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Colette, Dans la foule

Parallèlement aux Heures longues, recueil d’articles publiés durant la guerre de 14-18 (et chroniqué ici), Colette publie dès la paix revenue un autre recueil d’articles de 1911 à 1914.

Le lecteur trouvera un peu de tout, la politique étrangère de la France avant 14, le procès de Madame Guillotin accusée d’avoir fait tuer son mari par son amant, la fin de la Bande à Bonnot par l’assaut de la rue Ordener, auquel Colette assiste en direct, les élections législatives de 14.

Il y a aussi l’arrivée du Tour de France – le dernier avant la guerre – un match de boxe où un jeune français blond a gagné, non sans mal, un voyage en ballon, une excursion au-dessus de Paris en dirigeable.

Et quelques impressions personnelles sur le cimetière Montmartre, l’université populaire, les réveillons, les « belles écouteuses » des conférenciers à la mode.

Colette est au contact même de l’événement et le décrit d’une langue riche et fluide, très femme. Ce n’est pas un grand livre, mais une suite de chroniques de journaliste. Cependant, « ce travail a été sélectionné par les chercheurs comme étant culturellement important et fait partie de la base de connaissances de la civilisation telle que nous la connaissons », déclare l’éditeur anglais qui reproduit le texte français en fac-similé.

Colette, Dans la foule, 1918, Wentworth Press 2019 (édition en français), 168 pages, broché €13,05

Colette, Œuvres tome 2, édition Claude Pichois, Gallimard Pléiade 1986, 1794 pages, €69,44

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Claude Michelet, Les promesses du ciel et de la terre

Roman initial d’une saga en trois volumes, ce premier saisit les quatre personnages principaux depuis leur rencontre jusqu’à leur folle épopée outre-Atlantique – au Chili – dont ils ne connaissent rien et où ils vont se construire de toutes pièces une nouvelle vie.

Tout commence en 1871 lorsque Martial, courtier en vins du sud-ouest monté à Paris pour recouvrer une dette, se trouve pris sur les hauteurs de Grenelle dans la répression des Communards par les Versaillais. Il délivre la jeune Pauline, repasseuse pâle, des pattes de quatre soldats pas très nets qui allaient lui faire passer un sale quart-d’heure avant de la fusiller comme révolutionnaire. Il réussit à s’enfuir en la traînant avec elle et Pauline reste étonnée qu’il ne prenne pas sur elle sa récompense. Mais Martial n’est pas de ceux-là.

Ils fuient à pied puis en carriole – laissée prudemment en banlieue à l’aller – jusqu’à une ferme de Corrèze qu’ils aperçoivent de loin dans ce désert et où ils songent à se reposer car Pauline a attrapé la fièvre. Mais la ferme est brûlée jusqu’au trognon, même le pin de la cour est roussi. Ils sont délogés par Antoine le fils propriétaire, soldat parti quatre ans en Algérie puis contre les Uhlans de la Prusse que Badinguet le niais a provoqué bêtement. Il a été défait et Alsace comme Lorraine passent aux mains de l’ennemi. Pourquoi se battre pour des politiciens ineptes ? Les trois sympathisent. Antoine, blessé au front et à peine remis, apprend que sa mère et ses sœurs sont parties à la ville, que les terres sont vendues mais pas les ruines de la ferme. Il est outré, mais elles le croyaient mort.

Dès lors, plus rien ne le retient à la terre de ses ancêtres. Il n’a plus de lopin à cultiver, plus de famille à entretenir. Il réfléchit, cherche du travail salarié, n’en trouve pas. Martial, avant de se séparer, lui a dit qu’il pouvait venir le trouver à Lodève où il gîte, et qu’il lui trouvera du boulot s’il le veut. Il part donc et est employé à laver des barriques de vin pour un gros négociant ami de Martial. Pauline est casée comme repasseuse et Martial reprend ses tournées, en passant par l’auberge où la veuve Rosemonde, sa maîtresse, est heureuse de le revoir à chaque fois.

Mais c’est la routine, dans un pays qui se remet mal de la défaite en 1870 et des soubresauts révolutionnaires qui ont suivis, un pays où la méfiance règne et où le conservatisme s’étend. Martial rêve… Il a entendu parler de l’Amérique, un mythe déjà, et il se demande s’il pourrait y trouver une place. Il s’en ouvre à Antoine mais le glébeux est réticent à quitter un tiens pour deux tu-l’auras. Le commerce ? il n’est pas fait pour ça, il préfère cultiver la terre et faire pousser. Sauf que Pauline est amoureuse de lui et qu’ils se découvrent. Rien ne la retient ici, surtout pas retourner à Paris où des voisines la dénonceront aussitôt. Va pour l’Amérique, à condition que ce soit avec Antoine. Martial retarde le moment d’annoncer son départ à Rosemonde, mais l’aubergiste le sait déjà par la rumeur et a tout préparé : elle cède son auberge et part avec lui.

Les voilà donc tous les quatre, deux couples de perdreaux plus vraiment de l’année, embarqués sur le Magellan qui met quatre semaines à rallier Rio, puis encore autant à ruser avec le Horn en se faufilant dans le détroit pour rejoindre Santiago du Chili. Martial est représentant pour une société française d’import-export dont il connaissait le patron à qui il avait livré du vin en France. Mais Martial est ambitieux. Parallèlement aux affaires de la compagnie, il entreprend les siennes, en accord. Il vend aux prospecteurs, aux paysans, aux villageois des ustensiles de culture et de cuisine, des vêtements. Il parcourt en carriole tout le pays, lui au sud, Antoine au nord, les femmes restant à la capitale pour gérer le comptoir.

Elles imaginent bientôt ouvrir une boutique à l’enseigne de La Maison de France où elles importeraient la mode de Paris et les produits gourmets du terroir. Les banquiers (allemands) sont d’accord, la boutique est un succès. Tout marche bien, le commerce, les tournées, et même un bébé pour Pauline – ou plutôt deux car ce sont des jumeaux, garçon et fille. Seule Rosemonde n’a encore rien, mais une petite Armandine lui surviendra un peu plus tard.

Sauf qu’il n’y aurait pas d’histoire si tous les gens étaient heureux. Le malheur va donc frapper, sous la forme d’un petit tremblor – qu’il ne faut pas confondre avec un vrai terremoto – autrement dit un tremblement de terre de faible intensité. Le Chili ne cesse de trembler, du sous-sol aux superstructures politiques, mais c’est plus ou moins grave. Là, rien de bien méchant. Sauf que Rosemonde panique, qu’Antoine se précipite, que le chat terrorisé se jette dans ses jambes, qu’il trébuche et que la lampe allumée (à pétrole en ce temps-là) va s’écraser sur la paroi en bois et enflamme aussitôt toute la Maison de France. Tout part en fumée, le stock, les murs, la caisse. C’est la ruine totale.

Qu’à cela ne tienne, Martial et Antoine ne sont pas hommes à renoncer, ni Pauline. Seule Rosemonde est le maillon faible mais elle est entraînée. Martial joue un coup en affaire avec un banquier anglais contre ses banquiers allemands qui lui réclament le remboursement immédiat de ses dettes, croyant qu’il ne pourra faire face et qu’ils reprendront son idée de maison de mode à leur compte. Il emprunte le double de la dette et non seulement rembourse rubis sur l’ongle mais reconstruit aussitôt. A nouveau les affaires prospèrent. Et cela lui a donné des idées : pourquoi ne pas jouer plus grand encore ? Importer des machines plutôt que de simple outils ?

Aussitôt dit, aussitôt fait, la compagnie est d’accord. Les commandes arrivent, de grands propriétaires qui veulent moderniser l’exploitation de leurs cultures. Là, Antoine est à ses affaires, la terre il connaît, il aime ça. Il est aidé par un franciscain français qu’ils ont rencontré sur le bateau et qui est allé s’installer dans un village paumé, au milieu d’Indiens pauvres et crasseux. Il est malade, le padre, mais veut finir en beauté, retrouver sa paroisse initiale, au Mexique. Antoine va l’aider après que l’autre l’eût aidé pour la grande ferme où il a placé une fortune en machines agricoles. Le père Damien meurt mais son aura subsiste. Le grand propriétaire est content du travail d’Antoine, le padre lui a parlé un peu plus de lui qui aime la terre, il veut l’embaucher à demeure pour gérer ses propriétés et faire rendre mieux le sol.

Pourquoi pas ? D’autant que la société française fait faillite, et que c’est in extremis que Martial, aidé par Edmond, le représentant français ruiné, réussit à sauver sa mise. D’autant aussi que Rosemonde déprimé et dépérit, elle s’est pris la tête de revoir à tout prix la France, dont elle idéalise chaque moment nostalgique, alors qu’elle est partie de son plein gré pour réussir ce qu’elle n’aurait jamais pu dans son Bordelais natal où elle se morfondait, ne parlant même plus à ses sœurs. Martial est dépité, il restait tant à faire au Chili… Mais il aime sa femme et consent. Il sera le courtier de la firme en France, comme son ancien patron failli.

Une nouvelle vie commence pour les couples, l’un au Chili, l’autre rentré à Bordeaux. La suite aux prochains tomes.

C’est une histoire bien contée et haletante, une aventure d’adultes dans une époque neuve (après le Second empire et la Commune), dans un pays neuf (l’Amérique du sud). Mais restée bien ancrée dans les valeurs sûres : le commerce utile, la terre cultivée. Travail, famille, terroir, toutes les valeurs traditionnelles catholiques de l’auteur, fils de ministre et paysan en Corrèze, père de six enfants. Il ne faut pas trop chercher dans la psychologie des personnages, ils sont bruts, mais dans l’action, et elle est menée tambour battant par un vrai conteur de « l’école de Brive » – décédé en mai 2022, à 83 ans.

Claude Michelet, Les promesses du ciel et de la terre, Pocket 2004, 404 pages, occasion €1,20

Les 3 tomes de la série en Pocket : Les promesses du ciel et de la terre – Pour un arpent de terre – Le grand sillon, 1998, 1226 pages, €37,45

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Colette, Les heures longues 1914-1917

Colette, en ces longues années de guerre, livre aux journaux des articles de circonstance. Mais avec sa vision de femme émancipée, d’observatrice des petits faits vrais. Il s’agit en fait d’un album de guerre comme on dit un album d’aquarelles, ne retenant que quelques vues frappantes de la période douloureuses du conflit.

A l’heure où se sont achevées les « commémorations » de la Grande guerre industrielle du XXe siècle, la boucherie des tranchées, la vanité des galonnés – et la « brutalisation » qui s’est ensuivie dans toutes les sociétés européennes, lire ces courts textes vivants, écrits sur le motif dans leur présent immédiat, a quelque chose de salubre.

Ce n’est pas une chronique mais plutôt une mosaïque, composée de choses vues, de souvenirs personnels, du décentrement d’un voyage professionnel en Italie (qui vient d’entrer dans la guerre, contre les Autrichiens). De la toute bête vie quotidienne en temps de guerre.

