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La Maison des damnés de John Hough

Une toile horrifique tirée de La maison des damnés, roman d’horreur de Richard Matheson, traduit en français et édité en poche ; Matheson a été le scénariste du film. Comme nous sommes au début des années soixante-dix, le film reflète l’humeur de son époque : une remise en cause de la science, tout en se méfiant des émotions fantasmatiques.

Un milliardaire convoque un physicien, une médium et le dernier survivant du massacre mystérieux, vingt ans auparavant, dans la maison de l’Enfer (titre anglais). Elle appartenait au très riche, excentrique et pervers Emeric Belasco et il veut savoir si l’au-delà existe vraiment, si les morts sont toujours présents, et ainsi de suite. Vastes questions qui agitent toujours les consciences mais ne trouvent jamais aucune réponse plausible.

Voici donc le docteur Lionel Barett (Clive Revill), scientifique spécialiste en parapsychologie mais cartésien. Il veut des preuves et apporte des machines d’enregistrement et de diffusion d’ondes électromagnétiques. Car il est convaincu que le corps humain est capable d’en émettre et d’en recevoir, tout comme un poste de radio. Tout dépend du psychisme et de sa puissance. Son épouse Ann (Gayle Hunnicutt) décide de l’accompagner malgré lui, car elle veut partager toutes les expériences avec lui.

La demoiselle Florence Tanner (Pamela Franklin) est une jeune médium très sensible mais aussi très décidée. Elle paye de sa personne pour s’ouvrir mentalement (et physiquement) et entrer en communication avec les ondes psychiques. Elle croit aux morts toujours présents par l’esprit et se laisse envahir par eux jusqu’à somatiser ce qu’ils veulent (en général, baiser). Ce qui correspond à ses fantasmes refoulés, étant restée demoiselle.

Enfin l’unique survivant, Benjamin Franklin Fischer (Roddy McDowall), médium lui aussi mais « physique », qui se tient en retrait : il connaît trop bien la maison et ses dangers. Il est surtout celui qui ne s’engage jamais et reste spectateur de la vie.

Nous voici avec quatre personnages en un même lieu maléfique, un manoir sombre envahi de brouillard, pour une semaine seulement, temps imparti pour toucher 100 000 £ chacun du milliardaire. L’électricité a été rétablie mais il faut actionner le générateur de secours pour qu’elle illumine un peu les pièces. Des flambées dans les cheminées sont permanentes, alimentées par on ne sait qui. Car personne n’a l’air d’effectuer une quelconque tâche ménagère, qu’il s’agisse de cuisine ou de mettre des bûches dans le foyer. Tout est réservé à l’intellect et aux sensations.

La science se confronte aux croyances en l’au-delà. Ce sont les habituels phénomènes d’objets en mouvement, mais ici amplifiés par une intention agressive. Des plats volent en direction du sceptique scientifique, des lustres de fer tombent sur les protagonistes qui en réchappent de justesse. Mais surtout, dans la chapelle, lieu incongru de ce manoir hanté, une grande croix où le Christ est comme emballé de toiles d’araignées qui l’enserrent dans un filet diabolique. Elle s’effondrera pour tuer.

Les événements se précipitent, comme si un psychisme puissant les actionnait, repoussant ceux qui viennent exorciser la maison. Le suspense est lié à la Bible et au sexe, blasphèmes et perversions, ces obsessions de la société anglaise chrétienne des années d’après-guerre. Ce sont en fait les faiblesses de chacun que la maison met en lumière : Florence est trop candidement croyante aux forces spiritualistes, Barett trop incrédule et méprisant pour accepter que la méthode scientifique ne soit qu’une méthode et qu’elle ne puisse pas tout, Ann sa femme pleine de désirs refoulés, Fischer d’une prudence qui confine à l’inaction.

Florence la médium est soumise à l’attaque d’un chat noir qui se jette sur elle pour la mordre et la griffer, Emeric Belasco, le père, croit-elle, disparu avec les autres il y a 20 ans mais sans cadavre. Cela se passe sans témoin car on n’a jamais vu un chat se jeter sur un humain sans raison apparente. On doit la croire, même si ce sont probablement ses fantasmes freudiens qui agissent. Elle a aussi des cauchemars sexués, jusqu’à se marquer de griffures sur le dos, sauvagement baisée par l’incube, ce démon mâle qui viole les femmes endormies (qui adorent ça, comme la psychologie l’a montré). Elle sent un jeune homme « un très jeune homme, même », qui la désire et se sent seul, c’est « Daniel » Belasco – un être dont nul n’a jamais fait mention. Mais un jeune cadavre enchaîné est découvert dans une pièce. L’enterrer avec les rites chrétiens, comme le fait la bande des quatre, ne suffit pas à lui ôter tout pouvoir de nuisance, semble-t-il. Comme quoi la religion est impuissante, plus que la science elle-même.

Car Barett se fait livrer une machine à ondes électromagnétiques et parvient à « exorciser » le manoir, les ondes scientifiques chassant les ondes psychiques au-delà. Et ça marche… sauf dans la chapelle, où la puissance mauvaise est toujours là. Évidemment, dans une chambre secrète, les murs sont en plomb, et un cadavre momifié attend, malfaisant.

Tout se termine mal, évidemment. Seuls l’épouse de Barett et le survivant Fischer en sortent vivants. Le scientifique et la médium, un homme et une femme, le rationnel sec et affaibli par la polio étant enfant et l’émotionnelle saisie d’exacerbations érotiques, sont éradiqués. Ils sont morts de leurs défauts.

Un partout entre la science et la croyance. En bref, on ne sait pas…

DVD La Maison des damnés (The Legend of Hell House), John Hough, 1973, avec Pamela Franklin, Roddy McDowall, Clive Revill, Gayle Hunnicutt, Roland Culver, BQHL éditions 2019 (audio anglais ou français), 1h33, Blu-ray €6,98

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La sangsue de Nietzsche

Chapitre énigmatique que la Sangsue de Zarathoustra. Le prophète se promène près de sa caverne en réfléchissant. Par mégarde, il heurte un homme et, effrayé, le bastonne en plus. C’est le choc entre le philosophe prophète et le scientifique rationaliste. Il présente des excuses. L’homme retire son bras nu du marais le long duquel il était couché et du sang en coule : c’est la sangsue.

Zarathoustra a été pour lui une autre sangsue, « la meilleure ventouse qui vive aujourd’hui », celui qui accroît sa science avec son sang. Mais Zarathoustra n’est pas cela. Il répand, il ne suce pas.

« Je suis le consciencieux de l’esprit », dit l’homme heurté, « et, dans les choses de l’esprit, il est difficile que quelqu’un s’y prenne de façon plus sévère, plus étroite et plus rigoureuse que moi, hors celui de qui je l’ai appris, Zarathoustra lui-même ». Est-ce à dire qu’il faut être obsédé jusqu’à l’obsessionnel et étroit jusqu’à la monomanie ? « Plutôt ne rien savoir que de savoir beaucoup de choses à moitié ! Plutôt être un fou pour son propre compte que sage dans l’opinion des autres ! Moi – je vais au fond. » Fatale erreur ! Arpenter son territoire, qu’il soit grand ou petit, car il n’y a rien de grand ou de petit pour la connaissance. La sangsue, animal répugnant et parasite, mérite autant qu’un autre animal dit « noble » l’étude et la passion de savoir. « C’est aussi un univers ! »

Aussi, l’homme heurté déclare : « Ma conscience de l’esprit exige de moi que je sache une chose et que j’ignore tout le reste : je suis dégoûté de toutes les demi-mesures de l’esprit, de tous les esprits nuageux, flottants et exaltés. » Permettons-nous de ne pas être d’accord avec lui sur ce point. Certes, Zarathoustra vilipende les demi-savants, ceux qui affirment sans vraiment savoir, ni tout savoir – et cela est juste. Mais avoir une teinture d’un peu tout, cela s’appelle la culture générale, et notre siècle en manque de plus en plus. Les spécialistes comme l’homme heurté sont peut-être inégalables dans leur étroit domaine, mais infantiles en tous les autres. Comment sauraient-ils être épanouis, équilibrés, sensés ? Comment sauraient-ils être utiles en société ? Comment pourraient-il préparer l’avenir ?

Nietzsche révère la « probité » mais l’homme heurté veut rester « aveugle » à tout le reste. La probité est l’honnêteté scrupuleuse, la justice et la rectitude. Le mot vient du latin probus, qui signifie examen, vérification ou jugement. Ainsi fait le scientifique, qui ne tient pour avéré que ce qu’il peut vérifier. « Je veux être probe, c’est-à-dire rigoureux, sévère, austère, cruel, implacable. » Car la vérité crue est dure aux illusions ; elle tranche les croyances, elle récure les à peu près. La réalité des choses est cruelle pour l’émotion et la sensibilité humaine. Or, pour Nietzsche, « l’esprit c’est la vie qui incise elle-même la vie. »

Mais cette formule est ambivalente. L’esprit seul ne fait pas l’homme. Nietzsche insiste souvent sur le trio des instincts vitaux, des passions émotives et de l’esprit logique. Pourquoi met-il l’accent en ce texte sur la seule probité de l’esprit ? Parce que les hommes savants considèrent que son prophète est la grande sangsue des consciences étroites. Or Zarathoustra philosophe est seul mais voit loin en altitude, alors que le scientifique est seul en son domaine, proche du marécage. La science est réductrice, elle opère une objectivation des êtres, une désubstantiation, en témoigne le sang qui coule du bras à cause de la sangsue objet d’étude. L’homme heurté par le philosophe est myope, réduit à un domaine très étroit.

Nietzsche critique ici la vérité, la foi en la vérité scientifique, qui n’est pour lui qu’une croyance parmi d’autres, même si elle pousse l’homme supérieur à se surmonter parce qu’elle fissure toutes les illusions – sauf la sienne, celle d’être absolue. Rien d’absolu en ce monde qui ne cesse de changer, pas plus la science – qui n’est qu’un outil. Nourrir son savoir de sa vie, comme le sang pour la sangsue, ne suffit en rien à l’humain : il lui faut encore surmonter ce savoir pour en faire quelque chose, au-delà du ‘savoir pour savoir’, du seul bonheur de connaître qui reste une illusion. Le savoir doit obéir au principe de vie, qui est la volonté de puissance ou, plus exactement en français, le tropisme vers la vie – tel le lotus émergeant de la boue pour monter vers la lumière.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

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Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra – Œuvres III avec Par-delà le bien et le mal, Pour la généalogie de la morale, Le cas Wagner, Crépuscule des idoles, L’Antéchrist, Nietzsche contre Wagner, Ecce Homo, Gallimard Pléiade 2023, 1305 pages, €69.00

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Brainstorm de Douglas Trumbull

Enregistrer les émotions, les partager, léguer une bande intégrale des âmes mortes… tel est le propos ambitieux de ce film de science-fiction du tout début des années 1980, époque où la science apparaissait comme un espoir et comme un danger. Espoir pour approfondir l’humain en l’homme, danger parce qu’elle tentait diablement les militaires.

Lilian Reynolds (Louise Fletcher) est une femme chercheuse toujours la clope au bec – manie de ces années-là. Elle décédera d’une crise cardiaque, emportée par son projet, en léguant à son chercheur associé Mike Brace (l’étrange Christopher Walken) l’enregistrement de sa mort effectué in extremis alors qu’elle est à l’agonie. Mais la Science exige le sacrifice ultime. Tous deux ont expérimenté un casque qui absorbe et restitue les sensations d’un corps et d’un cerveau. On peut ainsi lire dans l’âme humaine, bien mieux que les psy, ou piloter à distance un aéronef. Mais aussi, ce qui est plus dangereux, se repasser en boucle un orgasme jusqu’à épuisement ou diffuser à ses proches des traumatismes enfouis. Car la science reste un outil, elle est comme la langue d’Esope la meilleure ET la pire des choses – à la fois, selon son usage.

C’est ainsi que le couple de Mike et de Karen (Natalie Wood), lassé d’une douzaine d’années de mariage, peut se ressourcer lorsque Mike revit les émotions enfouies toujours intactes de son amour premier. Le gamin issu du couple, Chris (Jason Lively), un ado de 12 ans toujours en slip et curieux de ce que fait son père, n’est qu’un accessoire, « innocent » selon l’imagerie d’Hollywood. Le chercheur s’occupe peu de lui et le rattrape in extremis lorsqu’il coiffe le casque aux émotions et qu’il en reçoit un choc psychotique qui le mènera à l’hôpital.

Le film est assez peu explicite sur les recherches et sur ses buts, préférant les effets spéciaux, ce qui le rend touffu. La romance du couple compense l’obsession de la chercheuse tandis que les dangers sont démontrés par plusieurs expériences de choc émotionnel. Mais l’humanisme prévaut. Mike, après le décès au travail de sa chef et partenaire Lilian, va visionner en entier sa bande et pénétrer son âme morte. Même si les captations sont espionnées par les militaires qui cherchent à faire de cette découverte une arme pour laver le cerveau ou piloter de futurs drones plutôt qu’un soin psychique, Mike monte tout un scénario pour déjouer les codes auxquels il n’a plus accès, la surveillance de son chef de centre qui l’a viré et a mis sous coffre la bande.

C’est là que l’ironie apparaît, dans le centre de recherche où les robots affolés par les instructions pirates de Mike déglinguent leur atelier, menacent les gardiens comme des bandits humains, protègent la bande qui tourne alors que Mike la pirate. Car la Science peut tout, y compris contrer ceux qui s’insurgent contre elle ou veulent la faire servir à de mauvais desseins.

Au total, un film assez bizarre aujourd’hui, aux effets spéciaux vieillis, mais qui incite comme toujours à la réflexion. Natalie Wood s’est noyée inexplicablement durant le tournage, sans rapport apparent avec le film, mais cela a contribué à son aura sulfureuse.

Grand prix du Festival international du film fantastique d’Avoriaz 1984 pour le réalisateur.

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DVD Brainstorm, Douglas Trumbull, 1983, avec Christopher Walken, Natalie Wood, Louise Fletcher, Warner archives 2016, €29,20 Blu-Ray €29,20

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Les Grands événements sont du vent, dit Nietzsche

Dans un conte pour matelots et pour vieilles femmes, Zarathoustra raconte l’enfer qui leur fait peur. Il a lui-même affronté le « chien de feu » et l’a déstabilisé. Il aboie tant qu’il ne crée rien, car ce n’est pas la fureur (ni le Führer) qui créent en braillant mais les chercheurs de vérité dans le silence.

« Toujours, lorsque j’ai entendu parler les démons de révolte et de rebut, je les ai trouvés semblables à toi, avec ton sel, tes mensonges et ta platitude. Vous vous entendez à hurler et à obscurcir avec des cendres ! Vous êtes les plus grands vantards et vous avez appris en suffisance l’art de faire entrer la fange en ébullition. » Celui qui crie le plus fort n’est fort qu’en parole – on pense à Mélenchon. Les populistes qui mentent au peuple pour mieux le manipuler ne le rendent pas libres, ils accaparent au contraire le pouvoir à leur profit exclusif. Ils ne créent pas de valeurs, ils affirment leur ego. Ils ne donnent pas le bonheur mais asservissent.

« Liberté ! c’est votre cri préféré ; mais j’ai perdu la foi en les ‘grands événements’, dès qu’il y a beaucoup de hurlements et de fumées autour d’eux. » Plus c’est gros, plus ça passe, disait Goebbels en propagande ; plus c’est gros, plus il importe de se méfier. Les événements les plus grands ne s’accomplissent pas dans le fracas et le badaboum, mais en silence. Ainsi de « la Révolution » dont les gogos ne retiennent que la prise de la Bastille alors qu’elle a été un lent glissement préparé des esprits depuis la Renaissance. Ou du fascisme/nazisme qui sont le résultat de plusieurs causes concomitantes qui peuvent se répéter.

Les écolos braillards et violents d’aujourd’hui devraient y réfléchir : c’est desservir leur cause que de marquer le coup dans le bruit et la fureur – bien mieux vaudrait-il proposer des solutions crédibles et socialement acceptables, préparer les esprits au lieu de les choquer. Le choc assourdit, sidère et asservit, il ne libère pas ni ne suscite le consentement. Bien amers ont toujours été les lendemains qui chantent et les promesses à la légère, et bien boursouflées les annonces de catastrophes et d’apocalypses. Les vrais catastrophes avancent à pas de loup et n’ont jamais été prévues.

« Ce n’est pas autour des inventeurs de fracas nouveaux, c’est autour des inventeurs de valeurs nouvelles que gravite le monde ; il gravite en silence. Et avoue-le donc ! Peu de chose avait été accompli lorsque se dissipait ton fracas et ta fumée ! » De fait : les manifs monstres n’ont jamais accouchées que de souris, de reculs tactiques pour mieux imposer par la suite – on pense aux éternelles réformes des retraites car on ne fait jamais suffisamment et à temps.

Cela signifie-t-il que Nietzsche/Zarathoustra soit un conservateur qui refuse de changer ? Pas du tout, au contraire. Mais ce n’est pas brailler, hurler des slogans, aller aux manifs qui change le monde. C’est en soi-même en premier lieu que s’opère le changement. Peu à peu la société suit et la politique s’y adapte. Pas l’inverse. Seuls les dictateurs et les tyrans croient changer les hommes et l’homme écolo ressemble fort à l’homme nouveau des communistes. Les contemporains déclarent le faire au nom de la « démocratie », mais qu’est-ce qu’une démocratie qui impose la loi de l’ego au lieu de convaincre les esprits ?

« Mais c’est le conseil que je donne aux rois et aux Églises et à tout ce qui s‘est affaibli par l’âge et par la vertu – laissez-vous donc renverser, afin que vous reveniez à la vie et que la vertu vous revienne ! » Car l’âge rend conservateur et « la vertu » est une rigidité de mœurs et de pensée qui inhibe toute invention. Les rois ne sont pas éternels : – qui t’a fait roi ? Les Églises ne sont pas éternelles – elles dépendent de la foi, laquelle est une illusion consolatrice qui se dissipe avec l’émancipation humaine.

La foi écologiste n’est pas différente en fonctionnement de la foi chrétienne ; elle a ses gourous, sa bible, ses prêcheurs, son apocalypse. L’écologie n’est pas l’écologisme ; elle avance au contraire en silence et pas dans le braillement des manifs. Elle est la science, laquelle n’est pas une foi mais une analyse dérivée des observations et dont les hypothèses sont constamment testées. Pas de bible en science, mais une constante remise en question, celle qu’appelle Nietzsche aux rois, aux Églises et aux vertus moralisantes.

« L’État est un chien hypocrite comme toi-même, dit Zarathoustra au chien de feu. Comme toi il aime à parler en fumée et en hurlements pour faire croire, comme toi, que sa parole sort des entrailles des choses. Car l’État veut absolument être la bête la plus importante sur terre ; et on le croit. » Comme le démontrait La Boétie, il suffit de ne plus « croire » pour être libre.

« Il est temps, il est grand temps ! » annonçait déjà Zarathoustra aux matelots. Le temps de faire et pas celui de brailler. Avis aux bêtes stupides qui se croient humaines alors qu’elles se comportent comme des moutons.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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Montaigne contre les drogues et pratiques de la médecine

Le chapitre XXXVII qui clôt le Livre II des Essais a pour étrange titre « De la ressemblance des enfants aux pères ». En fait, il traite de la médecine et des médicaments. C’est un long plaidoyer contre l’usage des drogues et autres recours aux charlatans. Car « la médecine », du temps de Montaigne, est restée celle des Romains et durera jusqu’à l’essor de la chimie dans la société industrielle du XIXe. Molière s’en moquera, tout comme le fait Montaigne.

Celui-ci commence par se plaindre d’être affligé depuis quelques mois de « coliques » – elles sont néphrétiques, il parlera peu après de « gravelle » – nous dirions aujourd’hui des calculs rénaux. « Je suis aux prises avec la pire de toutes les maladies, la plus soudaine, la plus douloureuse, la plus mortelle et la plus irrémédiable », dit-il. Les causes en sont connues : l’alimentation. Selon le Vidal, « Chez les personnes qui ont un terrain propice, une hydratation insuffisante et un régime alimentaire riche en protéines et en sel favorise la formation de calculs urinaires. » On sait que l’aristocratie du XVIe siècle favorisait la viande à outrance, souvent salée pour sa conservation, et dédaignait les légumes, ne buvant que du vin faute d’eau saine. Les inconvénients du « bio » intégral…

Montaigne poursuit son texte long et digressif par sa « ressemblance aux pères » – les siens. « Il est à croire que je dois à mon père cette qualité pierreuse, car il mourut merveilleusement infligé une grosse pierre qu’il avait en la vessie ; il ne s’aperçut de son mal que le soixante-septième ans de son âge, et avant cela il n’en avait eu aucune menace ou ressentiment aux reins, aux côtés, ni ailleurs ; il avait vécu jusque lors en une heureuse santé et bien peu sujette à maladies ; et dura encore sept ans en ce mal, traînant une fin de vie bien douloureuse ». Montaigne honnit les médecins : « cette antipathie que j’ai à leur art m’est héréditaire ». Et de citer son père qui mourut à 74 ans, son grand-père à 69, sont arrière grand-père près de 80 «  sans avoir goûté aucune sorte de médecine ». Lui mourra à 59 ans, probablement d’une tumeur de la gorge.

Car la médecine n’est pas une science mais seulement un art. « La médecine se forme par exemples et expériences ; aussi fait mon opinion ». Et pas un médicastre n’est d’accord avec un autre. Or « c’est une chose précieuse que la santé », dit Montaigne, et la confier aux drogues et aux médecins est jouer avec sa vie. « J’ai quelques autres apparences qui me font étrangement défier de toute cette marchandise. Je ne dis pas qu’il n’y en puisse avoir quelque art ; qu’il n’y ait, parmi tant d’ouvrages de nature, des choses propres à la conservation de notre santé ; cela est certain ». Aujourd’hui encore, la liste des médicaments inutiles, voire nocifs, s’allonge tandis que des traitements jugés inutiles sont avérés. Mais – « de ce que j’ai de connaissance, je ne vois nulle race de gens si tôt malades et si tard guérie que celle qui est sous la juridiction de la médecine. Leur santé même est altérée et corrompue par la contrainte des régimes. Les médecins ne se contentent point d’avoir la maladie en gouvernement, ils rendent la santé malade, pour garder qu’on ne puisse en aucune saison échapper leur autorité ».

