins de mois l’été en jouant au guide touristique.

lac mangup kale crimee

Après un lac artificiel, au débouché d’un village dans une vallée secondaire, nous montons à pied dans la forêt, par une forte pente. Des restes de murs gigantesques témoignent du travail des ingénieurs byzantins pour élever des forteresses. L’établissement, défriché au 3ème siècle, a été fortifié par Justinien 1er vers l’an 500 pour garder les approches de la Chersonèse des incursions d’un khanat turco-mongol qui s’étendait de la mer d’Azov à l’océan Pacifique. La base des murs est faite de grosses pierres appareillées à sec, le mur lui-même est surélevé au mortier. Son épaisseur est faible, un mètre à peine, car la pente empêche d’élever ici des engins de siège. La place fut tenue par les Goths de Crimée (ou par des Alains, les sources sont incertaines à ce sujet) avant d’être conquise par les Khazars début 7ème siècle. Elle fut le centre d’une révolte réprimée des Goths contre les Khazars, menée par l’évêque Jean de Gothie. La citadelle, faisait partie de la principauté de Doros, et est restée sous la domination byzantine de l’an 800 à l’an 1000 approximativement. Sévèrement endommagée par un tremblement de terre un peu après l’an mille, elle est arrivée à maintenir son autonomie, mais non sans payer tribut au Grand Khan.

forteresse mangup kale crimee

Au 13ème siècle, Mangup Kale (« forteresse Mangup ») était le centre de la principauté de Théodoros, alliée à l’empire de Trébizonde. A la fin du 14ème, une partie de la dynastie émigra à Moscou où elle établit le monastère Simonov. Les Khovrins (du grec Gabras, Chovra en turc), devinrent les Golovine en Russie. Ils étaient, par charge héréditaire, trésoriers de la Moscovie. En 1475, le général ottoman Guedik Ahmet Pacha assiégea Mangup et, après 5 mois, conquit la forteresse en hissant deux pièces de siège d’un calibre de 40 cm sur le plateau. Les canons ouvrirent, aux boulets de granit de 100 kg, une brèche dans la muraille de 15 m de haut. La principauté fut alors directement administrée par la Sublime Porte. La forteresse a été abandonnée par les troupes turques en 1774.

foret mangup kale crimee

Nous découvrons un cimetière Caraïme dans la forêt. Les pierres des tombes sont décorées d’un verset du Talmud ou d’une phrase poétique. Ni nom, ni date, la tête orientée à l’est. Les Caraïmes se sont appelés Théodoros car leur prince, qui portait ce nom, a été canonisé par l’église orthodoxe. Ils ont été les derniers habitants permanents du lieu, quittant Mangup Kale dans les années 1790. Montent avec nous deux jeunes couples dont un marin russe à pompon, sa médaille d’or lui battant le cou. Suit une famille flanquée de deux petits blonds en bermuda et sandales, graciles et dorés.

porte forteresse mangup kale crimee

Sur le plateau, ne subsistent que les fondations de la basilique. Des fouilles archéologiques en carré y commencent à peine. Les maisons sont réduites à des tas de pierres car sans fenêtres. Au bord du plateau, une grande croix de bois indique l’emplacement, au-dessous, d’une église troglodyte où Natacha et Alexis vont se recueillir. Ils ne veulent pas que nous les accompagnions car le sentier, tracé dans la falaise, au-dessus du vide, est glissant et très dangereux. Les moines vivent un peu plus bas.

croix orthodoxe mangup kale crimee

Nous nous installons devant la croix récente qui domine la vallée, plusieurs centaines de mètres plus bas. C’est une croix orthodoxe, dite « à huit branches ». La branche perpendiculaire classique, supportant les bras cloués du Christ, est surmontée du bandeau en grec, latin et hébreu que Pilate fit clouer pour donner le motif de la peine, selon la coutume romaine. On y lit INRI, Jésus de Nazareth Roi des Juifs. La croix orthodoxe est flanquée aux pieds du Christ d’une barre diagonale, contrairement à la croix catholique. Elle supportait les pieds cloués séparément et non l’un sur l’autre, ce qu’auraient confirmé les études menées sur le Suaire de Turin. La branche surélevée montre symboliquement le ciel au Bon Larron, tandis que l’autre désigne l’enfer au Mauvais Larron qui refuse de croire et de se repentir. Cette branche a tout du fléau symbolique d’une balance. Le ciel est mélangé, soleil et nuages, un peu de vent souffle. Nous prenons là notre pique-nique. Passent un groupe de colonie ou de scouts en camping ; les gamins sont « à la russe » terreux, débraillés et décidés. Donc bien sympathiques. Nous sommes à 628 mètres d’altitude.

mangup kale crimee

Les murs qui barrent l’accès de cette forteresse naturelle, en haut, s’élèvent à 8 m au-dessus du sol. L’endroit a été occupé de 1039 à 1475 par des Arméniens. Chaque casemate dans le rocher nécessitait « quatre hommes et quatre jours pour creuser 4 m² ».

salle souterraine mangup kale crimee

Alexis, qui nous inonde d’informations archéologiques, accompagne surtout des enfants et il est étonné de ne pas nous voir, comme eux, explorer tous les trous de la citadelle, desquels il a habituellement tant de mal à les déloger. Il est vrai que les petits sont incomparablement plus curieux et plus souples, mais aussi plus inconscients que nous pour se balader le long du vide ou sur l’escalier aérien qui mène à une chambre creusée dans le roc aux fenêtres donnant sur la vallée. Chapelle, casemates, réserves, tout se tenait par des couloirs – ce qui n’a nullement empêché les Turcs de prendre la citadelle par un trou que l’on voit encore dans la paroi du mur d’enceinte. Le palais principal n’est plus que vastes ruines, mais les Turcs l’ont occupé durant 300 ans, s’en servant de base pour le maintien de l’ordre entre les khans de Crimée.

ouverture forteresse mangup kale crimee

Nous revenons au village non pas par la large piste de la montée, mais par un « chemin Vassili » : tout droit dans la pente, parmi les taillis, donc « à la russe ». C’est raide, glissant, égratignant. Arrivés en bas, alors que certains s’en étonnent, Alexis répond ingénument : « ah, mais les enfants aiment ça ! Surtout les petits mâles, ils s’ennuient s’il n’y a pas un peu d’extrême. » Alexis le guide, l’ex-géologue du Grand nord russe, est étonné des récriminations de ces dames qui n’ont « jamais vu ça ». L’une d’elles, quelque peu en surpoids, a les genoux en compote et a cru ne jamais pouvoir arriver en bas. Conclusion du jour, qui me navre au fond : nous ne sommes pas des gamins russes.

gamin russe mangup kale crimee

Pour nous remettre, nous prenons un pot dans un café du village, face au lac artificiel où il est l’heure, pour les 8 à 13 ans du lieu, d’aller se tremper. Leur peau brille de loin au soleil lorsqu’ils émergent de l’eau. Celle-ci, peu brassée, a été rendue glauque par les pluies de la nuit, mais les gamins russes n’en ont cure.

Nous rentrons à Bakhtchisaraï où le palais du Khan a encore du succès à presque 18 h. Nous avons ce soir un dîner plantureux d’après jeûne. La patronne a fait exprès de limiter le pique nique pour que l’on mange sa cuisine ; hier soir, nous en avions trop laissé à son goût. La soupe tatare est une sorte de pot au feu avec des pâtes, plat de nette origine mongole, j’ai mangé le même à Oulan-Bator. Suit une salade verte aux concombres, oignons doux, cornichons au sel et à l’aneth. Enfin des crêpes nature.

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Île de Batz, jardin Georges Delaselle

Au sud-est d’Enez vaz, l’île basse de Batz, se dresse le jardin colonial, appelé aujourd’hui ‘Georges Delaselle’ du nom de son fondateur – et pour faire politiquement correct. C’est un beau jardin grâce au Conservatoire du littoral, qui l’a acquis en 1997. C’est aussi une belle histoire…

Imaginez ! Un assureur parisien, perdu dans les chiffres et les calculs d’actuariat sur les malheurs du monde, découvre l’île de Batz grâce à un ami en 1897. Coup de foudre ! Moins pour l’ami que pour le pays, où les marins ont déjà acclimaté quelques plantes ramenées de leurs voyages au long cours. Il décide d’acheter une parcelle dans l’endroit le plus chaud et le moins cultivé, isolé face à Roscoff.

Il met vingt ans pour faire creuser le sol et ériger un cordon dunaire littoral qu’il plante de cyprès de Lambert, ceux qui protègent bien du vent. A l’intérieur, il acclimate des centaines de plantes exotiques qu’il fait venir des quatre coins de la planète (qui est ronde et point carrée, mais on dit comme ça quand même…). En mai 1918, avant l’armistice du 11 novembre, il se découvre atteint de tuberculose et plaque la finance et la capitale pour se réfugier en son paradis. Il vend l’endroit en 1937, très affaibli, et meurt en 1944 à 83 ans. L’oasis exotique reste à l’abandon jusqu’à ce qu’une association entreprenne de la sauver.

Il existe aujourd’hui plus de 2500 espèces dont les deux-tiers proviennent de l’hémisphère sud. La Manche a les eaux douces grâce au Gulf Stream, mais l’air âpre à cause des tempêtes atlantiques. Nous faisons partie en 2012 des 30 000 visiteurs annuels dont la majorité, femmes et enfants compris, est ravie de ce petit coin exubérant de paradis dans la rudesse du paysage. Un jardin adolescent, telle est l’impression première. Ça pousse, ça vit avec vigueur, ça pointe fièrement ses feuilles au soleil. L’atmosphère de vitalité végétale saisit quiconque, des petits de 6 ans aux ados de 16, et jusqu’aux vieillards qui retrouvent ici une jouvence.

Un dépliant vous invite à visiter dans le sens des aiguilles d’une montre. De l’accueil, vous passez par la nécropole, un petit dolmen de l’âge du bronze daté de 1800-2000 avant notre ère. Découvert lors des travaux de terrassement du jardin, il a été fouillé par un archéologue début XXème siècle. Il renfermait des cendres funéraires et des poteries cassées. La pierre laisse le souvenir de l’éternité, tandis que la pelouse, d’un vert cru après les pluies de juillet, exhibe la vie en plein renouveau.

Nous entrons ensuite dans la palmeraie. Les palmiers à chanvre venus de Chine sud offrent leur beauté lattée.

Des bananiers montrent que le climat ne connaît jamais le gel.

Un bassin recueille l’eau glougloutante d’une fontaine au-dessus, plantée de végétation gorgée d’eau dans un décor quasi japonais. La pelouse centrale s’ouvre brusquement, vert reposant et bancs qui tendent les bras tandis que les kids s’amusent d’une feuille. Vers le nord s’ouvre une lande fleurie, ouverte sur le large.

Poursuivons par le jardin maori. Le lin ‘de Nouvelle-Zélande’, découvert par le capitaine Cook, est un phormium utilisé par les Maoris de Tahiti qui utilisent sa filasse pour fabriquer tissus, cordages et filets de pêche.

Les petits garçons aiment à se saisir d’une lanière sèche, tombée et brunie, coupante comme une lame. Ils en font une épée, assurant que, côté tige, « ça ne coupe pas ». La vie exubérante appelle la mort, celle qu’on donne par enthousiasme, celle qu’on accepte par excès d’énergie. La mort, la vie, les enfants ressentent d’instinct ces appels du jardin.

La cacteraie offre ses plantes grasses qui, fin juillet, sont fleuries.

