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Stendhal, L’abbesse de Castro


Ce court roman écrit de part et d’autre de La Chartreuse de Parme est plus romanesque que romantique et analyse la passion de façon clinique. Le beau rôle est au mâle, Jules, jeune campagnard brave et droit ; le rôle faible est à la femme, Hélène, trop riche héritière pour avoir formé son caractère. L’histoire stendhalienne est inventée à partir d’un manuscrit italien et se situe dans les années 1570.

Jules tombe amoureux d’Hélène par hasard, en passant sous les fenêtres de son palais ; elle a « à peine 17 ans », lui 22. Le père Campireali, outré d’une telle audace en apprenant par la rumeur villageoise l’attrait qu’a pour sa fille un gueux, le reproche au jeune homme, lui faisant sentir toute la différence de classe entre lui et eux : « toi qui n’a même pas d’habits pour te couvrir ! », lui lance-t-il. Aussi Jules passe-t-il désormais la nuit venue, pour ne pas montrer sa vêture. Emoustillée et en attente, comme toute jeune fille vierge de 16 ans à peine sortie du couvent, Hélène se montre à sa fenêtre, lumière allumée. Jules qui tend par une longue canne de roseau un bouquet dans lequel une lettre lui révèle sa passion.

Hélène a pour premier mouvement la pitié pour le jeune homme, qu’un coup d’arquebuse peut surprendre à tout instant au pied du palais ; son père et son frère veillent. Son second mouvement est qu’elle ne le connaît presque pas mais qu’elle l’aime le plus après sa famille. C’est ainsi que l’amour s’engrène, comme une roue dentée. Les lettres se succèdent, les péripéties aussi, des rendez-vous physiques sont pris, des déguisements requis, l’attrait du danger exalte les sentiments tout en excitant le bas-ventre. Hélène cède…

Mais Jules, qui la tient dans ses bras au point de ravir sa virginité, entend sonner la cloche du monastère ; il croit que la Madone lui fait un signe – et il renonce. Cette abnégation est une duperie, une de plus que la religion a dans son escarcelle pour tenir les humains dans les griffes de son clergé.

De cet acmé, l’histoire passionnelle ne peut que redescendre ; depuis ce moment sublime le cœur ne peut que s’abimer ; l’amour purifié par l’abnégation ne peut que se flétrir – lentement et à regret, mais inexorablement. Car si Hélène eût été pénétrée, le mariage se fut accompli et la mère aurait pardonné. Or rien de tout cela – et la tragédie peut se dérouler, le lecteur sait d’avance comment elle finira.

Le monastère forteresse sera violé par le désir, la religion ridiculisée par la simonie et l’orgueil du pouvoir, Hélène flétrie par l’absence de l’aimé. Jules va engager des brigands comme lui pour investir le monastère et enlever la fille, mais rien ne se passe comme prévu et il doit se retirer sans succès et blessé, la moitié de sa troupe tuée. Le prince Colonna, qui le protège en souvenir du capitaine son père, l’exile en Espagne et ailleurs avec un brevet de colonel. Sa mère persuade Hélène que Jules a trouvé la mort au Mexique.

L’amante orpheline décide alors de rester au couvent où son chéri fut blessé, mais elle divague. Freud dirait que la matrice lui monte à la tête : elle veut être abbesse, dépense des sommes folles pour aménager le monastère en sanctuaire à son amour, consent à des caprices sexuels avec le jeune évêque. Au point d’en être engrossée et de donner naissance secrètement à un bâtard vite abandonné à une paysanne.

Mais Jules revient, auréolé de gloire et confirmé colonel. Hélène a vent de ces rumeurs ; elle n’a pas su se garder, elle est au désespoir. Si le jeune homme a été manipulé par son mentor pour servir ses desseins politiques, la jeune fille a été vampirisée par sa mère dont l’amour envahissant lui a fait dénoncer tout et croire n’importe quoi. Trop de sensibilité rend bête, montre Stendhal : seule la raison peut maîtriser les situations, garder les passions à leur place et faire servir les pulsions. Les amants, qui auraient pu se rejoindre, en sont empêchés.

Stendhal oppose habilement le monde des brigands à celui des princes, et toute sa faveur va aux premiers. N’ayant rien, vivant de peu, ils n’ont que leur vigueur physique et leur énergie morale pour assurer leur moi. Ils se font donc eux-mêmes plutôt que de se donner seulement la peine de naître. Leur rébellion est idéalisée dans l’imaginaire du peuple, en compensation du joug des seigneurs. L’adversité forge le caractère, pas les riches habits ni surtout le couvent. Les bravi osent le risque, tout comme le volcan endormi aux portes de Rome. Si ce dernier a fertilisé assez la terre pour voir croître une forêt si dense qu’elle en est noire, la Faggiola, les brigands ont hérités de leurs ancêtres romains la vigueur et la vertu. L’honneur, s’il est constamment à la bouche des nobles, n’est pas leur fort en pratique ; tandis qu’il est au plus haut chez les bravi, en témoigne Jules. Le Monte-Cavi, lieu de convergence tellurique, géographique et mentale, temple à Jupiter devenu monastère, est le point central des amants désunis, là où va se nouer la tragédie.

Stendhal oppose aussi les pères aux mères, les premiers autoritaires et absents, les secondes volontiers « mères juives » comme on dira plus tard, possessives et castratrices, surtout pour leurs filles. Jules est en quête d’un père parce qu’il n’a plus le sien, Hélène avoue tout à sa mère parce qu’elle l’aime à en mourir. Les deux se font manipuler naïvement et sont indécis à accomplir leur amour pourtant si fort. Oh que c’est beau !… Mais cette posture où chacun reste obstinément soi tue tous ceux qui vous aiment.

Impitoyable analyste rationnel des passions forcément irrationnelles, Stendhal donne ici tout son élan, servi par des héros à la hauteur du tragique et par un paysage puissant. Ce court roman des Chroniques italiennes mérite d’être connu.

Stendhal, L’abbesse de Castro, 1839, in Chroniques italiennes, Folio 1973, 373 pages, €8.20  / e-book format Kindle €1.98

Stendhal, Œuvres romanesques complètes III (comprend aussi La chartreuse de Parme et Lamiel, entre autres), Gallimard Pléiade, édition Yves Ansel et coll., 2014, 1498 pages, €67.50

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Jean Tirole, L’économie du bien commun

jean tirole economie du bien commun

L’intérêt de ce gros livre est qu’il est récent, se lit très facilement, et met à la disposition du grand public des recherches économiques le plus souvent publiées par des spécialistes et en anglais. L’auteur résume dans plusieurs chapitres des recherches qu’il a entreprises lui-même ou en collaboration sur les trente dernières années, ce qui renouvelle largement la pensée convenue des économistes de tribune trop médiatiques pour être honnêtes, et autres déconomistes « atterrés ». Car l’un des mérites de ce livre est de livrer des faits et des arguments, pas de l’idéologie. Même si le titre se situe résolument dans le sens du collectif.

Rappelons que Jean Tirole est l’un des rares français à avoir obtenu le prix « Nobel » d’économie (vos gueules, les cuistres ! tout le monde sait qu’il s’agit du « prix de la Banque de Suède » car Alfred Nobel considérait l’économie comme une discipline aussi vaine que l’alchimie). Il livre au public un menu consistant, même s’il est parfois elliptique, format oblige ; mais il renvoie à des références (le plus souvent en anglais). Il diffuse les recherches fondamentales récentes sur la théorie de l’information et sur la finance comportementale, peu connues du grand nombre. Nul citoyen français n’aurait droit à ces études spécialisées si Jean Tirole n’avait pas fait l’effort de vulgarisation nécessaire.

Il expose en 4 parties et 17 chapitres son économie du bien commun :

  1. La première examine économie et société, ce qui entrave la compréhension, les limites morales, le métier de chercheur en économie, l’aller-retour entre théorie et évidence empirique (le terme d’évidence est un anglicisme, le terme le plus exact serait plutôt témoignage ou preuve) ;
  2. La seconde fixe le cadre institutionnel de l’économie, l’Etat et l’entreprise, plaidant pour la réforme afin de s’adapter au monde qui vient, et à la responsabilité sociale ;
  3. La troisième, la plus longue, aborde une série de thèmes d’actualité avec la profondeur du chercheur, le défi climatique (un brin indigeste), le chômage (je l’ai évoqué en détail dans une précédente note), la construction européenne, à quoi sert la finance, la crise financière de 2008 ;
  4. La quatrième étudie l’enjeu industriel, fort à la mode dans les débats politiciens. Jean Tirole y met de la clarté, posant l’écart entre politique de la concurrence et politique industrielle, prouvant combien le digital modifie la chaine de valeur, mettant en garde contre l’ignorance des défis numériques à l’organisation sociale, considérant l’innovation et la propriété industrielle et ouvrant des pistes pour réguler de façon incitative.

Il n’est pas possible, en deux pages, de rendre compte de la richesse du livre, seulement d’en donner quelque aperçu. Le fondement est exposé p.15 : « la recherche du bien commun passe en grande partie par la construction d’institutions visant à concilier autant que faire se peut l’intérêt individuel et l’intérêt général ». Ce livre est un outil de questionnement, il n’apporte aucune solution toute faite, il insiste en revanche toujours sur la complexité et sur la nécessité d’évaluer toute action avec l’œil de l’économiste, pour être utile à la société.

L’économiste est un chercheur, pas un énarque, et Jean Tirole n’est pas tendre pour les grenouilles généralistes qui prétendent se faire plus grosses que le bœuf : « Nous verrons tout au long de ce livre comment l’hubris – en l’occurrence une confiance trop forte dans sa capacité à faire des choix de politique économique – peut, en conjonction avec la volonté de garder un contrôle et donc le pouvoir de distribuer des faveurs, conduire l’Etat à mener des politiques environnementales et de l’emploi néfastes » p.45. L’exigence de réalisation des objectifs laisse trop souvent la place à « des postures ou des marqueurs à effet d’annonce » qui sont inefficaces et « dilapident l’argent public » p.59. De même, à propos des produits « toxiques » : « Sciemment ou non, des collectivités locales utilisent un produit dérivé afin d’améliorer la présentation des comptes à court terme ou pour se créer artificiellement un risque au lieu d’en éliminer un : de la roulette à l’état pur » p.395. Les cris d’orfraie des Mélenchon et autres « atterrés » ne sont donc pas vraiment justifiés… A propos de la crise financière de 2008 : « Comme la crise de l’euro, évoquée dans le chapitre 10, elle a pour origine des institutions de régulation défaillantes : de supervision prudentielle dans la crise financière, de supervision des Etats dans la crise de l’euro. Dans les deux cas, le laxisme a prévalu tant que ‘tout allait bien’ » p.461. Et si les politiciens balayaient devant leur porte avant d’accuser les autres ?

Sur la construction européenne, l’auteur pointe que « l’action européenne a réduit les écarts de revenus et que, même en tenant compte des calamiteuses dernières années, les institutions européennes ont dans l’ensemble contribue à la croissance » p.351. La crise de la zone euro est due à l’écart croissant de compétitivité entre Etats réformateurs et ceux à courte vue, entre 1998 et 2016, en gros l’Europe du nord contre l’Europe du sud (France incluse) où « les salaires ont augmenté de 40% quand la productivité n’a augmenté que de 7% » p.354. Et nos politiciens, d’autant plus véhéments qu’ignares, de nager en pleine contradiction : « on ne peut à la fois insister sur la souveraineté et exiger un plus grand partage des risques. Et c’est là le fond du problème » p.381. Les études montrent que « l’Etat-providence est la plupart du temps plus développé dans les communautés homogènes » p.387.

Le livre de Jean Tirole est consistant, mais écrit gros. Chacun des chapitres peut se lire séparément, à quelques exceptions près ; je vous conseille d’ailleurs de les consommer par étapes, selon votre intérêt, car le style très « plat » de l’ensemble, s’il est de bon ton dans la neutralité scientifique, est peu plaisant à haute dose. Jean Tirole est économiste, pas écrivain, mais il fait un effort très louable de clarté.

Jean Tirole, L’économie du bien commun, 2016, PUF, 629 pages, €18.00

e-Book format Kindle, €14.99

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Marcel Gauchet, La condition historique

marcel gauchet la condition historique

Visage carré, menton en avant, lèvres pincées, Marcel Gauchet a tout du curé laïc. Il a d’ailleurs été instituteur après l’École Normale de Saint-Lô. Il s’intéresse à l’humanité, à l’homme dans la société. Ces entretiens, publiés en 2003, permettent d’aborder son œuvre sans le jargon qui souvent l’accompagne. A l’heure où certains sont tentés de mélanger à nouveau État et religion, la vision historique de Marcel Gauchet est plus que jamais nécessaire pour bien comprendre.

Mais plutôt que de lire son dernier livre Comprendre le malheur français, passablement mauvais si l’on en croit certains, relisons La condition historique, parue en 2003, bien plus intéressant.

L’État a surgi de la révolution religieuse. Dans les croyances primitives, les ancêtres dictaient la loi aux vivants. Avec l’État, la loi passe entre les hommes vivants, séparant ceux qui sont fondés à commander et les autres. L’État vient de Dieu, l’unique, qui est « un dieu ethnique qui a la particularité d’être un dieu au-dessus de tous les dieux des autres » p.95. Il a été inventé par un « peuple dominé dont le problème est de dominer spirituellement ceux qui le dominent politiquement » p.96 -autrement dit le peuple juif.

Dieu investira l’État par l’Église. Poussé à l’extrémité, cela donnera l’islam : « Qu’est-ce que l’islam en effet, sinon la rationalisation de l’idée monothéiste par un homme simple et solide qui n’était en rien un profond théologien mais un bon esprit rigoureux, un patriarche de bon sens soucieux de remettre les choses ‘à plat’ ? » p.122.

La bifurcation de l’histoire chrétienne arrive autour de l’an mil, lorsque la forme pleine de l’Un se retrouve dans l’indivision des sociétés sauvages. L’Église rétablit l’unité ontologique en conjuguant autorité spirituelle et temporelle dans l’attente de la seconde venue du Christ. Elle se pose en intermédiaire obligé entre ciel et terre. Dans le collapsus de l’Empire apparaît un type de rapport social nouveau, recomposé depuis les unités de base de la famille, du village et du terroir. Les moines prennent le pouvoir contre les prélats corrompus et affiliés aux grands.

Le protestantisme sera le retour à l’esprit de médiation directe du Christ, contre la médiation par l’institution. Le pouvoir politique sera contraint de trouver une autre légitimation que le sacre d’Église. Vers 1600, surgit alors « notre » notion moderne d’État.

La sortie de la religion s’est faite en trois mouvements :

  1. 1500-1650 : ère théologico-politique, absolutismes après les guerres de religion, Hobbes et l’État-Léviathan. Le consensus des élites françaises est très fort pour sortir des guerres de religion et des féodalités de toutes espèces par l’État absolu.
  2. 1650-1800 : ère théologico-juridique, Rousseau et la Révolution française, le citoyen-militant et le culte de l’Être Suprême.
  3. 1800-1880 : ère historique, mouvements nationaux et universalisme en réaction à la Révolution française et à ses armées, Schelling, Fichet, Hegel. L’Allemagne est victime et l’expansionnisme révolutionnaire accuse un retard, lui donnant de bons motifs d’être critique. L’Allemagne reste profondément marquée de religiosité, contrairement à la France où la déchristianisation au 18ème siècle a été très forte. « La société de l’histoire est une société de travail, de production, elle sera la société de l’économie » p.248.

La suite, c’est la pathologie totalitaire, puis le triomphe des démocraties, du mouvement scientifique et du capitalisme (les trois sont liés). « La société civile est fondée à revendiquer sa liberté par sa capacité d’initiative et d’invention. Elle est le laboratoire de la production de l’histoire et, à ce titre, le siège de la légitimité » p.249. L’État n’est qu’au service de sa puissance dynamique, expression et instrument de la société, plus au-dessus. « Je fais partie de ceux qui pensent que ce n’est pas l’économique qui explique le politique, mais que c’est le politique qui est premier, qu’il faut en expliquer la configuration du dedans de lui-même et que c’est à partir de là qu’on peut comprendre comment l’économique se sépare et influence l’ensemble » p.16. Ce n’est pas le mouvement spontané des échanges qui explique la dynamique sociale, ni l’économique qui assure la cohésion de la société.

Après l’âge de l’organisation jacobine par l’État (dû à la reconstruction d’après-guerre), l’explosion de mai 68 « marque la fin de l’État technocratique à la française, où l’on conduit les gens sans leur demander leur avis et sans leur dire où, mais pour leur bien ! » p.41. Le rejet du villepinisme, du ségolénisme Royal puis des lois imposées à la hussarde par Manuel Valls me paraissent ressortir de la même réaction.

