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Paul Bourget, Le disciple

On a eu tort d’oublier le livre de Paul Bourget, Le disciple ; il ne le mérite pas. Certes, il se trouve marqué fortement par son siècle mais, comme tous les bons livres, il a quelque chose d’universel. Le roman me rappelle un peu Balzac par le style et Stendhal par les personnages ; mais il n’en a pas la profondeur. Peut-être est-ce sur cette comparaison inconsciente que l’on fonde son oubli ? Si le sujet du livre n’est plus ressenti avec une aussi forte actualité qu’il devait l’être au moment où il parut, s’y retrouve la peinture aigüe d’un certain comportement, d’une certaine manière d’être au monde, qui continue d’exister au présent. Je veux parler de cette tare française qu’est l’intellectualisme.

La fin du XIXe siècle a été marquée par un courant très fort en philosophie, en histoire des idées et dans les mentalités : le positivisme. Cette conception voulait que la Science, écrite à majuscule, fût l’unique méthode de connaissance du réel. Le monde était ainsi, plus ou moins consciemment, considéré comme un mécanisme aux rouages certes très complexes et encore mal connus, mais qu’il suffirait de découvrir pour tout expliquer. Dé-couvrir comme ôter les oripeaux magiques pour voir la vérité nue. Ainsi Charles Darwin a-t-il expliqué l’évolution et l’origine de l’homme. Ainsi Karl Marx estime-t-il expliquer les ressorts ultimes de l’Histoire. Ainsi Auguste Comte tente-t-il de démonter les ressorts des sociétés. Ainsi encore Taine, dont on a voulu voir le modèle d’Adrien Sixte dans le roman, le philosophe cher à Paul Bourget, prétendait expliquer l’art et la littérature par l’unique conjugaison des déterminismes de la race, du milieu et de l’époque.

Le jeune précepteur Robert Greslou, du haut de ses 20 ans intransigeants et « modernes », croit que les sentiments sont soumis aux lois de la matière. Ils ne sont que de la physique, entièrement explicables par les mathématiques. Nous pouvons reconnaître les dérives de l’économisme, de l’hygiénisme, de la finance dans ces prémices. Charlotte, la victime de cette expérience, meurt empoisonnée et Robert, le disciple d’Adrien Sixte, est accusé de meurtre ! Comme quoi, « science sans conscience n’est que ruine de l’âme » comme le disait Rabelais, ce moyenâgeux méprisé des intellos matheux…

Sans nier les bienfaits d’appliquer la méthode scientifique à des domaines jusqu’alors considérés comme hors de la connaissance objective, il faut reconnaître que le positivisme scientiste est une illusion. Il est un excès dont il faut se garder, une raison en délire. Or cette illusion reste d’actualité, malgré la publicité faite de nos jours aux savants qui contestent la science. Peut-être y a-t-il une visée directement politique : en sapant les fondements de méthode des élites actuelles, il serait plus facile de manipuler les faits pour parvenir au pouvoir. Toute visée totalitaire aime l’obscurantisme car il asservit, préfère la croyance car elle est manipulable à merci, joue sur les angoisses et le millénarisme car elle se pose en sauveur.

En terminale philo, j’avais un camarade remarquablement intelligent, Jean-Louis. Il avait le rare mérite d’allier le goût des spéculations abstraites au goût de fabriquer par le dessin et la peinture, et au goût de se mêler aux autres dans le sport. Il réussissait ce chef-d’œuvre d’une moyenne de 18 sur 20 en philosophie, d’une note supérieure à la moyenne en mathématique, d’une pratique assidue du rugby et de réaliser des tableaux au dessin très léché. Malheureusement, son goût pour l’abstraction l’avait déformé à un point tel que tout ce qui ne s’exprimait pas, pour lui, en termes rationnels et logiques, n’existait pas.

Ainsi, pour réussir un « bon » devoir de philo, il avait théorisé « les règles du jeu ». Pour lui elles étaient : 1/ les idées du professeur et ses goûts ; 2/ une présentation en paragraphes et une écriture esthétique. Il fallait pour cela : 1/ penser à l’effet produit sur le lecteur plus qu’au fond même du devoir ; 2/ se mettre soi-même dans un état de disponibilité parfaite, ainsi avoir mangé pour ne pas avoir faim en cours de rédaction mais pas trop pour garder la lucidité nécessaire, ne pas porter de vêtements trop serrés ou nouveaux qui créeraient de la gêne ou mobiliseraient l’attention, et ainsi de suite. Il m’a fait ces remarques alors que nous allions nous présenter au Concours général, sur l’instigation du professeur de philosophie. Elles sont certainement utiles, mais pas déterminantes. Elles peuvent aider à être mieux disposé à faire surgir les idées et construire un devoir, mais n’expliquent en aucun cas la note obtenue.

