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Gamins à la mer

L’eau, le soleil et la peau sont la trilogie du gamin en vacances.

Il adore le soleil qui caresse sa nudité enfin offerte à l’air ; il jouit de l’eau qui ruisselle sur sa peau et l’enveloppe partout lorsqu’il y plonge.

Il aime à se mesurer aux autres, aux copains, à exercer sa vigueur dénudée, excitée par le sable et le sel.

Pire encore lorsqu’il devient ado, avec les autres ados.

Les gamins à la mer sont une joie.

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Tout soleil est solitaire, dit Nietzsche

Dans un « chant » exalté, Nietzsche-Zarathoustra crie sa solitude amoureuse comme un matou à la lune. « Et mon âme, elle aussi, est une fontaine jaillissante, (…) un chant d’amoureux » Car il y a un « inapaisé, cet inapaisable qui veut élever la voix ! »

Car Zarathoustra, comme tous les prophètes, est un soleil qui « vit dans sa propre lumière », qui « ne connaît pas le bonheur de prendre » car sa « main ne se repose jamais de donner ». Il est lumière, il est amour, il est trop-plein. Il jaillit et illumine, il ne prend rien, il ne désire pas – il en souffre à ses heures. « Ô désir de désirer ! Ô faim qui me dévore dans la satiété ! »

Le généreux est seul dans son débordement ; « ils prennent ce que je leur donne, mais touché-je encore leur âme ? » Car le bonheur de donner meurt des dons effectués, « ma vertu par son excès s’est fatiguée d’elle-même ». Qui ne cesse de donner sans recevoir en échange se coupe de l’humanité. Il reste l’astre solitaire qui ne ressent plus rien. Les fonctionnaires du don le savent bien, donner ne fait plus de bien à leur âme, ni à celle des assistés : il en faut toujours plus et recevoir sans cesse aigrit et ne rend pas reconnaissant. La première fois oui, ensuite de moins en moins – c’est considéré comme un dû. Et la charité exige son administration, qui coupe du contact et de l’humain. Donner est devenu un business, sauver un militantisme idéologique.

« Que sont devenus les larmes de mes yeux et le duvet de mon cœur ? Ô solitude de tous ceux qui donnent ! Ô silence de tous ceux qui luisent ! » Le soleil est et reste indifférent au reste. Il « va sa route, sans pitié » Il suit son orbite, sa fonction, son destin. Les soleils « suivent leur volonté inexorable ; c’est là leur froideur. » Rappelons que, pour Nietzsche, tout être a sa fonction dans la nature, fonction fixée par sa « volonté » qui est moins un acte personnel qu’un « vouloir » instinctif, malgré lui. Le soleil se consume et illumine les planètes dans son orbite, tout en poursuivant sa trajectoire dans l’espace. De même est le prophète – le philosophe – qui réunit toutes les conditions favorables pour assurer la puissance de son désir. Sa « volonté » va, comme un soleil. Solitaire et glacé – la solitude est l’envers de la volonté.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog

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Les pieds dans la boue

Sac dans le van, musette sur le dos, nous grimpons la colline vers le nord. Nous sautons ensuite quelques barbelés à moutons au travers des landes de bruyères et d’ajoncs, puis nous voici dans les tourbières. La marche « doit se faire en bottes », nous comprenons vite pourquoi. Les mottes herbues sont vivaces mais, entre elles, la boue est molle, profonde, collante. Les bottes qui dérapent sur la touffe s’enfoncent en pieu dans le visqueux avide et s’en extirpent à grands bruits de succion. Cette avancée est très sexuelle et donne chaud.

Le paysage est viril, l’ambiance viking : gris et vert, avec de gros rochers noirs qui affleurent. Le ciel est lumineux, encotonné de nuées comme des voiles de lit. Pas d’autres êtres que des moutons qui fuient à notre approche. De belles échappées sur la baie de Bantry et l’océan dont l’odeur de moule monte jusqu’à nous. Sur les pentes vertes des collines des murets de pierres ou des haies d’arbustes épineux séparent les prés à mouton. Les bêtes sont grasses avec des queues comme des boules. Quelques vaches noires et blanches nous regardent placidement en ruminant. Le gris lumineux du ciel rend l’herbe plus verte, comme si la lumière sourdait du sol.

Ce sera ainsi jusqu’au pique-nique, avalé derrière un rocher qui coupe le vent. Dans la vallée, une ferme nous permet de camper sur un pré en pente au lieu-dit imprononçable : Drehideighteragh. C’est une pelouse fraîche et tendre, soigneusement tondue par la gent ovine, où affleurent parfois des granits comme de grosses tortues assoupies. Au bas de la pente un torrent cascade dans un joli son champêtre. Le soleil ne revient pas et c’est dommage car une vasque dans le rocher fait une fort belle piscine. Après avoir bien hésité, Jean-Luc se baigne, puis Brigitte. Les autres les regardent frileusement depuis le bord, ou n’entrent qu’à mi-cuisse, comme moi. Qu’importe, il est bon d’ôter ses vêtements, même lorsqu’il se remet à pleuvoir. Sensualité du crachin sur la peau qui se hérisse. Il ne fait pas froid. La nuit sera sans étoiles mais l’odeur de l’herbe passe la toile pour embaumer nos rêves.

Tôt réveil, déjeuner, rangement des affaires, démontage des tentes, chargement du van. La routine de la randonnée se met en place. Un peu de soleil, le ciel presque bleu. Départ joyeux sur le chemin. C’est la campagne : des vaches, des moutons, des bouses. Les mêmes arbustes que dans nos champs. Nous remontons un flanc de vallée et la végétation se raréfie : hors l’herbe vivace et quelques joncs, rien ne consent à pousser dans la boue battue des vents. C’est à nouveau la lande et les tourbières. Au sommet des collines, nous apercevons la baie au loin. Un brin de soleil, un peu de pluie, Jean-qui-rit, Jean-qui-pleure. Du vent se lève après la pause de midi. Peu de conversation, des blagues. Est-ce le froid (relatif) ? le vent ? les premiers jours ? Nul n’a rien à se dire. Déjà, Bernadette et moi avons fait presque toute la conversation hier soir, en préparant la soupe. J’aime bien Bernadette – mais pas pour des grainvilloiseries. Elle est intelligente, belge, un sens aigu de l’humour. Elle est chirurgien et officie à Fourmies dans le nord de la France. Les autres sont d’une grande banalité.

Collines, pentes, tourbières, retour aux prés sur la fin, des moutons, des vaches, même un taureau. De petits chemins verdoyants dans la campagne. Les bruyères sur les collines, les tourbières sur les pentes, les prés dans les vallées. Les habitations sont rares, regroupées en villages, de loin en loin. A notre étape, nous cherchons un pub. Il y en a quatre pour 300 habitants. Nous goûtons les trois sortes de bière locale : la noire Guinness, la rousse Smithwick, la pale Kab. Le van nous conduit au campement établi à 5km du village de Mangerton. Une petite pluie alterne avec un clair soleil plusieurs fois dans la journée.

« Ils » jouent au foot avec une balle de tennis dans le pré en pente, les bovins du groupe. Je ne participe pas ; nous commençons à nous connaître et ce n’est pas la joie. Outre Bernadette et son humour pince sans rire que j’apprécie fort, et Emmanuelle de *** la rousse au corps séduisant, au sourire canard et à la voix enfantine qui étudie la physique, les autres n’émergent pas d’une pesante médiocrité. Jean-Luc est mi-belge mi-yougoslave, blond épais. Il travaille à « la sécurité » d’une grosse entreprise. Véronique est employée de préfecture et n’aime que la photo, pas les mecs. Elle a déjà mitraillé trois pellicules depuis notre arrivée avec son vieux Pentax MX d’il y a 12 ans. Elle avance les pattes hautes telle un faucheux, un peu miraud derrière ses petites lunettes. Les autres sont encore plus discrets et moins remarquables, malgré la pleine lune de ce soir qui devrait les exciter. Les loups ont envie de hurler et de partir en chasse, pas eux. Il n’a pas été simple de convaincre Emmanuelle au noble nom, la nuit tombée.

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De la plage d’Herlin à celle de Locmaria

Les falaises de la côte sont plus hautes qu’hier et la Pointe de Saint-Marc, la Pointe de Pouldon, la Pointe du Skeul, nous offrent des perspectives sur l’île qui s’étend vers le nord, ainsi que sur le grand large. Le vent vient directement face à nous. Il nous apporte plusieurs grains successifs, dit « orageux » par la météo. Le grain monte et la pluie claque la cape dans un tourbillon d’atmosphère. Un vrai déluge qui ne dure pas. Je retiens notamment le grain de 12h18, qui marque cinq minutes d’arrêt sous cape avant de laisser passer le soleil.

Les montées et descentes des criques sont moins nombreuses mais plus accentuées. Nous avons fait environ 18 km aujourd’hui. Nous pique-niquons au soleil et au vent sur la falaise. L’écume des vagues qui se jettent sur les rochers en bas vole jusqu’en haut comme s’il neigeait. Les grains reprennent, très violents et avec un fort vent, mais sont éphémères ; ils laissent la place aux suivants vingt ou trente minutes plus tard. Alternance de soleil et de pluie qui se déverse en trombe avant de s’éloigner pour un temps, ce qui nous permet de sécher. Nous n’arrêtons pas de mettre et d’ôter la cape de pluie. Le sentier est bordé de ronces et d’ajoncs qui aimeraient bien occuper le terrain foulé par les marcheurs. Par revanche, elles nous griffent les mollets dès qu’elles le peuvent.

Nous atteignons Port Blanc, la plage de Locmaria, petit village tout au bout de l’île à l’opposé de Sauzon. Le soleil donne, des gens se baignent, un petit gamin et sa sœur en slip travaillent le sable à la pelle, dorés comme des brioches. Mais brusquement le grain se lève et voilà toute la famille rapatriée au ras du rocher en train de se rhabiller. Nous nous sommes réfugiés sous les tamaris qui bordent la falaise.

Puis le soleil revient, et la moitié du groupe va se baigner. On me dit que l’eau est plus froide qu’au Palais mais supportable. La chienne Pixie est ravie, elle nage à la poursuite un morceau de bois lancé par sa maîtresse, puis se sèche en se roulant dans le sable. Les enfants rhabillés trop tôt ont envie d’aller explorer les rochers avec papa au grand soleil revenu et le petit, en débardeur, se mouille la culotte, il faut lui mettre une serviette en paréo car il n’a plus rien de sec. J’aime à regarder les familles. Papa mignote ses enfants pendant que maman lit. Voilà un spectacle « anti sexiste » suivant la mode, mais cette fois positive.

Le village de Locmaria recèle l’église la plus ancienne de l’île, construite en 1714. On dit que ce village isolé au bout du bout, aurait été jadis un lieu de sorcellerie. Les endroits isolés, que l’on connait moins, font peur et suscitent la paranoïa. Une légende veut qu’un orme ait été abattu par des Hollandais pour remplacer un mât de leur bâtiment mais que le tronc s’est tordu, terrifiant les marins. Cela fait partie des histoires consolatrices en cas de défaite. Les Hollandais venaient en effet d’envahir Belle-Île.

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Du Palais jusqu’à Sauzon

Les bruits de la nuit ou du matin sont ceux de la mer, du premier bateau qui lance un coup de sirène, d’un couple qui s’engueule, des scooters des jeunes le soir ou très tôt le matin, et de l’arroseuse municipale. Le petit-déjeuner est au premier étage de l’hôtel en face de notre bâtiment, avec masque jusqu’à la place et pince pour saisir tout ce que l’on prend. Le verre de jus de fruits est tellement riquiqui, autour de 5 cl, que je prends une seconde tasse à café pour la remplir de jus. Il y a du fromage blanc mais pas de yaourt. On sent l’économie dès que c’est en libre-service.

Notre rendez-vous n’est qu’à neuf heures et nous avons tout le temps. Pour ce premier jour, nous effectuons une étape d’environ 13 km qui monte et qui descend beaucoup, depuis Le Palais jusqu’à Sauzon. Nous partons donc de l’hôtel à pied.

Nous longeons la citadelle dite « de Vauban », construite en 1549 sous Henri II et agrandie par le surintendant Fouquet puis par Vauban à la fin du 17ème siècle. Nous passons au bord du marché quotidien où l’étal de poissons est très appétissant avec ses bars et ses dorades énormes tout frais, ses araignées de mer et ses langoustes robustes.

Nous allons rejoindre le sémaphore de la pointe de Taillefer, Port-Fouquet, la pointe de Kerzo, et enfin la crique de Sauzon qui s’enfonce assez largement dans les terres. Nous allons la suivre pour gagner la ville, de l’autre côté de l’aber, jusqu’à la pointe du Cardinal. Un minibus des Cars bleus viendra nous chercher au parking à l’extrémité de Sauzon pour nous ramener à notre hôtel par la D30 en quelques minutes, puisque Le Palais n’est qu’à 5 km de Sauzon par la route de l’intérieur.

Le temps est variable, le soleil le plus souvent voilé avec quelques grains de cinq minutes. Ce n’est pas de la grande pluie mais plutôt du crachin breton, de quoi passer les capes pour les enlever juste après. Elles seront sèches à la fin de la journée.

Notre itinéraire est en haut et bas le long du sentier côtier, le GR 340, une variante îlienne du GR34. Nous sommes aujourd’hui au nord-est de l’île, le plus protégé des vents dominants. Les moutons au large nous indiquent un vent de force quatre ou cinq, parfait pour les voiliers qui sont nombreux sur l’eau ce matin. Le bateau de croisière de la compagnie du Ponant reste ancré face au palais depuis le confinement Covid.

Je retrouve dans mes narines le parfum des sentiers de Bretagne. C’est une odeur de terre humide et de plantes, bruyère, fenouil. Les mûres des ronciers, rosacées à confiture, sont tentantes aux rapineuses sur les buissons. Les aubépines sont en fruits, prêts pour compotes et confitures ; les fleurs de l’aubépine régulent le rythme cardiaque. Les pruneliers donnent leurs sphères rondes dont on fait un vin pétillant appelé troussepinette en Vendée, peut-être parce qu’il est raide ? La recette est simple : laver, sécher et hacher finement 200 g. de pousses de prunelliers ; verser 1 litre de vin rouge et 20 cl d’eau de vie dessus avec 200 g. de sucre ; faire chauffer le tout à 70° maximum et laisser infuser jusqu’au jour suivant ; filtrer la préparation et votre apéritif est prêt pour la nuit qui suivra. Nous sommes dans le domaine du pin maritime, du cyprès desséché côté au vent, et des ajoncs. Sandrine nous apprend que tous les noms qui se terminent en -ic en Bretagne sont des diminutifs : Pierrick veut dire petit Pierre Pierrot.

Les autres randonneurs que nous croisons sont en général des couples jeunes ou des individuels ; nous ne voyons pas vraiment de familles avec enfants, plutôt scotchées sur les plages des criques où l’eau paraît transparente, d’un turquoise qui se fonce dans la profondeur vu du sommet de la falaise. La petitesse des lieux et leurs abords abrupts, font qu’il s’agit presque de plages privatives, connues des initiés. On y est tranquille pour se tremper, jouer et pique ou niquer sur le sable.

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Retour des vacances solaires

Le mardi 6 juillet est un jour attendu. Celui où les moins de 18 ans vont tomber le masque et mettre les voiles. Enfin les vacances ! Fini le scolaire et vive le solaire ! Le club de Cinq se reconstitue – comme chacun sait, ils n’étaient que quatre – plus le chien.


Être enfin soi, sans uniforme ni contraintes, nu face aux autres et au soleil, fier de son short rouge devant la fille qui a l’appareil.


