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Georges Duhamel, Le désert de Bièvres

Cinquième livre de la Chronique des Pasquier, il reprend les personnages déjà rencontrés auparavant (Deuxième livre chroniqué ici) mais peut se lire indépendamment car chaque roman est une histoire. Celui-ci voit le héros, Julien, à 26 ans et en fin d’études de médecine, commencer une expérience de phalanstère avec des copains.

Il s’agit de s’abstraire de cette société contraignante, de ces villes empuanties, de ces relations sociales dominatrices. « Nous étions tous pauvres, nous vivions tous plus ou moins de petits métiers, nous pensions assurer notre existence matérielle en donnant quelques heures par jour de travail manuel et, le reste de notre temps, nous entendions le consacrer à la pensée, à l’art, à la philosophie, à tout ce qui peut embellir et même ennoblir la vie » chap.3. C’est en 1907, date à laquelle se situe l’histoire, user du « droit à la paresse » revendiqué par le gendre de Marx Paul Lafargue – évidemment un Français.

Les cinq compères, dont deux en couple, s’installent dans une grande maison de la grande banlieue de Paris qu’ils louent, dans la campagne de Bièvres. Ils y montent un atelier d’imprimerie, désirant vivre entre-soi, loin de tout, du travail artisanal – sans oublier les légumes du potager et les fruits du verger. Une expérience de liberté communautaire (pourtant un oxymore!), d’égalité de tous dans le « désert » (souvenir des ermites).

Comme toujours dans ces projets de coopérative ou de kibboutz, l’individualisme refait très vite surface, les agacements des gens les uns sur les autres deviennent insupportables, le travail « partagé » ne l’est jamais équitablement. Et surtout, il demande un effort… Malgré la jeunesse et l’enthousiasme, c’est l’échec.

Les copains se séparent après plusieurs mois, ayant mangé leurs économies mais tenté une expérience sociale qui les marquera pour la vie. Justin Weill, l’ami de Laurent le narrateur, voulait fonder une nouvelle famille différente du clan juif. Mais sa différence lui colle à la peau. C’est une autre leçon de l’expérience que ce rejet national plus que social. Écrit en 1937, le roman avait connaissance des idées de Hitler au pouvoir et des utopies pour échapper au monde alors qu’il vous rattrape.

Georges Duhamel, Le désert de Bièvres, 1937, Livre de poche 1964, 255 pages, occasion €16,00

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Georges Duhamel, Les plaisirs et les jeux

Georges Duhamel a été médecin durant la « grande » guerre (la guerre la plus con). Lorsque lui naissent deux fils, en 1917 et 1919, il redécouvre le monde. L’humain avec l’épanouissement de l’enfant, l’extérieur avec l’émerveillement de l’enfance. Cet essai qui relate les années 1917 à 1922 fait le récit de la paternité à la Maison Blanche, à Valmondois en Val-d’Oise dans la vallée du Sausseron, et dans l’appartement parisien de la rue Vauquelin dans le 5ème arrondissement, proche du Val de Grâce et du jardin du Luxembourg (que les petits appellent Lustembourg). La maison des champs, emplie de fils et de cousins et cousines est « une usine à gosses » comme le dit Barnabé, nom standard donné à l’adulte sans enfant qui commente et fournit des conseils théoriques. A l’inverse, « Presque tout ce que je sais de mes petits hommes, je l’ai saisi au vol, je l’ai obtenu par surprise », avoue l’auteur.

L’aîné, Bernard dit le Cuib a 5 ans lorsque l’essai s’arrête ; il devient petit garçon et une autre période commence. Jean dit Zazou ou le Tioup, de deux ans plus jeune, reste en prime enfance mais avec l’exemple de son frère aîné qui se sent déjà responsable de lui et de ses bêtises. Tous deux découvrent le monde et c’est émouvant de constater combien ils sont curieux et avides de connaître ; il découvrent la vie et les autres, à commencer par les parents puis les cousins et c’est passionnant de constater combien ils sont sociaux dès qu’ils se sentent protégés ; ils découvrent le langage, testent les mots qu’ils ont piqués au vol d’une conversation entre adultes et les testent et c’est captivant de constater combien ils apprennent vite, seuls et bien en imitant et interagissant.

