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Flaubert contre l’embrigadement social

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Le trentenaire est un jeune adulte qui s’affirme. C’est l’époque où l’on choisit sa vie. Flaubert, trentenaire en 1852, compose Madame Bovary. Il écrit depuis Croisset à sa maîtresse Louise Colet, qui vit à Paris. Elle le presse de venir à la capitale ; elle aura même la drôle d’idée de vouloir l’enchaîner au mariage. Ses amis le pressent de publier quelque chose, de se faire connaître pour « arriver » en société, tel Maxime du Camp. Gustave, lui, ne peut travailler que loin du monde, recueilli. Il a besoin de constituer une atmosphère en se documentant sur tous les sujets sur lesquels il écrit ; il a besoin d’aiguiser son style en lisant chaque jour un classique ; il a besoin d’être seul à « gueuler » dans sa chambre pour faire venir les phrases sonores qui tiennent debout.

Le 8 février 1852 (p.43), il synthétise tout cela dans une missive à sa chère Colet, qu’il conclura d’« un bon baiser sous ton col ». Pas « sur » mais « sous » – au lecteur de deviner où. Gustave a de l’humour. Après avoir évoqué son travail en cours, il passe à ce qui lui est néfaste. Cela sous trois aspects : l’actualité, le milieu littéraire, sa maîtresse. En bref toutes les goules qui peuvent l’entreprendre et sucer son énergie, autant d’obstacles à sa création, à la continuité de son labeur, à la mise au jour de son talent.

« Oui, tu es pour moi un délassement, mais des meilleurs et des plus profonds. – Un délassement du cœur, car ta pensée m’attendrit. » Nul doute que Louise Colet a dû apprécier d’être reléguée au rang simple de « délassement »… Avis aux goules qui se croient des maîtresses alors qu’elles ne sont que le repos consenti du guerrier – même si la plume fatigue moins que l’épée. L’Hâmour, Flaubert s’en moquait ; le fusionnel idéaliste, il l’avait en horreur ; croire qu’on ne peut faire qu’un, quelle ineptie ! C’est une compagne qu’il faut à l’écrivain, pas une suceuse de sang, de moelle ou d’énergie. L’égalité des sexes, le réclame – donc pourquoi cette bêtise du rêve fusionnel ? Serait-ce par envie ? Par jalousie de n’être pas à la hauteur ?

« A ce qu’il paraît qu’il y a dans les journaux des discours de G[uizot] et de Montal[embert]. Je n’en verrai rien. C’est du temps perdu. Autant bâiller [jeu de mot entre bâillement et bayer] aux corneilles que de se nourrir de toutes les turpitudes quotidiennes qui sont la pâture des imbéciles. L’hygiène est pour beaucoup dans le talent, comme pour beaucoup dans la santé. La nourriture importe donc. »

Ceux qui courent après les infos sont donc des moutons qui jamais ne feront le berger ; ils ont bien trop peur de louper le tout dernier brin d’herbe pour voir au loin le loup qui les guette. L’hygiène est de s’isoler, de prendre de la hauteur, de se désaccoutumer des servitudes et du « tout savoir, tout de suite » : Tweeter, Facebook, Google, CNN live et autres BFM TV – « C’est du temps perdu ». Faute de cette hygiène de la distance : pas de talent ! Ceux qui prétendent sont prévenus par Flaubert en personne. Ont-ils des yeux pour voir et des oreilles pour entendre ? « C’est du temps perdu », de la badauderie, de la cochonnerie donnée aux confiseurs (qui est l’inverse de la confiture donnée aux cochons, comme chacun sait). « L’hygiène » du créateur exige qu’il se préserve de l’inutile, des « turpitudes » et des « imbéciles ». Mieux vaut relire les classiques, Goethe par exemple, qu’il cite dans sa lettre. « La nourriture importe donc. »

Mais tout part, dans cette lettre, du discours de réception à l’Académie française de Montalembert par Guizot. Dans la « bonne société » littéraire, « il faut » avoir lu cela faute d’y avoir assisté, et « il faut » applaudir à la chose. Flaubert s’en moque, toute cette comédie humaine n’est pour lui que du théâtre parisien. « Voilà encore une institution pourrie et bête que l’Académie française ! Quels barbares nous faisons avec nos divisions, nos cartes, nos casiers, nos corporations, etc. ! J’ai la haine de toute limite. Et il me semble qu’une Académie est tout ce qu’il y a de plus antipathique au monde à la constitution même de l’Esprit qui n’a ni règle, ni loi, ni uniforme. »

Car qu’est-ce que l’Académie française ? Une cour spécialisée créée par le monarque pour mettre au pas les penseurs. Une « institution pourrie et bête » à la solde du pouvoir, toujours « engagée » donc – ce qui ne fait jamais honneur au talent mais plutôt à la servilité. « L’Esprit n’a ni règle, ni loi, ni uniforme » signifie que tout ce qui réglemente, légifère et standardise n’appartient pas à l’Esprit – mais sans doute aux « imbéciles » : à ceux qui industrialisent, qui marchandisent, qui fonctionnent – tout le contraire de ceux qui innovent, qui entreprennent et qui créent. Des imbéciles heureux qui sont nés quelque part, précisera plus tard un poète. De ceux qui divisent, cartographient, mettent en casiers, se closent en corporations – comme le tropisme français décrit par Flaubert. Les abstracteurs de quinte essence, disait Rabelais (chéri de Flaubert), les scolastiques diront les anticléricaux, les rhétoriques diront les antisocialistes, le « ghetto français » affinera un sociologue contemporain, les intellos renchériront les populistes – « nous ! » ne crieront pas les bobos (car ils s’ignorent).

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« J’ai la haine de toute limite » est le cri de la liberté, furieusement pré-68. Ce pourquoi Flaubert a toujours été contre les idées reçues des épiciers bourgeois (Bouvard et Pécuchet), contre le conformisme social catholique-conservateur (qui tentera de condamner Madame Bovary et condamnera Les Fleurs du Mal), contre le pouvoir autoritaire et plébiscitaire (Napoléon III et ses épigones), contre le caporal-moralisme des socialistes de son temps. Il n’est pas pour cela anarchiste mais plutôt libéral : il traduit les Lumières pour son époque, dans la promotion du talent individuel contre tous les bons plaisirs à la suite de Voltaire.