Fier de son torse de préado déjà dessiné devant sa sœur aînée qui le trouve touchant.


Lui la trouve belle, fille ado élancée en maillot deux pièces qu’il rêve de réduire à une.


On ne remet son masque que pour être sous l’eau, soûlaud de la mer.


Les fratries copinent.


Les fillettes se regardent dans le miroir de la nature : vont-elles grandir ?


Les frères garçons se sentent complices.


Pour les plus grands, déjà jeunes et plus ados, c’est repos. Avant la soirée qui va déchirer.

Le vacant c’est le vide, le disponible, l’inoccupé. En bref la liberté d’être et de faire. A chacun, petits et grands, de s’en emparer dans l’égalité des corps et la fraternité de la plage.

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La pyramide de Chichen Itza

Mais la peur des sacrifiés n’est rien en regard de celle qui en saisit beaucoup à la grimpée de la seule pyramide accessible au public, celle appelée « castillo » – le château – depuis les Espagnols de 1533. Surtout à la descente. Une corde lâche permet de « rassurer » les adeptes effrénés du « principe de précaution » assez écervelé(e)s pour ne pas avoir mesuré le risque avant même de monter. Si l’on a le vertige, il faut descendre en tournant le dos au vide et ne regarder que la marche la plus proche au-dessous. La pente n’est qu’à 45° et ne comporte donc aucun risque de déséquilibre physique, seulement une illusion psychologique.

La pyramide est carrée avec 55,5 m de côté et ne mesure que 24 m de haut (un immeuble de huit étages quand même !). Le temple de la plate-forme est accessible par quatre escaliers rayonnants qui traversent ses neuf niveaux. Les photos du site, depuis le haut, sont de toute beauté et la vue sur le temple des Guerriers, précédé de son portique « aux mille colonnes » est imprenable. Il apparaît qu’au moment des équinoxes de mars et septembre les rayons obliques du soleil à son coucher forment le corps ondoyant d’un serpent dont la tête est sculptée au bas de la rampe. La lumière, interceptée par les angles des neufs étages de la pyramide, projettent une ombre sur la rampe nord et donnent l’illusion d’un reptile en mouvement du ciel vers la terre. Le phénomène dure environ trois heures. Nous n’avons pu le vérifier, n’étant présents ni aux bonnes dates, ni aux bonnes heures.

Un « trésor » s’ouvre à l’intérieur de la pyramide, un temple-pyramide construit en premier à deux salles. Un chac-mol aux ongles, dents et yeux en os poli se dresse dans l’antichambre tandis qu’un trône de pierre ayant la forme d’un jaguar dont les crocs sont en coquillage meuble la chambre. Le chac-mol serait un messager des dieux ou une divinité propitiatoire. Il se présente sous la forme d’un homme durcissant ses abdos, à demi assis jambes repliées et buste redressé, tenant des deux mains un plateau à offrandes. Celles-ci pouvaient être des cœurs humains encore palpitants, disent les archéologues. On n’en a retrouvé que des figurations.

Le temple des Guerriers n’est pas accessible au public. Les 60 piliers qui le précèdent devaient supporter un toit plat. Sur chaque face des piliers carrés est sculpté un personnage masculin. Ces 220 prêtres, guerriers armés et captifs, et la déesse lunaire Ix-Chel, forment une procession qui se dirige vers le temple. A l’entrée au sommet des marches, sur la plate-forme, trône un grand chac-mol dont la coupelle recueillait sans doute le sang humain.

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Uxmal, le jeu de pelote maya

Un porche qui permet un encadrement esthétique pour les photos de genre permet d’accéder au jeu de pelote. Les deux plates-formes habituelles délimitent une aire de 34 m de long sur 10 m de large orientée nord-sud, où les joueurs se livraient à une lutte brutale à incidences cosmiques. Chaque plate-forme est ornée d’un serpent emplumé dont la tête se voit encore sur l’un des bords. Les anneaux servants de but sont à 6 m de hauteur. Le jeu appelé en nahuatl « tlachtli » se généralise dès le 6ème siècle dans la zone maya et sur la côte du golfe avant de se répandre dans le reste du Mexique jusque vers le 11ème siècle où il se raréfie nettement.

Il est bien connu par les textes recueillis par les Espagnols mais aussi par les restes architecturaux des sites, les sculptures, les maquettes et les figurines. Cortès a même expédié deux joueurs auprès de Charles Quint, que le graveur Weiditz a représenté en Espagne. Il semble que, sur un demi-millénaire, les fonctions du jeu et l’architecture du terrain se soient modifiées. On dénombre au moins 13 types de terrains différents. Les jeux servent au divertissement mais aussi à des rituels de cérémonie. Seuls les fils de nobles s’y affrontent, avec quelques spécialistes.

Deux équipes de 1 à 7 joueurs se partagent le terrain et se renvoient une balle de caoutchouc brut et pleine d’une quinzaine de centimètres de diamètre et pesant dans les trois kilos. La balle ne doit pas tomber au sol dans son camp et le décompte des points s’effectue comme au tennis en fonction des fautes.

Passer la balle dans l’anneau est une performance, sans doute rare, et permet de gagner d’un coup. Le poids de la balle (qui est pleine) fait qu’on ne peut la toucher de la main, du pied ni de la tête. Elle est maintenue en l’air et renvoyée par les hanches, les fesses, les épaules et les avant-bras. Aussi, des ceintures de cuir ou de tissu épais protègent les reins, d’autres protections renforcent la tête, les épaules et les mains d’après les sculptures. Sous ces protections, les joueurs sont nus à l’exception d’un pagne et de sandales. Le fort rebond de la balle et l’enjeu probable du résultat font que le jeu est très violent.

L’hypothèse classique du symbolisme solaire, due à l’orientation souvent nord-sud des terrains et à l’analogie entre le mouvement de la balle et le mouvement de l’astre, n’est plus retenue aujourd’hui par les spécialistes. Ils privilégient plutôt le symbolisme agraire lié aux rites de fertilité. En témoignent les figures de sacrifice par décapitation, les végétaux associés et les symboles lunaires. L’analogie caoutchouc-sève-sang-sperme fonctionnerait ainsi comme un rituel de régénération de la vie, les joueurs combattant juste au-dessus de l’inframonde. Le vaincu y est précipité selon certains rites.

Ce jeu de pelote est remis au goût du jour à notre époque, dans ce mouvement de retour à l’indianité qui est l’un des facteurs d’identité du Mexique. Pour ceux qui veulent l’imaginer dans la pratique, David Morrell, auteur américain de thriller et père du célèbre Rambo, décrit un tel jeu dans son roman d’action Usurpation d’identité (Livre de Poche 1993).

La maison des Tortues borde la maison du Gouverneur. Les tortues sculptées en ronde bosse étaient autrefois peintes en rouge ; elles sont le symbole du dieu de la Pluie, bien nécessaire à invoquer dans ce pays sans eau. Le palais du Gouverneur se dresse sur une esplanade de 181 m sur 153 m, à 12 m de hauteur par rapport au site. Il comprend 24 pièces qui servaient à l’administration de l’état. « Les maisons n’avaient jamais de portes mais des rideaux, jamais de fenêtres mais des trous », nous précise le guide. Le seigneur Tchac et d’autres dignitaires sont représentés. Cent trois masques de Tchac ondulent pour évoquer le soleil rayonnant. Devant le palais gît un autel en forme de croix où est sculpté un jaguar. Peut-être a-t-il servi de trône ?

La pyramide de la Vieille Femme est orientée nord-ouest/sud-est, comme le palais du Gouverneur. Alors que tout le reste du site est plutôt nord-sud. « Le 21 décembre et le 21 juin les rayons de soleil y pénètrent en diagonale », explique le guide. La véritable raison serait peut-être à chercher du côté de Vénus : la planète est apparue dans cet axe comme « étoile du matin » vers 750 de notre ère. La pyramide de la Vieille, du 7ème siècle, est l’un des plus anciens d’Uxmal. Un temple la couronne et un réservoir à ciel ouvert la longe.

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Printemps

L’hiver s’éloigne, le printemps naît.

Depuis toujours, depuis au moins que les humains se sont posés pour cultiver la terre et élever les bêtes, le printemps est la saison du renouveau. Le soleil revient, la douceur de l’air, l’herbe pousse et les oiseaux chantent.

La nature tout entière est en joie et l’eau, hier ralentie par le gel, se remet à couler tout comme le sang dans les veines et les hormones chez les adolescents.

Plus belles sont les filles, plus fleuris les garçons. Leur peau au printemps semble refléter la lumière, tels les pétales tout neuf qui s’ouvrent au soleil.

Les fleurs communes, chaque année, me font le même effet qu’étant petit : ils me ravissent. La germination est comme une religion et le printemps non seulement un âge de la vie mais un émerveillement pour toute la vie.

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Premier jour de randonnée

Le bus nous conduit hors de la ville, au pied d’une cordillère au sommet de laquelle se dressent de grandes antennes relais. Il s’agit du mont Huitepec, à 2750 m d’altitude. Ce sera là notre première étape (!).

Nous poursuivons à pied par un chemin qui monte et sous la forêt. Il fait 19°, une température très agréable pour marcher. La grimpée, très pentue, est cependant rude en cette matinée du premier jour. Commencer par une pente pareille n’est pas très heureux. D’autant que le paysage vu du pied des antennes, sur la ville dans sa vallée, ne mérite pas cet effort ni cette présence industrielle. L’étape sera certainement à revoir. N’oublions pas que nous sommes le groupe des cobayes. Nous pique-niquons de sandwiches et de fruits sur le col, un peu plus bas pour ne plus voir les antennes.

Après la « sieste », un repos de près d’une heure passé à discuter de choses et d’autres tout en attendant nos guides de village, nous reprenons le sentier, à peine tracé, dans la forêt. Deux guides adolescents de Chamula nous accompagnent, moins pour nous montrer le chemin que pour nous « encadrer » et nous faire accueillir par les paysans rencontrés. Ceux-ci se méfient en effet plus ou moins de tous les Blancs, surtout ceux qui ne sont pas parqués dans des cars à touristes. Nous pourrions être des espions – on leur a tant parlé de la CIA… Dans chaque village, des jeunes vont nous accompagner ainsi, moyen pour eux de gagner un peu d’argent, de s’ouvrir au monde extérieur en observant de près de vrais étrangers et, pour nous, d’avoir des interprètes en langue tzotzil pour ne pas se méprendre sur nos innocentes pérégrinations. Mais ne nous leurrons pas, marcher ainsi « pour rien » est, pour un paysan attaché à la terre et au labeur quotidien depuis des générations, un luxe de « riche » qui dépasse son entendement.

En pleine forêt, juste au moment de la rupture de pente qui fait plonger vers la vallée, s’élève une chapelle. Elle devait être initialement en plein air mais a été enrichie aujourd’hui de béton armé. La chapelle ouverte est cependant une habitude indienne. La foule assiste à la cérémonie en dansant et en jouant de la musique sacrée.

A l’inverse, l’église fermée est considérée comme entrailles souterraines où réside le jaguar, dévoreur d’énergie, un endroit magique qui donne accès à l’origine, donc un lieu réservé aux initiés. La chapelle de la forêt comporte les trois croix rituelles de ce mélange christiano-maya qui est l’originalité de la région. On dit qu’elles représentent Chultotic le Soleil, Chulmetic la lune et saint Jean-Baptiste leur fils. Le maïs, bâton nourricier offert aux hommes par les dieux, était déjà représenté en forme de croix.

Douze bougies brûlent au pied des croix, elles-mêmes entrelacées de branches vertes et fleuries de « maril », des fleurs rouges dont on ne nous donne que ce nom indien, d’œillets et de camélias. Le sol de terre battue est jonché d’aiguilles de pin, non pour le confort des genoux lors des prières, mais pour y disposer les offrandes à la manière traditionnelle. Dans deux coupes se consument lentement des copeaux de copal, un arbre très résineux de la région, en guise d’encens. Les villages alentours montent ici pour y élever leurs prières mais aussi pour « s’ôter le mal » – physique ou spirituel – selon les habitudes chamanistes.

La descente, toujours dans la forêt, est aussi rude que le fut ce matin la montée. Le sentier est rendu plus glissant encore par les feuilles tombées. Epaisses, brillantes et sèches, elles tombent d’arbres du type eucalyptus appelé, dans la langue locale, « chiquinin ».

Elles tapissent le sous-bois d’une couche aussi crissante qu’instable. Les deux muchachos courent devant nous comme des cabris. Ils ne portent pas de sac et ont été élevés dans les montagnes. Leur jeunesse ne répugne pas non plus, sans doute, à nous montrer leur vigueur et leur connaissance de la forêt, ce qui est bien humain.

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Teotihuacan 3 pyramide du Soleil

Le rio San Juan est presque à sec et coupe le site est/ouest. Une fois traversé, nous allons explorer les édifices superposés, ainsi appelés parce que le plus ancien a été rasé pour bâtir sur ses soubassements. Selon le guide du site, il s’agissait d’habitations sacerdotales comprenant des chambres et des pièces d’apparat. La cuisine était préparée à l’extérieur.

Un puits profond de 12 m s’ouvre dans le sol. Une douche « purificatrice » sort par un conduit surélevé et se déverse sur un mur enduit de stuc. Les prêtres venaient s’y purifier avant les cérémonies. Quatre personnes pouvaient dormir par pièce.

Un peu plus loin, dans ce qui est appelé le « groupe viking », un « coffre fort » à mica a été découvert. Les publications parlent de 29 m² au sol, recouverts de cette matière naturelle brillante comme la lune. On ne sait pas à quoi cela pouvait servir et l’on évoque alors une « fonction symbolique ». Cela ne veut rien dire mais permet de dire quelque chose, ce que les Anglais appellent finement « parler en émettant de l’air chaud ». Ce mica était placé à égale distance du temple à Quetzalcoatl et de la pyramide de la lune ; peut-être était-ce pour refléter l’astre des nuits ou le soleil du jour, comme un « nombril » du site ? Le mica provient de l’état de Huaraca, situé un peu plus au nord. Il était acheminé à dos d’homme par blocs de 34 kg.

Derrière une éminence se dresse alors la pyramide du Soleil, le point le plus visité du site sans aucun doute. Deux colonnes de fourmis humaines grimpent et redescendent les 242 marches en deux files canalisées. Le tout va lentement car les pas sont hauts et les enfants comme les mémères peinent à la montée ou craignent la descente. Ici, comme il est naturel sauf chez nous, les parents traînent les petits partout ; ils font partie de la famille et c’est la famille qui visite et se déplace, pas les individus.

La pyramide se dresse à 63 m de hauteur sur la plaine, assise sur une base presque carrée de 222 x 225 m. Elle comprend cinq étages et son orientation est précise : sa paroi principale, ouverte vers l’allée des Morts, fait face au soleil couchant. Mais la précision de l’orientation tient à ce que, en des jours particuliers de l’année, le centre exact du soleil à son coucher coïncide avec le centre exact de la pyramide à son sommet. La déviation vers l’est est de 17° par rapport au nord astronomique.

Au sommet, les mystiques ou les superstitieux, notamment américains, pointent l’index sur le sol au centre théorique du monument pour, ensuite, élever les bras vers le ciel. Ils cherchent ainsi à se « charger » en « énergie cosmique ». Ils sont, ce faisant, du plus haut comique pour un archéologue de métier. L’astronomie est une science, l’astrologie de l’époque une politique, mais rien de mystique n’a jamais été attesté par les textes indiens ni par les récits recueillis après la conquête. Ni pouvoirs supranormaux, ni soucoupes volantes, j’en ai peur, ne fournissent une théorie plausible, étayée par les découvertes ou par les textes.