Les agaves aux feuilles épaisses et griffues sont comme des plantes dinosaures, lourdes, puissantes, bien établies. Originaires du Mexique et ramenées par Christophe Colomb, ces plantes dodues recèlent bien des secrets : de leurs feuilles, les indigènes tirent la fibre de sisal qui sert à tisser et à faire des chapeaux ; de leur cœur tendre, l’alcool distillé de tequila. De la vie naît la mort et de la mort la vie. Squelette de plantes qui sert à vêtir, sang végétal qui sert à oublier, eau de vie, eau de feu, excès de vivre jusqu’à la mort. Ce ne sont pas les pubertaires, occupés à se caresser la peau nue et à se bécoter dans les bosquets palmiers qui me contrediront.

Avant la terrasse ouest se dresse le calvaire, croix de granit brut érigé au point culminant du site. Il a été récupéré d’un dolmen christianisé des temps anciens, que la chapelle Sainte-Anne avait adopté avant d’être laissée jusqu’aux ruines. La mort, la vie, la tombe et la résurrection, la fin ici-bas et l’espérance au-delà.

Est-ce pour chanter cela qu’est installée à côté ‘Écran’, l’œuvre de Jean-Marie Dalet ? Il s’agit d’une lentille miroir montée sur cadre, qui focalise le rayon solaire sur le sol – quintessence de l’énergie, de la chaleur laser, de la vie…

Un peu plus bas, sous les palmes qui se balancent à l’orée de la pelouse verdie par les pluies bienfaisantes, une plaque : Georges Delaselle, 1861-1944. Tout simplement. Nous lui rendons hommage.

Redescendez par les terres australes et les plantes vigoureuses qui poussent là. Fleur lumineuse, rouge et velue comme un dard simiesque.

Fougères arborescentes, exubérantes et graciles comme des adolescents. La cordyline néozélandaise permet de tisser nattes et pagnes, tandis que sa palme couvre les toits des ‘fare’ dans les îles Pacifique.

Des agapanthes de Bonne espérance sont des fleurs d’amour qui font oublier la mort omniprésente dans la nature indifférente. Tout naît, tout meurt, sans cesse ; le petit devient grand, le vivant devient cendre. L’échium des Canaries a des fruits en tête de vipère ; sa fleurette bleue couvre par millier la tige jusqu’à 6 m de haut tandis que la mort vient. On ne fleurit qu’une fois quand on est échium : la mort est au bout du fruit. Mais il se ressème tout seul, continuant le grand cycle de la vie…

Et puis c’est le poste d’accueil, derrière un rideau d’arbres, la sortie déjà. Nous serions bien restés, isolés parmi les plantes, mais nous avons bouclé la boucle. Près de deux heures sont passées sans bruit ni ennui. Les adultes sortent apaisés, les ados éblouis et les gamins heureux. En souvenir, vous pouvez acheter pour 3€ des boutures à planter dans vos jardins. Une vie qui renaît, une fois de plus.

Retour en vélo vers le débarcadère par le sentier très fréquenté qui longe les ruines de la chapelle Sainte-Anne – pas plus d’un quart d’heure. Comptez bien une demi-heure à pied.

Toutes les photos sont Argoul, sous copyright sans autorisation

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Carantec, chapelle de l’île Callot

Callot est une île de Bretagne comme tant d’autres sur cette côte découpée. Au confluent de deux rivières qui se jettent dans la mer, la Morlaix et la Penzé, au nord du bourg de Carantec, elle a servi de repaire aux Vikings.

Les Bretons nouvellement christianisés ne leur ont pas permis d’y rester et l’Église a récupéré cette « victoire » de la force des choses pour imposer sa loi. Les ecclésiastiques, les seuls qui savaient écrire en ce temps, en ont tissé la légende dorée. Pour en perpétuer la publicité, ils ont instauré un pèlerinage qui dure depuis 15 siècles.

Du plus loin que l’horizon permette, se dresse un minaret solitaire au plus haut point de l’île. En granit gris de rocher, il s’élance vers le ciel comme un trait d’union. Il est dédié à Marie, nœud humain de la terre et du ciel, femme qui a porté Dieu le fils en son ventre. Notre-Dame de Callote (ainsi prononce-t-on) est solitaire et élève l’âme.

On dit que Korsold, prédateur danois des environs, entassait son butin sur l’île et qu’il fut chassé par Riwallon, chef local breton immigré de Grande-Bretagne. Tel le Clovis de légende, il invoqua la Vierge à genoux et lui promit un sanctuaire si la victoire était à lui. On dit que les Danois furent massacrés « par milliers ». Pour qui a arpenté l’île Callot, le terme dizaines serait probablement plus juste… Mais la propagande politique et l’exaltation idéologique déforment et amplifient pour frapper les esprits. Les adeptes du « coup » médiatique ne datent pas de la télé !

La chapelle, promise en 502, fut donc édifiée dès 513 sous le nom de Toute-puissance, ‘ar Galloud’ devenu Callot (dont on prononce le ‘t’ final).

La superstition veut que, quatre siècles plus tard, les Normands passant par là (descendants des Vikings) aient eu peur des ombres de fougères déguisées en guerriers… C’est bien mal connaître les marins que de leur prêter de tels fantasmes, et bien mal connaître les Vikings que de leur donner des peurs de moinelettes. La marée a dû baisser, le vent sauter, ou bien le chef a changé d’avis après reconnaissance des abords – il en faut peu pour tisser la légende quand la peur est en jeu.

Reste que la chapelle est révérée, pointe avancée de la terre vers le large, à la fois horizon et au-delà. Les corsaires de Morlaix ne manquaient pas de la saluer d’un coup de canon lorsqu’ils sortaient jouer aux Vikings contre les navires et comptoirs des autres. Les révolutionnaires de Morlaix ne manquèrent pas de la saccager, avec la rage des envieux et l’avidité des partageux, volant les calices d’or, vendant les meubles et détruisant les autels. La nouvelle foi était militaire et la chapelle devint poste de commandement. L’empire permit la restauration et l’édifice a pu être à nouveau béni en 1808 ; les Calotins étaient de retour. Des paroisses entières sous bannières et croix, curé à leur tête, convergeaient sur Callot dans des dizaines d’embarcations.

Deux pardons restent célébrés chaque année à Callot, le lundi de Pentecôte et le dimanche qui suit le 15 août, fête de l’Assomption de la Vierge. Une messe est dite depuis 1952 autour du premier janvier, perpétuant une coutume ancienne. Le vent qui fait rage et le froid soudent alors plus la communauté que l’amer du clocher visible au large. L’île est accessible à pied à marée basse, à mi-marée encore par la passe aux moutons qui est une langue de sable, le reste du temps en bateau.

Le clocher ajouré résiste mieux aux vents ; depuis 1994 il supporte deux cloches dites « Bollée d’Orléans » et, depuis 1996, une troisième. L’ensemble fait carillon et sonne le fa-la-do. L’entrée de la chapelle se fait par une porte latérale. Des barques votives se balancent au plafond, un Christ polychrome du XVIème tend ses bras sur une croix du Salut de 1822 tandis qu’une plaque rappelle la victoire chrétienne sur les païens il y a 1500 ans.

Le jubé à colonnes sépare le vulgum pecus des privilégiés d’église. La Vierge de puissance portant Jésus couronné tient un sceptre fleuri ; elle a été installée au XVIIème siècle.

Dans les boiseries du chœur sont les ex-voto, telle cette casquette de la Royale, cette huile marine ou cette plaque de disparu avec une faute d’orthographe.

Dans le retable sud, une broderie d’Annaïg Le Berre, artiste de Loquénolé, présente depuis 1998 sainte Anne, mère de Marie. Elle tient sa fille et son petit-fils Jésus sur son cœur, dans l’ambiance très famille des Carantécois comme des estivants. Les tons sont bleu et or, ceux de la mer, du ciel et de la Vierge.

Les vitraux modernes sont de Pierre Chevalley en 1958, riches de couleur et denses de matière.

Que dire de l’atmosphère ? Lorsque l’on quitte la lumière du grand large, celle des îles, pour pénétrer dans cette grotte de pierres humaine, l’impression est celle du foyer qu’on retrouve et dans lequel on est au chaud, entre soi.

Le vent se tait, l’air ne pique plus les joues ni le col, l’ivresse du sel se calme dans l’encens confiné.

Tout est bien.

Dehors tout bouge sans cesse, dedans tout reste immobile. La nature terrestre est incessant mouvement, vie et mort ; la chapelle chrétienne veut donner le sens de l’éternité dans l’immuable, pétrification des personnages et des symboles. Les êtres y sont de bois, de pierre ou de peinture, la lumière est tamisée, les fleurs séchées, les objets n’y ont plus d’utilité que celle du vœu. Tout est intérieur, la vie n’est plus excitation extérieure mais divin en soi. Que l’on ait ou non la foi, cette mise en scène parle aux humains que nous sommes.

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Île Callot

Déchiquetée par les flux et reflux des marées entrant et sortant deux fois le jour du ria de la Penzé et de la rade de Morlaix, l’île Callot prolonge la pointe de Carantec vers la Manche. Le granit rose de son socle ancien a été grignoté par la mer et se dépose en dunes que fixent les ajoncs. Cette terre assiégée par l’eau serpente sur trois kilomètres de long et seulement de 15 m à 300 m de large, laissant ça et là des îlots de résistance plus dure tels ces rochers des Bizeyer, les Grandes Fourches, l’île Blanche, le Cerf et ces Ru Lann qui ponctuent le passage à gué piétonnier sur banc de sable.

Callot est une demi-île. La mer se retire deux fois par 24h, laissant piétons et véhicules accéder à ses 17 plages. Le jusant emporte avec lui la solitude les îliens et permet les échanges comme l’invasion. Aujourd’hui, le passage est de 11h30 à 16h10. Neuf familles y vivent à demeure, par tradition. Des résidences secondaires s’y sont installées, saisonnières. L’été, la population îlienne est multipliée par cent lorsque la marée le permet. Drôle d’île que ce semi-isolement ! L’on n’y exploite plus guère le granit, dont le solide rose a pourtant construit les demeures de Morlaix. La pêche n’est plus qu’un loisir, surtout le ramassage de coquilles par les estivants qui, bien que férus de « bio » pour la plupart, ne savent pas ce qu’ils mangent en prenant ce qui vient : l’élevage de saumons du plateau des Duons, un mille au large, produit les déchets de 600 tonnes d’animaux vigoureux venus de Norvège. Ils sont apportés par la marée et mollusques comme crustacés s’en nourrissent avidement. Mais, nous le savons, la vogue du « bio » n’est qu’une croyance de plus, la foi submergeant largement la raison. L’île conserve quelques champs où poussent des artichauts, des pommes de terre et quelques céréales. Des pâturages servent de temps à autre aux moutons, autrefois plus nombreux, comme le rappelle le « passage aux moutons » qui relie Callot à Carantec. Aujourd’hui, les animaux laineux dont l’intelligence a été vantée par Rabelais, sont remplacés par les touristes, tout aussi blancs, tout aussi Panurge, tout aussi à tondre lorsque la saison est venue.

Mais les habitants ne sont pas de cette eau. Ils préfèrent habiter leurs maisons ramassées sous les rochers, aux toits arrondis comme des coques de bateau renversées, orientés pour offrir la moindre prise aux vents dominants. Les murs de granit offrent leur abri et leur chaleur accumulée la journée aux quelques hortensias qui poussent bleu ou rose selon les minéraux du sol. Le mouvement incessant de l’eau, ce roc à peine semé de terre arable, cette platitude arasée par le vent et la mer, incitent à la contemplation. Tout bouge, tout est éternel. La nature est l’indifférence même à ce qui vit en son sein. Elle est profuse et ce qui meurt laisse la place à ce qui vient.