C’est pour cela même qu’il reste fort actuel. De 1870 (avec la répression de Thiers après l’invasion prussienne qui engendra les dérives de la Commune) à 2003 (avec l’invasion de l’Irak par George W. Bush pour de menteuses raisons), nous avons vécu un long siècle d’embrigadement nationaliste, xénophobe, partisan (14-18, Mussolini, Staline, Hitler, Pétain, Franco, Mao, Castro, l’ordre moral des cons et des néo-cons américains… qui arrivent en France avec le politiquement correct de gauche bobo, puis la « réaction » souverainiste-catholique qui se profile).

Avec la néo-fragmentation du monde qui se produit depuis l’échec américain en Irak et l’émergence de grands pays fiers d’eux-mêmes comme la Chine, la Russie, l’Inde, le Nigéria, le Brésil, etc., la liberté redevient pourtant une valeur qui devrait compter. Beaucoup plus que « la morale » (que l’on perçoit relative) ou que « la démocratie » (sans cesse à construire selon sa propre histoire comme Poutine, Trump ou Erdogan le prouvent). Être libre n’est pas donné à tout le monde sur la planète (même aux Etats-Unis sous Trump… et en France sous l’état d’urgence permanent).

Or, la liberté, c’est le potentiel laissé à l’individu de s’épanouir. Sans liberté, pas de création, ni d’innovation, ni d’avenir – mais l’éternelle stupide répétition de la tradition. Oh, certes ! L’individu ne devient pas libre seul, pas sans sa famille ni son entourage qui l’encouragent, pas sans la société où il vit qui lui offre des possibles, ni sans la culture dans laquelle il baigne qui le stimule ; pas sans des maîtres ni des exemples qu’il suit et dont il se détache. Mais enfin : les « sociétés de la connaissance » que nous prônons se doivent d’éviter le zapping médiatique, l’enfermement dans des règles académiques, et l’Hâmour qui serait tout, l’alpha et l’oméga d’une existence réussie si l’on en croit la doxa des séries télé et des magazines pour coiffeuses.

Rappelons plutôt, avec Flaubert, que l’Esprit « n’a ni règle, ni loi, ni uniforme. » Et que c’est à chacun de le révéler en lui. Même si la société qui se referme un peu partout sur la planète est moins favorable qu’hier aux libertés – même à gauche (surtout ! à gauche).

Gustave Flaubert, Correspondance tome II, 1851-1858, édition Jean Bruneau, Pléiade, Gallimard 1980, 1568 pages, €61.00

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Montherlant contre la morale petite-bourgeoise

Henry de Montherlant est mort – volontairement – depuis plus d’une génération. Engagé volontaire en 1918, rengagé volontaire en 1939, il a soutenu sa patrie malgré son désir d’indépendance. Mais qui aime bien châtie bien. Il n’a cessé de stigmatiser la perte de vitalité française depuis 1918, le laisser-aller moral, la lâcheté petite-bourgeoise… qui dure encore.

Lui, aristocrate picard dont une branche remonte à la noblesse de Castille, il a cherché aux sources : l’enfance dans la ‘Relève du matin’, la soif dans Aux fontaines du désir’, l’ailleurs stimulant dans ‘Un voyageur solitaire est un diable’, les raisons de vivre et de mourir dans ‘Mors et vita’, l’éthique personnelle dans un siècle matérialiste avec ‘Service inutile’.

Il a vu le retour possible de la guerre dès 1919 ; il a raconté l’impréparation politique, le je-m’en-foutisme du commandement, le crétinisme des vieilles badernes parlementaires et le conformisme des militaires en 1938 ; il a décrit le désastre, l’exode et la débâcle de 1940. Il y eu certes la perte d’énergie d’un peuple saigné entre 1914 et 1918 – mais l’Allemagne le fut aussi. Il a mis plutôt en cause la morale du pastis et de la belote avec ce mot d’ordre national « Pas d’histoires ! ». L’âme de tout réduire au « petit », au « gentil », à l’insignifiant. L’effondrement de 1940 était écrit.

Devant la persistance de la société de Cour, du conformisme bachoteur des Grandes écoles, de l’hypocrisie devant l’argent, des coups politiques permanents, de l’histrionisme télé et footeux, on se dit que notre XXIe siècle commençant ressemble étrangement au XXe siècle débutant. Et que Montherlant a écrit quelques pages d’une morale française qui perdure. Citations :

« Car je méprise moins la dernière des bigotes que ceux qui, levant la tête et se prétendant libres, vacillent devant la première liberté qu’on leur offre » Aux fontaines du désir 1925, p.244. Les burkinis sont plus fières de leur provocation que les chiens couchants de la soumission à prétexte tiers-mondiste et repentant.

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« C’est suivre les autres sur leur terrain, que répondre à l’aiguillon ; c’est se faire manœuvrer. Tenons que l’absence d’amour-propre est quelquefois vertu, si laisser dire est toujours force de caractère. Il montre le courage qu’il faut pour ne pas céder à cette terreur d’être seul, ou seulement de la minorité, qui est une des plaies de la France d’aujourd’hui » Service inutile, 1935 p.668. La plaie de de bêler avec les moutons, de « réagir » (d’être donc « réactionnaire ») à toute provocation fomentée exprès par une clique d’islamistes qui cherchent à déstabiliser le consensus républicain et forcer à la guerre civile.

« Un imbécile est fait pour être homme de parti : ne voyant que sa vérité, il ne saurait en renier d’autres » Aux fontaines du désir 1925, p.280. Nos partis politiques, nos « zassociations » toujours promptes à revendiquer et à crier au scandale, sont remplis d’imbéciles – leur vérité bornée par leur petit esprit et par le groupe fusionnel.

2014 paysage partisan france

« Quant à ce qui est simplement hors du commun, cela paraît ‘ridicule’. Surtout en France, nation petite-bourgeoise et qui adore le petit. Dante, Michel-Ange, Shakespeare, Byron, Wagner ont été d’abord jugés ridicules, ici, parce que ‘bizarres’, c’est-à-dire autre chose que petit-bourgeois. Le XVIIe siècle est pour nous le grand siècle parce qu’il a affadi tout ce qu’il a touché : l’antiquité comme l’épopée moresque » Aux fontaines du désir 1925, p.260.