C’est donc contre le pouvoir médical et pour la liberté humaine que milite Montaigne. Il ne nie pas le savoir médical ou pharmaceutique. Il observe cependant avec bon sens que le médecin ne guérit guère et que la patience parfois suffit à le faire. « Il n’est nation qui n’ait été plusieurs siècles sans la médecine », dit-il, « et les premiers siècles, c’est-à-dire les meilleurs et les plus heureux. » En revanche, dès qu’un médecin paraît, chacun se découvre aussitôt affligé de maux. Car mettre des mots sur les maux suffit à rendre malade. Le docteur Knock, film avec Louis Jouvet d’après une célèbre pièce de théâtre de Jules Romains en 1923, l’a démontré, et Montaigne le relate dans un « conte » qu’il fait à la fin de sa longue et décousue note. « Platon disait bien à propos qu’il n’appartenait qu’aux médecins de mentir en toute liberté, puisque notre salut dépend de la vanité et fausseté de leurs promesses. »

Pour que ça guérisse, il faut y croire – mais où est la science alors ? Il suffit d’un dieu comme à Lourdes ou d’un gourou, d’un placebo ou d’un aliment qui sert à tout : l’ail, l’huile d’olive, le vinaigre, le citron, la pomme… Les charlatans de nos jours en font le marketing. Car le mal est plus souvent dans la tête que dans le corps, les gens sont volontiers hypocondriaques. D’ailleurs, note Montaigne, plus les drogues sont exotiques, plus elles paraissent précieuses, et plus elles sont censées guérir. Le sel de l’Himalaya ou l’algue bleue du Japon sont aujourd’hui vantés ainsi par les paramédicaux. « Car qui oserait mépriser les choses recherchées de si loin, au hasard d’une si longue pérégrination et si périlleuse ? »

En revanche, dit Montaigne les bains ne font pas de mal, s’ils ne peuvent faire du bien. Montaigne les a assidûment fréquentés (Bagnères, Plombières, Baden, Lucques), plus pour leur agrément de paysage et de compagnie que pour leurs vertus curatives – en lesquelles il ne croit guère. Mais se baigner et se laver ne lui paraissent pas à dédaigner, en ces années de saleté corporelle par crainte du froid considérée comme une vertu – jusque dans nos années cinquante.

Laisser le pouvoir aux médecins, « c’est la crainte de la mort et de la douleur, l’impatience du mal, une furieuse et indiscrète soif de la guérison, qui nous aveuglent ainsi : c’est pure lâcheté qui nous rend notre croyance si molle et maniable ».

Le texte se termine par une lettre « à Madame de Duras », née Marguerite de Gramont, une terre du Languedoc, afin de justifier son propos sur la médecine. Ce n’est pas opiniâtreté, ni désir de gloire à vaincre la douleur, ni masochisme – mais une méfiance héréditaire, une « ressemblance des enfants aux pères ».

Ainsi se termine le Livre II des Essais. Montaigne a 47 ans.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Les savants sont trop souvent des spectateurs, dit Nietzsche

Dans la suite de « l’immaculée connaissance » du chapitre précédent de Zarathoustra, Nietzsche poursuit les savants. Il s’attaque aux personnes cette fois, plus qu’au concept de connaissance soi-disant neutre et objective. Il fait des savants des « spectateurs », « assis au frais, à l’ombre fraîche », « ils se gardent bien de s’asseoir où le soleil brûle les marches ». En fait, ils ne s’engagent pas.

La figure de l’intellectuel engagé sera celle des années cinquante et soixante, qui revalorisera Nietzsche et tous les penseurs du soupçon. Dans le XIXe siècle de Nietzsche, les savants et intellectuels restaient en marge. « Pareils à ceux qui stationnent dans la rue et qui, bouche bée, regardent les passants ils attendent et regardent, bouche bée, les pensées imaginées par d’autres. » Ils sont petits, bas et mesquins, ces intellos. « Lorsqu’il se croient sages, je suis horripilé de leurs petites sentences et de leurs vérités : leur sagesse a souvent une odeur de marécage. »

Ils cachent le vide de leur pensée sous des oripeaux chatoyants et l’absence d’idée créatrice sous des sophismes de langage. « Ils sont adroits, leurs doigts sont agiles : que vaut ma simplicité auprès de leur complexité ! Leurs doigts s’entendent à tout ce qui consiste à enfiler, à nouer et à tisser ; ils tricotent les bas de l’esprit ! Ce sont de bons mouvement de pendules : pourvu que l’on ait soin de bien les remonter ! Alors elles indiquent l’heure sans se tromper et font entendre en même temps un modeste tic-tac. Ils travaillent, semblables à des moulins et à des pilons : qu’on leur jette seulement du grain ! – ils s’entendent à moudre le blé et à le transformer en une poussière blanche. » Ce sont des rouages professoraux, pas des chercheurs de vérités. Ils actionnent la logique et la dialectique, et tout ce qui fait tic. Ils emmêlent, comparent et embrouillent, ils sont doués pour ça – ce qui leur évite de créer. Mais du grain ils font de la poussière…

Leur principale mission est de se surveiller les uns et les autres, et de critiquer celui qui sort du lot, jaloux. « Ils savent aussi jouer avec des dés pipés ». Ce pourquoi Nietzsche/Zarathoustra, qui a été un des leurs lorsqu’il enseignait la philologie à l’université de Bâle, leur est devenu étranger. « Leurs vertus me déplaisent encore plus que leur fausseté et leurs dés pipés. »

Le philosophe n’est donc plus « un savant » pour « les brebis », ces êtres qui suivent toujours le troupeau. « Je suis encore un savant pour les enfants et aussi pour les chardons et les pavots rouges. Ils sont innocents, même dans leur méchanceté. Mais je ne suis plus un savant pour les brebis. Tel est mon lot – qu’il soit béni ! » Car ruminer dans le troupeau des savants qui ne savent pas qu’ils ne savent au fond rien, ce n’est ni être savant, ni être chercheur, ni être créateur. Pour ce faire, il faut s’élever au-dessus d’eux tous, ce qu’ils « ne veulent pas entendre », par envie, orgueil et esprit de troupeau. Et les brebis, béent, béates, et bêlent leur assentiment.

Avoir des connaissances étendues, c’est être savant – mais que fait-on de ces connaissances ? Une bonne encyclopédie (aujourd’hui en ligne d’un simple clic) en sait plus que tous les savants du monde. Dès lors, à quoi cela sert-il d’être savant si l’on ne fait rien de la connaissance ?

Arrive alors le second sens du mot savant : celui du chien. Il est dressé pour exécuter certains exercices, le chien savant – mais est-il pour cela savant comme on le dit des savants chez les hommes ? Le savoir-faire et l’habileté qu’évoque Nietzsche ne remplace pas la réflexion et ne fait pas une création.

C’est toute la différence entre la science et le technique. La seconde ne fait qu’appliquer avec savoir-faire et habileté les découvertes de la première – mais elle ne « trouve » rien, elle adapte. L’astuce n’est pas le génie – et trop souvent les « savants » ne sont qu’astucieux, pas créateurs ; ils bidouillent des réponses avec ce qu’ils ont, ils ne posent pas les questions qui importent.

« Le savant n’est pas l’homme qui fournit les vraies réponses ; c’est celui qui pose les vraies questions », dit Claude Lévi-Strauss dans Le Cru et le cuit. Il rejoint directement Nietzsche.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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Erik Andler, artiste-peintre contemporain

Né à Langres voici 58 ans, le jeune Erik s’interrogeait enfant sur les planètes, l’espace infini et le paradoxe du temps. Comment naît l’univers ? Comment naissent – et meurent ! – les étoiles ? Quelles sont ces forces qui meuvent la matière et façonnent ces formes que nous admirons ?

La peinture est pour lui un intermédiaire entre deux mondes, celui de la matière et celui de l’esprit. Comment émouvoir par l’art à partir de matériaux picturaux ? Étudiant à la fois les maths et la peintures, Erik Andler passe par Dijon, Paris, New York, Rome, Barcelone, Lyon – Saint-Etienne.

Une question vitale le taraude : est-ce que ce que nous ressentons est bien ce que nous voyons ?

Le temps ? – il est relatif.

La matière ? – elle se transmute et se transforme.

Le regard ? – il appartient à chacun avec son histoire et son tempérament.

Une toile est un objet, mais aussi un objet de réflexion, mais encore un objet du temps, dans le temps. Elle sera vue aujourd’hui différemment d’hier et probablement que demain. Que signifie une date ? Même la « norme » ISO ne définit qu’une forme, pas un moment du temps. Un arbitraire qui devient subjectif dès lors qu’on le regarde et qu’on pense. Chacun a son temps propre, son passé et ses souvenirs, son avenir et ses possibilités.

Regardez bien ces peintures : elles sont chacune une toile qui décore, une forme de cerveau, une couleur vive qui interpelle les émotions, une date qui fait sens… Regardez bien : il y a vraiment une date, « écrite » dans la peinture.

La science n’est qu’un processus sans cesse mouvant d’appropriation du monde, une tentative jamais aboutie de comprendre les forces de l’univers, bien trop vaste pour nos humbles capacités humaines.

Erik Andler explore tout cela, en autodidacte qui se forme progressivement au dessin, aux concepts. Il se réapproprie notamment l’esthétique des Date paintings d’On Kawara, japonais obsédé de dates et mort en 2014, qu’il a vu à New York. On ne crée jamais du neuf qu’en imitant du vieux.

le site de l’auteur

sa collection NFT

Exposition « Distorted Date » jusqu’au 23 février 2023 à L’ Hotel La Louisiane, 60 rue de Seine, 75006 Paris. Entrée GRATUITE.

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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20 000 lieues sous les mer de Richard Fleischer

Paru en 1869, le roman d’aventures de Jules Verne fait la part belle à la mer. C’est, à l’époque, un continent inexploré sous la surface. Les vapeurs ont à peine remplacé les voiles et les sous-marins ne sont qu’à l’état d’ébauches. Quant aux scaphandres autonomes, il faudra attendre les années 1950 pour les voir surgir. C’est dire si l’écrivain est en avance sur son temps. Mais il est au siècle optimiste où la science et l’industrie prennent leur essor tandis que les sociétés se démocratisent (avant de sombrer dans le nationalisme le plus étroit qui conduira à trois guerres européennes, vite mondiales).

20 000 lieues sous les mers condense tout cela en une œuvre magique : elle fait rêver tout en pointant les travers de l’humanité. Un « monstre marin » écume les océans et coule les bateaux, ce qui montre combien la superstition reste ancrée à l’époque scientifique. Un professeur du Muséum d’histoire naturelle français (Paul Lukas) est coincé à San Francisco parce que les marins ont peur et ne veulent plus prendre la mer. C’est donc « l’État » (américain) – sur pression des assurances maritimes… – qui va mandater des navires armés pour sillonner la mer afin de trouver et d’étudier ou d’éradiquer ce monstre. Le professeur Aronnax est convié à participer à l’expédition. Ce qu’il fait en compagnie de son fidèle domestique nommé Conseil (Peter Lorre). Le harponneur québécois Ned Land (Kirk Douglas tout en muscles) est de l’expédition ; il affûte son fer pour harponner le monstre qu’il croit un simple narval géant.

Mais la bête se fait rare, jusqu’à ce que le navire de guerre américain entame son retour. C’est alors qu’il assiste en direct au coulage d’un bateau « d’une certaine nation » (jamais citée pour ne fâcher aucun allié après la Seconde guerre mondiale). Il aperçoit les deux yeux jaunes phosphorescents (très chien des Baskerville) du « monstre » et l’attaque au canon. Il le loupe mais l’animal se retourne sur eux, il fallait s’y attendre, et éperonne le navire, qui est alors désemparé. Ned et Aronnax sont tombés à la mer, Conseil s’y jette. Les deux se soutiennent à un espar cassé de la mâture tandis que le harponneur s’est agrippé à sa chaloupe retournée. Lorsque le brouillard se lève, il abordent tous un curieux engin tout de métal riveté, dans le style tour Eiffel typique de ces années d’acier. Ils montent à bord et découvrent un engin sous-marin. Personne dans les lieux mais, par un hublot, ils assistent à un enterrement en scaphandre, parmi les coraux. Le professeur est abasourdi et émerveillé : tant d’avancées scientifiques en quelques minutes !

Ils font la connaissance du capitaine Nemo (James Mason) – pseudo qui veut dire « personne » en grec, Ulysse l’a utilisé – et celui-ci décide, au vu de la nationalité et du prestige scientifique du professeur de ne garder que lui. Nul n’est invité jamais à bord et il s’agit d’une exception. Aronnax ne peut que se récrier et, par grandeur d’âme, partager le sort de ses compagnons. Qu’il en soit ainsi, ils sont jetés dehors et le sous-marin plonge. Mais il n’a pas fait deux mètres sous l’eau que Nemo renonce : il a vu ce qu’il voulait voir, qu’Aronnax est un homme fiable, fidèle à ses amis. Il songe à lui pour « une mission ».

Commence alors le voyage, qui est le meilleur du livre et que le film passe en accéléré, ajoutant quelques anecdotes pour faire cocasse et éviter de lasser le (trop) jeune spectateur : le dîner de la mer qui écœure le marin Ned, la cueillette des homards et des tortues sous-marines, le trésor de la caravelle, l’attaque des sauvages nus cannibales, la lutte contre le calmar géant. Plus une clé : l’observation d’un bagne sur une île où l’on exploite les minéraux qui servent à faire la poudre à canon. Nemo avoue avoir été enfermé là parce qu’il ne voulait pas livrer ses secrets d’ingénieur à « une certaine nation » ; il n’a rien dit et sa femme et son enfant ont été emprisonnés, torturés sous ses yeux pour le faire avouer, puis tués. Ce qui explique son acrimonie pour cette « certaine nation » et son goût de couler tous ses bateaux lorsqu’il les croise. Il s’est évadé avec une vingtaine de compagnons et ils ont construit le Nautilus dont ils forment l’équipage.

Les nationalismes montent, imbéciles comme toujours : la Grèce s’est soulevée en 1820, les Belges contre les Pays-Bas, les Polonais contre les Russes, l’Allemagne et l’Italie s’agitent, la guerre de 1870 est toute proche. L’ingénieur ne veut pas livrer sa nouvelle technologie sous-marine et ses nouvelles sources d’énergie (qui ne sont pas détaillées dans le film, mais il s’agit de l’électricité) aux despotes et aux bornés. Bien que le savant du Muséum l’en presse, candide face à la science, sans se soucier des conséquences mais tout épris de « l’universalisme » idéaliste des Lumières, véhiculé par la Révolution. Pour Nemo, réaliste, l’humanité n’est pas mûre et en ferait un usage belliqueux – « un jour, peut-être ». Ce sera la même chose après 1945 lorsque les savants atomistes juifs, émigrés aux États-Unis pour ne pas que les hitlériens aient la Bombe (le nabot à mèche n’y croyait d’ailleurs pas), décident pour certains de la livrer aussi à l’URSS pour éviter qu’une seule nation ait une puissance sans contrepartie.

Le capitaine Nemo est sans conteste la personnalité la plus intéressante et la plus complexe du film ; contrairement au livre, le professeur Aronnax fait bon bourgeois falot. Nemo, mis au ban par la société, se veut « libre » comme un libertarien américain, explorateur des mondes inconnus et des technologies nouvelles. Par contraste, Ned le harponneur, géant blagueur (qui joue avec l’otarie apprivoisée du Nautilus), se veut libre comme tout être humain – donc de penser ce qu’il veut, de le dire s’il veut, de s’évader s’il le peut, de préférer le grand large à l’air confiné. Ce qui ne l’empêche pas de sauver Nemo des tentacules du calmar, juste parce que c’est aussi sa conception de la liberté que celle des autres soit assurée. Il a jeté des bouteilles à la mer avec un message qui donne les coordonnées de l’île Vulcania qui sert de base au Nautilus.

Aussi, à la fin, des navires de guerre attendent-ils le bâtiment hors-la-loi et Nemo a juste le temps de plonger sous la falaise pour entrer dans le lagon et y faire sauter ses ateliers et les plans de ses inventions. En revenant dans le sous-marin, il se prend une balle, dont il tombe une grêle sans que personne ne soit jamais touché, sauf lui, à la dernière seconde pour le suspense. Il réussit à piloter le Nautilus jusqu’au large, à faire sauter son île (Disney en fait un champignon atomique alors que l’idée même du radium n’existait pas encore – découvert en 1898 seulement !). Il s’effondre avec son bâtiment, que le spectateur voit « couler » sans penser une seconde qu’il s’agit malgré tout d’un sous-marin… Cela permettra à d’autres aventures de se raccrocher à celle-ci. Le trio du prof, du larbin et du musclé ont réussi à fuir par le canot de fer toujours arrimé sur le pont à la queue du sous-marin et rendront compte au monde.

Le roman de Jules Verne est plus détaillé (606 pages), plus humain, moins clownesque et laisse plus de place à l’imagination (évitez surtout les ineptes versions « abrégées » !) mais le film du studio Disney reste un grand classique bien reconstitué malgré un calmar géant qui fait caoutchouc. La maquette du Nautilus est visitable à échelle réelle à Disneyland Paris (61 m de long), c’est un bon moment pour qui a lu le roman ou vu le film. Évidemment, aucune femme : ce n’était pas la coutume dans la marine – mais faut-il à ce point avoir « peur » aujourd’hui des mœurs du passé ?

DVD 20 000 lieues sous les mers (20 000 Leagues Under the Sea), Richard Fleischer, 1954, avec Kirk Douglas, James Mason, Robert J. Wilke, Paul Lukas, Peter Lorre, Ted de Corsia, Walt Disney home entertainment 2004, 2h02, €10,99

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Nous ne goûtons jamais rien de pur, dit Montaigne

Montaigne découvre au chapitre XX de son Livre II des Essais que rien en ce bas-monde n’est pur ni parfait. « Des plaisirs et des biens que nous avons, il n’en est aucun exempt de quelque mélange de mal et d’incommodité ». C’est que nous vivons point en paradis ! Le monde des Idées comme l’au-delà des félicités divines ne sont qu’(humains) fantasmes d’absolu. « De la source même des plaisirs jaillit quelque chose d’amer », écrit Lucrèce cité par Montaigne.

C’est que notre conception du monde est binaire, contrairement à celle des Chinois par exemple, qui voient toujours un petit peu de yin dans le yang, et réciproquement. Pour nous, c’est bien ou mal, vrai ou faux, zéro ou un. La Bible a façonné cette façon de penser, le « Livre » à majuscule étant l’alpha et l’oméga de la pensée. Ce que l’islam a poussé à l’absolu en faisant du Coran, susurré à Mahomet (un intermédiaire) par un archange messager (donc pas directement par Allah) puis récité de mémoire (donc faillible) par le prophète (qui ne savait ni lire ni écrire), et enfin transmise oralement durant des générations avant que le Texte fut mis par écrit par divers lettrés (donc partiellement déformé, voire interprété). Comme pour Platon, le Coran dit que tout est dit une fois pour toute et qu’il ne s’agit aux hommes que de dévoiler la Parole pour connaître Dieu et les lois de l’univers qu’il nous a bâti. Dès lors, toute découverte n’est qu’une révélation ; les lois de la nature préexistent de tout temps et restent immuables ; elles ne peuvent qu’être vraies ou fausses, jamais changeantes ni relatives.

Or, constate Montaigne avec les Antiques (pré-bibliques), « les lois mêmes de la justice ne peuvent subsister sans quelque mélange d’injustice » et « notre extrême volupté a quelque air de gémissement et de plainte » (baiser fait mal en même temps que du bien et rend mélancolique en même temps qu’amoureux). « L’homme, en tout et par tout, n’est que rapiècement et bigarrure. » C’est ce que dit par exemple un Bruno Latour, récemment disparu, qui conteste le fait que nous soyons « modernes », autrement dit cartésiens de caricature, voués à la seule raison rationnelle et raisonnante qui coupe l’humain du reste de la création. La Science n’est qu’une série d’expériences réussies et publiées qui doivent être acceptées socialement ; elle ne sort pas toute armée du cerveau de génies. Les Lumières, dit Bruno Latour, se voulaient universelles et, ce faisant, apporter à chaque peuple le dévoilement du Vrai et du Bien. L’Occident ne les contraignait et colonisait (au départ) qu’avec de bonnes intentions : les convertir à la « vraie » foi pour leur faire quitter l’obscurantisme, leur inculquer les « bonnes » pratiques d’hygiène et de médecine, leur faire construire les instruments « utiles » de la modernité industrielle. Si l’universel reste le but, dit Latour, les voies d’y parvenir sont plus dans les liens entre les êtres, ce qu’il appelle « la diplomatie », que par la réalisation d’un Plan de dévoilement rationnel d’une quelconque vérité absolue. Les « êtres » selon Bruno Latour n’étant pas qu’humains, mais aussi plantes, animaux, objets, ressources, virus, prions, etc. Avec tous il faut « négocier » pour que chacun trouve sa place, avec le moins de mal possible.

Pour cela, tout l’être humain est sollicité, et pas seulement sa raison. Montaigne constate d’ailleurs « que, pour l’usage de la vie et service du commerce public, il y peut avoir de l’excès en la pureté et perspicacité de nos esprits ». A trop couper les cheveux en quatre on ne comprend plus guère ; à envisager toutes les possibilités, on n’agit plus guère, le choix étant trop grand et trop cornélien. « Les opinions de la philosophie élevées et exquises se trouvent ineptes à l’exercice. » C’est tout le drame hier des intellos gauchistes qui voulaient réaliser l’absolu en politique et le meilleur des régimes à imposer à tous selon l’épure en chambre qu’un philosophe avait prédit ; c’est tout le drame aujourd’hui de l’écologie politique qui veut tout, tout de suite, la fin de toute énergie fossile et la décroissance selon la courbe de température de Gaïa, sans prendre en compte ni les autres, ni ce qu’ils pensent. Leurs vérités se posent comme absolues, elles ne sont donc pas contestables, tout adversaire est le mal incarné, le diable en personne. C’est ainsi que le nucléaire est honni sans même y penser – ni débattre ! – alors qu’il est probablement le meilleur compromis actuel comme énergie de transition. On ne change pas une société par décret, on ne révolutionne pas un monde par caprice.

« Il faut manier les entreprises humaines plus grossièrement et plus superficiellement, et en laisser bonne et grande part pour les droits de la fortune », dit Montaigne.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet

« C’est mon testament », disait Flaubert à George Sand en 1876, ses « deux Cloportes » incarnent pour lui son siècle, celui de la bêtise. Bouvard est grand, blond, et veuf, il habite rue de Béthune et travaille dans une maison de commerce ; Pécuchet est petit, brun, et resté puceau, il habite rue Saint-Martin et travaille au ministère de la Marine. Tous deux sont seuls, ont 47 ans et sont copistes. Bouvard est extraverti, confiant, étourdi, généreux ; Pécuchet est introverti, discret, méditatif, économe.

Le copiste est celui qui recopie ; il n’écrit pas, n’invente pas, il se contente de reproduire. Et c’est bien ce que font nos deux Dupont, en parallèle de ceux de Tintin : ils reproduisent ce que « la Science » a établi ; ils prennent avec certitude ce qui n’est qu’incertitude et s’étonnent de leurs piètres résultats. C’est qu’ils survolent tout, à la Bourgeois gentilhomme, ils n’approfondissent rien faute de culture et de volonté. Tout est objet de « curiosité », rien n’est objet de recherche. Ils n’ont aucune volonté de vérité mais celle du jeu. A la manière des croyants hermétiques, ils croient que la lecture d’un Livre ou la récitation des formules du Savoir leur permettront de dominer la nature. Mettant tout sur le même plan sans souci des sources, « égalité de tout » dit Flaubert(comme sur les réseaux sociaux), ils manquent de jugement, ils sont bêtes – et content d’eux. De parfait bourgeois au sens de Flaubert : niais, suffisants et crédules. Ils réduisent une avancée du savoir ou des mœurs à une émotion personnelle car tout revient en définitive à eux-mêmes, à leur égoïsme foncier. Le roman est une Odyssée du siècle bourgeois avec son rire homérique. « C’était trop fort, ils y renoncèrent ».