« Enfants, enfants, je vais mettre en réserve, pour vous, de menus joyaux dont vous ne voudrez peut-être pas », écrit le père enamouré de ses premiers petits (un troisième suivra, hors cet essai, le compositeur de musique de films Antoine Duhamel, né en 1925). Il les regarde en « témoin passionné » et son enthousiasme se communique au lecteur, un siècle après. Est-ce si difficile d’élever un enfant ?

Non pas ! Contrairement à Rousseau qui a formalisé en chambre, croyant l’enfant page blanche sur lequel planter à partir de rien un jardin moral et intellectuel à la française, le petit d’homme se fait tout seul. Il se construit naturellement par observation, imitation et échanges. La clé est de l’aimer et de rester soi – rien de plus. L’aimer pour lui prêter attention et sécurité, seule façon pour lui de s’ouvrir au monde et à l’aventure de vivre ; rester soi pour transmettre une éducation à la vie en société, des mœurs communes, un savoir particulier – mais surtout une attitude devant l’existence. Rousseau n’en savait rien, lui qui a mis tous ceux qu’il avait engrossé en Thérèse à l’assistance publique… « Je les regarde, je les écoute, je les aime », dit Duhamel, plus philosophe que le misanthrope de Genève. Et de citer sa mère, « l’humble sagesse de maman Ma » qui « tient en huit mots : « Avec les enfants, on fait comme on peut ».

Il y a bien sûr les « mots d’enfant », les alimaux, le tortilleur à torpilles, le tillol en tisane, les nayaux de cerise, la peur de fondre dans la rivière s’il se baigne, la musique du soir (passée sur le phono) différente de la musique du cirque (entendue à Medrano), le tapin pour le sapin (ce qui est d’un poète). Mais surtout le miracle du regard d’enfant, grave, sur le monde, le miracle des premiers pas en équilibre précaire, la voix enjôleuse pour demander à papa, la découverte du temps par l’espace, en comptant sur ses doigts (y compris les orteils), l’âge des « pourquoi » répétés à l’infini, pour rien, pour savoir, la brutalité soudaine envers le cousin ou l’animal, la générosité spontanée de donner son jouet préféré. Et le silence enfin au calme quand les enfants sont « réduits » – au lit.

« Je ne sais ce que le temps leur réserve ; je ne peux même pas prévoir ce que ces petites créatures me réservent à moi-même ; pourtant, à les contempler, je me sens jeune, de nouveau et, de nouveau, plein de confiance et d’opiniâtreté. Tout me redevient évident, possible ». Ce sera une autre guerre à leurs 20 ans, en 40, mais qui pouvait savoir ? Et à sans cesse craindre, nul ne ferait jamais rien. Un livre de parent, un livre dédié aux enfants.

Georges Duhamel, Les plaisirs et les jeux, 1922, Le livre moderne illustré par Paul-Jacob Hians, J. Ferenczi & Fils, Paris 1947, 125 pages, occasion €9.00

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Georges Duhamel, Le voyage de Patrice Périot

Ce roman de 1950 est contre l’engagement. Les intellos étaient sommés, après la Seconde guerre mondiale, de choisir leur camp : ou celui du Bien, de l’Avenir radieux et du communisme soviétique, ou celui du Mal, du passé exploiteur et du conservatisme. C’était le temps des « idiots utiles », expression cynique de Lénine pour ces non-communistes poussés par humanisme à signer des pétitions contre la peine de mort, la bombe atomique et pour « la paix ». La seule paix est celle des cadavres pour un Staline en plein pouvoir, mais le hochet fait rêver. Ainsi les grands noms sont poussés par leur conscience et par l’Humanité tout entière à « signer », à s’engager.