De l’eau jusqu’à l’horizon, le ciel immense parfois clair, parfois peuplé de noires chevauchées venues du large – comment, dès lors, ne pas se tourner vers l’au-delà des Mystères ? L’Ankou, les Korrigans, les anciens dieux celtiques mènent leur sabbat plus dans les esprits aujourd’hui que dans les chaumières. L’école, construite en 1936, n’abrite plus suffisamment d’élèves pour subsister, même si certains passaient le gué pour y venir jusqu’à la fin des années 70. Le lieu expose désormais durant l’été les œuvres callotines et carantécoises des jours sombres : des aquarelles, des poèmes, des sacs en tissus fleuris, des sculptures… Foi laïque des œuvres qui subsistent après la disparition du créateur.

Sur le plus haut sommet de l’île – 22 m par rapport au niveau moyen des mers – se dresse bien-sûr la chapelle. Car Dieu est une tentation en ces contrées presque vides où les éléments manifestent leur puissance. Contre la jungle du marché où les puissants sont la vague, la marée et le vent, la protection de Dieu ou de l’Etat est désirée, revendiquée et affirmée avec force. Où l’on retrouve ces liens anciens entre catholicisme et étatisme, si typiquement marqués en France.

Les habitants de l’île sont appelés « Calottins ». Leurs ancêtres bretons ont repris l’endroit aux Danois qui, vers l’an 500, avaient fait de cette pointe un repaire où stocker leurs pillages. Le chef celte Rivallon Murmaczon a prié la Vierge Sainte pour qu’il lui accorde la victoire sur ces Vikings païens. Ce qui fut fait. « Aide-toi, le ciel t’aidera ». Rivallon, en action de grâce, a élevé sur l’emplacement de la tente du chef viking Korsolde une chapelle, inaugurée en 513 après JC (l’ancien, pas Jacques Chirac, je dis ça pour les jeunes branchés sur l’Internet toute la journée).

Cette victoire et son symbole étaient encore salués au canon par les corsaires de Morlaix lorsqu’ils couraient sus à l’Anglois au 17ème siècle. Une élégante tour clocher a été érigée en 1672, comprenant une baie double de cloches, ajourée contre la force des vents et pour que porte mieux le son. Des bourdons neufs y ont été placés en 1996 (l’An Un de JC nouvelle formule, Jacques Chirac cette fois, je dis ça etc…). Signe des temps, un angélus automatique a aussi été monté. A quand la cérémonie minute par SMS ou par application iPhone ?

La Révolution, par son collectivisme communautaire, a transformé la chapelle en caserne – glorification de son propre dieu, l’Universel Français parisien. La restauration commence avant la Restauration, dès le Concordat napoléonien qui bâtit un État pacifié sous le règne duquel nous sommes toujours. 1914 voit l’endroit protégé comme Monument Historique. En 1950, après Occupation et faits de Résistance, une croix monolithe (autrefois appelée « menhir » dans la langue préhistorique) est érigée devant l’église. Face à la « baie de Paradis », vers le soleil couchant, au-delà de laquelle se dressent les flèches des clochers de Saint-Pol de Léon.

Nous avons été parmi ces touristes venus à pied explorer cette fin de terre et nous ouvrir au large et à l’ailleurs. Landes de fougères, rochers et amers peints en blancs pour le point des marins d’avant GPS, plages de sable comme la belle abritée Trann ar Vilar face à Morlaix au loin et aux réserves d’oiseaux des îlots, maisons d’hier humbles devant les éléments et confortables naturellement, maisons d’aujourd’hui vaniteuses dans leur goût néo-breton (réinventé social-écolo 1970), église Notre-Dame de la Toute-Puissance restaurée, entretenue, aimée, où viennent se recueillir des gens qui parlent de l’histoire et des arts. Le peintre carantécois Loïz Laouénan a fait don d’une icône du Roi de Gloire.

Annaïg Le Berre a composé en peinture et tapisserie une descente de Croix dont elle a fait don à la veille du Millénium. La nature est omniprésente ici et les réactions des humains soulignées plus qu’ailleurs : apprivoisement du bain et du sable, prédation des coquilles (mais fleurs et plantes interdites de cueillette), souvenir des aquarelles et photos, recueillement religieux. C’est une vacance de l’âme. Et celle des corps, libres sous le soleil et dans le vent.

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Église d’Odzoun et monastère de Kobayr

Excellente nuit au calme malgré une envie de pisser qui vient de l’habitude de boire beaucoup alors que la chaleur a disparue. Depuis quelques jours en effet, tous les villages pour les filles s’appelaient Achadeau… Malgré la plomberie fantaisiste (fuite, pas d’eau chaude), l’étape est agréable. Des bâtiments annexes sont à peine terminés au fond du jardin, façades en pierre de basalte du pays et toits couleur olivine. Les repas sont particulièrement soignés et l’accueil chaleureux.

Au village agricole d’Odzun, nous visitons la fameuse église du VIe siècle. Elle séduit par la simplicité de ses formes. Sa lumière tombant de lucarnes soigneusement orientées donne une atmosphère à ce lieu de pierre. Des peintures religieuses colorées lui donnent vie, tout comme les cierges maigres qui élèvent leur flamme orange qui font danser les ombres.

Le prêtre massif, en soutane noire et barbe, chante à la fin de notre visite une louange à Dieu. Il a la voix profonde et ses vibrations emplissent l’église, forçant le silence. Façon pour lui de rappeler que ce monument touristique est un lieu où le sacré demeure. Sa croix pectorale luit au bout d’une chaîne.

A l’extérieur, sur le parvis devant l’église, trône un édicule de l’époque soviétique, comme si le régime avait voulu « communiser » le lieu (comme on dit christianiser). Il ressemble à une chapelle mais l’étoile ajourée au fronton, la faucille et le marteau gravés sur les côtés, montrent son dessein édifiant…

Notre dernière randonnée du séjour commence parmi les fermes du village, sous les yeux des vieilles femmes qui sourient en nous regardant passer. Elles sont heureuses si nous photographions les enfants, leur fierté, leur richesse.

Un gamin passe et repasse, affairé. Il n’a pas la tenue d’école mais le short, le débardeur et les tongs de l’été. Il veut probablement nous observer sans en donner l’air. D’autant que l’école est fermée jusqu’à fin septembre pour cause de vacances scolaires… De très jeunes filles suivent la rue en robes à volants dans le chic des années soixante, mais elles ont les gros mollets des habituées des pentes.

Le sentier de chèvres suit la gorge de Débèd, on en voit même deux troupeaux. Nous ne tardons pas à le quitter pour aller longer la falaise plus haut, dans l’herbe rarement foulée. C’est là que le sentier se fait peu large, penchant vers le fond à quelques centaines de mètres.

Nous apercevons la triple voie de communication de la route, du chemin de fer et de la rivière qui bouillonne tout en bas. Buissons verts, fleurs champêtres et graminées jaunes. L’herbe sèche couchée est parfois glissante et l’un de nous l’apprend à ses dépends, lui qui a déjà mal de calculs dans les reins. Le soleil efface les quelques nuages et nous marchons sous la chaleur.

En fin de parcours, une forêt de noyers, hêtres et chênes nous rafraichit. Une lumière d’un vert d’aquarium repose les yeux tandis que le nez est sensible aux parfums des herbes et à l’humidité de l’eau. Une source coule, canalisée en plein milieu du sentier.

Ce dernier, à peine tracé, aboutit brutalement au monastère de Kobayr, en surplomb d’une falaise. Son nom signifie « caverne de pierre » car de nombreuses cavernes existaient dans les parois. Il date du XIIe siècle mais est tellement ruiné que la population a entrepris de le restaurer.

Une équipe d’ouvriers nous regarde arriver, un peu étonnée, gâchant lentement le plâtre et montant au palan des pierres au sommet. Un tout jeune homme bénévole est avec eux sans vraiment travailler, cherchant de l’eau, portant des tubes. Il porte un débardeur rouge étroit, un jean noir de noir et des chaussures de foot jaunes. Il n’a rien de la tenue prolétaire des autres mais l’air d’avoir quatorze ans.

Le pique-nique nous attend là, avec notre guide arménienne et le chauffeur qui a garé son bus en contrebas sur la route. Le monastère domine en effet la vallée, la chapelle forteresse sur l’à-pic de la falaise, au-dessus du vide, et l’église Sainte-Mère de Dieu réduite au chœur et aux fondations. Subsistent dans le chœur des fresques du Christ et des apôtres. Nous faisons le tour des ruines après déjeuner.

Nous rejoignons le bus en bord de route par une descente raide en escalier. Mais les pierres sont naturelles, c’est un escalier bio ! L’adolescent nous dépasse en bondissant comme une chèvre. Il n’a pas oublié quelque chose au village, s’il va vite c’est pour nous observer encore un peu. Nous le trouvons en effet installé au bord de la route face au bus, aux côté des femmes qui proposent des mûres, des pommes et autres fruits.

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Monastère de Haghpat

Après Sanahin, le bus nous redescend sur la ville d’Alaverdi où un arrêt alcool pour les invétérés nous permet de côtoyer de près les grands ensembles tristes des années soviétiques.

De petites boutiques individuelles sont installées dans des cabanes de planches à leur pied. On y vend des légumes, des fruits, du bazar. Légumes et fruits sont d’abondance en été, on y trouve choux, oignons, pommes de terre, poivrons, tomates, courgettes, melons, pastèques, ainsi que des herbes fraîches telles que l’aneth et la coriandre.

Une grand-mère tient à me faire photographier son petit-fils. Le gamin est joli et souriant, je me confonds en spaciba (merci en russe).

Les filles en profitent pour se faire le gamin en photo aussi. C’est l’inconvénient des groupes, on ne peut lier connaissance sans qu’aussitôt un essaim de touristes ne vienne piétiner de leurs gros sabots les fragiles attaches qui se tissent.

Nous déjeunons dans un restaurant à vacanciers où une tablée d’Italiens quitte juste les lieux. Nous faisons connaissance devant les toilettes. Parmi les entrées, nous avons cette fois une soupe de riz à la carotte râpée et aneth, avec de gros malassols, ces cornichons à la russe confits au sel. Suit un cigare de viande hachée cuit sur une broche avec ses légumes grillés au four, épluchés. En dessert, des mûres de saison et du chemin, au fromage blanc. L’eau gazeuse est de marque Jermuk. Nous n’avons cessé de voir des gens cueillir des mûres au bord de la route, petit seau de plastique à la main. En revanche, pas de mûre blanche du mûrier dans l’assiette, en vente dans de petits pots au monastère Haghpat.

Nous remontons à Haghpat pour la visite. C’est un gros monastère opulent construit dès 976, aux trois églises. Pourquoi trois ? Parce que les chrétiens arméniens ne célèbrent qu’une seule cérémonie à la fois dans leurs églises, pas une par chapelle comme cela peut se faire en pays catholique. Entre baptêmes, mariages et enterrements, il fallait bien trois lieux de culte pour contenter la paroisse. Haghpat comprend donc trois églises, l’une à la Sainte-Mère-de-Dieu, l’autre à Saint-Grigor (Grégoire, l’évangélisateur de l’Arménie), la troisième à Saint-Signe (le Signe fait aux rois mages).