Ce sont 46 articles recueillis pour l’édition, d’août 1914 à novembre 1917. Comment la déclaration de guerre est annoncée en Bretagne où séjourne Colette et son mari Henry, dans la campagne, à Saint-Malo, le tocsin, le tambour, le crieur de rue, les larmes des femmes, le pâlissement des adolescents, les bruits de disette à venir, la poissonnière qui n’accepte plus que les pièces et surtout pas les billets. A Paris au septième jour de la mobilisation générale, ce « réservoir » (réserviste) incongru qui n’attendait que ça depuis des années, engagé dès 18 ans puis rengagé, enfin sur le point de se marier pour penser à autre chose, jusqu’à la divine surprise qui le rend tout excité comme un « diable » à 39 ans : « Y a un bon Dieu, monsieur, madame », s’exclame le con fini. Et c’est tout de suite, en octobre, les blessés qui affluent sur Paris, où l’on ouvre les lycées pour y poser les lits ; Colette y est bénévole. Elle dit les amputés, les gueules cassées, la douleur. Et puis le vieux non mobilisable qui fait de la laine chinée au kilomètre pour, à 65 ans, se sentir utile, « trouver un foyer » auprès des dames qui lui apprennent le crochet…

Il y a aussi les lettres que le soldat reçoit, il récrimine contre sa femme qui lui parle de la guerre, de ce qu’elle a entendu dire : lui s’en fiche, de la guerre, il la vit ! Ce qu’il veut c’est avoir des nouvelles banales de la vie civile, comment vont les gosses, si elle a remplacé le papier peint. Quant aux clients, il font « la chasse aux produits allemands » – et les petits malins ne tardent pas à faire des contrefaçons de ce qui est demandé, mais bien françaises. A Verdun, où Colette se rend clandestinement car c’est interdit, pour se rapprocher de son mari Henry mobilisé, le tapissier vend de la margarine, le vendeur de pianos des sardines en boite, il faut bien se débrouiller quand le commerce est anéanti. A Paris, les bourgeoises et les pétasses s’étonnent que leur docteur ne puisse les recevoir : il est mobilisé au front – ah bon ? je croyais qu’il était malade. D’autres réquisitionnent le drap d’uniforme pour se déguiser en petites sous-lieutenantes d’opérette avec képi assorti. La futilité ne quittera jamais les crânes de piaf. Une écervelée a couché avec un Allemand avant le conflit et porte « l’enfant de l’ennemi » dans son ventre qui lui fait honte – mais l’enfant est innocent et Colette se récrie sur les vigilantes de vertu, ancêtres des « chiennes de garde » qui voudraient qu’elle fit « quelque chose » (mais quoi ? L’avortement est alors un crime passible de la peine de mort).

Aux portes de Paris, un refuge pour les animaux de compagnie laissés par leurs maîtres mobilisés en attendant de les reprendre… s’ils reviennent. Les chiens attendent, se tournent vers la porte à chaque fois qu’elle s’ouvre : non, ce n’est pas encore cette fois-là. Des chiens sanitaires sont entraînés au bois, de toutes les tailles et toutes les espèces, pas comme les Allemands qui ne préfèrent qu’une « race » : celle des bergers allemands qu’ils réquisitionnent dans tout le nord de la France occupée.

Colette part en Italie où elle voit des gens beaux, de « petits faunes » garçons, des pères qui s’occupent avec tendresse de leurs enfants, des mères qui les aiment, une marmaille nue qui se baigne dans les flots – cartes postales de la paix, quoi. Même si elle assiste à l’attaque d’un Taube sur Venise, qui lâche une bombe. Cet avion surnommé colombe (taube) est un monoplan autrichien à ailes et queue qui ressemblent à celles d’un pigeon. Comme elle parle étranger, on s’interroge : « Tedesci ? » est-elle boche ? Dans la génération de 14-18, on n’aimait pas les Allemands ; cela changera dans la génération d’après inféodée à Mussolini, tout comme chez nombre de Français inféodés à Pétain.

En France, ce sont les foins, mais les bras manquent. Des gamins de 8 ans comme des vieux de 75 ans sont embauchés pour combler les vides. Les collégiens parisiens sont invités à aller en colonies à la campagne pour aider. Pour un déménagement à Paris, Colette change d’appartement, et les déménageurs sont quatre, « un vieillard désapprobateur et ressemblant à Verlaine, un apprenti de 15 ans au nez rose de campagnol, une sorte de mastroquet asthmatique en tablier bleu et… Apollon. (…) nez spirituel (…) yeux châtains aux cils frisés et (…) menton fendu d’une fossette. Cette beauté dressa pour me parler, hors d’une chemise ouverte, son col de marbre » p.568 Pléiade. Comment, il n’est pas mobilisé, l’athlète ? Eh non, il est le père de sept enfants ; il en avait cinq, il devait partir, puis il a eu des jumeaux : à six enfants à charge, on restait civil.

Des chroniques qui fourmillent de détails véridiques, précieux à nos années ignorantes.

Colette, Les heures longues 1914-1917, 1917, disponible seulement en e-book Kindle €4,99

Colette, Œuvres tome 2, édition Claude Pichois, Gallimard Pléiade 1986, 1794 pages, €69,44

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L’écologie politique à la dérive

« Confiée à des bureaucrates de l’écologie, eux-mêmes poussés par la radicalité d’un certain nombre de collapsologues, la transition écologique crée de fréquentes tensions chez ceux qui sont directement affectés par des régimes d’autorisation, de contrôle ou de surveillance de plus en plus stricts. » Tel est le propos de l’introduction de cette étude de la Fondapol – très intéressante en ce qu’elle nous fait toucher du doigt la transposition administrative bêtasse des meilleures intentions proprement politiques. Un travers très français…

Tout commence avec l’idéologie écologiste qui est la nouvelle religion issue du marxisme gauchiste, lui-même issu du christianisme. Il s’agit toujours d’écouter la voix de Dieu, de l’Histoire ou de Gaïa, donc de dire le Vrai de la croyance. Une fois la vérité ainsi établie, il faut l’imposer. L’époque n’est plus à la contrainte dure comme du temps de l’Église ou même des dictatures du 20ème siècle. Elle serait plutôt à convaincre selon l’idéologie démocratique où tout le monde a théoriquement voix au chapitre. Mais ce n’est pas le cas car, pour imposer la loi de l’Histoire écologique, tous les moyens de propagande sont bons, des artistes aux médias, de l’école aux politiciens. L’Apocalypse et la Révolution sont remplacés par l’Urgence climatique. Ce qui nous oblige tous collectivement à aller vite sans réfléchir, à adhérer sans critique et a faire tout, tout de suite – comme dans le fantasme infantile hippie des années 60.

La question n’est pas de nier le réchauffement climatique, ni la nécessité de décarboner l’économie rapidement, ou encore de retrouver une harmonie avec la nature. La question est celle de l’adhésion des citoyens à ce projet, qui doit être rationnel et rationnellement exposé, pas simplement idéologique, avec accompagnements adéquats. On a vu avec la crise des gilets jaunes combien une mesure d’en haut, au motif idéologique et appliquée de façon bureaucratique, pouvait hérisser les citoyens jusqu’à la jacquerie. Il ne s’agit pas d’interdire les voitures à pétrole, mais de permettre à ceux qui en ont d’utiliser d’autres moyens de transport propres et peu coûteux, soit des transports collectifs abordables et sans grèves à tout bout de champ, soit des automobiles individuelles électriques ou à hydrogène à coût raisonnable. Ce qui est loin d’être le cas !

La bureaucratie est le bras armé de cette idéologie, « la nouvelle religion d’État » selon Chantal Delsol. Il s’agit, selon le rapport Fondapol, d’« un système où l’appareil est prépondérant avec pour mission d’orienter les politiques publiques environnementales vers une logique unique de préservation, de protection et de conservatisme ». Car l’organisation bureaucratique est cloisonnée, soumise à hiérarchie, au devoir d’obéissance ; elle produit des règles pour justifier ses postes, une langue de bois spécifique, une tendance naturelle à l’immobilisme par inertie et une irresponsabilité quasi totale. Le meilleur exemple a été, dans l’histoire récente, l’URSS et son système.

Cela « conduit en effet à décourager l’initiative, voire l’innovation, en rendant toutes les actions complexes, longues, onéreuses. » Plus les normes sont exigeantes, plus la facture augmente. D’autant que, malgré ses diplômes exigés et ses concours de recrutement, « l’administration peine à gérer sainement les deniers publics », « les gaspillages – pour ne pas dire la gabegie – sont principalement dus à des revirements de politiques publiques. Les exemples célèbres ne manquent pas, de Notre-Dame-des-Landes aux portiques écotaxes sur les autoroutes… »

Le pouvoir judiciaire est naturellement le bras armé de la bureaucratie avec pouvoir de contraindre et de punir – et des tribunaux « administratifs » ont même été créés pour exempter l’Administration d’être jugée par le droit commun. « La crainte suscitée par le risque d’une responsabilité pénale conduit, bis repetita, à prendre des mesures de protection excessives et fait alors entrer la prévention dans le régime de l’interdiction. » Les crimes contre la nature ont failli être traités comme des crimes sur les personnes par la qualification qu’écocide, comme on dit féminicide ou homicide ! « Le principe constitutionnel de précaution est un allié de poids pour la bureaucratie. Elle y trouve un puissant levier dogmatique pour s’opposer à chaque risque prévisible. » L’ineffable Chirac avait encore frappé : donnez-leur ce qu’ils réclament et qu’on me laisse tranquille, semblait penser le pire président de la Vème République. Les associations, subventionnées sur fonds publics, surveillent tous les projets publics d’ampleur, « bénéficient d’une qualité pour agir sur tout le territoire national et deviennent les sentinelles de la judiciarisation permanente de l’action publique. » Exemples qui ne font que commencer : « On peut constater déjà que l’extinction des enseignes lumineuses dès la fermeture des magasins. L’affaire du siècle est une opération menée par quatre associations et soutenue par des citoyens, des personnalités du milieu du spectacle, visant à attaquer l’État français en justice pour son insuffisance dans la lutte contre le réchauffement climatique. »

La suite ? Le numérique devrait aider comme en Chine au formatage des « bons » comportements écolos et sanctionner entreprises, commerçants et particuliers. La réduction de l’éclairage, une baisse de la température dans les magasins sont des scénarios envisagés. Avec le nouveau compteur Linky, il est facile en effet de savoir si un individu utilise sa climatisation, s’il a pris plusieurs douches ou s’il débranche ses appareils électroniques.

« L’incongruité est que les écologistes se proclament les meilleurs promoteurs de la démocratie participative à travers la consultation des citoyens. De grandes conférences sont mises en œuvre pour donner la parole à ces derniers. Des procédures de concertation et d’enquête publiques sont censées récolter leur avis. Des référendums sont même organisés pour connaître leur position face à de grands projets comme celui de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Or, in fine, rien n’est pris en considération. L’impression générale demeure que l’avis des citoyens n’est pas suivi. » Autrement dit, la démocratie c’est quand vous êtes d’accord avec le credo ; sinon, vous n’avez pas droit à la parole : cancel !

Ce sont des procédés qui mènent au totalitarisme : quand un groupe militant est persuadé de détenir la Vérité, il fera tout pour l’imposer. Les réfractaires ou même seulement ceux qui émettent une quelconque critique, sont assimilés à des ennemis du peuple, des espions de la grande industrie, voire à des possédés du diable. Les camps de rééducation devraient s’ouvrir dans la foulée, après tout c’est bien ce qu’ont produit les régimes d’Hitler, de Staline, de Pol Pot et de Xi.

« La solution passe par des investissements puissants et multiples, une décentralisation plus forte, la mise en œuvre du principe de subsidiarité, une réelle déconcentration et l’implication permanente des citoyens dans les décisions qui les concernent. La capacité à faire confiance à l’échelon local sera la clef de la réussite ou de l’échec de la grande transformation écologique de notre société. » Telle est la conclusion – que je partage – de cette étude Fondapol qui est bienvenue dans le débat public. Pas de « décroissance » – toujours au détriment des faibles – mais une production maîtrisée, adaptée aux changements exigés.