Fonctionnaires et système scolaire pour un même combat : le convenable. « Cette grande conspiration française contre la naïveté et le naturel ! Les mots d’ordre du primaire ne sont pas si différents de ceux du classique : pas de lyrisme, pas de fantaisie, pas de vision vraie de la réalité, pas d’expression directe de ce qui est ressenti, tout cela est ou ridicule ou choquant : un peuple avec perruque, aujourd’hui avec certificat d’études, ne saurait le supporter. Le jargon de nos petits intellectuels avancés sert un idéal bien opposé, certes, à celui des beaux esprits de Versailles ou à celui des scolastiques : n’importe, ‘tarte à la crème’ et ‘baralipton’ y montrent le nez. Le lit de Procuste sur lequel un professeur de 1928 étend une page d’écrivain, pour la mutiler de tout ce qu’elle a de vigoureux et d’inspiré, ou une copie d’écolier, pour y barrer rageusement tout ce qu’elle a de personnel et qui sente la valeur, c’est un meuble national, le même depuis des siècles : le duc de Roannez y étendit Pascal, Fontanes y étendit Chateaubriand, lequel y avait étendu Dante, etc. Quand Hugo et Zola veulent parler du peuple, ils en font une description « littéraire », c’est-à-dire fausse, tout comme un auteur de bergeries du XVIIIe siècle, et c’est seulement parce que cette description est fausse qu’elle a plu et qu’elle a été acceptée » Service inutile, 1935 p.610. L’idéalisme, le monde en Bisounours – cette plaie du petit-bourgeois bien-pensant.

droite ou gauche

La « morale de midinette » plus que jamais à l’œuvre : « Peur de déplaire, peur de se faire des ennemis, peur de ne pas penser comme tout le monde, peur de peindre la réalité, peur de dire la vérité. Mais, en fait, ce sont tous les Français qui, depuis le collège et dès le collège, ont été élevés sous le drapeau vert de la peur. Résultat : le mot d’ordre national « Pas d’histoires ! » ; la maladie nationale : l’inhibition. Depuis près d’un siècle, depuis vingt ans plus encore [1918] on injecte à notre peuple une morale où tout ce qui est résistant est appelé « tendu », où ce qui est fier est appelé « hautain », où l’indignation est appelée « mauvais caractère », où le juste dégoût est appelé « agressivité », où la clairvoyance est appelée « méchanceté », où l’expression ‘ce qui est’ est appelée « inconvenance » ; où tout homme qui se tient à ses principes, et qui dit non, est appelé « impossible » ; où tout homme qui sort du conformisme est ‘marqué’ (comme on dit dans le langage du sport) ; où la morale se réduit presque exclusivement à être « bon », que dis-je, à être « gentil », à être aimable, à être facile ; où la critique se réduit à chercher si on est moral, et moral de cette morale-là » L’équinoxe de septembre, novembre 1938, p.843. La gauche dégoulinante de jérémiades déconsidère ce qui a fait longtemps le souffle de la gauche ; les associations anti, professionnels du choqué, déconsidèrent ce qui a fait longtemps la noblesse de leur combat, la défense des faibles et des minorités ; les politicards courant derrière les sondages à coup de communication et de petites phrases déconsidèrent ce qui a fait longtemps la noblesse de la politique : servir l’État.

Aboitim avait raison : voir le monde au bout de la truffe en dit plus sur le monde politico-médiatique français que bien des analyses. « Montre-moi ton chien, je te dirai qui tu es. Une certaine petite bourgeoisie française, en supportant, que dis-je, en adorant le contact journalier, la cohabitation avec d’immondes roquets, que nous ne regardons qu’avec nausée, nous ouvre un jour sur elle-même. Il y a dans le mystique musulman Al Hallaj l’histoire d’un chien qui suivait un homme, et qui était l’âme de cet homme. Le roquet de cette petite bourgeoisie française, c’est son âme » Service inutile, 1935 p.641.

Henry de Montherlant, Essais, Gallimard Pléiade, 1963, 1648 pages, €62.00
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Pierre Drieu La Rochelle, La comédie de Charleroi

En six nouvelles, Drieu décrit sa guerre de 14 avec le recul des années. Il avait 21 ans en 1914 et était encore capable d’exaltation guerrière, cette « puberté de la vertu » à la suite des légendes de Napoléon et de Marathon qui avaient enfiévré son enfance. Lorsqu’il publie La comédie, en 1934, il a vingt ans de plus et l’amertume de constater que la guerre n’a décidément rien appris aux démocraties parlementaires, toujours aussi affairistes, démagogues et bureaucrates. C’est cette même année 1934 qu’il publie l’essai Socialisme fasciste, tirant progressivement vers les nazis. Il n’entrera au PPF de Doriot qu’en 1936, mais sur son expérience de guerre, des vrais « chefs » qu’il décrit dans La comédie de Charleroi.

Pierre Drieu La Rochelle La comédie de Charleroi

Ce livre est peut-être son meilleur, mais je n’ai pas encore lu le reste. Il est en tout cas bien composé, style entraînant et réflexions utiles. Drieu parlant de lui est véridique, même si « le narrateur » n’est pas toujours son double, n’ayant pas combattu exactement comme lui. Il s’agit bien d’une expérience romancée, Drieu a passé un peu plus de 5 mois au front, le reste du temps blessé ou malade ou un temps pistonné par une femme. Cela n’enlève rien à la fraîcheur et à la violence de ses expériences vécues : Charleroi, Verdun, les Dardanelles.

« Alors, tout d’un coup, il s’est produit quelque chose d’extraordinaire. Je m’étais levé, levé entre les morts, entre les larves. J’ai su ce que veulent dire grâce et miracle. Il y a quelque chose d’humain dans ces mots. Ils veulent dire exubérance, exultation, épanouissement – avant de dire extravasement, extravagance, ivresse. (…) C’était donc moi ce fort, ce libre, ce héros. (…) Qu’est-ce qui soudain jaillissait ? Un chef. (…) l’homme qui donne et qui prend dans la même éjaculation » (I.IV). Au cri d’exubérance exaltée du jeune homme de 21 ans en 14 – « l’explosion suprême de l’enfance » (IV) – répond le cri de peur sorti des entrailles sous l’obus à Thiaumont en 17. Entre les deux, le passage de la charge à l’attente, du guerrier au bombardement industriel. « La guerre aujourd’hui, c’est d’être couché, vautré, aplati. Autrefois, la guerre c’était des hommes debout » (I.II). De la chevalerie à la masse, du combat d’homme à homme à l’écrasement de fer anonyme. En cause : la démocratie et la technique.

