Si le héron est l’emblème du clan des Otori, le « vol » du titre français est dans le titre anglais un «harsh cry », un cri discordant. C’est en effet le volume qui voit la fin de Takeo. Il meurt selon la prophétie de la main de son fils. Il laisse deux filles survivantes, la troisième ayant tué d’un regard le bébé garçon tout juste né et s’étant jeté sur le pistolet fabriqué par le fils caché dans les ateliers de la Tribu pour protéger son père.
Ce volume est un peu flou avec les dates, il est censé se passé 17 ans après le précédent mais ne donner à Takeo qu’une mi-trentaine alors qu’il avait déjà 22 ans lorsqu’on l’a quitté. Il se passe également sur plusieurs années puisque les jumelles avaient autour de 10 ans en début de volume et 14 à la fin. La survivante, Miki, poussée par la puberté, ressemble d’ailleurs de plus en plus à Takeo adolescent.
Quant à Kaeda, l’épouse chérie de sire Takeo, elle devient carrément folle, ce qui n’étonnera guère le lecteur qui a assisté à sa progressive hystérie au fil des années. Après dix-sept ans d’épreuves puis dix-sept ans de bonheur dans un pays réunifié et apaisé, où les récoltes sont bonnes, les enfants sont bien nourris, les marchands s’enrichissent, les guerriers s’équipent. Une paix que va détruire Kaeda en un moment, lorsque son bébé sera retrouvé sans vie comme de mort subite du nourrisson. Mais c’est bien l’autre jumelle, Maya, qui l’a regardé avec cet œil particulier des Kikuta qui est capable d’endormir comme de tuer.
L’aînée des filles, Shigeko, est digne et sage comme son père et prendra sa succession par testament. Elle ne pourra régner seule mais devra se marier non pas avec son amour Hidoshi, de trop basse extraction pour elle et d’ailleurs grièvement blessé lors d’un combat, mais avec le général Saga, la coqueluche de l’empereur qui a soumis les Huit îles. Il ajoutera les Trois pays aux territoires qu’il contrôle en épousant cette fille–garçon qui monte à cheval comme un guerrier et tire à l’arc avec plus de précision que lui-même. Les deux autres filles sont jumelles, ce qui est mauvais signe dans la superstition japonaise des anciens temps. Autant l’aînée n’a aucun des pouvoirs secrets de la Tribu, autant Takeo a légué aux jumelles certains pouvoirs par hérédité. Non seulement se rendre invisible et le fameux regard mais aussi, pour Maya, la capacité à absorber un chat et à dialoguer avec les fantômes.
Les jumelles se sentent mal aimées par leur mère, au contraire de leur père qui prend son bain tout nu avec elles comme cela se pratique couramment au Japon, de même qu’avoir des relations sexuelles avec ses compagnons de même sexe avant de se marier à l’âge adulte. Maya surtout en souffre et est insupportable, rebelle à toute obéissance. Jalouse de l’amour qu’elle n’a pas, parce que jumelle et parce qu’elle n’est pas un garçon, elle en veut au monde entier – sauf à son père. Elle plonge par exemple son regard dans les yeux d’un jeune chat que tient un moine et qu’il adore. Ce faisant, elle le tue, mais en outre le chat passe en elle, aspiré par ses yeux. Maya va désormais se transformer de temps à autre en chat et aura du mal à maîtriser le phénomène. Le chat mort la possède comme fantôme, ce qui permet à la fillette de passer au travers des murs sans bruit ni se faire voir. C’est parfois bien utile pour s’enfuir ou pour écouter les conversations.
Zendo, le fils aîné de Shuzeki, fille de la Tribu qui a été la concubine du seigneur Araï, a vu son père dans le tome précédent tué d’une balle de fusil apporté par les étrangers, alors qu’il trahissait ouvertement sire Takeo. Il avait 12 ans à l’époque et est devenu un guerrier adulte orgueilleux comme son père et soucieux de reprendre le domaine. Takeo, qui l’a élevé comme son jeune frère Taku, l’a marié avec la sœur de Kaeda, Hana, qui désirait plutôt être la seconde épouse. Orgueil, jalousie, vengeance, soif de pouvoir, sont les ingrédients de la chute. La paix est à jamais compromise par les bas instincts et les passions humaines. Zendo complote contre Takeo et le fait convoquer par l’empereur à la cour, puisque son succès à gérer sa province à suscité des jalousies.