De la transition écologique à l’écologie administrée, une dérive politique, David Lisnard et Frédéric Masquelier, mai 2023, Fondation pour l’innovation politique, 30 pages, www.fondapol.org (disponible gratuitement en téléchargement PDF)

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Montaigne défend Sénèque et Plutarque

Le chapitre XXXII du Livre II des Essais est une « défense de Sénèque et Plutarque », deux auteurs romains que Montaigne révère. « La familiarité que j’ai avec ces personnages-ci, et l’assistance qu’ils font à ma vieillesse et à mon livre maçonné purement de leurs dépouilles, m’obligent à épouser leur honneur. »

Sénèque est un Romain né à Cordoue autour de l’an 0 et mort en 65, qui a été le précepteur de Néron ; stoïcien, il s’ouvrit les veines sur ordre de l’empereur pour avoir participé à une conjuration contre lui. Plutarque est un Grec né à Chéronée en 46 et mort en 125 ; plutôt en faveur de Platon, il s’opposa aux stoïciens et aux épicuriens. Montaigne fait allusion surtout aux Vies parallèles où 56 biographies sont analysées, dont 46 par paires qui comparent Grecs et Romains, tels Alexandre et César, Démosthène et Cicéron.

Montaigne défend Sénèque contre les attaques d’un libelle issu du RPR, la religion prétendue réformée, autrement dit les protestants, ces frondeurs et insoumis du catholicisme d’époque. L’auteur s’inspire du grec Dion, historien contradictoire, dit Montaigne. Car « il est bien plus raisonnable de croire en telles choses les historiens romains que les grecs et étrangers. » Non par souverainisme latin, mais parce que les Romains sont plus proches de leur sujet et plus aptes à parler des Romains que les allogènes.

Puis il passe à Plutarque sous l’égide de Jean Bodin qui, né en 1529 et contemporain de Montaigne, fut juriste et philosophe politique français. « Jean Bodin est un bon auteur de notre temps, déclare Montaigne, et accompagné de beaucoup plus de jugement que la tourbe des écrivailleurs de son siècle, et mérite qu’on le juge et considère. » Mais – car il y a un mais – « Je le trouve un peu hardi en ce passage de sa Méthode de l’histoire, où il accuse Plutarque non seulement d’ignorance (sur quoi je l’eusse laissé dire, car cela n’est pas de mon gibier), mais aussi en ce que cet auteur écrit souvent des choses incroyables et entièrement fabuleuses (ce sont ses mots). » Or croire et relater sont deux choses différentes.

Fabuler, c’est créer des fables, des inventions de toutes pièces. Mais « ce que nous n’avons pas vu, nous le prenons des mains d’autrui et à crédit », dit Montaigne. Autrement dit, raconter ce qu’on dit n’est pas forcément le croire. « Le charger d’avoir pris pour argent comptant des choses incroyables et impossibles, c’est accuser de faute de jugement le plus judicieux auteur du monde ». Or qu’est-ce qui est « incroyable » ? N’est-ce que ce que nous-mêmes ne croyons pas ? « Il ne faut pas juger ce qui est possible et ce qui ne l’est pas, selon ce qui est croyable et incroyable à notre sens », dit Montaigne. « Et est une grande faute, et en laquelle toutefois la plupart des hommes tombent (ce que je ne dis pas pour Bodin), de faire difficulté de croire autrui ce qu’eux ne sauraient faire, ou ne voudraient. »

De quoi s’agissait-il ? De cet enfant spartiate qui a préféré se laisser déchirer le ventre par un renardeau qu’il avait dérobé, plutôt que de laisser découvrir qu’il l’avait volé – ce qui était la honte suprême à Sparte. « Il est bien malaisé de borner les efforts des facultés de l’âme, là où des forces corporelles nous avons plus de loi de les limiter et connaître », analyse Montaigne. Autrement dit, le stoïcisme, la résistance à la douleur, peut aller très loin – plus qu’on ne peut le souffrir ou le croire soi-même. Et de citer ces jeunes garçons fouettés au sang sans un mot par religion devant l’autel de Diane, un paysan espagnol, Epicharis le grec, de simples paysans dans les guerres civiles – de religion – qui dévastent la France : tous ont résisté à la torture et n’ont rien dit. Pourquoi pas un gamin de Sparte élevé à la dure et habitué à souffrir ? En quoi cela serait-il « incroyable » ?

Lorsque Plutarque a des doutes, il ajoute d’ailleurs « comme on dit », en historien soucieux de relater sans pourtant y prêter foi. Tel « Pyrrhus, que, tout blessé qu’il était, il donna un si grand coup d’épée à un sien ennemi armé de toutes pièces, qu’il le fendit du haut de la tête jusqu’en bas, si que le corps se partit en deux parts. » Là, on ne peut guère le croire car l’effort humain serait trop grand et l’épée trop solide. Et justement Plutarque a « ajouté ce mot : « Comme on dit », pour nous avertir et tenir en bride notre croyance. »

Montaigne ironise sur la vanité de ceux qui croient être la mesure de toutes choses et juger souverainement de ce qui existe et de ce qui ne saurait exister. « Il semble à chacun que la maîtresse forme de nature est en lui ; touche et rapporte à celle-la toutes les autres formes. Les allures qui ne se règlent aux siennes, sont feintes et artificielles. Quelle bestiale stupidité ! » Et pourtant, nos conventions sociales, notre « morale » (et même nos valeurs des Droits de l’Homme, disent même certains dans le sud et à l’est), ne sont-elles pas de même vanité ? Croire que ce que nous considérons comme normal et décent est la Vérité même, n’est-ce pas orgueil insensé ou faculté d’esprit bornée ? Comme si personne ne pouvait juger autrement que soi, connaître d’autres mœurs et d’autres tabous, coucher avec sa sœur, manger des vers blancs, aller mendier tout nu, offrir sa fiancée pour coucher à l’ami… ? C’est pourtant ce qui se pratique en d’autres temps et d’autres sociétés que la nôtre, en Égypte antique, en Amazonie, en Inde, en Polynésie ou chez les vikings, pour illustrer ces exemples.

Quand Plutarque compare les hommes illustres, « il ne les égale pas pourtant ». Il fait des paires « et les juge séparément », dit Montaigne. On peut contester la méthode et les appariements, mais « ce n’est rien dérober aux Romains pour les avoir simplement présentés aux Grecs. » A titre de grands exemples d’où tirer des leçons pour soi. « Et encore que je reconnaisse clairement mon impuissance à les suivre de mes pas, je ne laisse pas de les suivre à vue et juger les ressorts qui les haussent ainsi, desquels j’aperçois aucunement en moi les semences ». D’où l’intérêt toujours de lire Sénèque et Plutarque, malgré les critiques.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Philippe Sollers ou je suis une légende

Philippe Sollers, l’écrivain et essayiste, est mort à 86 ans le 5 mai de cette année.

Joyaux s’est créé sa légende sous le nom de Sollers. Un nom solaire, comme Apollon. Le narcissisme n’est jamais si bien servi que par soi-même. Il veut montrer à quel point on est seul, d’où ce titre d’Agent secret de l’un de ses romans qui parle de lui-même. Soit quelqu’un qui peut se glisser dans plusieurs identités, y compris contradictoires, et devenir ainsi une légende. Se sentir innocent dans un monde coupable parce que tout est mensonge, hypocrisie, faux-semblant : le sexe, les relations sociales, la domination financière. D’où la fuite de l’individu dans l’érotisme du corps, la musique affective, l’art visuel et la poésie qui est une sorte de mystique. Tout pour fuir « le Système », dénoncé par Guy Debord, dont Sollers a fait une lecture assidue.

Les livres que j’ai lu de lui, dont Femmes (1983), La fête à Venise(1991), L’étoile des amants(2002) ; ils ne m’ont pas toujours séduits. Peut-être les plus récents (Graal, Légende, Désir) sont-ils meilleurs ? J’aime son côté critique de l’époque américanisée et du narcissisme de la gauche bien-pensante, son érotisme joyeux bien qu’un peu systématique. Il se présente comme ni coupable, ni inverti, ni androgyne, mais juste un homme, blanc et catholique. Ce qui n’est déjà pas si mal aujourd’hui où les trois derniers termes sont de plus en plus mal vus par la gent intello qui sacrifie au temps des masses : modes et dogmes. « La non-pensance hygiénique et malveillante », analyse-t-il dans La fête à Venise.

Le jeune Philippe a fait l’amour avec la bonne espagnole de sa famille à 15 ans, romancé dans sa première œuvre Le Défi en 1957 – encensé par Mauriac. Il en garde une découverte éblouie des sensations du corps, de l’élan érotique adolescent, de la Femme qu’il explorera et expérimentera sa vie durant. C’est son côté libertaire, un Rimbaud mûri qui gardera à jamais ce pas de côté envers les convenances, les « normes ». François Mauriac, autre pourfendeur de normes car pris dans ses contradictions de catho dévot et d’homo honteux, a qualifié Philippe Sollers à 22 ans de « petit chrétien évadé ». C’est assez juste, Sollers s’est toujours revendiqué catholique agnostique, soucieux de la pompe et des formes qui rendent la vie somptueuse (d’où son admiration de la religion athée communiste puis de la Chine de Mao), mais pas de la foi qu’il n’a pas.

Ce pourquoi il aime provoquer, casser les images socialement admises, qui sont pour lui des croyances. Ainsi cet « éloge du porc » sur son site, repris par la charcuterie, au temps du terrorisme intégriste musulman. Les deux femmes de sa vie étaient « hors normes », Dominique Rolin une Juive polonaise, Julia Kristeva une Bulgare. Il a soutenu le surréalisme, le Nouveau roman, les auteurs « maudits » tels Matzneff, Murray, Hallier ou Nabe.

Encoconné dans « le Système », chevalier de la Légion d’honneur et commandeur de l’ordre des Arts et lettres, il a usé de ses relations avec les penseurs reconnus, Mauriac, Breton, Ponge, Lacan, Bataille, Barthes, Foucault, Althusser, Kristeva, de ses revues Tel quel, l’Infini, de son poste d’éditeur de collection chez Gallimard, pour subvertir « le Système », inverser les illusions, pourfendre les apparences et donner du piquant à l’existence.

Il dressait dans Un vrai roman – Mémoires la liste des écrivains maudits ou à maudire prochainement par le puritanisme frileux yankee qui envahit la vieille Europe consentante : « Gide, le pédophile Nobel ; Marx, le massacreur de l’humanité que l’on sait ; Nietzsche, la brute aux moustaches blondes ; Freud, l’anti-Moïse libidinal ; Heidegger, le génocideur parlant grec ; Céline, le vociférateur abject, Genet, le pédé ami des terroristes ; Henri Miller, le misogyne sénile, Georges Bataille, l’extatique pornographique à tendance fasciste… » etc. Une « logique du silence » qui crie très fort, livre après livre. « Un corps spécial qui poursuit sa liberté » qui vit, aime, engendre et adore son petit garçon.

Créer est une expérience des limites. D’où peut-être son fils, David, né en 1975. « Pour savoir lire, il faut savoir vivre », disait-il volontiers. Qui sait encore vivre aujourd’hui dans « la France moisie » ?