Georges Duhamel qui est médecin et a connu la Grande guerre, socialiste et humanitaire né en 1884, regarde avec ironie ces manipulateurs de gauche qui enrôlent les grands sentiments et les beaux principes pour leur seule cause égoïste et fanatique. A 66 ans, on en a vu des choses… et la bêtise humaine qui reste la même quelles que soient les circonstances. Notre nouveau siècle est désormais adolescent mais il n’est pas meilleur : ce sont les écolos qui somment de s’engager, les féministes, les humanitaires. Pour toujours la même chose : le Bien – comme si en tout bien ne résidait pas un mal et en tout mal un bien. Nous sommes sur la terre indifférente où la nature égoïste ne connait que le droit du plus apte à la vie, des bactéries à l’humain. Le Bien n’existe que dans les esprits enfiévrés, les ravis de la crèche, alors que la réalité du monde et de l’humanité est irrémédiablement mêlée.

Patrice Périot est un biologiste reconnu, membre de l’Institut. Il a publié des travaux qui lui ont donné un prix américain (à cette époque des plus valorisants) et il s’est fait embrigader par la gauche communiste dès qu’il a eu le malheur un jour de déclarer qu’il serait toujours aux côtés de l’humanité souffrante, lui qui a connu la guerre. Depuis, il n’a plus un instant de répit. Ce sont sans cesses des solliciteurs qui viennent quémander une signature, une préface, une présidence. Au détriment de sa réflexion et de ses recherches.

Le savant a quatre enfants de plus de 20 ans, l’aînée Edwige a 30 ans et trois enfants, mariée à un polytechnicien monarchiste ; la seconde, Christine hait son prénom car « le monstre-docteur » (en droit) est devenue ardente communiste au tempérament glacé et exige de se faire appeler Véra par déchristianisation ; le suivant, Hervé, a 22 ans et de mauvaise fréquentations parmi les invertis et les joueurs ; seul le dernier, Thierry, est à 20 ans heureux de vivre, il a trouvé la foi comme souvent les petits derniers élevés dans le cocon familial. Ils sont tous différents comme tout parent le sait. Leur mère est morte et le père, dépassé et ayant d’autres soucis, les laisse en liberté. En 1950, à 20 ans, on n’est pas encore majeur.

Mais, entre solliciteurs et conférences, un drame va surgir : le suicide d’Hervé. Il laisse une lettre à son père qui explique son geste mais les deux bords politiques se déchaînent. Ils ont un prétexte pour politiser et « faire le buzz » comme on dit aujourd’hui et ils ne s’en privent pas. Complot d’une officine d’extrême-droite protégée du pouvoir pour les communistes, complot communiste contre le professeur Périot qui a commencé à regimber lorsque sa signature a été apposée à des pétitions sans lui demander son avis pour la droite. Tout va mal, rien ne va plus.

Patrice ne trouve de refuge qu’en son dernier fils, « l’enfant Thierry » comme il l’appelle – 20 ans tout de même – dont la foi de charbonnier le sauve de la dépression. Il veut, comme son père, explorer la science mais pour conforter sa foi. Ce qui est reposant pour Pétrice qui a l’idée d’en finir, œuvre faite. Il signera toujours des pétitions pour la grâce d’un condamné à mort mais ne se laissera plus embrigader contre son gré dans des causes qui le dépassent. Il reste humaniste mais pas communiste. Seule la vérité importe, qu’elle soit d’un camp ou de l’autre ! Et ses propres enfants importent avant toute l’humanité, qu’elle soit souffrante ou condamnée. Patrice Périot ne sait pas s’occuper de ses petits, comment saurait-il s’occuper des hommes ?

Comment diriger ou seulement conseiller une « génération qui avait vécu dans l’anxiété, puis dans l’humiliation, dans la disette, dans le ressentiment » p.200 ? Comment obéir à des politiciens cyniques : « la plupart des gaillards qui se posent comme la conscience du monde sont des monstres d’orgueil » p.204 ? Seul compte l’humanisme et la vérité. « Je signerais par pitié pour les malheureux qui se laissent conduire les yeux bandés, comme le bétail que l’on mène à l’abattoir, et par pitié aussi, certainement, pour les forcenés, pour les ambitieux qui attachent de tels bandeaux, qui parlent de libérer les multitudes, et qui ne songent qu’à leurs passions… » p.248.