Ce besoin de croire, à défaut d’être fondé, est inoffensif… jusqu’à l’explosion du populisme, fondé sur la « croyance » en un Complot que seul le chef ultime, Grand dirigeant ou Leader maximo, peut déjouer, à la Trump, Bolsonaro, Erdogan, Xinping, Poutine. L’explication la plus plausible tient cependant à la cosmogonie particulière des Aztèques : la pyramide du Soleil n’est pas exactement face à l’ouest mais dirigée vers le lieu où le soleil se couche le jour de son passage au zénith. Le zénith étant considéré comme le « centre du firmament », le Soleil était en ce point perçu comme le véritable « cœur de l’univers ». Teotihuacan était pour les Aztèques le lieu où les dieux s’étaient sacrifiés pour donner la vie aux hommes. Comme on le voit, beaucoup de symboles mais rien de secret ; aucune mystérieuse « puissance » n’irrigue jamais ceux qui se placent au sommet de ce centre – sauf le goût prononcé du pouvoir sur les autres…

Une grotte en forme de fleur à quatre pétales a été découverte en 1973 sous le centre exact de la pyramide du Soleil. Un puits profond de 7 m s’ouvre au pied de l’escalier principal menant à un tunnel naturel réaménagé de 103 m de long conduit à cette grotte utérine. Le bon sens veut que la pyramide se soit élevée au-dessus pour composer un ensemble terre-ciel qui relie les dieux autant que le cosmos. Puits et pyramides se complètent.

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Teotihuacan 2 : du sang et des sacrifices

Jacques Soustelle dans Les quatre soleils dresse la liste des sacrifices humains aztèques : « Non seulement ouvrait-on la poitrine des victimes pour leur arracher le cœur et le présenter au Soleil, mais encore faisait-on danser, en l’honneur des déesses terrestres, des femmes vêtues et ornées comme elles que l’on décapitait d’un geste semblable à celui du paysan qui casse d’un coup sec un épis de maïs ; et il y avait les victimes que l’on jetait dans la lagune pour apaiser Tlaloc, et celles que l’on brûlait pour célébrer le dieu du feu, et celles que l’on tuait, puis écorchait au cours des rites de Xipe Totec, le dieux des orfèvres et du printemps : sans parler du jeune homme parfait à tous égards (la liste des défauts physiques qu’il ne devait PAS présenter occuperait deux ou trois pages) que l’on élevait pendant un an dans le luxe le plus raffiné avant de le sacrifier à Tezcatlipoca, ni des jeunes courtisanes tuées en offrande à leur gracieuse patronne Xochiquetzal – qu’il suffise d’ajouter que, sur les dix-huit fêtes annuelles célébrées à Mexico tous les vingt jours, je n’en vois guère que quatre, d’après le Codex de Florence, qui n’ait pas vu couler le sang d’hommes ou de femmes sacrifiés. » Et, par pudeur, il ne parle pas des enfants éventrés en l’honneur du dieu de l’eau.

Un régime de massacre permanent est-il ami de l’homme ? Célèbre-t-il la vie ? Je n’en crois rien. Certes, dans la nomenclature des atrocités commises au nom de la foi les Européens ne sont pas plus blancs malgré les apparences. Montaigne est le premier à défendre le relativisme culturel dans le chapitre des Essais intitulé « Des cannibales ». Il a lu les récits des voyageurs, il a interrogé des Indiens ramenés en France. Pour lui, les Européens sont prétentieux quand ils croient leur civilisation supérieure. Les Indiens, même cannibales, ne commettent pas les atrocités des Blancs aux Amériques, ni celles occasionnées par les guerres de Religion. Le « sauvage » n’est peut-être pas celui que l’on pense. C’est vrai mais, en ce qui concerne les Aztèques, il s’agit d’un « régime » tout entier, d’un système de pouvoir qui n’a pas eu d’équivalent en nos contrées avant le XXe siècle des Staline, Hitler, Mao et Pol Pot.

Je suis bien plus volontiers la thèse de Laurette Séjourné, exposée dans La pensée des anciens Mexicains. Cette française a fouillé dix années durant à Teotihuacan. Les chroniqueurs vantent le civisme des citoyens qui, conscients que l’astre solaire mourrait épuisé s’ils ne l’alimentaient pas avec leur propre sang, se laissaient arracher le cœur avec joie. « Mais si, écrit Laurence Séjourné, au lieu d’accepter passivement ces déclarations officielles, on refuse de considérer comme naturelles des mœurs qui, quels que soient le lieu et le moment, ne peuvent jamais être que monstrueuses, nous discernerons vite qu’il s’agissait en réalité d’un Etat totalitaire dont l’existence était fondée sur le mépris absolu de la personne humaine. » p.21

Pourquoi tant de contrainte si tous étaient enthousiastes ? Pourquoi ces prescriptions de maniaques dans toutes les circonstances de la vie aztèque – rang, vêtements et rituels sociaux – s’il s’agissait seulement de nourrir le Soleil ? Pourquoi cet effondrement brutal du plus grand empire de la région, sous les coups d’un millier seulement d’Espagnols selon Diaz del Castillo – si tous les peuples alentours n’avaient pas été soulagés de pouvoir faire cesser cette tyrannie ?

Laurette Séjourné avance une hypothèse historique pour expliquer cette dérive totalitaire. Les tribus chichimèques, lors de leur transformation au XIVe siècle de groupements nomades en communautés agricoles, ont conquis la vallée de Mexico par des guerres incessantes. Le succès a sanctifié les actes, les exploits tous plus féroces les uns que les autres ont donné le sentiment aux Aztèques que tout leur était permis parce que leurs victoires montraient à tous qu’ils étaient « élus » des dieux. Mais la culture sophistiquée que l’on prête aux Aztèques vient des vaincus, notamment ces Toltèques dont l’habileté artistique et l’expertise astronomique se reconnaît dans les fouilles. Leur roi Tollan était décrit dans les chroniques comme de haute élévation morale. Et Laurette Séjourné d’écrire : « comme il semble de règle pour tous les despotismes, celui des Aztèques ne put s’implanter qu’en s’emparant d’un héritage spirituel qu’il transforma en le trahissant, en arme de domination » p.35.

Après une phase explicative que les Américains – grands spécialistes des Mayas – appellent « humaniste » dans les années 1940 et 50 mais que je qualifierais plutôt de « conservatrice », puis une phase « matérialiste » avec le scientisme mâtiné de marxisme des années 1960 et 70, les théories penchent à nouveau vers l’explication « politique ». Jacques Soustelle, « humaniste », considérait que les sacrifices humains étaient du donné ethno-historique, un « c’est comme ça » rituel. Il n’a pas d’autre explication que de répéter ce qui se disait chez les Espagnols sur l’alimentation du Soleil en sang humain. Le « matérialisme » a tenté d’expliquer par le seul univers matériel cette pratique pour nous barbare : l’essor démographique aurait nécessité des régulations périodiques dont la guerre et le sacrifice fournissaient les moyens. Ou bien, autre interprétation matérialiste, bellicisme et massacres inspiraient la terreur pour assurer le pouvoir. Cela restait un peu court.

Arthur Desmarest, de la Vanderbuilt University, a repris l’explication de Laurette Séjourné sans la citer : le sacrifice légitimait les dirigeants si bien qu’un peu plus tard, le sacrifice a légitimé l’Etat lui-même. Le culte militariste servait à alimenter les prêtres en captifs sacrifiables et le tout justifiait la médiation étatique entre les hommes et les dieux : l’univers s’arrêterait si les sacrifices n’étaient pas consommés. Au lieu de légitimer le pouvoir, le sacrifice humain est devenu la force motrice du pouvoir, sanctifiant son expansionnisme militaire et sa prégnance autoritaire sur toute la société (in La Recherche n°175 mars 1986).

En 1999, la découverte d’une tombe intacte, datée de 150 de notre ère à peu près, vient conforter cette hypothèse. Un homme jeune y reposait, accompagné de riches offrandes, deux jeunes jaguars, sept oiseaux, deux statuettes de pierre verte, des figurines en obsidienne, des couteaux, pointes de flèche, pendentifs, miroirs de pyrite… Mais le défunt reposait les mains attachées dans le dos comme s’il avait été prince, mais immolé. Tout comme les quelques 150 squelettes découverts dans les années 1980 et 1990 près de la pyramide de Quetzalcoatl, principalement des jeunes hommes entourés d’armes, portant de grands colliers figurant des mandibules humaines – et tous les mains liées dans le dos. Les Aztèques aimaient le sang, la guerre, la torture de la jeunesse, la mise à mort. Que ce sadisme émerge nécessite une explication ethno-historique. Mais qu’il puisse fasciner aujourd’hui doit avoir une explication psychopathologique liée à nos sociétés. Or il y a beaucoup de touristes sur ces restes de cités tyranniques. Des milliers de gens foulent les marches que le sang a inondées durant des siècles.

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Italo Calvino, Monsieur Palomar

Dernier roman publié par l’auteur italien, mort en 1985, Monsieur Palomar au nom d’observatoire est devenu observateur. « Un peu myope, distrait, introverti (…) Il lui est pourtant arrivé que certaines choses – un mur de pierres, un coquillage vide, une feuille, une théière – requièrent de lui une attention prolongée et minutieuse » (Le monde regarde le monde). Palomar est maniaque, méticuleux, logique. Rien n’échappe à son œil acéré, ni à son esprit logique.

Ce sont ces mésaventures du regard qui sont ordonnées en livre, en trois parties composées de trois sous-parties elles-mêmes diffractées en trois éléments allant de l’expérience à la culture puis au cosmos. Au fond les trois étages de l’humain : les sens, les passions, l’esprit. Cette architecture rend le livre un brin artificiel, certaines parties paraissant forcées tandis que d’autres sont toutes d’élan. Mais elle rend compte du regard d’écrivain, celui qui observe, celui qui compatit, celui qui voit.

Dès les premières pages, vous saurez tout ce qu’il y a à savoir sur une vague ; il n’en faut pas moins de cinq pages. De cette chose, le regard passe au sein nu (de femme), agréable émotion délicatement décrite d’après nature. L’épée du soleil, qui darde un dernier rayon avant de se coucher, permet à l’esprit de s’élever aux infinis. Et ce n’est que la première sous-partie « Plage » de la première partie « Palomar en vacances ».

« La contemplation des étoiles », aride, abstraite, artificielle, m’a le moins charmé ; « Le parterre de sable » qui décrit un jardin zen m’a au contraire emporté. Entre les deux, l’empathie du « Ventre du gecko », la sensualité gourmande de « Trois livres de graisse d’oie », la méditation sur « L’ordre des Squamifères » ou « Comment apprendre à être mort » ont été des séductions.

C’est un roman court, un peu difficile mais qui, lu à petites doses, au calme et en prenant son temps, apprend beaucoup sur les choses, les êtres et le monde qui nous entoure. Toute une philosophie. Car le monde est fractal : plus on l’observe, plus on l’approfondit, plus s’ouvrent des abymes.

Italo Calvino, Monsieur Palomar, 1983, Folio 2020, 192 pages, €6.90 e-book Kindle €6.49

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Noël ou la Naissance

Noël est une fête religieuse chrétienne, la naissance du Christ (Natalis dies en latin – jour de la naissance) ; elle est aussi une fête païenne, le jour du solstice d’hiver où le soleil renait (Neo helios en grec – nouveau soleil). Les Romains fêtaient les Saturnales et les orientaux Mithra sous forme d’un nouveau-né jusqu’au 25 décembre, puisque l’année romaine ne commençait qu’en mars. C’est en 394 que le pape Liberus a fixé le 25 décembre comme date de la naissance du Christ, pour détourner les païens (de paganus, le paysan) des fêtes du solstice.

Au Moyen-Âge, les viandes servies étaient symboliques. Le porc, la truie, le sanglier disaient la fécondité en raison de leurs nombreuses portées ; la dinde, l’oie, le paon à cause de leurs gros œufs, gros de vie et comme messagers de l’au-delà.

A la Renaissance, on offrait des fruits secs et des noix en plus des œufs, signes de fécondité par leur longue conservation. Les crèches, sous l’influence de saint François d’Assise, naissent en Italie au XIIIe siècle comme spectacles vivants (avec bébé tout nu véritable et petit Jean le Baptiste à peine vêtu d’une peau de bête qui lui barre le torse). Elles ne se généralisent en France qu’au XIXe siècle. Une « laïcité » mal comprise les fait supprimer de certaines mairies pour ne pas « choquer » les incroyants et non-croyants, autrement dits mécréants. Aussi ne parle-t-on plus de « Noël » mais de « fêtes de fin d‘année » – comme si l’on disait « fête du mouton » (à qui on fait sa fête) pour l’Aïd ou « fête du printemps » pour Pessah ! Le victimaire est une idéologie morbide qui va nous faire collectivement crever.

Ce n’est qu’en 1882 que le Père Noël apparaît – aux Etats-Unis. Le début de l’acculturation européenne par les mythes commerciaux d’outre-Atlantique. Suivront la Fête des Mères, Halloween, les Super Tuesday et ainsi de suite.

Aujourd’hui, chacun fête la naissance : de l’enfant, de l’année, de la vie. Le sapin, toujours vert en hiver, symbolise la génération (le Vert-galant) et l’espoir de voir le soleil, donc la vie, renaître de la nuit. Les morts et les vivants communiquent par le rite du cycle, ils transmettent la vie reçue en héritage. L’usage symbolique du sapin de Noël naît en Allemagne, pays de forêts et est attesté vers 1600. Il est introduit en France par Hélène de Mecklembourg, épouse du fils aîné de Louis-Philippe, donc très tard. Mais le houx, toujours vert avec des boules rouges, est attesté depuis très longtemps en Angleterre et en Irlande. Les Portugais choisissent le pin et les branches d’oranger, ramené de Chine lors des Grandes découvertes – car cette plante sempervirente reste verte en hiver.

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Christian Jacq, Néfertiti l’ombre du soleil

L’Egypte ne connaissait pas le machisme patriarcal des religions du Livre ; les femmes avaient du pouvoir, y compris en politique. C’est Tiyi, l’épouse d’Amenhotep III, qui règne sur la politique étrangère du pharaon, c’est Néfertiti, l’épouse du fils de Tiyi Amenhotep IV dit Akhenaton, qui surveille les peuples menaçants et soutient son roi mystique. Néfertiti signifie « la belle est venue », autrement dit d’incarnation d’Hator, la déesse des étoiles, donc de la bonne navigation et de l’amour.

Néfertiti, avant d’être épouse du prince héritier du pharaon, est adolescente rebelle, fille d’un administrateur d’une province de Haute-Egypte. Christian Jacq romance son histoire avec sa connaissance précise de l’Egypte antique. Ay est appelé à Thèbes pour servir l’administration du pharaon et sa fille aînée Néfertiti, à 17 ans, est remarquée par le prince Amenhotep lors de la soirée de présentation. Il a le coup de foudre et c’est réciproque. Tiyi va convoquer la jeune fille, la percer de son regard, puis consentir. Néfertiti se marie à 17 ans, comme Christian Jacq. Le couple restera amoureux jusqu’à la fin, se caressant nus, se baisant sous les yeux de la foule, copulant pour six filles successives en quinze ans. Cette païennerie mystique avant la Bible et surtout le Coran est très rafraîchissante et Christian Jacq l’évoque avec une pudeur admirative.