Jean-Louis soutenait aussi que la beauté plastique d’une peinture ou d’un dessin ne résulte que du respect de certaines règles de proportions, telles le Nombre d’or. Au lieu de ne considérer cette règle que comme une approche de la réalité, une approximation très schématique et réductionniste du « beau » associé au rectangle physique de la vision humaine, il en faisait une recette d’art pratique. Le plaisir physique causé à l’œil humain par des proportions qui lui sont adaptées ne crée en pas en soi la beauté. Il y faut à mon sens quelque chose en plus qui ressort de l’âme humaine. A entendre Jean-Louis, un peintre devrait analyser chaque trait et chaque touche de couleur qu’il porte sur sa toile en vue de l’effet d’ensemble sur le spectateur. Cela revient à dire que seul est « le » beau ce qui plaît. L’engouement est pourtant contingent, dû à une multiplicité de facteurs dont l’époque, le milieu et la culture. La beauté est une émotion universelle, mais elle touche de façon inattendue et surtout très personnelle le spectateur. Elle tient parfois à quelque dissymétrie ou imperfection qui agissent par contraste. Dire que l’on « fabrique » du beau selon des recettes qui pourraient être industrielles, c’est réduire la beauté à la proportion.

Dans les années 2000, lorsque je rechercherai Jean-Louis sur un moteur du net, je le retrouverai en peintre mystique chrétien, fresquiste et auteur de vitraux pour églises… Comme quoi l’hyper-rationalisme suscite par réaction la mystique, son contraire.

Je conçois aisément, ainsi que le disait Nietzsche, que la méthode scientifique ait balayé d’un coup de vent salubre tous les obscurantismes accumulés par l’Église pour conserver son pouvoir. Ayant conduit à la « mort » de Dieu, la Science a pu s’ériger en nouvel absolu. La raison humaine a eu l’ambition de remplacer celle du Grand Horloger. Mais le scientisme n’est qu’un réductionnisme, il ignore ou évite tout ce qui n’entre pas dans le schéma calculable, objet de la méthode expérimentale. Il n’est en fin de compte qu’une variante de nihilisme puisqu’il réduit tous les faits à des causes mécaniques ou chimiques, évacuant une bonne part de l’humain. En s’imposant comme vérité seule, cette conception aliène l’individu. Brimant les sentiments comme les pulsions corporelles au nom d’une raison abstraite et d’une logique artificielle, on comprend les ravages que peut exercer une telle théorie poussée à son ultime développement. Ce sont les philosophes-machines, les politiciens rouages de l’Histoire, les chefs charismatiques qui incarnent la race, les savants fous, les traders en délire, les médecins-qui-savent-tout.

Adrien Sixte, le héros de Paul Bourget, écrit des livres sur l’amour sans l’avoir jamais fait. Réglé comme une horloge, son existence est isolée de la plus élémentaire réalité. Il projette le regard de sa raison glacée telle une giclée d’acide. Il dissèque, analyse, détruit. Son esprit coupé du cœur et des sens réduit à quelques mécanismes secs et morts ce qui était auparavant foisonnement et vie. Il est robot pensant, bien loin du roseau évoqué par Pascal. La Raison pure, irréelle parce que soi-disant « détachée », brime au lieu de libérer. Elle aliène à la mécanique ce qui est richesse du vivant. Elle dessèche et détruit au lieu d’aider à vivre. Ainsi Robert, « le disciple », tombe-t-il amoureux de la femme qu’il voulait froidement étudier. Ainsi Adrien n’arrive-t-il pas à comprendre comment ses idées ont pu conduire au meurtre.

Et pourtant… La dichotomie du corps et de l’esprit, issue de l’idée pure d’une âme immortelle dans une enveloppe périssable, n’est qu’artifice et fausseté. Le divorce du corps et de l’esprit est impossible chez les êtres vivants – ou bien ils ne « vivent » plus mais deviennent mécanique. C’est le mérite de Nietzsche, avant Freud et après Darwin, de s’y être opposé avec violence. L’esprit n’est qu’une manifestation du corps, il est le corps dont il utilise l’énergie, sublime les pulsions et oriente les passions. Opposer corps et esprit, c’est tuer l’un et l’autre.