« L’autonomie, en pratique, c’est l’historicité, c’est la quête de soi au travers du changement conscient et délibéré, avec ce que cela implique d’ouverture sur l’inconnu du futur et d’efforts toujours à reprendre pour ressaisir et gouverner tant bien que mal l’œuvre du devenir » p.201.

Marcel Gauchet ne croit pas en l’effervescence créatrice des marginaux : « Je ne parviens pas à voir dans cette radicalité irresponsable autre chose qu’une corruption de la démocratie (…) La spontanéité protestataire consiste à réclamer des droits ou à émettre des revendications dont on charge l’oligarchie en place de se débrouiller, en se lavant les mains des suites. L’esthétique de l’intransigeance et le culte de la rupture dissimulent une attitude profondément démissionnaire » p.160. Et pan sur le bec des gauchistes et autres « alter » du mouvement social, réactualisé en Nuit debout. Dégagent-ils un avenir ? Proposent-ils des solutions viables ? Non pas : « il est clair que la protestation passionnelle contribue à l’obscurcissement du présent et nourrit l’impuissance collective » p.350. Pour Nuit debout, on verra si l’aurore peut advenir.

Pourquoi ? Parce que « les intellectuels ont eu leur siècle d’or au 20ème siècle. Ils ont été propulsés au pinacle par le culte de la révolution et par le culte subséquent de la radicalité critique. Il en est résulté une véritable rente de situation pour eux. (…) Ses avantages sont énormes. Le premier est de recueillir les bénéfices de la radicalité théorique sans avoir à en payer le prix, sous forme de travail et de difficulté. La posture tient lieu de contenu. (…) Par la même occasion, vous accédez à l’authenticité morale en vous dégageant des compromissions avec l’ordre établi. (…) Dernier avantage, et pas le moindre pour des gens par fonction en quête d’audience : la radicalité a l’intérêt de se voir et de s’entendre. (…) Marketing et bonne conscience marchent main dans la main » p.347.

Décidément, rien ne vaut plus que de relire les grands classiques : Marcel Gauchet est de ceux-là.

Marcel Gauchet, La condition historique, entretiens avec MM. Azouvi et Piron, 2003, Folio essais 2005, 496 pages, €10.40

e-book format Kindle, €9.99

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Utopie ou projection pour Nuit debout ?

La mentalité utopiste est un fait psychologique proche de la schizophrénie. L’utopie est fixiste alors que tout ne cesse de changer et que chacun le sait. Elle est antihistorique alors que l’histoire ne cesse de se faire malgré tout et malgré la réticence de tous. Ce pourquoi qui rêve d’un « autre monde » parfait, ici-bas ou au-delà, se situe en-dehors de la réalité. D’où la schizophrénie, perceptible lors des Nuits debout, « un désir de fusion aussitôt remplacé par une envie de séparation définitive » selon le site Doctissimo.

Certains ne le voient pas, qui se contentent de rêver en poètes, certains autres en sont conscients, qui organisent leur utopie rationnellement comme on prévoit le tableau de financement d’une entreprise. Ceux-là savent que le réel va modifier les données et que leur épure ne sera jamais réalisée telle qu’elle a été pensée – mais elle est un guide pour l’action.

Laissons les rêveurs à leurs rêves, leur cas est désespéré. Perpétuellement insatisfaits de ce qu’ils sont et où ils sont, ils n’ont que ressentiment pour ce monde qui ne les a pas récompensés comme ils le voudraient, pour cette société dure qui les ignore comme perdants. Ils ne se posent pas la question de savoir quelle est leur part de liberté qu’ils n’ont pas utilisée, leur part de responsabilité qu’ils n’ont pas prise, leur part d’infantilisme qu’ils n’ont pas surmontée. Ressentiment, paranoïa et complot est leur lot. Soit ils sont niais, soit ils ont « l’intelligence d’un cendrier vide », selon la formule belge à qui l’on doit les Molenbeek et autres lâchetés du laisser-faire et du renoncement.

vierge a l enfant dans le metro alexey kondakov

Gardons le cas de ceux qui anticipent, leur utopie étant la projection dans le futur des choses telles qu’ils voudraient qu’elles soient. Cette tendance-là de l’utopie est un phénomène socio-historique plus qu’une tendance psychologique de fond. Les choses vont mal, et de mal en pis : donc que pouvons-nous penser pour qu’elles aillent mieux, ou dans un meilleur sens ?

Nul ne devient révolutionnaire par savoir, mais par indignation. Le savoir ne vient qu’ensuite remplir et préciser la protestation initiale. Bien sûr, il y a les professionnels du choqué qui se content de gueuler et sont pour cela très contents d’eux. Ils ne veulent surtout pas sortir de cette posture, car il s’agirait de s’engager, de proposer du positif, du concret ; il s’agirait de faire – de s’investir. Ceux-là restent sur « l’Indignez-vous ! » du papy de la résistance, ils discutent à perdre haleine durant les nuits debout (sagement assis devant ceux qui « s’expriment »). Ceux-là « posent des questions », « cherchent à comprendre ». Ils ne feront jamais rien, jamais sûr d’eux ni des autres, surtout pas prêts à aliéner leur individualisme à un projet collectif avec lequel ils seraient – forcément – « pas tout à fait d’accord », puisque telle est l’essence de la démocratie que le débat suivi du compromis. Vous avez là ce qui explique l’échec permanent de la fausse révolution permanente du parti écolo hé hé el Vé (écho à hé ho la gauche) !

La dernière grande utopie laïque fut celle du communisme, dégénérée en socialisme, lui-même crevé par perte de sens. Les intellectuels qui ont adhéré au communisme, tout comme les dirigeants d’origine ouvrière, ont été influencés à la fois par les Lumières et par le catholicisme – les grandes utopies qui ont précédé. L’instituteur et le curé ont inspiré les gamins qui, devenus adultes, ont adhéré aux idées généreuses du paradis futur. Thorez, Duclos, Vassart (secrétaire à l’organisation et représentant du parti communiste français au Komintern) ont eu une très forte éducation religieuse, Benoît Frachon avait un frère curé, Vaillant-Couturier avait été avant 1914 l’auteur de poèmes mystiques. Dostoïevski lui-même, dans son Journal d’un écrivain (Pour 1873, Pléiade) écrivait : « Il est de fait, à la vérité, que le socialisme naissant était alors comparé, même par certains de ses meneurs, au christianisme : il était pris en somme pour une correction et une amélioration du christianisme en fonction du siècle et de la civilisation ». Raymond Aron dira, dans L’opium des intellectuels (1955) que « le communisme me semble la première religion d’intellectuel qui ait réussi ».

C’est ainsi qu’il faut comprendre Nuit debout, du moins la fraction qui discute et veut changer le monde – pas celle qui vient pour jouir, se faire voir et casser du bourge. Fraction qui « cherche à comprendre » et qui est nuit après nuit récupérée par les seuls un tant soit peu organisés, Lordon et son Fakir, par exemple.

Le débat démocratique sur l’agora, mouvement spontané sympathique, dégénère en réunion informelle de toutes les sectes utopistes pour qui le yaka compte plus que la proposition politique pour la cité. S’y manifeste volontiers une pensée alimentée de surenchère révolutionnaire, d’idées courtes et de slogans simplistes « pour les nuls ». Car toutes ces réflexions tournent autour d’une même obsession : la pureté – de la représentation, des votes, des élus, du droit, du travail, des salaires. Rien de plus dangereux que ce fantasme de pureté ! Que ce soit la race, la classe ou l’idée, le pur exclut tous ceux qui lui paraissent contaminés ou carrément impurs. C’est que ce font les islamistes (qu’on ne saurait confondre avec les musulmans), c’est ce que font les gauchistes, les écologistes, hier les communistes, les catholiques – en bref tous ceux qui croient détenir LA vérité unique et éternelle…

me myself and i mediavores

Rien de positif dans cette utopie de « pureté », rien que du négatif au contraire : « ne pas » ci ou ça, empêcher la casse, résister. L’exemple du concept de socialisme nous éclaire à ce sujet. Inventé vers 1840 pour désigner le contraire de ce qui faisait mal, « le capitalisme ». Personne ne savait trop ce qu’était en réalité le capitalisme (système d’efficacité plutôt qu’idéologie) mais cette poupée-vaudou était un repoussoir commode pour tout ce qui n’allait pas. Quant au « socialisme », cette chimère (à qui Marx ne donnera que plus tard une caution « scientifique »), il était un peu en 1840 comme la licorne : une bête fabuleuse qui n’a jamais existé, composée d’éléments disparates pris dans les bêtes réelles. L’utopie de Nuit debout ressemble fort au socialisme infantile d’il y a quasi deux siècles…

Il est vrai que le peuple a besoin d’illusion car la vérité lui parait trop effrayante. Les manipulateurs ont toujours joué sur ce besoin « religieux » de donner du sens là où il n’y a que l’histoire en train de se faire, sans dessein ni volonté. Les Bolcheviks ont ainsi offert la paix, la terre, le pain et le pouvoir aux soviets locaux – leur réalité au pouvoir fut la guerre civile, la collectivisation, la confiscation du grain et la famine, la dissolution de l’Assemblée constituante et le pourvoir absolu du Parti unique et de la Tcheka, son bras armé. Alors que la société occidentale s’appauvrit, économiquement et intellectuellement, que le travail est perçu comme exploitation (sauf aux États-Unis où l’on « crée » des entreprises), que le jouir est élevé au rang de philosophie (après les attentats du 13 novembre), que le terrorisme incite au repli et à l’intolérance, que le matérialisme le plus ras de terre occupe les cœurs et les esprits – l’utopie de la nuit debout semble apporter la lumière.

  • Oui si cette utopie est projection dans l’avenir, consciente des négociations exigées avec les autres citoyens et des adaptations nécessaires avec le réel.
  • Non si elle se contente d’être ce rêve béat du niais qui croit au grand « yaka », aussi intelligent qu’un cendrier vide prêt à s’emplir de n’importe quel mégot capté sur Internet ou auprès des sectes manipulatrices.

Le phénomène religieux, au sens étymologique d’être relié, est un élément permanent du rapport au monde – même si religion ne signifie pas forcément croyance en un quelconque dieu. Mais ce phénomène n’est utile à l’être humain que comme élément dialectique pour le faire avancer, entre transcendance et finitude, entre collectif citoyen et personne individuelle. Pas sûr que la Nuit connaisse jamais son Aube…

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Belinda Cannone, La bêtise s’améliore

belinda cannone la betise s ameliore
Je voudrais vous parler aujourd’hui d’un petit livre léger (210 pages), pétillant (36 chapitres) et qui rend joyeux. Il n’est que de voir en premier la photo de couverture de l’édition originale qui représente l’auteur, toute souriante et malicieuse, belle, jeune, pleine de vie. Depuis, l’auteur s’est effacée devant « la » bêtise : l’autruche qui se cache la tête dans le sable pour ne pas voir les dangers. Belinda Cannone a un beau nom qui enfle sous la langue, qui ronfle dans le palais. Romancière et essayiste, elle analyse les mots et les attitudes. Dans ce petit livre, il s’agit de la bêtise.

Vaste programme ! se serait écrié l’Autre (de Gaulle, évidemment !). Certes, mais elle cerne surtout la bêtise intelligente, bien différente de l’inintelligence ou même de la sottise. Chez tout le monde, aussi sophistiqué et cultivé qu’il soit, des mécanismes produisent de la bêtise : chez vous, chez moi, chez les autres. Pourquoi cela ?

  • Pour se sentir au chaud dans un groupe ;
  • Pour se sentir dépositaire de la force du nombre ;
  • Pour attirer l’attention sur soi en rappelant les évidences de la mode ;
  • Pour dire quelque chose alors qu’on en sait peu.

« Nous avons identifié des mécanismes bêtes ou qui incitent à penser par omission, comme le réflexe, la paresse, la pensée-mode, les bons sentiments, la réduction… – Nous avons aussi repéré des notions ou des pratiques conformistes comme le relativisme, la crainte de la censure, la pétition, le réactionnaire… » p.204. Le réactionnaire est par exemple une figure imaginaire qui sert de posture morale pour faire allégeance au ‘bon côté’. Elle masque par son aspect d’épouvantail, bien évidemment des enjeux de pouvoir ici et maintenant : « A force de pourchasser le réac imaginaire, on ne voit pas le promoteur de l’adaptation qui, lui, nous ruine véritablement » p.61.

Rassurez-vous ! Cette philosophie analytique n’est en rien pesante sous la plume de Belinda (décidément, j’aime ce prénom). Elle met en scène trois personnages et quelques comparses ou faire-valoir, pour imaginer des dialogues plein de sève et ancré dans la vie vraie. « Il n’y a que l’amooûûûr ! » beuglait untel – ici, il n’y a de l’amour, mais aussi de la pensée. L’amour rend bête, mais d’une bêtise joyeuse, non pontifiante, qui ne fait de mal à personne – sauf à soi quand il rend malheureux. Le narrateur aime Clara, belle femme intelligente ; mais il travaille avec Gulliver, célibataire anxieux qui n’a de cesse de creuser les travers d’époque. Clin d’œil flaubertien, tous deux sont copistes, comme les célèbres Bouvard & Pécuchet, mais – modernité oblige – photocopistes (ils travaillent dans une officine de photocopies à la demande). Cela leur laisse le temps de penser, de controverser, d’analyser. Puis ils testent leurs théories dans les « dîners en ville ». Le chapitre sur les bobos (pp.103-109) est à cet égard délicieux !

Le danger de l’accord entre-soi – qui fait si chaud au cœur et rend tout le monde si « sympathique » – « consisterait à privilégier l’accord aux dépens de la vérité, à penser AVEC l’autre plutôt qu’à penser juste, pour la pure jouissance de l’accord » p.15.

Surtout quand cet autre fait partie « de ce relativement petit groupe – les gens intelligents – qui domine la pensée contemporaine » p.21. La pire traduction en serait dans la manifestation festive à motifs ‘humanitaires’ qui cumule tout le politiquement correct de la bêtise de mode : « étalage de bons sentiments, fête et transgression, le résultat est ébouriffant » p.130. Une autre illustration est dans « l’art contemporain » : parce qu’il n’a pas d’enjeu social, parce qu’aller voir ses expositions est une démarche gratuite, parce qu’il « pose » en société (en fonction des valeurs de jeunisme, d’avant-garde, de nouveauté permanente que prône l’époque, d’ésotérisme qui donne l’impression de se sentir initié).

« Ceux-là qui se déclarent le plus résolument dérangeants aujourd’hui se signalent par le fait qu’ils ne dérangent personne et ils s’affichent d’ailleurs dans les musées nationaux et les maisons d’édition huppées. La bêtise, ici, consiste premièrement à se faire le héraut d’une idée terriblement datée en ayant l’impression d’être à la pointe avancée de la pensée – car, je te le dis sans ambages : ça date, de se prétendre dérangeant. Deuxièmement, à ne pas se rendre compte que, quand tout le monde (ministres, présidents de la République et directeurs d’affaires culturelles tout ensemble) aime le dérangement, c’est que ce dérangement ne dérange personne. Donc, aveuglement » p.29.

Que faire pour se garder de la bêtise autant que faire se peut ? « Qui vive ? L’intelligence, selon moi, c’est d’abord cette qualité qui est à la portée de tous : garder l’esprit en alerte » p.56. « S’il avait utilisé intelligemment son intelligence, il aurait ouvert ses oreilles à la nouveauté, il aurait entendu qu’à côté du terme familier l’idée n’était pas habituelle, tandis que lui, comme un vieux crocodile dans son marigot, n’avait cessé de guetter ce qui lui paraissait connu pour le happer et le régurgiter » p. 138. N’a-t-on pas reconnu en cette attitude ce que sont le ‘commentaire’ standard des blogs ?

Désirs, peurs, fragilités, complaisances, ce ne sont que défauts véniels en démocratie apaisée. Mais que deviennent-ils en société totalitaire ? Sait-on que la majorité des Allemands ‘ordinaires’ durant le nazisme n’ont en rien ‘résisté’ au piétinement des valeurs d’humanisme dont ils étaient pourtant pénétrés ? C’est l’objet d’un chapitre pp.185-195 fort éclairant.

sauvons la democratie

« Voilà. La bêtise de l’intelligence tiendrait peut-être à cette fragilité qui rend l’individu incapable de résister à l’idéologie dominante et qui fait que ça REAGIT en lui au lieu qu’il pense » p.80. Et pourtant, « qui ne prend pas le risque de dire des bêtises à toute chance de végéter » p.181. Nous ne sommes ni ange ni bête – soyons déjà, avec nos capacités, pleinement homme ! « Il ressortait de tout cela que la seule attitude responsable était la vigilance : la bêtise s’améliorant et, de ce fait, pouvant toujours nous saisir à notre insu, il fallait sans cesse réexaminer ce qu’on pensait, éventuellement balayer devant sa porte, peut-être retomber dans le conformisme, réexaminer et balayer à nouveau… » p.207.