Il se dit que Georges Duhamel a pris modèle de sa famille et de sa vie pour écrire ce roman. En effet, il est membre de plusieurs académies et se disperse dans les chroniques, présidences et conférences. Le voyage de Patrice Périot est un voyage intérieur, vers la vérité de l’être et celle de l’homme. Contre « l’engagement » qui n’a de social et d’humanitaire que l’étiquette. Non sans effets littéraires, comme cette évocation d‘un couloir parisien 1950 au début du chapitre III, phobique des aérations et courants d’air.

Georges Duhamel, Le voyage de Patrice Périot, 1950, Livre de poche 1969, 255 pages, €6.06

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Georges Duhamel, Vie des martyrs

Georges Duhamel a 30 ans lorsqu’éclate la guerre de 14 ; il est depuis cinq ans médecin et s’engage comme chirurgien volontaire aux armées. Il va vivre les deux premiers de ces quatre ans d’enfer avec les hommes blessés, ces quatre ans que l’inepte Hollande a « commémoré » comme s’il s’agissait d’une fête analogue au 14-Juillet, avec son discours bonhomme et lénifiant de fonctionnaire promu. Ce témoignage de médecin et littérateur élu à l’Académie française aurait dû lui mettre du plomb dans la cervelle – s’il l’avait lu (mais il ne lit pas, sauf des rapports, dit-on) : « Les calibres employés par l’ennemi pour la destruction des hommes créaient des plaies effroyables, assurément plus cruelles, dans l’ensemble, que celles dont nous avions eu le spectacle pendant les vingt premiers mois d’une guerre sans pitié dès sa conception. Tous les médecins ont pu remarquer l’atroce succès remporté, en si peu de temps, par le perfectionnement des engins de dilacération » p.103. Y a-t-il à « commémorer » cette industrie du massacre ?

La « Grande » guerre fut la boucherie la plus bestiale, une industrie de la tuerie jamais atteinte, un million et demi de morts pour la France – pour rien car 1918 a engendré 1940 comme la haine engendre la haine. Georges Duhamel raconte ces vies brisées par la mitraille et les gaz, ces membres qu’il faut amputer, ce qui ampute d’autant le statut familial et social de l’homme ; il en sort diminué, réduit, amer. Pas étonnant que tant de patriotes aient dit ensuite « plus jamais ça » tandis que leurs politiciens tout à leurs petits jeux de « l’honneur » et du poker diplomatique les entraînent à nouveau, sans le dire, sans les préparer, à la guerre totale qui suivra inévitablement. 14-18 n’est pas la « Grande » guerre mais bel et bien la guerre la plus con. Faite pour venger l’humiliation de la défaite de 1870 et qui appellera la vengeance des Allemands unanimes pour l’humiliation de 1918.

Les hommes râlent entre les lignes, parfois plusieurs jours sans être secourus. Ils trainent sur le front faute d’organisation efficace pour la circulation vers l’arrière, notamment à Verdun puisqu’il faut du massacre pour « reprendre » quelques mètres perdus le lendemain. Ils restent dans les couloirs des heures avant d’être examinés. Rien n’a été prévu, rien n’a été pensé. Il faut tout improviser, parfois sous les obus car trop près des lignes. Un blessé est-il traité qu’il en arrive vingt tant les « généraux » sont peu économes de chair humaine. Les avions sont peu utilisés, les chars inexistants, les commandos méprisés. Il s’agit, pour les badernes de « tenir » et de s’élancer « en avant » – quoi qu’il en coûte dira l’autre. Mais avec masque contre les gaz.