Amenhotep IV aime la vie et ce qui donne la vie : la lumière, le soleil, la fécondation, la femme. Son frère aîné était destiné au trône mais il est mort trop tôt. C’est donc à lui qu’échoit la tâche et il y répugne, préférant les papyrus et la méditation sur les choses éternelles. « Le pharaon n’était pas un tyran agissant selon son bon plaisir ; premier serviteur de Maât et soumis à sa loi, il composait avec les principaux corps de l’Etat, soucieux de l’équilibre et de la prospérité du pays » ch.27. Maât est la déesse de l’équilibre, de la vérité, de l’équité et de la justice. Néfertiti va l’aider, volontiers autoritaire et toute dévouée au projet du pharaon. Il est de contrer les prêtres d’Amon, le dieu principal d’une multitude qui ne s’adore que dans l’ombre et le secret. Lui préfère Aton, le dieu soleil, l’unique à donner la vie et à féconder humains, bêtes et plantes. Contre la tradition et le conservatisme de servants repus et trop enrichis qui complotent volontiers pour servir leurs intérêts au nom des dieux, Akhenaton va fonder une nouvelle religion, un nouveau temple, une nouvelle capitale.

Entre Thèbes et Memphis, entre le Nil et les collines, s’élèvera Amarna, la ville du désert fertilisée par les puits et par le soleil levant. Son temple à Aton sera entièrement ouvert au soleil et, de cette capitale utopique, naîtra une existence nouvelle. Tout est conçu, bâti et achevé en deux ans, prenant de court les réactionnaires et forçant les indécis à choisir le camp de pharaon et de l’avenir. Les filles naîtront, vivront nues dans la nature au cœur de la ville, assisteront leur père aux cérémonies. Akhenaton donnera l’image d’un père fécondateur heureux qui veut le bonheur de son peuple, offrant en exemple sa famille. Sa femme est à son ombre, en retrait mais accolée à lui et lui à elle.

Néfertiti meurt vers 1333 avant notre ère, vraisemblablement avant son mari. Son probable neveu Toutankhamon, né dans la douzième année du règne, deviendra pharaon vers sa dixième année et épousera la troisième fille de Néfertiti de cinq ans plus vieille, ce qui le légitime. Il quitte Amarna pour Thèbes et la terminaison Aton pour Amon. Amarna sera rasée et les prêtres tradi rétablis dans leurs privilèges gras. Le jeune pharaon mourra à 18 ans d’une blessure, laissant à la postérité une sépulture inviolée jusqu’en 1922, 3250 ans plus tard, et un masque d’or de toute beauté. Le général Horemheb deviendra pharaon et fondateur de la dynastie des Ramsès.

Malgré les hypothèses qui circulent sur le destin de Néfertiti, faute de documents probants, Christian Jacq privilégie celle qui rassemble le plus de faits établis. Ce pourquoi la forme du roman est à mon avis la meilleure pour rendre vivante cette reine exceptionnelle. Il est écrit en 77 courts chapitres qui font progresser l’action par de courtes phrases directes et beaucoup de dialogues, à la moderne, sans jamais ennuyer. Car son voyage de noce en Egypte à 17 ans en 1954 l’a ébloui. Il a poursuivi des recherches en égyptologie sous la direction de Jean Leclant jusqu’en 1979, année de soutenance de sa thèse de doctorat sur les rites funéraires égyptiens. Ecrivain prolifique (plus de 200 titres !) il connait le succès par ses sujets ésotériques ou égyptiens. Il dirige l’Institut Ramsès chargé de publier des transcriptions de textes anciens et crée un fonds photographique sur les monuments d’Égypte.

Ce bonheur de lecture ne dispense pas de lire des ouvrages de chercheurs sur l’Egypte antique, mais il nous fait vivre de l’intérieur la mentalité reconstituée du temps, ce qui est précieux pour entrer en empathie avec ceux du passé.

Christian Jacq, Néfertiti l’ombre du soleil, 2013, Pocket 2014, 448 pages, €7.95

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Jeunesse à dorer

La ville et le confinement ont donné un teint d’endive aux gamins. Il est temps que l’été redore leur derme en ôtant leur blouson. Un 12 ans rêve en chambre à la liberté de plage.

Une adolescente déjà avancée se mire en son miroir pour préparer ses seins au soleil et à l’eau.

Un 15 ans se dénude en sa banlieue pour faire comme si le béton n’était que sable sans la chaux ; il a chaud.

Le garçon rêve de torse nu tout l’été, la liberté du vent, la sensualité de la peau, l’aplomb des muscles qui s’affirment.

La fille rêve de seins moulés, raffermis, admirés.

Rares sont désormais les plages où les filles peuvent aller seins nus : bientôt tous en burkini ? Tous voilés comme en cette vaste plage du Sahara ? Nous avons gardé le bas malgré toutes les « révolutions » ; nous voici voilés du haut par la sourcilleuse maman Covid – le reste n’est qu’une question de pression rétrograde.

En attendant, les amis en prime adolescence se confortent, le corps sain et le cœur offert, tous les sens en éveil pour vibrer à l’unisson de la vie alentour. Une belle philosophie que cette aptitude spontanée au bonheur plutôt que les souffrances névrotiques des « religions » qui châtient le corps pour dominer l’âme.

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GR 20 corse Samedi 15 août

La marche sous le soleil harasse vite, surtout les premiers jours en plaine où la chaleur est lourde et les sacs plus lourds. Dès le sentier balisé abordé, il faut grimper jusque vers 2000 m, avant de ne redescendre que très lentement en-dessous de la barre des 1000 m.

Nos corps de citadins réapprennent le temps lent et réglé des pas qui durent, la fatigue des jambes et des épaules, la joie physique du souffle qui s’accélère et s’amplifie pour s’apaiser après l’effort, la sueur qui coule sur le front, dans le dos, sur la poitrine, l’irradiation du soleil sur la peau nue ou la caresse rafraichissante d’une brise sur les sommets.

Le plaisir est d’aller au rythme biologique du pied et du soleil, jamais trop vite, réglé par l’astre qui réveille et qui couche – question de température. On en vient d’ailleurs à compter très vite la distance non plus en kilomètres mais en heures de marche. Nous redécouvrons le corps et ses besoins simples : aller, boire, manger, dormir.

Nous trouvons le sommeil à un quart d’heure de la crête, juste en-dessous exprès pour éviter le vent. L’herbe est sèche et les pins apparaissent noirs sur le ciel.

Nous avons effectué depuis ce matin peu de distance mais notre manque d’entraînement et la chaleur nous achèvent. Sur le GR, nous faisons de fréquentes rencontres : un couple jeune et joli, une famille de pépés minuteurs, deux Allemandes en sandales coiffées comme les vaches, trois femmes écolos–dynamiques certainement enseignantes, enfin, le lendemain matin, deux Parisiens bon vivants avec chiens.

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Perlette goutte d’eau

J’avais déjà 5 ans lorsque ce petit livre est paru. Il m’apprenait l’écologie sans le savoir, comme l’autre faisait de la prose.

C’est l’histoire d’une goutte, tombée d’un nuage parce quelle trouve le paysage joli. Une campagne humanisée avec champs carrés verts et jaunes, toits de tuiles rouges des villages.

Elle tombe comme une fleur dans une fleur, une anémone qui prenait le frais et n’avait heureusement plus soif. Le soir tombait, Perlette s’endormit sous les pétales.

Quand le soleil revient au matin, le papillon puis la fleur commencent à avoir soif et Perlette, qui ne veut pas être avalée, se glisse le long de la tige et rebondit jusque dans le ruisseau.

Elle échappe à peine aux larges goulées d’un bœuf à l’abreuvoir puis rencontre un moulin, où elle pousse les pales avec ses consoeurs pour faire tourner la roue. Elle pousse ensuite un train de bois.

Le soir venu, elle échappe au gros rat et au gros poisson puis repart au fil de l’eau.

Petit ruisseau devient grand fleuve et passe par la grande ville. mais Perlette ne veut pas visiter par le petit tuyau car ce sont les égouts.

Après avoir navigué toute la nuit, elle parvient à la mer. Elle en a assez et une vieille méduse lui dit de s’adresser au Père Soleil. Il souffle sur elle comme Dieu donne la vie et la rend légère pour monter dans le ciel.

Où elle retrouve son petit nuage rose et peut raconter ses aventures à ses sœurs.

Le livre est indiqué « de 7 à 12 ans » mais les gamins d’aujourd’hui sont moins ignares qu’en 1960 et il faut plutôt lire de 3 à 7 ans. C’est tout le cycle de l’eau qui est conté de façon poétique ; il explique d’où vient la pluie et l’eau des rivières, ce qu’elle accomplit en chemin avant de retourner au nuage. C’est une histoire concrète d’écologie appliquée. Pédagogique et toujours édité !

Marie Colmont, Perlette goutte d’eau, 1960, dessins de Gerda, Albums du Père Castor Flammarion 1993, €7.00

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Cascade de Nauyaca

Le lever est avant cinq heures du matin. Petit-déjeuner copieux alors qu’il fait encore nuit avec œufs brouillés trop secs, toasts mal grillés, tranches d’ananas et de pastèque – et bien sûr le riz aux haricots noirs pour les amateurs de cuisine locale. La plage nous attend pour l’embarquement à six heures. La mer est calme mais le ressac nous oblige à embarquer avec de l’eau jusqu’aux cuisses. L’un des aides, un probable neveu de la famille, a autour de 20 ans et mouille son débardeur jusqu’au cou. Il s’en débarrassera une fois en mer pour un T-shirt blanc imprimé d’un slogan de pêche au Costa Rica, révélant entre temps une poitrine souple à la musculature ferme.

Le capitaine et sa bourgeoise au sourire à double rangée de crocs sont mignons, assis tous les deux sur le banc central. Ils sont amoureux. Nous sommes le 15 août, fête de Marie montée entière au ciel, dogme papal établi en 1950 seulement et jour férié dans ce pays très catholique.

Nous emmenons avec nous sur le bateau un couple hollandais et leurs deux filles, deux belles plantes robustes et blondes de 14 et 16 ans habillées en rose et blanc. Le bateau est plus grand que le précédent, propulsé par deux Yamaha de 250 CV Four Strokes et nous filons vite sur la mer calme, puis dans la rivière en remontant le courant. On peut en fait rejoindre le lodge par la route qui arrive sur les hauteurs, un bac permet de traverser la rivière. Mais c’est plus long et empêche cette impression de bout du monde qu’est le parc du Corcovado sur la péninsule d’Osa. Le bateau effectue un passage dans la mangrove par un bras annexe. Les arbres étanchent le sel pompé avec l’eau par leurs racines dans des formes de grosses boules sur leur tronc, ce qui fait comme des goitres.

Nous faisons deux heures de bus avec arrêt au supermarché pour acheter le pique-nique. Puis nous partons aux cascades (payantes) de Nauyaca.

Nous allons marcher 5 km, 1h30 aller et autant au retour. Nous commençons par une forte descente qu’il faudra remonter, puis survient une alternance de montées et de redescentes au soleil ou sous les arbres pour entrer dans le domaine privé de la cascade. Il a fallu s’inscrire, acquitter d’un droit (inclus dans notre forfait de voyage) et porter un bracelet rose tribal attestant de notre appartenance – tradition yankee. Un gardien en bottes surveille le site d’un air débonnaire mais vigilant. Les premières cascades s’abordent par le haut, elles sont trois et bien échevelées. Un sentier étroit, pentu et glissant mène à d’autres cascades issues des premières qui forment un bassin avec un courant assez fort. Nager jusqu’au pied de la cascade n’est pas aisé et je renonce assez vite. Justin y parvient, s’assoit sous la cascade puis devant, et filme avec sa caméra GoPro.

Nous nous baignons dans les vasques creusées par l’eau dans le roc. L’onde est douce et nous change de l’océan mais la température est nettement plus fraîche. Nous ne sommes pas seuls, loin de là, les locaux sont venus en ce 15 août férié, mais surtout des touristes américains viennent s’y baigner. Un couple d’une Chinoise et d’un Blanc aux deux petits garçons qui ne se baignent qu’en T-shirt jaune est amusant à observer.

Un jeune Américain aux muscles développés mais fins de probable surfeur et à la longue chevelure vient probablement de Californie avec sa copine aux cheveux également de bonne longueur. Ils sont jeunes, probablement guère plus de 20 ans, et ont chacun un téléphone mobile et une caméra GoPro montée sur perche. Ils nagent à peine et préfèrent se filmer mutuellement et se photographier pour transmettre leur bonheur en instantané, posant en Tarzan et Jane devant les chutes. Le sourire de la fille quand elle tapote sur son téléphone montre qu’elle a déjà reçu au moins un commentaire.

Notre pique-nique est copieux, composé sur place et acheté par Adrian au supermarché. Le pain n’est pas mou pour une fois car nous ne mettons les ingrédients dedans qu’au dernier moment. Sont à notre disposition de la salade, des tranches de tomates et de concombre, du poivron mariné, du thon fumé en boîte ou du jambon, de la mortadelle, du fromage en tranches sous blister ainsi que trois ananas mûrs en dessert. C’était trop et nous n’avons pas fini. Adrian a invité le gardien à se faire un en-cas. Le couple de jeunes Américains se contente d’un sandwich chacun, tiré de leur petit sac à dos. Comme ils nous ignorent et ne sympathisent pas, avec l’arrogance habituelle aux Yankees, je ne leur ai pas proposé de nourriture.

Nous sommes revenus au bus par une marche épuisante qui nous a laissé en eau. La dernière pente de 200 m de dénivelée à 2200 m était redoutable. Sur le chemin, j’ai quand même eu la force d’observer un ara solitaire.

Sur la route, nous apercevons parfois une corde tendue en travers, à bonne hauteur : elle est pour les singes, qu’ils puissent traverser sans passer sur le sol où ils se feraient aplatir par les véhicules. Des panneaux figurant un tapir signalent que des animaux autres que les singes peuvent traverser la route.

Nous rejoignons la route transaméricaine avant de nous élever jusqu’à 3500 m d’altitude puis de redescendre dans le parc naturel vers 2200 m. C’est là que se situe notre hôtel Savegre, du nom du rio qui a creusé la vallée. Il fait 19° centigrades dehors mais l’humidité et le brouillard donnent froid dans la forêt nuageuse de San Gerardo de Dota. Avant l’hôtel, nous nous arrêtons dans un restoroute pour un café qui a du goût et peu de force, à l’américaine. Mais son eau chaude est revigorante. L’hôtel est une suite de bungalows dans la nature, parmi les fleurs tropicales. La végétation reste luxuriante même à 3500 m mais le quetzal, qui hante les avocatiers, ne se montre pas. Il fait pourtant la fierté du parc.

Nous sommes contents de prendre une vraie douche, même si elle n’est que tiède, de nous changer et de nous vêtir plus chaudement. Le dîner buffet est somptueux avec une soupe aux poireaux, une truite façon tartare, du fromage mariné à l’huile et au poivre, des cœurs de palmier, des pilons de poulet sauce barbecue, de la truite grillée sauce poivre, de la purée, des pâtes, des légumes, des profiteroles, de la glace vanille et des poires au vin. Le cuisinier est belge.

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Plage de San Josecito ou plongée au masque

Les grondements se sont calmés cette nuit et le temps au matin est plus riant mais les vagues se brisent encore dans un bruit assez fort. Eff passe le temps dans le cocon du hamac sur la terrasse du bungalow, une première expérience pour ce grand nerveux.

Deux groupes se forment, le premier reprend une fois de plus un bateau vers l’île del Caño à 8 km au large pour aller plonger en masque et tuba – rebaptisé snorkeling dans le globish à la mode. Parti à huit heures avec les masques et les palmes du lodge, plus les gilets de sauvetage rouges pour faire balises flottantes, ils comptent voir des baleines et des dauphins. Ils en observeront en effet une plonger assez près de leur bateau ; elle a émergé et soufflé comme au premier jour. Certains ont vu un requin, mais peut-être l’ont-ils imaginé ; d’autres n’ont vu que des barracudas plus communs. Avec le masque, ils ont reconnu quelques poissons dont le perroquet et la carange mais la visibilité était trop faible. En bref, je ne regrette pas. L’orage de ces jours derniers à remué les fonds marins et l’eau n’est guère transparente ; ils sont assez déçus.