Takeo ne peut que se rendre auprès de l’empereur avec des cadeaux mirifiques, dont la « kirin », cet animal mythique du Japon qui n’a jamais existé mais que l’autrice figure sous les traits d’une girafe, acquise auprès des commerçants pirates. L’empereur est ébahi, la cour flattée, le peuple enthousiaste. Le général Saga défie Takeo à la chasse aux chiens, une épreuve de tir à l’arc sur des chiens lâchés dans une lice, dont l’enjeu est de la toucher sans les faire saigner ni les tuer. Takeo, qui n’est plus tout jeune (on vieillit vite lorsqu’on est un guerrier au Japon), mandate sa fille Shigeko, désormais dame de Maruyama, pour prendre sa place. Les points sont égaux mais l’empereur doit décider quel est le meilleur et la jeune fille est gagnante. Tout irait donc pour le mieux si Zendo ne commençait à mobiliser son armée en l’absence de Takeo, et que ce dernier soit obligé de revenir rapidement sur ses terres. La kirin, qui s’est prise d’amitié pour son cheval Tenba, pour son gardien Hiroshi et pour Shigeko qui l’a nourrie et flattée, ne peut supporter la séparation et s’enfuit de son enclos à la cour. Mauvais présage.
Le général Saga lance donc son armée pour arrêter Takeo et ramener l’animal mais il compte bien également mettre la main sur les Trois pays et contraindre sire Takeo à s’éventrer ou à s’exiler sur une île. Les deux armées se battent au col de la chaîne de montagne séparant les fiefs, et Shigeko parvient à blesser suffisamment Saga d’une flèche sans le tuer pour qu’il ordonne la retraite. Ébahi par cet exploit comme par la défense des armées de Takeo inférieures en nombre, Saga sera beau joueur en proposant le mariage à Shigeko et en obéissant à ces conditions.
Mais l’équilibre cosmique a été rompu et les malheurs s’enchaînent. Avant que Takeo puisse revenir, son fils bébé est mort, sa femme devenue folle, sa belle-sœur épouse de Zendo l’emmène avec elle après qu’elle eut ordonné de détruire le château des Otori à Hagi. Lorsque Takeo, usant de ces pouvoirs d’invisibilité, parviendra à la rejoindre dans un jardin d’une place forte au nez et à la barbe des gardes, il ne trouvera qu’une femelle aigrie, bornée par la colère, qui n’a plus rien à voir avec la femme qu’il a aimée d’un amour absolu toute sa vie. Elle l’accuse de lui avoir caché le fils élevé dans la Tribu, qu’il a eu sur ordre avec Yuki, la compagne d’Akio ; elle l’accuse de ne pas lui avoir confié la prophétie sur sa mort de la main de son fils ; elle l’accuse de l’avoir laissée avec un bébé à peine né ; elle l’accuse de ne jamais être là lorsqu’elle a besoin de lui. Ne pouvant rien faire, face à ce mur mental, Takeo abdique en faveur de sa fille aînée ; celle-ci épouse le général Saga et lui-même envoie son armée contre la rébellion de Zendo qui est obligé de s’éventrer de même que sa femme et son dernier fils. Seuls ses deux aînés, élevés quelque temps auprès de Takeo, suivent le sire déchu au monastère de Terayama où ils sont priés de rester jusqu’à leur dernier souffle.
C’est là que Takeo vit ses derniers jours en peignant des oiseaux auprès de Makoto, son ami devenu le supérieur du monastère. C’est là qu’Akio le haineux empli de vengeance et son fils secret Hisao le surprennent et le tuent, provoquant la mort de Maya en même temps qu’elle zigouille Akio à coup de griffes de chat. Hisao a désormais 16 ans, il n’a jamais vu son véritable père qu’il découvre, a été élevé à la dure et même cruellement dans la Tribu par un Akio jaloux et impitoyable, le dressant le jour à la douleur jusqu’à éventrer sous ses yeux un petit chat qu’il avait adopté et aimait bien, le violant systématiquement la nuit depuis son âge le plus tendre. Hisao ne manifeste apparemment aucun des pouvoirs propres à la Tribu mais est très habile de ses mains, jusqu’à reproduire un pistolet sur le modèle apporté par les étrangers portugais sur leurs bateaux. Il se découvre cependant, grâce à Maya, maître des fantômes et communique avec sa mère Yuki qu’Akio a forcé à se tuer juste après sa naissance. Il est l’instrument involontaire de la mort de Takeo, le dernier élément de la prophétie que Kaede ne connaissait pas.