Site de Philippe Sollers

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Jean Guisnel, Histoire secrète de la DGSE

La Direction générale de la sécurité extérieure fait l’objet d’un point d’enquête par un journaliste à Libération puis au Point. Il raboute des articles déjà publiés (et cités) par un liant général, qui est de décrire l’état actuel du service. C’est un peu brouillon, les 16 chapitres comme des dossiers sans ordre, mais nous en savons un peu plus à la fin qu’avant d’ouvrir le livre.

L’image des « espions » a changé en France avec la série bien réalisée du Bureau des légendes. Tout un chapitre lui est consacré en introduction. La réalité ne colle pas tout à fait à la fiction mais elle y ressemble beaucoup, ce qui sert à l’image publique du service comme au recrutement par concours. Ces vingt dernières années ont vu l’essor de la cyberguerre et du renseignement en sources ouvertes sur le net, via des algorithmes. Il a fallu embaucher des matheux, des geeks et des non-militaires. Le plus souvent par des contrats à durée déterminée. Le temps des barbouzes est quasiment révolu et si le Service action subsiste, il entre parfois en concurrence avec le Commandement des opérations spéciales militaire.

Sauf que les civils de la DGSE sont plus flexibles et plus discrets que les militaires du COS et peuvent donc mieux réussir des opérations « noires ». Contrairement aux propos légers et guillerets de Hollande aux deux journalistes, les opérations « homo » (faire tuer une cible) sont rares, et sont plus des actes de guerre militaires (éliminer un dirigeant djihadiste ou terroriste) que politiques. Un président ne devrait pas dire ça, mais le naïf aux quarante gaffes l’a dit. Ce n’est pas rendre service à la France.

Trop rares dans ce livre les opérations décrites en situation, tel le sauvetage (raté) de Denis Allex en Somalie ou l’expulsion (réussie) de faux diplomates chinois en quête de recrues via LinkedIn. L’auteur s’étend sur le juridique, le « droit » de faire, qui serait contraire aux « droits de l’Homme » revendiqués par la France. C’est un faux problème, les opérations extérieures sont des opérations de guerre et justifiées comme telles. Les terroristes ne sont « jugés » que parce qu’on leur fait honneur de les traiter en égaux si on les attrape, et non pas en ennemis ; sur un champ de bataille, ils seraient purement et simplement descendus. Les présidents récents n’ont-il pas parlé « d’actes de guerre » pour les actes terroristes ?

C’est un peu l’avis de « la secte » sécuritaire, comme l’appelle Jean Guisnel, un groupe de diplomates qui, au vu du déclin de leur ministère qui coûte cher, ont investi la DGSE pour être au cœur de l’information, sinon du pouvoir. « Ce groupe s’est barricadé dans les postes essentiels. Il exerce une influence déterminante sur la politique étrangère et la pensée stratégique française », regardant le monde sous l’angle des rapports de force entre États. Le pôle régalien par excellence de la politique et de la Défense est du domaine présidentiel sous la Ve République. « Ils ne sont pourtant ni sectaires, ni conspiratifs, encore moins fermés » p.281. Comme le dit un expert, cité p.282, « ce qui les définit le mieux, outre que ce sont des diplomates, c’est leur belle mécanique intellectuelle, individuelle et collective. Ils n’ont pas de problème avec l’usage de la force armée, ou avec l’application de sanctions économiques féroces. » Ils sont en phase avec notre époque – enfin ! Finie la naïveté idéologique et la guerre en dentelle.

Les valeurs qui animent les quelques 7000 agents de la DGSE, selon une étude commandée pour l’occasion, sont le « secret », la « discrétion » et « l’engagement ». La loyauté est essentielle et l’adaptabilité un signe d’intelligence. Tiens ! Justement le mot qui qualifie les services secrets des pays anglo-saxons est intelligence, eux qui n’ont pas attendu les attentats terroristes, les espions chinois ou la guerre russe pour engager dès l’université les meilleurs élèves. Le renseignement n’est pas l’information, c’est l’intelligence de l’information pour en tirer quelque chose d’utile, notamment « entraver » (selon la formule consacrée dans les textes) les opérations ennemies contre la France.

En bref, ne recherchez pas un journalisme d’action qui relate les hauts faits des « services », mais une étude grand public sur l’organisation, les agents et l’usage d’un tel service « secret » dans la République. Les relations avec les « alliés » américains, les adversaires chinois (plus que russes), la guerre ouverte aux terroristes maghrébins et somaliens, la protection informatique, la place de la France en Afrique, tous ces thèmes sont abordés. Cette histoire n’a rien de « secrète » comme son titre pour faire vendre le laisse croire ; mais elle renseigne sur le renseignement.

Jean Guisnel, Histoire secrète de la DGSE, 2019, J’ai lu 2022, 381 pages, €8,90 e-book Kindle €10,99

DVD Le bureau des légendes saisons 1 à 5, avec Mathieu Kassovitz, Jean-Pierre Darroussin, Brad Leland, Mathieu Amalric, Jules Sagot, StudioCanal 2020, 43h30, €64,79

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Rémi Karnauch, Derrière la vitre rien ne passe

Rémi Karnauch a de la verve, il n’a pas peur des mots, ni de les choisir avec soin. Rémi Karnauch a du style, il n’a pas peur de changer de façon de dire, de s’adapter à son personnage. Ses 11 nouvelles (pourquoi pas 12, chiffre symbolique?) le prouvent.

Elles disent les ambiguïtés des gens, souvent un ambigu tragique plus qu’un ambigu comique. Chacun reste sur le fil du rasoir, sans savoir si ce qu’il vit est du lard ou du cochon, emporté par ce qu’il est et ce qui survient.

Rien d’étonnant à ce que le thème principal soit celui du vampirisme, le chacun pour soi qui aspire le meilleur de l’autre, volontairement ou contraint.

Hossanah est un musicien génial qui vampirise son interprète génial – mais chacun son domaine, la partition ou le piano, la création ou l’exécution.

Rien ne passe met en scène une sœur qui bavarde dans sa tête tandis que sa sœur bavarde devant tout le monde – qui vampirise l’autre et les autres ?

Vous dormirez dans mes nuits est la volonté de la vamp passive, celle qui absorbe ses soupirants éperdus, les suce jusqu’à leur dernière moelle.

Sémiologie hâtive d’une petite culotte prend le ton docte et jargonnant du psy lacanien, vampirisé par ses concepts et son langage ; il veut voir du signifiant partout, alors que son slip est tout simplement tombé sur le balcon de sa voisine, poussé par le vent. Une grande ironie.

La souche est plutôt l’anti-vampire, celle qui se rend passive jusqu’à l’extrême pour échapper aux autres, et même à ce qui survient. Ce pourquoi le « gitan » qui passait par là est devenu homme à tout faire de la ferme isolée puis bouillotte dans le lit pour deux, puis amant. Jusqu’à ce qu’un voisin serviable et énergique s’installe dans le coin, quel malheur, il va falloir tout recommencer pour ne pas se laisser vampiriser.

Sur le motif est le peintre qui pénètre son modèle par les instruments et actes de son art, plutôt que d’en se pénétrer ; un grand moment d’humour.

L’amitié est l’esclavage moderne du grand patron qui fait ce qu’il veut de ses employés, élevant celui-ci, rabaissant cet autre. Il les vampirise jusqu’à coucher à trois dans un lit pour une partouze excitante, jusqu’à les jeter comme un kleenex usagé dès qu’ils manifestent quelque réticence individuelle. Tout cela au nom du chantage à « l’amitié », ce faux-semblant anglo-saxon des relations de pouvoir. Les « amis » des patrons sont tout aussi peu amicaux que ceux des réseaux sociaux – de simples relations contingentes.

Derrière la vitre est l’emprise du « musée » sur le corps momifié d’un « sauvage », la vampirisation culturelle et touristique de la momie.

Double jeu est la vampirisation de jumeaux qui ne peuvent jouir qu’ensemble, mais pas entre eux. Manipuler l’un est faire gonfler l’autre et la fille doit se partager sans savoir qui elle « aime », utilisée comme instrument du plaisir.

Le relais évoque de vrais vampires, de ceux qui vivent loin dans des contrées ignorées et sauvages. Ils captent et absorbent ceux qui passent à leur portée et les convertissent à leurs mœurs. Une expédition d’un professeur et de son jeune assistant, partie sur les traces d’un ami disparu, se termine par l’inversion du jeune et la conversion du vieux – une métaphore de mœurs interdites ?

Transfusions est le vampirisme de l’amour qui passe par la piqûre de donneur de sang. Le postier tombe amoureux de l’infirmière, une fille des îles vaguement vaudou. Il est contaminé. Il drague sans y penser et le voilà pris.

Rémi Karnauch, Derrière la vitre rien ne passe (Nouvelles), 2023, PhB éditions, 157 pages, €12,00

Les livres de Rémi Karauch diffusés sur Amazon.fr

Rémi Karnauch déjà chroniqué sur ce blog

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Guillaume Auda, Jeunes à crever

Double sens du mot : être jeune à en crever pour les minables devenus terroristes, être jeune et crever pour la génération trentenaire branchée parisienne.

Le procès du 13 novembre – un vendredi 13 choisi exprès pour la superstition – s’est voulu un procès pour l’Histoire ». Allez, n’ayons pas peur des mots : 132 morts, 1000 enquêteurs, 4000 scellés, 242 tomes de procédure, 20 accusés, 2300 parties civiles, 400 témoignages dont 150 pour le Bataclan, 330 avocats, 8 magistrats, 10 mois d’audience, 65 millions d’euros en tout – ce fut un procès pour l’exemple, filmé pour l’édification des foules et le retentissement international, en bref Hollywood, Kramer contre Kramer rejoué en État contre terroristes. Guillaume Auda, journaliste impliqué dans l’affaire comme témoin des premières heures après l’attentat, s’est efforcé de rendre l’atmosphère particulière et la grande variété des situations dans un livre témoignage. Il est bien écrit et très vivant.

Sauf qu’il y a erreur : ce procès n’a pas concerné les terroristes eux-mêmes, tous morts sauf un, mais les seconds couteaux, les complices entraînés par la bande. L’édification vertueuse qui voulait faire de ce procès un exemple tombe donc un peu à plat. Seul Abdeslam, l’accusé numéro un, dernier survivant du commando islamique, « éructe » – au début, se la jouant terroriste – avant de mettre de l’eau dans son thé (le vin est interdit aux musulmans) et de faire des demi-aveux qui sonnent aussi comme des demi-mensonges. Il n’a pas fait sauter sa ceinture soi-disant par humanité, a-t-il dit, en réalité parce qu’elle était défectueuse, ont dit les policiers.

C’était le procès d’une génération contre une autre, la même mais inversée. Les terroristes étaient en effet trentenaires, issus de l’immigration et radicalisés principalement dans leur nid laxiste belge de Molenbeek ; les victimes étaient trentenaires elles aussi, issues de la diversité parisienne dans un arrondissement multiculturel et métissé, dont l’idéologie est à l’ouverture et, disons-le tout net, à la naïveté de « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil ». Comment donc « décortiquer et revivre l’histoire des jeunes qui tuent d’autres jeunes » page 25 ?

Vaste réflexion sur la justice. L’auteur discute avec des victimes et des avocats, des témoins et des policiers. Il est nécessaire tout d’abord de juger un être humain contre l’hystérie primitive de la société. Le choix de la civilisation (qui est l’inverse de la barbarie terroriste) est que la raison doit dominer les sentiments et les instincts. Mais la justice c’est aussi « neutraliser un ennemi » page 25. Pour cela, il faut d’abord comprendre.