Le scientisme est un suicide. En France, la révolte contre ce déterminisme sera conduite en littérature, par Gide avec sa conception de « l’acte gratuit ». Étouffé de rigorisme protestant, Gide aspirera à son contraire : la grande libération chantée plus tard en 1968, la disponibilité totale de l’être à la jouissance. Cette réaction est excessive, créant à son tour de nouvelles aliénations dont Houellebecq parlera dans les années 2000, mais il aura eu le mérite de réhabiliter la sensualité et le respect du corps chez les intellectuels anémiés. Il pourfend dans L’Immoraliste « la culture, née de la vie, tuant la vie » (II, 2).

Soyons donc positif, aimant la vie avec ivresse et raison, mais non positiviste, réducteur de tout à nos étroites méthodes.

Paul Bourget, Le disciple, 1889, Livre de poche classiques 2010, 384 pages, €7.90 e-book Kindle €0.99

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Marguerite Yourcenar, Lettres à ses amis et à quelques autres

Chère Marguerite Yourcenar ! Classique et passionnée, conservatrice et étonnamment moderne, nomade et attachée, ce fut une femme exceptionnelle qui sut inventer des hommes vrais. Elle a fait craquer ses gaines et s’est livrée aux passions, mais toujours les yeux ouverts. Son esprit était religieux, attentif à l’infini, au différent, aux mystères. Elle aimait le shinto et le bouddhisme, le catholicisme des negro spirituals, tout ce qui est passionné et rigoureux. Elle a créé des mondes et des êtres par l’imagination, le travail et la poésie.

Le trait que je préfère en elle est la passion, qu’elle prend comme un creuset d’alchimiste : l’opération consume les préjugés et sublime les qualités humaines, les authentiques et nues, les seules qui importent. Sa ferveur pour l’histoire et pour les voyages lui ont permis de rencontrer des êtres et des cultures, d’élargir son horizon pour comprendre et aimer un peu plus. Il y a de la compassion bouddhiste chez Marguerite, et ce sentiment que chaque être est digne par sa nature de Bouddha, qu’humains, animaux et plantes participent du même divin, ce qu’elle a traduit par cette devise alchimiste : « je suis un et tout est en moi ».

Cette copieuse anthologie de lettres de Marguerite Yourcenar à ses amis et relations permet de pénétrer un peu mieux son univers social, sinon intime. Mais tout est au fond contenu dans les Mémoires d’Hadrien, son maître livre. Elle l’écrit : « De tous mes ouvrages, il n’en est aucun où, en un sens, j’ai mis plus de moi-même, plus de travail, plus d’effort d’absolue sincérité ; il n’en est pas non plus d’où je me sois plus volontairement effacée en présence d’un sujet qui me dépassait (…). Je souffre du désordre, de la confusion, du manque de rigueur intellectuelle qui nous entoure, et où tout, si l’on n’y prend garde, finira par s’abîmer. Il m’intéressait, par contraste, de montrer dans Hadrien un grand pacificateur qui jamais ne se paya de mots, un lettré héritier de plusieurs cultures, qui fut aussi le plus énergique des hommes d’État, un grand individualiste qui, pour cette raison même, fut un grand légiste et un grand réformateur, un voluptueux, et aussi (je ne dis pas mais aussi) un citoyen, un amant obsédé par ses souvenirs, diversement engagé envers plusieurs êtres, mais en même temps, et jusqu’au bout, l’un des esprits les plus contrôlées qui furent » 7 avril 1951. L’empereur romain Hadrien fut, pour Marguerite Yourcenar, celui qui accomplit le mieux la condition humaine, le « développement harmonieux d’un être humain soumis seulement à sa propre discipline, et capable de retrouver en soi un humain équilibre, même après ses secrets désastres » 22 août 1968.

Car être humain, c’est découvrir « dans un lit ou ailleurs, un rythme du monde » et de le retrouver « chaque jour et dans tous » 16 mai 1953. Ce peut être « une merveilleuse aisance animale » comme François Augiéras, 16 mai 1953, « une sorte de ferveur mystique à l’égard des êtres, des sensations et des choses » comme André Gide, 20 février 1962, ou « par une sorte de compassion tendre, par un sens très raffiné de l’individualité des êtres, par curiosité aussi » pour le Genji du Dit de Genji, 19 mai 1963. Zénon, après Hadrien, approfondira « l’importance de l’altruisme, de la solidarité, de l’affection humaine » 24 janvier 1970.

