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Italo Calvino, La route de San Giovanni

Ce livre est un racolage de cinq récits plus ou moins autobiographiques déjà paru dans des revues, de 1963 à 1977. Il a été publié par sa veuve Esther après la mort de l’écrivain en 1985 à 61 ans d’une hémorragie cérébrale. Une publication somme toute « alimentaire », car ces récits n’ont rien en commun et présentent, pour les trois derniers, une écriture expérimentale peu lisible aujourd’hui – disons-le carrément : « chiante ».

Seul les deux premiers récits sont intéressants.

La route de San Giovanni, qui donne son titre au recueil, porte sur les souvenirs d’enfance avec son père, dans un village près de San Remo. Le père est attaché à la terre, à sa propriété, à sa production ; il ne voit pas plus loin que son terroir, agricole à l’ancienne jusqu’aux bout des ongles. Le fils, né en 1923 et revenu en Italie à l’âge de 2 ans, a grandi dans le fascisme mussolinien et sa propagande. Il voit tout ce que son père a d’ancestral mais aussi d’archaïque. Lui rêve au contraire de grand large, d’ouverture au monde, de la ville plus que de la campagne.

Un exemple de style : « On comprend combien nos routes, celles de mon père et la mienne, divergeaient. Mais quelle était la route que je cherchais, moi aussi, sinon la même que celle de mon père, creusée au cœur d’une autre extranéité, dans le supramonde (ou enfer) humain, qu’est-ce que je cherchais du regard sous les porches mal éclairées dans la nuit (parfois, l’ombre d’une femme y disparaissait) sinon la porte entrouverte, l’écran de cinéma à traverser, la page à tourner qui introduit dans un monde où toutes les figures et les mots pouvaient devenir vrais, présents, mon expérience personnelle, et non plus l’écho d’un écho d’un écho. »

S’il ramène chaque jour les productions du jardin et de la ferme, dans les hauteurs, en parcourant immuablement le même chemin de San Giovanni (Saint Jean), le garçon s’intéresse peu au nom des plantes que son père aime à se remémorer. Il préfère aller à la plage, au cinéma, voir les filles et les gens. Ce contraste entre deux mentalités, et deux générations à cette période charnière du XXe siècle où l’industrialisation et la mondialisation bouleversent les sociétés, est décrit selon la mémoire, donc reconstruit, mais édifiant.

Malgré le fascisme, et sa censure nationaliste à la Poutine, le cinéma est cette porte ouverte sur le monde. C’est l’objet du second récit, Autobiographie d’un spectateur, où le jeune Italo raconte sa boulimie de films, un voire deux par jour en semaine, pris en cours de route par la manie des cinémas italiens d’ouvrir la séance à quiconque désire entrer, même au milieu d’un film. L’adolescent a vu beaucoup de cinéma américain, mais aussi des films français et italiens. Ceux qui lui ont fait le plus d’effet sont les américains, mais il rend grâce à Fellini pour avoir traduit, pour sa génération, les états d’âme de la société italienne bien mieux que les autres.

Le reste du recueil est à oublier, sauf pour les aficionado inconditionnels qui ont tout lu de l’auteur et qui aiment. Le Souvenir d’une bataille de partisans, à laquelle l’auteur a participé dans le nord de l’Italie en 1945, n’est pas un souvenir mais une glose sur comment se souvenir, ce qu’on retient et ce qu’on oublie, en bref un grand « rien ». La poubelle agréée, récit de son rituel vidage de poubelle dans sa petite maison du XIVe arrondissement de Paris où il résidait dans les années 70, ressemble à la névrose du bouton de porte chez Robbe-Grillet – dix pages au moins dans son Nouveau roman – avec une tentative d’analyse sociologique de la société tout à fait dans le ton marxisant de l’époque. Quant à De l’opaque, autant qu’il le reste, je n’ai pu aller au-delà de la troisième page.

Italo Calvino, La route de San Giovanni (La Strada di San Giovanni), 1990, Points Seuil 1998, 175 pages, €7,50 e-book Kindle €7,49

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Le parterre de sable du Ryôan-ji

Parmi les silences de Monsieur Palomar, il y a « Le parterre de sable » du Ryôan-ji, ce temple zen japonais. Roches et sable pour contempler l’absolu – « sans le recours à des concepts exprimables en paroles ». Se dépouiller de soi pour entrevoir le Moi absolu par intuition, imprégnation directe de l’Être à l’esprit.