Haghpat était le siège de l’évêché de Lori au XIe siècle. Il est devenu un rival du monastère de Sanahin en face et, en 1233, le cousin de l’évêque prit d’assaut la forteresse de Kaïan pour ses amis mongols. Ensuite, ces mêmes Mongols ont pillé les deux monastères… Haghpat fut pillé encore par Tamerlan au XIVe siècle, puis par les Ottomans au XVe siècle, enfin par les laïcs communistes soviétiques à la révolution. Sayat Nova, troubadour célèbre des années 1712-1795, fit sa résidence en ce monastère parce que tombé amoureux de sa sœur, la princesse Anna Batonachvili – enfin, c’est ce qu’on dit. Il y mourut, assassiné par l’armée d’Agha Mohammed Khan qui dévasta la ville de Tiflis et ses alentours, en 1795.

La première église qui se présente est saint Grigor, bâtie en 1023. Suit l’église saint Signe (saint Nechan), la plus vieille, élevée entre 976 et 991 par les frères Smbat et Gurgen. Elle est cruciforme, incluse en bâtiment rectangulaire, et surmontée d’un dôme dont les arcs forment une courbe gracieuse. Il reste des fresques, mais peu par rapport à l’original qui en était couvert. Il faut imaginer l’intérieur, aujourd’hui sombre et austère, tout illuminé de chandelles qui font danser les personnages colorés des murs. On distingue encore dans l’abside le Christ sur un trône avec les apôtres en-dessous.

La galerie renferme de nombreux khatchkars dont le chef d’œuvre nommé Aménaprkitch (Sauveur de tous) date de 1273. Il a été sculpté par Vahram et représente la Crucifixion. Le Christ, la Vierge, Marie-Madeleine, les douze apôtres et les anges précédaient (encore un record !) d’un siècle la Renaissance italienne. La face était enduite de couleur rouge obtenue grâce à la cochenille. D’autres khatchkars du IXe siècle montrent une croix en forme d’arbre de vie. Ce symbole païen a été récupéré par les chrétiens comme le cercle solaire pour baptiser les anciens symboles et les faire servir la Cause des Évangiles.

Les salles du monastère ont été souvent réutilisées depuis sa désaffection. La bibliothèque, qui visait à concentrer tous les manuscrits arméniens entre le 11ème et le 13ème siècle, a été brûlée sous Tamerlan puis encore sous les Arabes, les pierres en gardent des traces. Barbarie envieuse de l’ignare. Lors des invasions, les manuscrits étaient cachés dans les cavernes. L’Évangile de Haghpat a été composé par le moine du monastère Hakop à la demande de Sahak Anetsi en 1211. Il est connu pour ses enluminures séculières et religieuses. Il est aujourd’hui au Maténadaran, le musée des manuscrits que nous verrons à Erevan. Aux Mongols puis aux Arabes qui torturaient les moines pour savoir l’emplacement des cachettes, la légende veut qu’ils aient répondu par une phrase de l’Évangile : « Ne donnez pas aux chiens ce qui est saint, ne jetez pas vos perles aux porcs. » Les musulmans ont du apprécier… La salle a servi de silo à grains et à vin avec des jarres en terre enfoncées dans le pavement à l’ère matérialiste : vous n’avez pas besoin de livres mais de pain. L’église Saint-Signe a servi à moudre le grain comme en témoigne la base de la meule, creusée dans la pierre à même le sol.

La salle de bain des moines du XIVe, conservée, donne une idée des maisons paysannes traditionnelles en Arménie. C’est une construction basse aux murs de basalte ajustés sec, avec pour seule ouverture la porte. Le toit de poutres en encorbellement est couvert de lattes, puis de terre où poussent les herbes. Cette couche isole bien, hiver comme été. Un trou dans le toit offre la lumière et évacue la fumée par courant d’air avec la porte.

Au bas du monastère, à quelques centaines de mètres, s’élève un petit hôtel familial encore en cours d’aménagement. Dès l’entrée s’aligne une collection impressionnante d’alcools divers. J’ai pour ma part une vraie chambre single avec salle de bain attenante, une télé… mais pas d’eau chaude. Problème de gaz me dit-on. Qu’importe, même froide, la douche est loin d’être glacée et fait du bien.

Le dîner est superbement présenté, comme toujours les entrées mises en totalité avec les assiettes, ce qui donne une impression d’abondance qui met en appétit. Les tomates cuites épluchées côtoient les tomates crues au concombre et les haricots verts froids émincés à l’aneth. Il y a des jattes de crème aigre, de la macédoine, des rouleaux d’aubergine grillée garnies de carotte râpée à la crème, de la feta, des malassols. Le chaud est constitué de porc grillé barbecue, accompagné de pommes de terre cuites au four et de légumes à la grille tels qu’aubergines et poivrons. Les fruits servis en dessert, pêches, prunes et poires, sont trop verts.

Notre guide arménien a déniché en apéritif un alcool artisanal de prune qui doit titrer au moins 60°. J’en ai goûté, c’est un coup de fusil mais il y a un vieux parfum d’arrière bouche. Une installation vidéo sert de juke-box sous l’auvent cuisine où est installé le four et l’évier collectif. Les adultes paraissent bien en peine de relier les bons fils aux baffles et les gamins s’en mêlent. Il y en a quatre ou cinq, de 17 à 5 ans. Le 12 ans paraît le plus doué pour les fils. Chanter, danser, rester dans le bruit, ce n’est pas mon tempérament. Il faut de plus être bourré pour rire de n’importe quoi. Je me dégage donc des baffles dont l’une se dresse juste derrière mon oreille droite avant de m’éclipser discrètement.

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Monastère de Sanahin

Les deux monastères de Haghpat et de Sanahin que nous allons voir aujourd’hui sont inscrits au Patrimoine mondial de l’Unesco en 1996 et 1999. Bus jusqu’au monastère de Haghpat, début de la randonnée pour ceux qui marchent. Je ne suis pas de ceux là aujourd’hui. L’épreuve d’hier dans la boue, la pluie qui tombe par intermittence ce matin, l’itinéraire dans les nuages vu du bus qui se contente de descendre dans la gorge pour remonter de l’autre côté en 2 h, rien de tout cela ne me tente. C’est marcher pour marcher, parce que c’est écrit sur la fiche programme. Je ne suis pas un intégriste de la randonnée, il faut que ce soit un plaisir.

Mais nous avons à peine le temps de boire un café, de regarder les marchandes de souvenirs et de chaussettes tricotées main, de faire un tour, que sonne l’heure de joindre l’autre monastère pour retrouver le groupe. Nous visiterons le monastère de Haghpat cet après-midi. Nous n’avons pas eu le temps de ne rien faire. L’alignement de bouteilles d’alcools divers sur la terrasse du café nous prouve que l’on n’est pas ici en pays musulman !

Bus donc, de virage en virage, pour descendre et remonter en traversant la ville stalinienne d’Alaverdi aux mines de cuivre encore en activité. Le minerai est toujours extrait, mais traité en Allemagne et plus en Union soviétique.

Avant le monastère de Sanahin, nous passons devant la maison-musée de Mikoyan, inventeur de l’avion de chasse MIG. La carlingue d’un MIG 21, gloire de l’URSS sous Brejnev, orne la pelouse. Au fond, ce n’est vraiment pas grand un avion de chasse ; le film nous présente toujours des monstres au grand angle mais il suffit d’être à côté pour constater que ce n’est guère plus long qu’une voiture, en beaucoup plus effilé.

Nous montons dans le village vers les escaliers menant au monastère. Des fermes portent sur la façade de jolies vérandas de bois ajouré peint. Leur style rappelle bien plus les datchas de Russie que les galeries persanes. Des vendeurs de souvenirs, souvent des gamins, s’égrènent sur les marches : cuillers en bois, santons, gants de laine tricotée, cartes postales.

Sanahin fut construit dès le IVe siècle selon une légende, mais peut-être faut-il y voir une rivalité avec Haghpat en face, bâti plus tard. Sanahin signifie d’ailleurs « plus ancien que ». Les structures d’aujourd’hui remontent à l’an 930, sous le roi Abas Bagratouni. L’église Sainte-Mère-de-Dieu aurait été construite par des moines arméniens refusant la secte chaldéenne et chassés des territoires byzantins.

Aux XIe et XIIe siècle, Sanahin fut le centre administratif des seigneurs Kiurikian et abritait une école supérieure. Il fut pillé par les Mongols puis par Tamerlan, comme tous les autres. Le complexe monastique comprend cinq églises, deux gavits (salles de réunion), l’académie, la bibliothèque, le campanile et les sépulcres des princes. Il y a aussi plein de khatchkars du XIe (je rappelle au lecteur que le khatchkar est une croix gravée sur pierre). Le campanile est une tour à trois étages érigé entre 1211 et 1235. Le petit lanternon qui le surmonte marque l’origine des clochers arméniens. Le scriptorium de 1063 est carré, coiffé d’un tambour octogonal, l’intérieur garni de rayonnages.

Nous marchons sur les tombes, mais c’est bon pour l’humilité des morts. Ils ont placé leur pierre tombale exprès pour cela, par humilité et… peut-être pour qu’on se souvienne d’eux avec respect (ce qui serait d’une humilité orgueilleuse, si l’on peut tenter l’oxymore). Certaines pierres sont nettement plus petites que d’autres, sont-ce des tombes d’enfants ? Non point, mais une humilité supplémentaire… Décidément, ce christianisme n’aime pas le monde, il lui préfère l’au-delà ; tout est méprisable ici-bas.

Le contraste entre l’extérieur et l’intérieur des édifices religieux est accentué ici bien plus qu’ailleurs. Nous passons brutalement de la lumière à l’ombre, pénétrés aussitôt d’une vague crainte due à l’œil devenu aveugle. Même chose lorsqu’on ressort : la douce pénombre laisse place à un éclat qui fait mal, comme si l’on quittait le giron maternel pour être jeté tout nu dans le monde hostile. A mon avis, ce contraste est voulu par les architectes, en opposition aux temples païens où les nuances de lumière étaient pensées par les colonnes et le large toit ouvert.

Dans le christianisme rigoriste des ascètes d’origine, il faut choisir : ou la maison du Père ou la jungle des démons extérieurs, ou le Bien ou le Mal – pas de degrés dans la foi. C’est tout ou rien, qui n’est pas avec moi est contre moi. Loin des verrières gothiques et des ombres des cathédrales, cette obscurité à peine percée de puits de lumière récuse toute nuance, elle oblige la pensée à être en noir et blanc et le tempérament à se rigidifier.

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Dilidjan

Nous allons jusqu’à la ville de Dilidjan qui conserve le charme typique des villes du nord du pays. Nous y aurons des chambres chez l’habitant, le groupe étant séparé en deux maisons faute de place. Ma chambre est grande mais ne comprend aucun rideau contre la lumière du matin. Je serai réveillé avec le jour (et avec le bruit des camions qui passent sur la rue dès potron-minet !).

Le dîner – somptueux ! – a lieu dans l’autre maison, assez loin sur la même rue.

La façade ne paye pas de mine, la maison est construite en élévation au-dessus de la route, mais l’intérieur est richement kitsch. Ce contraste est typique des pays de l’est que j’ai explorés : surtout ne pas faire d’envieux, laisser l’extérieur banal comme ceux des autres, réserver tout son confort pour l’intérieur. Affecter la « grossièreté prolétarienne » (devise stalinienne) mais bien vivre entre soi : c’est cela même le socialisme « réel ». Nos bobos de Sarlat et autres villes restaurées « à l’ancienne » et qui votent socialistes, ont la même réaction. Ici, les lustres sont extravagants, j’en ai entrepris une collection photo édifiante.

Après les multiples entrées, déclinées elles-mêmes en plusieurs versions (macédoine, charcuteries, langues d’aubergine roulées, tomate-concombre, fromages, olives), le plat chaud est constitué par des « dolmas d’été ». Ce sont des légumes farcis, aubergine, tomate et poivron vert, fourrés de viande aux herbes et de riz. Pourquoi d’été ? Parce que ce sont des légumes de saison, tiens ! En hiver ce sont des pommes de terre et des oignons qui sont farcis.