Ils se rencontrent par hasard boulevard Bourdon, « par une chaleur de 33° » et s’asseyent au même moment sur le même banc, en parfait Dupont. Ils lient connaissance et se retrouvent « d’accord », très semblables. Être d’accord est la base des relations bourgeoises, le sentiment d’entre-soi qui fait que l’on se monte la tête ensemble contre les autres : « le Peuple », les « Aristocrates », « les curés ». Ce prurit d’être d’accord sévit aujourd’hui sur les réseaux sociaux et n’est que le prolongement de l’époque furieusement bourgeoise de Flaubert, exacerbé par la facilité des relations à distance.

Bouvard ayant fait un héritage, les deux compères quittent Paris et se mettent en ménage à la campagne. Ils cherchent une région favorable, en citadin sans racine. Flaubert leur propose une ferme entre Caen et Falaise. Là, ils se piquent d’agriculture avant de tâter, de fil en aiguille, la géologie, l’archéologie, la biologie, la chimie, la médecine, la psychologie, la littérature, la politique, la métaphysique, l’esthétique, la gymnastique, le magnétisme, la morale, l’amour, la pédagogie… avant d’en revenir à la copie. Têtes de linotte formés à rien et qui gobent tout ce qui est écrit en se piquant de tout comprendre, ils échouent en tout. Car chaque discipline est un métier qui exige méthode et apprentissage ; il ne suffit pas de lire. Les copistes se contentent de copier sans discerner. Flaubert se vautre ici encore dans sa rage encyclopédiste qui le tient depuis Salammbô et qui éclatera surtout dans ses trois Tentations de saint Antoine : tout lire pour tout savoir ; il avouera avoir lu « plus de 1500 » volumes pour ce roman. Encore en tire-t-il une œuvre d’imagination – pas nos deux compères, demeurés idiots devant tant de savoir.

Tout commence par un Dictionnaire des idées reçues dont ce qui deviendra Bouvard et Pécuchet est destiné à n’être que la préface. Flaubert arrange l’œuvre « de telle manière que le lecteur ne sache pas si on se fout de lui ou non », écrit-il en avant-projet dans une lettre de 1851 à son ami Louis Bouilhet. La prolifération de bêtises d’une classe qui se croit savante depuis qu’elle s’est émancipée du droit divin a toujours hérissé Flaubert ; il éprouve une jouissance mauvaise à les mettre au jour et à les ridiculiser, transgressif au point d’avoir « peur de se faire lapider par les populations ou déporter par le gouvernement ». Il suit ainsi Molière, avec une verve à la Voltaire.

Il ne pourra pas, hélas, mener le projet jusqu’au bout, décédant avant la fin. Les éditions parues ne sont que dix des douze chapitres prévus, sans le second volume de Copie. La Pléiade a publié les plans, les brouillons, les notes, mais il faut être spécialiste pour s’y intéresser vraiment. Tel quel, le roman est cependant lisible, long mais pas trop, offrant une véritable encyclopédie des savoirs du XIXe – et montrant surtout la prétention du siècle à juger de tout péremptoirement. Il s’agissait de lutter contre l’Église et sa croyance sans distance critique. L’intolérance engendre la bêtise et c’est tout une mode du sottisier qui fleurit dans les années 1870. Bouvard finira par conclure, comme Flaubert, que « la science est faite, suivant les données d’un coin de l’étendue. Peut-être ne convient-elle pas à tout le reste que l’on ignore, qui est beaucoup plus grand et qu’on ne peut découvrir. » Maupassant y verra la morale de ce que Flaubert appelait au final son « roman philosophique » sur la grande inquiétude intellectuelle fin de siècle qui trouble la société au point de lui faire désirer l’homme fort qui remettrait de l’ordre. Ce sera Napoléon III avant l’espérance Mac Mahon.

« Veux-tu savoir mon opinion ? dit Pécuchet.

Puisque les bourgeois sont féroces, les ouvriers jaloux, les prêtres serviles – et que le Peuple enfin, accepte tous les tyrans, pourvu qu’on lui laisse le museau dans sa gamelle, Napoléon a bien fait ! – qu’il le bâillonne, le foule et l’extermine ! ce ne sera jamais trop, pour sa haine du droit, sa lâcheté, son ineptie, son aveuglement !

Bouvard songeait – « Hein, le Progrès, quelle blague ! » Il ajouta – Et la Politique, une belle saleté ! »

De Trump à Poutine, Xi, Erdogan et El Assad, peut-être demain au Zemmour ou à un autre, cette leçon amère de 1848 dégénérée en coup d’État dès 1851, mise en scène par Flaubert et ses deux compères, devrait nous faire songer. Il semble n’en être rien, entre les histrions et leur émotions de censure, les écolos tonnant mais surtout pas sur Poutine qui est le plus grand réchauffeur du climat avec sa guerre inepte, les socialistes qui cherchent encore quoi dire, les centristes qui se contentent de suivre, les républicains écrabouillés entre Macron et Le Pen… « La politique, une belle saleté ! »

Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, 1881, Livre de poche 1999, 474 pages, €4,60 e-book Kindle €2,99

DVD Bouvard et Pécuchet, Jean-Daniel Verhaeghe, 2006, avec ‎ Jean Carmet, Jean-Pierre Marielle, Pierre Étaix, Catherine Ferran, Yves Dautun, Koba films, 2h50, €79,00

Gustave Flaubert, Oeuvres complètes tome V – 1874-1880 (La tentation de saint Antoine, Trois contes, Bouvard et Pécuchet, Dictionnaire des idées reçues), Gallimard Pléiade, 2021, 1711 pages, €73,00

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Gustave Flaubert, La tentation de saint Antoine version 1874

« C’est l’œuvre de toute ma vie » dit Flaubert de cette « vieille toquade » qui a duré trente ans. A Gênes, le tableau de Pieter Breughel le Jeune l’a fasciné ; il est grouillant de luxure et de sadisme, toute la chair et la matière torturée de souffles et de désirs – tout ce qui remuait aux tréfonds de l’auteur. Il a déjà réalisé deux versions de cette œuvre « héneaurme », comme il aurait dit, en 1849 et en 1856 – les deux déjà chroniquées sur ce blog. Celle-ci est la troisième, la plus aboutie mais pas vraiment plus lisible, malgré des fulgurances de style qui rappellent parfois la Légende des siècles de Victor Hugo ; mais il manque le souffle qui ferait de cette compilation de l’esprit, qui se tord dans l’ignorance comme un ver sur le sable, une œuvre.

C’est qu’Antoine, anachorète de la Thébaïde (le pays montagneux autour de Thèbes en Égypte – aujourd’hui Louxor) dialogue avec des apparitions. Il est tourmenté par la chair, Antoine, faute de lui avoir donné sa part, et il croit que Satan le tente alors que ce n’est que lui-même. Le luxe et la luxure, le pouvoir, la volupté le séduisent tour à tour, grouillants d’images ricanantes, mais il revient sans cesse à la réalité de sa couche dure et des cailloux tranchants. Son disciple Hilarion, à qui il a enseigné lorsque l’adolescent avait 15 ans, offre une tentation plus haute : celle de l’intellect. Le savoir n’est-il pas un orgueil aux yeux de Dieu ? Hilarion prend un malin plaisir à lui présenter « tous les dieux, tous les rites, toutes les prières, tous les oracles » et de mettre l’accent sur les contradictions de la Bible. Peut-on croire de telles inepties ou faire confiance à des écrits qui se contredisent ? Le « grotesque triste a pour moi un charme inouï », écrivait Flaubert à Louis Colet. Il y voit « le ridicule intrinsèque de la vie humaine. » Cela au moment où sévit la boucherie de la guerre de 1870 et la barbarie de la Commune qui s’ensuit. Comme une dislocation d’empire romain et les batailles idéologiques des débuts de la chrétienté remises au goût du jour. Et si nous vivions aujourd’hui une telle époque déboussolée ?

La Science, divinisée au siècle de Flaubert, ce XIXe de la vapeur et de l’électricité, de l’exploration enthousiaste à la Jules Verne, n’est-elle pas illusion, comme la croyance ? Le démon va jusqu’à tenter Antoine en lui montrant les secrets de l’univers et l’anachorète ascétiquement chrétien aspire à se fondre dans la matière… jusqu’à ce qu’il aperçoive, tout comme les anciens Égyptiens, le soleil qui se lève. Alors resplendit le visage du Christ. L’effervescence du monde antique et cosmopolite d’Alexandrie l’incline à une réflexion sur les dogmes, les croyances et le monde. Hilarion est son miroir et le fait réfléchir – en sept parties – des tentations aux séductions, de l’effondrement des dieux à la tentation métaphysique, de la vision de figures imaginaires nées de l’esprit enfiévré de l’homme à l’infinie fécondité de la nature.

Flaubert, qui a craint les foudres de la censure d’Église et un nouveau procès devant les tribunaux de la bourgeoisie conservatrice, voulait garder pour lui sa Tentation, terminée en 1870 ; c’est son ami Tourgueniev qui l’a convaincu de la publier en 1874. Il a entre temps poussé en avant son autre projet, Bouvard et Pécuchet, tout aussi « héneaurme », tout aussi encyclopédique, demandant tout autant de travail de lectures et de fiches, mais moins polémique, orienté vers la satire sociale et la comédie. On ne touche pas aux croyances sans se brûler les doigts ; on peut toucher aux travers sociaux car cela amuse. Aujourd’hui n’est pas différent d’hier.

Gustave Flaubert, La tentation de saint Antoine, version 1874, Folio 2006, 352 pages, €7,20 e-book Kindle €2,49

Gustave Flaubert, Oeuvres complètes tome V – 1874-1880 (La tentation de saint Antoine, Trois contes, Bouvard et Pécuchet, Dictionnaire des idées reçues), Gallimard Pléiade, 2021, 1711 pages, €73,00

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Nietzsche parle de la guerre

Dans un discours de Zarathoustra, Nietzsche évoque la guerre et les guerriers. Il s’agit de la guerre symbolique que l’on se fait à soi-même pour grandir, se grandir, pas vraiment de la guerre conventionnelle. C’est un peu comme le djihad : la guerre spirituelle de soi-même l’emporte sur la guerre contre les infidèles qui ne pensent pas comme soi. Il ne s’agit pas de tuer les autres mais de vaincre les démons, comme saint Michel terrassant le dragon.

« Mes frères en la guerre ! Je vous aime du fond du cœur, je suis et j’ai toujours été votre semblable. Je suis aussi votre meilleur ennemi. » Car la guerre est celle du lion qui n’est pas encore parvenu au stade enfant de l’innocence du vouloir. C’est une guerre de révolte comme le font les esclaves, ceux qui ne se sentent pas libres. Les guerriers sont donc incomplets, pas tout à fait hommes et surtout pas surhommes ; ils sont une étape sur le chemin de la liberté. « Je connais la haine et l’envie de votre cœur. Vous n’êtes pas assez grands pour ne pas connaître la haine et l’envie. Soyez donc assez grands pour ne pas en avoir honte ! » Seuls ceux qui se sont surmontés, qui se sont libérés, sont exempts de haine et d’envie, ces deux mamelles de la révolte. « La révolte, c’est la noblesse de l’esclave. Que votre noblesse soit l’obéissance ! ». Obéir à soi est une liberté et la liberté de l’esclave est la révolte. Se révolter est donc obéir à son statut de soumis. C’est le reconnaître, donc agir contre. « Un bon guerrier entend plus volontiers ‘tu dois’ que ‘je veux’. » Tu dois te former et t’informer, tu dois lutter pour tes droits, tu dois te faire entendre en politique.

Les esclaves ne sont pas seulement les serfs médiévaux, ni les citoyens mobilisés des dictatures, ni même les fonctionnaires des États démocratiques ou les employés des patrons. Ce sont aussi les croyants, les intellectuels, tous ceux qui sont soumis à une loi qu’ils n’ont pas faite, à une morale qui leur est imposée et pas librement consentie. Ainsi, le droit n’est-il pas esclavage lorsqu’il est librement débattu par des propos libres dans une assemblée élue sans contraintes. Ce n’est pas le cas dans les républiques « autoproclamées » (depuis le Kremlin) en Ukraine.

Sans l’être entièrement, c’est le cas chez nous : le débat existe, sur les réseaux, dans les médias, dans les urnes, dans les associations et syndicats, dans la rue. Ce que décide la majorité n’est pas du goût de tout le monde, et ceux-là peuvent se sentir contraints, mais telle est la règle du jeu, librement acceptée, de la constitution démocratique. Si elle n’existait pas, l’homme serait un loup pour l’homme et toute société s’effondrerait dans le chaos et la guerre civile. Surtout que le débat se poursuit et que le droit évolue, les contraints peuvent se libérer en faisant valoir de bons arguments qui convainquent. L’article 4 de la Déclaration des droits de l’Homme mentionne, à la suite de Jean-Jacques Rousseau : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque Homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi. » Ce n’est pas être esclave des autres que d’assurer un minimum d’harmonie commune. En cela les antivax, qui imitent servilement les libertariens américains, ont tort. Une société moderne n’est pas régie par la loi de l’Ouest où régnait la Bible et le Colt, la première servant à justifier la seconde au nom du droit du plus fort. Nietzsche n’est pas partisan des libertariens, malgré la « volonté de puissance ».

« Et si vous ne pouvez pas être les saints de la Connaissance, soyez-en du moins les guerriers. » Ceux qui savent – les « savants » – sont la plupart du temps de simples « sachants » : ils ne savent pas qu’ils ne savent pas grand-chose. La Connaissance (avec un grand C) est une guerre à l’ignorance – et il y a du boulot ! Or, dit Zarathoustra, « je vois beaucoup de soldats : puissé-je voir beaucoup de guerriers ! On appelle ‘uniforme’ ce qu’ils portent : que du moins ne soit pas uni-forme ce qu’ils cachent en-dessous ! » Les guerriers ordonnent et combattent, les soldats obéissent et suivent. Les chercheurs de Connaissance ne sont pas tous des guerriers. « Vous devez être de ceux dont l’œil cherche toujours un ennemi – votre ennemi. » Ils sont trop souvent portés à « être d’accord » plutôt qu’à se trouver des ennemis avec lesquels ferrailler pour faire avancer la science. « Vous devez faire votre guerre, pour vos pensées ! »

« On ne peut se taire et rester tranquille que lorsqu’on a des flèches et un arc : autrement on bavarde et on se querelle ». Sur le sexe des anges, sur les théories impossibles à prouver, sur des convictions non fondées sur des faits. L’arc est la méthode et les flèches les arguments : ainsi avance-t-on dans le débat et dans la Connaissance. Tout est fait pour être remis en cause, c’est ainsi que l’on va ; mais les avancées sont cumulatives, ce pourquoi on progresse. « Je vous dis : c’est la bonne guerre qui sanctifie toute cause. » La bonne façon de procéder qui assure le résultat vérifiable et efficace. « La guerre et le courage ont fait plus de grandes choses que l’amour du prochain. Ce n’est pas votre pitié mais votre bravoure qui a sauvé jusqu’à présent les victimes. » A quoi cela sert-il de déplorer, de « s’indigner », de se répandre en lamentations ? Agir est mieux – pour soi, pour tous, pour l’espèce, pour la planète.

La guerre, c’est la vie même, le vouloir qui incite à résister aux forces d’inertie, l’élan qui pousse le bébé à grandir et l’adolescent à devenir un homme, tout comme le bulbe du lotus émerge de la boue à travers l’eau de la mare, vers le soleil où il s’épanouit. « Que votre amour de la vie soit l’amour de votre plus haute espérance ; et que votre plus haute espérance soit la plus haute pensée de la vie » – la vitalité en sa plénitude. « Et voici votre plus haute pensée, laissez-moi vous l’ordonner – la voici : l’homme est quelque chose qui doit être surmonté. Ainsi vivez votre vie d’obéissance et de guerre. » Obéissance à ce que vous êtes profondément, l’élan de la vie en vous, et guerre pour affirmer votre existence et votre vouloir.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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Emmanuel Jaffelin, Célébrations du bonheur

Un court essai philosophique sur le bonheur, écrit de manière très accessible avec nombre d’exemples pris dans l’actualité, la littérature, le cinéma. Trois parties ponctuent l’ouvrage : 1. Le malheur, 2. L’heur, 3. Le bonheur. L’heur est un terme qui veut dire « chance ». Il peut être mauvais (malheur) ou bon (bonheur). L’heur, du latin augurium (présage), est ce qui nous arrive, à nous de le considérer positivement ou négativement.

Car – et c’est là le message du livre –  » l’intelligence consiste à anticiper les événements qui vont t’arriver, non à les ignorer. Dans le premier cas, ta tristesse est moindre puisque tu avais prévu l’événement ; dans le second cas, ta tristesse est renforcée par ta naïveté te faisant croire que cela aurait dû ne pas se produire et par ta mauvaise foi affirmant, pour mieux te mentir à toi-même, que ce qui t’arrive est une injustice. » Autrement dit, il ne sert à rien de se prendre la tête pour ce qui nous arrive, si l’on n’y peut rien. C’est au contraire s’enfoncer dans le malheur que d’adopter le statut (à la mode) de victime. Il s’agit plutôt de rester positif et de poursuivre sa vie en acceptant ce qui s’est passé comme un fait auquel on ne peut rien changer.

Vaste programme pour les mentalités effrayées, panurgiques et limitées de nos contemporains !

Le malheur vient de ne pas accepter le réel et de s’illusionner sur le « comme si » d’une Justice immanente. « Osons cette hypothèse : la manie de l’être humain post-moderne de se vivre comme un Ego n’est-elle pas responsable de son malheur ? » La réponse est OUI.

La faute en est, outre aux personnalités affaiblies par l’éducation indigente, la mode inepte et les soucis quotidiens, aux faux espoirs fournis par la science et par la technique depuis le XIXe siècle.  » La science mit l’humanité en confiance : elle produisit régulièrement de nouvelles découvertes et développa des applications techniques modifiant le quotidien de l’être humain ». D’où l’utopie du transhumanisme et la cryogénisation des corps au cas où. Mais toute découverte a son revers car nous ne serons JAMAIS dans un monde parfait, ce Paradis des mythes du Livre. L’énergie nucléaire a fourni de l’électricité plutôt propre et pas chère – mais aussi des bombes, des accidents et des déchets. La médecine a accru l’espérance de vie – mais aussi les années de vie dépendante, indignes et souffrantes (d’autant que le droit de mourir volontairement n’est toujours pas accordé en France aux personnes conscientes qui en manifestent la volonté, sur l’inertie des interdits catholiques !). Notons que l’auteur cède à cette confusion courante entre « espérance de vie » (à la naissance) et durée de vie moyenne ! Contrairement au mythe, les hommes préhistoriques ne mouraient guère plus jeunes qu’il y a un siècle ! Seuls les progrès de la médecine depuis quelques décennies ont amélioré la fin de vie et fait reculer les décès des bébés ou des femmes en couche.

« Ce qui est bizarre chez les citoyens actuels ne vient pas du progrès de leur espérance de vie : il provient de leur angoisse de mourir ». Plus la science et la médecine reculent l’âge probable du décès, plus l’angoisse croît, ce qui ne fait pas le bonheur des gens. D’où probablement cette crispation sur « l’âge de la retraite » que le gouvernement voudrait (rationnellement) augmenter, à l’image des pays voisins, mais que les salariés refusent (irrationnellement), par crainte de ne pouvoir « en profiter ». Cette « angoisse de la mort est bien plus forte que lorsque les religions régnaient et nourrissaient les âmes », note avec raison l’auteur. Comme s’il fallait « croire » pour mieux vivre, en méthode Coué pour l’élan vital. Après tout, il existe bien un effet placebo des l’homéopathie et des « miracles » de Lourdes…

Mais les humains (des trois sexes +) sont peu armés pour la logique. « Lorsque tu fondes la mort de ton enfant ou de ton conjoint sur la maladie, tu cherches une cause à la mort, voire un responsable ; tu refuses au fond d’être toi-même res-ponsable, c’est-à-dire capable de répondre de la mort de ce proche. Attention : être responsable ne veut nullement dire « coupable ». La responsabilité signifie ici que tu comprends et acceptes les événements qui arrivent parce que tu les as anticipés. Tu réponds donc des événements avant qu’ils arrivent et, lorsqu’ils arrivent, tu les accueilles. «  Trouver une cause, un coupable, mandater un bouc émissaire de tous les péchés, est un réflexe atavique – mais inutile et vain. Condamner un « méchant » ne fera pas revenir l’assassiné, ni accuser « le gouvernement » de ne pas vacciner, puis de trop vacciner, puis d’obliger à la vaccination lors d’une pandémie sur laquelle personne ne sait grand-chose. C’est se défouler pour se faire plaisir, et se dédouaner de ses propres responsabilités.

« Le mal est un « possible » et non une exception. En considérant cet acte criminel comme une exception, la victime se trompe logiquement : elle prend ce qui arrive comme une anomalie. Or le vol, le viol et le crime sont aussi normaux que l’accident, la maladie et la mort de vieillesse. En les déclarant normaux, ces événements ne sont nullement valorisés : ils sont seulement considérés comme des réalités que nous devons anticiper. » La norme veut dire que cela arrive souvent. Le malheur est culturel : notre société moderne refuse la mort, l’accident, le viol et les ennuis, tout simplement parce que la mathématisation du monde des savants et des technocrates lui a assuré que tout était calculable, donc prévisible, donc évitable. Mais le malheur survient et « la douleur morale n’est pas une souffrance dans la mesure où elle ne provient pas du corps, mais de l’âme : elle est l’effet de notre imagination qui considère qu’un événement aurait dû ne pas arriver. »

Dès lors, écrit l’auteur sagement, « pour essayer de ramener les citoyens dans la réalité, il convient de distinguer le méchant et le malheur. Le premier pratique le mal et finit, la plupart du temps, beaucoup plus mal qu’il a commencé. Le second, en revanche, n’est pas une réalité : il est une interprétation de ce qui nous arrive et dont nous attribuons la responsabilité à un méchant ou à la nature. »

Si le livre n’en parle pas (pour ne pas fâcher les élèves dans l’Education nationale et les classes du prof ?), le terrorisme est ici clairement visé. Il profite de l’interprétation que les Occidentaux font de ce qui leur arrive, il veut les sidérer, les angoisser – en bref les terroriser pour mieux imposer sa loi arbitraire et étroitement religieuse. Mais, « si le méchant réalise que nous sommes au-dessus de ce qu’il a fait, il ne comprendra bien sûr pas notre force, mais il finira par constater sa faiblesse face à l’indifférence que nous éprouvons pour lui.  » Survivre et poursuivre dans nos pratiques, nos coutumes et nos valeurs est le meilleur antidote au terrorisme (sans parler bien-sûr de la traque policière et des représailles militaires si besoin est).