Georges Duhamel se souvient des noms, il immortalise leur insignifiance sociale que leur combat a réduite à rien puisque tout le monde est égal sous les tirs des machines à tuer. Il y a Lerondeau dont le prénom est Marie, et puis Carré l’édenté qui « est un homme », et encore André qui pleure devant le corps refroidi de son petit frère ; il y a Mehay et Mathouillet rendu sourd et sans un rein après une grenade, Léglise qui sera amputé des deux jambes ; Nogue le Normand, Lévy le commerçant juif, et le goumier marocain dont on ne sait pas le nom qui sera enterré avec ses camarades chrétiens dans le même cimetière mais sous le rite musulman psalmodié par son compatriote Rachid.

« Ici, l’atmosphère morale est pure. Ces hommes sont si misérables, si grandement disgraciés, si attentifs à leur obsédante douleur qu’ils semblent avoir abandonné le fardeau des passions pour mieux rassembler leurs forces sur ce projet : vivre » p.169. Les victimes émissaires sont vite oubliées au profit des politiciens qui se gargarisent d’avoir « gagné ». L’auteur en appelle à « l’union des cœurs purs » pour ne pas oublier ces hommes car on peut douter de tout, sauf de la souffrance humaine, « seule chose certaine ». En vain.

Un témoignage décalé sur la guerre de 14 – et ses conséquences humaines, sous forme de roman pour ne pas blesser les familles avec les vrais noms. C’est rare.

Georges Duhamel, Vie des martyrs, 1917, Petite bibliothèque Payot 2015, 206 pages, €8.10

Georges Duhamel, Vie des martyrs et autres récits du temps de guerre (dont 50 lettres à son épouse), Omnibus 2005, 751 pages, €63.99

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Georges Duhamel, Le jardin des bêtes sauvages

Ce roman est le tome deux de La chronique des Pasquiers mais peut se lire indépendamment. Il se situe à Paris en 1895 et ne quitte pas le 5ème arrondissement, sauf aux frontières du 6ème pour y traquer la maîtresse du père, rue de Fleurus. Laurent n’a pas encore 15 ans et toute la sensibilité de l’enfance dans un corps qui mue en homme. Il découvre la vie et ses yeux se décillent sur sa famille.

Elève boursier au lycée Henri IV (les « collèges » séparant les 10-15 ans des plus grands du « lycée » ne seront créés que dans les années 1980), il arpente inlassablement la rue Clovis, la rue du Cardinal Lemoine, la rue des Boulangers, la rue Jussieu, la rue Linné, jusqu’à la rue Guy-de-la-Brosse où il habite. Tout un quartier que je connais bien pour y avoir habité. Le Paris de 1895 est plus provincial que le nôtre ; les automobiles sont quasi inconnues et seuls circulent les fiacres ou, sur les grands axes, les omnibus à impériale. Il y fait bon marcher à pied et Laurent ne s’en prive pas avec son ami Justin Weill qui, juif, a cette remarque subtile que le Messie n’est pas encore venu pour sa croyance et qu’il a donc une chance de l’être lui-même tandis que pour les chrétiens c’en est fini, Jésus est passé. Laurent y consent ; pour lui, la science est le messie qui sauvera l’humanité.

Mais, pour l’adolescent, ce qui compte est la famille, le nid où les cinq enfants se retrouvent les uns sur les autres dans la promiscuité d’un trois-pièces. Georges Duhamel a créé le mouvement « unanimiste » où il s’agit d’observer et de conter les gens dans leur milieu. Pour un garçon d’encore 14 ans, l’univers est celui des tout proches : son frère aîné Joseph, 20 ans, qui « sait tout sur tous » et compte ses sous ; Ferdinand le second, 18 ans, grand de taille mais voûté d’épaules et bigleux, heureux en administration comptable ; sa petite sœur Cécile, 12 ans, prodige au piano et exercée par un Danois musicien qui habite au-dessus ; enfin sa petite sœur Suzanne bébé de 3 ans. Il y a sa mère, Lucie, méritante et laborieuse qui cuisine et ravaude, consolant les petits. Et le père Raymond, dit Ram, fantasque et foutraque, qui entreprend à la quarantaine des études de médecine ! Il travaille à l’hôpital, on ne sait trop ce qu’il y fait. Le père de Duhamel était de cette espèce, herboriste. Mais Laurent est de trois ans plus âgé que l’auteur.