La seule bêtise est la vanité ; la seule intelligence, l’humilité, me disait très justement l’un des (rares mais ils existent) commentaire judicieux du blog, lors de la première parution de ce billet en 2007. La bêtise est probablement dans le “groupisme” (donc faire la roue devant les autres) et l’intelligence dans la capacité à penser de façon autonome (donc être souvent tout seul avec ses doutes). Hommage donc au christianisme d’avoir encouragé cette autonomie progressive de l’individu – mais heureusement que les Lumières sont venues par-dessus, l’Église ayant tendance à se scléroser, comme tout pouvoir content de soi.

Nulle croyance n’est illégitime – pas plus “être chrétien” qu’autre chose. Ce qui compte est d’être conscient de sa croyance. C’est la seule façon d’écarter les “préjugés” qui naissent d’eux-mêmes sur un peu tout, faute d’intérêt et de connaissance. Les préjugés (juger de tout avant même de savoir) sont les balises incontournables de “la bêtise”. L’effort d’être conscient est cette “vigilance” qu’évoque Belinda. Bien sûr, il s’agit d’un effort, pas seulement d’une attitude quelque peu passive (bien qu’indispensable) du doute.

Belinda Cannone, La bêtise s’améliore, 2007, Pocket agora 2016, €7.30
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France, fille aînée de l’église intellectuelle

L’exception française, en matière de réflexion et de pensée, n’est pas un vain mot.

  • Chacun sait que la France est un pays centralisé à Paris, et que le « milieu intellectuel » à Paris est centralisé encore plus dans les quartiers centraux, en gros entre Notre-Dame et Saint-Germain des Prés – deux églises comme vous pouvez noter.
  • Chacun sait que « le Français moyen » des sondages révère l’État et que le rêve de tous ses fils et filles est à 73% de « travailler dans la fonction publique ». Un peu moins globalement qu’en 2004 à cause de l’hôpital (désorganisé et stressé par les 35h), mais nettement plus qu’en 2004 dans la fonction publique d’État !
  • Chacun constate aussi que la moindre parcelle de petit pouvoir fonctionnaire fait gonfler l’ego de qui le détient – comme s’il était investi d’en haut d’une Mission de service public et de gardien de l’ordre (observez la guichetière, le flic, lisez la réponse du fisc ou de la Sécurité sociale ou de Pôle emploi…).
  • Chacun peut observer, comme le sociologue Philippe d’Iribarne, que celui qui exerce un métier en France sait mieux que tout le monde ce qu’il faut faire et comment il faut le faire, n’acceptant qu’avec répugnance des ordres venus de sa hiérarchie ou des autres métiers pourtant dans la même entreprise. Le « sens de l’honneur » dans le privé est équivalent à la « mission de service public » du fonctionnariat.

« Les intellectuels », en France, ne regroupent pas tous ceux qui pensent, qui réfléchissent à leur pratique, qui philosophent ou qui cherchent – loin de là ! Les intellectuels de droit se réduisent surtout à ceux que les médias nomment de ce nom, c’est-à-dire ceux que le quatuor de presse qui veut faire l’Histoire à Saint-Germain des Prés – donc à Paris, donc en France, donc dans le monde entier – érige en phares de la pensée. Ce quatuor est composé de Joffrin à Libération, de Kahn à la radio après Marianne, de Plenel à Médiapart, de Birnbaum au Monde. Ils sont leaders culturels, faisant la pluie et le beau temps pour désigner les livres que l’on « doit » lire et les pensées qui « méritent » d’être suivies.

Hier volontiers antiparlementaires et pourquoi pas fascistes (Maurras, Drieu La Rochelle, Brasillach, Céline, Jouvenel, Maulnier, Fabre-Luce…), les « intellectuels » ainsi proclamés sont aujourd’hui évidemment « de gauche », évidemment dans le vent, évidemment imbibés de Morâââle. Comme s’il n’y avait pas aussi des intellectuels à droite ou au centre – ou ailleurs.

Si l’on réfléchit un tant soit peu sur ce qu’il est convenu d’appeler ces « intellectuels », force est d’observer qu’ils agissent en bande comme des clercs d’une église. Ils pensent en meute, se veulent toujours « d’accord » avec les gens du même bord « moral » qui est le leur, répètent comme perroquets la doxa du moment, imitent leur leader légitime dont l’infaillibilité donne le ton. Pourquoi ? Pour exister publiquement, pour être reconnus par leurs semblables, pour se poser à la pointe du Progrès, des Droits de l’homme et de l’égalité, voire de l’Histoire en marche.

Rien n’a vraiment changé depuis la naissance de l’intellectuel au moyen-âge…

cure

À l’époque, quiconque n’était pas « bien né » ne possédait aucun pouvoir de fait. La seule façon « noble » d’arriver en société était l’Église. En faisant peur aux chrétiens, par la confession et les prêches enflammés, par la puissance temporelle de son organisation (qui fascinait tant Staline), l’Église « sainte, catholique, apostolique et romaine » se voulait seule légitime dépositaire du message même de Jésus-Christ – c’est-à-dire de Dieu. Sa voix était la voix d’En-haut, sa morale le Commandement-du-Père, son savoir issu des Saintes-Écritures – que nul ne saurait contester sous peine de blasphème, excommunication et damnation éternelle.

D’où la chasse aux hérétiques, l’instauration de l’Inquisition, la mise à l’Index et les bulles du Pape, déclaré « infaillible » en 1870, dès que la puissance de l’Église a commencé à décliner… Ce fut la même chose sous Staline, et les « compagnons de route » même pas membres du Parti communiste criaient haro comme les kamarad sur les boucs émissaires qui osaient critiquer un tout petit peu les « excès » du régime (Gide, Souvarine, Nizan, Camus, Kravchenko, Aron, Soljenitsyne, Simon Leys…).

Aujourd’hui, malgré les incantations à « la démocratie », aux « droits des minorités » – et à la « libre expression » après l’attentat contre Charlie – la posture intellectuelle garde la même trajectoire. Comme les clercs d’église, les intellos se posent comme :

  • Répugnant à l’argent (leur anticapitalisme ne va cependant pas jusqu’à refuser les piges ni les droits d’auteur scandaleusement au-dessus du SMIC lorsqu’ils sont conférenciers, chanteurs ou « artistes »)
  • Pour l’unité de tout le genre humain (ledit genre devant obligatoirement se calquer sur leur propre caste, eux-mêmes se voulant avant-garde du sens et du Progrès)
  • Aimant l’autorité (quand ils en font partie… donc pas De Gaulle tout proche mais Staline ou Mao au loin, oui à l’Écologie… mais pas dans leur jardin)
  • Adorant faire la Morale à tout le monde, investis du rôle de Commandeurs des croyants en leur église germanopratine
  • Poétisant sur « le peuple » et « la nature » en romantiques… urbains

Tout cela vient du dogme catholique et de la pratique séculaire de l’Église catholique. Même les athées, même les « marxistes », tous ces « progressistes » reprennent intégralement le programme catholique qui a si bien réussi dans l’histoire. Les intellos français sont les seuls à le faire en Occident, notons-le. Les Russes tentent de les imiter avec l’orthodoxie, mais cette église-là n’a aucune légitimité « universelle » comme la catholique.

Rousseau, Victor Hugo, Maurras, Sartre, Bourdieu, BHL, Badiou proclament leur répugnance à l’argent, leur aspiration à l’unité, leur préférence pour l’autorité, les commandements de la (seule) Morale, tout en se pâmant d’attendrissement sur les gamins sales et demi-nus du « peuple » des banlieues (ah, le mythe de Gavroche, le mythe de Cosette !), tout en rêvant de « la nature » simple, évidente et « faite pour l’homme » (à condition  de l’organiser en parcs protégés sous la « domination » de fonctionnaires acquis à la cause).

Si d’aventure vous avez le malheur de critiquer leur point de vue, de railler leur naïveté, de rappeler leurs constantes erreurs historiques – vous voilà catalogué : « de droite », « fasciste », « faisant le jeu du Front national » – en bref l’incarnation du Diable comme dans l’Église ! Michel Houellebecq, Alain Finkielkraut, Michel Onfray, en font l’expérience, vrais intellectuels (contrairement à Eric Zemmour qui n’est que journaliste). Ils sont les nouveaux boucs émissaires de la violence mimétique chère à René Girard, les intellos dans le vent rejetant ainsi la part sombre d’eux-mêmes sur des sujets extérieurs voués à l’exécration – afin de « fusionner » bien au chaud dans le nid, avec leurs semblables.

Narcissisme du miroir, égoïsme forcené de la reconnaissance mutuelle, posture théâtrale en public : voilà donc ces « pseudo-intellectuels » – comme dit la ministre, qui n’en fait pas partie. Ils sont donnés en exemple par le quatuor médiatique, en opposition aux autres intellectuels, critiques mais non adulés par les médias. Ne sont-ils pas en carton-pâte  ? Car leur pensée se racornit à mesure qu’ils se posent, tant la soif d’être reconnus et à la mode appauvrit toute réflexion. D’où les tabous du « débat » intellectuel français, les cris d’orfraie à la mention de certains mots, la « reductio at hitlerum » des commentaires sur les blogs. Les invectives moralisatrices remplacent l’argumentation, la violence toute raison. Il s’agit moins de débattre que de se poser, moins de considérer l’autre et ses interrogations que de se considérer soi, comme si beau en ce miroir et surtout devant les autres.

Mais comme le dit Michel Onfray, avec son art si populaire de mettre les pieds dans le plat, « interdire une question, c’est empêcher sa réponse ».

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Sur la gauche bobo

La gauche libertaire est l’une des 4 gauches définies avec brio par Jacques Julliard mais c’est la plus visible – et c’est contre elle que je m’élève parce qu’elle qui occupe les médias en boucle (intellos, experts autoproclamés, universitaires qui ont fait 68, etc.) Il ne s’agit pas de Manuel Valls, de Pierre Joxe ni de certains autres, mais de la constellation des « conseillers » et autres intellos « de gauche » bobo, ultra-parisiens (rapport Tuot sur « la société inclusive », préconisations Terra Nova sur les nouvelles majorités électorales, etc.).

Les dessinateurs de Charlie (et l’économiste) étaient de la génération d’avant, antiautoritaires (antigaullistes et antisoviétiques) dans la lignée de la Commune de Paris, sans être vraiment anarchistes (ils se déclaraient pour le droit).

Ce qui m’agace dans les assauts « d’émotion » et de « vertu républicaine » de la gauche intello-médiatique impériale à la télé, à la radio, dans les journaux est cette posture « d’indignation »… sans aucune conséquence pratique. « Ah non, pas interdire le voile ! Ah non, pas publier de statistiques ethniques ! Ah non, pas de classes de niveaux, tous pareils ! Ah non, il ne s’agit pas de guerre ! Ah non, l’islam n’est pas une religion à dérive totalitaire ! »

« Islam violent ? You dare ! » : IMAGE CENSUREE en juin 2019 A LA DEMANDE DES AUTORITES PAKISTANAISES

C’est la même posture du déni que la gauche sous Jospin à propos de la délinquance et du « sentiment » d’insécurité. On a vu ce que les électeurs de base en ont pensé le 21 avril 2002

Les spécialistes de l’islam savent bien expliquer la distinction entre foi et politique, entre islam et dérives wahhabite puis intégriste, puis terroriste. Mais les intellos ne le font pas, soucieux avant tout d’éviter « l’amalgame », la « stigmatisation » et autres dénis de réalité : ils parlent sans savoir, comme d’habitude, se précipitant pour occuper la première place à l’audimat de l’indignation.

caricatures mahomet

Pourquoi ne constituent-ils pas CONCRETEMENT un Comité de vigilance des intellectuels comme la gauche en 1934 après les émeutes nationalistes du 6 février contre les parlementaires ? C’est ce sur quoi je m’interrogeais dans ma note d’avant-hier. Ce serait un laboratoire de réflexion, une force de propositions trans-partisane, traduisant dans les faits cette « unité » qu’ils revendiquent – tout en restant jusqu’ici dans leur fauteuil confortable.

Il s’agirait de réfléchir aux failles de la société française :

  1. l’immigration fantasmée : or elle est « incontrôlée légalement » (90% de ceux qui entrent chaque année le font parce qu’ils en ont le DROIT par mariage, regroupement familial, asile politique accordé ; 100% des minorités visibles nées en France SONT français, qu’on le veuille ou non) – doit-on changer le droit ? dénoncer les traités internationaux signés ? les renégocier ? invoquer une exception ? – ou les accepter tels quels, mais sans alors accuser sans nuances « l’immigration » ;
  2. la faillite scolaire : l’enseignement resté figé aux années 60, pédagogo, élitiste, matheux, méprisant, inadapté aux nouvelles populations (tous jeunes confondus) et aux nouvelles communications. « J’ai voulu, au travers de mon parcours, raconter que la fermeté à l’égard de ces jeunes est une marque de respect ; la complaisance une forme de mépris » écrit par exemple Zohra Bitan, banlieusarde d’origine et ex-PS. Distinguer la foi de la mauvaise Foi, apprendre à penser soi-même, à travailler avec les autres, à s’exprimer avec des mots (et pas en manipulant des items linguistiques !), apprendre les règles de la vie en société…
  3. la faillite du « vivre ensemble » : violé à la fois par les partis extrémistes de droite ET de gauche (à qui on laisse dire à peu près n’importe quoi) et par le gouvernement socialiste bobo (qui braque les sentiments des gens moyens et des croyants par « le mariage » gai ou le vote « des étrangers », toutes revendications communautaristes bien loin de l’Unité nationale hypocritement revendiquée). Les intellos ne cessent de critiquer, saper et déconstruire la culture occidentale, les associations communautaristes ne cessent de culpabiliser la France entière en rappelant sans cesse les croisades, la colonisation, la Shoah… alors que c’est aujourd’hui qui compte le plus : les pouvoirs autoritaires en Arabie Saoudite, en Syrie, en Algérie, etc., la corruption et le clanisme des élites politiques des pays émergents notamment africains et proche-orientaux, l’attitude d’Israël au mépris de l’ONU depuis des décennies, les petites Shoah en Bosnie, au Rwanda, au Soudan, en Palestine, en Irak qu’on laisse faire comme si de rien n’était. Comment se sentir « français » dans cette culture du mépris et de la honte permanente ? Françoise Sironi, psychanalyste et psychologue du Magazine de la rédaction de France-Culture hier, a pointé la « fragilité personnelle » des terroristes, leur « métissage » entre deux cultures, leur absence de certitudes sur ce qu’ils sont ou ceux qui peuvent les reconnaître. Le multicuturel ne fonctionne QUE lorsqu’on possède déjà une culture; on peut alors s’ouvrir aux autres cultures. Mais lorsque l’on n’est pas sûr de soi, reconnu nulle part, sans modèle de construction pour sa personnalité, le multiple en soi fait se perdre ; la tentation rigoriste des « sectes » ou des religions totalitaires est alors une tentation de facilité : « on » vous dit ce qu’il faut penser et comment il faut vivre. Le communisme a été l’une de ces « religions », il y a deux générations; c’est aujourd’hui l’islamisme radical. La liberté fait peur, il faut être armé pour être libre. Quand on ne l’est pas en soi-même et qu’on se sent impuissant, on utilise un substitut : une kalachnikov.
  4. la faillite de l’emploi : la lutte « contre le chômage » (qui touche particulièrement les jeunes et particulièrement les banlieues) invoquée comme une « priorité » alors que François Hollande pratique l’exact INVERSE : hausse générale des impôts, taxe à 75% symbolique, injures aux entrepreneurs et aux « riches », menaces (verbales) aux étrangers investissant en France (surtout pas d’amendes comme les États-Unis le font !). Comment le chômage pourrait-il reculer, étouffé par les réglementations, les taxes en cascade, l’état d’esprit anti-croissance (écolo), anti-entreprises (gauche du PS), anti-richesse (PDG Mélenchon), anti-réusssite (vieille austérité catho reprise par les jansénistes socialistes à la Martine Aubry) ? Pour la gauche, la seule « réussite » sociale ne passe que par le service d’État (la polémique anti-Macron sur les milliardaires en est l’exemple plus récent) : serait-ce « déroger » d’être entrepreneur, comme sous l’Ancien régime ?
  5. la faillite républicaine enfin : qui bâtit des lois mal ficelées, inapplicables (sur le voile…), qui fait du tortillage de cul lorsqu’il s’agit de l’appliquer (le survol « interdit » des drones au-dessus des centrales nucléaires : pourquoi ne pas les détruire sans sommation ? Il n’y a personne dedans et c’est clairement dit et répété : c’est interdit – haram en arabe) ; qui gère la délinquance par le seul répressif, tout le monde pareil, au risque de radicaliser les jeunes en prison – sans leur donner un modèle alternatif ; qui émet des incantations à « l’union nationale » tout en s’empressant aussitôt d’exclure tel ou tel (fatwa Hidalgo et consorts) sous prétexte qu’ils ne seraient pas « républicains » : c’est quoi être républicain en république ? Obéir aux lois et respecter les institutions ? Alors tous les partis légalement autorisés SONT républicains – ou alors le mot ne veut plus rien dire : la gauche intello adore « déconstruire » et embrouiller le sens commun afin de se poser en seule interprète du Bien… Faillite républicaine manifeste chez François Hollande, qui invoque l’unité dans un discours essoufflé dont il a le secret – tout en laissant son parti dire le contraire et appeler à manifester chacun sous sa pancarte : PS, PDG, écolosLV, CGT, etc. L’identité, ce serait mal à droite mais « vertueux » à gauche ? On mesure combien un Hollande n’arrive pas à la cheville d’un de Gaulle, d’un Mitterrand, ni même d’un Chirac (Allah sait combien je le considère peu, pourtant). Lui-Président apparaît comme président-croupion, technocrate à langue de bois toujours dans la synthèse horizontale sans rien de la hauteur d’arbitre au-dessus des partis requise par la fonction – encore moins l’incarnation de « la France ».