Le sage accompagne la réalité avec intelligence. « Inversement, celui qui est rivé à ses désirs ne voit rien arriver et ignore, au fond, qui il est : il n’est ni un moi, ni un ça, ni un surmoi. Il est un non-sage. » Autrement dit étourdi ou crétin ; c’est-à-dire un fétu de paille au vent, qui se laisse ballotter par la mode, les dominants qui passent et les circonstances qui viennent. Donc un con – un connard ou une connasse pour suivre la pente genrée de l’auteur.

Contrairement aux croyances les mieux ancrées, ni l’amour, ni l’argent, ni la santé ne font le bonheur. L’amour est un mot-valise qui comprend le désir, l’affection, la tendresse, la charité ; seul le don permet le bonheur, mais ni l’envie, ni la jalousie, ni la possession, ni le fusionnel. Combien se sont suicidés par amour déçu ? L’argent révèle la nature humaine, cupidité et égoïsme – au cœur de sa famille, de son conjoint et de ses amis. « La générosité par l’argent n’a pas d’odeur et ne sent pas l’amour. » Combien se sont suicidés parce que la richesse éloigne des gens et ne « paye » pas l’amour ? « Pourquoi les riches ne sont pas mécaniquement heureux et les pauvres mécaniquement malheureux ? La réponse est bien sûr liée au bonheur qui découle de l’esprit, d’un équilibre intérieur de la personnalité, autrement dit d’une force de l’âme. Dès lors, si un riche est heureux, il doit son bonheur à sa richesse spirituelle, non à sa richesse matérielle. « 

Les apparences ne sont pas la réalité, pas plus que l’habit ne fait le moine. « Ce que tu prenais pour des biens – gloire, richesse et santé – ne sont que des préférables et qu’il est nécessaire que tu t’intéresses à la liberté si tu veux sortir de l’indifférence pour atteindre le Bonheur. « 

Le bonheur, justement. Citant le film Quatre mariages et un enterrement, l’auteur conclut : « Contrairement aux coups de foudre, le bonheur est à la fois capable de s’adapter au réel et de résister au temps et aux difficultés. «  Le bonheur n’est pas un but mais une récompense de ses actes.

Le désir est une excitation, une tension qu’il faut résoudre en la déchargeant. Il n’est pas un état de bonheur mais une libération du désir pour retrouver, le calme, l’équilibre ». « Les buts raisonnables et sensés que tu atteins génèrent du bonheur là où les buts irrationnels et excités engendrent plaisirs ponctuels et conséquences négatives ». Baiser ne fait pas plus le bonheur que devenir riche.

Les stoïciens avaient avancé dans la voie de la sagesse, Montaigne les a repris, et de nos jours entre autres André Comte-Sponville et Clément Rosset. « Marc-Aurèle était empereur, Sénèque était sénateur et Epictète était esclave. Mais ce qui les rendait heureux, tenait moins à leur situation sociale qu’à leur sagesse.  » Le stoïcisme, étudié jadis dans les classes, est aujourd’hui vulgarisé sous forme de bouddhisme à l’usage des bobos et bobotes dans les « stages » de méditation et de « développement personnel ».  Ils apprennent, avec l’exotisme du storytelling marketing de la sauce mercantile yankee, ce qu’est le bonheur acheté en kit. Selon l’auteur, qui ne les cite pas, « il y a dans la liberté (stoïcienne) une capacité à anticiper les événements te permettant de les accueillir sans pour autant penser que tu en serais la cause. Lect-rice/eur, tu sculptes ta liberté en mettant en œuvre ton pouvoir d’accepter ce qui arrive. «  A noter l’écriture inclusive adoptée sans raison par Emmanuel Jaffelin ; elle est très agaçante à l’usage, n’apporte absolument RIEN au propos et ne montre aucun respect pour le lecteur dont elle limite les sexes à deux seulement ! C’est une fausse galanterie qui gêne l’œil pour obéir à une passion passive – celle de la mode – et se soumettre à une colonisation – celle des Etats-Unis.

Chacun est déterminé par ses gènes, sa famille, son milieu, sa religion, son pays et sa race. Nul n’est libre, pas même le plus puissant ou le plus riche. Même Trump ou Poutine n’ont pas fait ce qu’ils ont voulu, pas plus qu’Hitler ou Mao. Mais il y a un domaine dans lequel le destin n’intervient pas : la pensée de chacun. Il s’agit de « positiver » ! Par exemple, à propos de la mort d’un proche : « tu t’ouvres à nouveau sur la réalité pour voir son immensité et son infinité afin de raisonner et te dire que la vie de la personne qui vient de mourir était un miracle puisque tu aurais pu ne jamais la connaître. »

Ni maître et possesseur de la nature, ni pure Volonté de réaliser l’Histoire, mais la fin de la démesure et de l’orgueil de Fils de Dieu. « La personne qui renonce à maîtriser le monde, accepte en revanche de se maîtriser elle-même, ce qui donne lieu à une sagesse. En suivant ce but – la sagesse, Sophia – le sage a pour récompense le bonheur  » – avis à ceux qui ont la prétention de « changer le monde » au lieu de le connaître. En général, ils aboutissent à des catastrophes…

Au fond, « trois moyens nourrissent la sagesse : d’abord bannir l’espérance (qui fait souffrir) ; ensuite, ne pas regretter le passé ; enfin vivre ici et maintenant. » C’est tout simple ! Cela veut dire bannir les illusions, qu’elles soient sur l’avenir ou le passé, et même au présent. « La vertu ne consiste donc pas à suivre un idéal hors du monde ou une réalité transcendante : elle est cette vue exacte que la raison a de la nature et de nous-mêmes.  » La nature n’est pas celle des écolos mais le cosmos lui-même et son ordre, dont les mathématiques les plus poussées ne nous donnent encore qu’une vague idée. Cette nature « est une réalité dont nous ne sommes pas les maîtres, mais dont nous pouvons anticiper les phénomènes, non pour la transformer comme le fait superficiellement la technoscience, mais pour forger notre âme. » Sagement dit.

Mais qui touchera peu de monde, même s’il le faudrait : « dans la civilisation de l’égo, de l’égoïsme, de l’égotisme et du tout-à-l’égo qui caractérise notre civilisation au XXIe siècle, il est difficile d’expliquer à une personne que son MOI est une fiction et une invention de sa culture ». Je corrigerais en « sous »-culture, tant l’emprise de la mode et des mœurs anglosaxonnes imbibent les mentalités et les comportements, allant jusqu’à singer ce qui n’a rien à voir avec notre propre culture : Halloween, le puritanisme exacerbé, la haine entre hommes et femmes, la grande prosternation envers les cultures « dominées » et toutes les imbécilités à l’œuvre dans les universités américaines.

Un petit livre intelligent et sans jargon qui fait penser et dit sur le bonheur plus que des bibliothèques entières. Il remet les pendules à l’heure sur les mots, leur définition et ce qu’est véritablement le bonheur – qui ne résulte que de la sagesse.

Emmanuel Jaffelin, Célébrations du bonheur, 2020, Michel Lafon 2021, 176 pages, €12.00 e-book Kindle €9.99

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Esteros de Papu Curotto

Ce film argentin sensible n’est pas encore englué dans la pruderie quaker qui envahit le monde depuis l’Amérique réactionnaire. Il dit la nature – la sensualité, l’affection et l’attirance. Il dit le passage béni de l’enfance à l’âge adulte et la naissance du désir, focalisé sur « la première fois ».

Deux amis d’enfance argentins, parce que leurs parents sont eux-mêmes amis, vivent une relation fraternelle jusqu’à leurs 13 ans où les émois surgissent. Matías (Joaquín Parada ado, Ignacio Rogers adulte) est plus gai, plus exubérant et plus sensuel, préférant porter un débardeur plutôt qu’un polo, aimant rire et danser, prenant l’initiative, encouragé par sa mère aimante et attentive aux motions de son garçon. Jerónimo (Blas Finardi Niz enfant, Esteban Masturini adulte) est plus cérébral, en retrait, tenu par son père exigeant plus que par sa mère effacée.

La mère de Matias les voit encore enfants alors qu’ils deviennent adolescents. Elle les encourage à se battre à la mousse à raser torse nu pour le carnaval ; elle les fourre ensemble sous la douche lorsqu’ils reviennent trempés de pluie et de s’être roulés dans la boue ; elle les fait coucher dans la même chambre où le froid ne tarde pas à les faire se rejoindre nus dans le même lit ; elle les prend en photo en slip, endormis dans le même hamac au soleil du matin, le bras passé autour du corps de l’autre. Elle est touchée, admirative, fière de ces deux petits mâles qui savent aimer simplement.

Le film découpe l’action, somme toute banale des retrouvailles dix ans après, entre l’univers onirique de l’adolescence où tout reste possible et celui réaliste de l’âge adulte où tout se referme. Matias n’a guère réussi sa vie ; il est resté amputé affectif, velléitaire créatif, s’occupant d’effets spéciaux et d’animation plutôt que de réaliser un film. Jerónimo a réussi des études de biologie au Brésil, où son père s’est exilé pour trouver du travail lors de leur séparation à l’adolescence ; sa carrière de chercheur sur un soja plus résistant lui assure un bon salaire ; il a une copine, celle-là même qui a remis les deux amis en relation, embauchant Matias pour maquiller Jeronimo en zombie pour le carnaval.

Zombie, le thème préféré des deux ados dans les films lorsqu’ils s’échangeaient des cassettes magnétiques ; zombie, l’image de ce qu’est devenue la vie pour chacun d’eux. Car elle n’est plus irradiée par l’amour, le plaisir de l’autre, la joie de l’échange, le soutient dans les efforts. Après le carnaval, où la petite amie déclare à Jeronimo qu’elle le sent parfois décalé, absent, où elle se retrouve comme avec son premier béguin partagée entre la carapace belle et aimable et le quant à soi de son compagnon, elle décide de rester en ville avec ses amies (car elle préfère la ville) tandis que Jeronimo va retourner à la ferme des parents de Matias où ils furent tous les étés jusqu’à celui des 13 ans où le père de Jeronimo a décidé d’émigrer au Brésil pour suivre la modernité.

Les deux jeunes hommes au début de leur vingtaine replongent dans les « esteros », ce paysage mouvant d’étangs et de lagunes de la province argentine de Corrientes. La nature y est vierge, des plantes et des animaux y vivent librement, plus de quatre mille espèces, dont les enfants avaient appris par cœur les principales : le capibara, le loup à crinière, le cerf des marais, l’anaconda, le piranha et le caïman. Malgré ces espèces dangereuses, ils se sentent maternés dans cette nature où se mêlent la terre et l’eau. Ils font des bagarres de boue, plongent dans l’eau glauque des étangs, jettent leurs shorts aux orties, se frottent et s’étreignent dans une exubérance virile et enfantine à la fois. Ils sont dans le sein maternel, au cœur de l’été, tout à leurs sensations et sentiments. Ils retrouvent adultes les émois de leur adolescence et se remémorent leur « première fois », entre eux, dans le même lit, sous le même drap. Peau à peau ils se sont caressés, excités, ont joui. Ce fut leur dernier été, leur seule fois, sans rien de plus, mais inoubliable.

Une fois la décision du père de partir au Brésil, Jeronimo s’est éloigné volontairement de Matias ; il a considéré ce dernier été comme un égarement et s’est remis sur les rails sociaux admis. On le voit parler filles avec les autres garçons tandis que Matias, en retrait, cherche à l’attirer vers lui. Il se refuse. Adulte, Jeronimo reviendra sur ce rejet et le relativisera. Il n’est pas au fond amoureux de sa petite amie, ni prêt à fonder une famille comme tout le monde, ni peut-être même à poursuivre ces recherches de la modernité qui lui semblent un brin vaines. Il choisit la nature, l’éros de l’esteros, et la mère de Matias plutôt que la science, le thanatos de la science, et son propre père. Un hymne au désir, à l’affection et à l’amour plutôt qu’à l’orgueil, l’ambition et la réussite. Léger et pudique, joliment tourné avec des acteurs en empathie.

DVD Esteros, Papu Curotto (Argentine), 2016, avec Ignacio Rogers, Esteban Masturini, Joaquín Parada, Outplay 2017, 1h23, €20.00 espagnol sous-titré français ou anglais

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Top secret ! d’Abraham et frères Zucker

Avant la chute du Mur puis celle de l’URSS, les Soviétiques étaient déjà considérés comme des sortes de nazis avec répression des opinions (dissidentes), unanimisme de façade (élections à 99%), camps de travail (qui rend libre), surveillance généralisée et délation. Les auteurs d’Y a-t-il un pilote dans l’avion s’en donnent à cœur joie pour ridiculiser ces fossiles de l’Histoire qui sévissent en RDA. Ils n’imaginent pas moins qu’un complot militaire pour attaquer les forces de l’OTAN censées traverser le détroit de Gibraltar un samedi à 8 h du matin. Ils ont emprisonné pour ce faire un savant pour lui faire réaliser dans les temps une mine magnétique si puissante qu’elle attire les sous-marins. Toujours le gigantisme foutraque d’une armée à la soviétique, férue de technologie délirante mais incapable de contrôler ses hommes de troupe. On le voit avec Poutine et son fiasco ukrainien.

Le miroir entre nazis et soviétiques n’est pas nouveau, je ne l’ai pas inventé en évoquant Poutine. Il existait déjà à la fin des années 1930 sous la plume d’intellectuels russes, puis en 1945 sous celle du journaliste de guerre Vassili Grossman (Vie et destin). Il se ravive aujourd’hui avec le despote asiatique Poutine, convaincu sincèrement du bien-fondé de faire le bonheur du peuple malgré lui et de conforter l’État avant les individus. Ce film américain des années Mitterrand se moque de ces prétentions totalitaires en mettant en scène des résistants, en cheville avec les Occidentaux, qui veulent délivrer le professeur et empêcher la guerre.

La propagande de l’Est n’est jamais en reste et veut récupérer les vedettes internationales pour servir son image. Rien de nouveau sous le soleil rouge, du festival de la jeunesse de Khrouchtchev aux jeux olympiques de Sotchi de Poutine, les Soviétiques imitent les Nazis des JO de Berlin 1936. La République démocratique allemande invite donc officiellement Nick Rivers, un jeune rocker américain, à venir se produire dans un festival international de musique. Les vieux sbires du régime ne connaissent rien au rock’n roll mais la célébrité du chanteur leur suffit ; c’est un gage d’ouverture qui ne coûte rien et fait bien dans le monde.

Le gamin (Val Kilmer jeune, étonnamment frais avec une chevelure mi-longue qui lui va mieux que les cheveux courts) arrive donc en train à Berlin-est, flanqué de son impresario (Billy Mitchell). Il assiste à l’arrestation sur le quai d’un homme qui porte un paquet dans les bras et que les chiens policiers repèrent tout de suite. Molesté par les nervis en uniforme nazi, le double S des SS est remplacé par deux traits, le paquet tombe et les bergers allemands l’éventrent : il s’agit de biscuits pour chien ! L’homme est emmené pour avoir résisté et l’on entend un coup de feu. Les gags ne sont jamais loin des horreurs, ce qui fait le sel du film.

Le beau Nick se voit refuser l’entrée au restaurant de son hôtel de prestige car il porte une chemise au col largement ouvert ; on l’invite à aller se changer dans un salon annexe. Pendant ce temps Hillary, la fille du professeur en prison, membre de la résistance (Lucy Gutteridge), a rencontré un espion anglais (Omar Sharif) qu’une dénonciation a fait enfermer dans un taxi que le chauffeur a mené dans une casse où la voiture est happée et rétrécie en cube. L’espion n’est pas écrabouillé mais peut encore marcher, avec son uniforme d’acier autour de lui ; il confie les deux places d’opéra qui permettront à Hillary de prendre contact ; elles sont « dans la boite à gant ». Mais la jeune fille est traquée, la police politique à ses trousses ; elle se réfugie dans l’hôtel où Nick Rivers va dîner seul, son impresario ayant du travail. Voyant qu’elle va être refoulée, il l’invite. Le menu, traduit par elle, est révélateur des pénuries soviétiques, enjolivée dans un style de chef français : tripes de porc garnies d’intestin de cochon finement émincé entourant des roustons de porc flambés. Hilarant.

Le général comploteur, venu avec le chanteur classique d’opéra à ses côtés, demande au maître d’hôtel de le présenter pour qu’il donne aux convives un exemple de ses talents. Nick Rivers, en bon yankee égocentré, croit qu’il s’agit de lui et s’élance sur la scène avant que le vieux ne se soit seulement levé de sa chaise. Il distribue une partition aux musiciens et se lance dans un rock endiablé, qui ne tarde pas à enflammer la salle et l’orchestre, ravi. Le général, réactionnaire comme tous les Soviétiques, sort, outré. Il envoie la police armée mais Hillary entraîne Nick vers une sortie pour fuir. Lequel fouette tous les vélos qui hennissent comme des chevaux avant d’en enfourcher un.

Il est invité à l’opéra où l’on joue Casse-noisette. Dans une loge, il revoit Hillary, venue pour son contact, mais il s’avère que c’est un policier au masque en caoutchouc. Le voyant aux jumelles de théâtre sortir un pistolet, Nick se rue et entraîne Hillary. Le chanteur américain ne tarde pas à se retrouver dans les sous-sols de la prison pour avoir résisté aux policiers qui envahissaient sa chambre, Hillary fuyant par le balcon dans une parodie de James Bond. Son impresario vient lui rendre visite et lui apprendre que ni le gouvernement américain, ni l’ONU, ne peuvent rien pour lui, ce qui n’a guère changé depuis car l’URSS-Russie a droit de veto au Conseil de sécurité et des bombes nucléaires. Nick lui offre un godemiché électrique made in RDA, en vente dans la prison, pour sa femme. Il apprendra plus tard qu’il en a usé pour lui-même et est mort électrocuté – piètre qualité soviétique !

Le jeune homme va être fusillé si le sergent qu’il a laissé tomber du balcon en s’esquivant meurt – ce qui est le cas, le général attend la nouvelle au téléphone bien que les huit étages soient de fait mortels. Nick est d’abord torturé, battu aux poings par un demeuré puis fouetté « comme à l’école », ce qui semble le faire jouir. Mais sa chemise reste soigneusement repassée et sans une toile d’araignée quand il s’enfile dans les conduits d’aération pour s’évader. Il se retrouve avec le professeur Flammond (Michael Gough) dans son laboratoire-prison. En touchant l’engin de mort presque prêt, il déclenche l’attraction magnétique et… un sous-marin défonce les murs, attiré irrésistiblement. Les policiers casqués soviéto-nazis entrent et mettent en joue tout le monde, capitaine du sous-marin compris.

Nick est conduit au poteau d’exécution mais le politburo de RDA déclare qu’il ferait mauvais effet qu’il ne se produise pas sur scène avant, comme prévu. Il est donc évadé officiellement et reconduit à son hôtel pour sa prestation. Il joue et les groupies se pâment comme devant Elvis. Sa guitare, montée par une corde, redescend au final et Hillary, d’en haut des coulisses, lui fait signe de grimper. Il serait arrêté sinon et fusillé.

Dans une librairie scandinave, les deux jeunes trouvent un refuge pour la huit et Hillary raconte à Nick son histoire, naufragée enfant sur une île déserte avec un garçon de son âge, Ange (Christopher Villiers). Très Lagon bleu, elle a connu avec lui ses premiers émois et le sexe avant qu’un jour il disparaisse à la pêche, sans doute noyé. Sauvée par un bateau qui passait par là, elle a vu son père réprimé puis mis en prison afin qu’il réalise l’engin de guerre qu’il ne voulait pas construire. La science est abâtardie par le soviétisme pour ne servir que le mal et pas le bien de l’humanité. Rien de changé avec Poutine, notez-le. C’est le cas de tous les nationalistes, étroitement réduits à leur petit territoire et à leur population génétiquement pure. Nick avoue avoir été perdu à 6 ans par sa mère dans un grand magasin, élevé par une vendeuse, puis repéré pour avoir amélioré un jingle publicitaire pour le magasin quand il était jeune ado. Des gags d’histoires familiales merveilleuses. D’ailleurs, ils tombent amoureux.

Le libraire les fait évader dans une charrette de foin conduite par un cheval qui braie l’opéra, façon de décrire une Allemagne restée dans son jus du siècle précédent. La ferme où ils arrivent abrite la résistance, un commando d’une dizaine de déjantés portant tous des surnoms loufoques qui les décrivent : Déjà-vu, De quoi, Mousse au chocolat (car il est noir) et ainsi de suite. Leur chef, la Torche, n’est autre qu’Ange qu’Hillary croyait perdu et qui se révèle dans sa beauté des îles, en pagne, un collier de longues coquilles ornant sa musculature nue. Hillary est partagée entre son amour d’enfance et son amour adulte. Mais la ferme ne tarde pas à être attaquée, le général prévenu par pigeon voyageur casqué. Un traître est parmi eux !

Qu’importe, Nick Rivers apporte des informations sur le professeur et l’endroit où il se trouve. Il s’agit de le faire évader de la forteresse et c’est tout un plan qui est élaboré par Ange, les autres se contentant d’opiner et de suivre, habitués à obéir à la discipline nazie puis soviétique. Deux se déguisent en vache pour se mêler au troupeau rentré chaque soir par les soldats qui gardent la prison ; une vache avec des bottes, mais une vache est une vache et les sbires soviétiques n’ont pas à prendre l’initiative d’observer ni de penser. La vache va couper le courant dans une cabane située à l’écart des murs (ce qui est peu stratégique) tandis que les autres lancent des grappins pour prendre d’assaut les remparts et neutraliser les gardiens, parodie du film Les Douze salopards. Mais le traître sévit et sabote l’opération en faisant remettre le courant, ce qui déclenche l’alarme. La vache entraîne des allusions sexuelles très en vogue au début des années 1980, un veau vient téter les pis et suce Ange, qui est à l’arrière-train ; ensuite le taureau entreprend de le monter, ce qui occasionne du plaisir dans la douleur. Mais Ange à l’habitude, violé et séduit par tout l’équipage du bateau soviétique qui l’a recueilli en mer lorsqu’il était jeune et ingénu, vite convaincu par les caresses des bienfaits du régime (parodie des Cinq de Cambridge).

Le professeur évadé ne veut pas partir sans sa fille, or celle-ci est prise en otage dans la camion Mercedes qui devait les emporter par le traître qui la braque. Nick n’écoute que son courage et enfourche une moto tel un cheval fougueux pour rejouer une scène de La Grande évasion en sautant par-dessus les barbelés. Il rattrape le camion, délivre la belle, et les autres le rejoignent après avoir arrosé une Kubelwagen remplie de soldats mais fonctionne encore après avoir juste touché une Ford Pinto, ce qui la fait exploser – qualité germanique ! Ce modèle de Ford, pire des quatorze voitures de tous les temps, avait le réservoir d’essence très peu sûr à l’époque : une voiture modèle cercueil.