L’autre groupe, dont je suis, ne part qu’à 10 heures et restera sur la plage prévue pour le pique-nique vers 13 heures, lorsque le premier groupe reviendra avec tous les autres bateaux de touristes. La femme bien portante au sourire en calandre de Cadillac nous accompagne « pour la sécurité » alors que nous connaissons parfaitement le chemin : il suffit de longer la plage. Oui, mais s’il y a un serpent ?

Nous marchons sur le sable vingt-cinq minutes après avoir médité face aux vagues au bord du lodge pendant une heure. Deux aras colorés et gais consentent à s’envoler sous nos yeux. Des sortes de merles au chant mélodieux nous attendent près du sable, sous les arbres. Ils savent qu’il y aura des miettes après le pique-nique.

La plage est protégée par une barrière de rocher et un îlot où se dressent un palmier ainsi qu’un feuillu en parasol, peut-être un guanaste. La houle ne parvient pas jusqu’à la plage, il n’y a pas de rouleaux. L’eau est peu profonde à marée descendante et permet une baignade sans risque d’autant que le fond est sableux ; l’eau est bien à 28° centigrades. Nous sommes seuls sur la plage déserte de sable gris bordé de cocotiers.

Le soleil est voilé mais les UV sont puissants. Eff, parti se promener trop longtemps torse nu en subira les conséquences sur sa peau trop blanche d’enfant très protégé. Les rouleaux soupirent au-delà de l’îlot tandis que les merles se rappellent à notre souvenir et qu’une cigale ou deux saluent le soleil presque revenu. Les nuages cumulés dessinent des moutons tandis que la mer est d’un gris-vert tout à fait Pacifique.

J’alterne les bains et les siestes à l’ombre, torse nu, en attendant les explorateurs échoués sur l’île en face. Un peu à l’écart des autres, je ressens une impression de bout du monde. La conversation s’est éteinte, le magistrat est loin, explorant les anfractuosités de la côte, l’avocate et l’enseignante lisent un livre, la Lyonnaise et la fille aînée de l’est bronzent en deux-pièces, les yeux fermés. Je regarde et j’écris. Les palmes sont à peine frissonnantes d’une brise minuscule.

Un bateau arrive droit de l’île, puis un autre, puis une dizaine se pointent depuis l’horizon, dont le nôtre. Tout le monde pique-nique au même endroit avant de repartir – en bateau pour la plupart. La plage est noire de monde. Hollandais, Français, hispanophones, chacun a son bateau, sa table et ses glacières de pique-nique, sa salade de pâtes au thon, sa salade verte, ses tomates, ses concombres, ses oignons, son jambon reconstitué, son fromage en tranches sous blister, son pain de mie américain, ses ananas locaux et ses jus multifruits en brick. Quelques tables et bancs ont été grossièrement aménagés mais ils sont insuffisants pour l’ensemble des groupes et la plupart s’installent directement sur le sable ou assis sur les troncs échoués. C’est à cet endroit il y a deux jours que nous avons pris l’apéritif, mais nous étions tout seul et la plage était calme. Les petits merles et les merlettes grappillent habilement des miettes en sautillant, comme prévu. Le chien mi-terrier mi-bouclé qui nous a accompagnés ce matin repart en bateau, empoigné par sa maîtresse au sourire automobile. Car, avant 14 heures, l’orage gronde à nouveau et la pluie ne tarde pas à suivre. Nous rentrons à pied, les adolescents des autres bateaux se rhabillent et remballent les serviettes ; les filles, les gros, les vieux et les vulgaires suivent.

Le groupe de 27 Hollandais assez jeunes font comité d’entreprise ou association sportive. Ils braillaient hier soir et fêtent un anniversaire aujourd’hui avec ce chant rythmé germanique fait pour souder le groupe. Ils préparent ce soir leurs valises sur la plage pour le départ. Lorsqu’ils sont partis, règne un grand calme dans les bungalows de la palmeraie. Pas un souffle de vent, une atmosphère gorgée d’humidité étouffe déjà, bien qu’elle garde un peu de la fraîcheur du remuement des atmosphères d’hier.

Je n’ai qu’un filet d’eau pour ma douche : ce sont les chambres du même bungalow qui doive tirer en même temps. Heureusement que l’eau est froide, ces dames de la chambre du bas restent peu sous le jet et je peux enfin profiter de ce répit pour obtenir un débit normal. Nous avons du ceviche au dîner, du poisson cru en petits morceaux marinés dans un citron vert, des oignons et de la coriandre fraîche. C’était la journée poisson.

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Christine Fizscher, L’ombre de la terre

La poésie n’est pas facile vendre car elle demande du silence et du recueillement pour la lire, ce qui manque de plus en plus en notre époque sollicitée par les mobiles, le net, les chaînes en continu et les médias sociaux.

Le génie fait entrer très vite dans l’œuvre, que l’on pense à Eluard, à Saint-John Perse, à Rimbaud, à Baudelaire ou même à Villon. C’est un peu plus difficile pour les auteurs contemporains qui n’ont pas derrière eux la tradition et notamment pour musique la discipline du vers rimé en pieds déterminés.

Christine Fizscher écrit depuis dix ans au moins et a publié deux romans de liaisons et d’amours, La dernière femme de sa vie et La nuit prend son temps.

Ses vers libres ont un rythme et du souffle, mais sotto voce, comme s’il ne fallait pas effrayer le silence ni peupler les ombres. Tout commence en été en Grèce, tout finit peut-être en Espagne en hiver. Entre temps des amours enfuies, des souvenirs d’enfance estompés, la maison de famille qui s’efface.

Difficile de parler de poèmes : ils sont tissés de mots dont les sons se répondent ; ils sont colorés de sens selon les termes choisis. Mieux vaut citer quelques vers pour se faire une idée.

« Ta voix me chauffe comme un poêle,

fait jaillir des larmes, des branches de foudre,

elle hisse de courtes voiles

pour les plus violents des vents.

Mais voilà, je reste à ma table sagement,

avec dans les jambes et les reins

des impatiences, des secrets murmurés ;

dans les veines mon sang blotti,

dans la gorge des sons retenus, froissés.

Et j’ordonne à ta voix de te taire, de s’effacer. »

 

Ce n’est pas hermétique mais intemporel, une inquiétude de la chair qui s’exprime par la langue, l’intime en narration, au rythme des saisons.

L’ombre de la terre qui attache et angoisse s’oppose au soleil qui luit et tranche ; elle est un tempérament.

François Cheng s’en est ému dans une lettre-poème en réponse envoyée à l’auteur.

Christine Fizscher, L’ombre de la terre, photographies de Jonathan Abbou, éditions Dumerchez 2018, 47 pages, €15.00

 

Attachée de presse Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Gérard Muller, Le soleil noir de Tenerife

Aux Canaries, territoire espagnol, réside le plus haut sommet du pays, le volcan Teide qui culmine à 3718 m. A son pied, l’observatoire astronomique de Tenerife, ouvert en 1964. Il comprend plusieurs télescopes solaires destinés à étudier l’astre et un radiotélescope. C’est dans ce décor que Gérard Muller situe son thriller scientifique : il ne s’agit pas moins que de découvrir le secret de la matière noire !

Cette « matière », invisible et impalpable, constituerait près d’un tiers de la masse de notre univers. L’hypothèse de son existence est déduite de l’écart entre la masse dynamique et la masse lumineuse des observations. Le romancier (car il s’agit d’un roman) imagine qu’une tache noire apparaît soudainement un jour dans le soleil. Les astrophysiciens sont stupéfaits, mesurent, calculent, supputent. La seule hypothèse improbable est celle de la matière noire !

Et voilà Fernando et Monica, sa stagiaire doctorante, pris de frénésie : ils annoncent au monde cette découverte inouïe, et le monde se partage. Non entre les sceptiques et les enthousiastes, mais entre les Etats-Unis militarisés sous son président macho et la Chine qui a laissé Mao et avance en avance en technologie secrète. Justement, un stagiaire doit débarquer dans l’observatoire de Tenerife ; Li a insisté tout particulièrement pour travailler avec Fernando et déploie tout son charme et son intelligence pour le convaincre de quelque chose.

En dire plus serait dévoiler l’intrigue, fort bien menée après des préliminaires un peu lents. Les découvertes dues au hasard montrent comment fonctionne le savoir et l’exploration des hypothèses scientifiques est passionnante, même pour qui n’y connait rien. L’on se prend à aimer les personnages malgré leur peu d’épaisseur psychologique et le fait que l’on ne connaisse absolument rien de leur passé, de leur histoire humaine. Comme s’ils étaient nés aujourd’hui. Les conventions à la mode veulent que deux soient homos, adeptes de la procréation médicalement assistée et des mères porteuses, et que tous, hommes comme femmes, aient un physique de dieux. A croire que l’auteur écrit pour des adolescents.

Les adultes peuvent y prendre plaisir et marcher dans l’histoire. Sauf que Gérard Muller affectionne le mot rare de sérendipité (découverte inattendue, comme Ceylan jadis par les navigateurs), tandis qu’il abuse nettement du mot globish « challenge » que n’importe quel dictionnaire papier ou traducteur en ligne est pourtant capable de mettre en français correct :  « défi », « émulation ». De même, l’usage trop fréquent du terme « global warning » laisse dubitatif sur la culture véhiculée par ce genre de littérature, trop colonisée par l’esprit Yankee. D’autant que lesdits Yankees du président macho n’en ont manifestement rien à foutre du climat et de l’alerte générale !

Au total, une performance heureuse de thriller scientifique avec une hypothèse audacieuse sur l’origine de la matière noire, mais une certaine indigence dans la psychologie des personnages et le vocabulaire de la narration. C’en est presque dommage tant le plaisir à le lire reste grand. Si vous avez 15 ans, prenez-le tant qu’il en est encore temps – ensuite, vous serez plus exigeant.

Gérard Muller, Le soleil noir de Tenerife, éditions Lazare et Capucine 2019, 165 pages, €15.00

Attachée de presse Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Ray Bradbury, Un remède à la mélancolie

Bradbury est un poète, il l’a montré dans ses Chroniques martiennes déjà présentées. Ce recueil-ci présente 22 nouvelles douces et amères où la tendresse pour les jeunes, les filles et les enfants se montre à chaque page.

Le remède à la mélancolie qui forme la trame de la première nouvelle, est une langueur d’amour. Une jeune fille se meurt au XVIIIe siècle et chaque médecin y va de sa saignée et chaque rebouteux de sa pilule. Les parents n’y comprennent rien, mais c’est normal : « femme, mari, enfants sont sourds les uns pour les autres » p.15. Et c’est une autre jeune fille qui la voit sur le pas de sa porte et surtout un balayeur juvénile aux yeux bleus, qui comprennent de quoi se meurt l’adolescente. La lune devient pleine et les hormones la dépriment. Il suffit que le désir s’assouvisse pour que le mal disparaisse. Ainsi fut fait.

La seconde nouvelle évoque la rencontre d’un artiste américain avec le fameux Picasso sur une plage du sud. Cela revigore en lui le désir de créer, comme une obsession. Une troisième nouvelle décrit un dragon… moderne pour les visiteurs. Une nouvelle dit les affres du départ de la première fusée depuis la terre et l’espèce de crainte superstitieuse que cela provoque en même temps qu’un désir d’infini. Le lecteur trouvera également comment un costume peut faire exister un jeune homme, même s’il est trop pauvre pour l’acheter et doit le partager avec six autres, chacun le portant un soir par semaine. Une certaine fièvre peut être mortelle, un lit matrimonial antique inconfortable générer un enfant, un grenier ouvrir réellement la porte au passé. Le meurtre parfait est décrit dans la nouvelle numéro huit. Le tempérament irlandais offre une drôle de scène de mœurs sur les routes, la nuit. Il vaut mieux conduire en voiture et pas en vélo, une casquette sur la tête contre les chocs, en fonçant pour faire du bruit et avertir, et tous phares éteints pour ne pas hypnotiser ceux qui viennent en face ! Et lorsqu’on découvre une véritable sirène sur la plage, corps de fille nue et queue de poisson ? Faut-il aller acheter 150 kg de glace pour en faire une attraction ou la rejeter à l’eau pour qu’elle vive et continue de faire rêver ? Toute l’Amérique est là dans ce dilemme.

Mars ressurgit par une nouvelle égarée. La planète, vue comme parcourue de canaux remplis d’eau et occupée jadis par une civilisation disparue qui a laissé ses ruines, semble changer les terriens qui l’ont colonisée. Est-ce l’atmosphère, la faible pesanteur, les minéraux de son sol qui alimentent les végétaux cultivés ? Toujours est-il que la peau s’assombrit, le squelette s’allonge et les yeux deviennent dorés. En quelques années, les terriens deviennent différents, martiens. N’est-ce pas ainsi que l’on s’adapte à son environnement ? Ou est-ce la subtile façon que les Martiens ont de se venger ? Car les enfants les premiers ont un irrésistible désir de changer leur prénom et d’appeler les choses par des mots inconnus.

La civilisation n’est pas toujours bénéfique. Elle se résout trop souvent par une guerre que la technologie rend totale. Ce pourquoi les survivants de l’an 2060, après la guerre atomique, détruisent systématiquement les automobiles, font exploser les usines d’avions, refusent de vivre dans des appartements. Une queue s’est formée qui va cracher sur la Joconde comme les musulmans dans le pèlerinage à la Mecque vont lapider Satan. Mais un décret vient de paraître, lu par un héraut à cheval : à cette heure de midi, la foule peut désormais lacérer le tableau afin que toute trace disparaisse. Tom, un jeune garçon ébloui par la beauté de la Joconde, lui arrache son sourire qu’il garde précieusement dans sa main.

Pourtant, la quête dans les étoiles est une nécessité vitale qui pousse l’humanité vers l’éternité. Se reproduire et essaimer est le But, pour survivre à l’infini. Il faut seulement s’adapter ; c’est ce que découvre un Terrien arrivé sur Mars et que sa femme tanne par nostalgie de la Terre.

Le plus beau cadeau de Noël, plus merveilleux que le sapin illuminé de bougies (que la fusée ne peut emporter car trop lourd), n’est-il pas le spectacle de myriades d’étoiles par le hublot ? Un père le croit, un fils le découvre.

Vénus est une planète où il pleut tous les jours. Des enfants de 7 ans n’ont jamais connu que la grisaille, sauf une fillette arrivée trois ans plus tôt de la Terre. Les autres la harcèlent car elle est différente. Lorsque les savants annoncent deux heures de soleil sur Vénus, ils lui disent que c’est un bobard, la saisissent et l’enferment. Elle ne verra pas le soleil sur Vénus, les autres si. Les enfants sont cruels et la maitresse stupide : elle n’a pas compté ses élèves.

Mort à 91 ans en 2012, Ray Bradbury a enchanté la science-fiction par sa fantaisie, sa tendresse, son attention aux êtres avant tout.

Ray Bradbury, Un remède à la mélancolie (nouvelles 1959), Folio 2012, 320 pages, €8.40

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Le tour de Notre-Dame

La cathédrale Notre-Dame est plus qu’un lieu de culte catholique, elle est un symbole, l’incarnation d’un imaginaire dans l’histoire longue, ce qui fait toute société selon l’anthropologue Maurice Godelier.  Le tweet raciste de l’inculte nomade diversitaire de l’UNEF nommée Hafsa montre que « faire société » n’est pas l’objectif de tous dans notre pays. Or Notre-Dame est le cœur de la France. Pour le comprendre, il faut en faire le tour.