Les terroristes sont des jeunes en crise d’identité, et au mal-être qui les porte vers le nihilisme avant de s’accrocher à la religion comme à un tuteur. Ils se sentent humiliés par la société et, pour eux, les attentats ont une réponse à la violence, celle d’un pays qui les néglige, celle d’un pays qui bombarde les populations « frères » en Irak et en Syrie. Se venger de l’humiliation est toujours l’argument des barbares, après Hitler et Daesh, voyez Poutine. L’effet de fratrie, de bande, de communauté religieuse, fait le reste.

Ils ont tué des gens beaux et insérés dans la société pour se venger d’être tout l’inverse. Pas de quoi s’en glorifier. La France est une société ouverte, tolérante et altruiste, surtout dans la génération des 30 ans. C’est contre cela même que veulent agir les ultraconservateurs rigoristes, qu’ils soient à prétexte religieux comme les islamistes, à prétexte impérialiste comme les Russes de Poutine ou à prétexte politique comme les ultradroitiers qui gravitent autour de Zemmour et de Le Pen.

Le journaliste décrit Maya et Olivier, qui témoignent, et Marie Violleau, avocate de Mohamed Abrini, qui a fait défection à Bobigny la veille de l’attentat, et une fois de plus en mars 2016 à l’aéroport de Bruxelles. Comprendre n’est pas pardonner et les gens qui disent « vous n’aurez pas ma haine » ne parlent que pour eux, dans le déni caractéristique de qui veut passer à autre chose. Il faut au contraire se souvenir, comme du 6 février 1934, de juin 1940, de la Shoah, des terroristes du vendredi 13. Un témoin qui était au Bataclan cite « le rictus sinistre des assassins qui piègent les spectateurs. Ils leurs disent de partir et puis leur tirent dans le dos, tout en s’esclaffant » page 87. Un témoin musulman, le père de Thomas, tué, s’insurge contre la malhonnêteté intellectuelle : « je ne peux pas accepter qu’on puisse faire l’amalgame entre des va-t-en-guerre, des paumés de notre société, des inadaptés sociaux, des tueurs sanguinaires – et les musulmans qui n’ont qu’une seule envie, vivre en paix et en harmonie avec et dans une communauté humaine ouverte et respectueuse de chacun » page 113.

Ce procès est aussi celui de la société qui n’a pas voulu voir les problèmes que posait l’immigration sans intégration, qui a laissé faire les moralistes de gauche pour qui le sujet était (et reste ?) tabou, qui n’a pas réagi lorsque la radicalisation a débuté avec les imams prêcheurs qu’on a laissé dire et les fichés S qu’on a laissé aller et venir en toute liberté. « Le mal est une contradiction logée au cœur du monde », dit l’auteur page 19, et juger le mal signifie : 1/ qualifier les faits (enquête), 2/ rétablir le droit (procès) et la norme (sociale), 3/ prendre du temps pour les victimes (catharsis) tout en respectant les accusés (justice) et 4/ siéger dans un lieu de mémoire, au cœur du vieux Paris (l’île de la Cité). Ce procès a été « une Odyssée » page 213, un voyage qui a fait changer les victimes, comme les accusés peut-être – mais pas vraiment la société, à mon avis.

L’auteur est titulaire d’un Master du Centre universitaire d’enseignement du journalisme de Strasbourg en 2004, après une maîtrise de Science politique à la Sorbonne. Il a été reporter à France Inter, Le Parisien, correspondant RTL à Jérusalem, journaliste iTélé Canal+ en Centrafrique, en Ukraine pendant Maidan, en Irak, à Gaza, à Washington, grand reporter à Stupéfiant-France 2 puis La fabrique du mensonge-France 5. Guillaume Auda est désormais auteur indépendant. Son livre s’étire un peu passée la page 150 (en numérique, soit probablement la page 300 en livre), les intermèdes citant des tweets n’ont guère d’intérêt (les mots ne sont pas des photos, ni des scellés). Il laisse trop de place aux pleurards, aux pardonneurs et aux vertueux qui posent, citant intégralement la plaidoirie de Marie Violleau (avocate elle aussi trentenaire) – et sans doute trop peu aux réactions saines de ceux qui veulent que les accusés assument leurs responsabilités.

On serait tenté, avec Zarathoustra, de dire aux victimes comme aux accusés : « Que votre vertu soit votre ‘moi’ et non pas quelque chose d’étranger, un épiderme et un manteau ». Or on a le sentiment, à lire ces témoignages et ces comptes-rendus, que ce qui compte avant tout est d’opposer un dogme social à l’autre et non pas une vertu personnelle à une lâcheté. « Ils veulent crever les yeux de leurs ennemis avec leur vertu ; et ils ne s’élèvent que pour abaisser les autres », dit encore Zarathoustra, fort justement. La vertu n’est pas la bien-pensance, ni une sorte de geste pour l’exemple, ni un appel à la discipline et à toujours plus de police.

La vertu – la vraie – est intérieure, elle se construit par l’éducation (des parents, des pairs, de l’école et des associations, de la société en ses institutions et ses média). Elle est celle des gens de bien, à la fois une force physique, un courage moral et une sagesse de l’esprit – et pas l’un sans l’autre. Les Latins en faisaient le mérite même de l’être humain, la force d’âme. On se demande où est désormais cette force dans notre société : serions-nous capables de résister comme les Ukrainiens ? Ce ne sont pas les procès-spectacle « pour l’histoire », celui du V13 fort bien décrit en ce livre ardent, qui vont changer les gens. Mais il témoigne.

Guillaume Auda, Jeunes à crever – Attentats du 13 novembre, un procès, une génération, 2022, 496 pages, Le Cherche Midi, €21.00 e-book Kindle €14.99

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Retraite à 65 ans en Suisse et fond de pension

Ils partent à 65 ans, les hommes, à l’âge légal, et à 64 ans les femmes. Ils sont Suisses et ne braillent pas dans la rue pour dénoncer cette « injustice ». Ils sont contents de leur système de retraite, de leur économie qui va bien et de leurs votations qui leur demandent leur avis (et pourquoi pas en France ?). Ils ont des multinationales qui font de gros bénéfices et ils en sont heureux, pas jaloux.

Ils travaillent, les Suisses, au lieu de râler contre ce qu’on leur donne pourtant largement et d’en vouloir toujours plus. Ce pour quoi leur Production intérieure brute par habitant fin 2022 est de 87 410 millions d’euros contre 38 590 millions d’euros pour les Français (plus du double), et leur dette publique de 32 545 euros par habitant contre 41 595 euros par Français. Si les dépenses publiques par habitant de 28 249 euros sont supérieures en Suisse, contre 21 766 euros en France, c’est que la dépense publique en pourcentage de la Production intérieure brute est déjà de 59 % en France contre 35,6 % en Suisse… (chiffres publiés ici). Produire plus pour gagner plus, on n’a jamais fait mieux. Répartir, c’est bien ; produire d’abord, c’est préférable. Donc travailler plus longtemps puisque l’on vit plus longtemps.

En tenant compte de la pénibilité des métiers, bien sûr, qui a dit le contraire ? Mais à en croire les clowns parlementaires de la lamentable Nupes, les travailleurs français seraient des Cosette exploitées et violées constamment par des patrons Thénardier et les privilégiés du rail, du métro, de l’électricité, du gaz, de la Banque de France, du Sénat et d’autres seraient des Oliver Twist sous-alimentés menés par une chiourme de vertueux hypocrites. Il ne faut pas exagérer, le misérabilisme du siècle des enflures politiques n’est plus de mise. Les conditions de travail en Europe sont à peu près équivalentes et les gens vivent plutôt bien. J’ai moi-même travaillé en Suisse aussi bien qu’en France et la différence est que les Suisses sont moins assistés et se sentent plus responsables de leur propre existence. Ils n’attendent pas tout de « l’État », dont ils se méfient au point de préférer une confédération au jacobinisme centralisé et une présidence tournante plutôt qu’un président unique.

Le système suisse de prévoyance retraite est composé de trois piliers :

1. l’assurance vieillesse et survivants (AVS), l’assurance invalidité (AI) et les prestations supplémentaires. Ce pilier est obligatoire, comme la cotisation à notre CNAV français. Sauf que, dès l’âge de 20 ans, « les personnes sans activité lucrative sont tenues de payer les cotisations AVS » jusqu’à l’âge légal de la retraite (environ 500 francs suisses minimum par an). Donc TOUT LE MONDE participe, qu’il travaille ou pas. Pour ceux qui travaillent, les cotisations sont versés par les employeurs et les employés comme chez nous. La retraite perçue est au prorata des années cotisées, des revenus et des bonus pour éducation d’enfants ou assistance aux handicapés ou dépendants. Cette AVS est plafonnée au double de la rente minimale.

2. la prévoyance professionnelle (caisse de pension), l’équivalent de notre Agirc-Arrco, est obligatoire elle aussi, mais gérée par capitalisation (comme les réserves de nos caisses Agirc-Arrco, j’en ai été moi-même l’un des responsables dans une banque française). Elle est surtout décentralisée, et pas administrée par un organisme paritaire nébuleux : l’entreprise choisit son organisme gérant (banque, compagnie d’assurance, ou prestataire dédié), mais l’employé peut en choisir librement une autre qu’il connaît. La seule contrainte est que cotiser est obligatoire. Le Suisse peut demander qu’un quart de son avoir lui soit versé en capital au moment de sa retraite, ce qui n’existe pas chez nous où tout est « réparti » quelle que soit le montant de cotisations versées (au nom de la « solidarité »). Une retraite anticipée est possible dès 58 ans si le règlement de l’institution de prévoyance le prévoit, ou reportée à 70 ans sur demande – pas chez nous, où c’est le couperet du « j’veux voir qu’une tête ») – pourquoi ne pas s’inspirer de cet aménagement suisse ?

3. le troisième pilier est facultatif. Il est constitué d’une épargne volontaire en vue de la retraite qui dispose d’avantages fiscaux. Il est l’équivalent de notre assurance-vie ou de nos plans d’épargne-retraite dans les banques, qui disposent eux aussi d’avantages fiscaux. Le sénat y pense, à raison. En plus de la répartition, mais encouragé. Une bonne chose : les Suisses, qui sont prévoyants, l’ont fait, pourquoi pas les Français ?

Donc plus de responsabilité personnelle en Suisse, au-delà d’un socle commun. Le Français a pris l’habitude, avec l’Église et le droit romain, d’être traité en enfant incapable de se réfréner et de se gérer tout seul ; pas le Suisse. Lui peut choisir, même si « le collectif » (cette friandise démago dans les bouches de gauche) s’impose à lui dès ses 20 ans – même s’il ne travaille pas – a fortiori lorsqu’il travaille. Mais il n’est pas tenu par son employeur et verse ses cotisations à bons escient pour le deuxième pilier.

Il n’a pas non plus « peur de la bourse » selon l’idéologie marxiste encore en vogue dans nos syndicats et partis à gauche. Certes des krachs surviennent périodiquement, après des euphories sans lendemain ou des crises majeures, mais sur le long terme (au-delà de dix ans) la bourse suit la tendance générale de l’économie, c’est-à-dire de la production et de la productivité. Elle protège comme l’immobilier contre l’inflation car les actions sont des biens réels, des parts d’entreprises. La clé est de diversifier ses avoirs et de gérer ses positions, les gérants d’actifs chargés des caisses de retraite ne font pas de la spéculation à la Zola. Pas plus que ceux qui, en France même, gèrent les fonds de réserve des caisses de retraite Agirc-Arrco comme je l’ai fait. Mais la gauche ignare et les syndicats idéologiquement bornés le savent-ils ? Le reconnaissent-ils ?