La démocratie, cela fait « ces paysans alcooliques, dégénérés, maladifs », « des ouvriers tous sournoisement embourgeoisés », des officiers « ronds-de-cuir qui attendaient leur retraite », « cette armée si peu militaire, parquée dans les casernes » qui ne connaît « que l’exercice imbécile dans la cour et la théorie ». Sur le terrain, contrairement aux Allemands en feldgrau, « seuls nos pantalons rouges animaient le paysage. Stupide vanité, consternante idiotie de nos généraux et de nos députés ». En bref « l’accablement de toute cette médiocrité qui fut pour moi le plus grand supplice de la guerre, cette médiocrité qui avait trop peur pour fuir et trop peur aussi pour vaincre et qui resta là pendant quatre ans, entre les deux solutions » (I.II). « Depuis que j’étais né dans ce pays (…) on n’entendait parler que de défaites. Enfant, on ne me parlait que de Sedan et de Fachoda quand ce n’était pas de Waterloo et de Rossbach » (I.VII). La guerre va-t-elle retremper les âmes ? « Cet espoir, c’était que l’événement allait faire justice de la vieille hiérarchie imbécile, formée dans la quiétude des jours » (I.IV). Mais nous sommes en 1934 et les parlementaires sont toujours aussi médiocres. Le 6 février n’est pas loin ! « Je suis contre les vieux » (I.VIII). Car la Grande guerre a vaincu les hommes, elle ne les a pas régénérés.

cadavre allemand tranchee 14-18

En cause, la technique. « Cette guerre moderne, cette guerre de fer et non de muscles. Cette guerre de science et non d’art. Cette guerre d’industrie et de commerce. Cette guerre de bureaux. Cette guerre de journaux. Cette guerre de généraux et non de chefs. Cette guerre de ministres, de chefs syndicalistes, d’empereurs, de socialistes et de démocrates, de royalistes, d’industriels et de banquiers, de vieillards et de femmes et de garçonnets. Cette guerre de fer et de gaz. Cette guerre faite par tout le monde, sauf par ceux qui la faisaient. Cette guerre de civilisation avancée » (I.IV). Avancée comme le camembert lorsqu’il est fait… Il n’y a pas que les démocrates français, les impériaux allemands sont pris aussi dans cette absurdité industrielle : « J’ai vu ça en 1918, cette chère vieille infanterie allemande crever décidément sous le flot de l’industrie américaine. Ah ce tonnerre énorme, omnipotent, si bien installé, si sûr de lui. Dieu était avec eux » (I.IV). Quant aux fascistes, nés après guerre, ils seront pris aussi : « La guerre moderne est une révolte maléfique de la matière asservie par l’homme » (I.IV). Heidegger le pense au même moment. « Trop de ferraille (…) un supplice inventé par des ingénieurs sadiques pour des bureaucrates tristes. Mais ça n’est pas une guerre pour guerriers » (IV).

Drieu est contre la démocratie, contre la ville, contre la technique – « Je haïssais le monde moderne » (IV). La modernité, c’est aussi le nationalisme, dévoiement politicien du patriotisme pour les masses. Drieu est pour l’Europe, contre les nations. « Le nationalisme, c’est l’aspect le plus ignoble de l’esprit moderne ». Il est fabriqué par la mémoire reconstruite, « on définit le passé (…) Et ce sont les politiques qui font ces définitions ». Or « une culture aujourd’hui, c’est une nomenclature fixée par les ministères et les agences de tourisme, et interdite par les douanes du pays voisin (…) Je ne veux pas me battre pour une chose frelatée (…) Car plus on défend une culture, plus elle devient sèche, moins elle est digne d’amour » (V). Aujourd’hui lui donne raison, qu’aurait-il dit des lois mémorielles et de l’identité nationale ? Mais sa contradiction est d’avoir rejoint le fascisme qui était plus totalitaire encore dans l’exaltation de l’identité raciale.

Car l’Europe pour Drieu est le berceau d’une race, et il considère le mélange comme une dégénérescence biologique : « C’était plein de nègres, de Chinois, d’Hindous, et d’un tas de gens qui ne savaient pas d’où ils étaient – ils étaient nés dans le grand tunnel où, entre les deux tropiques, la misère et le lucre se battent et copulent » (III.IV). Le problème du Juif est qu’il a délaissé sa race pour les patries : « Ils s’en sont donné du mal pour les Patries dans cette guerre-là, les Juifs », tandis que les chrétiens n’osent pas croire en leurs propres dieux européens mais en cette religion « qui humilie la chair comme le vice » (IV). « Qu’est-ce qu’un chrétien ? Un homme qui croit dans les Juifs. Il avait un dieu qu’il croyait juif et, à cause de cela, il entourait les Juifs d’une haine admirative » (I.IV). Son ami Claude Praguen est juif, qui sera tué en août 14 ; le Jacob qu’il évoque devant son capitaine est aussi juif français. Drieu n’a pas de haine pour « les Juifs » dans ce livre ; il considère que les patries ne sont pas leur place et que l’Europe doit se bâtir sans eux, sans leur mentalité d’affaires « un peu servile », « un peu relâchée » (I.II), selon les stéréotypes d’époque. Il aurait probablement bien accueilli Israël.

jeunesse allemande

Reste qu’au-delà de ces considérations politiques, pas simples en 1934 lorsque l’on n’a le choix qu’entre Staline, Hitler et les ploutocrates de la démocratie parlementaire – Drieu reste Drieu. Il n’est jamais aussi bon que lorsqu’il parle de lui, lorsque son narrateur coïncide avec sa personne intime. Ni officier, ni homme du rang, Drieu sera caporal, puis sergent, jamais vraiment à sa place, toujours entre deux. « Je ne suis pas un intellectuel parce que je ne reconnais que l’expérience et la pratique. (…) Je ne suis pas un bourgeois, car j’ai toujours mis mes besoins au-dessus de mes intérêts. Je ne suis pas un prolétaire, car je profite d’une éducation. Peut-être suis-je un noble ? Mais non, je ne suis pas assez égoïste et mégalomane. Peut-être suis-je un homme ? Mais vous allez me parler d’humanisme. Je suis moi et qui m’aime me serre la main » (V). Certes, ce n’est pas Drieu directement qui parle, ni son masque le narrateur, mais un déserteur. Mais lorsque tout fout le camp, ne faut-il pas déserter ? Cette grande tentation, Drieu l’a éprouvée tout au long de la guerre et tout au long de sa vie. Son suicide final sera dix ans plus tard une désertion, aussi le déserteur parle en son nom.