« Le bien et le mal existent dans la conduite humaine (…) mais je les sens uniquement comme l’ignorance (l’avidya sanskrite, avec son refus de comprendre, de se laisser pénétrer, d’être poreux ou ductile) ou comme l’hubris grecque, l’agressivité, la violence, la cupidité d’avoir trop » 20 septembre 1977. L’être humain n’est ni ange ni bête, mais sujet conscient qui doit se construire, évoluer, se rendre meilleur. C’est pourquoi « j’éprouve une sorte de perpétuelle suffocation en présence du matérialisme satisfait, du laïcisme sûr de soi, et de l’intellectualisme sec et frivole qui constitue ce que tant de Français prennent pour la tradition française par excellence, avec pour seule échappatoire un catholicisme atteint le plus souvent des mêmes tares » 15 juin 1969. Cette remarque est d’autant plus pertinente qu’un quart de siècle après, le retour au catholicisme en France prend bien cette forme là. Or, elle existe bien, « cette très vieille sagesse française qui aujourd’hui se terre (car où la trouver chez les gens dont le nom se trouve dans les journaux ?), mais qui sans doute existe toujours. Il y a là tout un héritage de pensées et de comportements mi humanistes, mi chrétiens, soutenus et renforcés aussi par la longue expérience de la race qui est, on peut cette fois légitimement le dire, « bien française », car on ne la trouve sous cette forme nulle part ailleurs, mais que notre génération a jetée au vent » 2 avril 1959.

La sagesse, ce peut être aussi un lieu, un paysage civilisé par l’homme depuis des siècles. Je partage avec Marguerite Yourcenar, outre son goût pour Montaigne quelques autres Français, cet amour du paysage, par exemple du « sud de l’Angleterre, si paisible, si vivant, si plein d’arbres et d’animaux (qui) est peut-être le lieu que j’aime le plus au monde », samedi saint 1987. Mais la référence reste la Grèce : « vous êtes allée en Grèce et vous avez là découvert, comme beaucoup d’entre nous, ces quatre vérités essentielles : que la Grèce a été le grand événement (peut-être le seul grand événement) de l’histoire de l’humanité ; que ce miracle est le produit d’une certaine terre et d’un certain ciel ; que la passion, l’ardeur sensuelle, la plus chaude vitalité sous toutes ses formes, expliquent et nourrissent ce miracle, et que l’équilibre et la sagesse grecque dont on nous parle tant ne sont ni le maigre équilibre ni la pauvre sagesse des professeurs » 9 décembre 1954. Après le miracle grec, l’Occident a eu une histoire, et tout n’en est pas à oublier : « après l’hellénisme, dont il figure dans ma pensée tout à la fois le complément et le correctif, le catholicisme représente à mes yeux une des rares valeurs que notre temps n’ait pas complètement réussi à ébranler (…). Si le christianisme ne me semble pas divin (ou divin seulement au sens où cet adjectif s’applique au Parthénon, ou à la mer par un beau jour d’été) j’y vois du moins, avec un respect sans cesse croissant, l’admirable somme d’une expérience de vingt siècles, et l’un des plus beaux songes humains » 21 décembre 1937.

De nos jours, puisque nous y avons accès, ce qui compte est l’expérience de l’humanité tout entière. Les différentes facettes de cet acquis peuvent nous aider à progresser personnellement. « Nous pouvons favoriser le mélange de la charité chrétienne et de la compassion bouddhique, du sentiment stable du divin et du lumineux, tel qu’il s’est exprimé dans le shinto, l’orthodoxie et le catholicisme, avec le génie dynamique de l’Inde, et avec la double notion, grecque, de la dignité de l’homme et des limites de l’homme » 15 juin 1969.

Avec tout cela, écrire, si l’on s’en sent la vocation. « Il dépend de vous de beaucoup lire, de bien lire, de beaucoup travailler, de bien travailler ». J’aime le « il dépend de vous » à la fois bouddhiste (chacun fait son salut) et protestant (le ciel se mérite par ses œuvres). Tout ne tombe pas tout cuit et il est bon de le rappeler à ceux qui revendiquent « l’égalité » sans aucun effort pour se hausser au niveau des autres. Un auteur écrit comme en transe avant de couper et de corriger son texte. C’est Dionysos revu par Apollon, le feu de la passion plongé dans la glace de la raison. Montherlant disait l’épée forgée dans le feu et trempée dans l’eau froide. Même si « tout le monde aujourd’hui (…) confond l’observation incisive avec l’hostilité » 23 mars 1977, il ne faut pas pour cela déguiser ses sentiments ou son écriture.