Nuit courte, réveil à 7 h avec le jour et la circulation, malgré le grand lit matrimonial pour moi tout seul. Le lit est assez long mais l’énorme oreiller de 1 m sur 1 m me fait toucher les pieds au bord opposé. Les meubles sont lourds mais fonctionnels. L’armoire est fermée à clé et les tiroirs remplis d’affaires. Seul le lustre kitsch avoue par son extravagance un désir de consommer. Une bibliothèque dans le couloir comprend des livres reliés carton, tous en arménien. J’en reste illettré. Je reconnais au moins une encyclopédie en une douzaine de volumes. Les enfants d’ici ont trois mois de vacances en été mais un programme très chargé le reste du temps. Ils doivent apprendre trois alphabets (arménien, cyrillique et latin) et au moins trois langues (arménien, russe, et anglais, allemand ou français). C’est obligatoire à l’école.

Ciel couvert. Comme nous avons du temps avant l’heure du petit-déjeuner à l’autre maison, je fais le tour du balcon qui entoure le premier étage sur deux côtés. Une Chevrolet trône dans la cour, sur l’arrière sèche le linge et un escalier de bois monte au second étage réservé aux hôtes. J’ai vue d’un côté sur des immeubles staliniens à balcons ornés de linge et parabole télé, de l’autre sur la statue pompier couleur zinc d’un héros quelconque torturé en pose patriotique. Sous elle est un stade où des joueurs assez grands s’entraînent dès avant 8 h.

Nous verrons une heure plus tard des préados s’acheminer, un sac de sport à la main, peut-être pour aller s’y entraîner.

Au petit-déjeuner nous sont servies trois sortes de fromage de vache et brebis : façon feta, fromage frais et style crémeux Jockey. Deux confitures originales ornent les morceaux de pain, le cornouiller et l’abricot très cuit, comme une pâte de fruit. Des œufs frits changent du menu sucré que je n’aime pas le matin. Il y a surtout du vrai pain, pas uniquement ce papier mâché qu’on appelle lavash en Arménie et pita ailleurs. Ce lavash est une pâte levée cuite quelques minutes sur la tôle comme une crêpe. Les femmes en préparent pour trois ou quatre jours, voire la semaine en une fois, car il nécessite préparation et grand feu – autant que cela soit rentable.

Nous allons visiter le « quartier ethnographique, animé par de petits ateliers d’artisans », en fait une seule rue reconstituée de vieilles maisons traditionnelles dans lesquelles des boutiques de luxe pour touristes se sont installées. Les artisans n’ont pas leur atelier sur place, seul le travail du bois est pratiqué, d’ailleurs fermé ce matin.

Vous y trouvez de tout, des tapis au motif de l’arbre de vie avec toujours une croix quelque part pour se distinguer des tapis arabes, des sculptures sur bois banales, des pots décorés marqué en anglais globish ‘Armenia’, des assiettes émaillées aux motifs de la Nativité, de l’entrée à Jérusalem ou autres événements notables, des poupées de laine, des santons de crèche…

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Marche en forêt et monastère de Gochavank

Le bus nous conduit au début de la marche du jour. Journée de contraste, d’un côté le soleil méditerranéen du lac Sivan et son paysage de plage à la végétation sèche, de l’autre des forêts de hêtres et du brouillard dans une ambiance de Jura. Il suffit de passer un tunnel…

La région qui borde la frontière azerbaïdjane est verdoyante, plus haute en altitude. Riche en faune et en flore, on la nomme évidemment « la Suisse arménienne ». Elle a vu fleurir les maisons de repos à l’ère soviétique, grands bâtiments collectifs aujourd’hui péniblement reconvertis en hôtels ou en colonies de vacances. Il s’agissait hier de distinguer les ouvriers méritants, mais surtout de s’attacher les dirigeants par des privilèges. L’hôtellerie moderne n’a que faire de ces casernes mal conçues et nous voyons se construire des bâtiments plus design, en un complexe de petits chalets disséminés dans la forêt.

Notre guide arménienne nous a fait ce matin un historique de l’Arménie. Insistant sur la période récente, elle a réglé son sort au système soviétique. « Le tout collectif engendre l’irresponsabilité et aboutit au jemenfoutisme. Si aucun intérêt personnel n’est sollicité, nul ne se préoccupe de préserver ou d’économiser, l’inefficacité règne à tous les niveaux, de la gestion d’une cantine aux atteintes à l’environnement. » L’homme maître et possesseur de la nature gaspille sans compter puisque tout est à tous – sans restrictions – donc à personne. La charge de qui a vécu l’ancien système est sans appel. Elle peut être acide, notre guide arménienne. N’empêche : de l’Ourartou antique au Brejnev contemporain, le socialisme est toujours l’État d’abord.

Elle nous a décrit aussi les premières années de l’indépendance, le blocage du gaz russe. L’Arménie avait arrêté sa seule centrale nucléaire par crainte de voir sa technologie faillir comme à Tchernobyl. Mais le gaz n’arrivant plus pour cause de scission arménienne de la CEI à domination russe, la guerre avec l’Azerbaïdjan pour le Haut-Karabagh bloquant les frontières azérie et turque, le pays a vécu plusieurs hivers de rationnement extrême. L’électricité n’était délivrée que quelques heures par jour. Or le climat est rude puisque l’altitude moyenne est au-dessus de 1000 m. A Erevan, la capitale, les habitants brûlaient dans des poêles à bois tout ce qui pouvait se brûler, « à commencer par les œuvres complètes de Marx et de Lénine (plusieurs dizaines de volumes inutiles) » selon notre guide, puis les bancs des squares. On a accentué la déforestation à cette époque, le temps de remettre la centrale nucléaire en route, révisée aux normes de sécurité avec l’aide technique des Français. Ce n’est qu’en 1995 que la situation est redevenue normale. D’où la hantise arménienne de se voir couper d’une frontière commune avec l’Iran, poumon d’échanges si le monde russe fait pression sur elle. Désormais l’Arménie connaît un excédent d’électricité. Elle l’échange contre du gaz iranien et en donne à la Géorgie qui paye directement la Russie en remboursement des dettes arméniennes.

Nous partons à pied du lac de Parz Litch qui signifie « lac clair ou transparent ». Le sentier au bord du lac est fait de pouzzolane aux trois couleurs, rouge sombre, grise et noire. Notre objectif est le monastère de Gochavank.

Pour cela, il nous faut traverser la forêt européenne composée de hêtres, chênes et charmes principalement. Des fleurs bordent le chemin fort boueux des pluies d’hier. Les jeeps locales ont creusé de profondes ornières et il nous faut souvent passer dans les broussailles sur le côté. Certaines voitures se sont même raclées le ventre à voir les traces. Dans ces grandes forêts transcaucasiennes vivent encore le loup, l’ours et le lynx. Nous voyons d’ailleurs une trace de plantigrade sur le chemin. Je crois y reconnaître la trace d’un pied nu d’enfant mais la trace suivante, en avant, montre de fortes griffes dans la boue. Nous imaginons dans la conversation une randonnée de préadolescents heureux d’avancer pieds nus dans cette boue grasse, nez au vent, excités par les odeurs d’humus et d’herbe écrasée, la peau hérissée de rosée tombée des feuilles, les yeux ravis des fleurs de milieu humide. Il y a même quelques champignons. Mais il s’agit probablement des traces d’un petit ours. Tout est moite, dégoulinant d’eau. Il a plu cette nuit et le ciel reste couvert.

Une rude montée nous fait sortir de la forêt pour culminer dans les champs du plateau. Du foin en meules sèche ici ou là. Un vieux bus Kamaz, de l’ère soviétique, a achevé sa vie dans un tournant puisqu’il n’existe pas de décharge publique en ce pays. On l’a simplement poussé dans un fourré le long du chemin. Nous avons fait une boucle et la voie de terre qui redescend nous ramène au village, là où s’élève le monastère. Il ne s’agissait cet après-midi que de prendre l’atmosphère du pays en marchant dans le paysage, ce qui n’est pas une mauvaise manière d’explorer. Avant la visite, je prends une bière au bar d’en face. C’est une bière Ararat de 4.5° d’alcool ; la bière la plus courante est la Kilikian.

Le monastère construit dès 1188 doit son nom à Mekhitar Goch qui l’a fondé, auteur du premier code civil et pénal du pays. L’église Saint Grigor Loussavoritch est l’un des meilleurs exemples de l’architecture arménienne médiévale.

Elle est ornée de croix très ajourées de style tardif, sculptées par Poghos. Ses bâtiments ont des soubassements cyclopéens de pierres sèches, agencées antisismiques par imbrications. Les pierres ne sont pas rectangulaires mais biseautées pour s’ajuster en angles. D’autres murs, énormes, ont été conservés comme limites, ils dateraient de 3000 ans. Des puits de lumière octogonaux délivrent une lumière chiche dans les salles obscures.

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Cimetière de Noratous, lac Sevan et monastère

Ce matin Tigran et son frère ont amenés les fils avec le petit-déjeuner. Il y a de la brioche dorée faite maison. Les kids sont intimidés, 7 et 11 ans, curieux des étrangers. Dommage que nous ne puissions communiquer, il faudrait au moins parler russe. Nous pourrions répondre à leur avidité de connaître.

Le bus nous mène, une fois pliées les tentes, au cimetière du Noratous. C’est un immense cimetière au-dessus du village du même nom, à 1934 m d’altitude, dont les tombes datent du début du christianisme. Noratous, propriété des princes Zakarian, était le centre administratif de la province Tsemak jusqu’au 19ème siècle.

Notre guide arménienne nous apprend à distinguer les siècles en fonction du décor des khatchkars, il y en plus de 800. L’usage est issu de traditions païennes et les premiers étaient probablement en bois. Le IXe siècle voit une simple croix sur pierre brute, puis la pierre est taillée en rectangle avec un bourrelet avançant orienté vers l’ouest et la croix mieux décorée. La croix est doublée au XIe par l’arbre de vie. Le soleil au XIIIe siècle s’introduit sous la croix et sous l’arbre de vie en un cercle où s’entrelacent des lignes. Au XIVe siècle, certaines pierres sont en olivine, vaguement cristallisés et vert pâle. La couleur verte est donnée par le sulfate de magnésie et de fer. Pourquoi le bourrelet de tête de la pierre est-il orienté à l’ouest ? Parce que si le monde naît avec le soleil à l’est, le Christ sauveur, à la fin des temps, est réputé venir des ténèbres, donc de l’ouest. Le bourrelet est comme une inclinaison de la pierre vers le Sauveur, en signe de respect.

La pierre tombale Guéghama est en forme de berceau. Elle est très sculptée de croix et d’arbre de vie. Sur sa face nord un cavalier et un servant qui tient la bride du cheval, un ange survole le couple. A leur gauche sont taillés une rosette (symbole d’éternité), un pot à vin et un four circulaire à cuire le pain arménien. Un musicien assis joue d’un instrument à cordes à côté d’un cercle solaire. La pierre tombale a été érigée en l’honneur de Khatchatour qui avait approvisionné le village en eau au XVIIe siècle. Une autre pierre montre un paysan labourant avec une charrue.

Les tombes modernes, laïques ou communistes, préfèrent le portrait photo du mort gravé sur le marbre, ou encore un buste en bas-relief, à la soviétique.