ecole islamiste

Ce sont ces faillites qui fragmentent la France en autant d’égoïsmes communautaires, chacun replié sur ses petits « droits ». Dans ces interstices, les daechistes veulent frapper comme les fascistes hier, pour accentuer les fractures et monter les communautés les unes contre les autres. Ils sont aidés en cela par les suiveurs du « pas de vagues », « mieux vaut la paix », « ils ont été trop loin » et autre état d’esprit de collaboration pétainiste à l’œuvre dans toutes la société française. Et dont Houellebecq a rendu la texture dans une fiction récente – dont je reparlerai.

islamiste et gamin

Cela dans une tendance mondiale au national-quelque chose : national-islamisme daechiste, pakistanais ou turc, national-judaïsme de la droite israélienne, national-‘socialisme’ de l’extrême gauche française, national-étatisme de l’extrême droite française, du pouvoir algérien et du Poutine russe, national-jacobinisme de la majorité socialiste, national-affairisme américain, national-communisme chinois, et ainsi de suite. Qu’y a-t-il dans l’islam qui facilite la tentation totalitaire ? Est-ce différent des autres religions ? L’exigence théocratique réclame-t-elle un  État appelé califat pour les croyants de l’Oumma ? L’histoire est-elle autre ? Est-ce un simple « retard » de développement (théorie un peu ancienne et passablement condescendante) ?

Le danger radical est donc l’épuration ethnique. Je me souviens d’avoir été interloqué lorsque mon directeur de thèse, alors professeur associé à Paris 1, ministre plénipotentiaire et conseiller spécial du ministre des Affaires étrangères Claude Cheysson à l’époque (donc de gauche socialiste bon teint), m’avait dit que « finalement, la meilleure solution en ex-Yougoslavie serait la partition ethnique, comme les Turcs l’ont faits aux Grecs en 1920 »… Avait-il tort ? Pas sûr, rien n’est jamais tout blanc ni tout noir, ce serait trop simple.

ignorance et mauvaise foi islamiste

Le chacun chez soi ne conduit pas forcément à la guerre, mais limite l’épanouissement. Désolé d’être brutal, mais rester entre soi rend con. Chacun peut le constater dans les milieux très bourgeois (pour faire plaisir à la gauche) ou chez les islamistes sectaires (pour faire plaisir à la droite). C’est la même chose pour les nations : est-ce par hasard si les nations les plus ouvertes sur le monde, dans l’histoire, ont été les plus grandes et les plus prospères ? Rome, Venise, Amsterdam, Londres, New York – aujourd’hui Singapour ou Rio.

En cas de guerre ouverte (Turquie des années 20, Allemagne des années 30, ex-Yougoslavie des années 90, Russie et Syrie 2014), l’exil des « allogènes » est peut-être la solution d’urgence. Mais certes pas une solution à long terme.

Car, à long terme, le nomadisme est historique – depuis les premiers hominidés sortis d’Afrique, avant nos ancêtres directs partis du Proche-Orient vers 200 000 ans. Le mélange fortifie – à condition qu’il soit dosé. Comme le poison ou l’ingrédient de cocktail, tout est question de posologie : trop d’eau dans le whisky (ou de lait dans le thé) rend le breuvage insipide ou écœurant ; un peu d’eau ou de lait avive les saveurs, enrichit les arômes, permet d’explorer de nouvelles sensations. L’immigration est donc à la fois une chance et un danger.

Ce que je reproche à la gauche est de nier les problèmes posés par l’accueil « sans frontières » ; ce que je reproche à la droite est de nier la réalité des traités signés (souvent par des gouvernements de droite) sur le « droit » à immigrer. Il faudrait donc en débattre, mettre des chiffres fiables sur la table, sérier les problèmes posés, mieux répartir les lieux d’accueil, avoir enfin une véritable politique du logement (et pas à la Duflot !), réaffirmer clairement les droits et les devoirs, à commencer par la neutralité laïque (ce qui veut dire aussi, surtout à gauche, faire taire les ayatollahs de la laïcité militante).

paisible islamisme

Quant à « déchoir de nationalité française » les retours de Syrie, d’Irak ou autres lieux djihadistes, c’est irréaliste : un slogan populiste qui ne tient aucun compte du droit actuel. Car si vous êtes « né » français, vous ne pouvez être déchu ; seuls les doubles-nationaux peuvent l’être s’ils se comportent comme les nationaux du pays étranger dont ils sont AUSSI ressortissant. On ne peut devenir arbitrairement apatride. Ou bien l’on change le droit (et les traités internationaux que la France a volontairement signés), ou bien il s’agit de proposer des solutions applicables, comme le rétablissement de l’autorisation de sortie de territoire pour les mineurs, l’obligation de visa pour se rendre en Turquie ou la consultation par les services antiterroristes des listes de passagers d’avion dans l’UE (refusé jusqu’ici parce que portant atteinte aux libertés publiques).

poutine flingue

Nous sommes un régime démocratique (et pas poutinien), nous devons donc suivre les règles démocratiques. Ce qui n’exclut pas la force : inutile de « rétablir la peine de mort » par exemple, autre slogan simpliste (aux effets secondaires jamais évoqués…) : nous sommes en guerre parce que les daechistes déclarent la guerre et portent des armes de guerre ; la police ou les services spécialisés doivent avoir contre eux un comportement d’état de guerre, ce qui signifie tuer s’ils sont directement menacés – ou plus généralement « neutraliser » si déférer à la justice est possible. Ce qui est socialement plus pédagogique.

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Bonapartisme français aujourd’hui

Lorsqu’il gagne, ce courant volontariste et centralisateur impulse en général un élan à l’économie en favorisant des politiques d’État pour les grandes entreprises. Ce fut le cas sous Napoléon III et sous de Gaulle. Mais le bonapartisme comme tempérament politique n’est pas seulement à droite : Clemenceau, Mendès-France, Chevènement, Montebourg, Valls l’incarnent aussi.

Sarkozy a eu le malheur d’arriver en même temps que la crise des financiers en délire, venue des États-Unis, et son bilan est peu brillant. Mais il a tendu à favoriser la politique économique « de l’offre », orientée production, par opposition à une politique « de la demande », orientée vers la consommation. C’est ce qui l’a distingué de la gauche tradi, volontiers clientéliste, qui n’admet jusqu’à François Hollande « le capitalisme » que si elle peut autoritairement surveiller et punir les entrepreneurs qui ont trop de succès, pour arroser ses électeurs favoris.

Hollande est honni à gauche car il n’a pas le tempérament bonapartiste jacobin. Il se raccroche à Manuel Valls, volontiers gaullien, mais il n’a pas pris assez tôt et assez fort les décisions nécessaires pour réussir.

Cesar Paris jardin tuileries

Le bonapartisme n’est pas libéral, ce pourquoi Napoléon s’est tant opposé aux Anglais. Le libéralisme est une souplesse de penser ; il n’est pas le laisser-faire mais la règle de droit, longuement débattue dans l’opinion et pesée en lois réfléchies par les deux chambres du Parlement. Le libéral est pour la liberté, mais tempérée, il accompagne le mouvement de la société et accepte avec réalisme le mouvement du monde global ; il s’y adapte sans s’y dissoudre. Ce pourquoi il est seul apte à entraîner avec lui les conservateurs, exposant en raison et dans la durée l’intérêt de changer, sans précipiter le changement lui-même. Le PACS, qui horrifiait les tenants de la droite dure sous Chirac, est désormais encensé par la droite forte, contre le mariage homo…

Le libéralisme est désormais peu audible à droite, faute en est à Bayrou qui se croit prédestiné à la présidence par décret d’en-haut et qui a si mal géré son alliance avec l’UMP, tout en étant incapable de rallier la gauche modérée lorsque c’était possible. Mais il émerge à gauche avec les petites touches précautionneuses du président Hollande. De quoi hérisser les conservateurs, autant à gauche qu’à droite, les premiers désirant « revenir » au jacobinisme de contrainte avec Martine Aubry, les seconds peuplant la Manif pour tous et développant tout un réseau médiatique autour de Zemmour, Soral, Dieudonné et autres « penseurs » du retour à l’avant-1968, avant-1945, avant-1789. Certains même, parmi les écologistes de droite les plus libertariens, voudraient le retour avant le néolithique (où l’exploitation de la terre a créé la richesse, donc l’envie et la guerre, donc l’exploitation forcenée de la nature).

Le conservatisme, s’il est général en Europe et dans les pays avancés (mais aussi en Russie et en Chine…), renaît avec force en France où la population vieillit, voit se déliter les « zacquis » des Trente glorieuses tant chantés sous Mitterrand, et aperçoit les Lumières décliner sous l’influence culturelle d’une immigration de pauvres naïvement (et parfois méchamment) croyants.

francais et economie TNS 2014 11

Le bonapartisme est un caractère. La droite bonapartiste est en faveur de l’action et du plébiscite, donc du peuple majoritaire – même si ce n’est pas le peuple rêvé des bobos… Sarkozy s’est voulu en phase avec le petit peuple oublié, celui qui ne cause pas dans le poste, qui n’a pas fait d’études, qui trouve qu’il y a trop « d’étrangers » et trop peu de « respect », trop de désordre et de racailles impunies, trop de règlements et de fonctionnaires, pas assez d’efficacité, et qui veut voir le travail et l’effort récompensés. L’ordre, c’est que l’économie fonctionne mieux qu’ailleurs ; la paix, c’est qu’aucun État ne nous menace, pas plus les terroristes afghans que la finance anglo-saxonne ou l’Iran délirant des islamistes ou encore les al-caïds des banlieues toulousaines ; le respect de la religion est pour toutes les religions, à condition qu’elles respectent la religion des citoyens : la laïcité ; la garantie des biens passe par l’impôt non confiscatoire et l’encouragement à créer des entreprises et à investir. Tout n’a pas été bien géré sous Nicolas Sarkozy, mais c’est dans cette optique césariste qu’il a envisagé son quinquennat, même s’il n’a pas pleinement investi la fonction sociale d’État de la droite bonapartiste traditionnelle.

Jacques Chirac avait gauchisé son discours lors de son dernier mandat – opposé à la guerre en Irak, avant-gardiste sur les enjeux de mémoire, préoccupé d’environnement – peut-être pour rivaliser avec Lionel Jospin, Premier ministre sorti des urnes, mais peut-être aussi pour faire rempart à l’extrême-droite après le choc 2002. Il est resté aux marges du bonapartisme, installé dans la posture du rassemblement, suiviste de l’opinion quand celle-ci se montre hostile à George W. Bush, soucieuse de purger les culpabilités historiques, préoccupée de pollution et de durable – mais sans plus – heureux de gagner mais fatigué de régner.

Nicolas Sarkozy n’a pas été Napoléon Bonaparte, il n’en avait ni le talent pratique, ni le génie stratégique, ni même la culture. Mais Nicolas Sarkozy s’est inscrit dans ce tempérament issu de la Révolution et actionné en 1848 avec le suffrage universel : l’autorité, la décision, le mérite. Aujourd’hui, le bonapartisme à droite reste incarné surtout par lui, même si Juppé et Le Maire le défient sur ce terrain. Moins Fillon, plus libéral conservateur, donc moins « populaire ». Mais le bonapartisme ne fonctionne que s’il conduit un Destin : la grandeur de la France, la force de frappe, le redressement économique, le projet Calcul ou Airbus, et ainsi de suite. Où sont les projets pour la France de Nicolas Sarkozy ?

Le peuple, au fond, aime bien en France les figures d’autorité, les coups de menton, les affirmations martiales. Ce pourquoi, peut-être, Manuel Valls est-il plus bonapartiste que la plupart des hommes forts de la droite, plus visionnaire gaullien, plus organisateur napoléonien. Ce pourquoi aussi – peut-être – se verra-t-il au second tour face à Marine Le Pen. Cette femme qui déménage (selon les propos off de Sarkozy) est en effet un autre avatar, plus national et populiste, de ce même bonapartisme qui forme le fond de la république en France.

Pour ma part, vous me pardonnerez de rester libéral… tout cet activisme théâtral français me pèse. Nos pays voisins, moins dans l’esbroufe et mieux aptes à débattre et négocier des compromis acceptables, se portent beaucoup mieux sans nos coups d’éclat et nos coups de menton.

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Contre les va-t-en guerre

Après avoir envoyé l’armée au Mali, des troupes en Centrafrique, menacé la Syrie de missiles, voilà que François Hollande, envoie quatre avions de chasse dans les pays baltes. Contre la Russie. Le citoyen ne sait pas s’il agit par posture personnelle ou poussé par le lobby des armements – ou si c’est pour compenser une baffe électorale pourtant annoncée. Évidemment à chaque fois, aucun débat au Parlement pour cette dépense supplémentaire en période de restrictions budgétaires, ni pour engager le pays dans des opérations qui ne menacent pas directement ni immédiatement sa sécurité. Ni pour évaluer les conséquences possibles d’une escalade, ou à l’inverse les mesures fermes qu’il faut prendre pour marquer les principes. Évidemment, silence au parti socialiste, parti du président, où un « secrétaire » sort à chaque fois qu’il l’ouvre soit une évidence, soit une ânerie – avec deux jours de retard, comme s’il avait d’abord pris ses ordres.

rafale

Le glorificateur de la guerre de 14 en remet une couche en matamore bedonnant. Surtout vanter les autres – par la parole – ne pas donner l’exemple – par les actes : c’est ça la politique. Suivre le vent du « ah, comme c’était bien avant ! » La réaction touche-t-elle le socialisme national pour célébrer autant le passé de la « Grande » guerre en poussant à la Troisième guerre mondiale ? Les témoins sont tous partis, ils ne peuvent démentir. Pourtant restent leurs œuvres, pour ceux qui ont écrit. Et là, le ton change. Stefan Zweig, écrivain autrichien né en 1881, était trop vieux et en trop mauvaise santé physique pour être apte au service en première ligne. Mais il lui a été confié des missions de renseignement et de collecte de documents près du front. Dans Le monde d’hier, souvenirs d’un Européen, il dénonce ouvertement l’hypocrisie des politiciens et des intellos fauteurs de guerre.

Les profs, toujours en quête de textes vivants des témoins de l’histoire, devraient se pencher sur ce livre, inégalé pour la période et d’une langue très fluide.

« C’est là que le mensonge de la guerre me sauta au visage, le pur mensonge, énorme, éhonté ! (…) Les coupables (étaient) uniquement ceux qui prenaient la parole pour exhorter chacun à la guerre. (…) J’avais identifié l’adversaire qu’il me fallait combattre – le faux héroïsme, celui qui préfère envoyer les autres par-devant dans la souffrance et la mort, l’optimisme facile des prophètes sans morale, les politiques comme les militaires, ceux qui promettent sans scrupule la victoire et prolongent ainsi la boucherie et, derrière eux, le chœur stipendié de tous ces « phraseurs de la guerre »… » p.1082.

Quiconque peut sans peine mettre des noms aujourd’hui sur ces propos universels : les blablateurs comme Hollande qui exhortent à la guerre, les faux héros derrière leurs bureaux officiels, les prophètes à courte vue tels Rumsfeld en Irak, les allez-y les p’tits gars et tous les phraseurs à la BHL. Car la Libye de Sarkozy n’était pas plus glorieuse que le Mali de Hollande : on voit bien comment l’anarchie est née et, avec elle, la déstabilisation de toute l’Afrique du nord et du centre. L’anarchie à Kiev, c’est ce que craint la Russie pour sa base militaire de Crimée : est-ce si difficile à comprendre, donc à négocier ? Est-ce l’anarchie que veut la hollandie au Proche-Orient ou en Europe centrale ?