« Que faut-il dire aux hommes ? Avant tout la vérité sur tous les sujets (…). Comment leur parler ? Simplement, lucidement, sans lieu commun d’aucune sorte, sans concession à la paresse du lecteur, mais aussi sans obscurité voulue, sans fausse élégance, sans affectation de vulgarité, sans jargon (…), sans concession envers la mode d’aujourd’hui qui sera ridicule demain, sans désir de choquer pour le plaisir de choquer, mais sans jamais hésiter à le faire si on le croit utile, sans rien sacrifier des complexités, des faits ou des pensées, mais en s’efforçant de présenter celles-ci le plus clairement possible » 5 février 1970.

Ce sont d’utiles conseils d’une grande maîtresse des lettres aux apprentis écrivains qu’ils feraient bien de méditer.

Marguerite Yourcenar, Lettres à ses amis et à quelques autres, 1995, Folio 1997, 944 pages, €12.80

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Christian Rol, Le roman vrai d’un fasciste français

christian rol le roman vrai d un fasciste francais

Qui a vécu sa jeunesse entre 1967 et 1987 lira avec passion ce livre. Il retrace la vie parisienne, idéologique et activiste de ces années-là. L’éditeur est spécialiste des vies exemplaires et a déjà publié la vie l’Al Capone, le testament de Lucky Luciano, les confidences de J.E. Hoover, les histoires d’espions ou de P.J. de Charles Pellegrini, les rires de Spaggiari et les braqueurs des cités de Rédoine Faïd – entre autres. Il s’intéresse ce mois-ci à René Resciniti de Says, flambeur déclassé, barbouze élégant et possible tueur de Pierre Goldman (demi-frère aîné de Jean-Jacques, l’idole des années 80 et enfoiré de première pour les Restau du cœur) – tueur possible aussi d’Henri Curiel (fils de banquier juif égyptien, communiste et anticolonialiste), plus quelques inconnus nécessaires.

Possible, car rien n’est sûr malgré le titre accrocheur, même si les présomptions sont fortes, encore que le brouillage des pistes soit la spécialité des « services » parallèles, notamment sous de Gaulle (avec Foccart), Giscard (avec Debizet) et Mitterrand (avec Grossouvre). Pourquoi Goldman ? (dont j’ai parlé ici) – Parce qu’il représentait aux yeux de la droite au pouvoir tout ce que le gauchisme post-68 avait de repoussant : l’arrogance d’un juif polonais délinquant, la pression jamais vue des intellos de gauche sur la justice, l’impunité d’un braqueur qui aurait tué deux pharmaciennes et blessé un policier. Pourquoi Curiel ? Parce que cet internationaliste marxiste, il y a peu traître à la patrie en portant des valises pour le FLN algérien, était devenu le centre d’une nébuleuse d’aide aux terroristes gauchistes, dont Carlos a été la figure la plus meurtrière. René de Says a tué sans état d’âme ni passion ; il n’était pas un tueur psychopathe mais un activiste politique, convaincu d’agir pour le bien de la France.

René, dit Néné, baisait bien avant sa majorité les sœur Nichons, devant ses copains ébahis. A 15 ans, en 1967, il avait la virilité précoce et la prestance de l’adolescent affranchi, étreignant déjà et régulièrement les filles du Lido près de chez lui, et couchant un mois entier avec sa marraine à la trentaine épanouie. Il avait dû commencer à 12 ou 13 ans et les collégiens et collégiennes de son âge, dans la famille de l’auteur, en étaient fascinés. Néné n’avait pas attendu mai 68 pour jeter l’austérité puritaine aux orties et bafouer l’autoritarisme suranné des dernières années de Gaulle. Ce pourquoi il n’a jamais été sensible aux sirènes sexuelles du gauchisme, dont on se demande s’il aurait eu tant de succès s’il n’avait pas encouragé la baise entre tous et toutes, selon les multiples combinaisons de Wilhelm Reich… D’ailleurs le marxisme du Parti communiste est devenu brutalement ringard en quelques mois, alors que les cents fleurs du maoïsme et la prestance christique de Che Guevara enflammaient les passions. Baisons rimait avec révolution alors que votons était piège à cons. C’était l’époque – bien décrite aussi côté mœurs par Claude Arnaud.