Le finale est grandiose dans le sirupeux style Magicien d’Oz de rigueur, le savant, sa fille et Nick partent en avion, un vieux Dakota de la Seconde guerre mondiale pour rallier l’Angleterre tandis que le commando de résistants reste pour résister. Mais l’OTAN est sauvée, leurs sous-marins pourront passer Gibraltar sans se faire attaquer.

Bien servi par un Val Kilmer épatant, bien qu’il ne change jamais ses doigts sur le manche de sa guitare lorsqu’il sort des arpèges, la suite de gags dans la lignée d’Y a-t-il un pilote dans l’avion 1 et 2 ne relâche jamais le rire. Un très bon moment.

DVD Top secret !, Jim Abraham, David et Jerry Zucker, 1984, avec Val Kilmer, Lucy Gutteridge, Billy J. Mitchell, Christopher Villiers, Michael Gough, Parmount Home Entertainment 2002, 1h30, €7,91 blu-ray 14,99

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Idées reçues

La « sagesse populaire » véhicule beaucoup d’âneries, répétées en slogans depuis des générations et devenues « vérités révélées » justement parce qu’elles sont à satiété répétées. Ainsi du fer dans les épinards : ils n’en comportent que très peu, beaucoup moins que la lentille ou le boudin noir au même poids… Popeye est une création du marketing, pas un héros du savoir.

C’est ce que chacun peut apprendre – du moins s’il est curieux – dans ce petit livre paru il y a désormais un quart de siècle sous la plume de sept auteurs agronomes, physico-chimistes, mathématiciens, neuroscientifiques sous la direction du prof (agrégé) de sciences-nat Jean-François Bouvet. Non les produits « allégés » ne font pas maigrir, pas plus que le rouge n’excite les taureaux. Non, le cuir ne « respire » pas, il est du derme bel et bien mort, pas plus respirant qu’un bout de carton. Non, il ne « faut » pas un jaune d‘œuf pour faire une mayonnaise mais tout liquide qui permet d’émulsionner l’huile et non la femme en règles ne fait pas « tourner » la mayonnaise. Non encore le brugnon n’est pas un croisement génétique de pêche et de prune mais une sous-espèce naturelle de la pêche. Quant au champagne, évitez de mettre une petite cuiller en argent dans le goulot, cela ne conservera pas les bulles ! Seul le bouchon à pompe permet d’éviter que le gaz carbonique du vin ne s’échappe au contact de l’oxygène.

Même « la science » produit ses niaiseries, bien souvent parce qu’une affirmation de savant paraît dans la presse avant d’être pleinement testée et rejoint une vague croyance préétablie. Nous n’utiliserions « que 10% des capacités » de notre cerveau ? Rien n’est plus faux car cet organe est plastique et peut remplacer une zone déficiente par une autre. De plus, il « travaille » sans repos même la nuit sans qu’on le sache. De même, les « grippes » seraient le plus souvent des coryzas et autres virus du rhume, la vraie grippe vous met sur les genoux avec fièvre et grosse fatigue. Non le cholestérol n’est pas en soit mauvais pour la santé, pas plus que le tabac en soit qui, s’il favorise malheureusement le cancer du poumon et de la gorge, stimule cependant les muqueuses et empêche la silicose des mineurs, la maladie de Parkinson, accroît la vigilance et stimule les performances – à condition d’en user (comme de tout) avec modération.

Ce petit livre remet en cause l’idée reçue que garçons et filles ont les mêmes aptitudes, de même que le sexe « fort » soit toujours le mâle dans la nature. En revanche, hommes et femmes sapiens ont le même cerveau, qui révèle la même activité au repos, même si chaque sexe utilise différemment les aires. Et l’homme ne descend pas du singe (pas plus que la femme, ni « le nègre ») : l’être humain descend d’un ancêtre commun au singe, il y a bien longtemps.

Quant au phoque, il n’a rien d’un pédé. L’expression viendrait du foc, qui est une voile d’avant d’un bateau, mais interprétée de curieuse façon : il ne prendrait le vent que par l’arrière. Or c’est faux, l’allure « au près » gonfle le foc à un quart du lit du vent – et fait avancer le bateau. De plus, la grand-voile (et pas seulement le foc) peut aussi fonctionner vent arrière. Ce serait alors « le souffle » du phoque qui remonte de sa plongée qui aurait suscité l’expression ? On ne voit pas pourquoi un pédé halèterait plus qu’un hétéro sur la besogne. Les phoques veau marin ont des ébats sexuels aussi précoces que collectifs, cela suffit-il à justifier le dire ? La sexualité avec le même sexe n’est pas un apanage de la déviance humaine car tout est testé dans la nature. Seule la culture interdit – par l’ordonner, surveiller et punir – la nature permet tout dans l’exubérance vitale. Ainsi les dauphins prennent du plaisir aux jeux sexuels entre eux tandis que les singes bonobos, une sous-espèce du chimpanzé qui nous est très proche génétiquement, font de l’érotisme homosexuel, mâles entre eux comme femelles entre elles, une composante fondamentale de leur culture sociale.

Parmi bien d’autres choses encore, le lecteur apprendra avec un certain effroi ce qui est rarement révélé dans les médias : que l’hôpital tue ! En ces temps de pandémie, autant être édifié sur les mœurs professionnelles de la gent soignante. Elle est certes très dévouée mais sujette aux oublis, aux négligences, aux urgences – donc pas toujours aseptisée selon les normes. Les maladies « nosocomiales » ne sont pas un mythe mais une triste réalité qui hospitaliserait environ un dixième des patients, notamment via les instruments intrusifs comme canules ou sondes et ferait en France entre 6000 et 18 000 morts par an ! Les soignants qui ne « veulent » pas protéger les autres en se faisant vacciner contre le coronavirus, « croyant » qu’il suffit de porter le masque et de se laver les mains, sont des tueurs en puissance. Allez donc voir en Martinique…

Jean-François Bouvert (dir.), Du fer dans les épinards et autres idées reçues, 1997, Points Seuil 1998, 176 pages, €4.25

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Jean-Marie Bourre, La chrono-alimentation du cerveau

Il existe d’innombrables « livres de santé », dont la majorité sont écrits par des charlatans ou des journalistes qui répètent sans savoir ni vérifier. Il existe quelques ouvrages écrits par des professionnels. Celui-ci en est un, par un neuropharmacologue membre de l’Académie de médecine et de l’Académie d’agriculture, chef d’unités de l’Inserm dans la biochimie du cerveau. Il a rédigé sa thèse sur les oméga-3 et a publié en 1990 La diététique du cerveau, réédité en 2000. Il revient sur le sujet vingt-cinq ans plus tard pour l’actualiser.

Le cerveau est un prétexte pour évoquer l’alimentation en général et la bonne façon de l’ingurgiter. Trois parties : le cerveau et l’art de manger, que manger pour nourrir le cerveau, manger et boire : rythmes et circonstances particulières.

En bref, pour être bien dans sa tête, il faut bien manger. Suffisamment – de tout – et régulièrement. Le jeûne n’apporte rien mais affaiblit (ce qui rend les âmes plus malléables aux supérieurs ou aux maîtres). Il faut apporter au corps, donc principalement au cerveau, 13 vitamines, 15 minéraux et oligo-éléments, 8 à 10 acides animés, 1 oméga-6 et 2 oméga-3. La science va contre les « régimes » qui sont soit punitifs, soit nocifs, et n’ont de sens que dans des cas très particuliers.

L’être humain est omnivore par sélection de l’Evolution depuis trois millions d’années ; pour notre sous-espèce il est demeuré chasseur-cueilleur durant 100 000 ans, adonné aux plantes et à la viande. Ce n’est que depuis le néolithique, il y a moins de 10 000 ans, qu’il s’est habitué aux céréales cultivées et aux produits laitiers de l’élevage. Nous sommes donc programmés pour manger de tout, notamment de la viande et des laitages, ce pourquoi les régimes vegan et végétaliens sont plus des modes suicidaires issus de gourous qui veulent vendre leur méthode ou leur livre que de la diététique. Les grossesses vegan aboutissent à du rachitisme et à un retard d’intelligence des bébés, des exemples à l’hôpital sont nombreux.

Cela ne signifie pas qu’il faut s’empiffrer de viande ou se goinfrer de fromages mais qu’il faut de tout un peu, et rien de trop comme le disaient fort justement les Antiques.

Trois repas par jour évitent coups de pompes et fringales, donc stress et risques cardiaques ; un goûter peut être ajouté pour les enfants, adolescents et vieillards, les premiers parce qu’ils ont plus de besoins et dépensent plus d’énergie, les derniers parce qu’ils mangent trop peu à chaque repas (et n’ont jamais soif) – le rituel du « thé » à cinq heures, très anglais mais aussi très vieille France avec le café, est justifié. Garder les mêmes horaires est nécessaire pour un bon rythme biologique car le corps réagit non pas à ce qu’il vient de manger mais à ce qu’il anticipe du prochain repas.

Dans le détail, la viande rouge trois fois la semaine au moins apporte les protéines aisément assimilables, la vitamine B12 et le fer dont la majorité des Français – et surtout les Françaises – sont carencés. Mais pas de produit laitier avec la viande, ni de thé, leur association diminue l’absorption du fer (pas d’escalope de veau à la crème !) ; au contraire, la vitamine C la renforce. Pour le reste, poisson gras pour l’oméga-3, œufs de poules en plein air élevées avec d’autres chose qu’uniquement des céréales, les légumes à feuilles pour le transit et les minéraux, les légumineuses et la pomme de terre ou les pâtes pour l’énergie en sucres lents. Mais il est utile d’ajouter à chaque fois un peu de matière grasse (huile de colza, de noix ou d’olive, fromage râpé, crème bio) pour ralentir les sucres et éviter qu’ils n’agissent comme celui des pâtisseries. Ce pourquoi d’ailleurs, la tradition qui veut que l’on prenne le dessert à la fin a du bon. Les fruits de mer sont excellents pour les éléments rares tels que l’iode (dont l’absence donne le goître ou fait naître des crétins des Alpes) ou le zinc. Et les carottes râpées réclament de l’huile pour donner tout leur bêta-carotène et la lutéine utile à la vision.

La cuisson donne du goût et rend plus assimilable, même si elle réduit certaines vitamines. Mais par exemple l’œuf cru est une hérésie car plus de la moitié de sa valeur nutritive n’est alors pas assimilable. De même la pomme de terre ou le manioc sont des poisons s’ils ne passent pas par la cuisson préalable. La présentation compte autant que les couleurs, pour donner de l’appétit, l’ambiance, la conversation et même la musique (douce) augmente le plaisir et permet de mâcher plus et plus lentement. Bâfrer en ado avide est en effet contre-indiqué et rend obèse. Boire de l’eau est encore le meilleur, les « minérales » ne sont guère utiles, un peu de vin (rouge) peut aider le cœur (l’alcool reste un poison mais les tanins du vin son bénéfiques).  

Il y a bien d’autres conseils – détaillés – sur la chrono-alimentation, le contenu des trois repas par jour, les éléments indispensables au bébé avant et après naissance, mais aussi sur les excès qui engendrent les « maladies de civilisation » que sont le cancer et les diverses pathologies cardiovasculaires. Encore une fois, nous sommes des animaux humains, programmé comme nos ancêtres à faire de l’exercice, manger de tout, sans rien de trop.

Un bon livre de scientifique, parfois un brin bavard mais que l’on prend plaisir à consulter après lecture sur un point de détail. Il réhabilite les plats traditionnels, si variés et aux associations heureuses (cassoulet, paella, couscous garni, pot-au-feu, choucroute de la mer, salade césar) ; il écarte avec de vrais arguments les injonctions punitives sur la nourriture qui sont nocives pour la santé ; il redonne le plaisir de manger du bon, du varié, du sain. Ce n’est pas si courant.

Dr Jean-Marie Bourre, La chrono-alimentation du cerveau, 2016, Odile Jacob, 349 pages, €13.80 e-book Kindle €18.99

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Sectarisme écologiste

L’attaque à la Trump du Bayou tête de liste écolo aux régionales en Ile-de-France sur les boomers, les chasseurs, Finkielkraut et les autres montre combien l’écologie est prise en otage par une secte d’illuminés gauchistes qui utilisent des procédés de l’agitprop trotskyste. Un père guérisseur, une mère maoïste : je ne voudrais surtout pas être gouverné par ces bobos-là ! Alors oui, je vais aller voter pour conchier les Bayou qui détestent le vélo en Tour de France, méprisent les sapins de Noël et exigent du vegan obligatoire dans les cantines et montent les composantes de la société les unes contre les autres. Car ce n’est pas « écologique » mais « darwinien », autrement fit fasciste.

J’aime bien le mouvement écologiste parce qu’il fait bouger les idéologies sclérosées, notamment à gauche. Mais il ce qui me gêne dans l’écologie est qu’elle est une science jeune, mal établie encore, qui se complaît dans les vieux schémas du siècle antépénultième. Lorsqu’on sait mal, les préjugés ne sont pas loin. Ils affleurent dans le discours écolo, traduction politique (déformée et amplifiée) des balbutiements scientifiques.

Il existe notamment deux mythes qui viennent des lointaines croyances – et qui n’ont rien de scientifique : le mythe de la Nature sans hommes et le mythe que l’équilibre serait le Bien.

Pour les écologues, la nature serait un système heureux tout seul. L’être humain n’en serait qu’un parasite, prédateur, destructeur, tueur. Nous voilà dans la vieille conception dualiste du sujet et de l’objet, traduite dans la Bible par l’homme fils de Dieu avec la nature donnée par papa comme terrain de jeu. En 1953, les frères Odum (des Yankees) inventent le concept cybernétique d’écosystème et nomment l’homme un “parasite”. Ils s’opposent en cela au concept précédent d’Arthur Tansley, en 1935, qui faisait de la nature un “superorganisme” intégré (ce qui donnera l’hypothèse Gaïa). Nous sommes bien dans le combat de la cybernétique contre l’organicisme, débat daté, dépassé, qui marque l’idéologie anglo-saxonne (la théorie des systèmes) contre l’idéologie allemande (la théorie organique). C’est ainsi qu’en politique, le régime américain ou anglais fonctionne par contrepouvoirs forts qui tendent à s’équilibrer, tandis que la conception allemande ou française jacobine fonctionne comme une hiérarchie de pouvoirs emboîtés dans un tout national – organique.

Comme cela paraît loin de la SCIENCE écologue ! Comme cette mise en lumière des idées sous-jacentes aux discours montre bien le poids des idéologies et des croyances métaphysiques dans l’actuelle écologie politique !

  • Du côté des systèmes, chaque « environnement » est traité de façon réductionniste en stocks et flux. Le tout s’équilibre comme sur un marché, par actions et interactions.
  • Du côté de l’organisme, le « milieu » est traité en emboîtements hiérarchisés qui s’englobent jusqu’à la planète entière. L’idéal est celui de l’équilibre global, le grand silence planétaire, le monde des dieux immobiles et des idées pures.

Or les structures du milieu ambiant et les fonctionnements du vivant sont en constant mouvement. Ils évoluent – et en interactions constantes entre eux. Nul écosystème n’est sans histoire. Il n’est pas une boite noire qu’il suffit de « révéler » comme si elle demeurait éternelle. Il est une création constante en déterminisme dialectique avec tout ce qui l’entoure.

Quant à l’homme, il n’est pas extérieur à ce monde. Il n’en est ni l’observateur, ni le fils chéri du Créateur, ni le prédateur destiné à l’épuiser. L’homme fait partie de la nature ; il est né d’elle par essais et erreurs – c’est tout le sens sans dessein de l’Evolution. Il n’est pas celui qui agit sur une nature passive mais il est en interaction constante avec ce qui l’entoure, vivant et matière.

Un exemple de la Nature sans humains – ou la culpabilité d’être au paroxysme : la série américaine Life After People en 2008-2010. Je considère pour ma part que les théories de la science moderne devraient s’introduire dans l’écologie politique.

  • La théorie du chaos montre qu’une variation minime des conditions initiales peut engendrer des effets macro importants. Cela signifie que :
    • chaque événement est singulier (qu’il ne peut être réduit à des lois générales),
    • qu’il est historique (il évolue par interactions),
    • qu’enfin il est irréversible (la planète ne cesse de se transformer, elle ne revient jamais aux conditions initiales).
  • Le constructivisme, qui observe la façon dont se bâtit le savoir scientifique, montre
    • qu’il n’existe aucune réalité cachée immuable,
    • ni une Vérité platonicienne qu’il suffirait de mettre au jour,
    • mais que la connaissance évolue par construction de nouvelles représentations qui s’affinent et se cumulent, malgré parfois les impasses.

L’être humain dépend du vivant et de la matière, la planète est la sienne : elle n’est pas son « environnement » (extérieur à lui) mais son « milieu » (dans lequel il baigne). Pierres, plantes, animaux, contribuent à ce qu’il est pour le nourrir, le protéger et le chauffer, le soigner, pour construire et connaître ; tout comme l’humain cultive, protège, exploite et vit en symbiose avec les pierres, plantes, animaux…

Alors que « l’environnement » induit la croyance qu’il faut revenir à un équilibre mythique sans l’être humain – le « milieu » fait considérer l’existence de l’homme intégré dans le cosmos comme un choix de société.

  • Qui dit choix dit débat collectif, dans les formes démocratiques qui sont les nôtres (sauf à choisir le régime chinois, russe ou turc).
  • Qui dit démocratie dit débat, tolérance aux opinions des autres, éducation patiente et négociations forcément politiques pour traduire en actes concrets les choix de société.

C’est loin d’être le cas des écologistes d’aujourd’hui !

  • Combien de sectaires qui ne veulent pas entendre parler d’en parler, mais préfèrent imposer leurs croyances non fondées – par la force ?
  • Combien de démocrates contre des Bayou préfascistes ?
  • Combien de manifestations – degré zéro de la politique – « contre » les OGM, les nanotechnologies, l’énergie nucléaire, la 5G, les vaccins et j’en passe ?

Toujours « contre », jamais « pour ». Et surtout (au grand jamais !) dire quoi que ce soit à l’Allemagne qui ferme ses centrales nucléaires… pour en ouvrir aussitôt vingt-cinq au charbon, et à gauche contre les ouvriers qui polluent en brûlant des pneus, la CGT qui participe au réchauffement climatique en encourageant le diesel alors qu’elle est sempiternellement en grève dans les transports, la Chine prédatrice aujourd’hui, l’URSS productiviste d’hier ou la Russie aux usines à charbon obsolètes ! Nos écolos schizos sont pris entre « désir » d’équilibre post-médiéval et « passion » gauchiste activiste jamais remise en cause. Le marxisme, pourtant, n’est-il pas la traduction idéologique de l’industrie triomphante, de la maîtrise absolue sur la nature, de l’homme-occidental-éclairé Maître-du-monde ?

Un petit effort, les écolos ! Laissez vos croyances intolérantes, vos préjugés bobos sur les chasseurs, les boomers et les autres, devenez scientifiques et citoyens. Je sais, c’est beaucoup vous demander, prêcher une religion est plus facile pour convaincre surtout quand on agite l’Apocalypse. Mais l’avenir appartient à ceux qui pensent, pas à ceux qui croient. A tout instant, et dans l’incertitude des conséquences, les êtres humains doivent construire leur projet de vie sociale dans le milieu naturel et dans le milieu humain (forcément politique), tout en accompagnant la planète dans sa course sidérale. Montrez donc que vous êtes adultes insérés dans le milieu social vivant et cessez de vilipender vos « ennemis » de caste, tous ceux qui osent vous critiquer parce que vous n’êtes en rien parfaits – contrairement à ce que vous croyez.

Jeune bobo, est-ce que tu tries plus que le vieux boomer ? Est-ce que tu voyages moins pour un oui ou pour un non ? Est-ce que tu changes moins ton smartphone qui épuise les terres rares et que tu charges moins en images et propos sans intérêt des serveurs très consommateurs d’énergie ? Est-ce que tu respectes la planète ?… J’en doute.

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Jean Delumeau, Guetter l’aurore

L’historien du monde moderne, professeur honoraire au Collège de France, a raison : même aujourd’hui non-croyants bien qu’élevés par le catéchisme, le patronage, les scouts et l’aumônerie, nous avons été élevés dans le sérail d’une société majoritairement chrétienne et catholique en France. Sa culture nous a façonnés, bercés, instruits. Ce que de nombreux « laïcs » revendiqués ne savent pas est que « l’humanitaire » ou « le socialisme » sont imprégnés du message évangélique, que les réflexes de « la morale » et donc du droit occidental sont imbibés de la tradition chrétienne. Même Voltaire croyait en un Dieu Grand horloger, même Descartes croyait qu’in fine tout vient de Dieu et Einsteins que Dieu ne joue pas aux dés (donc qu’il n’y a pas de hasard).

Cela dit, l’essai du professeur pour un christianisme de demain est plutôt décevant pour qui ne croit pas déjà dans l’Eglise. Il dit aux bourgeois catholiques de France ce qu’ils ont envie d’entendre mais cela ne fait pas avancer les choses d’un pouce : Rome n’a rien à faire des bourgeois catholiques français. « Contrairement aux autres religions de la planète, il [le christianisme] a été mouvement et innovation. Ce fut sa force. Il doit continuer dans cette voie » p.8. Malgré la réaction antimoderne à la Révolution jusque sous Pétain, il y eut Vatican II et, plus encore, Jean-Paul II. Sauf qu’espérer un changement d’une Eglise catholique gouvernée par un aréopage de cacochymes, tous mâles et célibataires, heureux d’être au pouvoir et ne voulant surtout pas changer reste un vœu… pieux.

En onze chapitres, Jean Delumeau veut prendre en compte les objections actuelles au christianisme. Le christianisme va-t-il mourir ? Non, deux milliards de chrétiens dont un milliard de catholiques dans le monde, ce n’est pas rien. Le renouveau évangélique et charismatique fait la vitalité du christianisme aujourd’hui – mais il a lieu sur les continents africain et sud-américain, assez loin du centre du pouvoir hiérarchique et centralisé où le pape est réputé (depuis le XIXe siècle) « infaillible ». La compétition sur les victimes ? Certes il y a eu les croisades, l’Inquisition et les bûchers d’hérétiques, la colonisation, mais l’auteur rappelle que le XXe siècle a tué plus de chrétiens que tous les autres siècles avant lui, entre communisme, nazisme, islamisme, extrême-droite sud-américaine et nationalismes ethniques (Rwanda). La querelle avec la science ? Galilée a été réhabilité en… 1992 (seulement !) mais le savoir scientifique est humble et limité face à l’univers immense et à l’émerveillement devant la création. Alors « Dieu » garde sa place, avant le Big Bang et par la complexification du vivant jusqu’à « la conscience » – jusqu’à montrer peut-être un « projet » (un Dessein intelligent ?). Rien de très neuf.