Il est trop facile de chanter l’air romantique du bac pour tous, de l’université gratuite, du diplôme assuré, de l’emploi garanti, du Smic à 2000 €, des 30 heures par semaine, des deux mois de congés payés, de la retraite à 60 ans et de la dépendance prise en compte. Mais pour cela il faut TRAVAILLER, pas brailler.

Les entreprises françaises ne sont plus protégées par des frontières comme dans les années cinquante ou soixante, où il « suffisait » de dévaluer le franc pour retrouver de la compétitivité érodée par les largesses sociales sans contrepartie de productivité. Elles survivent dans un monde concurrentiel qui ne fait aucun cadeau. La « retraite à 62 ans » est une anomalie en Europe (67 ans en Italie et Islande, bientôt en Allemagne, un peu plus de 66 ans dans les pays nordiques, 65 ans en moyenne) : ce n’est pas tomber dans l’esclavage que de faire comme les pays voisins. Surtout que l’on compte de moins en moins d’actifs pour un nombre croissant de retraités, faute d’enfants – l’hédonisme a un prix.

Dominique Motte, De la démocratie en Suisse, éditions La route de la soie, 2021, 816 pages, €18,38

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Maurice Daccord, L’affaire des flambeaux noirs

Des vacances sur la Méditerranée pour le gendarme Léon Crevette et son ami retraité Eddy Baccardi, qui a vendu du pinard avant de se mettre « à l’écoute » des esseulé(e)es. Il aide sa réflexion : « l’étincelle, celle qui ne jaillit qu’au frottement de deux silex » p.74. Le crustacé au rhum fait plus que des étincelles : c’est un plat qui se déguste.

Un marin mort est retrouvé dans la grotte des Flambeaux noirs ; une vieille légende y mettait un pèlerinage avec des torches qu’on laissait s’éteindre avec ses vœux. Mais quel rapport avec la victime ? Peut-être aucun, si ce n’est qu’elle ne s’est pas noyée. Le Commandant Crevette, sitôt rentré de vacances, est renvoyé en mission sur le lieu de ses vacances – car c’est là que le mort fut découvert. Déjà Valentina, sa compagne russe qui est légiste, a été requise pour autopsier le cadavre, un homme de pas 40 ans, faute de médecin accrédité sur les lieux. Le lieutenant Flocon un brin gelé, en charge du coin, se liquéfie à l’idée de mener une enquête, lui qui sort à peine de l’école de gendarmerie après la charcuterie de ses parents. Les deux vont donc être priés par le proc de travailler ensemble.

Le mort était propriétaire de trois bateaux de pêche dont la Marie-Louise ; tous, curieusement, ont été immatriculés récemment aux îles Marshall, un paradis fiscal où l’on est en outre peu regardant sur le droit du travail. Son fils Victor, 9 ans, est enlevé peu après sa mort. Y aurait-il anguille sous roche ? Son grand-père est sénateur louche, de plus en plus tenté par l’extrême-droite. Une piste ? Mais rien. Il patauge, le Léon, entre « la veuve qui officiellement ne sait rien, le capitaine de la Marie-Louise qui ne dit rien, le dénommé Brahim et le blond barbu qui ont réponse à tout… (…) le sénateur qui a l’air faux comme un jeton » p.86. Les matelots marocain et norvégien ne disent pas ce qu’il savent, mais ils savent quelque chose. Le tout est de les amener à fissurer leur vérité en béton.

Léon laisse s’agiter ses petites cellules grises. Il les entretient aux petits plats d’un restaurant gastronomique non loin de son hôtel. Il déguste même des saint-jacques Rossini ! Une délicieuse recette adaptée par des Belges sur la Côte d’Azur dans le roman, mais qui vient de l’école du Ritz à Paris dans le vrai. Pas très diététique, mais goûteux.

Le gamin finira par s’évader tout seul en faisant un truc qu’il a vu dans une série télé (comme quoi la télé forme la jeunesse). Le sénateur sera pris la main dans le sac ou plutôt le revolver sur la tempe. Le commanditaire de tout le trafic ayant abouti à la mort du père et à l’enlèvement du fils, découvert et châtié. Il s’agissait d’un homme protégé, qui se fait appeler le Docteur T, et qui informe plus ou moins « les services » sur les djihadistes revendeurs de drogue avec qui il est en « affaires » ! Mais, si l’on sait dès le début que le sénateur n’est pas clair (dame, un politicien !), le lecteur ne trouve aucun fil pour le guider dans le labyrinthe. L’enquête est habilement menée par un auteur qui connaît bien les arcanes des Administrations, ayant passé sa carrière comme haut-fonctionnaire.

C’est léger, pétillant, l’auteur s’amuse et ne se prend jamais au sérieux. Comme cette remarque, en passant, sur le sénateur véreux, perquisitionné, qui « s’agite, mélenchonise. C’est un abus de pouvoir, une forfaiture, il est sénateur de la République, et la République, c’est lui ! » p.121. Le gendarme Crevette conduit ses enquêtes à la Maigret, avec le pif plus qu’avec les techniques modernes, et l’optimisme de l’auteur est contagieux. Il fait passer un très bon moment.

Maurice Daccord, L’affaire des flambeaux noirs – Une enquête de Crevette et Baccardi, 2023, L’Harmattan noir, 219 pages, €20,00

Les romans policiers de Maurice Daccord déjà chroniqués sur ce blog

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Erik Andler, artiste-peintre contemporain

Né à Langres voici 58 ans, le jeune Erik s’interrogeait enfant sur les planètes, l’espace infini et le paradoxe du temps. Comment naît l’univers ? Comment naissent – et meurent ! – les étoiles ? Quelles sont ces forces qui meuvent la matière et façonnent ces formes que nous admirons ?

La peinture est pour lui un intermédiaire entre deux mondes, celui de la matière et celui de l’esprit. Comment émouvoir par l’art à partir de matériaux picturaux ? Étudiant à la fois les maths et la peintures, Erik Andler passe par Dijon, Paris, New York, Rome, Barcelone, Lyon – Saint-Etienne.

Une question vitale le taraude : est-ce que ce que nous ressentons est bien ce que nous voyons ?

Le temps ? – il est relatif.

La matière ? – elle se transmute et se transforme.

Le regard ? – il appartient à chacun avec son histoire et son tempérament.

Une toile est un objet, mais aussi un objet de réflexion, mais encore un objet du temps, dans le temps. Elle sera vue aujourd’hui différemment d’hier et probablement que demain. Que signifie une date ? Même la « norme » ISO ne définit qu’une forme, pas un moment du temps. Un arbitraire qui devient subjectif dès lors qu’on le regarde et qu’on pense. Chacun a son temps propre, son passé et ses souvenirs, son avenir et ses possibilités.

Regardez bien ces peintures : elles sont chacune une toile qui décore, une forme de cerveau, une couleur vive qui interpelle les émotions, une date qui fait sens… Regardez bien : il y a vraiment une date, « écrite » dans la peinture.

La science n’est qu’un processus sans cesse mouvant d’appropriation du monde, une tentative jamais aboutie de comprendre les forces de l’univers, bien trop vaste pour nos humbles capacités humaines.

Erik Andler explore tout cela, en autodidacte qui se forme progressivement au dessin, aux concepts. Il se réapproprie notamment l’esthétique des Date paintings d’On Kawara, japonais obsédé de dates et mort en 2014, qu’il a vu à New York. On ne crée jamais du neuf qu’en imitant du vieux.

le site de l’auteur

sa collection NFT

Exposition « Distorted Date » jusqu’au 23 février 2023 à L’ Hotel La Louisiane, 60 rue de Seine, 75006 Paris. Entrée GRATUITE.

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Montaigne condamne les fout-rien

En ce début d’année où le gâteau se rétrécit grâce au prédateur Poutine, les revendications à gagner plus et en faire moins s’emballent. Chacun veut être reconnu pour son emploi plus que pour son travail : le statut, et le salaire y afférent, est plus valorisé que le métier et l’utilité sociale qu’il peut avoir : contrôler les billets vaudrait donc plus que faire l’infirmière. Montaigne, évidemment, n’avait que faire de cette intendance, son époque et son milieu le portaient plus à l’honneur et aux charges publiques. Dans le chapitre XXI du Livre II des Essais Il s’élève « contre la fainéantise » – en commençant par les princes.

Il cite ‘exemple de Vespasien, l’inventeur des chiottes, empereur romain actif jusqu’à son extrémité. « Il faut, disait-il, qu’un empereur meure debout ». Vertu de l’exemple. « Et le devrait-on souvent ramentevoir aux rois, pour leur faire sentir que cette grande charge qu’on leur donne du commandement de tant d’hommes n’est pas une charge oisive ». Nos présidents ne sont pas des rois, en dépit du mythe qu’entretiennent la CGT et les extrêmes gauchistes qui ne songent qu’à être calife à la place du calife. A l’inverse, dit Montaigne, la place des chefs est devant les troupes, pas « apoltroni (…) à des occupations lâches et vaines. » Douceur de cet occitanisme, qui s’applique pleinement à nos écolos verts de rage… pour une baffe en privé alors que grille la planète et que le Démon dostoïevskien darde ses missiles péniens sur son frère qui le boude.

Mais il n’est point que les empereurs et princes qui doivent éviter la flemme. « L’empereur Julien disait encore plus, qu’un philosophe et un galant homme ne devaient pas seulement respirer : c’est-à-dire ne donner aux nécessités corporelles que ce qu’on ne leur peut refuser, tenant toujours l’âme et le corps embesognés à choses belles, grandes et vertueuses. » Cultiver son jardin, disait Voltaire, or le jardin de beaucoup de nos contemporains est une jungle anarchique où se trouve n’importe quoi pourvu que ça pousse. Ne rien foutre semble le nec plus ultra de l’existence, à en croire les sondages : la semaine à 32 heures ! la retraite à 60 ans ! hausse du salaire minimum ! retraites de base à 2000 € (soit plus que le Smic) ! Et quelle vache à lait ou quelle dette va payer toute cette gabegie ?

Seul le travail permet de payer des impôts qui permettent la redistribution, les yakas démagogiques sur la comète sont des mensonges éhontés. Yaka faire payer les riches ou yaka prendre l’argent où « elle » est (selon feu le stalinien français Georges Marchais, employé un temps par Messerschmidt durant le pacte germano-soviétique) sont des impostures. Chancel et Piketty constatent déjà que : « dans l’Hexagone, les 10 % les plus riches détiennent 34 % des revenus, soit moins que la moyenne européenne ». Il y a trop peu de « riches » à faire payer et, les imposerait-on à 95 %, ce ne serait pas grand-chose pour alimenter le tonneau des danaïdes des « et moi ! et moi ! ». A moins que ne soient considérés comme « riches » ceux qui gagnent au-dessus de 3500 € par mois, comme suggérait Hollande. Que de « travail » employé à faire croire des choses ineptes, au lieu de se consacrer à des solutions concrètes… Le partage économique doit faire l’objet de débats démocratiques réguliers sur ce qu’il est possible de faire, sur les contraintes de chaque partie, sur ce que chacun est amené à lâcher pour que l’autre soit plus content. La flemme est de « croire » que tout « doit » tomber tout cuit dans le bec et qu’il suffit de gueuler. On voit jusqu’où Montaigne nous emmène encore aujourd’hui…

Sénèque dit des Romains qu’« ils n’apprenaient rien à leurs enfants qu’ils dussent apprendre assis », cite Montaigne. La théorie ne vaut pas la pratique et savoir quoi faire importe plus que les plans sur la comète. Encore faut-il faire l’effort (fatiguant) de se mettre au travail (loin du farniente). Encore que « l’effet n’en gît pas tant en notre bonne résolution qu’en notre bonne fortune », avoue Montaigne. Mourir en combattant, être utile jusqu’au bout, certes, mais qu’en est-il des blessures, des prisons, des maladies ?