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La guerre, plus que jamais, est grave parce que l’humanité peut se détruire d’un coup depuis Hiroshima. Et que, l’exemple de 1914 le prouve, aucune « civilisation » ne peut résister à l’engrenage des circonstances, ni la raison aux passions – ce que la regrettée Thérèse Delpech a appelé « l’ensauvagement » de l’humanité. Elle évoquait déjà, en 2005, la Russie, ce pays infantilisé, en pleine phase de régression et susceptible de n’importe quelle agressivité revancharde. Nous y sommes – et que fait-on ?

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Instaurer un rapport de forces est bon s’il s’agit de négocier – mais attention à ne pas aller trop loin, à la remorque des États-Unis, surtout sans comprendre pourquoi la Russie agit ainsi. Sarkozy avait mieux fait en Géorgie que Hollande en Ukraine. Je sais bien qu’il s’agit de l’OTAN mais prendre la mesurette d’envoyer « quatre avions » contre un pays qui en compte plus de 1200 – tout en lui vendant toujours trois navires militaires Mistral, est une petite tape de velléitaire : attention, hein, à ma troisième réélection je vais me fâcher ! Où l’on voit la grenouille se faire plus grosse que le bœuf.

Stefan Zweig, Le monde d’hier – souvenirs d’un Européen, 1942, traduction Dominique Tassel, Romans, nouvelles et récits tome 2, Gallimard Pléiade 2013, €61.75

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Le marasme Hollande

  • Il avait promis, il ne peut pas tenir.
  • Il s’était présenté comme le président des jeunes, de l’écologie, de l’avenir, il ne peut que gérer la pénurie.
  • Il se voulait ouvert, dialoguant, il se retrouve à pratiquer la rigidité managériale, directif (selon la CGT sur les retraites) et punissant les faibles (Batho) mais pas des forts (Montebourg).
  • Il se voulait « normal », il n’est que normalisateur.

francois hollande moue

Comment la gauche peut-elle être « la gauche » quand les moyens manquent ? Car il ne s’agit plus de redistribuer la manne productive, il s’agit de la redresser, voire de la recréer : et cela, la gauche n’a jamais su faire…

Engluée dans l’idéologie du lointain, des lendemains qui chantent et du temps des cerises, la gauche de gouvernement ne sait quoi faire quand le printemps tarde (comme cette année) et que l’hiver dure (bien que le climat se réchauffe). Les pays émergents vont plutôt bien, les États-Unis se redressent, l’Europe va moins mal – même l’Espagne et l’Italie. Seule la France s’enfonce, par atavisme qui ne date pas d’hier :

  • Déjà la guerre de 1870 contre les Prussiens avait montré combien le pays se surestimait, arrogant et amateur, préférant le statut de grande puissance plutôt que les moyens d’une grande puissance.
  • Déjà la guerre de 14-18 avait montré le conservatisme des badernes aux commandes, le déni des politiciens et l’amateurisme technique.
  • Déjà la guerre éclair de 1940 avait prouvé la faillite de l’élite, l’absence de remise en question des habitudes, la confiance aveugle en la protection de la ligne Maginot, le saupoudrage des chars de combat et l’usage inepte des avions.

La gauche est héritière de cette culture nationale, elle bavarde mais ne fait rien pour adapter le pays. Car le monde change mais la France se veut immobile, née tout armée quelque part vers 1789 ; le monde rajeunit avec la démographie émergente et l’inventivité technologique américaine mais la France vieillit dans le narcissisme révolutionnaire, se trouvant si belle en son miroir qu’elle ne veut surtout pas regarder ailleurs.

Ni le Budget, ni la Dette (1870 milliards d’euros fin premier trimestre 2013) ne permettent plus les subventions aux projets écolos, aux histrions du spectacle, au sauvetage d’entreprises, à la relance des Grands Projets. Ayant le choix entre la rigueur ou la faillite, la gauche au pouvoir est conservatrice par force, réactionnaire par contrainte de moyens, obligée à l’essentiel pour rester au pouvoir.

Le chômage est un vaste problème qu’il ne suffit pas de qualifier de Grââânde cause nationale pour le régler d’un discours, ni même par une loi. Tout le monde sait bien ce qu’il faudrait pour encourager l’emploi, mais la gauche ne sait pas le faire, ce serait vexer sa clientèle, et Hollande encore moins, ce serait brusquer son tempérament. Il faudrait un « choc de simplification » sur l’empilement de taxes sociales pesant sur les salariés et sur les employeurs, un réajustement au niveau du pays voisin qui a réussi mieux que nous : l’Allemagne. Mais il faudrait pour cela basculer le manque à gagner sur la TVA (plutôt que la CSG qui touche aussi les salaires) – et surtout réduire bien plus vite la dépense publique, donc le nombre de dépendants de la manne d’État.

  • Or l’empilement des niveaux d’interventions, de la commune à l’État central en passant par cette nouvelle invention des « métropoles », n’est pas remis en cause – ce serait vexer les zélus zélés du parti socialiste.
  • Or le « mammouth » ministériel de l’éducation, dont les dysfonctionnements sont de notoriété publique, ayant fait l’objet d’un rapport récent de la Cour des comptes, est conforté sans aucune réorganisation, empilant en plus des profs qui ne font que 18 heures par semaine (contre 22 en Allemagne), des programmes rechargés en matières, des vacances encore plus longues à la Toussaint – et ces assistants-garde chiourme en emplois « aidés », ni formateurs ni vendables sur le marché du travail pour les jeunes bénéficiaires.

immobilisme politique dessin zag

Productivité, innovation, compétitivité – ces mamelles d’une économie dynamique – ne sont que des mots pour la gauche technocrate. Non seulement l’économie privée n’est pas encouragée à produire, elle est découragée d’innover et empêtrée dans un fatras de règles administratives sans cesse rajoutées qui freinent toute compétitivité – mais en plus l’État, « instituteur du social » selon la tradition de gauche, est incapable de montrer l’exemple. Où sont la productivité, l’innovation, la compétitivité dans l’organisation administrative ?

  • Pourquoi a-t-on plus de flics par habitant que les autres et des résultats aussi médiocres ?
  • Un prof pour 16 élèves mais des classes de 35 ?
  • Un déblocage autorisé de la participation des salariés mais un contrôle des sommes utilisées par l’Administration qui n’a sans doute que ça à faire ?

Par laxisme, gabegie, volonté politique de ne pas fâcher le cœur de cible socialiste : les fonctionnaires ? Cette lâcheté est la faiblesse de la gauche – bien loin du dire-vrai de Mendès-France, Rocard ou Delors.

L’indice mondial 2013 de l’innovation, publié par l’université américaine Cornell, l’INSEAD français et l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) classe 142 pays avec 84 indicateurs. Les cinq premiers du classement sont la Suisse (inchangé depuis trois ans), la Suède (inchangé), le Royaume Uni (qui progresse de 2 places par rapport à 2012), les Pays Bas (progressent de 2 places), les États-Unis (progressent de 5 places). Même Singapour est 8ème et la Finlande 6ème. La France n’est qu’au 20ème rang, loin derrière l’Allemagne 15ème… C’est la culture française même qui est hostile à tout changement.

Et la gauche – socialement réactionnaire depuis 40 ans que le monde s’ouvre – est encore plus immobiliste que la droite ! Il ne s’agit que de « sauver » les industries, d’affirmer « l’exception » culturelle, de refuser toute « concurrence » (pour conforter donc les monopoles), de se crisper sur « les acquis ». Comment innover, créer, aller de l’avant, avec cette mentalité avare tournée vers le trésor d’hier et pas sur l’affirmation tranquille dans le présent ?

La France s’appauvrit aussi par carence d’État : le monstre ingérable coûte cher et ponctionne, les gouvernements de gauche restant incapables de toute réforme d’ampleur pour l’adapter à la réalité d’aujourd’hui. Un seul exemple : le pays prend un profil de marché automobile de pays pauvre. Au premier semestre 2013, les Renault Twingo et Clio, Dacia Sandero ou autres Peugeot 208 représentent 52% des immatriculations de véhicules neufs selon le Comité des constructeurs français d’automobiles (contre 49% il y a un an et contre la moyenne européenne de 41%).

La gauche au pouvoir, portée par ses illusions bercées trop longtemps dans l’opposition, préfère la posture idéologique aux réalisations politiques. La posture donne bonne conscience et offre gratuitement aux électeurs ce qu’ils veulent entendre, tandis que toute réalisation politique ne peut que mécontenter ceux qui sont réformés, recadrés ou supprimés. Ou est donc « le courage » tant vanté par la gauche quand elle n’est pas aux affaires ? Il n’y a aucun courage à fermer les yeux et à quasiment ne rien faire.

Le point de vue d’un chercheur suisse

La gauche socialiste a peur du pouvoir

Ségolène Royal, Cette belle idée du courage – Essai, 2013, Grasset, 312 pages, €18.05

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La gauche morale se raccroche aux branches

Avec la « transparence », la gauche au gouvernement tente de faire oublier les frasques Cahuzac, mais aussi Strauss-Kahn, Andrieux, Lamblin, Kucheida, Guérini et bien d’autres. Le problème n’est pas que les humains soient faillibles, ils n’y a que les naïfs pour croire que c’est toujours de la faute d’une enfance malheureuse ou du système social. Le problème est que ces faillis ont été choisis par le parti ou par le président. Leur « faute » morale rejaillit donc sur les socialistes, qui ne savent pas choisir les « bons », et sur le président, qui ne contrôle rien et ne sanctionne pas les manquements.

La posture morale de la gauche  a donc explosé en vol.

Celle-ci tente de se raccrocher aux branches de diverses manières :

  • Plus vertueux que moi, tu meurs ; c’est la posture de la gauche extrême, jamais en retard d’une inquisition pour « purifier » l’humanité des méchants : voyez Maduro au Venezuela, successeur du Chavez adulé par Mélenchon, il accuse l’opposition de meurtres politiques et de complot contre l’État – alors qu’il n’est pas clair sur les procédures de vote.
  • Regardez à droite, ils ont aussi des affaires ; c’est la posture des militants déçus du gouvernement, les « cocus du socialisme » comme disait Fillon de façon prémonitoire. Raviver Sarkozy dans les « affaires » permet de dévier la rancœur vers le bouc émissaire habituel.
  • On va faire une loi ; c’est la posture du gouvernement pris en flagrant délire… à faire du Sarkozy : une émotion médiatique ? vite une loi ! Mais qui va appliquer la loi ? Qui va contrôler les contrôleurs ? Là, pas plus de moyens que sous Sarkozy mais un empilement de plus dans le millefeuille : on crée une Haute autorité… composée de fonctionnaires choisis. Ceux qui existent déjà font-ils si mal le travail pour lequel ils ont été embauchés par concours ?

Il faudrait peu de lois, mais bien écrites ; peu de règles, mais bien contrôlées ; peu de fonctionnaires, mais aux tâches précises avec des moyens adéquats. Est-ce si difficile de réformer le système étatique français ?

Le « pépère » avec sa petite « boite à outils », est-il à la hauteur des enjeux ?

Je trouve indélicat de traiter le président de « pépère » comme c’est la mode actuelle dans la presse. Mais pourquoi ce chef d’État évoque-t-il alors sa « boite à outils » ? Cette expression misérable pour traiter le chômage et l’économie ne peut que lui revenir à la figure. Le citoyen attend un architecte qui repense la tuyauterie en simplifiant et rendant le système plus efficace, réalisant plus d’économies à la copropriété que les honoraires qu’il lui coûte – pas un plombier qui se contente de bricoler les fuites avec des bouts de tuyaux, tout en envoyant sa facture (salée) !

Le problème de la gauche est la démagogie. A force de se vouloir « petit », comme tout le monde, banal, l’homme de gauche en vient à apparaître « minable » – superbe expression ayrautïque qui dit tout comme un acte manqué. Les profs qui revendiquent par exemple d’être respectés comme des cadres de la société, se laissent mettre en scène par la Casden – « banque de l’éducation, de la recherche et de la culture », pas moins ! – en étudiants attardés, mal fagotés et pas rasés ! Le respect se mérite, qu’on soit prof ou président.

prof casden

Mais il y a pire.

L’affaire « morale » Cahuzac (l’affaire matérielle suit son cours) remet en question « la » définition de la gauche française elle-même, cette prétention à être au-dessus de la société pour délivrer les injonctions au nom du Bien. Cela vient de loin, de Platon au moins, sinon de Moïse au Sinaï. Dans La République, Platon explique qu’« engendrer la justice, c’est établir entre les parties de l’âme une hiérarchie qui les subordonne les unes aux autres conformément à la nature ». Ce qui fait que le meilleur gouvernement est celui de la vertu : « quand l’un des gouvernants a autorité sur les autres, on appelle le gouvernement monarchie, et si l’autorité est partagée entre plusieurs, aristocratie » (livre IV). Platon, par la voix de Socrate, montre ici qu’il n’est pas démocrate. « Telle est la forme d’État et de gouvernement que j’appelle bonne et vraie », ajoute-t-il aussitôt en première phrase du livre V. Lui-même a conseillé le tyran de Syracuse.

La gauche d’aujourd’hui n’est pas plus « démocrate » puisqu’elle gouverne au nom du peuple, mais pas avec lui. Le gouvernement socialiste n’a rien d’une Commune, seule expression politique de la gauche vraiment démocratique. Une fois élus, les socialistes font ce qu’ils veulent, ayant promis n’importe quoi au nom de « la science du Bien » – définition de la politique selon Platon. Les technocrates de gauche, professionnels de la politique, savent mieux que vous ce qu’il vous faut, comme s’ils étaient philosophes (Platon), scientifiques (Marx) ou mandatés de Dieu (inquisiteurs). Ils ne vous demandent pas votre avis ; seulement un blanc-seing par le bulletin de vote.

La traduction sociale-démocrate de la gauche, fondée à la base sur les travailleurs réunis en syndicats, a été vite écrasée par les idéologues abstraits fin XIXe en France (contrairement aux États voisins : Allemagne, Angleterre, Scandinavie). Les lois se veulent un discours rationnel que la cité adresse aux citoyens pour les éduquer dans la vertu. D’où l’importance à gauche de légiférer sur tout et n’importe quoi. Les gouvernants doivent être « sages », les gardiens « courageux » et les producteurs « tempérants ». La loi doit les y forcer pour que cette éducation les rendent vertueux : ne voilà-t-il pas, résumé par Platon, toute la philosophie socialiste ?

Mais quand les gouvernants n’ont pas la sagesse ?

Leur despotisme éclairé flirte alors selon Platon  avec cette pente naturelle à la démocratie : la tyrannie. La tyrannie est le régime qui abolit les lois parce qu’il est fondé non sur la tempérance de l’âme (la sagesse), mais sur le désir (anarchique). La gauche devrait être et avoir été contre la tyrannie. Or il n’en fut rien ou presque rien dans son histoire !

  • Qu’on se souvienne de Robespierre l’Incorruptible et de son ami Saint-Just le Vertueux – jamais le « rasoir républicain » n’a purgé aussi vite les « ennemis du peuple » selon la ligne d’un  seul.
  • Qu’on se souvienne de Lénine et de sa traduction politique de Marx en « lois scientifiques » pour faire advenir l’Homme nouveau par la contrainte sociale – jamais les grandes purges n’ont été si vertueuses que sous Staline, continuateur de Lénine.
  • La transparence du gouvernement actuel est-elle autre chose qu’un fantasme de pureté du même genre ?

Les philosophes persuadés de connaître la loi divine ou naturelle, d’avoir atteint la sagesse ou de connaître la science des sociétés, sont devenus des tyrans. Loin d’avoir l’âme tempérante, ils l’ont rigide ; loin d’être des sages, ils sont des inquisiteurs. Leur désir est d’imposer leur loi, pas de la discuter. Ils sont persuadés de détenir la science infuse : « peut-on débattre du soleil qui se lève ? » avait coutume de dire Staline.