Depuis son parvis sont calculées les distances de tous les lieux du pays. Le point zéro des routes est ici, sur l’île où vogue Notre-Dame comme une nef renversée. Car cette église est un vaisseau échoué, ses deux tours comme un château arrière, sa flèche (aujourd’hui détruite) comme un beaupré haubané d’arches fines, tendant les mâts de sa toiture. Elle vogue à la rencontre du soleil et de Jérusalem, lieu de la naissance du Christ. Ce vaisseau de ligne est la foi qui passe et qui protège.

Elle recèle un trésor : celui ramené par Saint-Louis des croisades, « la » Couronne d’épines qui a martyrisé Jésus, attestée par les récits des pèlerins au 4ème siècle et négociée par le roi Louis en 1239. Chaque premier vendredi du mois et le Vendredi Saint, elle est présentée à la vénération des fidèles. L’accompagnent un clou de la Passion et un fragment du bois de la « vraie » Croix, découverte par Hélène, impératrice devenue Sainte, à Jérusalem en 326. L’authenticité de ces reliques est rien moins que prouvée mais cela n’importe pas aux croyants.

La cathédrale par le quai Saint-Michel surgit au-dessus des éventaires des bouquinistes comme une élévation de la culture, une sorte de temple qui justifie le savoir et la philosophie. Sa façade ouest fait face au soleil de l’après-midi. Elle est carrée, claire, apollinienne. Elle est force sereine, même la nuit. Sa façade est un visage : ses deux yeux sont les tours de 69 m de haut, son nez la rosace de la Vierge, son sourire les trois portails en demi-lune comme des dents. Elle présente sa puissance aux vents venus du large comme aux Vikings et autres ennemis venus par la Seine. Sur son île, elle trône comme la Foi, le Savoir et la Sagesse. Elle est la France éternelle dont l’esprit survit sous d’autres aspects.

Elle a été bâtie en ce beau treizième siècle de réchauffement climatique, d’essor démographique et de formidable optimisme des hommes. Un lieu de culte gaulois, puis romain, existait sur cette partie de l’île – des vestiges datant de Tibère (+14 et +37) ont été découverts. Une basilique mérovingienne les avait remplacés vers le 5ème siècle. Mais c’est le mouvement gothique qui a incité l’évêque Maurice de Sully à lancer ce projet en 1160. La première pierre a été posée en 1163 il y a presque mille ans. La consécration du maître-autel a eu lieu en 1182 et la cathédrale a été déclarée achevée en 1345 – jusqu’aux restaurations du 19ème siècle après les déprédations révolutionnaires.

Louis VII a fait un don en 1180, mais la cathédrale n’a pas été un « chantier royal » ; elle a été financée par les bourgeois de la ville et par le peuple. Comme aujourd’hui où les dons, même défiscalisés à 60 ou 75%, seront les principaux financements du chantier, « l’Etat » n’apportant que peu au pot, hors les impôts qu’il ne prélèvera pas (il est donc faux de dire que la défiscalisation appartient au budget de l’Etat : il ne donne rien, il ne ponctionne pas).

Le vaisseau doit être contourné pour l’examiner sous tous ses angles. Son portail sud, bâti en 1257 au-dessus du petit jardin du presbytère, est lumineux, au centre exact de ses 127,5 m de longueur. Au centre du portail Saint-Etienne trône de part et d’autre des portes la rosace des Vierges sages et des Vierges folles, thème issu de l’évangéliste Matthieu: « Les folles, en prenant leurs lampes, ne prirent point d’huile avec elles; mais les sages prirent, avec leurs lampes, de l’huile dans des vases » (25:3-4). Celles qui sont prêtes dans l’Au-delà entrent dans la salle des noces avec l’Epoux ; les autres sont laissées à la porte. La leçon de morale est que fou est celui ou folle est celle qui méprise la sagesse, qui ne craint pas le Seigneur, qui ne respecte pas sa volonté ni les commandements de Dieu.

Sur le pont de l’Archevêché, des peintres du dimanche composaient jusqu’à l’incendie des Notre-Dame d’amateurs. Ils tentaient ainsi de s’approprier cet élan et cette beauté qui, partout, font vivre.

Côté est, la flèche gracile prévue à l’origine mais installée en bois au 19ème siècle par Viollet-le-Duc a brûlé et s’est effondrée ce lundi soir 2019. Elle pointait comme une aiguille aimantée vers la lointaine Ville sainte qui sert de méridien zéro. Elle pesait quand même 750 tonnes : faut-il la reconstruire en bois à l’identique ? Ou en matériaux contemporains ? Ce qui compte est le symbole, pas la lettre, et « conserver » la restauration 19ème ne me semble pas forcément le meilleur. Ce chevet respire par la verdure du square Jean XXIII, espace dégagé par les travaux du baron Haussmann sous Napoléon III. Un ange de l’ère romantique frissonne au coin de la fontaine.

La façade nord est sombre et froide, coincée par l’étroite rue du Cloître Notre-Dame. Elle est toute hérissée de contreforts qui dardent leurs gargouilles monstrueuses. L’ennemi est bien l’obscurité, le gel, l’obscurantisme. La barbarie vient de ces endroits sombres d’où ressurgissent toutes les terreurs, les non-dits, l’informulé. Le retour vers le parvis est un soulagement. Toute religion, en nos pays tempérés, semble liée d’une façon ou d’une autre au soleil : à sa chaleur qui apaise, à ses facultés germinatives, à sa lumière qui chasse les fantômes.

Il y a la queue à la tour nord. 387 marches à monter et une vue sur tout Paris. Le tout Paris médiéval car depuis, la ville s’est trop étendue pour la saisir d’un regard. Même la tour Eiffel n’y suffit plus. Mais il faut se remettre dans les conditions du 13ème siècle pour mesurer le tranquille orgueil de qui pouvait contempler toute la ville capitale du royaume d’Occident d’un seul coup d’œil. La Foi, le Savoir et la Sagesse dominaient le monde alentour comme l’esprit humain dominait le corps. Ce temps d’optimisme, nous l’avons perdu.

Est-ce pour cela que 11 millions de visiteurs viennent ici chaque année ? Sont-ils en pèlerinage pour implorer cette source de vitalité ? Est-ce pour cela que courent encore ces petits Scouts de France dont la chemise bleu de ciel est un rappel du manteau bleu de la Vierge ?

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Sur le plateau du Roraïma

Et nous voilà repartis pour l’après-midi. La randonnée « pour une heure » en fera presque quatre, sous la conduite de Vicente. C’est un petit bonhomme brun, haut d’1m50 et pesant peut-être 50 kg. Mais cela ne l’empêche pas d’être râblé et de foncer : sa marche est rapide et régulière sur les rochers et il doit s’arrêter souvent car la queue ne suit pas !

La première étape sera pour voir de petits cristaux de quartz affleurant. La seconde étape nous mènera jusqu’à une suite de trous d’eau carénés pour le bain. Nous sommes censés nous y adonner mais seuls Françoise et José se laissent tenter. Jean-Claude ne s’y trempe que les pieds, et encore, pour ne pas indisposer son voisin de tente ce soir.

Les irisations de la lumières dans l’eau des bassins, avec les couleurs dues aux minéraux, font de jolis paysages abstraits.

Nous poursuivons dans ce paysage lunaire de roches sculptées et arrondies, de flaques stagnantes et de plantes accrochées au sol. Le sentier, à peine tracé mais reconnaissable aux marques blanches d’usure des trekkeurs précédents, passe par des traînées de sable d’un rose saumon. Nous approchons du bord.

Le vide est immense, surtout dans la brume qui nous empêche d’en voir le fond, quelques 1000 m plus bas. Les rochers qui plongent sont vertigineux. Plus loin, une fenêtre s’ouvre sur le rien. Nous suivons, escaladons, esquivons, sautons des roches en pointes de diamant, trouées, sculptées, en équilibre. C’en est un jeu, comme étant enfant sur les rochers des plages bretonnes.

Nous revenons avant que la nuit ne tombe. C’est tout juste. Nous distinguons à peine les roches qu’il faut sauter allègrement pour ne pas patauger dans la boue lorsque nous arrivons à l’abri. D’ailleurs, nous ne l’aurions pas reconnu si nous n’avions pas été guidés, tant la faille se confond avec la falaise. Yannick a un coup de froid, de fatigue et un petit mal d’altitude. Rien que de très normal, une nuit de repos et il n’y paraîtra plus. Nous ne sommes qu’à peine plus de 2500 m. A peine le temps d’installer nos affaires – notre tente est mouillée, je ne sais comment – arrive l’heure du repas. Ce sont des pâtes au bœuf en plat unique. Le cuisinier, Juan Pablo, nous avoue qu’il monte cette fois-ci pour la 49ème fois de son existence. Il déclare monter pour accompagner des groupes à peu près six ou sept fois par an. Joseph philosophe : « ce qu’il y a de bien c’est que, depuis trois jours, on ne sait pas ce qui se passe ; c’est peut-être la fin du monde et l’on n’en sait rien. » Françoise réagit avec horreur : « la fin du monde ? On serait donc tout seul ? Oh, non ! ». Comme elle est la seule femelle du groupe, donc destinée à ce que vous devinez en cas de « fin du monde », le rire – excepté le sien – est général.

Nous nous levons à la pointe du jour « car l’étape sera longue », selon Javier. L’aube pénètre à peine jusqu’au fond de la grotte où les porteurs ont monté notre tente, avant la pente qui se perd dans les ténèbres. Nous petit-déjeunons à 6 h de galettes de manioc, de café et de fromage cheddar en sachet individuel importé directement des Etats-Unis. Cela n’a aucun goût mais apporte des protéines.

Lorsque nous sortons sur le plateau lunaire, il fait frais, un petit vent souffle régulièrement. Les nuages se reflètent dans les flaques, la brume donne aux plantes cette fluorescence que l’on associe au printemps, les rochers sont plus noirs encore d’être tout mouillé. Nous grimpons et redescendons les roches pachydermiques, assoupies contre le sol et dont le derme noir et rugueux accroche bien. Le sentier est visible, trait plus clair dû à l’usure des pas, érodé par les innombrables chaussures et par le sable traîné par les semelles.

Quand le soleil donne enfin, il fait chaud très vite. Le sac s’alourdit de la veste. Nous pénétrons dans une petite vallée bordée de rochers noirs sculptés de formes étranges, c’est « la vallée des cristaux », découverte par le Dr Brewer-Carias en 1976. Dans le lit du ruisseau qui s’écoule lentement sur la faible pente, affleurent des plaques de cristaux de roche. Ils ne sont pas très purs, plutôt d’un blanc laiteux, mais d’une grosseur appréciable. Ils ont cristallisé en biseaux et leur pointe est assez dure pour rayer le verre et l’acier. De petits moineaux ont appris que, lorsqu’il y a des hommes, il y a des miettes. Aussi viennent-ils tout près de nous. Il suffit de ne pas bouger et ils tournent en sautillant avant de s’approcher jusqu’au ras de la main. Ils sont mignons et pas sauvages, de vrais gamins du Roraïma.

Un peu plus haut s’élève la borne blanche en forme de pyramide de la « triple frontière ». Sur le tepuy passent en effet les démarcations entre le Venezuela, le Brésil et la Guyana pour sa zone « contestée ». Le versant Guyana de la borne est le seul à être graffité et sa plaque arrachée, signe que les frontières d’Etat, même tout à fait symboliques puisqu’il n’y a personne à des kilomètres à la ronde, agitent toujours les passions humaines.

Mais le pique-nique n’est pas prévu à cet endroit, il a lieu au « puits » du tepuy, une grosse marmite à ciel ouvert plongeant de dix mètres sous la surface. Comment y descend-t-on pour s’y baigner ? Il y a une ruse indienne : il faut faire semblant de partir, tourner le dos au trou d’eau, contourner la falaise qui la surplombe à une centaine de mètres de là, escalader, redescendre et s’enfiler dans une faille qui plonge sous la terre. Le passage a été creusé par l’eau dans l’épaisseur de la roche. Elle serpente en souterrain sur quelques dizaines de mètres avant de déboucher sur une cavité à ciel ouvert, soutenue sur ses bords par des piliers de temple. C’est très païen et l’on pourrait la croire creusée il y a des milliers d’années par une antique civilisation venue des étoiles. L’eau du bassin y est plutôt froide et je prends beaucoup de temps pour pouvoir y entrer. Nager vers la profondeur accentue la froideur encore et nous ne tenons pas longtemps dans ce frigo. Nous ne sommes que cinq à nous baigner : José, moi, Jean-Claude, Françoise et Chris, dans l’ordre de mise à l’eau. Voyant cela, Javier se sent obligé de prouver quelque chose, machismo oblige ; il y va en dernier mais y reste peu de temps. Quand nous ressortons à l’air libre, contournant la roche pour revenir au bord du trou, un gros nuage se condense sur le paysage. Ce n’est pas vraiment de la pluie mais cela mouille et caresse comme une forte rosée. Puis le soleil revient, vertical, permettant de tout sécher en moins de cinq minutes.

Deux autres moineaux viennent piailler après nos miettes. Comme aujourd’hui est jour de saint Joseph, les deux Jo, qui ne perdent aucune occasion de picoler, en profitent pour arroser cela au Ricard apporté par l’un d’eux « pour donner du goût à l’eau ». Même Chris en prend, après s’être renseigné pour savoir si c’était « du Pernod ». Après le bain et l’apéritif, vient le pique-nique de thon, maïs et petits pois en boite, carottes râpées, le tout accompagné des deux tranches « syndicales » de saucisson et d’un « croissant » sous paquet cellophane en guise de pain. Le soleil, lorsqu’il se libère des toiles d’araignées nuageuses agrippées aux rochers, chauffe vite : voici que mon maillot de bain est sec. C’est dire si nous sommes bombardés d’infrarouges et d’ultraviolets, sur ces 2700 m proches de l’équateur !

Nous quittons à regret la marmite, ce point ultime de notre marche du jour, pour prendre le chemin du retour. Après une boucle, c’est exactement le même chemin, mais vu dans l’autre sens. Autant dire que, pour nous, il s’agit d’un paysage nouveau où l’on ne reconnaît que quelques points sur l’ensemble.

Le soleil arde, le soleil se voile, le nuage se dépose : c’est ce que l’on appelle « un crachin breton ». Il faut à nouveau monter et descendre, comme ce matin et hier soir, escalader les roches de grès aux formes arrondies, contourner les blocs érodés, sauter les plaques fendues.

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Approche du Roraïma

Au matin, le ciel est clair et le soleil lève une brume légère bien jolie sur la savane. Tout est frais comme au premier matin du monde. Les couleurs sont plus vives, les perceptions plus aiguës. Le tepuy au loin s’estompe en ombre chinoise comme s’il appartenait à un autre univers. Le voile léger en est presque érotique, comme ces jeunes filles d’un célèbre photographe anglais des années 1970. Dans la Chine classique, les montagnes sont ces lieux primordiaux, non transformés par l’homme, où règne encore la pureté des harmonies primitives. Le sage peut y retrouver la paix et la pureté, se ressourcer aux rythmes de la nature originelle. N’est-ce pas ce que nous tentons de faire en grimpant « pour rien » sur ce plateau ? Ce n’est ni une performance, ni un haut lieu culturel, simplement un territoire préservé, vierge, qui nous permettra de nous sentir autres.

Comme hier, le départ se traîne. Les porteurs aussi se préparent et nous n’avons rien d’autre à faire que de les regarder se mettre en train. Ils jouent les jeunes mâles virils, amicaux entre eux comme une portée de chiots. Ils font à nouveau le partage des conserves comme si rien n’avait eu lieu hier. L’un d’eux, les cheveux noirs brillants soigneusement coupés au bol, porte un débardeur marqué futbol. Rien à voir avec notre foot national, il s’agirait plutôt, selon Javier, du baseball, venu des Etats-Unis, « qui a aujourd’hui la cote parmi la jeunesse ».