Certes, se dit Monsieur Palomar. Mais comment méditer dans une foule de touristes qui photographient, commentent et lisent leur guide, et de collégiens en uniforme pressés d’en finir pour aller chahuter le petit copain au-dehors ? « Il cherche à imaginer toutes ces choses telles que les sentirait quelqu’un qui pourrait se concentrer à la vue du jardin zen en silence et dans la solitude ». Ce n’est pas sans humour à l’italienne qu’il décrit les gens, les progénitures, les étudiants, les appliqués qui vérifient « que tout ce qui est écrit sur le guide correspond bien à la réalité et que tout ce que l’on voit dans la réalité se trouve bien écrit sur le guide ». C’est un réflexe bovin que l’on rencontre aujourd’hui sur les quais des gares de RER, où les gens consultent le tableau d’affichage des arrivées et des destinations en vérifiant sur leur smartphone que c’est bien écrit pareil, paraissant ahuris de constater que tel est toujours le cas.

Les instructions pour lire le jardin zen sont claires en paroles, « pourvu que l’on soit vraiment sûr d’avoir une individualité dont se dépouiller », écrit finement l’auteur. Car l’individu, dans ces comportements de foule, est bien en peine de se trouver. Seuls les aristocrates ont le privilège de trouver l’espace, la solitude et le temps nécessaires à méditer en paix et à détacher leur moi de toute possessivité et orgueil. Vous l’avez noté, espace, solitude et temps correspondent aux trois étages de l’humain : les sens, les passions, l’esprit. Italo Calvino demeure toujours logique, même dans le dépouillement de soi.

Ce pourquoi « il préfère s’acheminer dans une voie plus difficile, chercher à saisir ce que le jardin zen peut donner à qui le contemple dans la seule situation où il peut aujourd’hui être vu, en tendant le cou parmi d’autres cous ». Et c’est bien ce que nous faisons lorsque nous visitons ce jardin. Nous ne voyons guère les rochers et le sable que comme des choses, tandis qu’alentour nous percevons la foule solitaire, la marée de petits grains individuels des gens en foule. « Il voit le monde continuer, en dépit de tout, à exposer les cimes rocheuses de sa nature indifférente au destin de l’humanité, sa dure substance irréductible à toute assimilation humaine… »

Le jardin zen sera encore là lorsque nous ne serons plus, réactualisé chaque matin par le râteau des moines, le sable renouvelé tandis que les rochers demeurent. Et sans cesse de nouvelles marées humaines viendront battre tout autour, pour être là, pour avoir vu, pour en parler alors que justement la parole est de trop. Lisez Calvino, vous en saurez plus que par les guides du Ryôan-ji.

Italo Calvino, Monsieur Palomar, 1983, Folio 2020, 192 pages, €6.90 e-book Kindle €6.49

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Italo Calvino, Monsieur Palomar

Dernier roman publié par l’auteur italien, mort en 1985, Monsieur Palomar au nom d’observatoire est devenu observateur. « Un peu myope, distrait, introverti (…) Il lui est pourtant arrivé que certaines choses – un mur de pierres, un coquillage vide, une feuille, une théière – requièrent de lui une attention prolongée et minutieuse » (Le monde regarde le monde). Palomar est maniaque, méticuleux, logique. Rien n’échappe à son œil acéré, ni à son esprit logique.

Ce sont ces mésaventures du regard qui sont ordonnées en livre, en trois parties composées de trois sous-parties elles-mêmes diffractées en trois éléments allant de l’expérience à la culture puis au cosmos. Au fond les trois étages de l’humain : les sens, les passions, l’esprit. Cette architecture rend le livre un brin artificiel, certaines parties paraissant forcées tandis que d’autres sont toutes d’élan. Mais elle rend compte du regard d’écrivain, celui qui observe, celui qui compatit, celui qui voit.

Dès les premières pages, vous saurez tout ce qu’il y a à savoir sur une vague ; il n’en faut pas moins de cinq pages. De cette chose, le regard passe au sein nu (de femme), agréable émotion délicatement décrite d’après nature. L’épée du soleil, qui darde un dernier rayon avant de se coucher, permet à l’esprit de s’élever aux infinis. Et ce n’est que la première sous-partie « Plage » de la première partie « Palomar en vacances ».

« La contemplation des étoiles », aride, abstraite, artificielle, m’a le moins charmé ; « Le parterre de sable » qui décrit un jardin zen m’a au contraire emporté. Entre les deux, l’empathie du « Ventre du gecko », la sensualité gourmande de « Trois livres de graisse d’oie », la méditation sur « L’ordre des Squamifères » ou « Comment apprendre à être mort » ont été des séductions.

C’est un roman court, un peu difficile mais qui, lu à petites doses, au calme et en prenant son temps, apprend beaucoup sur les choses, les êtres et le monde qui nous entoure. Toute une philosophie. Car le monde est fractal : plus on l’observe, plus on l’approfondit, plus s’ouvrent des abymes.

Italo Calvino, Monsieur Palomar, 1983, Folio 2020, 192 pages, €6.90 e-book Kindle €6.49

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