Platon disait que la tyrannie était la pente naturelle de la démocratie. « N’est-il pas vrai, dis-je, que, dans les premiers jours et au début, il n’a que sourires et saluts pour tous ceux qu’il rencontre, qu’il se défend d’être un tyran ; qu’il multiplie les promesses en particulier et en public, qu’il remet des dettes et partage des terres au peuple et à ses favoris et affecte la bienveillance et la douceur envers tout le monde ? – Il le faut, dit-il. – Mais quand il en a fini avec ses ennemis du dehors, en s’arrangeant avec les uns, en ruinant les autres, et qu’il est tranquille de ce côté, tout d’abord il ne cesse de susciter des guerres, pour que le peuple ait besoin d’un chef. – C’est logique. – Et aussi pour que les citoyens appauvris par les impôts soient forcés de s’appliquer à leurs besoins journaliers et conspirent moins contre lui » (livre VIII). Promesses, redistributions populaires, chasse aux riches, guerre au Mali et guerre aux anti-gays & lesbiens, hausse d’impôts… ce qu’accomplit Hollande, Platon l’avait prévu !

Nous ne voulons pas dire par là que le président Hollande soit un tyran, les conditions ne sont pas entièrement réunies, mais que le système dans lequel il gouverne en suit la pente. Le président n’apparaît pas comme celui de tous les Français, au-dessus des partis. Il cumule les mandats en président-directeur général secrétaire du parti socialiste, plus jacobin que décentralisateur, plus étatiste que libéral, plus autoritaire que libertaire. La vertu a failli ? Encore plus de vertu ! La « transparence » vise alors à faire peur : montrez ce sein que vous ne sauriez voir ; à poil les ministres, bientôt les députés, puis les maires des villes de plus de 50 000 habitants, enfin les citoyens. S’ils ont quelque chose à cacher, c’est qu’ils ne sont pas assez vertueux, donc soupçonnables. Il n’y a aucune limite au soupçon.

La vertu est la tyrannie suprême – surtout quand elle est définie par ceux qui gouvernent…

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Internet nous change

L’autisme affiché des jeunes dans le métro ou dans la rue, casque vissé sur les oreilles et œil dans le vague, dansotant en rythme d’une musique qu’ils sont seuls à entendre, paraît ridicule aux générations d’avant les i (iPod, iPhone, iTunes, iPod, iPad…). Il n’est pourtant que la version oreilles d’un comportement largement admis pour l’œil : la lecture. Les passagers du métro plongés dans leur bouquin s’isolaient tout autant du monde alentour, parfois même en marchant. Fuite devant le réel ou désir de quant-à-soi ? Avons-nous changé de monde ou seulement changé d’outils ?

Les enquêtes réalisées depuis 1973 (presque 40 ans !) montrent que les tendances sont lourdes : baisse de la lecture imprimée et hausse des consommations d’écrans (TV, jeux vidéo, Internet, réseaux, baladeurs… et les liseuses qui tendent à remplacer le livre de poche !). Même les forts lecteurs, même très diplômés, lisent moins. En cause, le temps, qui n’est pas élastique. La multiplication des écrans nomades multiplie les tentations d’expérience au détriment de la pause réflexion. D’autant que l’éducation dite « nationale » privilégie la sélection par les maths, qui n’encourage en rien à lire ! La culture littéraire et artistique serait élitiste, « bourgeoise » (capitaliste), reproductrice des inégalités sociales, voire tentation de pédé (un livre dans un collège de banlieue est aussi mal vu qu’une jupe pour un garçon). La démagogie jeuniste accentue les prescriptions à lire court, en extraits, si possible par emprunt (surtout ne jamais acheter de livre, surtout ne pas s’encombrer !).

D’autres habitudes de lecture naissent de la facilité des outils : finis les textes trop longs, trop pavés, trop bavards. Place au vif, à l’illustré, au témoignage. Les articles du ‘Monde’ qui tenaient des pages entières en 1970, remontant aux calendes grecques avant même d’aborder le sujet traité, puis terminant sur une interminable morale en conclusion, ne sont tout simplement plus « lisibles » aujourd’hui. On s’en fout de l’opinion du journaliste (toujours bien conventionnelle, en majorité tendance mainstream, donc gauche bobo) ; on s’en fout de la préhistoire de la délinquance, du nucléaire ou de tout autre sujet : place à aujourd’hui ! Ici et maintenant. Ce qui se passe, ce qu’on peut faire et comment. Ni plus, ni moins. Merde aux concepts et vive le pragmatique. C’est à mon avis un progrès.

Ce qui l’est moins semble le zapping permanent qui nait de l’hypertexte. A force de cliquer sur les liens offerts ici ou là, vous perdez le fil de votre recherche, vous digressez, vous foncez sur les détails sans plus envisager l’ensemble. Faites l’expérience : consultez l’historique de votre moteur… Les jeunes nés avec le net passent, selon les enquêtes, très facilement d’un journal à un autre, selon l’humeur et les circonstances. Ils saisissent les occasions de lire quand elles se présentent (chez le coiffeur, les amis, les gratuits du métro…). Sans critique des sources, croyant le prescripteur le plus connu ou le plus captivant, sans réfléchir par eux-mêmes. D’où la présentation de plus en plus éclatée, remplie de balises pour capter une attention évanescente. Lire fragmenté, est-ce comprendre l’argumentation ? N’est-ce pas plutôt sauter sur les seuls faits qui vont dans votre sens ? La tentation est de rester entre soi plus que de se confronter à des idées nouvelles ou contraires aux vôtres. Les errements de Wikipedia il y a quelques années ont obligé à une reprise en main : l’égalité et le partage sont des valeurs de convivialité, pas de vérité. Celle-ci est une construction critique à l’aide de sources évaluées et confrontée. La misère des mémoires de master ou de thèse montre à quel point le « plan » est un enseignement qui n’est plus jamais fait.

Quant à l’imaginaire, il ne sait plus naître des seuls mots, il exige aussitôt l’image. Même réinventée, déformée, artistiquement traitée, l’image support d’imaginaire ne laisse jamais aussi libre que les mots, elle préforme. Au risque de tomber dans les stéréotypes. Est-ce vraiment un progrès ? L’essor de la presse people et des interrogations sentimentales sur Internet sont de la même veine. Facebook, Twitter, YouTube, SkyBlog et autres réseaux sociaux sont une façon pour les jeunes de se stariser. Se faire voir et côtoyer les célèbres. Faute d’identité formée par la conscience de soi, qui nait des livres, de la confrontation de la pensée avec celle d’un autre par les mots – on se crée un personnage, fait de photos en situation, de vidéos amusantes ou décalées, de fantasmes surjoués, de maximes illustrées, de mentions « J’aime » qui situent. La jeunesse se met en uniforme, même torse nu : il s’agit de montrer les abdos et les pectos bosselés chez les garçons, les seins et les hanches rebondis chez les filles.

Et la liberté dans tout ça ?

La liberté ontologique est contrainte par les outils et les nouvelles manières de penser imagées. La liberté politique est quant à elle réduite. Les Français transfèrent massivement leurs données personnelles en Californie, sur des serveurs étrangers appartenant à une compagnie privée. Carnets d’adresse, liste d’amis, photos de vie privée, messages intimes sont stockés sous la loi de Sacramento et visibles sans contrôle par les organes de police et de renseignement d’un pays tiers (Patriot Act). Au risque de se voir accuser de crimes et délits dont ils n’auront même pas conscience, mais que tout débarquement sur le sol américain révèlera aussitôt (c’est arrivé). Au risque de se voir supprimer tout accès du jour au lendemain sans préavis, sur un caprice technique ou juridique du pays étranger (Amazon via Kindle sur les traductions d’Hemingway). Au risque de voir perdre l’information de cette masse de données, offertes gratuitement en exploitation à des entreprises de divertissement ou de commerce hors de France (Google). A-t-on bien conscience de ces implications lorsqu’on documente Facebook, Twitter, YouTube, Google et autres ? Et pourtant, on ne les entend guère, les gueulards du souverainisme, anticapitalistes forcenés, adeptes de la théorie du Complot CIA & multinationales ! Est-ce naïveté ou posture ?

Internet est comme la langue d’Ésope : la meilleure et la pire des choses. Il est ce que nous en faisons. Auparavant nous séparions vie privée et vie publique ; aujourd’hui nous séparons vie ordinaire et vie médiatique. La parole publique se démocratise, mais dans le même temps envahit l’existence. Se connecter aux médias sociaux, c’est se déconnecter de l’ordinaire, de la société, au profit d’un entre-soi choisi et construit. Rêve d’une interaction sans risque, le réseau social est un préservatif pour aller sonder les autres. Sans conflit puisqu’il suffit d’ignorer, d’effacer ou de « tej ». Nul doute que l’ouverture à l’autre, grand projet social des Lumières, en est réduite…

On peut lire sur le sujet le numéro 170 de mai-août 2012 de la revue Le Débat, Gallimard, €17.10. Redondant, souvent chiant, se sentant obligé de donner la parole à tous les « noms » qui comptent dans l’univers du numérique et qui se répètent à l’envi, les 175 pages consacrées au sujet donnent cependant des idées.

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Alain Finkielkraut, Et si l’amour durait

En ce très court essai littéraire de 155 pages, Monsieur le professeur de culture générale à Polytechnique et producteur de l’émission ‘Répliques’ à France-Culture parle de l’amour. Pour cela, rien de tel que la littérature, car la sociologie est décevante : elle ne décrit que le trivial qui survient au présent, pas la psychologie humaine. En revanche, malgré les profs dans le vent qui préfèrent les Skyblogs ou les pubs, malgré le courrier du cœur des magazines pour coiffeuses, malgré les présidents qui trouvent les classiques ringards, les romans français aident à comprendre et à penser l’amour.

Est-ce le « grand » amour romantique, éternel, platonicien, rêvé par les midinettes ? Pas vraiment… L’amour « durable » (comme l’énergie du même nom) doit être défriché dans la tradition et non pas comme si la génération pubère créait elle-même ce monde ex nihilo. Alain Finkielkraut, titillé par une commande de conférence à la BNF et excité par un séminaire sur le sujet devant ses étudiant(e)s de Polytechnique, s’est fait la douce violence de se pencher sur le sujet.

Il a pris pour cela des œuvres représentatives, à ses yeux, de cet amour « durable ». Madame de La Fayette écrit La Princesse de Clèves pour dire tout le mal qu’elle pense du donjuanisme de « galanterie » tant vanté par la vieille France, et tout le bien qu’elle pense de la fidélité morale, même après la mort. Ingmar Bergman, dès Les Meilleures Intentions, démontre combien l’exigence moderne de « vérité » totale, de transparence jusqu’à l’obscène, ne peut que tuer le sentiment d’amour car il n’est pas fait que de sexe, loin de là ! Philip Roth, dans Professeur de désir, passe étape par étape les stades de ce qu’on appelle « amour », mot-valise : le sexe, la passion, l’entente durable. Milan Kundera dans ce merveilleux roman qu’est L’insoutenable légèreté de l’être va définir la meilleure tempérance comme « amitié érotique », où le durable consiste dans le sentiment d’amitié – alors que l’érotisme torride du sexe ne résiste pas aux ans (usure des habitudes et fatigue physique de l’âge). C’est intelligent, bien frappé et littéraire.

L’amour ? Pour le comprendre, il faut se soustraire à l’alternative trop simple de l’idéalisme et du réalisme, celle qui court les magazines et la télé. Amour de convenances qui est alliance de patrimoines familiaux, bien oublié aujourd’hui (sauf dans les pays musulmans), amour coup de foudre qui ne dure que ce que durent les roses, l’espace d’un matin, idéal de notre temps qui rêve la répétition infinie du toujours jeune, aucun Hâmour (comme le persifflait Flaubert) ne tient dans la réalité des êtres. L’amour est autre et c’est Madame de La Fayette qui nous l’apprend il y a plusieurs siècles : « Il connaît la grâce de vivre pour quelqu’un et de s’aimer moins que l’être qu’il aime » p.20. Quel scandale pour la postmodernité adolescentrique du présent perpétuel ! Ce pourquoi le président Sarkozy a effectué plusieurs sorties contre ce roman mis au concours administratif d’un poste de cadre B.

Heureusement que Sarkozy en a parlé ! Car ce vieux texte bien oublié, dans une langue trop compliquée, n’était plus guère lu depuis 68 pour cause d’élitisme bourgeois… Finkielkraut se moque (p.34) du réflexe pavlovien des anti-Sarkozy (le plus souvent bobos de gauche branchée) qui prennent automatiquement la posture inverse de la sienne, comme des chiens de Pavlov. La Princesse de Clèves s’élève contre son impuissance à subjuguer le temps : l’amour n’est pas ce qu’il déclare, il n’est pas « éternel » mais hormonal, sauf à devenir durable par agapè au détriment de l’éros… C’est cela le scandale de notre temps, dont Sarkozy, amateur de séries télé populaires en son jeune temps, se fait l’écho amplifié.

L’autre scandale, venu du protestantisme et appliqué avec systématique aux États-Unis, est la transparence, cette exigence de vérité absolue sur tout. C’est l’erreur du vieux Kant que se complaît à citer Finkielkraut selon Bergman : « la tête en avant, la bouche en cul de poule, l’haleine mauvaise, traversant la citadelle des connaissances ». Or la loi n’est pas absolue mais contingente aux êtres particuliers. Il arrive que la sincérité tue les êtres par le choc qu’elle donne et par la névrose de répétition qu’elle engendre. Ainsi, le mari bafoué (Heinrik, père du cinéaste suédois), ressasse sans cesse l’aveu de sa femme et exige toujours plus de détails, lesquels sont obscènes, donc empêchent tout pardon et toute résilience. Le mensonge par charité est parfois la seule voie du bien, celle qui permet de reconstruire…

Troisième scandale de notre temps qui empêche de saisir l’amour : le narcissisme. « Nous avons, nous autres Européens, redoublé l’amour par l’amour de l’amour au risque de substituer celui-ci à celui-là » p.127. On s’admire d’aimer, on se regarde être beau par amour, comme chez Flaubert dans L’éducation sentimentale : « Frédéric Moreau aime Mme Arnoux, mais plus que Mme Arnoux, il aime son amour, il aime l’image de lui-même que cet amour lui renvoie » p.128. Il faut briser les miroirs, surmonter la jeunesse, ce « stupide âge lyrique où l’on est à ses yeux une trop grande énigme pour pouvoir s’intéresser aux énigmes qui sont en dehors de soi et où les autres (fussent-ils les plus chers) ne sont que des miroirs mobiles dans lesquels on retrouve, étonné, l’image de son propre sentiment, son propre trouble, sa propre valeur » (Kundera cité p.132).

Sortir de soi, mûrir enfin, accepter le durable – tout cela est antinomique avec le jeunisme né après 68 et exacerbé par tout ce que la technologie offre de médias pour créer des liens, vivre dans l’instantané, zapper à tout moment. Non, l’amour n’est pas le papillonnage sexuel d’une fleur à l’autre ! Il faut économiser l’énergie pour devenir adulte. L’amour durable – « écologique » pourrait-on dire – est celui que le soleil éclaire, sans consommer ses propres ressources finies : amour de l’autre et non de soi, une bonne dose d’agapè dans son éros.

C’est drôle, j’apprécie Finkielkraut sur France Culture et j’aime ses livres. Mais pourquoi critique-t-il autant l’ère postmoderne (la nôtre) pour y emprunter les tics ? Ainsi fait-il un « livre » en 155 pages seulement (écrit gros), selon la mode qui fait qu’on ne lit plus que les opuscules entre deux stations (d’où le succès d’Indignez-vous ! d’Hessel). Ainsi ne met-il pas de point d’interrogation à son titre, commettant soit une faute de laisser-aller, soit un laisser-aller de « vocabulaire banlieue » où il n’y a jamais aucune interrogation, seulement des certitudes au présent.

Malgré ces petits travers, qui rendent humain malgré tout, Et si l’amour durait est un bon essai qui fait réfléchir. Il fait aimer encore plus la littérature, tout en montrant l’intérêt des livres malgré l’envahissement des écrans.

Alain Finkielkraut, Et si l’amour durait, septembre 2011, Stock, 155 pages, €16.15

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Blues politique

La gauche a son candidat, François Hollande, homme de synthèse comme on dit d’un édulcorant. La droite a son candidat « naturel » hélas, en la personne du président sortant avec tous ses défauts. Ce n’est pas parce qu’il a mis un couvercle sur son appétit médiatique que Nicolas Sarkozy a changé, loin de là ! Sa récente sortie en Allemagne, en un voyage catastrophe, pour rejouer la blitzkrieg contre les marchés financiers alors que la Chancelière – elle contrairement à lui – doit composer avec son Parlement, montre combien l’agitation et la posture restent les composantes fondamentales du personnage.

La crise est mondiale et certainement pas la faute de Sarkozy. Mais ne pas savoir s’adapter n’est pas faire montre d’intelligence, au moins politique. S’il fallait briser les tabous des zacquis intouchables par vents et marées, peu ont été touchés. La loi défiscalisant les heures supplémentaires permettait certes de travailler plus pour gagner plus, mais au détriment de l’emploi. Parce que règne le tabou des licenciements, tellement encadrés par la loi en France, par rapport aux pays voisins « normaux », que les entreprises hésitent à embaucher, se bardant de garanties telles que le diplôme, l’expérience, les relations – tout ce qui empêche les moins qualifiés d’obtenir un quelconque emploi. C’est ce tabou là qu’il fallait briser, pas amputer la fiscalité française d’une partie qui serait fort utile aujourd’hui.