Il faut rester droit, dit Montaigne. Et de citer en exemple le musulman Moulay Abd el Malik, roi de Fez tombé malade, qui vainquit Sébastien, roi du Portugal. « L’extrême degré de traiter courageusement la mort, et le plus naturel, c’est la voir non seulement sans étonnement, mais sans soin, continuant libre le train de sa vie dans elle. »

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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La liberté de conscience divise et amollit, dit Montaigne

En son époque de guerre civile que nous nommons « de religions », notre philosophe périgourdin, bien au centre, consacre tout le chapitre XIX du Livre II de ses Essais à « la liberté de conscience ». Il pèse soigneusement ses mots : « Il est ordinaire de voir les bonnes intentions, si elles sont conduites sans modération, pousser les hommes à des effets très vicieux. » Balancé comme à l’ordinaire, il loue les intentions mais déplore leurs effets ; quant aux « hommes », ils peuvent aussi être des femmes. Ce terme générique du mot « homme » en français hérisse nos contemporaines mais il n’est que la translation du latin neutre « humain ». Accuser la langue évite de penser au-delà des mots.

Lorsqu’il écrit, la France est ravagée par les querelles armées entre catholiques et protestants, dont la religion n’est souvent que le prétexte pour des motifs bien plus inavouables. Montaigne n’hésite pas à les détailler, comme quoi son temps n’est guère différent du nôtre en ce qui concerne la vilenie humaine. « Ceux qui s’en servent de prétexte pour, ou exercer leurs vengeances particulières, ou fournir à leur avarice, ou suivre la faveur des princes ». Quant aux fanatiques de la « vraie » religion (la leur), ils sont sincères mais intolérants et, ce faisant, amputent l’humanité de talents et de livres qui pourraient être précieux. C’est ainsi que l’antiquité a ravagé les bibliothèques, la censure fanatique chrétienne accusant celui ou celle-là de païennerie. « J’estime que ce désordre ait plus porté de nuisance aux lettres que tous les feux des barbares », écrit Montaigne. Les auteurs passés à la postérité ont asséné leur vérité subjective – alternative, dirait Trump – c’est-à-dire leur propagande mensongère. Leurs œillères dogmatiques ont interprété les actes des empereurs selon leur couleur idéologique, sériant les bons et les méchants, sans souci d’examiner leurs actes mêmes.

Ainsi de l’empereur Julien, appelé « l’Apostat » par ces chrétiens bornés alors qu’il fut un grand empereur, malheureusement occis trop jeune, à 30 ans, par une flèche parthe. « C’était, à la vérité, un très grand homme et rare, comme celui qui avait son âme vivement teinte des discours de la philosophie, auxquels il faisait profession de régler toutes ses actions ; et, de vrai, il n’est aucune sorte de vertu de quoi il n’ait laissé de très notables exemples », dit Montaigne. On notera l’emploi par deux fois de l’expression « en vérité » et « de vrai », qui montre une action de contre-propagande. La vérité officielle est fausse, la vérité réelle différente selon divers témoins d’époque, miraculeusement préservés. Le lecteur notera aussi sans peine que la philosophie apparaît supérieure à la religion pour Montaigne, la première étant l’exercice de la vertu selon la discipline de sagesse, la seconde une tradition culturelle, « la police ancienne du pays ». Entre suivre la coutume et croire, il y a un pas que Montaigne ne franchit pas.

Il expose donc les différentes vertus de Julien avant de conclure par un propos politique – qui pourrait être un conseil au roi, son contemporain. « Ayant rencontré en Constantinople le peuple décousu avec les prélats de l’Église chrétienne divisés, les ayant fait venir à lui au palais, les admonesta instamment d’assoupir ces dissensions civiles, et que chacun sans empêchement et sans crainte servît à sa religion. Ce qu’il sollicitait avec grand soin, pour l’espérance que cette licence augmenterait les partis et les brigues de la division, et empêcherait le peuple de se réunir et de se fortifier par conséquent contre lui par leur concorde et unanime intelligence ». Diviser pour mieux régner est un adage classique.

La liberté de conscience a donc deux faces, comme tout ce qui est en ce monde imparfait : semer la division et relâcher la réflexion par l’aisance. Croire ce que l’on veut rend libre d’explorer et de connaître ; d’autre part sa facilité rend paresseux, alors que la difficulté forcerait à l’effort. Les dissidents soviétiques connaissaient bien cette situation, comme tous les dissidents et résistants partout : la contrainte force à penser différemment tandis que la liberté mène à la facilité de penser comme tout le monde. Nos sociétés de libertés multiples en témoignent, tout est trop facilement offert et les gens ont peur de cette liberté qu’ils assimilent au n’importe quoi n’importe où de la licence. Ils préfèrent se réfugier dans le conformisme ou, dans les périodes de crise, dans la réaction conservatrice autoritaire. Tiens, comme Montaigne… « En ce débat par lequel la France est à présent agitées e guerres civiles, le meilleur et le plus sain parti est sans doute celui qui maintient et la religion et la police ancienne du pays. » Prudence est mère de sûreté – cela est sagesse.

« On peut dire, d’un côté, que de lâcher la bride aux partis d’entretenir leur opinion, c’est épandre et semer la division ; c’est prêter quasi la main à l’augmenter, n’y ayant aucune barrière ni coercition des lois que bride et empêche sa course », commence Montaigne. C’est bien le reproche que font les sociétés conservatrices ou théocratiques comme la Russie, l’Iran, la Turquie, le Brésil, la Chine, aux sociétés ouvertes démocratiques – « la chienlit », résumait de Gaulle avant 1958. « Mais, d’autre côté, continue Montaigne dans son balancement habituel, on dirait aussi que de lâcher la bride aux partis d’entretenir leur opinion, c’est les amollir et relâcher par la facilité et par l’aisance, et que c’est émousser l’aiguillon qui s’affine par sa rareté, la nouvelleté et la difficulté. » Les affres de « la gauche » et de « la droite » traditionnelle en France, toutes deux dites « de gouvernement » parce qu’ils ont été sans plus désormais être, sont ainsi résumées. La facilité de changer, de voter pour d’autres partis plus adaptés ou plus populaires, a émoussé l’aiguillon des idées et des programmes. Qui est le peuple qu’on veut séduire ? Quelles sont les proposition qu’ils veulent voir présenter ? Ces deux simples questions sont évacuées par les états-majors technocratiques des egos qui ne visent que le pouvoir, pas le service politique de l’intérêt général.

« N’ayant pu ce qu’ils voulaient, ils ont fait semblant de vouloir ce qu’ils pouvaient », termine astucieusement Montaigne. La Nupes en est l’exemple : écolos comme socialistes ont dû s’allier aux mélenchonistes et aux communistes comme la carpe au lapin pour simplement exister. Ne serait-ce pas ce qui guette « la droite » avec « l’extrême-droite » ? La liberté guide le peuple – vraiment ?

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Bernard Clavel, Le silence des armes

L’auteur populaire aime à se saisir des moments d’actualité pour en écrire des drames. Au début des années 1970, c’est le Larzac et la contestation par des néo-ruraux post-68 de la mainmise de l’armée sur les terres. L’occasion de revenir à la dernière guerre, celle d’Algérie, déclarée par les fellagas il y a vingt ans et terminée quelques douze ans plus tôt lors de l’écriture du livre. Clavel est pacifiste, il admire Louis Lecoin, anarchiste pacifiste à qui il dédie ce roman. Il le situe dans le terroir profond, chez lui dans le Jura, et poursuit la lutte des paysans contre la ville, des terriens en harmonie avec la nature et des bureaucrates hors sol qui décident souverainement de la paix et de la guerre.

Il ne reste qu’un fils à un couple de vignerons en vin jaune, après deux autres morts en bas âge. C’est dire si le père fonde sur lui tous ses espoirs. Il l’éduque à la terre, à la vigne, pour qu’il prenne la suite sur l’exploitation. Mais le jeune Jacques se rebelle. Il aime le pays, la nature, le climat, cependant son père autoritaire, malgré tout son amour, le braque. Il ne sait pas écouter et croit toujours avoir raison – la plaie des hommes née dans la guerre de 14. Le garçon n’est pas très doué et ne réussit même pas le concours d’instituteur qui aurait pu le sauver de la glèbe. A 18 ans, dès qu’il est en âge, il décide de s’engager dans l’armée.

Ce qui fait enrager son père, pacifiste dans l’âme et qui ne supporte ni les chasseurs, ni les gamins pilleurs de nids. Jacques lui porte ce coup et il en meurt, suivi quelques mois plus tard par sa femme. Jacques, engagé pour cinq ans, a été envoyé en Algérie. Il n’aime pas tuer mais il fait son métier. Lui reviennent périodiquement des images d’âne déchiqueté par les balles et d’un enfant brun tué. Mais aussi des femmes fellagas torturées et d’un gamin blanc égorgé. La guerre n’a aucune pitié pour tout ce qui vit et la nature est indifférente. Comme Jacques n’est pas doué, au bout de quatre ans et demi dont au moins trois en opérations, il n’est que caporal simple, même pas chef. Il n’a pas eu de permission pour la mort de son père, ni pour celle de sa mère, les transmissions étant lentes dans le djebel, mais il revient au pays le temps d’une permission de convalescence, après avoir été trop près d’un mortier qui a explosé. Le stress post-traumatique n’était pas encore reconnu, ni surtout bien vu, mais les médecins militaires connaissaient la réalité des opérations.

Jacques revient et tout est vide, la maison familiale à l’abandon, des ronces partout dans le jardin, des mulots dans l’armoire, les vignes envahies. Il a mis en vente de loin et donné procuration au notaire pour qu’il bazarde tout. Mais lorsqu’il se replonge dans son paysage d’enfance, ses odeurs, ses sensations, ses météores (que Clavel sait si bien décrire, comme en page 77), il veut récupérer son bien. Mais il est trop tard, la vente est réalisée et son rêve de retour à sa nature s’écroule. Jacques, qui avait éprouvé sensuellement le printemps du Jura, élaguant torse nu et se promenant sans chemise par les prés et les bois jusqu’à la source aux daims, est désorienté. Il lui reste encore six mois à tirer de son engagement volontaire mais il ne se voit pas repartir pour tuer après avoir goûté à la paix qu’il n’avait pas su voir.

Le souvenir de son père le hante et, avec lui, les remords. Il reconnaît qu’il avait raison d’aimer avant tout la vie, les bêtes, les plantes, même si le fils n’a pas su écouter et papa associer et convaincre son gamin. C’est le drame des pères dominateurs qui savent tout et l’imposent sans égards pour l’épouse et le rejeton. La mère s’est soumise, malgré son frère fier de ses années dans l’armée coloniale, le fils s’est opposé, rejetant tout sans trier.