Au café qui vend des souvenirs et où nous prenons une mouture « à la turque » (qu’on préfère appeler en Arménie « café oriental »), un grisonnant de Lyon nous entreprend en français. Il vit là-bas mais est né en Arménie. Ses grands-parents ont émigré en France mais ses parents sont revenus pour construire le communisme… « Les cons ! », nous dit-il, sincère. Ils ont pu heureusement revenir en France parce qu’ils étaient français.

Notre guide arménienne nous lit dans le bus quelques contes arméniens en français. Il s’agit du bon sens populaire dans les situations inédites.

Voici que nous longeons les rives du lac Sevan. C’est un gigantesque lac salé, 1400 km², presqu’une mer. Lyriques, les nationaux l’appellent « la perle d’Arménie », morceau tombé du ciel.

Nous visitons sa presqu’île aux deux églises, endroit très touristique où se massent les cars d’étrangers et les voitures des Arméniens. Il faut dire que les rives sont balnéaires, une petite côte d’Azur où l’on lézarde au soleil avant d’aller dans l’eau, puis de prendre un verre sous les parasols. Les gens y sont bronzés, se départant de la frilosité paysanne. Gamins et jeunes n’hésitent pas à se promener sans chemise, avec la hardiesse de l’habitude. L’un d’eux, douze ans, s’étire comme un chat sur la pierre chaude du parapet bordant l’église côté lac, frottant sa peau caramel sur la rugosité du basalte. Il est heureux au soleil, le corps libre, bien dans sa peau.

Le monastère Sévanavank (vank voulant dire monastère), s’élève à peut-être 200 m au-dessus du niveau du lac. Il offre une vaste perspective jusque sur l’autre rive et les montagnes au loin. Tout se fond progressivement dans un pastel qui se mêle avec le ciel.

Le lieu est un endroit inspiré, ce qui ne fait pas peu pour sa réputation. Il a été l’un des premiers sites à adopter le christianisme à la suite de la conversion du roi Tiridate le Grand. On dit que saint Grigor éleva les deux premières églises du Sévanavank. L’église des saints Apôtres (Arakélots), date du IXe siècle élevée par la princesse Mariam, fille du roi Achote I Bagratouni. La seconde église est dédiée à saint Jean-Baptiste (Karapèt). La troisième à la Sainte-Mère de Dieu (Astvatsatsine) n’existe plus.

Un groupe de handicapés est amené par ses moniteurs pour aller mettre un cierge de cire jaune dans l’église. Des jeunes, garçons et filles, se prennent en photo sur le parapet, des gamins en groupes de vacances, des familles avec grand-mère et petits enfants. La tradition est transmise ici, même si cela se fait dans une sorte de kermesse. Nous ne sommes pas chez Disney car tout est authentique et il ne s’agit pas de jouer mais de révérer. Mais nous ne sommes pas non plus à Lourdes car la révérence est plus de tradition que de croyance aveugle.

Monter les degrés jusqu’à l’esplanade du monastère, faire le tour des bâtiments, pénétrer dans l’église pour y acheter plusieurs cierges, les allumer en l’honneur de proches au loin ou malades, s’asseoir sur le muret chauffé de soleil pour contempler le lac, redescendre pour déjeuner au restaurant du parking, ou acheter un souvenir avant d’aller pique-niquer sur la plage, voilà qui est un rite social plutôt qu’un acte de foi.

Mais je préfère ce christianisme-là, intégré dans l’existence, au fanatisme des illettrés brutaux qui détruisaient tout ce qui choquait leurs croyances dans les premiers temps chrétiens. Mais oui, nous avons eu nos talibans et ils n’avaient rien à envier aux afghano-pakistanais actuels, l’étude de Ramsay McMullen, Christianisme et paganisme du IVe au VIIIe siècle nous le rappelle (1996, Tempus Perrin 2011) !

Dans l’église, un Christ orant a l’air mongol sur une stèle du XIVe siècle. Peut-être est-ce pour que les invasions mongoles ne la détruisent pas, reconnaissant sur l’image l’un des siens ? De fait, la stèle a subsisté. Beaux visages rêveurs de la jeunesse qui allume des cierges. La lumière douce et chaude allège leurs traits.

Nous déjeunons à une longue table réservée sous les velums du parking. Un groupe d’Italiens encore plus grand que le nôtre déjeune une table plus loin. Il y a des Allemands, des Arméniens en famille, et même nos Tchèques. Nous avons revu le couple et son Stefan de 9 ans, bob blanc et la tête et tee-shirt orange sur le dos. Outre les salades de légumes cuits ou crus, les olives et le fromage, nous est servi un lavaret du lac, poisson coupé en tronçons grillés sur la braise. Le four et le barbecue semblent les façons de cuisiner majeures ici. Les frites, cuisinées pour faire international, sont trop grasses ; il ne doit pas y avoir deux bains de friture et une température trop basse.

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Évidemment les démagos ont voté la « loi sur le génocide » arménien, comme si les histrions étaient capables de juger souverainement d’un fait historique. Ils ne sont qu’à la pêche aux voix, dans la plus pure illusion. Étant pour la liberté, je ne voterai pas pour les partisans du politiquement correct – qu’ils le sachent. Un bon commentaire sur le blog de Nicolas.

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Mégalithes de Karahunge et pétroglyphes d’Ouktassar

Deux jeeps russes et un van 4×4 nous attendent devant l’hôtel de Sissian, en Arménie.

Indispensables car le bus ne peut rouler que sur la vraie route. Les routes secondaires sont pleines de nids de poule et s’achèvent en pistes défoncées. Cela pour aboutir à un site mégalithique appelé Karahunge, ce qui veut dire « les pierres qui parlent ».

Se dressent des alignements de 222 menhirs d’un demi-mètre jusqu’à 3 m de hauteur, des cromlechs, des dolmens. Certains menhirs ont un trou à leur sommet. Serait-ce pour les transporter ? Non pas, la pierre n’est pas assez solide. Ce serait plutôt pour observer.

Quoi ? Les étoiles et les planètes, comme à Stonehenge ou Carnac. Les alignements et les orifices creusés volontairement auraient servi d’observatoire astronomique, imaginent les scientifiques d’aujourd’hui Probablement pour prévoir le temps des semences et des récoltes : 17 pierres servent à observer le soleil aux solstices et 14 pierres servent à observer la lune. La pierre n°63 servait de calendrier. D’où le nom du site, « les pierres qui parlent ».

L’académicien arménien Paris Heruni a étudié cet ensemble de 1994 à 2001. Un cercle central est composé de 40 pierres sans trou. Au centre du cercle, une construction souterraine de 7 m sur 5 m. Le cercle nord est composé de 80 pierres sur 136 m, dont certaines sont à trou. L’aile sud comprend 70 pierres dont 25 à trou, sur 115 m. Le chemin de pierres nord-ouest part du cercle central vers le lever du soleil le jour du solstice d’été. Il comprend 8 pierres dont 2 à trou sur 36 m et 5 pierres isolées trouées. En reconstituant le ciel de l’époque, visible à travers les alignements et les trous, le site serait daté de 7500 ans avant notre ère. Des fouilles entreprises par l’archéologue Hasratian ont permis de découvrir des bijoux en bronze, des miroirs, de la poterie et des tombes, le tout daté de -3000.

La piste continue, largement défoncée, vers les montagnes Oukhtassar qui culminent à 2800 m. La température se rafraîchit et le chauffeur, qui me voit en débardeur, s’inquiète de savoir si je parle russe pour me demander si j’ai un pull pour là haut. J’en ai tout un sac, avec la gourde et le pique-nique car nous allons « marcher ». Prudent, le chauffeur encore jeune, avec sa jeep encore neuve (dans les 14 000 km au compteur), a pendu une croix arménienne au rétroviseur. Il ne fait pas vraiment confiance à la mécanique socialiste. Si les jeeps grimpent jusqu’au sommet, elles nous lâchent une heure avant pour que nous puissions accomplir notre randonnée quotidienne.

A mille mètres de plus qu’hier, ce n’est pas une sinécure, trop brutal. Mais l’air est frais et les fleurs alpines parmi l’herbe bien verte. Un lac glaciaire étend ses eaux huileuses, immobiles. Quelques rares papillons volent encore malgré la température de 15° le jour qui doit chuter la nuit, des hirondelles trouvent leurs insectes ici l’été. Poussent des fleurs à profusion, œillets, boutons d’or, arnicas, marguerites, campanules… Nous supportons la polaire malgré l’effort. Un petit vent monte de la plaine qui accentue le frais.

Des pierres plates de basalte érodé, auxquelles la chimie, la glace et le soleil ont donné une belle patine orange foncé, servent de fond pour les gravures. Des piquetages d’il y a 5000 ans montrent des chars attelés, des animaux, des humains armés… On reconnait des bouquetins, des guerriers se battant, des animaux à cinq pattes (mais comprenant la queue). Nous prenons le pique-nique de tomate, pomme de terre cuite et porc froid parfumé aux herbes au bord du lac avant d’errer parmi les blocs.

Les pétroglyphes paraissent sévères, figés au bord de leur eau noire, au sommet du massif. Ils sont d’un seul côté du lac, face orientée au soleil levant, dispersés sans ordre apparent. A quoi servaient-ils ? Témoignage d’existence face aux dieux et aux puissances ? Offrandes d’art propitiatoires ? Délimitation de territoire ? Piotr O’Glyphe, expliquez-nous.

Petite descente digestive, histoire de marcher encore en altitude, puis nous reprenons les jeeps et enlevons nos fourrures. Dès que nous descendons, la chaleur monte. Nous revenons au croisement de routes d’après les mégalithes du matin et, cette fois, tournons à droite au lieu d’aller tout droit. Le bus nous attend à une station service où nous pouvons acheter de l’eau fraîche et de la bière.

Nous voyons peu de stations service sur les routes. Le bus, qui fonctionne au diesel, est obligé de planifier ses pleins. Le diesel vient d’Iran et est mal raffiné, c’est pourquoi les véhicules roulent surtout au gaz. Des camions portent des bonbonnes orange sur le toit ou sous le châssis. Les stations sont des rangées de murets de béton avec un compteur tout petit. Nous voyons des voitures ainsi rangées le long de murs et nous avons mis plusieurs jours à comprendre qu’elles se ravitaillaient en gaz plutôt qu’en essence.

Une heure et demie de bus nous conduisent à la petite ville d’Egueghnadzor où nous allons loger chez l’habitant. Nous sommes dans une grande maison de ville flanquée d’un jardinet de devant et d’une tonnelle sur l’arrière, dont l’étage est réservé aux chambres. Un gamin d’une dizaine d’année, fils de la maison, s’est déjà baigné dans la piscine sous la treille, juste en-dessous des chambres. Il a les pieds nus et les cheveux mouillés et joue avec un mignon chiot tout poilu. Une fois les touristes installés, il se plongera à nouveau dans l’eau glauque qui ne nous tente guère. Après dîner à la cuisine ouverte, un peu en retard sur nous, il ira jouer à des jeux vidéo sur l’ordinateur antique installé dans la loggia de l’étage.

Une fois rafraîchis à la douche, changés, l’apéritif nous convie en bas avant le dîner. Les bouteilles de vin de cerise et de grenade sont sorties avec l’Areni 1991. Tout cela s’oxyde vite une fois ouvert, à moins que cela ne soit du à la chaleur accablante. La table est dressée avec tous ses plats d’entrée en une fois. Nous n’avons plus que le choix de l’ordre pour nous servir. Cette profusion est réjouissante et toutes ces couleurs mettent en appétit.