Un jour, sa mère lui demande de s’enquérir discrètement s’il existe un Raymond Pasquier au 16 rue de Fleurus car elle a trouvé une lettre à cette adresse dans la veste de son mari. Est-ce un homonyme ou a-t-il une double vie ? Laurent part la fleur au fusil et la concierge lui dit qu’il n’existe aucune personne de ce nom dans l’immeuble. Il décide alors de suivre papa comme un Indien dans Le dernier des Mohicans, fort en faveur auprès de la jeunesse de son temps. Ram prend l’omnibus, Laurent y cavale ; Ram emprunte la rue de Fleurus, Laurent le suit ; Ram pénètre au 16, Laurent fait de même. Jusqu’au troisième étage, troisième porte à gauche. Il reviendra y sonner plus tard pour y trouver une jeune femme en peignoir. Solange est la maîtresse (non rémunérée) de son père. Cela le trouble et le gêne, partagé entre la puberté « honteuse » (selon la répression bourgeoise-catholique de l’époque) et l’écroulement de son idéal paternel moral et vertueux. La fille ne profite pas de sa jeunesse en fleur, ce qui aurait été cocasse, mais pas convenable à la parution du livre. Georges Duhamel n’aurait pas été admis à l’Académie française deux ans plus tard s’il avait dérapé des normes sociales de son temps où la majorité n’était encore qu’à 21 ans.

Laurent enjoint Solange de renoncer à son père pour le bien de la famille ; elle promet, elle ment. Si elle déménage bien pour brouiller les pistes, elle ne perd pas le contact avec Ram et Laurent les voit tous deux attablés à la terrasse d’un bistrot le jour des funérailles nationales de Louis Pasteur, dont son père admire la gloire scientifique. Au fond, tout le monde ment, tout le monde s’accommode des défauts et écarts des autres. C’est ce que lui apprend son frère aîné Joseph ; c’est ce que lui révèle sa mère qui « sait » et consent ; c’est ce que lui montre sa petite sœur Cécile qui devient enfant prodige du piano. C’est surtout ce que lui apprend son père lors d’une conversation d’hommes, lorsqu’il lui dit que ses besoins sexuels ne remettent pas en cause le contrat conjugal ni l’amour qu’il porte à la mère de ses enfants.

Au fond, les humains sont des bêtes, comme celles du jardin des Plantes tout proche dans lequel l’adolescent aime à s’isoler. La « pureté » n’est qu’un concept ; l’idéal n’est pas de ce monde. Il faut vivre dans le réel et c’est cela grandir. Même Thérèse, vieille fille voisine qui veut entrer au couvent, flirte avec son père, incorrigible coureur. Et Cécile, la petite sœur confidente dont il est très proche, lui avoue être amoureuse d’un garçon plus âgé qu’elle : non pas Justin Weill qui l’admire et rougit en sa présence, mais de Valdemar Henningsen, son mentor en piano, qui a dans les 20 ans ! C’est dur de découvrir la vie à 15 ans et c’est cela qui est touchant dans ce roman d’une époque révolue. Aujourd’hui, les adolescents avec leurs smartphones et l’Internet, le Youporn et les pairs LGBTQ+, sont plus émancipés et au courant – mais toujours aussi fragiles et en quête de repères.

Georges Duhamel, Le jardin des bêtes sauvages, 1933, Livre de poche 1962, 246 pages, occasion €4.99

Georges Duhamel, Chronique des Pasquiers, Omnibus 1999, 1387 pages, €33.23

DVD Le clan Pasquier – coffret intégrale, Jean-Daniel Verhaeghe, 2009, avec Bernard Le Coq, Valérie Kaprisky, Elodie Navarre, Mathieu Simonet, Florence Pernel, €22.00

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