Mais nous sommes avec René dans l’aventure. Ce « garçon de bonne famille à la réputation de voyou » (p.25) est aussi à l’aise au Ritz qu’au bordel. Il aime les putes et les fringues, avant l’alcool et l’adrénaline. Il n’a pas froid aux yeux ni la morale en bandoulière : ce qu’il ne peut s’offrir, il le vole – habilement – ou monte une arnaque pour l’obtenir. A demi-italien, il a le sens du théâtre ; même sans le sou, il a celui de la prestance. Son bagout et sa culture font le reste. Abandonné par un père volage qui n’a jamais travaillé mais qui descend d’un neveu du comte Sforza, célèbre antifasciste, il fait le désespoir de sa mère mais revient toujours à elle. En bon déclassé, habitant un minable deux-pièces – mais sur les Champs-Élysées – il est séduit par le baroque désuet de l’Action française, malgré le titre racoleur et faux du livre qui en fait un « fasciste ».

Christian Rol, petit frère d’amies de Néné et journaliste aujourd’hui à Atlantico, n’hésite pas à en rajouter pour faire monter la sauce, poussant la coquetterie jusqu’à déguiser nombre de témoins par des pseudonymes « pour protéger ses sources » – tout en lâchant un vrai nom page 308, sous couvert d’un article cité d’un obscur canard que personne n’aurait jamais cherché. Que valent des « témoignages » qui doivent rester anonymes ? Ce pourquoi le dernier tiers du livre est assez mal ficelé, redondant, citant de trop longs passages d’un journal intime insignifiant ou un dithyrambe nécrologique de peu d’intérêt. Christian Rol, c’est clair, est un conteur d’histoire au style action, un brin hussard, mais pas un journaliste d’investigation.

Et c’est dommage, car les 200 premières pages sont captivantes, replaçant bien les personnages dans le contexte d’époque, les jeux de guerre froide, le terrorisme à prétexte palestinien, la trahison des clercs qui, par lâcheté, hurlent avec les loups, l’explication universelle par un marxisme dogmatique revu et simplifié par Trotski et Mao, la haine de classe des petit-bourgeois qui veulent devenir de grands bourgeois à la place des grands bourgeois (ce qu’ils feront sous Mitterrand), la haine de génération envers les vieux cons, encouragée par Sartre de plus en plus sénile à mesure des années 1970. L’extrémisme de gauche a secrété de lui-même un extrémisme de droite, moins dogmatique et plus romantique, habité de la fureur de vivre des enfants du baby-boom, trop nombreux et avides d’exister dans une société coincée par la petite vertu des années de guerre mondiale et de reconstruction. L’auteur note de René « sa bohème et sa nature profondément libertaire » p.62.

Gauchiste, ne te casse pas la tête, on s’en charge ! était le slogan minoritaire de ces années de guerre civile en faculté. L’engeance du progressisme bourgeois, qui allait donner le bobo dans sa crédule bêtise et son narcissisme de nanti, était la mode à combattre. Sans avoir été de ce bord, je le comprends dans son époque. La pression médiatique des quotidiens contaminés tels l’ImMonde, le Nouveau snObs, l’Aberration, le Mâtin des paris et autres LèchePress (titres parodiques inventés ces années-là) était telle qu’elle suscitait son antidote, par simple santé mentale. Dès qu’on voulait penser par soi-même, il fallait quitter la horde, lire autre chose que le Petit livre rouge ou Das Kapital, analyser autrement que par les structures marxistes faites de rapports schématiques de domination.

Néné et ses copains ne s’embarrassaient pas d’intellectualisme ni de théorie ; ils aimaient la France, vieux pays du sacre de Reims, et n’aimaient pas ces idées immigrées de la philosophie allemande. Ils baisaient comme les gauchistes – mais surtout les filles, pas les garçons comme leurs adversaires, encore moins les enfants ; ils faisaient le coup de poing comme eux – mais avec plus de conviction et trop souvent à deux contre dix ; ils étaient surtout moins lourdement « sérieux », nettement plus potaches. Au point d’aller fesser JJSS (Jean-Jacques Servan-Schreiber lui-même !) en pleine conférence devant les bons bourgeois d’Angers.