De même que sur la lecture de la Bible, qui ne doit plus être « naïve » mais prendre en compte les travaux des historiens et des linguistes. La lecture de l’Ancien comme du Nouveau testament ne doit plus être littérale, « fondamentaliste », mais prendre en compte les paraboles, les « signes ». Les évangiles sont une reconstruction didactique de son enseignement à partir de la certitude de sa résurrection. « Il s’agissait moins pour leurs auteurs de suivre Jésus pas à pas dans les temps et les lieux de sa prédication que de regrouper ses paroles et ses gestes pour que s’en dégage un message exceptionnel auquel la Résurrection donnait son sens » p.157. Un storytelling à usage de marketing en quelque sorte. Dans la réalité, Jésus a très probablement eu des frères et des sœurs (ou demi-frères et sœurs). « La défiance postérieure à l’égard de la sexualité et la surévaluation de la virginité auraient ensuite conduit l’Eglise à privilégier la virginité perpétuelle de Marie. Mais le dogme de l’Incarnation du Sauveur ne postule nullement que Jésus, « fils premier-né » de Marie, n’ait pas été l’aîné d’une famille nombreuse, comme il y en avait beaucoup à l’époque » p.166. Les « miracles » font sens symbolique plus qu’ils ne sont de la magie.

Ce qui choque aujourd’hui les peuples déchristianisés mais devenus adultes est le contraste scandaleux entre la morale sexuelle rigoriste (et inadaptée à notre temps) prônée par les prêtres des églises – et la conduite réelle des mêmes, chargés de faire entendre la « bonne » parole. Pourquoi cette obsession du sexe de la part du monde ecclésiastique ? L’église catholique comme les églises protestante ont cette monomanie, peut-être contaminés au-delà du raisonnable par une certaine psychanalyse. Dieu est amour, pas sexe ; le sexe n’est qu’un véhicule de l’amour, pas le moindre mais pas le seul (heureusement pour les enfants…). L’auteur ne le rappelle que trop légèrement, même s’il s’appesantit sur « le péché originel » qui n’est ni un péché en soi faute d’avoir été pleinement conscient dans l’innocence du Paradis, ni une culpabilité héréditaire que Jésus récuse. D’ailleurs, il n’existe pas dans les Evangiles, ce sont saint Paul puis saint Augustin qui ont fait monter la sauce pour faire peur. L’auteur passe aussi de façon superficielle sur « le mystère du mal » qui serait une « loi naturelle » qui a toujours été là et sur laquelle on ne peut rien dire – sinon qu’être « humain » est justement de résister au mal (et que Dieu « souffre avec nous »). Le bien existe aussi, même si l’on n’en parle pas plus que des trains qui arrivent à l’heure. « La bonté est plus profonde que le mal ».

Jean Delumeau en appelle à la réconciliation entre les différentes églises du même christianisme. Sans nier leurs particularités, elles pourraient dialoguer et cesser de se combattre. Comme dans l’islam, la zizanie (fitna) reste la pire des choses humaines. Vœu pieux, comme le reste de ses incantations rituelles vers la « fraternité », le « partage », la « collégialité », et ainsi de suite. L’espérance reste la racine du chrétien, même si « la compassion » apparaît comme le socle de toutes les religions universelles, les religions du Livre comme le bouddhisme. Pour faire communauté, les chrétiens, surtout catholiques, doivent abandonner la pompe et la hiérarchie romaines, s’ouvrir aux femmes et aux laïcs, devenir plus proches de fidèles et de leurs attentes.

On attend. L’essai date déjà de 2003…

Jean Delumeau, Guetter l’aurore – un christianisme pour demain, 2003, Grasset, 284 pages, €9.53 e-book Kindle €5.99

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Les deux visages du Dr Jekyll de Terence Fisher

Le roman de Robert-Louis Stevenson, L’étrange cas du Docteur Jekyll et de Mister Hyde, recyclé par le cinéma des années optimistes donne un étrange résultat. Mister Hyde est éclipsé au profit d’un Docteur Jekyll revigoré en jeune homme imberbe au sourire hardi. Comme si « le mal » était l’énergie, l’appétit sexuel, l’égoïsme sacré de la jeunesse…

Le vieux Jekyll (Paul Massie) barbu et grisonnant s’est usé sur ses recherches solitaires, délaissant ses patients, délaissant ses pairs, délaissant toute critique. Sa névrose obsessionnelle envers l’objectif de « changer l’homme » rappelle la névrose stalinienne issue du marxisme. Mais il est ici question de chimie et pas de sociologie, de manipuler la psyché humaine par l’injection d’un sérum, testé sur le singe, qui lui donne une énergie considérable. Mais une énergie purement animale qui, sur l’humain, va le faire régresser à la bête. Avis aux nouveaux « transhumanistes »…

L’épouse flamboyante du docteur au nom de chatte, Kitty (Dawn Addams) a pour amant un jouisseur raffiné et joueur invétéré, Paul Allen (Christopher Lee). Il est le pendant civilisé du bestial Hyde, tout aussi profiteur, tout aussi énergique, tout aussi porté au sexe et à l’égoïsme, mais socialement acceptable, ce qui est une critique acerbe du grand monde hypocrite qui voile ses instincts sous une fausse vertu. La société victorienne qui affichait sa pruderie vivait au fond dans le vice, l’alcool, le sexe, la drogue. La plus belle pute est danseuse avec cobra, ce qui en fait une Eve vénéneuse et satanique, même si elle camoufle un cœur d’artichaut ; elle ne pourra que tomber amoureuse du séduisant Hyde qui ne la paie pas et ne l’aime pas, mais désire prendre son seul plaisir.

Jekyll, qui n’est pas dupe, va chercher à se venger de sa femme et de son amant lorsque, sous l’apparence de Hyde, il découvre sa femme qui devait aller à un dîner ennuyeux danser entre les bras d’Allen dans une maison de plaisirs nommée Le Sphinx. Le sérum a fait de Jekyll un Hyde psychopathe sans aucune empathie, un pervers narcissique, manipulateur. Ce que le système anglo-saxon du business va réaliser dans les décennies qui suivent, notamment vers les années 2000. Il y a une bête en chacun et seul l’amour, qui est sortie de soi, civilise. Kitty voudrait le connaître mais elle erre entre un mari maniaque qui la délaisse après l’avoir épousée et un amant volage qui s’amuse avec elle sans jamais s’investir, comme le joueur invétéré qu’il demeure. Le sérieux de la recherche scientifique individualiste ne paie pas et, lorsque le docteur Jekyll se transforme en riche inconnu Mister Hyde, il agit tout à l’inverse : léger, dépensier, jouisseur.

Parfois les deux faces du même dialoguent d’une voix sourde, effrayant les partenaires alentour. Hyde doit se cacher pour redevenir Jekyll. Dans le roman, la bête prend le pas sur l’homme et Jekyll est supplanté par Hyde. Dans le film, c’est l’inverse et le tribunal de police qui conclut au suicide de Jekyll après meurtres assiste à la métamorphose de Hyde lavé de tout soupçon en Jekyll condamné. La société se venge, comme la morale, mais est-ce bien réaliste ?

Je préfère le roman, chroniqué sur ce blog en son temps, mais le film ouvre des perspectives sur la société qui sont digne de considérations.

DVD Les deux visages du Dr Jekyll (The Two Faces of Dr Jekyll), Terence Fisher, 1960, avec Paul Massey, Dawn Addams, Christopher Lee, David Kossoff, Francis De Wolff, Sony Pictures 2009, 1h28, €37.90

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Georges Duhamel, Le jardin des bêtes sauvages

Ce roman est le tome deux de La chronique des Pasquiers mais peut se lire indépendamment. Il se situe à Paris en 1895 et ne quitte pas le 5ème arrondissement, sauf aux frontières du 6ème pour y traquer la maîtresse du père, rue de Fleurus. Laurent n’a pas encore 15 ans et toute la sensibilité de l’enfance dans un corps qui mue en homme. Il découvre la vie et ses yeux se décillent sur sa famille.

Elève boursier au lycée Henri IV (les « collèges » séparant les 10-15 ans des plus grands du « lycée » ne seront créés que dans les années 1980), il arpente inlassablement la rue Clovis, la rue du Cardinal Lemoine, la rue des Boulangers, la rue Jussieu, la rue Linné, jusqu’à la rue Guy-de-la-Brosse où il habite. Tout un quartier que je connais bien pour y avoir habité. Le Paris de 1895 est plus provincial que le nôtre ; les automobiles sont quasi inconnues et seuls circulent les fiacres ou, sur les grands axes, les omnibus à impériale. Il y fait bon marcher à pied et Laurent ne s’en prive pas avec son ami Justin Weill qui, juif, a cette remarque subtile que le Messie n’est pas encore venu pour sa croyance et qu’il a donc une chance de l’être lui-même tandis que pour les chrétiens c’en est fini, Jésus est passé. Laurent y consent ; pour lui, la science est le messie qui sauvera l’humanité.

Mais, pour l’adolescent, ce qui compte est la famille, le nid où les cinq enfants se retrouvent les uns sur les autres dans la promiscuité d’un trois-pièces. Georges Duhamel a créé le mouvement « unanimiste » où il s’agit d’observer et de conter les gens dans leur milieu. Pour un garçon d’encore 14 ans, l’univers est celui des tout proches : son frère aîné Joseph, 20 ans, qui « sait tout sur tous » et compte ses sous ; Ferdinand le second, 18 ans, grand de taille mais voûté d’épaules et bigleux, heureux en administration comptable ; sa petite sœur Cécile, 12 ans, prodige au piano et exercée par un Danois musicien qui habite au-dessus ; enfin sa petite sœur Suzanne bébé de 3 ans. Il y a sa mère, Lucie, méritante et laborieuse qui cuisine et ravaude, consolant les petits. Et le père Raymond, dit Ram, fantasque et foutraque, qui entreprend à la quarantaine des études de médecine ! Il travaille à l’hôpital, on ne sait trop ce qu’il y fait. Le père de Duhamel était de cette espèce, herboriste. Mais Laurent est de trois ans plus âgé que l’auteur.

Un jour, sa mère lui demande de s’enquérir discrètement s’il existe un Raymond Pasquier au 16 rue de Fleurus car elle a trouvé une lettre à cette adresse dans la veste de son mari. Est-ce un homonyme ou a-t-il une double vie ? Laurent part la fleur au fusil et la concierge lui dit qu’il n’existe aucune personne de ce nom dans l’immeuble. Il décide alors de suivre papa comme un Indien dans Le dernier des Mohicans, fort en faveur auprès de la jeunesse de son temps. Ram prend l’omnibus, Laurent y cavale ; Ram emprunte la rue de Fleurus, Laurent le suit ; Ram pénètre au 16, Laurent fait de même. Jusqu’au troisième étage, troisième porte à gauche. Il reviendra y sonner plus tard pour y trouver une jeune femme en peignoir. Solange est la maîtresse (non rémunérée) de son père. Cela le trouble et le gêne, partagé entre la puberté « honteuse » (selon la répression bourgeoise-catholique de l’époque) et l’écroulement de son idéal paternel moral et vertueux. La fille ne profite pas de sa jeunesse en fleur, ce qui aurait été cocasse, mais pas convenable à la parution du livre. Georges Duhamel n’aurait pas été admis à l’Académie française deux ans plus tard s’il avait dérapé des normes sociales de son temps où la majorité n’était encore qu’à 21 ans.

Laurent enjoint Solange de renoncer à son père pour le bien de la famille ; elle promet, elle ment. Si elle déménage bien pour brouiller les pistes, elle ne perd pas le contact avec Ram et Laurent les voit tous deux attablés à la terrasse d’un bistrot le jour des funérailles nationales de Louis Pasteur, dont son père admire la gloire scientifique. Au fond, tout le monde ment, tout le monde s’accommode des défauts et écarts des autres. C’est ce que lui apprend son frère aîné Joseph ; c’est ce que lui révèle sa mère qui « sait » et consent ; c’est ce que lui montre sa petite sœur Cécile qui devient enfant prodige du piano. C’est surtout ce que lui apprend son père lors d’une conversation d’hommes, lorsqu’il lui dit que ses besoins sexuels ne remettent pas en cause le contrat conjugal ni l’amour qu’il porte à la mère de ses enfants.

Au fond, les humains sont des bêtes, comme celles du jardin des Plantes tout proche dans lequel l’adolescent aime à s’isoler. La « pureté » n’est qu’un concept ; l’idéal n’est pas de ce monde. Il faut vivre dans le réel et c’est cela grandir. Même Thérèse, vieille fille voisine qui veut entrer au couvent, flirte avec son père, incorrigible coureur. Et Cécile, la petite sœur confidente dont il est très proche, lui avoue être amoureuse d’un garçon plus âgé qu’elle : non pas Justin Weill qui l’admire et rougit en sa présence, mais de Valdemar Henningsen, son mentor en piano, qui a dans les 20 ans ! C’est dur de découvrir la vie à 15 ans et c’est cela qui est touchant dans ce roman d’une époque révolue. Aujourd’hui, les adolescents avec leurs smartphones et l’Internet, le Youporn et les pairs LGBTQ+, sont plus émancipés et au courant – mais toujours aussi fragiles et en quête de repères.

Georges Duhamel, Le jardin des bêtes sauvages, 1933, Livre de poche 1962, 246 pages, occasion €4.99

Georges Duhamel, Chronique des Pasquiers, Omnibus 1999, 1387 pages, €33.23

DVD Le clan Pasquier – coffret intégrale, Jean-Daniel Verhaeghe, 2009, avec Bernard Le Coq, Valérie Kaprisky, Elodie Navarre, Mathieu Simonet, Florence Pernel, €22.00

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Amour et science

Ah, l’Hâmour ! comme disait Flaubert pour se moquer de l’exaltation enfiévrée romantique sur ce sentiment somme toute banal, éminemment courant, et qui s’applique au chocolat, à la femme aimée, au fils chéri et à la Vierge Marie. La langue française mélange tout sur l’amour ; elle n’a presqu’un mot pour ça. La science creuse la question depuis qu’existe l’imagerie cérébrale, bien plus efficace que la psychanalyse pour analyser la libido, des pulsions à l’amour en passant par le désir. Virginie Moulier, « docteur » en neurosciences comme elle se présente elle-même (et non pas doctoresse ou docteureue), signe un article sur L’imagerie cérébrale met le désir à nu dans le numéro 34 des Essentiels de la revue La Recherche de juin-août 2020 consacré au cerveau.

Le désir passé au scanner par résonance magnétique fonctionnelle et en tomographie par émission de positrons montre que tout un réseau de régions corticales et sous-corticales est activé de façon organisée lors d’une excitation sexuelle visuelle, olfactive ou scénarisée. Hélas pour les simplistes : il n’existe pas de zone unique du désir, pas de bosse du sexe comme une bosse des maths. Le modèle théorique induit comporte quatre composantes : cognitive, émotionnelle, motivationnelle et physiologique : de l’intelligence à l’instinct en passant par l’affect, ou de l’âme au corps via le cœur pour parler chrétien.

Le cerveau évalue tout d’abord le stimulus comme sexuel ou non et augmente son attention sur le sujet : nous sommes dans le cognitif. Si c’est le cas, intervient une phase d’imagerie motrice où il se projette dans un acte sexuel via les fantasmes. L’émotion nait du plaisir qui vient alors et correspond à la montée de l’excitation, une dialectique entre le corps qui change (bande ou mouille, les tétons qui s’érigent, la peau plus sensible, les lèvres chaudes…). La motivation dirige le comportement vers l’objet du désir. Enfin la composante physiologique prépare le corps à l’acte sexuel par l’accélération du cœur, la respiration plus courte et le déclenchement d’hormones. La boucle est bouclée, du cortex orbitofrontal latéral droit aux cortex temporaux inférieurs, les lobules pariétaux supérieurs, les régions motrices, l’insula et l’amygdale, les aires somato-sensorielles gauches, le gyrus cingulaire antérieur gauche, le claustrum, la substance noire et le striatum ventral, jusqu’au putamen et l’hypothalamus. En bref tout un réseau neural !

« L’amour serait ainsi une représentation plus abstraite des expériences sensori-motrices agréables qui caractérisent le désir », résume l’auteur. Il n’y a donc aucune automaticité au désir ni aucun tropisme « naturel » envers son objet. Tout est question de culture, d’habitus social, de formation émotionnelle de l’enfance à l’adolescence. Et c’est le cerveau qui déclenche le tout, pas le sexe.

L’absence de désir sexuel – chez les hypoactifs – active de façon anormale le cortex orbitofrontal médial entre les deux sourcils. Comme s’ils étaient inhibés (les sujets actifs le désactivent) et qu’il fallait « un certain lâcher-prise » pour que le désir sexuel s’épanouisse. Les expériences de la vie auraient rompu le lien entre désir sexuel et plaisir, dévalorisant les stimuli sexuels, ce que Freud appelait grossièrement le Surmoi. Les religions (notamment celles, autoritaires, du Livre) et la pression sociale patriarcale du surveiller et punir réprimeraient ainsi le désir sexuel, rendant hypoactifs par leurs interdits nombre de sujets.

De même, ceux qui sont attirés sexuellement par les enfants (les prépubères), auraient moins d’émotion dans l’excitation, comme le montre une diminution du volume de l’amygdale, ce qui les empêcheraient de voir une personne dans l’objet de leur désir. Avec pour conséquences pour les victimes d’abus dans une société où la réprobation morale est plus intense qu’ailleurs ou en d’autres temps : vers 18 ans, des troubles dépressifs majeurs , une anxiété d’identité de genre, une toxicomanie compensatoire et des comportements suicidaires dus à la dévalorisation de soi. Ainsi Belle de jour fait la pute et la science explique le romancier psychologue.

En bref, l’amour est autre chose que le coït des caniches, et bien plus compliqué en l’être humain que la simple « nature ». Quant aux interdits, qu’ils soient cléricaux ou bourgeois, ils n’aident en rien à grandir et à s’épanouir sexuellement.

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George Sand, Laura – voyage dans le cristal

La Sand a les yeux à facettes d’une mouche en ce qui concerne le romanesque. Elle démultiplie le même thème sous des prismes différents. Il s’agit toujours d’un homme et d’une femme – et de la femme qui gagne à la fin. Ses personnages ont tous 24 ans au départ (obsession compulsive) et suivent un chemin d’initiation pour gagner leur vie (avec en cadeau la belle). Mais il y a loin de l’idéalisme psychiatrique exalté d’Elle et lui au fantastique science-fictionnel du Voyage dans le cristal. George Sand, après un voyage en Auvergne en 1859, se prend de passion pour la géologie et les pierres semi-précieuses concoctées à fond de terre et crachées par les volcans. Elle en fait tout un roman.

Alexis est un Emile à la Rousseau élevé à « l’école buissonnière » jusque vers l’âge de 19 ans (autre scie sandienne). Son oncle alors, conservateur du cabinet d’histoire naturelle d’un prince allemand qui se pique de science, le prend comme aide bénévole au sous-aide minéralogiste. Le garçon est rebelle aux mots, à la connaissance et à l’enfermement poussiéreux mais sa cousine Laura, avec qui il courait les bois à la campagne (chacun de son côté) pique son orgueil de jeune mâle un brin niais.

En cassant un vulgaire caillou, il y a découvert une géode. En regardant Laura, il a pénétré dans le cristal et fait un voyage parmi ses montagnes étincelantes et ses plaines purpurines. A-t-il été transposé dans une autre dimension ? A-t-il rêvé ? A-t-il été atteint d’une fièvre cérébrale comme de nombreux jeunes garçons chez la sadique George Sand ? Le lecteur jugera. Les autres lui apprennent qu’il s’est cogné la tête dans une vitrine avant de s’évanouir. Toujours est-il que le phénomène ne se produit pas qu’une fois.

Laura doit se marier au sous-aide, savant positif qui n’aime rien tant que rendre la minéralogie utile à l’humanité en prospectant les mines. Alexis le cousin en est « abasourdi ». Mais le cristal le transporte une fois de plus, lorsqu’il rencontre Nasias. Il se présente comme son oncle, le père de Laura, revenu de Perse où il a fait fortune et désireux de savoir si, comme lui, Alexis a « le don ». Celui de pénétrer les arcanes du cristal pour y voyager et explorer l’inconnu.

Malgré ses réticences par un reste de bon sens de nature, le jeune homme vigoureux mais pas très futé se faire circonvenir, croyant obtenir la main de Laura qu’il aime à l’issue de ce voyage initiatique. Il suit donc le diabolique Nasias dans son départ en bateau pour le pôle nord, où il doit découvrir les eaux libres (croyance d’époque) et le « trou » par lequel les eaux se déversent dans le cratère terrestre. Le lecteur se retrouve alors chez Jules Verne, dont Voyage au centre de la terre paraît quelques mois après. La science suscite l’imaginaire, autre chose que la froide raison. Mais George Sand s’intéresse peu à l’aventure, ce qui compte pour elle avant tout est « le sentiment ». Aussi le jeune Alexis traverse-t-il ces paysages fabuleux et les épreuves cruelles avec un détachement peu en rapport avec son enfance de pilleur de nids et de gamin perché dans les arbres. Restent quelques descriptions d’un style fleuri, très XIXe siècle, qui continue de nous ravir aujourd’hui.

Non sans la révélation du racisme en vigueur à l’époque, qui ferait « marcher » des milliers de colorés et autres minoritaires s’ils savaient. La socialiste féministe George Sand traite les Esquimaux comme des sous-hommes, quelque part du côté du singe : « Cette répugnante fantasmagorie d’êtres basanés, trapus, difformes dans leurs vêtements de peau de phoque, ces figures à nez épaté, à bouche de morse et à yeux de poisson rentrèrent à ma grande satisfaction dans la nuit » p.980 Pléiade. Diantre ! Voilà qui est poser la supériorité blanche industrielle civilisée sur le reste des humains. J’y vois surtout un mépris dû à l’ignorance, Paul-Emile Victor réhabilitera les Esquimaux un siècle plus tard. L’universel, si cher au cœur des « républicains » qui se disent « socialistes », est la civilisation des autres, le formatage à « nos valeurs » des autres peuples. Cela se manifestait tout cru au milieu du XIXe siècle. Pas d’anachronisme, ni de condamnation « morale » des façons de voir passées, mais un constat bien net. Et une question : n’en subsiste-t-il pas quelque chose de nos jours dans le militantisme pour « la démocratie », pour les « grands principes », les « Droits de l’Homme » et autres universaux « pour la planète » ?

George Sand rejoue avec Alexis son dilemme avec Musset : idéalisme ou réalisme ? « A travers ton prisme magique, je suis trop ; à travers ta prunelle dessillée et fatiguée, je suis trop peu. Tu fais de moi un ange de lumière, un pur esprit, et je ne suis pourtant qu’une bonne petite personne sans prétention » p.1015. Conte moral passé à la moulinette du fantastique romantique à la Hoffman, le lecteur comme la lectrice se doit d’être rassuré : Alexis et Laura s’instruisirent en géologie et botanique, vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants. Les aimèrent-ils et les élevèrent-ils à la Emile ? C’est une autre histoire.