Confusément, les gens ont bien conscience que la crise est grave et qu’ils seront touchés. Ce pourquoi les primaires socialistes ont ressemblé au monde enchanté des Bisounours (comparaison favorite de François Hollande) où les vrais débats sur la dépense publique ont été occultés. Pour la gauche radicale, tout est simple : yaka faire payer les riches. Sauf que le réservoir est très restreint et pas inépuisable pour alimenter le tonneau des danaïdes des promesses en tous genres. La France connaît déjà un taux de prélèvements obligatoires de 45%, parmi les plus élevés des pays de l’OCDE, avec une efficacité de la fonction publique très moyenne. C’est moins la compétence des personnels qui est en cause que le désastre des 35 heures (que Jospin avait exclu au début pour les fonctionnaires) et l’empilement des niveaux hiérarchiques et territoriaux. Patrick Artus, économiste de gauche, chiffre même à environ 20% la perte de productivité de la fonction publique française par rapport à ses voisins, à prestations équivalentes. Or qui parle à gauche de réformer l’État ? Ce ne sont au contraire que promesses sur promesses, subventions massives à la culture, réembauche des profs non remplacés depuis 2007 plus embauche des profs à remplacer poste pour poste, emplois publics pour les jeunes, abandon de la réforme territoriale, probable abandon clientéliste de la fermeture d’hôpitaux et de tribunaux…

Si l’UMP apparaît en 2011 sans plus d’idées que continuer à aller dans le mur, le PS a gardé un projet tellement obsolète qu’on le croirait de l’autre siècle. La crise des finances grecques, portugaise, espagnole, montre qu’il ne suffit pas que le socialisme arrive au pouvoir pour que tout s’arrange ! Demandez à MM. Papandréou et Zapatero ce qu’ils pensent des recettes miracles du « socialisme »… Le nouveau président Hollande ne pourra qu’enterrer le projet PS sous peine d’enfoncer le pays. Ce pourquoi il est dommage que Martine Aubry s’accroche à son poste de Première secrétaire, même si c’est Nadine Morano qui le dit. Elle va surenchérir à gauche alors que les Français exigent du concret. Eternel débat entre idéalisme et réalisme, moralisme et matérialisme… La gauche a gardé du catholicisme cette dimension religieuse que l’utopie marxiste (qui n’était pas celle de Karl Marx) a alimentée en faisant croire que l’avenir ne pouvait être que radieux et qu’au lendemain qui chante on raserait gratis. Or la France ne vogue pas en bouteille mais sur la mer démontée.

François Hollande est un homme du centre, est-ce par hasard s’il est élu de Corrèze, comme avant lui en région Centre Jacques Chirac, Valéry Giscard d’Estaing, Georges Pompidou, Henri Queuille ? Le centre géographique français serait-il le centre sociologique, mi-urbain mi-paysan ? Le centre politique serait-il ni droite ni gauche mais radical-socialiste à l’ancienne ? « Réenchanter le rêve français » est un joli propos de tribune. Cela peut signifier rendre un avenir par des réformes judicieuses en saine tension politique, mais certainement pas affirmer l’utopie comme en 1981 (changer le monde), ni renouveler la démagogie (dont les promesses n’engagent que ceux qui les croient, disait Chirac, orfèvre en mensonge politicien). La société française aspire à être gouvernée au centre, ce n’est pas nouveau. En temps de crise, il ne faut pas lui en conter.

Cela me rappelle ce film de Woody Allen, en français ‘Tombe les filles et tais-toi’ (1972). Woody est fasciné par Humphrey Bogart dans ‘Casablanca’.  Il tente de s’égaler au modèle mais apprend la dure leçon qu’il ne sert à rien d’idéaliser un héros impossible, même avec l’écoute du psy. Sois toi-même est l’ultime démonstration du film. Pareil pour Hollande : Assainis les finances publiques et tais-toi. Ce sera la tâche du prochain président, aidé de la réforme fiscale, de la fin du cumul des mandats (pour éviter le clientélisme local), des investissements pour le futur (éducation, recherche, soutien aux PME innovantes).

D’où le retour au réel, que le succès des primaires socialistes montre bien. L’anti-sarkozysme primaire n’a pas d’avenir car il faudra gouverner après avoir gagné. Désigner un candidat aux primaires est un premier pas vers la prise de conscience que le monde a changé et que nous ne pouvons pas l’ignorer. Bonjour, monde cruel !

Moody’s : « La France pourrait faire face à un certain nombre de défis dans les mois à venir — comme, par exemple, la nécessité d’apporter un soutien additionnel à d’autres pays européens ou à son propre système bancaire, ce qui pourrait accroître de manière significative les engagements que doit supporter le budget du pays. (…) La détérioration des ratios d’endettement et la possibilité de voir apparaître de nouvelles dettes potentielles exercent une pression sur la perspective stable de la note Aaa du pays ». C’est l’engagement de solidarité pour la Grèce, tabou inconditionnel à gauche, qui va toucher directement les contribuables français. Et si Marine Le Pen venait mettre d’accord Sarkozy et Hollande à ce sujet ? Le matraquage médiatique d’octobre sur le seul socialisme ne doit pas occulter les courants souterrains populaires, plus en faveur du repli national.

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Albert Camus, Caligula

Commencée en 1938 après l’éblouissement de Suétone en classe de Première, la pièce a été mûrie durant les années de guerre. Elle fait partie de la trilogie des « trois absurdes », dont le roman ‘L’Etranger’ et l’essai ‘Le mythe de Sisyphe constituaient les premières publications.

Pour Camus, il importe de ne pas croire : ni en l’idéal, ni en l’au-delà. Tel est l’absurde de l’existence. Faut-il pour cela renoncer à la vie ? Que non pas ! L’énergie vitale se suffit à elle-même pour réaliser pleinement sa condition d’homme réel. Telle est la révolte prônée par l’auteur, mouvement personnel pour exister dans le vrai, attitude qui rejoint en partie l’Existentialisme du temps sans en avoir l’esprit de système. Reste la troisième phase du mouvement de la pensée, vers l’amour. Non pas l’amour à l’eau de rose des magazines ou des bonnes sœurs, mais l’amour vital, l’appétit pour l’existence parce qu’elle est la seule que nous ayons et qu’elle est éphémère, l’amor fati de Nietzsche, ce grand « oui » à la vie. Devenir comme un enfant après avoir été chameau (absurde) puis lion (révolté).

Caligula, élevé parmi les militaires, devient empereur romain à 25 ans. Sa sœur préférée Drusilla meurt, qu’il avait déflorée quand il était encore enfant. Cette absurdité le désespère ; il balance les convenances. « Cet empereur était parfait. – Oui, il était comme il faut : scrupuleux et sans expérience » I,1. Il devient créateur par révolte, au grand dam des élites : « Un empereur artiste, ce n’est pas concevable. Nous en avons eu un ou deux, bien entendu. Il y a des brebis galeuses partout. Mais les autres ont eu le bon goût de rester des fonctionnaires » I,2. Toute allusion à un quelconque dirigeant d’aujourd’hui serait purement fortuite.

Caligula se révolte contre l’absurde. «  C’est que tout, autour de moi est mensonge, et moi je veux qu’on vive dans la vérité ! » I,4. Il fait enseigner « la vérité de ce monde qui est de n’en point avoir » III,2. « On ne comprend pas le destin et c’est pourquoi je me suis fait destin. J’ai pris le visage bête et incompréhensible des dieux (…) – Et c’est cela le blasphème, Caïus. – Non, Scipion, c’est de l’art dramatique ! » III,2. Le storytelling n’est pas d’invention récente… Toute révolte est création, mais création contre le convenu, l’illusion, l’idéal. « Je n’aime pas les littérateurs et je ne peux supporter leurs mensonges » I,10 (à quoi ça sert à une guichetière d’avoir étudié ‘La princesse de Clèves’ ?). « Ce monde est sans importance et qui le reconnaît conquiert sa liberté » I,10. Or, le créateur est rarement compris : il n’est pas comme les autres ; ni imbu du ‘principe de précaution’. Cherea est le patricien raisonnable qui s’oppose à Caligula. «  J’ai envie de vivre et d’être heureux. Je crois qu’on ne peut être ni l’un ni l’autre en poussant l’absurde dans toutes ses conséquences. (…) Caligula – Il faut donc que tu croies à quelque idée supérieure. Cherea – Je crois qu’il y a des actions qui sont plus belles que d’autres » III,6.

Caligula va-t-il accepter son destin d’empereur et l’aimer ? Non, il ne le peut pas, et c’est là qu’il devient un homme négatif, trop faible, en prise avec ses démons. L’un d’eux est « la logique », cet orgueil sans amour, cette raison pure attirée vers le délire. Lui voudrait « la lune » et que « l’impossible soit possible ». Voilà ce qui serait important. Or en politique, à en croire les spécialistes, « tout est important : les finances, la moralité publique, la politique extérieure, l’approvisionnement de l’armée et les lois agraires ! Tout est capital, te dis-je. Tout est sur le même pied : la grandeur de Rome et tes crises d’arthritismes » I,7. Poussons donc jusqu’au bout cette logique occidentale binaire, scientiste, positiviste : « Écoute-moi bien, imbécile. Si le Trésor a de l’importance, alors la vie humaine n’en a pas. Cela est clair. (…) et puisque j’ai le pouvoir, vous allez voir ce que la logique va vous coûter. J’exterminerai les contradicteurs et les contradictions » I,9. La pique contre le capitalisme de la seule rentabilité est là ; mais aussi celle contre le marxisme et son explication totale du monde ; tout comme celle des volontaristes jacobins pour qui tout est politique et yaka imposer.

La prétention « scientifique » à dire la Vérité positive et à « résoudre les contradictions » est contenue dans les déclarations de l’empereur délirant. [Ce monde] « ma volonté est de le changer, je ferai à ce siècle le don de l’égalité » I,11. Tout juste ce que diront Marx et Engels dans ‘Le Manifeste’. Camus qui avait adhéré au PC algérien en 1935 le quittait en 1937 pour dogmatisme et indifférence tactique au colonialisme, époque où il commence Caligula.

Dès lors, l’empereur romain Caligula prend les traits de Staline (ou d’Hitler). Exiger l’impossible fait périr les hommes. Nul ne s’en rend compte, il faut « attendre que cette logique soit devenue démence » II,2. « Honnêteté, respectabilité, qu’en-dira-t-on, sagesse des nations, rien ne veut plus rien dire. Tout disparaît devant la peur » II,5. Or nul ne peut être libre contre les autres. Le jeune Scipion (17 ans), le double positif de Caligula et porte-parole de Camus jeune, le dit au dictateur. Comme Camus, il a perdu son père, tué par l’Etat Léviathan ; mais il n’en veut pas au destin, il comprend le tyran puisque tout le monde le laisse faire. La liberté s’avance collective, ou bien elle dégénère en tyrannie personnelle – quelles que soient les « bonnes » intentions initiales. « Cherea – J’ai le goût et le besoin de la sécurité. La plupart des hommes sont comme moi » III,6. « Il [Caligula] force tout le monde à penser. L’insécurité, voilà ce qui fait penser » IV,4. Le contraire des vaches ruminantes au chaud dans leur étable comme le disait Nietzsche des bons bourgeois repus de son temps. Le contraire des résignés gris des pays de l’Est, diront les dissidents.

Qui va se révolter, « poser un acte » ? Les jacteurs, les intellos, les bons bourgeois ? Évidemment pas, ils sont eux aussi constamment dans la posture, le théâtre, l’art dramatique. Hélicon, esclave affranchi par Caligula, les critique vertement : « Vous, les vertueux (…) ceux qui n’ont jamais rien souffert ni risqué. J’ai les drapés nobles mais l’usure au cœur, le visage avare, la main fuyante. Vous, des juges ? Vous qui tenez boutique de vertu, qui rêvez de sécurité comme la jeune fille rêve d’amour (…) sans même savoir que vous avez menti toute votre vie… » IV,6.

Caligula périra, mais moins par la révolte positive et courageuse que par la lâcheté de l’immonde bêtise. Celle que Flaubert fustigeait dans ses écrits, la courte vue des vaniteux offensés. Caligula : « la bêtise (…) Elle est meurtrière lorsqu’elle se juge offensée. (…) Les autres, ceux que j’ai moqués et ridiculisés, je suis sans défense contre leur vanité » IV,13. Albert Camus était bien de son temps, à décliner ainsi l’absurde du métro-boulot-dodo (L’Etranger), les raisons de vivre sans Dieu biblique ni foi marxiste (Le mythe de Sisyphe), et les dérives délirantes du pouvoir absolu (Caligula). En effet : où est l’homme, dans tout ça ?

Albert Camus, Caligula suivi du Malentendu, 1945, Folio, 5.89€

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Albert Camus, Noces

Dans le recueil ‘Noces’, écrit vers 1937 à 24 ans, le premier texte est une merveille. ‘Noces à Tipasa’ chante le bonheur de vivre, d’être tout simplement au monde, dans le paysage, en accord avec ses dynamiques. La richesse présente est si vaste qu’elle submerge. Il n’y a plus ni riche ni pauvre, ni puissants ni misérables, ni vallée de larmes ni promesse de paradis. Aucun plus tard offert à l’imagination ne peut égaler l’écrasante omniprésence de l’instant.

Tipasa est une cité romaine ruinée à quelque distance d’Alger, au bord de la Méditerranée et au pied du Chenous. « Au printemps, Tipasa est habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l’odeur des absinthes, la mer cuirassée d’argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la mer à gros bouillons dans les amas de pierres. » Ainsi commence le texte, tout empli d’observation attentive et d’empathie pour l’univers. Camus jeune est un païen qui vibre aux rythmes naturels ; il a en lui cette grande joie de vivre, cette énergie qu’il ressource au soleil et au vent, aux flots et à l’odeur des herbes.

« Nous marchons à la rencontre de l’amour et du désir. Nous ne cherchons pas de leçons, ni l’amère philosophie qu’on demande à la grandeur. Hors du soleil, des baisers et des parfums sauvages, tout nous paraît futile. » Foin des grands mots, des attitudes théâtrales, des postures héroïques tourmentées – la philosophie n’est pas dans la masturbation intello à la Hegel, ni dans les engagements à la Sartre, ni dans les prises de position des vertueux clamant leur vertu à la face des autres. La philosophie est l’art de bien vivre, dans la lignée des Grecs et de Montaigne. Elle est d’être ici et maintenant, et de réaliser au mieux sa condition d’homme.

« Ce n’est pas si facile de devenir ce qu’on est, de retrouver sa nature profonde. » Pour cela, il faut s’accorder à ce qui nous entoure, sans vouloir le contraindre, ni imaginer un ailleurs meilleur. « J’apprenais à respirer, je m’intégrais et je m’accomplissais. Je gravissais l’un après l’autre des coteaux dont chacun me réservait une récompense… » Fais ce que dois, tu n’es ni dieu ni diable mais homme tout simplement. Roule donc ton rocher comme le titan sur la montagne, puisque telle est ta condition. « Il faut imaginer Sisyphe heureux ».

« Voir, et voir sur cette terre, comment oublier la leçon ? Aux Mystères d’Eleusis, il suffisait de contempler. Ici même, je sais que jamais je ne m’approcherai assez du monde. Il me faut être nu puis plonger dans la mer, encore tout parfumé des essences de la terre, laver celles-ci dans celle-là, et nouer sur ma peau l’étreinte pour laquelle soupirent lèvres à lèvres depuis si longtemps la terre et la mer. » Le bonheur est le simple accord de l’être avec ce qui l’entoure. Bonheur encore plus grand dans le plus simple appareil, sens en éveil, tout entouré de nature.

Car la vérité humaine est la vie éphémère, celle du soleil qui précède celle de la nuit comme la vie précède la mort. Toute cité devient ruines et le bâti retourne à sa mère la nature. Est-ce pour cela qu’il ne faut point bâtir ? L’homme n’est pas un dieu, il ne vit pas dans l’éternité et son destin est tragique : il vit d’autant plus au présent qu’il n’existait pas au passé et qu’il n’existera plus au futur. Il se condamne à mourir par le seul fait de naître. Mais, durant sa courte vie, il construit pour lui et avec les autres. D’où son exigence d’agir ni pour plus tard ni pour ailleurs mais ici et maintenant son vrai destin d’homme.