Nous partons marcher dans un paysage de savane comme hier, un peu plus vallonné et montueux qu’hier peut-être. Les pieds d’herbe dure ont des racines profondes et poilues comme des pattes de lapin. A mesure des heures, je sens que nous changeons d’altitude. Ce ne sont que quelques centaines de mètres mais les oreilles internes ne trompent pas lorsqu’elles se débouchent. Le groupe de garçons va plus vite qu’un groupe moyen, surtout les quatre ou cinq « pointures 46 » dont les grandes pattes abattent plus de distance pour le même effort. Ce qui était prévu en six heures nous prend trois heures et demie ! Le pique-nique est à l’arrivée, avec une salade au thon comme hier mais au chou vert cette fois. Vers midi, le soleil arde et brûle.

Redescendent du sommet une fille, son copain et leur guide, un dénommé Carlos un peu fou et très velu. La fille a de superbes yeux bleus « couleur menthe à l’eau », au point que j’en fais la remarque à José. Elle a d’ailleurs assorti son sac à dos et sa gourde à la nuance de ses pupilles, signe qu’elle est bien consciente de l’effet qu’ils ont ! Elle comprend et parle le français très bien, avec un séduisant accent. Nul doute qu’elle ait saisi ma remarque, pourtant faite sotto voce. Elle m’en jette plusieurs longs regards non dénués d’un certain intérêt. Elle nous apprend qu’elle est Allemande, de Stuttgart. Pour elle, la montée qui nous attend demain est rude, mais courte et sous le couvert de la forêt. La fatigue ne sera pas plus grande que l’étape sous le soleil que nous venons d’effectuer. C’est gentil de nous dire cela, mais nos relations s’arrêtent là, car elle repart vers la civilisation alors que nous nous tournons vers la sauvagerie.

Le reste de l’après-midi se passe à ne rien faire. L’aire du pique-nique sera notre camp du soir, au pied de la falaise sombre du Roraïma que nous grimperons demain. Nous meublons ce farniente de conversations, de lecture et de sieste. Je termine le livre de Maxime Chattam et son tueur en série. Suit un bain dans la rivière courante sous les arbustes un peu plus loin. L’eau est très froide, elle vous saisit les chevilles comme si un caïman vous mordait pour vous entraîner tout au fond. Mais l’on s’y habitue et, une fois la réaction effectuée, l’on peut s’y plonger entièrement pour s’y laver au savon. C’est plutôt rafraîchissant. Mais à peine me suis-je livré à cette opération que le ciel se couvre brusquement, que le vent du soir se lève. Il fait tout de suite plus froid, au point d’enfiler la veste polaire ! Ce qui justifie la maxime de Laurent : « j’ai toujours ma polaire dans mon sac. » Vivement l’apéritif ! Il est plus concentré en rhum mais – est-ce le goût du thé-citron en poudre, cette fois-ci rajouté ? – on sent moins l’alcool. A moins que l’on ne s’y habitue.

Deux bandes d’Américains ont rejoint le camp de base. Ils ne sont composés que de jeunes mâles, un couple de copains de New-York parti depuis huit mois déjà « explorer le sud du continent », et un team universitaire d’une dizaine de jeunes gens maigres – et peu sportifs pour des étudiants américains. Ils sont bruyants, joueurs et s’imitent les uns les autres. Si l’un ôte son tee-shirt, les autres le font ; si l’un décide d’aller à la rivière se baigner, les autres prennent leur serviette. Grégarisme de gamins, plutôt puéril presque touchant si l’on n’imaginait qu’une fois adultes ils n’agissent de même dans le conformisme et le comportement moutonnier.

Le dîner est plus montagnard que les soirs précédents. Il se compose de purée, de riz et de ragoût de morue en conserve à la sauce tomate. Ce soir, les énigmes n’ont plus guère la cote – « trop intellectuel », selon José – et nous passons aux gentillettes charades et aux anecdotes. Une fois la vaisselle débarrassée, à la seule lueur des bougies sous la tente mess, le porteur in coiffé au bol et habitant bien son débardeur noir, improvise un spectacle à lui tout seul. Javier introduit Adelino – c’est son prénom – comme une vraie star et il dédie sa chanson langoureuse « a Francesca » – notre Françoise. Il débute par un solo de « trompette » vocalisé avec les lèvres et mimé avec la main ; il poursuit en célébrant « l’impression de ton corps » et autres joyeusetés en espagnol. Le tout est fort érotique, dommage qu’il n’y ait qu’une seule fille pour l’apprécier à sa juste valeur. Ce beau jeune Indien féru de modernité, rhum aidant, est fort applaudi. Nul autre des porteurs ne s’y essaie, pas même l’autre minet du groupe au visage rond et souvent poitrail nu pour faire admirer le dessin de ses muscles, qui copine de près avec Adelino, s’échangeant souvent le walkman.

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Apocalypto de Mel Gibson

Pas facile d’être un « Indien » quand on habite le continent américain et que l’on vit paisiblement en chasseur-cueilleur écolo dans la forêt. Tout menace l’existence traditionnelle : la civilisation hiérarchique de la cité-Etat qui exige des « sacrifices humains » aux dieux, le sang devant nourrir le soleil ; la civilisation avancée d’outre-océan qui débarque avec Cortez en se croyant aux Indes.

Patte de jaguar (Rudy Youngblood) chasse tranquillement le tapir dans la forêt du Yucatan avec son père, le chef Ciel de silex (Morris Birdyellowhead) et sa bande de compagnons. Ils sont quasi nus, sainement musclés et heureux en tribu. Ils s’excitent à la traque, se réjouissent de la victoire et rient les uns des autres. Le piège au filet a échoué mais celui aux dents de bois a fonctionné. Le tapir fournira de la viande au village. Soudain, un silence : ils ne sont plus seuls dans la forêt. « Que voulez-vous ? » lance le fils du chef au rideau d’arbres. « Juste traverser », répond le chef de la colonne de réfugiés qui se dévoile et fait offrande de poissons. « Traversez », répond Ciel de silex, et le groupe de chasseurs voit défiler lentement, ensanglantés et suintant la peur, la tribu chassée de chez elle.

La peur, c’est le pire. Le père l’apprend à son fils, il ne faut pas avoir peur sous peine de démissionner de la vie et de laisser aller son peuple à la décadence. Quoiqu’il arrive, envisager la sortie, pas la fin. Le vieux sage devant le feu, les villageois réunis autour de lui au soir, conte l’histoire de l’insatiabilité de l’homme, de ses désirs sans fin et les limites nécessaires.

Patte de jaguar médite et fait un cauchemar : le seul message du chef de la tribu apeurée qu’il retient dans son sommeil est « cours ! ». Quelque chose le réveille et il aperçoit des torches qui brillent dans l’aube et des guerriers s’introduire silencieusement dans son village de la forêt. Il éveille sa femme enceinte et son fils Course de tortue (Carlos Emilio Baez) pour fuir les cacher dans un puits naturel. Puis il retourne au village défendre les autres.

Mais Zéro loup (Raoul Trujillo), le chef des guerriers mayas, impressionnant avec ses galons d’épaule en mandibules humaines et son poignard d’obsidienne affilé, le capture alors qu’il allait faire son affaire à un guerrier de sa troupe. Attaché, Patte ne peut s’empêcher de murmurer « pardon, père », à celui qui s’est fait capturer aussi. Le guerrier qu’il a failli occire, blessé dans sa fierté et empêché par Zéro loup de se venger sur le jeune homme, va égorger le père sous les yeux du fils. On ne s’excuse jamais, au risque de mettre en danger son être et les autres. L’excuse est une démission, comme la peur. Il faut au contraire aller de l’avant, toujours.

Les Mayas emmènent leurs prisonniers, attachés en brochette à des bambous, jusqu’à la ville de pierres auprès de laquelle des esclaves peinent aux mines de chaux, crachant du sang. La vie ne compte pas dans la civilisation maya. Seul compte le sang dont se repaît le Soleil, et l’élite choisie de la haute société en constante compétition. Il faut sans cesse prouver que l’on est le plus fort, que l’on se concilie les dieux. Surtout lorsque les cycles du calendrier computé par les astronomes mayas situent la fin imminente du Cinquième et dernier au cours de la génération présente – d’où le titre Apocalypse.

Les prisonniers, les esclaves et surtout les enfants étaient de la chair à sacrifice, destinée à faire circuler l’énergie du sang entre la terre et le ciel. Mel Gibson ne prend pas les enfants, par sensiblerie de son siècle. Les femelles sont vendues au marché comme esclaves tandis que les mâles, surtout les plus forts ou les plus beaux qui plaisent aux dieux parce qu’ils sont le meilleur de l’homme, sont conduits au sommet de la pyramide. Là officie le grand prêtre (le chilam), tout enivré de sang et de pouvoir. Il arrache vivant le cœur des condamnés au poignard d’obsidienne et les laisse agoniser. Puis il leur tranche la tête, qui va rouler au bas des marches avant d’être plantée au bout d’une pique, le corps jeté en tas avec les autres avant d’aller pourrir dans un ravin – comme dans le Cambodge du pote Pol.

Et c’est alors que… tout se dérègle. La civilisation maya est rongée de l’intérieur et le soleil se cache derrière la lune pour marquer son mécontentement ; les conquistadores sont prêts à débarquer et à s’allier aux tribus forestières qui en ont assez de se faire taxer et razzier par les élites urbaines. Rien de neuf sous le soleil : les gilets jaunes après les bonnets rouges et les jacqueries médiévales reprennent l’ancestral schéma des producteurs contre les prédateurs, des ruraux contre les urbains, des petits contre les gros.

Patte de jaguar vaincra la peur, il réussira à fuir, à retourner dans « sa » forêt et à éliminer avec ruse et intelligence ses poursuivants trop sûr d’eux et de leur force. Il retrouvera sa femme et son fils, plus un bébé qui est né dans le puits – grotte maternelle, source de vie, point de jonction avec les dieux de la terre. Il se mettra en marche avec sa famille pour un nouveau départ – tel un pionnier du Nouveau monde.

Âmes sensibles et politiquement trop corrects, abstenez-vous ! La nudité est de rigueur, les femmes montrent leurs seins et les enfants sont torse nu comme sur la plage. Le sang n’arrête pas de couler et les blessures des armes sont détaillées avec réalisme. La torture, le sadisme, les cris sont impitoyables. Le cœur fumant arraché de la poitrine palpite encore. Les Mayas sont vus comme des Nazis et les Amérindiens écolos des forêts comme des victimes barbares du pouvoir religieux des cités : nous sommes dans la caricature, parfois dans un méli-mélo archéologique qui télescope les époques mayas, mais cela fonctionne. Le spectateur est pris par l’action et la violence – très humaine. Pourquoi le nier ? Le film décrit une réalité reconstituée mieux qu’un documentaire scientifique sur la réalité avérée. La familiarité et l’ironie des premières scènes sont tout aussi humaines que la cruauté et l’objectif implacable des guerriers tout acquis aux croyances et aux sacrifices.

Rudy Youngblood, 26 ans au tournage, a la beauté souple de la jeunesse comanche, cree et yaqui, qui sont ses origines authentiques. Raoul Trujillo est le guerrier mâle sûr de sa force mais aussi le chef qui sait se faire respecter. Ils sont l’avenir et le présent, celui qui crée la vie et celui qui la prend ; le respectueux des rythmes de la nature et de l’équilibre global, contre celui qui pille, viole et impose. Ce film américain sur les Amérindiens est contre l’Amérique et les Etatsuniens. Toute civilisation périra – et souvent par sa faute. Tel est le message apocalyptique de Mel Gibson urbi et orbi, à sa ville et au monde.

DVD Apocalypto, Mel Gibson, 2006, avec Rudy Youngblood, Raoul Trujillo, Dalia Hernández, Jonathan Brewer, Morris Birdyellowhead, Carlos Emilio Baez, Ramirez Amilcar, Israel Contreras, Israel Rios, StudioCanal 2015, 2h12, standard €7.99, blu-ray €11.47

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Vladimir Nabokov, Le don

Dernier des romans russes de Nabokov, le plus gros et le plus riche mais pas son meilleur, à mon avis de lecteur non érudit. Je lui préfère La méprise ou L’invitation au supplice. Il ravit en revanche les spécialistes de la littérature russe et de l’époque émigrée des années trente que l’auteur brocarde et parodie à l’envi. Le chapitre IV sur la vie de Tchernychevski est un pensum fort ennuyeux et trop long (bardé de 371 notes dans la Pléiade !) qui rompt le rythme du roman ; le premier éditeur l’avait d’ailleurs éliminé « avec autorisation de l’auteur ».

Nikolaï Gavrilovitch Tchernychevski, mort en 1889 était un narodnik russe fils de prêtre et condamné au bagne à vie à 36 ans pour communisme utopique et nihilisme. En bref un intello roturier antidémocrate qui rêvait d’accoucher du christianisme réel dans le matérialisme. Lénine a encensé son roman Que faire ? publié en 1863 et trouvé dans la bibliothèque de son grand frère exécuté par le tsar ; il en a repris le titre en 1902 pour un ouvrage de combat prônant la fondation d’un parti d’avant-garde amenant à tout centraliser et à diriger de façon autoritaire le mouvement social. Qui se souviendrait encore de cet auteur médiocre sans Lénine ? Nabokov est impitoyable avec cet écrivain russe qui perd le fil de l’évolution du pays : « enlisement de la pensée », « lourdement raisonneur et rabâcheur de chaque mot », « ineptie visqueuse de ses actions », sans parler de son érotisme vulgaire assaisonné en progressisme. Pour Vladimir, la littérature russe se dévoie vers 1860 avec de tels écrivaillons du commun : comment « la vieille pensée ‘vers la lumière’ avait-elle dissimulé un vide fatal ? »

Le don est, tout au contraire, la réception de la vie dans sa beauté, le soleil sur la peau, l’extraordinaire légèreté de se sentir nu, attentif aux sensations, l’odeur de miel des tilleuls de Berlin le soir, le cou de Zina par l’ouverture du chemisier, les nuages qui bourgeonnent au ciel, les lumières de trains qui passent dans l’obscurité. Fiodor, le jeune homme athlétique qui accouche du talent d’écrivain et dont le prénom signifie « don de Dieu » ou Dieudonné, en est tout pénétré. Il a le don d’écrire comme certains ont le don des larmes, il prend la plume pour remercier de la grâce de sentir et du talent d’exprimer. Il est tout le contraire de Iacha, autre jeune homme qui se suicide par nihilisme, ne se sentant rien ni personne.

Le milieu émigré russe à Berlin et la lente conquête amoureuse de Zina, demi-juive pour provoquer le nazisme qui s’affirme à la même époque, est comme une chrysalide d’où va éclore en quelques années le jeune Fiodor écrivain. Sa Vie de Tchernychevski est une satire de ces « splendeurs agréables aux esclaves » que vante l’URSS nouvelle, de ce pauvre matérialisme littéraire qui ne peut décoller, comme des émigrés nostalgiques et peu critiques au fond. Roman dans le roman, écrit par l’auteur qui fait écrire son personnage, Tchernychevski est en littérature l’anti-Pouchkine, la nullité suprême. Nabokov règle ses comptes avec cette Russie qui dégénère sous Lénine et qui caquette impuissante dans l’émigration. Il fait d’ailleurs de Fiodor un comte, pour bien le distinguer de la plèbe écrivaillonne.