Deux sortes de salade crue (tomate concombre et carottes râpées), deux sortes de fromage (type feta et blanc frais), olives noires. Suit le plat chaud, un riz pilaf de bœuf aux gousses d’ail, cuisiné pour trente et mijoté des heures. Ce pourquoi l’heure du dîner a été retardé d’une demi-heure. Il faut toujours cuisiner pour qu’il en reste et la proportion est habituellement d’un pour deux : il doit en rester à peu près autant que nous avons mangé. Rien n’est perdu, la suite sera finie par les hôtes le soir même ou le lendemain. Une pastèque juteuse et savoureuse termine par du frais aqueux ce lourd repas pour la chaleur qu’il fait encore. Pas de thé mais une infusion de thym, c’est meilleur. Les chambres qui nous attendent sont écrasées de la chaleur restée du jour. Problème des constructions arméniennes : l’aération. Tout semble fait pour se calfeutrer soigneusement, peut-être pour les six mois d’hiver. Mais dès que l’été vient, les pièces sont des étuves.

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Randonnée vers les nuages

Le départ de cette « vraie » randonnée aujourd’hui est interminable : les sacs sont trop lourds, on n’a jamais assez d’eau, et puis il faudra marcher… Remuer un groupe de quarantenaires n’est pas une sinécure ! Nous finissons par partir via le village de Tatev aux pistes défoncées, allègrement parcourues par les vieilles jeeps russes des paysans. La maison du peuple, souvenir du socialisme réel qui sert aujourd’hui de mairie et de salle commune, a l’apparence d’un kolkhoze à cochons.

Sur le chemin fleuri qui serpente lentement vers la montagne nous croisons un mulet grimpé par trois gamins tout heureux de se montrer en exercice. Nous suivons les traces molles et odorantes des vaches qui vont au pré. De multiples fleurs de campagne alpine mettent leur note de couleur sur le vert de l’herbe : mauves, millepertuis jaune, achillées blanches, œillets sauvages roses… Le soleil voilé est favorable à la marche, plus que la canicule implacable de l’autre jour. Mais monter en altitude nécessite un rodage. Nous avons bu et rebu, retenu de l’eau en raison de la chaleur des jours précédents, l’effort nous fait mouiller la chemise sous les sacs à dos.

Le dénivelé d’aujourd’hui passe de 1500 m à 2100 m avant de redescendre. Nous suivons « le corridor qui conduit au cosmos », selon les termes locaux, toujours fleuris. Il surplombe le bassin de Chamb pour rejoindre le village de Ltsen. La vue est plongeante sur Sissian devant et sur Tatev derrière. Nous pique-niquons au col, allégeant les sacs mais après la montée. Outre la viande hachée sur sa brochette, il y a une tomate et un concombre, en dessert deux biscuits maison fourrés à la confiture de figue.

Un berger local laisse ses moutons errer pour venir tenir conversation avec notre guide. Il est content de voir des étrangers visiter son petit pays ; lui est né ici et a parcouru tous les chemins depuis tout gamin, il en est fier et il l’aime, son coin de montagnes à moutons. Et puis nous sommes « propres » dit-il : nous ne laissons ni mégots par terre ni bouteilles plastiques vides. Il aurait envie qu’il y ait plus de touristes qui viennent admirer son paysage, des gens comme nous « qui respectent ». Pas des socialistes réels aux comportements de grossièreté prolétarienne, comme il était de mode sous feue l’URSS.

A la redescente, des sources ruissellent en travers du chemin. Des centaines de papillons me rappellent mon enfance, ils étaient encore nombreux à la campagne, éradiqués depuis par la chimie agricole. Ici volettent des blancs, des mauves, des oranges à pois, des noir et gris – je ne sais plus leur nom que j’avais pourtant appris dans un petit livre Hachette, jadis. De jolis coquelicots sauvages éclatent de pourpre, le cœur barré d’une croix noire bordée d’un filet blanc. Le soleil est revenu peu avant le col mais une brise montant de la vallée rafraîchit l’atmosphère. C’est une belle marche en moyenne montagne, pas trop dure, dans la verdure, et où l’on respire bien. Le plus difficile sera la fin, dans la poussière et sous le cagnard. Nous y prendrons des couleurs.

Seuls les abords du village de Ltsen sont rafraichissants, les maisons bordées de vergers touffus de pommiers, pruniers et poiriers, ou de treilles de vigne. Sous les ramures qui font ombre, des hordes d’enfants demi-nus s’amusent. Une jolie petite fille à queue de cheval noire se met au portail pour nous regarder passer effrontément. Pas un sourire mais des yeux noirs perçant. Son petit frère rit, en slip sous un pommier.

Malgré nos semelles brûlantes, nos gosiers secs et nos genoux fatigués, la visite est prévue au monastère de Vorotnavank qui est sur le chemin défoncé pour rallier Sissian.

Érigé peu après l’an mil, son église triconque, son mausolée et son cimetière herbu remplis de serpents sont bien délabrés. Les pierres à croix s’élèvent du sol comme pour revendiquer leur trace dans l’existence du monde.

Le petit tchèque Stefan, pris en stop dans le bus avec ses parents, court de ci delà, empli de curiosité. Le père fait des photos tandis que des serpents rampent dans l’herbe, qu’il chasse en faisant sonner le sol sous ses talons.

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Monastère Noravank et col Saravan

Nous prenons un déjeuner de salades et poulet frit sous la tonnelle du restaurant près de l’enceinte avant de visiter le monastère Noravank. Il y a même cette fois-ci des herbes aromatiques telles que coriandre, persil plat et aneth frais, et de la betterave rouge râpée à la crème aigre, tous ingrédients et préparations typiquement russes.

Le monastère recèle dans le gavit (salle de réunion) les mausolées de rois. La transmission du trône ne s’effectuait pas forcément par droit d’aînesse mais le roi choisissait le fils qui jouait le mieux aux échecs. C’était la garantie d’un esprit réfléchi apte à la stratégie, ma foi pas une mauvaise façon d’assurer sa succession ! Endommagé par le tremblement de terre de 1321, le moutier fut reconstruit probablement par Momik, l’architecte des princes Orbélian.

On observe surtout les deux sculptures réalisées par lui sur le tympan : la Vierge à l’enfant aux ornements de lettres arméniennes liés de feuilles de vigne et de fleurs et, sur la fenêtre supérieure, Dieu, le Christ et Adam. L’humain a la tête caressée par le Père tandis que la colombe lui envoie son souffle. Une vraie bande dessinée pour les chrétiens : Dieu donne la vie aux humains, puis la vie éternelle avec son Fils.

Des inscriptions datent de 1232 et 1256 sur la partie inférieure des murs qui a résisté aux séismes. Sur une pierre tombale un chevalier attaque un lion – allégorie du prince Orbélian Elikoum, surnommé le Lion. Il reste quelques traces de fresques en rouge et noir. Sur une autre, un lion case son corps dans l’étroit rectangle ; il est obligé à de curieuses contorsions pour présenter sa tête de face.

L’architecte Momik, qui était également écrivain, miniaturiste et architecte, a sculpté lui-même sa pierre tombale avant de mourir. Il serait né vers 1260 et mort vers 1339 ; il a été le peintre et l’architecte de la famille des Orbélian. Par rapport aux tombes royales et princières, la sienne est toute petite et bien plus sobre, placée à droite de l’église. Il est écrit : « Souviens-toi, Christ, et bénit l’âme de Momik ». Humilité chrétienne, bien qu’il ait prénommé son fils Askandar – Alexandre. Ses khatckars (croix) de Noravank sont si finement sculptés qu’ils ne sont plus sur site mais dans les musées.

Les familles en visite, aujourd’hui, n’ont plus le sens du sacré. Elles parlent dans le sanctuaire, entrent les épaules nues, boivent entre les chapelles, grimpent ici ou là. Les vieilles tombes sont un chez eux, les églises sont à elles ; elles y vivent comme dans leur maison, sans plus de façons. Je prends en photo une jeune fille aux traits doux qui se fait photographier par sa sœur dans l’église, près de l’autel.

Un escalier étroit grimpe sans parapet par un double rang de marches en trapèze, jusqu’au premier étage de l’église Surb Astvatsatsine créée par Momik en 1339. Les parents y placent souvent leurs petits pour faire la photo souvenir. Facile à monter, il est beaucoup plus difficile à redescendre : nombre sont piégés par le vertige, les filles plus que les gars. J’en ai vu redescendre sur les fesses, en fermant les yeux et se raclant l’épaule au mur. Punition de Dieu pour la frivolité ambiante ? Cet étage à l’escalier aérien servait aux moines à prier et à recopier des manuscrits.

Le soleil vertical délivre une chaleur de four et toute ombre est bienvenue, même de pierre. Les photos familiales sont l’occasion de grimaces face au ciel incandescent. J’en profite pour prendre des visages immobiles qui ne me regardent pas.

Nous reprenons le bus, heureusement climatisé. Nous buvons tout ce que nous pouvons acheter comme bouteilles d’eau de source de 50 cl. Dans les voitures arméniennes, les enfants sont torse nu ; ils n’enfilent une chemise ou un débardeur que lorsqu’ils sortent : peu de peau en public. Les petites filles n’ont pas cette aise, elles doivent rester habillées comme elles sont.

Le diesel peine à grimper jusqu’aux 2330 m du col Saravan. Le chauffeur coupe plusieurs fois la climatisation pour gagner de la puissance. Nous effectuons un arrêt au col. Un monument pompier y a été érigé à l’époque soviétique, comme si la route était une victoire humaine sur la nature. Les familles ne dédaignent pas de se faire photographie devant… D’un tuyau coule une source fraîche et personne ne manque de venir remplir ici sa bouteille.

L’altitude permet à l’herbe de rester verte tandis que les basses plaines sont desséchées sauf près des rivières. Les paysans locaux sont venus vendre leurs fruits au col, près de la source. Notre guide arménienne nous achète pour quelques drams un sac d’abricots. Ils sont pâles mais bien mûrs et parfumés. L’inverse de ceux qu’on trouve à Paris, bien oranges mais durs et encore verts !

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Monastère de Guéghard en Arménie

A un quart d’heure de bus du temple de Garni s’élève le monastère de Guéghard où nous arrivons assez tard. La plupart des touristes sont partis. A l’entrée, à gauche du porche, des niches proposent aux chanceux de recueillir de petites pierres s’ils parviennent à les lancer pour les faire tenir sur l’étroite corniche. Qui réussit voit son vœu se réaliser. Notre guide arménienne nous dit que, parmi tous les groupes qu’elle a accompagnés, seul un Marseillais a réussi à loger une pierre dans une niche : il était bouliste !

Un gamin torse nu d’une huitaine d’année s’y emploie avec passion, ainsi que sa sœur. Le petit garçon a la peau pâle comme s’il s’exposait peu au soleil. Est-ce pour se distinguer des basanés du sud, turcs, ouzbek ou iraniens, tous musulmans ? Est-ce un signe de distinction sociale comme le degré de blancheur dans les îles Caraïbes ? Est-ce pudeur chrétienne ? Nous observons peu de torses nus dans la jeunesse arménienne. C’est encore en ville que nous pouvons en voir le plus, influence des mœurs américaines. Pas d’épaules nues dans les églises pour les femmes, et les hommes doivent retirer leur chapeau. Même les enfants enfilent souvent une chemisette par-dessus leur débardeur pour éviter toute nudité dans les lieux sacrés.