Reste une alternance de témoignages et de satires, de récits et de comédie, de personnages positifs et négatifs. Car si la mère Praguen est négative, son fils Claude est positif ; si le lieutenant est couard, le colonel est fier ; si tant de galonnés sont planqués, le général est en première ligne. Il y a donc des capitaines courageux, comme avait dit Kipling – c’est bien la première fois dans un roman de Drieu La Rochelle. Une bonne réflexion sur la guerre industrielle donc toujours d’actualité, malgré quelques mots égarés sur les Juifs.

Pierre Drieu La Rochelle, La comédie de Charleroi, 1934, Gallimard l’Imaginaire 1996, 238 pages, €8.60

Pierre Drieu La Rochelle, Romans-récits-nouvelles, édition sous la direction de Jean-François Louette, Gallimard Pléiade 2012, 1834 pages, €68.87

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Nietzsche et les poètes

Dans la seconde partie de Zarathoustra, le chapitre « Des poètes » intervient après « Des savants » et avant « Des grands événements ». Nietzsche aimait les poètes, leur nom vient du grec ‘poien’, faire. Ils sont, comme les prophètes, des créateurs de monde. Or, que sont les poètes devenus ? Nous sommes au 19ème siècle et les poètes sont « toujours attirés vers le pays des nuages ». Ils se veulent médiateurs, mais « les poètes croient toujours que la nature elle-même est amoureuse d’eux. » Superficiels, sciemment hermétiques, vaniteux et fumeux, les poètes sont des « menteurs ». « Un peu de volupté et un peu d’ennui : c’est ce qu’il y a encore de meilleur dans leurs méditations. »

« Et puisque nous savons peu de choses, nous aimons de tout notre cœur les pauvres d’esprit, surtout quand ce sont de jeunes femmes ! » Nietzsche mêle ici astucieusement la référence à la religion (« mixture empoisonnée ») et la galanterie (prédilection poétique pour l’Hâmour comme aurait dit Flaubert). « Heureux les pauvres d’esprit, parce que le Royaume des cieux est à eux », s’écrie l’Évangile, privilégiant ainsi la foi aveugle et obéissante au questionnement de la raison. Nietzsche s’élève contre cette aliénation qui mêle peur de l’au-delà et ressentiment envers l’ici-bas. L’« Esprit » détaché de la matière est une fumeuse illusion – ce n’est pas parce qu’on peut faire un nom d’un mot dans la langue allemande qu’il en devient chose réelle par cela même ! « Depuis que je connais mieux le corps – disait Zarathoustra à l’un de ses disciples – l’esprit n’est plus pour moi esprit que dans une certaine mesure ; et tout ce qui est « impérissable » n’est que symbole. » L’homme n’est pas dieu et ce qu’il pense ne saurait être l’alpha et l’oméga ; la « vérité » n’est toujours que partielle et d’époque… « Dans une certaine mesure ».

Ce que confirme Zarathoustra par cette phrase-clé : « Il y a longtemps que j’ai vécu les raisons de mes opinions. » Les trois mots de la subordonnée sont fondamentaux dans la philosophie nietzschéenne – surtout dans leur subordination. L’homme commence non par « être » (tel un dieu qui n’a ni commencement ni fin), mais par « vivre » (avec un début, une fin et une histoire entre les deux). Tout ce qu’il pense vient donc de sa « vie » : ce qui signifie son existence ici-bas et maintenant, entouré de sa famille et dans son milieu, intégré dans une société particulière et une histoire contingente. Ses « raisons » ne sauraient donc être ni « absolues » ni « éternelles » ; ses raisons sont plutôt « vécues ». Les causes de sa pensée résident dans l’existence que l’homme a menée. Ses « opinions » (l’état actuel de sa pensée) ne sont donc qu’une conséquence d’exister ici-bas dans le maintenant et d’une personnalité particulière. Les opinions sont dans le temps historique – pas dans l’éternité. Elles changent, ce qui est normal pour un être humain puisque sa condition change. Zarathoustra : « J’ai déjà trop de peine à garder mes opinions ; et beaucoup d’oiseaux s’envolent. »

Ce pourquoi « Zarathoustra lui aussi est un poète » : comme tous les poètes (et prophète), il ment. « Nous savons trop peu de choses et nous apprenons trop mal : il faut donc que nous mentions. » Le mensonge n’est pas la volonté de nuire, mais l’illusion que chacun se donne à lui-même. Le poète est le contraire du savant qui – « dressé pour la connaissance » – remet en cause à tout moment « sa » vérité par la méthode expérimentale. Oh, certes, cette « méthode » n’est qu’humaine, donc faillible et partielle ; elle ne donne pas « la » vérité puisque nous savons bien que la science avance toujours et que les théories les mieux établies ne résistent guère à la succession des tests. Mais la méthode est la seule lanterne qui éclaire la nuit humaine. Par approximations et corrections, l’homme parvient à s’en sortir et à rendre utiles ses connaissances.

Les poètes, eux, se contentent de « baudruches multicolores » et ils les appellent « Dieux et Surhommes ». Où l’on voit que Nietzsche se moque de lui-même en plaçant le surhomme à l’égal des dieux de fiction. Le surhomme n’est qu’un symbole du désir d’aller plus loin, de poursuivre l’évolution humaine dans l’avenir. « Je suis d’aujourd’hui et de jadis ; mais il y a quelque chose en moi qui est de demain, et d’après-demain, et de l’avenir. »

Or quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt. « L’esprit du poète veut des spectateurs » ; il ne vise pas à susciter le désir de se dépasser ou à entraîner, mais se complait dans l’histrionisme (notre ‘société du spectacle’). « En vérité, leur esprit lui-même est le plus paon d’entre tous les paons et une mer de vanité ! »

  1. Donc ne pas être croyant : « la foi ne sauve pas. »
  2. Pas d’intellectualisme scientiste : « l’esprit n’est plus pour moi esprit que dans une certaine mesure ».
  3. Être à l’écoute de ce qu’il y a de seul ‘éternel’ en chaque homme, son désir vital qui le pousse à vivre, à grandir et à se reproduire pour aller toujours plus loin : « il y a quelque chose en moi qui est de demain, et d’après-demain, et de l’avenir. »
  4. Ne pas se croire supérieur, la vie terrestre, animale, est la même pour tous : « Le buffle (…) son âme est tout près du sable, plus près encore du fourré, mais le plus près du marécage. Que lui importe la beauté et la mer et la splendeur du paon ! Tel est le symbole que je dédie aux poètes. »
  5. Vivre, puisque tel est notre destinée, mais pleinement – ici-bas, tendu vers l’avenir, plein de curiosité pour explorer le présent : « Il y a longtemps que j’ai vécu les raisons de mes opinions. »

Frédéric Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, Folio 1985, traduction Maurice de Gandillac, 504 pages, €9.12

Les citations de Nietzsche sont ici reprises de la traduction d’Henri Albert en collection Bouquins.