Mais cela lui prend des années, comme Fiodor, ce pourquoi Le don ressemble à un assemblage d’autant de petits romans, un par chapitre : souvenirs d’enfance, vie du père explorateur, Fiodor à Berlin, vie de Tchernychevski, conclusion amoureuse en structure circulaire. L’écrivain accouché évoque à la fin ce roman autobiographique qu’il envisage d’écrire – et que l’on vient de lire.

Reste le style, primesautier, savamment agencé et incomparable. Avec de nombreux traits d’humour comme cette description de la jeune fille : « Elle était debout les bras croisés sur sa douce poitrine, éveillant tout de suite en moi toutes les associations littéraires appropriées, telle que la poussière d’une belle soirée d’été, le seuil d’une taverne ne bordure de la grand-route, et le regard observateur d’une jeune fille qui s’ennuie » p.48 Pléiade. N’est-ce pas joliment ironique sur le style que l’on croit littéraire ? Ou encore l’analogie scientifique du naturaliste sur la traite des pucerons par les fourmis : « Les fourmis offraient en compensation leurs propres larves en guise de nourriture ; c’était comme si les vaches donnaient de la chartreuse et que nous leur donnions en retour nos nourrissons à manger » p.118. Et ces littérateurs qui se croient : « Ils s‘abattirent comme des mouches sur une charogne, grogna Tourgueniev, qui dut se sentir blessé en sa qualité d’esthète professionnel, bien qu’il ne lui répugnât pas de plaire aux mouches lui-même » p.250. Irrésistible ! Sur le gauchisme chrétien matérialiste de Tchernychevski : « Les méthodes pour accéder à la connaissance telles que le matérialisme dialectique ressemblent curieusement aux peu scrupuleuses réclames de spécialités médicales qui guérissent toutes les maladies à la fois » p.263. Mai 68 et ses suites nous en ont gavé jusqu’à la nausée. Et sur le nazisme des braillards à grandes gueules et petits cerveaux : « Un camion passa avec un chargement de jeunes gens qui revenaient de quelque orgie civique, agitant quelque chose et criant quelque chose » p.381.

Nabokov prend un thème et le développe sur une page ou deux jusqu’à en exprimer tout le jus. Vous serez avec Fiodor dans le Grünwald, ce parc de bois et lacs qui permet aux Allemands qui adorent se mettre nus de bronzer et de nager ; vous marcherez dans les avenues berlinoises sous les tilleuls et dans la nuit chaude de juillet, ou en slip sous l’orage alors que deux flics vous disent que c’est interdit même si on vous a volé pantalon et chemise ; vous dialoguerez nu sur un banc avec un critique écrivain en complet et cravate qui n’est au fond qu’un étudiant allemand ayant une vague ressemblance avec celui auquel vous pensez… Car la vérité est celle de la sensation mais surtout celle de l’imagination. La littérature n’est pas le réalisme, fût-il « socialiste », mais l’imaginaire, la re-création tel un dieu d’un monde personnel. En remerciement de la Création telle qu’elle est : « Supposons que je brasse, torde, mélange, rumine et régurgite le tout, que j’ajoute des épices de mon cru et que j’imprègne le tout de ma propre substance au point qu’il ne reste de l’autobiographie que poussière – ce genre de poussière, bien sûr, qui donne au ciel une intense teinte orange… » p.383. Et voilà comment se crée la vraie littérature version Nabokov – bien loin de la pauvreté Tchernychevski.

Vladimir Nabokov, Le don, 1938 revu 1963, Folio 1992, 544 pages, €9.40

Vladimir Nabokov, Œuvres romanesques complètes tome 2, Gallimard Pléiade 2010, édition de Maurice couturier, 1755 pages, €76.50

Vladimir Nabokov chroniqué sur ce blog

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Musée archéologique de Cuzco

Nous restons deux jours à Cuzco, que nous pouvons visiter librement. Je reprends les Commentaires royaux sur le Pérou des Incas en deux tomes de Garcilaso de la Vega (le un, le deux). Garcilaso est le fils naturel d’un conquistador et d’une princesse inca, nièce de l’empereur. Jusqu’à ses dix ans, il vit à Cuzco avec sa mère, au milieu de la noblesse inca. A vingt ans, il part pour l’Espagne et écrit ses Commentaires qui deviennent l’ouvrage historique à la mode aux XVIIe et XVIIIe siècle partout en Europe. Irréductiblement métis, il est l’inca espagnolisé par les jésuites, pareil aujourd’hui au « latino » américanisé. Comme tous les parvenus un peu honteux de leurs origines, il en fait trop. La providence chrétienne qu’il voit dans la constitution de l’empire inca est une idée qui a bien vieilli, mais il se sent de lignée royale (inca) et ne considère donc pas ses ancêtres maternels comme des barbares. Cela nous vaut quelques remarques ethnologiques et culturelles qui sonnent vrai. Il dit par exemple du soleil qu’il est « source de la beauté corporelle », cela nous l’avons senti dans l’antique Machu Picchu comme dans la moderne Agua Calientes. Le nom de « Pérou » viendrait du propre nom du premier indien rencontré par les Espagnols sur ce territoire ; il n’aurait pas compris ce qu’on lui demandait car le pays inca se prenait pour le centre du monde et son royaume était appelé Tahuantinsuyu – les quatre parties du monde. Il décrit l’habillement des incas avec des pudeurs jésuitiques si drôles à nos oreilles : « les Indiens de ce premier âge étaient vêtus comme les bêtes, car ils n’avaient pour tout habillement que la peau dont la nature les avait couverts. » N’est-ce pas joli ?

Avec Gusto et Camélie, je vais visiter le musée archéologique de la ville. Il énumère les différentes cultures qui se sont succédé avant les Incas. Depuis la culture Chavin (1500 avant JC) qui a créé céramiques et monuments, à la culture Chimo (1100 après JC), en passant par Chankay (800 avant), Tiwanaco (500 avant), Nazca et Pukara (400 avant) au moment de la formation d’états régionaux, Mochika au nord (100 après), Chancay au centre, Nazca au sud, puis Wari et Collao (850 après). Les premières cultures, 4000 ans avant notre ère, installées près de la côte et dans les vallées débouchant sur le Pacifique, cultivaient courge, pois, yuca, et vivaient de pêche et de chasse. Le coton est cultivé vers 3000 avant, le maïs vers 2000.

A l’origine de la dynastie inca est un mythe. Manco Capac et sa sœur Mama Occlo sont nés du Soleil sur le lac Titicaca. J’ai pu voir l’île de leur origine en Bolivie. Ils sont partis au sud fonder une cité dans une vallée fertile : Cuzco. Le premier inca historique fut Yupanqui Pachacuti. Il a défendu l’ethnie inca contre les Chancas qui occupaient la vallée de Cuzco. L’empire inca s’est étendu progressivement sur toutes les Andes, de Quito (Equateur) au sud de Santiago (Chili). Une autre légende donne pour origine à la dynastie quatre frères, les Ayars, et leurs quatre sœurs, les « Mamas ». Ils seraient sortis d’une grotte à 6 km à l’est de Cuzco et mis en marche sur ordre de leur père le Soleil pour fonder un royaume. Chaque frère porte le nom d’une région inca (symbolisée par un quartier de Cuzco) : Manco le chef, Uchu (poivre) le centre, Anca le rebelle, et Cachi (sel) la côte. Est-ce l’union des tribus qui est ainsi magnifiée ? Les Quechua, paysans des vallées centrales, les Aymaras, bergers montagnards, les Chincho, paysans pêcheurs, et les Uru, pêcheurs et marins ? Les sœurs ont pour nom leurs fonctions symboliques : Ocllo la mère féconde, Huaco la responsable, Cora la plante sauvage des forêts de l’est, Sarahua le maïs cultivé des vallées. Dans leur périple, Manco et Anca sont les seuls à parvenir à Cuzco. Manco épouse Ocllo pour qu’elle lui donne des enfants incas ; il tue alors son frère rebelle, comme dans la mythologie romaine…

La structure rituelle de la pensée inca serait issue des croyances Moche : l’humanité aurait connue quatre âges séparés par des cataclysmes (vents, tremblements de terre, inondations, peste, rébellion des objets fabriqués par l’homme…) Durant ces quatre ères solaires, l’homme apprend à dompter les forces naturelles jusqu’au niveau le plus élevé que lui permettent ses moyens. Alors la fin d’une civilisation survient, le chaos qui brise l’ordre hiérarchique assujettissant la nature, transformant les produits, organisant la société. Pour cette rupture cyclique, tout ce qui est inférieur se rebelle. Dans le cycle suivant, une hiérarchie se recrée, car elle a pour fonction sacrée de juguler l’irrationnel de la société et de la nature.

Prière inca, notée par Cristobal de Molina en 1575 : « Oh, Seigneur, antique seigneur, créateur expert, qui a fait et établi en disant « dans ce monde d’en-bas qu’ils mangent et boivent », a augmenté la nourriture de ceux qu’il a créé, toi qui ordonnes et multiplies en disant « qu’il y ait des pommes de terre, maïs et toutes sortes de choses à manger » pour qu’ils ne souffrent pas, et ils ne souffrent pas en faisant sa volonté, qu’il ne gèle pas, qu’il ne grêle pas, garde-les en paix. »

Tout un panneau, au musée, est consacré à la culture de la coca au Pérou. C’est une culture sacrée, comme peut l’être celle du raisin chez nous. On évoque « la Mama Coca ». « Vouloir qu’il n’y ait plus de coca, c’est vouloir qu’il n’y ait plus de Pérou ». Ces mots ne sont pas de la Drug Enforcement Administration (DEA) mais de l’espagnol Metienzo (métis) en 1567. La coca sert à invoquer les dieux, aux rituels funéraires, comme médicament, à se soutenir au travail. Une peinture énumère tous ses bienfaits.

Autre attraction des incas : les momies. Fascination de la morbidité en Occident chrétien, depuis les momies égyptiennes jusqu’aux incas. Ici, une vitrine présente la momie d’une femme accompagnée de la momie de son bébé et de celle de son chat. Position fœtale, genoux repliés sur la poitrine, les mains contre les oreilles. On regarde la scène de loin, dans une lumière rouge, funèbre, tout à fait catholique comme celle qui montre la présence de Dieu dans les églises sombres. Etrange.

Une culture « de résistance » inca a continué bien après la conquête espagnole dans les usages de la noblesse métisse. Ils se faisaient peindre en vêtements et insignes royaux incas, ils utilisaient des vases de bois à motifs mythiques ou historiques incas.

Au sortir du musée, nous tombons sur la sortie des collèges. A l’espagnole, les enfants sont en uniforme, chaque école a le sien, toujours strict, en couleurs sombres. Peu de cravates cependant, le climat et surtout l’altitude empêchent de serrer trop les cous.

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Machu Picchu par la montagne

Nous reprenons le chemin inca à flanc de colline. Il passe dans la forêt humide. Des arbres, pendent au long de leur fil des centaines de petites chenilles blanches. Nous marchons en silence. Le groupe s’étire. Choisik court devant. Une brusque montée de marches : est-ce derrière ? Pas encore, il s’agit d’un poste de garde. Le chemin continue. Une autre crête se profile. Rude montée raide en grandes marches. J’arrive sur la crête. Seule Choisik est en avant et elle a disparu derrière un portique de gros blocs.

Boum !

Machu Picchu est là, au loin encore, dans une brume légère, mais bien reconnaissable. Le panorama est grandiose, malgré le ruban clair de la route qui tranche sur les ombres de la montagne en serpentant jusqu’aux magasins à touristes qui bordent le site. Nous avons abordé Machu Picchu par le haut, à la « Porte du Soleil ». Elle est ainsi appelée parce que le soleil levant vient frapper par-dessus la crête, depuis cet endroit, le sommet de la pyramide du soleil dans la cité. Un triple crochet de pierre sert à l’attacher lorsqu’il aurait des velléités de fuir, au cœur de l’hiver. Le site, vu de loin (il est bien à un kilomètre à vol d’oiseau), paraît écrasé, gris, sur une crête, au-dessous de son piton chevelu d’arbustes. Mais nous y sommes. Pour Juan c’est le mythique El Dorado, le centre religieux du soleil, où les plaques d’or garnissaient les murs.

Après quelques moments de méditation, perturbés par des arrivées de vulgaires, des Occidentaux bavards, bouffant et camescopant, nous descendons lentement vers le site par le chemin toujours inca. Des orchidées roses en buisson s’accrochent aux pentes. Le climat leur plaît. Choisik tente d’en photographier de près quelques-unes, au prix parfois d’un montage artificiel, la bête étant tenue à la main sur fond de paysage… Ces orchidées roses sont appelées ici Winiay Waina, les « toujours jeunes ». Etrange sympathie de la jeunesse pour la jeunesse, de Choisik pour ces fleurs. Nous en avons pourtant rencontré d’autres, dans la forêt plus haut, des orchidées blanches poussant entre les roches. Mais ce sont les roses qui l’ont séduite, couleur du soleil levant. Mystère du lieu, séduisante empathie de l’humain pour le naturel, ici.

Le ciel, bien nuageux, s’éclaircit par endroit, ce qui permet au panorama d’acquérir un peu de relief. La cité sacrée est installée sur le col qui mène à un éperon rocheux très haut, presque complètement entouré par le rio Urubamba mille mètres plus bas. La rivière contourne le piton par une boucle. D’en bas, on ne distingue pas les bâtiments de la cité : l’art du camouflage est ici encore poussé à son extrême. Les Incas, en harmonie avec la nature, savaient s’y fondre en épousant les formes de son relief. D’en haut, d’où nous l’abordons par le chemin escarpé – et bien gardé – de la montagne, la cité apparaît organisée et magnifique.

De plus près encore, on distingue les différents quartiers. Le temple du Soleil émerge sur sa pyramide. Selon les chercheurs le site aurait été un palais impérial, un centre d’échanges commerciaux et un temple destiné à indiquer les cycles sacrés du Soleil. Nous ferons une visite approfondie demain, mais nous passons à travers les ruelles et les escaliers en pente de Machu Picchu pour en prendre un air. Il n’y a pas autant de monde que l’on aurait pu craindre ; nous sommes à la fin de l’après-midi.

Le village au bord de l’Urubamba s’appelle Aguas Calientes – les eaux chaudes. Là est notre hôtel prévu pour ce soir. Nous y descendons en bus. Attraction courante, même filmée à la télévision et diffusée en France : des gamins du cru attendent le bus à chaque virage en criant « good bye ». Ce sont les mêmes gamins à chaque fois, qui semblent avoir le don d’ubiquité ou voler plus vite que le bus.

Pour la couleur locale, ils sont vêtus « en chasquis incas », autrement dit en slip sous une lourde tunique de grossière laine colorée d’un seul tenant, serrée à la taille par une corde. Ils courent comme les courriers antiques et la sueur coule sur leurs visages et le long de leurs flancs nus à chaque virage. Mais il n’y a aucun mystère : le secret tient au sentier abrupt qui coupe tous les lacets de la route. En l’empruntant, on peut aller plus vite que le gros engin poussif qui, d’ailleurs, ne se presse pas. Le chauffeur du bus est de connivence avec les mômes : en bas de la pente, il ouvre la porte et le garçon (ce sont tous des garçons autour de 12 ans) monte pour faire la quête parmi les touristes gogos. A une trentaine de personnes par bus, ils peuvent récolter 10 à 30 sols par descente selon la générosité des étrangers, soit en une journée entière bien plus que leur père ne peut gagner habituellement ! Le gosse donne son pourboire au chauffeur du bus. Mais surtout, il ne va pas à l’école pendant ce temps-là tant l’activité peut être lucrative. Je ne suis pas Américain et ne donne rien : les gamins à l’école, pas au turbin.

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