L’église du IVe siècle, reconstruite en 1215, est de basalte et de calcaire, le chœur à l’est, en direction du soleil levant. J’avais ce préjugé que les chœurs des églises indiquaient la direction de Jérusalem, mais rien de plus faux. Toutes les églises chrétiennes sont orientées vers l’est. Ce sont les musulmans qui tournent leurs mosquées vers La Mecque ! L’église devant nous a été construite par saint Grégoire l’Illuminateur et s’appelait Aïrivank ou monastère rupestre. La coupole est cannelée d’arcatures aveugles sur lesquelles sont sculptés un oiseau, une rosace et un masque. La façade sud porte un tympan finement sculpté, arbre, grenades et ceps de vigne, symboles du sacrifice et de longue vie. Un lion terrasse un taureau, suprématie d’Ivané Zakarian.

L’église dite « cathédrale » s’adosse aux églises rupestres. Celle d’Avazan recèle une source aux vertus. Celle de Katoghizé comprend une coupole intérieure à stalactites comparable aux pans d’une tente. Le sol est parsemé de tombeaux sur lesquels marcher est rendre hommage à l’humilité chrétienne des princes enterrés.

Sur l’autel n’est pas exposé le Christ en croix comme chez les catholique, mais la Vierge à l’enfant, appelée ici « Sainte Mère de Dieu ». Il y a parfois une croix, mais sans cadavre dessus, et placée dans un coin. Le christianisme arménien semble moins torturé que celui né dans les catacombes romaines.

Des moines vivaient une existence ascétique dans de petites grottes sur les falaises alentour. Des khatchkars sont sculptés sur les parois des falaises. On appelle ainsi ces croix particulières, création originales de l’Arménie chrétienne. Il faut prononcer ratchkar avec un r dur, craché comme dans le mot espagnol jota. Tout ici a été détruit sous les musulmans en 920, notamment les manuscrits. Les édifices d’aujourd’hui datent de la reconstruction, au XIIIe siècle, lors de la libération des seldjoukides par le roi Orbélian et ses généraux les frères Zakarian.

La chapelle attenante est monolithe, creusée directement depuis le haut du plateau, en cloche dans la masse. Le mausolée est troglodyte. Des croix sculptées recouvrent presque entièrement les pierres, les fameux khatchkars. Sur ces croix arméniennes, Jésus-Christ est rarement représenté (seulement deux fois en Arménie). La croix est un symbole graphique élevé sur une pyramide stylisée représentant le Golgotha, lieu mythique où l’on dit qu’Adam fut enterré. La plupart des khatchkars ont été financées par des familles riches à la mémoire de leurs morts. Elles sont colorées de rouge par la cochenille. Le grand khatchkar de Katoghizé date de 1213, sculpté par Timoté et Mekhitar.

Il fait toujours aussi chaud, sauf dans les intérieurs d’église, lieux apaisants comme un avant goût de paradis. Nous sommes littéralement « envoûtés » par les voûtes sombres et fraîches des églises de pierre où la lumière parcimonieuse tombe d’un puits dans le toit ou d’étroites meurtrières.

Guéghard était un site de pèlerinage patronné par les familles princières. Il détenait un reliquaire de la Sainte-Lance et un fragment de bois provenant de l’arche de Noé. Guéghard signifie d’ailleurs « lance ». Détruit par les Mongols de Timor Lang (Tamerlan), puis par les tremblements de terre de 1127, 1679 et 1840, il n’a cessé d’être rénové. Il sert de résidence d’été au Catholicos, chef de l’Église apostolique arménienne.

Le long retour en bus vers Erevan fatigue, soleil de face et manque de sommeil la nuit précédente. Nous croisons un attroupement de badauds sur la route de campagne. Une voiture est partie dans le décor, le museau entre deux arbres sur cette route droite. Difficile d’imaginer comment le conducteur a pu réussir un tel exploit, sauf vodka aidant…

Nous allons dîner à la Taverne Yerevan, en centre ville. Le lieu est assez chic et nous avons une salle particulière. J’ai bu et rebu de l’eau et une bière entière de 50 cl, un thé pour finir. Sur les hauteurs de la ville, une gigantesque statue de matrone se découpe sur le ciel nuit. C’est la Mère patrie, statue gigantesque du pompiérisme soviétique présent dans toutes les républiques de l’ex-URSS. Elle est élevée au-dessus du musée de la Seconde guerre mondiale pour célébrer Staline.

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Nietzsche, Prologue de Zarathoustra

Nous sommes en 1883. Le Prologue en dix paragraphes présente l’œuvre, faite de quatre parties. Zarathoustra est parti sur la montagne à 30 ans, âge où la fougue juvénile commence à se calmer et qui éprouve le besoin de méditer. A 40 ans, il redescend, homme mûr, au midi de son âge et de sa pensée. Il ressent le besoin de donner comme « une coupe qui veut déborder ».

Ce n’est pas un hasard, le bouddhisme commençait d’être connu et ses textes traduits en allemand vers le milieu du 19ème siècle : Zarathoustra agit comme Bouddha – être humain qui s’est changé lui-même et non pas « dieu » advenu tout armé pour commander aux hommes. Il revient vers ses frères comme un bodhisattva – un saint homme qui préfère donner aux autres par générosité plutôt qu’entrer de suite dans le nirvana, ce grand Tout où l’individualité s’abolit. Dès lors, Zarathoustra commence son « déclin ». Car tout ce qui n’avance plus recule, tout ce qui donne se retranche.

Mais tel est le destin de l’homme : d’être détruit pour être surmonté. Ainsi les enfants poussent les parents dans la tombe – et c’est bien ainsi. C’est le tragique de l’existence que le « sur » homme doit accepter plutôt que de se consoler dans les illusions religieuses. Ce oui à la vie née d’eux, les parents s’en font joie ; leur mort inéluctable pour laisser la place, ils la désirent parce que, sans elle, les enfants ne seraient pas. Et leur amour est assez grand pour s’effacer devant ceux qui leur succèdent.

Tout, dans l’univers, a sa place et sa fonction. Celle du soleil est d’éclairer, indifférent au sort des êtres ; celle de Zarathoustra est d’éclairer les hommes, en prophète, parce qu’il « aime les hommes ». Oui, « Il s’est transformé, Zarathoustra. Il s’est fait enfant, il s’est éveillé » – Bouddha fut lui-même appelé l’Eveillé. L’enfant de Nietzsche est celui qui, adulte, a retrouvé les grâces et l’énergie vitale de l’âge tendre : la curiosité, le désir, l’innocence du devenir. L’univers est une harmonie dont l’homme est une partie. Il est fait d’interrelations (tout est lié) et d’interactions (tout agit sur tout) – on le voit bien avec le climat qui lie les économies du monde, ou les sociétés qui lient les individus entre eux.

L’idée de Nietzsche est que le mouvement même est positif et que « le bonheur », cet état de satisfaction béate et immobile du « dernier homme » (en France, la période Chirac), est négatif. Le « bonheur » – ce Paradis retrouvé – signifie l’arrêt du désir, l’arrêt du travail, l’arrêt de la création (donc du sexe). « Amour ? Création ? Désir ? Etoile ? Qu’est cela ? – Ainsi demande le dernier homme et il cligne de l’œil. (…) On ne devient plus ni pauvre ni riche : c’est trop pénible. Qui voudrait encore gouverner ? Qui voudrait encore obéir ? C’est trop pénible. Point de berger et un seul troupeau ! Chacun veut la même chose, tous sont égaux : quiconque est d’un autre sentiment va de son plein gré dans la maison des fous. ‘Autrefois, tout le monde était fou’, disent les plus fins, et ils clignent de l’œil. On est prudent et l’on sait tout ce qui est arrivé. » On reconnaît là le « principe de précaution ». N’a-t-il pas été introduit par Chirac dans la Constitution, ce contrat social des Français ?

Cet exemple trivial pour montrer comment Nietzsche peut être « inactuel » ou « intempestif ». Il est universel parce qu’hors de son temps ; les idées qu’il a émises sont toujours d’actualité. Ainsi, « l’homme doit être surmonté ».

Il ne faut pas se méprendre sur « le surhomme » : il ne s’agit pas d’un raidissement de morgue à la prussienne, ni d’un néo-racisme biologique que le nazisme a tenté de faire advenir. L’homme a évolué depuis l’Australopithèque des savanes africaines ; il continue son évolution, même si elle est peu perceptible sur une génération. Mais ce qui forçait l’évolution humaine étaient les conditions de survie, les changements climatiques, la nourriture à trouver, les prédateurs auxquels échapper. Aujourd’hui, sous la civilisation, ces vertus de survie ne suscitent plus aussi fortement le désir. Les uns se réfugient dans les illusions supraterrestres de la religion au lieu de se préoccuper de ce qui arrive sur cette terre ; d’autres méprisent leur corps, mais « votre corps, qu’annonce-t-il de votre âme ? » ; d’autres laissent en friche leur raison alors que, demande Nietzsche, « est-elle avide de savoir, comme le lion de nourriture ? »

De même pour Nietzsche, la justice devrait être « ardeur », la vertu faire « délirer » et la pitié « la croix où l’on cloue celui qui aime les hommes ». Or, rien de tout cela n’advient dans la société de son temps, la civilisation bourgeoise, allemande, bien-pensante, de la fin 19ème. « Suffisance » et « avarice » sont les deux défauts de cette population là. A-t-on vraiment évolué depuis ? La finance 2008 n’a-t-elle pas montré combien suffisance scientiste et avarice égoïste mènent encore la société.

« L’homme est une corde tendue entre la bête et le surhomme – une corde au-dessus d’un abîme. Danger de le franchir, danger de rester en route, danger de regarder en arrière – frisson et arrêt dangereux. Ce qu’il y a de grand en l’homme est qu’il est un pont et non un but. » Des trois dangers, Nietzsche ne choisit pas le conservatisme (regarder en arrière), ni l’immobilisme àlachiraque (rester en route) : il est pénétré du désir d’aller de l’avant (franchir). « J’aime ceux qui ne cherchent pas par-delà les étoiles, une raison de périr ou de se sacrifier, qui au contraire se sacrifient à la terre, pour qu’un jour vienne le règne du surhomme. J’aime celui qui vit pour connaître (…) celui qui travaille et invente (…) celui dont l’âme se dépense (…) qui tient toujours plus qu’il ne promet (…) celui qui justifie ceux de l’avenir et qui délivre ceux du passé… » Et, concernant la vertu : « Qui donne à manger aux affamés réconforte sa propre âme : ainsi parle la sagesse. » Nietzsche est donc très loin de la caricature qui lui est souvent faite.

Mais son message n’est sans doute pas fait pour le grand nombre car ce qui dérange les habitudes, ce que le médiocre nomme « la folie » parce qu’il ne le comprend pas, fait peur. Or elle est bien souvent ce qui dépasse le commun – la frontière est si ténue qui sépare la folie du génie ou de la grandeur. Quant à la pauvreté, elle est sociale et non personnelle ; elle résulte de conséquences économiques et non d’une « nature » héréditaire. On ne naît pas pauvre, on le devient par son milieu ou sa déchéance sociale. La « richesse » est un jugement de valeur, un ensemble de biens et de qualités reconnus par la partie puissante de la société. Le vieux Diogène en haillons dans son tonneau était plus « riche » aux yeux des Grecs qu’Alexandre, le jeune et brillant roi de Macédoine, conquérant de la Perse.

C’est la raison pour laquelle Nietzsche, dans ce Prologue, dit pourquoi il ne s’adresse pas en prophète à la foule. « Des compagnons, voilà ce que cherche le créateur, et non des cadavres, des troupeaux ou des croyants. Des créateurs comme lui (…) de ceux qui inscrivent des valeurs nouvelles sur des tables nouvelles. » Ainsi firent tous les philosophes avec leurs disciples.

Au contraire des politiciens et des gourous qui veulent embrigader et asservir !

Frédéric Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, Livre de Poche, 4.27€ 

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