Faute de vouloir se caser avec emploi, épouse et gosses, nombre de ces rebelles sans cause se sont engagés. Pour René, ce fut dans les parachutistes, au 9ème RCP où il deviendra caporal-chef. Mais toute hiérarchie lui pèse, les putes lui manquent et les fringues militaires ne valent pas les costumes sur mesure de son tailleur Cohen, ni les pompes Weston sans lesquelles il se sent en tongs. Après les paras, ce sera l’engagement au Liban, côté phalanges chrétiennes contre les « islamo-progressistes » financés par l’URSS, puis au Bénin avec Bob Denard pour un putsch manqué à cause du manque d’envergure stratégique dudit Denard – qui laisse sur le tarmac une caisse emplie d’archives, contenant les noms et photos des papiers d’identité de tout le commando ! Le portrait du mercenaire, page 167, vaut son pesant de francs 1980.

Ce n’est que page 179 qu’on assassine Henri Curiel, et page 185 Pierre Goldman. Sur ordre du Service d’action civique (SAC) mais pour le compte d’autres commanditaires : Poniatowski ? le SDECE ? les services secrets sud-africains ? Gladio ou la CIA ? On mourrait sec dans la France giscardienne : Jean de Broglie, Robert Boulin, Jean-Antoine Tramoni… Curiel et Goldman ont été pris dans cette mixture inextricable de paranoïa barbouzarde et de liaisons internationalistes-progressistes manipulées par les grands de la guerre froide. Rien de personnel, rien que le nettoyage d’agents de la subversion. Est-ce réalité, est-ce vantardise ? peu importe, au fond. Ce qui compte est le roman d’aventure de ces années, l’amoralité de cette génération qui a explosé en 68, la vie accomplie avant trente ans, comme Achille, Alexandre ou Jésus…

René de Says a encore arnaqué des Chinois des Triades, fait la bringue avec l’ex-Waffen SS Christian de La Mazière, témoigné dans Le chagrin et la pitié de Max Ophüls, mais le cœur n’y était plus. Difficile de rester un flambeur marginal épris de la patrie et des filles, une fois passée la vigueur exceptionnelle de la jeunesse. René l’aristo à demi italien reste un clochard céleste qui a vécu mille vies, mais a toujours été hanté par le néant. Sa fin, à 61 ans, est dérisoire : Néné le Camelot est mort d’une tranche de gigot, en fausse-route à Fontenay.

Si ce livre n’est ni « une bombe », ni la révélation « de l’homme qui tua Pierre Goldman et Henri Curiel », il est surtout le roman politique d’une époque, de l’autre côté de la mode. Ce qui est rare, d’autant plus passionnant.

Christian Rol, Le roman vrai d’un fasciste français, avril 2015, éditions La manufacture de livres, 314 pages, €19.90

Éditions La manufacture de livres – attachée de presse Guilaine Depis – 06.84.36.31.85 guilaine_depis@yahoo.com

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Nietzsche et les poètes

Dans la seconde partie de Zarathoustra, le chapitre « Des poètes » intervient après « Des savants » et avant « Des grands événements ». Nietzsche aimait les poètes, leur nom vient du grec ‘poien’, faire. Ils sont, comme les prophètes, des créateurs de monde. Or, que sont les poètes devenus ? Nous sommes au 19ème siècle et les poètes sont « toujours attirés vers le pays des nuages ». Ils se veulent médiateurs, mais « les poètes croient toujours que la nature elle-même est amoureuse d’eux. » Superficiels, sciemment hermétiques, vaniteux et fumeux, les poètes sont des « menteurs ». « Un peu de volupté et un peu d’ennui : c’est ce qu’il y a encore de meilleur dans leurs méditations. »

« Et puisque nous savons peu de choses, nous aimons de tout notre cœur les pauvres d’esprit, surtout quand ce sont de jeunes femmes ! » Nietzsche mêle ici astucieusement la référence à la religion (« mixture empoisonnée ») et la galanterie (prédilection poétique pour l’Hâmour comme aurait dit Flaubert). « Heureux les pauvres d’esprit, parce que le Royaume des cieux est à eux », s’écrie l’Évangile, privilégiant ainsi la foi aveugle et obéissante au questionnement de la raison. Nietzsche s’élève contre cette aliénation qui mêle peur de l’au-delà et ressentiment envers l’ici-bas. L’« Esprit » détaché de la matière est une fumeuse illusion – ce n’est pas parce qu’on peut faire un nom d’un mot dans la langue allemande qu’il en devient chose réelle par cela même ! « Depuis que je connais mieux le corps – disait Zarathoustra à l’un de ses disciples – l’esprit n’est plus pour moi esprit que dans une certaine mesure ; et tout ce qui est « impérissable » n’est que symbole. » L’homme n’est pas dieu et ce qu’il pense ne saurait être l’alpha et l’oméga ; la « vérité » n’est toujours que partielle et d’époque… « Dans une certaine mesure ».