George Sand, Laura – voyage dans le cristal, 1865, Independant Publishing 2015, 92 pages, €7.86 e-book Kindle €0.99

George Sand, Romans tome 2 (Lucrezia Floriani, Le château des désertes, Les maîtres sonneurs, Elle et lui, La ville noire, Laura, Nanon), Gallimard Pléiade, 1520 pages, €68.00

Les romans de George Sand chroniqués sur ce blog

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Paul Bourget, Le disciple

On a eu tort d’oublier le livre de Paul Bourget, Le disciple ; il ne le mérite pas. Certes, il se trouve marqué fortement par son siècle mais, comme tous les bons livres, il a quelque chose d’universel. Le roman me rappelle un peu Balzac par le style et Stendhal par les personnages ; mais il n’en a pas la profondeur. Peut-être est-ce sur cette comparaison inconsciente que l’on fonde son oubli ? Si le sujet du livre n’est plus ressenti avec une aussi forte actualité qu’il devait l’être au moment où il parut, s’y retrouve la peinture aigüe d’un certain comportement, d’une certaine manière d’être au monde, qui continue d’exister au présent. Je veux parler de cette tare française qu’est l’intellectualisme.

La fin du XIXe siècle a été marquée par un courant très fort en philosophie, en histoire des idées et dans les mentalités : le positivisme. Cette conception voulait que la Science, écrite à majuscule, fût l’unique méthode de connaissance du réel. Le monde était ainsi, plus ou moins consciemment, considéré comme un mécanisme aux rouages certes très complexes et encore mal connus, mais qu’il suffirait de découvrir pour tout expliquer. Dé-couvrir comme ôter les oripeaux magiques pour voir la vérité nue. Ainsi Charles Darwin a-t-il expliqué l’évolution et l’origine de l’homme. Ainsi Karl Marx estime-t-il expliquer les ressorts ultimes de l’Histoire. Ainsi Auguste Comte tente-t-il de démonter les ressorts des sociétés. Ainsi encore Taine, dont on a voulu voir le modèle d’Adrien Sixte dans le roman, le philosophe cher à Paul Bourget, prétendait expliquer l’art et la littérature par l’unique conjugaison des déterminismes de la race, du milieu et de l’époque.

Le jeune précepteur Robert Greslou, du haut de ses 20 ans intransigeants et « modernes », croit que les sentiments sont soumis aux lois de la matière. Ils ne sont que de la physique, entièrement explicables par les mathématiques. Nous pouvons reconnaître les dérives de l’économisme, de l’hygiénisme, de la finance dans ces prémices. Charlotte, la victime de cette expérience, meurt empoisonnée et Robert, le disciple d’Adrien Sixte, est accusé de meurtre ! Comme quoi, « science sans conscience n’est que ruine de l’âme » comme le disait Rabelais, ce moyenâgeux méprisé des intellos matheux…

Sans nier les bienfaits d’appliquer la méthode scientifique à des domaines jusqu’alors considérés comme hors de la connaissance objective, il faut reconnaître que le positivisme scientiste est une illusion. Il est un excès dont il faut se garder, une raison en délire. Or cette illusion reste d’actualité, malgré la publicité faite de nos jours aux savants qui contestent la science. Peut-être y a-t-il une visée directement politique : en sapant les fondements de méthode des élites actuelles, il serait plus facile de manipuler les faits pour parvenir au pouvoir. Toute visée totalitaire aime l’obscurantisme car il asservit, préfère la croyance car elle est manipulable à merci, joue sur les angoisses et le millénarisme car elle se pose en sauveur.

En terminale philo, j’avais un camarade remarquablement intelligent, Jean-Louis. Il avait le rare mérite d’allier le goût des spéculations abstraites au goût de fabriquer par le dessin et la peinture, et au goût de se mêler aux autres dans le sport. Il réussissait ce chef-d’œuvre d’une moyenne de 18 sur 20 en philosophie, d’une note supérieure à la moyenne en mathématique, d’une pratique assidue du rugby et de réaliser des tableaux au dessin très léché. Malheureusement, son goût pour l’abstraction l’avait déformé à un point tel que tout ce qui ne s’exprimait pas, pour lui, en termes rationnels et logiques, n’existait pas.

Ainsi, pour réussir un « bon » devoir de philo, il avait théorisé « les règles du jeu ». Pour lui elles étaient : 1/ les idées du professeur et ses goûts ; 2/ une présentation en paragraphes et une écriture esthétique. Il fallait pour cela : 1/ penser à l’effet produit sur le lecteur plus qu’au fond même du devoir ; 2/ se mettre soi-même dans un état de disponibilité parfaite, ainsi avoir mangé pour ne pas avoir faim en cours de rédaction mais pas trop pour garder la lucidité nécessaire, ne pas porter de vêtements trop serrés ou nouveaux qui créeraient de la gêne ou mobiliseraient l’attention, et ainsi de suite. Il m’a fait ces remarques alors que nous allions nous présenter au Concours général, sur l’instigation du professeur de philosophie. Elles sont certainement utiles, mais pas déterminantes. Elles peuvent aider à être mieux disposé à faire surgir les idées et construire un devoir, mais n’expliquent en aucun cas la note obtenue.

Jean-Louis soutenait aussi que la beauté plastique d’une peinture ou d’un dessin ne résulte que du respect de certaines règles de proportions, telles le Nombre d’or. Au lieu de ne considérer cette règle que comme une approche de la réalité, une approximation très schématique et réductionniste du « beau » associé au rectangle physique de la vision humaine, il en faisait une recette d’art pratique. Le plaisir physique causé à l’œil humain par des proportions qui lui sont adaptées ne crée en pas en soi la beauté. Il y faut à mon sens quelque chose en plus qui ressort de l’âme humaine. A entendre Jean-Louis, un peintre devrait analyser chaque trait et chaque touche de couleur qu’il porte sur sa toile en vue de l’effet d’ensemble sur le spectateur. Cela revient à dire que seul est « le » beau ce qui plaît. L’engouement est pourtant contingent, dû à une multiplicité de facteurs dont l’époque, le milieu et la culture. La beauté est une émotion universelle, mais elle touche de façon inattendue et surtout très personnelle le spectateur. Elle tient parfois à quelque dissymétrie ou imperfection qui agissent par contraste. Dire que l’on « fabrique » du beau selon des recettes qui pourraient être industrielles, c’est réduire la beauté à la proportion.

Dans les années 2000, lorsque je rechercherai Jean-Louis sur un moteur du net, je le retrouverai en peintre mystique chrétien, fresquiste et auteur de vitraux pour églises… Comme quoi l’hyper-rationalisme suscite par réaction la mystique, son contraire.

Je conçois aisément, ainsi que le disait Nietzsche, que la méthode scientifique ait balayé d’un coup de vent salubre tous les obscurantismes accumulés par l’Église pour conserver son pouvoir. Ayant conduit à la « mort » de Dieu, la Science a pu s’ériger en nouvel absolu. La raison humaine a eu l’ambition de remplacer celle du Grand Horloger. Mais le scientisme n’est qu’un réductionnisme, il ignore ou évite tout ce qui n’entre pas dans le schéma calculable, objet de la méthode expérimentale. Il n’est en fin de compte qu’une variante de nihilisme puisqu’il réduit tous les faits à des causes mécaniques ou chimiques, évacuant une bonne part de l’humain. En s’imposant comme vérité seule, cette conception aliène l’individu. Brimant les sentiments comme les pulsions corporelles au nom d’une raison abstraite et d’une logique artificielle, on comprend les ravages que peut exercer une telle théorie poussée à son ultime développement. Ce sont les philosophes-machines, les politiciens rouages de l’Histoire, les chefs charismatiques qui incarnent la race, les savants fous, les traders en délire, les médecins-qui-savent-tout.

Adrien Sixte, le héros de Paul Bourget, écrit des livres sur l’amour sans l’avoir jamais fait. Réglé comme une horloge, son existence est isolée de la plus élémentaire réalité. Il projette le regard de sa raison glacée telle une giclée d’acide. Il dissèque, analyse, détruit. Son esprit coupé du cœur et des sens réduit à quelques mécanismes secs et morts ce qui était auparavant foisonnement et vie. Il est robot pensant, bien loin du roseau évoqué par Pascal. La Raison pure, irréelle parce que soi-disant « détachée », brime au lieu de libérer. Elle aliène à la mécanique ce qui est richesse du vivant. Elle dessèche et détruit au lieu d’aider à vivre. Ainsi Robert, « le disciple », tombe-t-il amoureux de la femme qu’il voulait froidement étudier. Ainsi Adrien n’arrive-t-il pas à comprendre comment ses idées ont pu conduire au meurtre.

Et pourtant… La dichotomie du corps et de l’esprit, issue de l’idée pure d’une âme immortelle dans une enveloppe périssable, n’est qu’artifice et fausseté. Le divorce du corps et de l’esprit est impossible chez les êtres vivants – ou bien ils ne « vivent » plus mais deviennent mécanique. C’est le mérite de Nietzsche, avant Freud et après Darwin, de s’y être opposé avec violence. L’esprit n’est qu’une manifestation du corps, il est le corps dont il utilise l’énergie, sublime les pulsions et oriente les passions. Opposer corps et esprit, c’est tuer l’un et l’autre.

Le scientisme est un suicide. En France, la révolte contre ce déterminisme sera conduite en littérature, par Gide avec sa conception de « l’acte gratuit ». Étouffé de rigorisme protestant, Gide aspirera à son contraire : la grande libération chantée plus tard en 1968, la disponibilité totale de l’être à la jouissance. Cette réaction est excessive, créant à son tour de nouvelles aliénations dont Houellebecq parlera dans les années 2000, mais il aura eu le mérite de réhabiliter la sensualité et le respect du corps chez les intellectuels anémiés. Il pourfend dans L’Immoraliste « la culture, née de la vie, tuant la vie » (II, 2).

Soyons donc positif, aimant la vie avec ivresse et raison, mais non positiviste, réducteur de tout à nos étroites méthodes.

Paul Bourget, Le disciple, 1889, Livre de poche classiques 2010, 384 pages, €7.90 e-book Kindle €0.99

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Le Choc des mondes de Rudolph Maté

Au tout début des années cinquante, la science-fiction au cinéma chante l’Apocalypse ; elle peut être nucléaire ou spatiale. La science est reine, tout comme le mâle blanc américain est roi. C’était un autre univers d’avant notre naissance, que les trumpistes adoreraient voir revenir. Mais, le cinéma le montre avec sa technique alors rudimentaire, l’histoire ne se refait pas. Reste une allégorie typiquement américaine de la Grande peur de la Fin du monde et le besoin immédiat d’action pour la contrer.

Inévitablement c’est The Holy Bible, en première image du film, qui donne le ton. Nous naviguons entre la colère de Dieu envers « la chair » (flesh en anglais, torturée comme celle de Sébastien) qui va conduire au déluge et aux quelques élus sauvés (avec les bêtes) autour de Noé, et la colère de Jean qui, depuis Patmos, veut faire peur aux gens comme un écolo d’époque prédisant l’Apocalypse. Cette fois, la Bête vient de l’espace, c’est la gigantesque planète Bellus, toute rouge comme le diable, qui fonce vers la Terre à des millions de kilomètres-secondes.

Un astronome du Cap, le professeur Bronson, calcule que Bellus entrera en collision avec Terre dans huit mois. Il paye l’aviateur mercenaire David Randall (Richard Derr) pour convoyer photos et calculs auprès du professeur Hendron (Larry Keating) de l’observatoire de New York afin qu’il les confirme. Celui-ci confie à sa fille et assistante Joyce (Barbara Rush) la mission de faire tourner la Vérification analytique. Et le spectateur peut voir le calculateur d’il y a soixante-dix ans sous la forme d’une mécanographie de bielles complétée par l’usage de la règle à calcul. Mais tout est confirmé : la Fin du monde approche.

Bien évidemment les nantis au pouvoir n’y croient pas, notamment l’ONU qui se gausse ouvertement de cette prédiction (et le représentant français en premier, tout content de lui). Seuls peuvent y croire les industriels milliardaires à l’américaine, adorant les défis et les start-ups, dont certains financent le projet d’arche pour échapper au désastre. Car le professeur Bronson a aussi repéré une planète dans l’orbite de Bellus qu’il nomme Zyra (un prénom féminin sans signification particulière) qui pourrait ressembler suffisamment à la terre pour que l’humanité puisse y vivre. Ce n’est que « théorique », c’est un pari pascalien, mais agir pour aider « Dieu » à vous élire correspond tellement à la mentalité américaine que la tentative est irrésistible.

Une arche est donc construite sur le modèle de l’époque, un avion-fusée stratosphérique (sorte d’U2 amélioré) pouvant contenir 44 personnes et des couples d’animaux utiles. Outre l’équipage chargé de piloter le vaisseau et des compétences techniques, un tirage au sort (la main de Dieu) désigne autant de jeunes hommes que de jeunes filles parmi les quelques six cents ouvriers, techniciens et ingénieurs du projet. Ce qui ne va pas sans quelques récriminations de dernière minute due à l’individualisme de survie. Mais tout a été prévu et la seule scène de révolte in extremis n’aboutit à rien. C’est peut-être dommage, la longueur du prologue aurait pu être réduite pour favoriser les obstacles de la fin, les égoïsmes et les générosité, l’individualisme et la discipline. Mais l’époque est optimiste et veut rejouer la geste des Pères pèlerins du Mayflower partis de Plymouth en 1620 pour le Nouveau monde, 102 immigrants dont 35 puritains anglais qui allaient fonder « l’Amérique ». Une réminiscence accentuée par la curieuse chasuble brun-moine que portent tous les nouveaux immigrants, avec cordon blanc et calotte noire.

Ce qui est cocasse en 2020 est d’observer que les hommes sont tous « ingénieurs » (y compris agronomes) tandis que les femmes (en dortoir séparé) sont toutes « techniciennes » – y compris Joyce, la fille du « professeur ». Que le seul enfant admis à être sauvé est « Michel » (VF), un gamin (blond) de 6 ans qui s’était réfugié sur le toit de sa maison, engloutie par les eaux du tsunami engendré par l’approche de la grosse planète, en passant par la cheminée à l’aide d’une corde en draps noués. Son initiative lui a permis d’être aperçu et sauvé par Randall et Drake, partis livrer des vivres et des médicaments en petit hélicoptère à une centaine de kilomètres du projet, sur appel de détresse radio. Qu’enfin tous les nouveaux pèlerins sont blancs : Dieu est avec nous, Dieu sauve l’Amérique, Dieu les a élus.

Pour donner un peu de consistance à cette histoire (Archi)-connue et pimenter la Peur apocalyptique d’un peu de sexe (convenable), Joyce qui devait se marier avec Drake tombe en amour pour Randall, moins « professeur » calculateur que casse-cou bricoleur. Drake va-t-il se battre avec Randall ? Va-t-il l’abandonner sur le toit de la maison du gamin ? Deux scènes marquent l’hésitation du jaloux mais la Bonté naturelle des élus ne peut se permettre de telles manifestations du Mal : Drake s’effacera au profit de Randall et adoptera le gamin au lieu de la fille. Happy end.

Car la fusée décolle, use tout son carburant pour se faire capter par la planète Zyra, et réussit à atterrir grâce à Randall sur la neige glacée entre deux montagnes, devant un paysage de grandes plaines verdoyantes où l’air est pur et les couleurs crues comme à Hollywood.

D’après un roman d’époque sous le même titre de Philip Wylie et Edwin Balmer, le film est devenu « culte » pour avoir été pionnier dans la fiction scientifique envers l’espace. Mais plus d’un demi-siècle nous séparent de 1951 et les effets spéciaux et décors, primés en 1952, font bien carton-pâte et peinture aujourd’hui. Reste un portrait psychologique de l’Amérique triomphante qui dominait le monde après la Seconde guerre mondiale. La candeur sûre d’elle-même est toujours revigorante.

DVD Le Choc des mondes (When Worlds Collide), Rudolph Maté, 1951, avec Richard Derr, Barbara Rush, Peter Hansen, John Hoyt, Larry Keating, Paramount Pictures 1995, 1h19, €10.98

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Tchernobyl minisérie

Le 24 avril 1986 à 1h 23mn et 44s du matin, le réacteur RBMK numéro 4 de la centrale nucléaire de Tchernobyl, aux confins des frontières ukrainienne et biélorusse, explosait dans une URSS minée de l’intérieur. Cet événement, de retentissement mondial, a probablement précipité la chute du régime communiste et la ruine de sa bureaucratie sclérosée. Le nationalisme actuel des Russes est une réaction à cette humiliante perte de sens, alors que les Soviétiques avaient été les premiers dans l’espace. Mais on ne refait pas l’histoire et ce qui s’est produit là-bas peut s’y reproduire demain car le je-m’en-foutisme, le fatalisme, l’irresponsabilité, la structure verticale de la société ne peuvent compenser le courage, l’abnégation ou le professionnalisme individuel. Chaque société a les catastrophes qu’elle mérite – et les Japonais en savent quelque chose avec Fukushima.

C’est par une suite d’erreurs et d’approximations dues au système soviétique que la catastrophe a eu lieu. Système que les dirigeants de la CGT admirent encore, soit dit en passant, ce qui est l’une des causes de la catastrophe ferroviaire de Brétigny-sur-Orge. Il s’agit pour Tchernobyl d’une technologie instable, d’une construction bâclée pour faire vite et pas cher et « remplir le Plan », aucune enceinte de confinement comme à l’Ouest, des tests de sécurités inaboutis, des opérateurs mal formés, une équipe de nuit pas au courant du test prévu, des ordres politiques retardant la baisse de puissance et laissant s’accumuler le gaz xénon hautement explosif, l’arrogance du supérieur direct des ingénieurs qui ambitionnait la direction de la centrale, les « instructions » caviardées puis laissées de côté dans l’urgence, le bouton de mise à l’arrêt d’urgence (« AZ 5 » dans la série) qui était un leurre, un mensonge scientifique !

La suite n’est guère à l’honneur du système : devant l’incendie à ciel ouvert du cœur nucléaire, la direction… appelle les pompiers ! Ils n’ont évidemment aucun équipement adapté et l’eau ne fait que fournir de la vapeur pour exploser encore plus ; il n’est prévu aucune pilule d’iode pour contrer les effets de l’irradiation. Les dirigeants locaux du parti retardent volontairement l’évacuation de la population pour ne pas créer la panique. Ils ne préviennent personne des dangers qu’il y a à s’approcher du réacteur en feu ou même de le regarder à un kilomètre sur un pont (joli spectacle avec son onde bleue de l’effet Vavilov-Tcherenkov). La centrale ne possède que des dosimètres bas de gamme tout de suite saturés ; l’unique dosimètre professionnel est entreposé dans un coffre dont la clé se trouve dans un autre bâtiment – c’est dire la confiance du parti dans ses ouvriers socialistes ! La direction ment au Comité central sur l’importance de la catastrophe (Gorbatchev, chef de l’URSS, n’est au courant que trois jours plus tard !), puis aux Allemands sur le niveau de radioactivité lorsqu’ils proposent un robot pour évacuer les déchets, puis durant des mois à l’Agence internationale de l’énergie atomique de Vienne, sur ordre de Moscou. Heureusement que le monde est bien fait et que les satellites américains et les détecteurs suédois ont très vite compris l’ampleur de la catastrophe qui allait contaminer une grande part de l’Europe et ruiner le peu de crédibilité qui restait à l’URSS et au « socialisme réalisé ».

300 000 déplacés, 600 000 ouvriers et soldats exposés pour déblayer et coffrer le réacteur selon Wikipedia, 93 000 morts par irradiation selon la série américaine, 18 milliards de dollars de coût induits selon Gorbatchev – tel est le bilan du socialisme réalisé dans son pays phare, « avant-garde » de l’Histoire. C’est bien ce qu’il faut retenir de la religion communiste, aveugle à tout ce qui n’est pas l’idéologie, indifférente aux hommes au profit du Plan, fonctionnant pour le seul pouvoir d’une étroite élite que le recrutement par obéissance et conformisme rend médiocre, enfin régie par les Services de sécurité obsédés de secret (dont le KGB). Une banderole dérisoire sur le réacteur éventré proclame encore que « le peuple soviétique est plus fort que l’atome » – les irradiés apprécieront.

Les héros de la série ne sont pas des politiciens mais des ingénieurs tel Valeri Legassov, directeur adjoint de l’Institut d’énergie atomique de Kourchatov (Jared Harris) ou « Ulana Khomyuk » (Emily Watson) personnage composite de scientifique nucléaire aidant l’ingénieur. Ils veulent « lavérité » car seule la vérité fait avancer la science. Seul Boris Chtcherbina (Stellan Skarsgård), vice-président du Conseil des ministres et chef du Bureau des combustibles et de l’énergie, chargé de diriger la commission gouvernementale sur Tchernobyl après la catastrophe, passe du statut d’arrogant cynique imbu de son pouvoir à celui de personne humaine catastrophée par les erreurs du Système. Sans lui, pas de moyens aussi massifs ni aussi rapides, pas de motivation des « camarades » aussi politiquement patriotes – mais le mal était fait.

Si les 5 épisodes de la série sont romancés et mettent en scène des personnes parfois caricaturées, se tordant à l’hôpital sous les effets de l’irradiation (d’où l’interdiction en France aux moins de 12 ans), le message global est clair : le mensonge tue, l’élite hors-sol est inacceptable, la population a le droit de savoir et d’être associée aux risques. Les explications didactiques de la catastrophe au procès final sont d’une grande clarté pour le profane en centrale ; elles permettent de mesurer comment l’humain peut chevaucher l’atome – à condition de prendre toutes les précautions nécessaires et de respecter les procédures une à une, tout en discutant des apports d’expérience.

Les assertions de la série (américaine…) sont à nuancer et compléter avec les incertitudes recensées dans l’article de Wikipédia sur Tchernobyl et dans le dossier de l’Institut de radioprotection nucléaire. Mais dénoncer un système mortifère qui s’enrobe sous le nom de « socialisme » est œuvre de santé publique et morale.

DVD Tchernobyl (Chernobyl), 2019, écrite par Craig Mazin et réalisée par Johan Renck, HBO minisérie, avec Jared Harris, Stellan Skarsgard, Emily Watson, 5 épisodes en 5h20 + bonus, standard €19.50 blu-ray €24.50

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Solaris d’Andreï Tarkovski

L’espace, pour les Soviétiques, n’est pas une odyssée mais une méditation. Peu d’action donc mais beaucoup de réflexions. Qui suis-je ? Où vais-je ? Que signifie mourir ou vivre ? Mais que pouvons-nous attendre d’autre du régime marxiste pour qui la vérité scientifique de l’Histoire ne fait aucun doute ?

Sauf que la découverte d’autres entités vivantes défient la prééminence de l’humain et le cours de l’Histoire… Le « Contact » représente une remise en cause radicale de la croyance en « la science » – humaine, trop humaine. Et avant tout celle que promeut le marxisme, plus que celle qui aboutit aux techniques.