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Le Clézio et le regard

Bien qu’il en aie, Jean, Marie, Gustave Le Clézio est un homme d’Occident. Il n’appartient pas à une civilisation manuelle ou musicale mais à la civilisation logique du regard, celle que les Grecs ont magnifié sous les traits d’Apollon. Sa beauté est la lumière, son étonnement le regard d’enfant, sa vertu la force vitale. Dans ‘L’inconnu sur la terre’ (1978), il a des pages admirables sur la puissance du regard. Celle qu’avait déjà notée Flaubert.

« Les visages ne sont pas libres. Autour d’eux, il y a toutes ces barrières, tous ces écrans : fausses sciences, fausses idées, faux désirs. Mais parfois, sans qu’on sache comment c’est possible, la lumière passe, traverse. Elle brille de son éclat très pur, lumière du soleil, l’unique vérité. Beaucoup d’enfants et certains hommes ont ce pouvoir naturel. Quand je les vois, et que je m’approche d’eux, c’est comme si je ressentais ce rayonnement, cette chaleur, et tout en moi vibre étrangement, car tout en moi avait besoin de cette lumière » p.269 Cette lumière est une force qui vient de l’intérieur, un pouvoir de vie qui s’épanouit. « Ce n’est pas une force physique, ni morale ; ce n’est pas une volonté, ni une idée intelligente. C’est tout cela à la fois, sans doute, et beaucoup plus encore. C’est un regard (…) absolu comme le bleu du ciel, qui va droit en moi et voit ce qu’il y a d’élémentaire, d’illimité » p.269.

Le regard est lumière, droiture, vertu, à la foi soif du réel et dignité qui éclaire, beauté de la vie telle qu’en elle-même, élan de grâce. « Leur regard contient la force même de la vie, à la fois spectacle et acte. (…) C’est comme si tout était inachevé et, en même temps, évident, tangible, pareil au destin écrit dans les livres » p.271.

Ce sont des regards sauvages, des regards de gens simples ou d’enfants, des regards bruts et directs, sans les afféteries mensongères de la civilisation ni les calculs du statut social. « Il y a tant de regards ternes, avides, arrêtés, il y a tant de visages brouillés, corrompus, engraissés, qui montrent ce qu’il y a d’inutile et d’imbécile dans l’espèce humaine ! Yeux morts, yeux gelés, yeux vides, visages marqués par la vie nulle. Il y a tant d’hommes, de femmes, partout, que l’on voit comme l’employé derrière son guichet, que l’on oublie aussitôt » p.272. Cette charge contre notre civilisation administrative, bourgeoise et prédatrice tient tant au cœur de l’auteur qu’il a placé dans cette citation le seul point d’exclamation de tout son livre de 317 pages ! Les yeux vides des bureaucrates de la vie nulle rappellent les ‘vaches multicolores’ qui ruminent dans les villes de Nietzsche (Ainsi parlait Zarathoustra). Ces gens-là ont un regard de poisson mort, ils ne transmettent rien, ils sont nuls – néantisés par leurs routines, convenances et aliénations.

A l’inverse, « La vertu est dans son regard qui rend tout exact et fort. Quelle est cette acuité qui n’a besoin d’aucune science ? Est-ce la force d’une conscience extérieure, une conscience instinctive, qui va droit au but, sans prendre garde au brouillage du monde ? Est-ce une qualité, un don, à l’égal d’un regard divin ? Je ne peux le comprendre bien, et pourtant c’est ainsi : la vertu est simple, sans détour, sans mélange. Elle ne s’apprend pas, elle est l’expression pure qui découle de la vie, telle quelle… » p.272 Intransigeance, goût de la justice, désintéressement, droiture, haine du mensonge et génie des situations matérielles découlent pour Le Clézio de cette simplicité originelle.

Elle donne le pouvoir d’aller jusqu’à la réalité même. « Je reconnais ceux et celles qui ont cette vertu à la discrétion de leur regard, à leur élégance naturelle. Ils marchent au milieu des autres, si semblables aux autres qu’on ne saurait les distinguer d’abord. Pourtant, ils éclairent autour d’eux, ils donnent la paix. Leur pouvoir n’est pas fait pour combattre. C’est une force qui agit comme la conscience, à distance » p.273.

Phrases critiques en échos au culte de la grève, ancré dans les mœurs françaises, comme si « la politique » se résumait à brailler en chœur plutôt qu’à affiner ses arguments et à se mettre tous ensemble pour négocier des compromis. Le Clézio montre que le refus n’est pas la révolte. « La révolte est un sentiment destructeur, avilissant. Ceux qui s’y installent rejoignent les autres menteurs, car ils se complaisent à faire durer cette colère morte. Agressifs contre tout ce qu’ils voient, contre tout ce qu’ils approchent, ils ont transformé sans s’en rendre compte leur colère ancienne en méchanceté et en aigreur. (…) Je reconnais la beauté de ceux et celles qui refusent ; la continence, le contrôle de soi-même font leur visage pareil à la pierre, et leur regard est plein de cette lumière libérée. Ils refusent la facilité des systèmes, les jugements, la facilité de l’amoralisme, l’argent. Ils refusent, non par orgueil, mais par nécessité, parce que la vie est pure et sans compromis. Solitaires, donc, car ceux qui refusent ne sont pas aimés. Leur visage effraie les autres hommes, leur regard les trouble et les gêne, comme ce regard trop sombre des jeunes enfants. Comment ne peut-on pas aimer l’argent, la gloire, les plaisirs, l’intelligence, le pouvoir ? Comment peut-on être autrement ? Mais eux ne cèdent pas. Ils ne veulent pas. Ils ne le disent pas, ils n’expliquent rien, ne proclament rien. Simplement, leurs visages sont beaux, et ils regardent le monde silencieusement, sans mépris, sans crainte, avec la transparence et la lumière de ce qui est vrai, de ce qui ne se trompe jamais » p.298.