« J’aime cette vie avec abandon et je veux en parler avec liberté : elle me donne l’orgueil de ma condition d’homme. » C’est la grandeur de la bête intelligente d’être consciente de son destin. Lucide comme la lumière, exigeant la vérité qui tranche comme le rai de soleil. « Je ne revêts aucun masque : il me suffit d’apprendre patiemment la difficile science de vivre qui vaut bien tout leur savoir vivre. » La société, en effet, déforme. Trop contrainte de puritanisme paulinien, de mépris d’Eglise pour l’ici-bas, de convenances bourgeoises. Il faut se découvrir, se construire, se prouver. « Connais-toi toi-même », exhortait le fronton  du temple d’Apollon à Delphes ; « deviens ce que tu es », exigeait Nietzsche ; « fais craquer tes gaines » proposait Gide ; soit « ami par la foulée » criait Montherlant. Ce sont les références d’Albert Camus en ses années de jeunesse, auxquelles il faut ajouter Jean Grenier, qui fut son professeur.

« Tout être beau a l’orgueil naturel de sa beauté et le monde aujourd’hui laisse son orgueil suinter de toutes parts. Devant lui, pourquoi nierai-je la joie de vivre, si je sais ne pas tout renfermer dans la joie de vivre ? Il n’y a pas de honte à être heureux. Mais aujourd’hui l’imbécile est roi, et j’appelle imbécile celui qui a peur de jouir. » Les ‘Noces’ de Camus sont celles de l’être et du monde, celles de l’auteur avec sa terre maternelle. Les autres textes du recueil sont dans le ton : le vent à Djémila, l’été à Alger, le désert dans la peinture italienne. Il s’agit toujours de se plonger dans le monde, de se mettre en accord avec lui, d’accomplir pleinement son destin humain. Ce n’est pas simple hédonisme, mais bel et bien vertu. Le soleil égal donne la même couleur aux gens ; l’amour et l’amitié font jouir et faire ensemble ; le respect de la nature qui exalte et qui permet rend libre, avec le sentiment d’éphémère. Égalité, fraternité, liberté, c’est toute une philosophie de jeunesse qui est donnée là. L’élan, la vigueur, l’entente.

Le persiflage intello français aime à répéter ce bon mot qu’Albert Camus serait un philosophe pour classes Terminales ; il apparaît plutôt comme un philosophe de la jeunesse. En mon adolescence j’aimais bien Sartre pour son exigence de liberté ; je me suis très vite senti plus attiré vers Camus, à mon œil moins histrion. Chacun choisit selon son tempérament.

Albert Camus, Noces suivi de l’Eté, 1938, Folio €5.41

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Nicolas Sarkozy aux abois

Article repris par Medium4You.

Chronique d’une défaite annoncée ? Depuis quelques semaines, le Président à la cote de popularité la plus basse de la Vème République multiplie les « signes » médiatiques en faveur du peuple. Cette agitation est loin de la force tranquille de qui sait son destin. Il apparaît comme le lapin Duracell qui tressaute, mécanique, alors qu’aucune âme ne l’anime. Croyez-vous que « le peuple » sera dupe ?

Côté extérieur, après avoir raté la Tunisie (il est vrai remplie d’Arabes), le Président enfile ses bottes de militaire gaullien pour forcer la main à l’Union européenne et à l’ONU en Libye. Sauf qu’il s’agit d’éradiquer Kadhafi et que lui interdire le ciel ne saurait suffire. Dans l’univers médiatique, éradiquer sa télé aurait été un premier pas efficace, mais que connaît le « chef des armées » de la chose militaire ? Donc le Kadhafi parade devant les caméras, diffuse ses propos enflammés sur les ondes. Et l’OTAN bombarde vaguement des carcasses en mouvement, alors que les vraies armes sont planquées dans les mosquées, les hôpitaux et les écoles, derrière un paravent de civils pour pousser à la « faute morale ». C’est qu’on ne fait pas la guerre en philosophe, selon le mauvais conseil de ce Bernard-Henry, Monsieur le Président… On fait la guerre pour la gagner, ou alors on ne fait pas la guerre et on palabre, laissant alors les diplomates faire leur boulot sans interférence brouillonne de qui vous savez.

Côté intérieur, le Président a compris qu’il avait besoin de fusibles. Il n’a plus François Fillon, qui joue sa partition en solo et dont il bien envie de se débarrasser, dernière lubie qui ajouterait à son côté agité s’il y cède. Fors le Premier ministre, reste le ministre de l’Intérieur, qui peut dire du Le Pen tout en disant qu’il n’a jamais dit ce qu’il a dit. Comme disait Goebbels, plus c’est gros, plus ça passe. Après tout, ce qui reste dans les esprits est la « posture ». Dans les faits, rien ne se passe, comme cette loi mal ficelée contre la burqa. Elle viole la liberté d’expression et reste inapplicable dans les rues. Encore des velléités, une agitation vaine. C’est ce qui exaspère le plus « le peuple » les demi-mesures : ou bien c’est interdit (comme se promener tout nu) et on arrache le voile inique en public, ou bien la liberté le permet et on n’en fait pas tout un foin, ce qui fait rire à Washington et jusqu’au FMI !

Côté économique, le Président n’ose pas plus assumer ses choix de société. Il aurait dû supprimer l’impôt sur la fortune dès 2007, il l’a laissé en ravalant l’usine à gaz du bouclier (qui ne profite qu’aux très très riches). Il va donc le « réformer », comme d’habitude trop peu trop tard, toujours velléitaire. S’il est si « symbolique » cet impôt, pourquoi en parler ? Laissons les choses en l’état, chacun s’y habitue et acceptons les exils fiscaux. S’il est contreproductif alors que tous les pays de l’euro l’ont supprimé, pourquoi ne pas les imiter ? On ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre, Monsieur le Prédisent.

Côté social, la dernière lubie est cette fameuse « prime » de 1000 euros par salarié – y compris dans les très petites entreprises – si elles « distribuent un dividende ». Pourquoi tout le monde est-il contre si cette idée est bonne ? Or aussi bien le MEDEF que la CGT trouve la chose stupide. La seconde parce qu’il vaudrait mieux augmenter les salaires ; le premier parce qu’il existe une négociation entre partenaires sociaux et qu’il se demande ce que l’État vient encore faire là-dedans, chien brouillon dans un jeu de quilles fragile. D’autant qu’il existe déjà intéressement, participation, épargne salariale et bonus. Certains sont bloqués cinq ans ? Que le législateur décide qu’il en soit autrement et voilà tout, l’État n’a pas à décider par caprice ce que chaque entreprise peut faire de ses bénéfices entre l’investissement, les salariés et les actionnaires. Autant proposer une distribution annuelle d’actions, inscrite au contrat de travail, ce serait plus juste. Quant aux économistes, ils raillent l’idée simpliste :

  • confondre les entreprises du Cac40 et les PME,
  • confondre les actionnaires avec des spéculateur étrangers alors que 60% des actionnaires des 40 valeurs sont des rentiers français et que 98% des PME TPE le sont aussi,
  • confondre le rendement d’une action qui serait « capitaliste » donc « immoral » et celui d’un emprunt d’État qui – lui – serait de l’endettement public incontrôlé mais « moral »,
  • confondre le rendement moyen annuel du Cac40, de 3,8% selon Patrick Artus (pas vraiment à droite comme économiste…), et le rendement annuel de 3,7% d’un emprunt d’État (beaucoup moins risqué).

En bref, une mesure brouillonne, surgie d’une fantaisie c’est-à-dire de nulle part, ni pensée ni testée – encore une lubie d’histrion, du simple marketing démagogique : « n’importe quoi pourvu que ça mousse ».

Le pire est encore cette révélation d’épreuves « secrètes » pour des étudiants juifs aux concours de grandes écoles. Parce qu’ils sont pratiquants, ils ne « peuvent » concourir à la date de la Pâques juive. Est-ce au Président de donner des ordres pour les accepter quand même ? Évidemment on dément à l’Élysée mais les langues se délient du côté de la « communauté ». La décision paraît si « vraie », si bien adaptée aux lubies du probable candidat pour 2012, qu’on la croit volontiers. La laïcité ? C’est pour les autres, pas pour les « copains » ni pour la « famille ». L’égalité républicaine ? Oui pour les Juifs, non pour les Arabes. La question est moins de savoir si des aménagements sont possibles pour respecter les croyances, comme d’éviter de mettre un concours le jour de Noël, à l’Aïd ou à la Pâques juive, que le secret qui l’entoure. Le « c’est pas moi, c’est personne » des écoles, administrations et services de l’Etat qui ne veulent pas assumer le bon plaisir présidentiel est honteux. Reste l’impression d’un passe-droit réservé à une étroite communauté, comme par hasard chérie du Président condidat.

Cet ensemble de foucades présidentielles depuis quelques semaines non seulement ne constitue pas une politique mais montre que Nicolas Sarkozy est aux abois. Parti comme il est, il va perdre, il le pressent malgré ses tartarinades. Dommage que son camp ne veuille pas le voir et lui choisir un remplaçant dès aujourd’hui. On court mieux la poste quand on change de cheval avant qu’il ne crève sous vous. Il faudrait que Marine et Nicolas arrivent tous deux au second tour pour que l’actuel Président ait une chance de revenir pour cinq ans. Je n’y crois pas.

Une vision plus indulgente de Jean-Louis sur la Sarkopolitik.

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Le scandale du Médiateur

Il y a trois jours, le Front national balayait dans les médias, sinon dans les urnes, la vieille oligarchie UMPS qui n’écoute plus depuis longtemps les citoyens. Avant-hier, l’Élysée a brûlé (à Montmartre), symbole s’il en est : le théâtre de la Goulue vaut bien celui du Président avale-baraque. Hier, le « nuage » de Fukushima a surplombé la France, sans élever la radioactivité de façon tangible. De toute façon, de l’activité, il y en a de moins en moins en France. Près de 40% des emplois industriels ont disparu en vingt ans. Les Français ont le blues, comme d’habitude, et voilà que le Médiateur, dénoncé par l’Agence française de la rationalisation publique, ne va plus être remboursé.

Il a livré lundi son dernier rapport d’honneur, un baroud. Pour lui, c’est la Bérézina. Napoléon le petit a échoué à réformer le « modèle » qui fuit et à entraîner les Français dans la modernité. Le peuple en a marre de cette modernité qu’il chantait pourtant hier avec Jules Verne. Elle lui échappe, il y en a trop, ça va trop vite. Les Français sont largués par le petit qui, à 5 ans, sait faire marcher mieux qu’eux le lecteur de DVD sans avoir lu la notice écrite en jargon traduit de l’anglais lui-même retranscrit du coréen par ordinateur. Largués par le préado qui a déjà vu des films pornos et a embrassé ses premières filles sans que papa ait vu comment. Largués par l’ado qui « poursuit » le bac sans en vouloir vraiment, pas motivé par les quelques sept à neuf années de boulots précaires qui l’attendent avant d’en décrocher un stable…

Sarkozy a beau cocoricoter sur la Libye, c’est un poste de commandement américain en Allemagne qui gère l’opération coordonnée. Et il a fallu des jours avant de rameuter les avions du Charles-de-Gaulle dispersés on ne sait où. Le modèle « universel » français fait bien rigoler en Chine, en Inde, au Brésil, en Russie, au Mexique… Nous montons trop sur nos ergots alors que nous ne sommes plus qu’une nation moyenne qui voit, chaque année, reculer son rang. Nos vanités, l’étatisme, le caporalisme, la morale au monde entier ne prennent plus. Ce pourquoi Chirac reste aimé, bien qu’il ait été copain comme cochon avec Saddam Hussein et ait empêché les avions de Reagan de survoler la France pour bombarder Kadhafi le terroriste à Tripoli, en 1986. Il a été l’inspirateur du dernier discours mondialiste de la France à l’ONU, contre l’invasion de l’Irak. Mais notre littérature se vend mal, et pas seulement parce qu’elle n’est pas écrite en anglais : les Islandais, les Norvégiens sont plus traduits que nous !

Nous vivons dans l’illusion, entretenue sous de Gaulle mais avec des moyens, reprise par la gauche dans la gabegie des dépenses à tout va de 1981 et de la facilité des dévaluations (trois en 18 mois !). Depuis, nous sommes arrimés à l’euro, qui est tenu par la rigueur monétaire des Allemands. Eux savent se discipliner, faire des sacrifices, assurer un bon service après vente. Nous pas. Chaque élection est le grand théâtre du toujours plus où chacun est victimisé pour qu’il vote « bien ».

La population vieillit, chôme, se déclasse, n’offre plus d’avenir à ses jeunes, consomme à tout va de la « sécurité » (sociale tant qu’elle est remboursée et policière tant qu’on en veut). Le Médiateur ne mâche pas ses mots, il n’a plus rien à perdre puisque son poste est supprimé. Enfin quelqu’un qui dit la vérité ! « Notre contrat social n’est pas un contrat de services mais d’engagement. Or, aujourd’hui la citoyenneté décline des deux côtés : celui qui paie l’impôt a perdu la dimension citoyenne de l’impôt et, s’il y consent encore, s’estime néanmoins lésé. De même, celui qui bénéficie de la solidarité publique a perdu le sens de cette solidarité et, ne recevant pas assez, se sent humilié. L’éducation, en échec aujourd’hui sur l’acquisition des savoirs, l’aptitude au travail et l’éveil à la citoyenneté, interroge notre système administratif global qui échoue sur sa capacité d’inclusion et devient une machine à exclure. » Jean-Paul Delevoye ajoute : « Le service public ne porte plus son nom. »

La faute à qui ? « Les débats sont minés par les discours de posture et les causes à défendre noyées parmi les calculs électoraux ». A droite comme à gauche ! Et de lister dans son dernier rapport : l’empilement législatif, les réformes précipitées, les moyens limités, les lois pas toujours applicables, leur manque d’explication, leur application mécanique par l’Administration, les décisions de bureau au mépris des textes, l’excès de précipitation parfois et l’excès de lenteur, les procédures déshumanisées (vous n’êtes qu’un numéro ou un dossier), l’absence complète d’empathie et de communication entre ceux qui détiennent un petit pouvoir et les citoyens…

Le  collectivisme jacobin français, fondé sur de gros impôts et leur redistribution électoraliste, n’est plus un modèle de vivre ensemble. La classe moyenne se sent lâchée. Les petits, les sans-grades, ne sont ni écoutés ni compris. Mieux vaut être immigré, sans-papiers ou mal logé pour qu’on s’occupe de vous, à grands coups de projecteurs médiatiques. La posture, toujours. D’où le ras-le-bol des citadins qui retournent à la campagne, des diplômés qui vont chercher aux États-Unis ou en Suisse, voire en Chine, de ceux qui pourraient créer une entreprise mais qui préfèrent vivre de peu mais sans le regard de jalousie des autres ni d’inquisition de l’Administration. Chacun se rencogne sur ses petits zacquis, l’école décline, corporatiste, prônant l’élitisme par les seuls maths au détriment des qualités humaines propres à vivre ensemble.

Pourtant la France a de beaux restes. Les Français font des enfants, ce qui peut s’interpréter comme signe d’optimisme (c’est la tarte à la crème des débats dans les médias !), mais que je vois plutôt comme un repli sur la famille. Avec l’égoïsme d’enfant gâté de la génération née après 1968 : nous on jouit d’eux, après ils n’ont qu’à faire leur vie. Il n’empêche, des enfants, c’est du dynamisme, dommage qu’ils ne rêvent que d’Amérique ou d’Asie… Les Français ont de grands projets d’État, financés sans chercher de profits. Bravo pour la recherche fondamentale en avionique, médecine, trains, dommage que la sécurité industrielle soit si mal assurée (voir Renault) et que la naïveté des commerciaux laisse piquer les fleurons sans réciprocité (voir Alstom et son TGV, Dassault et son Rafale, Areva et son EPR)…

En fait, manque à la France un personnel politique à la hauteur. Ce n’est pas grand-chose mais aucune école ne forme à cela. On appelle le charisme, cette faculté de présenter un avenir et d’entraîner les gens derrière vous. Encore faut-il former des têtes bien faites et pas des têtes bien pleines. Nicolas Sarkozy l’a incarné un temps en 2007, ce pourquoi il a été largement élu face aux zénarques qui récitaient leurs leçons mal apprises en face de lui. Mais il a failli. Les sondages et le vote de dimanche montrent l’ampleur de la déception. Il sera probablement battu en 2012 et entraînera la droite dans sa chute. Tant pis pour les perdants puisqu’ils ne veulent rien voir. Sauf qu’on ne perçoit guère la gauche en profiter, tant le charisme manque à ses chefs. Ce sera au profit de l’extrémisme peut-être : avec une présidence de gauche que dirait-on de législatives où le Front national aurait le quart des députés ?

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