Lorsqu’elle revient à quelque raison des semaines plus tard, l’épouse irascible Kaeda voit son domaine passé en d’autres mains, son mari et l’une de ses filles morts, et aucun bonheur futur possible pour elle. Elle veut se tuer mais la jumelle survivante, Miki, la supplie de l’aimer et elle se résoud à réparer ses torts, un peu tard mais tel est son expiation pour sa stupidité et sa folie. Ce tome 4 voit donc la fin de Takeo, les suivants devront parler de ses descendants. Nous restons dans l’aventure, épicée, exotique et haletante, avec des personnages qui gagnent à être connus même s’ils n’ont existé que sur le papier.
Lian Hearn, Le clan des Otori 4 – Le vol du héron (The Harsh Cry of the Heron), 2006, Folio 2021, 751 pages, €10.40, e-book Kindle €9.99
Le Clan des Otori de Lian Hearn déjà chroniqué sur ce blog
Dix ans de blog !
Le 8 décembre 2004, sur l’invitation du journal Le Monde, j’ouvrais un blog : fugues & fougue. Ce curieux « journal intime » électronique venu des États-Unis était devenu à la mode avec l’élection présidentielle de George W. Bush et, dans la perspective des présidentielles à venir 2007. Comme pour renouveler l’intérêt des abonnements qui s’effritaient, le « quotidien de référence » voulait se brancher bobo.
Ma première note a porté sur le programme que je me proposais : « J’ai la conviction profonde que tout ce qui est authentiquement ressenti par un être atteint à l’universel. » Ma conviction était et reste toujours que « le monde est beau et triste ; les humains sont la plus grande source de joie et la pire source d’horreurs – nous ne sommes pas des dieux. Hélas. Retenons ce qui fait vivre. » Je m’y suis tenu, alternant lectures, voyages, témoignages et opinions. J’ai toujours pensé que le blog était l’alliance idéale entre écrit et oral, spontanéité et réflexion : « l’écriture devient dialogue, avec ce recul de la main qui fait peser les mots et garde l’écrit moins évanescent que la parole ».
Sauf que, comme beaucoup, je suis revenu des « commentaires ». Ce sont rarement des enrichissements sur l’agora, plutôt des interjections personnelles, l’équivalent du bouton « j’aime » des rézozozios (avec l’option « va te faire foutre » en plus), une « réaction » plutôt qu’une réflexion. Au départ libertaire (toute opinion est recevable), je suis désormais responsable (directeur de la publication), donc attentif à tout ce qui peut passer outre à la loi (insultes nominales, invites sexuelles, propos racistes, spams et physing etc.) – que je censure désormais sans aucun état d’âme.
L’intérêt du blog a été multiple :
• M’obliger à écrire quotidiennement, donc à préciser ma pensée et à choisir mes mots, évitant de rester comme avant (et comme beaucoup) dans la généralité et le flou pour toutes ces opinions qui font notre responsabilité d’individu, de parent, de professionnel et de citoyen.
• Exiger de moi un autre regard pour observer ce qui arrive, dans l’actualité, l’humanité et les pays traversés. Écrire oblige, comme la noblesse, rend attentif aux détails comme aux liens avec l’ensemble. Donc pas d’émotion de l’instant, comme ces naïfs qui croyaient que j’émettais mes notes en plein désert, lors du voyage au Sahara !
• M’offrir l’occasion de rencontres : littéraires (avec les livres qu’on m’envoie pour chroniquer), témoignages (serais-je allé à cette réunion ou à cet événement s’il n’y avait pas le blog ?), mais aussi personnelles (entre blogueur du monde.fr, puis d’autres).