Refuser la facilité des systèmes… en ces temps d’élections où l’extrémisme pousse à brailler par ressentiment, une bonne leçon aux Français !

Le Clézio, L’inconnu sur la terre, 1978, Gallimard L’Imaginaire, 317 pages, 9.5€

Les livres de Le Clézio chroniqués sur ce blog

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Diderot et les principes

Dans ses Contes, Denis Diderot s’amuse en même temps qu’il observe la société de son temps. L’époque Louis XV était libertine, mais ne pas croire que le libertinage se résume à la bagatelle. Comme en mai 68, le sexe est le révélateur de la liberté. Le désir est sans loi, anarchique par essence ; c’est sa réalisation dans le monde réel qui est réglementée : par la société, par la loi, par la religion. Secouez-moi tout ça ! Il faut remettre en cause périodiquement ce qui est institué, en juger du raisonnable. Être humain c’est d’abord de libérer des entraves, « faire craquer ses gaines » dira Gide. D’où le danger social et politique d’une libération sexuelle ; d’où le retour au rigorisme moral pétainiste en cas de crise, qu’incarne aujourd’hui un François Bayrou par exemple. Lire Diderot c’est un peu lire Cohn-Bendit, le style en plus. Contre les coincés, les pisse-froids, les réactionnaires.

‘Madame de La Carlière’, écrit en 1772, incarne cette lutte entre « les principes » et les désirs. Un jeune homme qui a beaucoup vécu, successivement prêtre, juge puis soldat, jure fidélité devant le monde à Madame veuve de La Carlière. Il lui fait un enfant qu’il adore. Mais un écart de conduite lui fait aimer une ancienne bonne amie, manipulatrice et haut placée. Il lui écrit, elle lui répond, et ces lettres fatales seront son malheur. Madame de La Carlière devenue Desroches redevient La Carlière. Elle le quitte devant le monde comme elle l’avait accepté : dans un salon après dîner, devant la société rassemblée.

Dès lors celle-ci, aussi bête que versatile, accuse l’ex-mari de tous les maux. Madame de La Carlière dépérit et le bébé qu’elle allaite meurt de consomption ; sa mère la suit de désespoir, ce qui fait mourir la grand-mère usée par la vieillesse ; quant au frère, qui a repris le régiment du chevalier, il est tué au combat ! Tout cela est, selon le préjugé social, « la faute à » ce malheureux mari. C’est que la foule est bête et que le plus simple est de trouver aux maux un seul bouc émissaire ! Pourtant, écrit Diderot, il s’agit moins « des vices de l’homme que des conséquences de nos législations absurdes, sources de mœurs aussi absurdes qu’elles et d’une dépravation que j’appellerais volontiers artificielles » p.538.

Le mariage est-il ce sacrement irréversible que l’Église veut « pour l’éternité » ? Est-ce compatible avec la contingence humaine ? Passe encore lorsque des barbons de 50 ans épousent des filles de 14 qui se retrouvent veuves et riches à la trentaine, ce qui leur permet les plaisirs après le devoir. Mais lorsque la vie s’allonge, est-ce bien raisonnable de jurer abstinence pour un demi-siècle ? Diderot fustige la soi-disant « vertu » des épouses, qu’incarne La Carlière. Est-ce moral, au sens de la raison, de jeter son homme parce qu’il a eu un écart ? N’y a-t-il pas là quelque rigidité morale ? Une perversion des sentiments humains vers la psychose paranoïaque ? Freud trouvera beaucoup de perles chez Diderot, il a inventé moins qu’on le dit.

Le sexe est l’exubérance spontanée, l’affection un attachement raisonné. Entre les deux se joue les enjeux, plus sociaux qu’humains, de la fidélité et de la vertu. Le mariage, pense Diderot, est un contrat en ce monde, pas un esclavage divin. S’il y a contrat, existent aménagements et dédommagements ; il ne s’agit pas de bien ou de mal tranché une fois pour toutes, béatitude ou damnation éternelle. La fidélité morale n’est pas la fidélité sexuelle, même si la grossesse peut être un motif de rupture. Ce qui importe est que le plaisir de l’une ou de l’un (Diderot alterne les héros et les héroïnes dans ses Contes) ne soit pas motif suffisant à rompre – par exemple que les enfants soient bien les siens.

« Mme de La Carlière est très aimable, sans contredit ; elle avait fait ses conditions, d’accord : c’est la beauté, la vertu, l’honnêteté même ; ajoutez que le chevalier lui doit tout ; mais aussi vouloir dans tout un royaume l’être unique à qui son mari s’en tienne strictement, la prétention est par trop ridicule… » p.533. Le bonheur des Lumières commence par la liberté, et celle-ci s’acquiert en politique comme dans les mœurs. Il s’agit ni de se laisser enfermer en couvent contre sa volonté (‘La Religieuse’), ni dans le mariage par les principes (‘Madame de La Carlière’), ni dans les convenances religieuses et sociales (‘Les bijoux indiscrets’). L’acte sexuel n’est pas moral, mais physique ; la vertu intransigeante n’est qu’un préjugé qui pose en société, un geste d’égoïsme orgueilleux qui n’a rien à voir avec l’amour. La Carlière est au fond « inflexible et hautaine bégueule » p.538. Car l’être humain est successivement plusieurs, libertin, tendre époux et inconsolable veuf. Le figer dans son passé est aussi indigne que de le figer une fois pour toute dans sa naissance. Diderot attaque ainsi le préjugé nobiliaire qui veut que le sang bleu face de race un être supérieur. Mais si cela commence d’être admis en 1772, pourquoi s’accrocher à la même erreur sur le passé des gens ?

Diderot n’a pas de mots assez durs pour fustiger la bêtise sociale, les préjugés de société, le moutonnisme de foule. « C’est ici que je vous prie de détourner vos yeux, s’il se peut, de Mme de La Carlière pour les fixer sur le public, sur cette foule imbécile qui nous juge, qui dispose de notre honneur, qui nous porte aux nues ou qui nous traîne dans la fange, et qu’on respecte d’autant plus qu’on a moins d’énergie et de vertu » p.533. Les faibles et les inintelligents sont les plus conformistes ; ceux qui ont peur d’eux-mêmes se réfugient dans « ce que tout le monde fait ». Ils se sentent ainsi responsables mais pas coupables, comme disent si bien les veules politiciens.