Ce que confirme Zarathoustra par cette phrase-clé : « Il y a longtemps que j’ai vécu les raisons de mes opinions. » Les trois mots de la subordonnée sont fondamentaux dans la philosophie nietzschéenne – surtout dans leur subordination. L’homme commence non par « être » (tel un dieu qui n’a ni commencement ni fin), mais par « vivre » (avec un début, une fin et une histoire entre les deux). Tout ce qu’il pense vient donc de sa « vie » : ce qui signifie son existence ici-bas et maintenant, entouré de sa famille et dans son milieu, intégré dans une société particulière et une histoire contingente. Ses « raisons » ne sauraient donc être ni « absolues » ni « éternelles » ; ses raisons sont plutôt « vécues ». Les causes de sa pensée résident dans l’existence que l’homme a menée. Ses « opinions » (l’état actuel de sa pensée) ne sont donc qu’une conséquence d’exister ici-bas dans le maintenant et d’une personnalité particulière. Les opinions sont dans le temps historique – pas dans l’éternité. Elles changent, ce qui est normal pour un être humain puisque sa condition change. Zarathoustra : « J’ai déjà trop de peine à garder mes opinions ; et beaucoup d’oiseaux s’envolent. »

Ce pourquoi « Zarathoustra lui aussi est un poète » : comme tous les poètes (et prophète), il ment. « Nous savons trop peu de choses et nous apprenons trop mal : il faut donc que nous mentions. » Le mensonge n’est pas la volonté de nuire, mais l’illusion que chacun se donne à lui-même. Le poète est le contraire du savant qui – « dressé pour la connaissance » – remet en cause à tout moment « sa » vérité par la méthode expérimentale. Oh, certes, cette « méthode » n’est qu’humaine, donc faillible et partielle ; elle ne donne pas « la » vérité puisque nous savons bien que la science avance toujours et que les théories les mieux établies ne résistent guère à la succession des tests. Mais la méthode est la seule lanterne qui éclaire la nuit humaine. Par approximations et corrections, l’homme parvient à s’en sortir et à rendre utiles ses connaissances.

Les poètes, eux, se contentent de « baudruches multicolores » et ils les appellent « Dieux et Surhommes ». Où l’on voit que Nietzsche se moque de lui-même en plaçant le surhomme à l’égal des dieux de fiction. Le surhomme n’est qu’un symbole du désir d’aller plus loin, de poursuivre l’évolution humaine dans l’avenir. « Je suis d’aujourd’hui et de jadis ; mais il y a quelque chose en moi qui est de demain, et d’après-demain, et de l’avenir. »

Or quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt. « L’esprit du poète veut des spectateurs » ; il ne vise pas à susciter le désir de se dépasser ou à entraîner, mais se complait dans l’histrionisme (notre ‘société du spectacle’). « En vérité, leur esprit lui-même est le plus paon d’entre tous les paons et une mer de vanité ! »

  1. Donc ne pas être croyant : « la foi ne sauve pas. »
  2. Pas d’intellectualisme scientiste : « l’esprit n’est plus pour moi esprit que dans une certaine mesure ».
  3. Être à l’écoute de ce qu’il y a de seul ‘éternel’ en chaque homme, son désir vital qui le pousse à vivre, à grandir et à se reproduire pour aller toujours plus loin : « il y a quelque chose en moi qui est de demain, et d’après-demain, et de l’avenir. »
  4. Ne pas se croire supérieur, la vie terrestre, animale, est la même pour tous : « Le buffle (…) son âme est tout près du sable, plus près encore du fourré, mais le plus près du marécage. Que lui importe la beauté et la mer et la splendeur du paon ! Tel est le symbole que je dédie aux poètes. »
  5. Vivre, puisque tel est notre destinée, mais pleinement – ici-bas, tendu vers l’avenir, plein de curiosité pour explorer le présent : « Il y a longtemps que j’ai vécu les raisons de mes opinions. »

Frédéric Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, Folio 1985, traduction Maurice de Gandillac, 504 pages, €9.12

Les citations de Nietzsche sont ici reprises de la traduction d’Henri Albert en collection Bouquins.

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