• Donner aux autres – mes lecteurs – ce qu’ils recherchent sur les moteurs (images, lectures, méthode, idées). Enrichir, poser des questions, offrir une tentative de réponse.
Je pensais au départ échanger des idées ou des impressions de voyages en forum – bien mieux que la triste réalité… car j’ai plus donné que reçu. Peut-être parce que mon blog est resté généraliste et non spécialisé dans ces micro-domaines dans lequel les commentaires aiment à se développer (la cuisine, la politique, les hébergements, les complots…). J’ai été beaucoup repris – et c’est tant mieux (si l’on indique la source).
Les rencontres avec les blogueurs ont été intéressantes, dès avril 2005 au Café de l’Industrie à Paris, puis à Montcuq en août. Des amitiés sont nées, qui résistent parfois au temps (Jean-Louis Hussonnois (hélas parti trop tôt), Virginie Ducolombier, Yann Hoffbeck, Véronique Simon, Alain Ternier, Daniel Baudin, Guilaine Depis…) et d’autres non (Frédéric, Laurence, Huu, Céline, Philippe, José, Gérard, Katrine, Jean-Pierre, Jean-Marie, Lunettes rouges, Versac, Arthur…). Le « jouet » blog a vite lassé la majorité des bobos du monde.fr. Leur narcissisme a trouvé plus ludique et moins fatiguant de lâcher une phrase, une photo ou un lien vidéo sur leur fesses-book. D’autres ont voulu faire de leur blog et des réunions de « blogueurs de référence » quelque instrument au service de leur ambition politique. La dernière rencontre a coulé à Coulon en 2007 ; personne n’a semblé regretter depuis lors.
Dix années m’ont permis d’apprendre ce qui convient et ce qui plaît, même si je n’applique pas forcément les recettes intégrales du marketing. Il est nécessaire :
• « d’écrire blog » : c’est-à-dire court, voire en points-clés qui reviennent à la ligne
• d’illustrer : les images (prises par moi, reprise sur les moteurs, ou retravaillées) sont les principales requêtes qui font venir les visiteurs
• de donner toujours les références : soit en lien, soit à la fin (même si certains blogs « interdisent » d’être cités…)
• de varier les plaisirs offerts aux lecteurs : en variant les thèmes – tout en les regroupant en « catégories » pour la commodité (colonne de droite, après « commentaires récents ») – même si certains lecteurs pas très doués « ne trouvent pas » (il y a toujours le carré « rechercher », juste sous la pensée, qui permet de trouver ce qu’on veut dans le blog avec un seul mot-clé).
Je ne regrette rien, j’ai même été sélectionné dans les favoris du monde.fr… jusqu’au 17 novembre 2010 où lemonde.fr a planté tous les blogs. Sans rien dire avant deux jours entiers. L’explication donnée n’est pas plus intéressante : « Après vérification, il apparaît que certains éléments composant votre blog (photos ou sons) ont été effacés lors de cet incident et n’apparaissent donc plus. » Autrement dit, lemonde.fr n’a aucune sauvegarde, pas de back up. A se demander s’ils ont la compétence de leur ambition. Il fallait payer (l’abonnement au journal) pour bloguer. Malgré le plaisir des 2 446 040 visiteurs sur fugues & fougue en 6 ans, c’en était trop. L’indépendance technique était indispensable.
Celle d’esprit aussi, car Le Monde prenait une tonalité « de gauche bien-sûr » tellement conventionnelle (intello-parisiano-bobo) que c’en devenait pénible. L’accaparement de Télérama puis du Nouvel Observateur ont ajouté à cette dérive de prêt-à-penser socialiste modéré bien « comme il faut ». On peut être de gauche sans être au parti socialiste ni lire Le Monde ou le Nouvel Observateur. On peut aussi ne pas être de gauche mais de droite ou du centre – ou d’ailleurs.
Argoul.com est humaniste et libéral, au sens des Lumières, volontiers libertaire mais pas naïf sur la nature humaine. Il n’est pas, pour moi, de fraternité sans liberté, alors que l’égalité ne permet aucun lien social quand elle est poussée aux extrémités jacobines ou collectivistes – ni, dans l’autre sens, du « j’ai tous les droits » anarchiste ou libertarien. Ce qui est trop souvent le cas ces derniers temps.