Denis Diderot, Madame de La Carlière, 1773, Contes et romans, Gallimard Pléiade, 2004, édition Michel Delon, 1300 pages, €52.25

Denis Diderot, Madame de La Carlière, 1773, Contes et entretiens, Garnier-Flammarion, 1993, 245 pages, €5.51

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Albert Camus, Noces

Dans le recueil ‘Noces’, écrit vers 1937 à 24 ans, le premier texte est une merveille. ‘Noces à Tipasa’ chante le bonheur de vivre, d’être tout simplement au monde, dans le paysage, en accord avec ses dynamiques. La richesse présente est si vaste qu’elle submerge. Il n’y a plus ni riche ni pauvre, ni puissants ni misérables, ni vallée de larmes ni promesse de paradis. Aucun plus tard offert à l’imagination ne peut égaler l’écrasante omniprésence de l’instant.

Tipasa est une cité romaine ruinée à quelque distance d’Alger, au bord de la Méditerranée et au pied du Chenous. « Au printemps, Tipasa est habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l’odeur des absinthes, la mer cuirassée d’argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la mer à gros bouillons dans les amas de pierres. » Ainsi commence le texte, tout empli d’observation attentive et d’empathie pour l’univers. Camus jeune est un païen qui vibre aux rythmes naturels ; il a en lui cette grande joie de vivre, cette énergie qu’il ressource au soleil et au vent, aux flots et à l’odeur des herbes.

« Nous marchons à la rencontre de l’amour et du désir. Nous ne cherchons pas de leçons, ni l’amère philosophie qu’on demande à la grandeur. Hors du soleil, des baisers et des parfums sauvages, tout nous paraît futile. » Foin des grands mots, des attitudes théâtrales, des postures héroïques tourmentées – la philosophie n’est pas dans la masturbation intello à la Hegel, ni dans les engagements à la Sartre, ni dans les prises de position des vertueux clamant leur vertu à la face des autres. La philosophie est l’art de bien vivre, dans la lignée des Grecs et de Montaigne. Elle est d’être ici et maintenant, et de réaliser au mieux sa condition d’homme.

« Ce n’est pas si facile de devenir ce qu’on est, de retrouver sa nature profonde. » Pour cela, il faut s’accorder à ce qui nous entoure, sans vouloir le contraindre, ni imaginer un ailleurs meilleur. « J’apprenais à respirer, je m’intégrais et je m’accomplissais. Je gravissais l’un après l’autre des coteaux dont chacun me réservait une récompense… » Fais ce que dois, tu n’es ni dieu ni diable mais homme tout simplement. Roule donc ton rocher comme le titan sur la montagne, puisque telle est ta condition. « Il faut imaginer Sisyphe heureux ».

« Voir, et voir sur cette terre, comment oublier la leçon ? Aux Mystères d’Eleusis, il suffisait de contempler. Ici même, je sais que jamais je ne m’approcherai assez du monde. Il me faut être nu puis plonger dans la mer, encore tout parfumé des essences de la terre, laver celles-ci dans celle-là, et nouer sur ma peau l’étreinte pour laquelle soupirent lèvres à lèvres depuis si longtemps la terre et la mer. » Le bonheur est le simple accord de l’être avec ce qui l’entoure. Bonheur encore plus grand dans le plus simple appareil, sens en éveil, tout entouré de nature.

Car la vérité humaine est la vie éphémère, celle du soleil qui précède celle de la nuit comme la vie précède la mort. Toute cité devient ruines et le bâti retourne à sa mère la nature. Est-ce pour cela qu’il ne faut point bâtir ? L’homme n’est pas un dieu, il ne vit pas dans l’éternité et son destin est tragique : il vit d’autant plus au présent qu’il n’existait pas au passé et qu’il n’existera plus au futur. Il se condamne à mourir par le seul fait de naître. Mais, durant sa courte vie, il construit pour lui et avec les autres. D’où son exigence d’agir ni pour plus tard ni pour ailleurs mais ici et maintenant son vrai destin d’homme.

« J’aime cette vie avec abandon et je veux en parler avec liberté : elle me donne l’orgueil de ma condition d’homme. » C’est la grandeur de la bête intelligente d’être consciente de son destin. Lucide comme la lumière, exigeant la vérité qui tranche comme le rai de soleil. « Je ne revêts aucun masque : il me suffit d’apprendre patiemment la difficile science de vivre qui vaut bien tout leur savoir vivre. » La société, en effet, déforme. Trop contrainte de puritanisme paulinien, de mépris d’Eglise pour l’ici-bas, de convenances bourgeoises. Il faut se découvrir, se construire, se prouver. « Connais-toi toi-même », exhortait le fronton  du temple d’Apollon à Delphes ; « deviens ce que tu es », exigeait Nietzsche ; « fais craquer tes gaines » proposait Gide ; soit « ami par la foulée » criait Montherlant. Ce sont les références d’Albert Camus en ses années de jeunesse, auxquelles il faut ajouter Jean Grenier, qui fut son professeur.

« Tout être beau a l’orgueil naturel de sa beauté et le monde aujourd’hui laisse son orgueil suinter de toutes parts. Devant lui, pourquoi nierai-je la joie de vivre, si je sais ne pas tout renfermer dans la joie de vivre ? Il n’y a pas de honte à être heureux. Mais aujourd’hui l’imbécile est roi, et j’appelle imbécile celui qui a peur de jouir. » Les ‘Noces’ de Camus sont celles de l’être et du monde, celles de l’auteur avec sa terre maternelle. Les autres textes du recueil sont dans le ton : le vent à Djémila, l’été à Alger, le désert dans la peinture italienne. Il s’agit toujours de se plonger dans le monde, de se mettre en accord avec lui, d’accomplir pleinement son destin humain. Ce n’est pas simple hédonisme, mais bel et bien vertu. Le soleil égal donne la même couleur aux gens ; l’amour et l’amitié font jouir et faire ensemble ; le respect de la nature qui exalte et qui permet rend libre, avec le sentiment d’éphémère. Égalité, fraternité, liberté, c’est toute une philosophie de jeunesse qui est donnée là. L’élan, la vigueur, l’entente.

Le persiflage intello français aime à répéter ce bon mot qu’Albert Camus serait un philosophe pour classes Terminales ; il apparaît plutôt comme un philosophe de la jeunesse. En mon adolescence j’aimais bien Sartre pour son exigence de liberté ; je me suis très vite senti plus attiré vers Camus, à mon œil moins histrion. Chacun choisit selon son tempérament.

Albert Camus, Noces suivi de l’Eté, 1938, Folio €5.41

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