Un pilote d’engin (Vladislav Dvorjetski) survolant Solaris, une planète océan, est entré dans le brouillard – métaphore du doute. Il a vu, ou cru voir, un enfant nu de quatre mètres de haut gluant d’une brume visqueuse comme un miel émerger de l’eau. Mais ses caméras n’ont « objectivement » (terme adoré de l’époque marxiste) filmé que des nébulosités sans personnage. D’après « les savants » soviétiques ès psychologie humaine du temps, il s’agirait d’hallucinations. D’autant que l’enfant en question ressemblait fort à celui d’un collègue. Revenu sur terre et interrogé par la commission du collectivisme voué à justifier « socialement » la poursuite de l’exploration de la planète Solaris qui dure depuis des décennies et ne comprend plus que trois savants sur place au lieu des quatre-vingt-cinq à l’origine, il ne peut dire que ce qu’il a vécu, ce qu’il a vu.

Un psychologue académique, Khris Kelvin (Donatas Banionis), est donc envoyé au rapport sur la base qui analyse la planète. Il découvre que ses deux compagnons sont un peu bizarres et que le troisième, son professeur et ami Guibarian, est mort ; il s’est suicidé en laissant une cassette à son ami Kris. L’océan protoplasmique est vivant et envoie des « ondes » qui modifient la réalité mentale, en réaction au bombardement de rayons X destiné à le tester. Des personnages aimés apparaissent donc physiquement aux savants, qui ont bien du mal à en tenter une explication plausible aux yeux de « la science ». Ils seraient constitués uniquement d’ions, de simples simulacres.

Pourtant, s’ils se régénèrent quand ils sont blessés ou tués, ils souffrent et éprouvent de la peine. Le plus rationaliste des savants tente de les disséquer, d’analyser leur sang, de les soumettre aux tests dont on use envers les animaux afin de « savoir ». Mais savoir quoi ? La méthode scientifique permet-elle de savoir tout ? Kelvin a eu « la chance » (mais n’est-ce pas dû à lui-même ?) que le simulacre qui s’attache à ses pas soit celui de sa femme aimée, morte dix ans auparavant (Natalia Bondartchouk). Il l’aime toujours, se sent coupable de ne pas l’avoir aimé autant qu’il faudrait en son temps, et le double s’humanise à cet amour.

Jusqu’où ? Sera-t-il la réincarnation de l’épouse d’hier ou une nouvelle personne d’aujourd’hui ? Survivra-t-elle à la disparition de Kelvin ? Va-t-elle s’annihiler par amour pour celui qui l’aime ? Peut-on parler pour elle d’une « vie » au sens humain du terme ? Agit-elle dans l’Histoire en influant par exemple de sa propre initiative sur le cours des choses ? Ou s’agit-il seulement des désirs humains personnels qui se matérialisent – loin du matérialisme obligé de la pensée marxiste ?

Auquel cas, reste-t-on « humain » en demeurant près de Solaris, au risque de s’enfermer dans ses souvenirs et que l’Histoire tourne en rond ? Ce pourquoi le cinéaste multiplie les plans tournés sur la Terre, les arbres, les feuilles, l’eau, les enfants, la datcha familiale : il veut ancrer le sujet dans le réel terrestre plutôt que de l’envoyer rêver dans les étoiles, comme 2001 odyssée l’espace le proposait au même moment dans l’autre bloc. L’homme, réconcilié avec la nature selon le marxisme, est aussi réconcilié avec sa nature : seuls les savants emplis de culpabilité ou de complexes développent une paranoïa agressive qui les empêche d’accéder au savoir « scientifique » de ce qu’ils étudient. L’amour, au contraire, permet la vibration de cristal de la connaissance ; il est le souvenir qui permet de maîtriser le temps.

Adapté du roman du polonais Stanislas Lem Solaris, paru en 1961, le film est long, trop long pour nos yeux (2h40 dans l’Intégrale Tarkovski) mais bien de son époque où les Secrétaires généraux du Parti communiste de l’Union soviétique discouraient devant le Plénum six à huit heures durant : plus c’était long, plus l’Histoire semblait en marche.

Il n’empêche que cette méditation en forme de fable inaugure une critique historique du marxisme en tant que science. L’humain confronté à d’autres formes de vie ne peut plus se croire unique comme dans la Bible (d’où est dérivé le marxisme de Marx). Il doit remettre en question la marche « scientifique » de l’Histoire, admettre que l’homme ne fait plus la loi du devenir à lui tout seul.

Il doit remettre en question aussi l’acte dominateur et destructeur de la méthode scientifique pour accepter ce qui ne se dissèque pas, ne se calcule pas mais se constate. La science, et plus encore la science marxiste, a un tropisme guerrier et impérieux qui empêche de voir la réalité telle qu’elle est. Agresser le monde permet-il vraiment de le comprendre ?

Grand prix du Festival de Cannes 1972, version soviétique censurée de 2h40 au lieu de 3h18.

DVD Solaris, Andreï Tarkovski, 1972, avec Natalia Bondartchouk, Donatas Banionis, Jüri Järvet, Anatol Solonitsyne, Vladislav Dvorjetski, Potemkine films 2011, 2h05, €22.71 blu-ray €15.83

Intégrale Tarkovski (version restaurée sous-titrée français), Potemkine films 2017, standard €68.32 blu-ray €73.28

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Michel Haar, Nietzsche et la métaphysique

L’auteur, spécialiste de Heidegger, rassemble des articles publiés de 1974 à 1989. L’œuvre de Nietzsche, « secrète, bouleversante, explosive » p.17, veut faire la généalogie de la métaphysique.

Ce qui me plaît en Nietzsche est justement son pouvoir de subversion. Il est un critique radical, aucune idéologie ne lui résiste, ni ces illusions que se donnent les hommes pour justifier leurs actes. La méthode Nietzsche est de « faire apparaître la face sombre des idéalités, des motifs cachés – souvent inconscients ou physiologiques – les forces sous-jacentes qui sous-tendent les plus hautes valeurs » p.19. Pour cela, il utilise le style : « avec ses jeux d’ironie, de parodies, d’interrogations, de sous-entendus, mais surtout de ruptures, de décalages, de déplacements, etc., le style vise enfin à détruire, ou du moins à déjouer le sérieux logique, et spécialement dialectique, dont le but est toujours de fixer des identités ou de révéler l’Identité absolue » p.21.

La vie tout entière est puissance : être plus. « Toute force, toute énergie, quelle qu’elle soit, est volonté de puissance, dans le monde organique (pulsion, instinct, besoin), dans le monde psychologique et moral (désir, motivation, idéaux) et dans le monde inorganique lui-même, dans la mesure où la vie n’est qu’un cas particulier de la volonté de puissance » p.27. L’illusion est de croire la volonté première alors qu’elle n’est qu’une force qui va.

Le nihilisme est justement l’épuisement de cette force vitale, « l’épuisement progressif de toutes les significations » p.31. C’est une « grande lassitude.  Alors que la connaissance est conquête, elle impose des lois au chaos, elle est une activité d’assimilation. Elle agit despotiquement en ne cessant de supprimer, de simplifier, d’égaliser » p.37. La connaissance n’est pas objective mais impérialiste. Comme la morale, la logique réduit tous les phénomènes à des cas identiques. « Alors qu’il feint l’objectivité, le savoir schématise, crée des cohérences fictives » p.37. De même, « l’illusion propre à toute morale est riche en impératifs ce qui n’est que contrainte » : les pulsions les plus fortes.

C’est pourquoi, selon Nietzsche, l’art doit être préféré à la science. La vérité est identité fixe, donc fictive, alors que l’apparence artistique fait voir le monde selon le fantasme de sa nécessité. L’art est dionysiaque, puissance vitale « plus concordante avec le flux infini de la vie, qui est aussi appelé le chaos » p.97. La vérité se veut permanence et non-contradiction ; l’art arraisonne le multiple, chevauche le chaos.

L’état créatif par excellence est la danse, l’état de l’artiste est l’élasticité. L’écriture vise à l’élévation du corps vers l’état esthétique – qui est un l’état corporel. Suggestion, insinuation, métaphore, aphorisme, rompent le flux logique qui tend à fixer les choses dans des catégories immuables. Le « je » n’existe pas, « l’homme libre est une société d’individus » ; le « je » n’est qu’une convention grammaticale – toute la philosophie de l’Orient souscrit à cela. La volonté n’est pas un principe cohérent produit par un sujet mais la convergence d’une pluralité de sentiments et de sensations, la coexistence de personnes et de rôles – en bref une force presque impersonnelle. L’ego est peu émancipé de la collectivité. Les actions égoïstes sont dictées par la passion grégaire enseignée par la société elle-même. L’individu n’est pas maître de soi mais avant tout un résumé de toute son ascendance.

Ce n’est cependant pas pour cela que l’homme doit se « laisser agir ». Nietzsche est un fataliste non résigné ; il n’est pas stoïcien mais joyeux, dionysiaque. Le sage stoïcien est pour Nietzsche une caricature : sa haine du plaisir fait douter de son amour pour la vie. À force de se raidir, il s’abstrait. Il n’est plus sensible qu’à des mythes logiques : l’ordre, la bonté, la beauté, la raison, la providence. Rien de cela n’est réel : l’ordre n’est qu’un équilibre de forces éphémères, la bonté un état transitoire d’être repu, la beauté réside dans la dissymétrie ou l’inachevé, la raison simplifie et forge des caricatures vides, la providence n’est que force obscure ou hasard… Le monde n’est pas un organisme ordonné mais un chaos.

La nature est neutre vis-à-vis du bien et du mal, de la vie comme de la mort. Penser, c’est réaliser des formes ; vivre, c’est inventer la ruse, dans l’incertitude et le besoin de tâtonner. Le chaos n’est pas soumis à la logique du vivant mais est une mer de force : la vie est faculté d’incorporation. La sensibilité, l’appétit, l’évaluation, sont des choix d’assimiler ou de rejeter. La pensée n’est qu’un outil qui met l’assimiler en ordre provisoire, le hiérarchise. C’est le corps qui commande la pensée.

Il s’agit d’imiter la sagesse du corps et de prêter attention au climat, au lieu, au moment, à la nourriture, au plaisir. « Se connaître, c’est savoir pratiquer son propre régime » p.186. C’est avoir une relation organique, du microcosme au macrocosme (idée de la Renaissance), affirmer religieusement la vie en son entier (idéal des Grecs présocratiques). Comme chez Homère où les héros tragiques sont gais. L’apollinien n’est pas originaire, il est seulement projection visuelle du fonds dionysiaque abyssal. Apollon est seulement beau, Dionysos le rend sublime au sens très précis de Kant, un sentiment d’épanouissement de la vie. Après Homère, l’apollinisme intégral (délire de savoir) n’existe plus que négativement, comme abstrait, antinature et oubli de la musique.

La joie nous fait retrouver ce que nous avons toujours su, la proximité avec les origines, l’ivresse d’être en harmonie avec l’univers. « Le rythme au sens antique est, sur le plan moral et esthétique, la bride qui est mise à la passion » p.266. Il faut laisser résonner en soi la musicalité du monde ; elle rayonne de sens.

Michel Haar, Nietzsche et la métaphysique, 1993, Gallimard collection Tel, €11.20

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La vérité éclatée

« Chacun sa vérité », avançait au théâtre en 1917 Luigi Pirandello. Une vieille confuse prenait la seconde femme de son beau-fils pour sa fille décédée tandis qu’elle affirmait aussi qu’il n’avait pas reconnu sa femme après un séjour en asile. Une chatte n’y reconnaissait plus ses petits et la ville bruissait de rumeurs : où est le vrai ? Le beau-frère du secrétaire général de la préfecture où travaille le beau-fils croit que les choses ne sont pas en soi mais qu’il faut respecter les opinions des autres, même si ce sont des illusions pour vous. Così è (se vi pare) : c’est comme ça si ça vous plaît. Et comme le séisme de 1908 a détruit tous les documents officiels, l’histoire de la folle peut être aussi vraie que celle du beau-fils : qui sait ?

Ce que la guerre imbécile de 1914-18 a produit est le sentiment très fort de l’absurde. Plus rien ne tient, ni Dieu ni maître, ni patrie ni morale. Dans la boucherie sans cause qui se déclenche pour rien et n’aboutit à rien, la dissonance entre le fait et l’idée qu’on s’en fait atteint un point ultime. Absurdus en latin signifie « dissonant ». La Seconde guerre mondiale a produit la littérature, le théâtre et la philosophie de l’absurde, mais la Première l’a préparée. Le mythe de Sisyphe d’Albert Camus date de 1942, essai philosophique traduit en roman par L’étranger la même année : l’appel humain rencontre le silence déraisonnable du monde, la grande indifférence de « Dieu » et de la nature. Il serait absurde de vivre alors que l’on est certain de mourir…

D’où le recours, entre-deux guerres, aux idéologies totalitaires, léninisme, fascisme, nazisme ; le retour aux traditions franquistes, pétainistes, horthystes ; le refuge dans la pensée unique, la vérité absolue, le chef secrétaire « général », duce, führer, maréchal révélé – la vérité enfin disponible sans effort : il suffit de croire. Ces idéologies ont persisté après la dernière guerre car une a gagné : la communiste. Elle s’est déclinée tout au long des années 1950 à 1980 en diverses tendances, du trotskisme révolutionnaire permanent au maoïsme totalitaire, du socialisme autogestionnaire à la Tito à la social-démocratie de la deuxième gauche avec Mendès-France et Rocard, jusqu’au social-libéralisme de Hollande. Il y avait encore « une » vérité » : la gauche était le Bien et la droite le Mal, le socialisme la religion du peuple et de l’avenir, le « capitalisme » (en rajoutant « ultralibéral » pour le sataniser) la religion des riches et du conservatisme.

Mais l’avenir radieux est vite devenu l’avenir radié : à la vérité éclatée a répondu côté Est l’empire éclaté, tandis que la mondialisation « ultralibérale » côté Ouest a montré ses effets délétères même aux Etats-Unis, qui en avaient pourtant fait leur fer de lance idéologique par impérialisme économique, politique et militaire. La pollution, le réchauffement climatique, la raréfaction des ressources, incitent à ne plus croire en l’avenir tout court. L’hédonisme post-68, né des Trente glorieuses d’après-guerre, est culpabilisé, moralisé, jugé. Il n’est plus interdit d’interdire, au contraire !

Il n’y a plus de vérité. Così è (se vi pare) : c’est comme ça si ça vous plaît. D’où le cynisme pragmatique du tous les moyens sont bons pour gagner, dont Trump a fait sa marque de fabrique. Trump trompe comme jadis Radio-Paris ment, parce que Radio-Paris est allemand. Les infox (fake news) sont des vérités « alternatives » : il suffit d’y croire. Goebbels, expert en propagande, ne disait rien de plus quand il affirmait : plus le mensonge est gros, plus ça passe. Les gens sont cons, profitons-en. Ils ne pensent pas avec leur tête mais avec leur cœur et leurs tripes : le cœur quand tout va bien, leurs tripes quand ils ont peur. Il faut donc agiter la peur ou les faire rêver pour qu’ils vous croient. Après tout, les grandes religions du Livre ont fait de même ; leurs clergés ont assuré leur pouvoir par la peur (du péché ici-bas pour griller au-delà) et le rêve (le paradis perdu à regagner, demain à Jérusalem, la Cité de Dieu, l’Oumma).

La nouvelle religion écologique reprend les mêmes façons pour obtenir les mêmes résultats : peur de l’Apocalypse programmée par le réchauffement (migrations, famines, guerres civiles, maladies…) et rêve d’une reconstruction harmonieuse (durable, locale, solidaire).

La technique en rajoute : il y a un demi-siècle n’existaient que les grands médias, journaux, radios et télévision. La vérité pouvait naître de ces canaux standards et respectés. Aujourd’hui se rajoutent Internet, le téléphone mobile, les réseaux sociaux. Chaque président américain qui a marqué son époque s’est rattaché à une technique de communication : Roosevelt avec ses causeries au coin du feu à la radio, Kennedy avec son sourire publicitaire à la télévision, Obama avec les blogs et les réseaux, Trump avec Twitter. La vérité s’éclate en multiples facettes : qui croire alors que chacun peut dire tout et le contraire de tout, du chercheur scientifique qui expose ses résultats selon sa méthode au paranoïaque complotiste qui fantasme son récit du monde ?

Tout est langage, tout est médium, tout est récit. Dès lors, le storytelling, la « belle histoire », est de bonne guerre. Chacun croit ce qui lui convient, tend vers ce qui le conforte, opine avec ceux de sa bande. Così è (se vi pare) : c’est comme ça si ça vous plaît. Seule « la science » tente encore de faire surgir une vérité (provisoire) de sa méthode éprouvée (mais expérimentale). D’où l’idée de ne prendre que la masse des datas, sans aucune hypothèse préconçue, pour découvrir ce qu’on ne cherchait pas… avec l’inconvénient de ne pas savoir ce qu’on trouve.

Si les mathématiques décrivent effectivement le monde physique, elles sont impuissantes face au monde humain. Car l’être humain n’est pas que de raison comme le croyaient les Lumières (encore une croyance) ; il est aussi irrationnel, instinctif. Il réagit avant d’agir, il ne pense que tranquillisé et repus, Système 1 avant Système 2 disait Daniel Kahneman, l’un des rares psychologues à avoir obtenu le « prix Nobel » d’économie.

Devant les bouleversements du présent et les incertitudes sur l’avenir, il ne peut plus y avoir de vérité – sauf dans les religions et idéologies qui font du vrai un absolu révélé une fois pour toutes. D’où le retour en force des premières, surtout les plus disciplinaires et rigoristes (l’islamisme plus que le bouddhisme) et la naissance d’une nouvelle idéologie écolo, forcément disciplinaire et rigoriste pour se faire entendre et reconnaître. Chacun a besoin de croire pour supporter le monde.

Et le changement permanent, inhérent à la nature des choses, fatigue, effraie, exige la responsabilité. Combien il est tentant alors de « prendre sa retraite », de se réfugier à la campagne, dans sa tour d’ivoire – et de confier les rênes à une croyance absolue, à un homme fort, à la doxa du nid. Le moralisme, la rigidité de pensée et la contrainte sociale ont de beaux jours devant eux ! En réaction au « c’est comme ça si ça vous plaît » : car nous, agitateurs politiques, prêtres de religion, experts du marketing, savons évidemment bien mieux que vous ce qui DOIT vous plaire – et qui le fera de toutes façons, que vous le vouliez ou non.

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Comte Ivan Matzneff, Un voyage dans les airs de Paris à Spa

En 1851, un aristocrate russe en France qui a combattu avec le futur tsar Alexandre II dans le Caucase, s’aventure en ballon avec quelques amis, Madame la comtesse de Solms (née Marie Laeticia Bonaparte) et le comte Alexis de Pomereu. Le ballon du nom de L’Aigle s’est élevé de Paris le 5 juin 1851 à 5h17 de l’après-midi. « Nous étions d’une gaieté radieuse en quittant la terre » p.29.

L’avion n’existait pas et la terre vue du ciel était un plaisir rare. Non sans une sensation quasi sexuelle, tout comme les balançoires le font aux petites filles. Car Monsieur le comte aime « les actrices » de Paris et est vu souvent en galante compagnie. L’époque savait vivre et donner du plaisir sans la froide exploitation comptable du bourgeois calculateur. La comtesse née Bonaparte fait bien quelques fantaisies pour balancer la nacelle et se pencher au-dessus du vide, par exubérance irrationnelle comme on le dit des ados en état d’ébriété hormonale et comme le dira un banquier central célèbre de l’autre côté de l’Atlantique pour qualifier le marché boursier de son époque. Mais elle quitte le ballon à la fin de la première étape.

En effet, la technique n’est pas au point et les coutures de toile de l’enveloppe se distendent et laissent fuser du gaz. La portance est moindre et le poids doit être allégé pour repartir. Ivan Matzneff reste donc seul avec les deux frères aérostiers Godard.

Ce qui est drôle est que, lors des atterrissages, les paysans accourent et admirent – tout au contraire des moujiks russes filmés par Tarkovski dans Andrei Roublev : eux savent lire, ils ont lâché la superstition pour la science, ils rêvent de bâtir la modernité. Cette époque optimiste du XIXe siècle s’est un peu perdue aujourd’hui, sauf peut-être dans le secret des chambres d’adulescents rivés à leurs gadgets et chattant en forcenés sur smartphones, tablettes et ordinateurs de jeux. Une corde longue de 150 mètres est lancée du ballon et retenue par les paysans accourus, jusqu’à ce que la nacelle rencontre le sol et puisse être amarrée.

Souvent les gens veulent faire entrer l’engin dans leur ville, pour le spectacle, et le ballon est ancré sur la place principale, faisant l’objet d’attraction en ces temps où la télé n’est pas encore inventée. « J’entrais dans un corps de garde ; les soldats ne furent pas médiocrement étonnés de la demande que je leur fis de remiser notre ballon. (…) Je m’emparais de la corde qui flottait sur le devant de notre machine et le ballon captif entra triomphalement dans Soissons en passant par-dessus les fortifications » p.34. C’était la première étape, effectuée en six heures depuis Paris : bien mieux que le train, encore poussif à l’époque !

La seconde étape sera à Montcornet dans l’Aisne, près du château du comte Jules de Chabrillant. Mais le vent s’est levé et amarrer le ballon n’est plus possible à cause des arbres. Il faut repartir de suite, « aller jusqu’à Bruxelles » selon les conseils de M. Godard, l’aérostier. Ce qui est fait derechef. « Quoique le temps fut magnifique, l’intensité du vent devait grandir avec l’élévation du soleil au-dessus de l’horizon, et M. Godard ne doutait pas que nous n’eussions de grandes difficultés à vaincre pour notre descente ; mais nous étions encore sous l’empire de l’enthousiasme, et la fièvre de l’extraordinaire nous dévorait » p.47. Le ballon montera cette fois à 6310 m d’altitude ; c’était le 6 juin 1851 à 9h15 environ du matin. Surdité, difficultés à respirer, fatigue, sont les maux d’altitude bien connus des alpinistes mais ignorés alors.

L’atterrissage définitif du ballon est mouvementé, le vent empêchant son ancre de crocher et les laboureurs de le maintenir. « L’échevin de la commune de Basse-Bodeux » en Belgique intervient et le ballon finit par toucher terre pour être dégonflé et rapporté à Paris par le train depuis Bruxelles. C’est dans cette capitale que « le surlendemain, je gagnais Paris en chemin de fer dans un wagon spécial où Mme la princesse régnante de Valachie, venant de Bucharest, voulut bien m’offrir une place » p.58.

Comme tous ses amis veulent savoir, le harcèlent et lui écrivent, le comte Ivan décide de publier son récit dans la Revue des Deux-Mondes ; il paraît le 1er juillet 1851, soit à peine un mois après l’exploit. Son descendant Gabriel, écrivain contrairement à sa sœur Alexandra et à ses frères André et Nicolas, décide de raviver le souvenir de cet ancêtre fantasque et merveilleux, personnage à la Jules Verne ou à la Hergé, dès qu’il en lu la mention chez Barbey d’Aurevilly, l’un des amis du comte. Il profite dans les seize premières pages de parler moins de l’ancêtre que de lui-même…

Gabriel Matzneff, Monsieur le comte monte en ballon – Comte Ivan Matzneff, Un voyage dans les airs de Paris à Spa en trois étapes, 1851, éditions Léo Scheer 2012, 71 pages, €14.50 e-book Kindle €14.49

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