Comme il ne sait rien faire d’autre que l’armée ou la terre, et qu’il n’a pas de petite copine au pays pour lui remettre les pieds sur terre, qu’il a pris la guerre en horreur et que la terre lui est ôtée par sa propre faute à hâter la vente, il n’a plus rien à faire sur cette terre. Ses deux choix librement effectués, s’engager et vendre vite, ont conduit à des impasses. Jacques n’est vraiment pas doué et fait même pitié. Il n’y survivra pas, trop faible d’âme pour construire quoi que ce soit. Il est sensuel mais somme toute peu sympathique ; on a envie de le secouer. Il ne sait pas ce qu’il veut ni qui il est, à pourtant 23 ans ; il ne peut aimer quiconque et regrette trop le passé pour bâtir un avenir. Restent les paysages du Jura, admirablement détaillés, et le passage des vents et des nuages, la pluie qui mouille la chemise et fouette le torse. Cet hymne à la nature immuable, indifférente aux hommes et à leurs misérables émotions, ne suffit cependant pas à faire un grand roman.

Le misérabilisme n’aboutit qu’au drame, sans jamais s’élever à la tragédie, ce qui fait de Bernard Clavel un écrivain agréable à lire, mais secondaire.

Bernard Clavel, Le silence des armes, 1974, J’ai lu 1977, 283 pages, occasion €4,37

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Denis Marquet, Colère

Le thriller d’un prof de philo écolo et thérapeute qui anticipe la fin de l’humanité par la révolte de la terre. L’idée est que l’homme biblique, fils de Dieu et érigé « maître et possesseur de la nature », est une diablerie. Condamner la chair, opposer la matière et l’esprit, est une ânerie. Tout au contraire, la terre est désir, depuis les atomes jusqu’aux organismes évolués. S’opposer au désir, vouloir tout contrôler, est une maladie mortelle.

Dans ce livre trop long, qui revient souvent à la ligne et ne sait pas finir, toute une première partie est consacrée aux catastrophes successives qui secouent la planète. Ce sont les animaux de compagnie, et notamment les chiens, qui se mettent brusquement à attaquer leurs maîtres. Ce sont des courants de fond, puis des tsunamis géants, qui emportent les nageurs frimeurs et les filles prêtes à baiser qui les provoquent sur les plages. Ce sont des virus mutant extrêmement dangereux qui naissent de divers foyers, en premier aux États-Unis, et contre lesquels aucune parade n’existe, seulement la cautérisation par le feu et la quarantaine par les armes.

En 2001, c’était assez bien vu sur les années Covid. « On ne se touche plus, on ne se parle plus. Le corps de l’autre, parce qu’il est en vie, est une menace. Ceux qui le peuvent fuient les grandes villes ; les autres y vivent terrés, évitant les contacts. Les grandes entreprises autorisent les cols blancs à travailler depuis leur domicile » p.193 Le SRAS cov-2 nous l’a prouvé. Mais il n’est, à côté, qu’un virus « normal » qui mute certes rapidement, mais pas suffisamment pour qu’un vaccin ne puisse être trouvé.

Les autorités américaines, évidemment paranoïaques et évidemment portées aux actions militaires, mandatent l’armée pour embaucher les « meilleurs » scientifiques de leur discipline afin de comprendre ce qui se passe. Avec les données binaires de la science occidentale, évidemment personne ne comprend rien. Sauf une anthropologue, Mary, en cours de mission en Amazonie où elle rencontre son maître en ethnologie Diego qui lui fait rencontrer à son tour un vieux chamane. Lors d’une initiation, sa vraie nature se révèle, on dirait aujourd’hui qu’elle « s’éveille ».

C’est là tout le woke qui n’existait pas encore : la femme sait mieux que l’homme car elle ne veut pas dominer, l’intuition est préférée à la raison, le savoir des minorités est valorisé. L’auteur oppose, de façon un peu systématique et facile à mon avis, l’Occident au reste du monde, la modernité prométhéenne aux sociétés froides, comme aurait dit Lévi-Strauss. Pour lui, comme pour les écologistes, la terre est un organisme total et vivant. Vouloir s’en séparer pour en contrôler une partie, c’est entraîner la révolte de tout le reste – cette relation de cause à effet est plus un mysticisme téléologique qu’une observation factuelle. Le thriller met en scène Mary la femme anthropologue qui se laisse être et le vieux général macho Merritt qui veut tout commander.

Les élites des États-Unis se réfugient dans les divers bunkers sous la Maison-Blanche afin de créer une bulle de survie pour un millier de personnes sévèrement sélectionnées et d’éviter toute contamination. Mais ce fantasme de pureté et de contrôle total ne peut se réaliser car les humains ne sont pas qu’esprit, ils sont faits de chair, et la chair est reliée à la terre. Il faut donc l’accepter pour se sortir de la grande catastrophe à éradiquer la quasi-totalité de la population du globe. La puissance n’est que l’envers de la peur, tous les faux héros, les « enflures » vilipendées par Nietzsche, le savent confusément. La véritable puissance est harmonie, qui profite des forces pour se couler entre elles comme de l’eau – le principe du judo.

Malgré sa lenteur, le final met en scène ceux qui veulent aller jusqu’au bout dans le projet Merritt et ceux qui veulent se réconcilier avec la planète, ce qui est évidemment le cas de Mary. Son compagnon Greg est entre les deux, scientifique tiraillé par le contrôle et homme attiré par l’amour. Merritt, à l’inverse, finira par s’autodétruire parce qu’il refuse le monde, le désir, la vie : « On était en train de nous fabriquer un monde de gonzesses. Un monde de pédés. Un monde où l’opinion d’une femme était écoutée avec une espèce de dévotion, un monde où les hommes devaient penser comme des femmes, ressentir comme des femmes, agir comme des femmes, pour avoir une petite chance d’être excusés de ne pas en être une ! » p.514. Le général Merritt en précurseur du foutraque Trump comme du froid serpent Poutine des décennies suivantes, il fallait y penser.

Tout finira comme cela doit se finir, par la naissance d’un enfant tel un nouveau Christ Sauveur. L’auteur ne fait que peu de références à la Bible mais le message biblique est tout entier contenu dans son histoire. C’est bien la Bible qui fait de l’homme le maître et possesseur de la nature, mission confiée par Dieu lui-même (ce macho dominateur sourd aux femmes et aux minorités qui ne lui font pas allégeance). Et c’est bien la Bible qui se trompe en récusant la chair comme l’harmonie avec la nature. La femme aurait fauté en chassant l’humain du paradis terrestre ; et c’est la femme qui fait la rédemption dans ce thriller post apocalyptique.

Le livre a vingt ans mais résume assez bien tout ce qui peut survenir et tout ce qui peut se penser d’ignorance et de faux savoir qui croit maîtriser la matière et expliquer les choses alors que tant reste à découvrir – humblement. Trop moraliste pour être honnête, trop dilué pour captiver jusqu’au bout, c’est un thriller intéressant qui prédit un avenir possible, mais surtout fantasmé. Un témoin de génération.

Denis Marquet, Colère, 2001 Livre de poche 2003, 605 pages, occasion €1.62 e-book Kindle €14.99

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Sa propre conscience vaut mieux que la gloire, dit Montaigne

La gloire est l’objet du long chapitre XVI du Livre II des Essais. C’est que la gloire importe à une société aristocratique qui ne vit que pour elle. La gloire des armes, la gloire des hauts faits, la gloire de servir. Mais « il y a le nom et la chose », commence Montaigne. Et de citer « Dieu, qui est en soi toute plénitude et le comble de toute perfection, il ne peut s’augmenter et accroître au-dedans ; mais son nom se peut augmenter et accroître par la bénédiction et louange que nous donnons à ses ouvrages extérieurs. »

L’être humain doit être à l’image de Dieu, suggère Montaigne, meilleur au-dedans qu’au-dehors, « le nom » n’étant qu’une image qu’ont les autres, et non pas la réalité de la vertu. « Chrysippe et Diogène ont été les premiers auteurs et les plus fermes du mépris de la gloire ; et entre toutes les voluptés, ils disaient qu’il n’y en avait point de plus dangereuse ni plus à fuir que celle qui nous vient de l’approbation d’autrui. » Ah ! Être d’accord ! Quel confort – mais quelle lâcheté ! S’agit-il d’image ou de réalité ? De vertu véritable ou de marketing affiché ?

« Il n’est chose qui empoisonne tant les princes que la flatterie, ni rien par où les méchants gagnent plus aisément crédit autour d’eux ; ni maquerellage si propre et si ordinaire à corrompre la chasteté des femmes, que de les paître et entretenir de leurs louanges. Le premier enchantement que les sirènes emploient à piper Ulysse est de cette nature. » Notons que les mots « paître » et « piper » ne sont pas à prendre à leur sens sexuel d’aujourd’hui ; il ne s’agit ni de brouter la touffe, ni de faire une pipe mais de caresser dans le sens du poil et de duper.

Épicure, relate Montaigne, conseillait de cacher sa vie pour être heureux et vertueux – donc de ne pas chercher la gloire, qui est tout l’inverse. « Aussi conseille-t-il à Idoménée de ne régler aucunement ses actions par l’opinion ou réputation commune ». Donc de ne pas chercher à « être d’accord » avec la masse. « Ces discours-là sont infiniment vrais, à mon avis, et raisonnables », dit Montaigne – « Mais nous sommes, je ne sais comment, doubles en nous-mêmes, qui fait que ce que nous croyons, nous ne le croyons pas, et ne nous pouvons défaire de ce que nous condamnons ». C’était peut-être pour lui le cas de « Dieu », auquel il croyait sans y croire et ne pouvait s’en défaire parce porté par tout son temps et sa société.

D’où le moment deux du discours, qui prend la position inverse, juste pour voir où elle mène. Carnéade, Aristote, Cicéron vantent la gloire qui fait désirer la vertu. Mais, « si cela était vrai, il ne faudrait être vertueux qu’en public », objecte Montaigne. Et c’est bien ce à quoi nous assistons de la part des politiciens, des patrons de grands groupes et des histrions médiatiques. Vertu affichée, turpitudes cachées – on en apprend tous les jours.

« De faire que les actions soient connues et vues, c’est le pur ouvrage de la fortune », dit Montaigne en un troisième moment de son discours. Dans les batailles, nombreux sont les hommes vertueux qui ont réussi à vaincre, sans que cela soit porté à leur crédit dans le grand chaos général. Montaigne le savait bien, qui avait combattu. « Et, si l’on y prend garde, on trouvera qu’il advient par expérience que les moins éclatantes occasions sont les plus dangereuses ». Citant saint Paul dans la IIe Épître aux Corinthiens : « Notre gloire, c’est le témoignage de notre conscience ». Il faut aller à la guerre pour son devoir, dit Montaigne, et n’attendre de récompense que de sa conscience, du travail bien fait. « Il faut être vaillant pour soi-même et pour l’avantage que c’est de voir son courage logé en une assiette ferme et assurée contre les assauts de la fortune. »

Car que vaut la gloire ? C’est une réputation que nous fait autrui, notre « prochain » selon Nietzsche, celui dont on attend un jugement. Mais qu’est-ce que le prochain, sinon le tout-venant ? « La voix de la commune et de la tourbe, mère d’ignorance, d’injustice et d’inconstance », dit Montaigne. Et de citer Cicéron : « Quoi de plus stupide, alors qu’on méprise les gens en tant qu’individus, d’en faire cas une fois réunis ? ». Ou Tite-Live : « Rien n’est plus méprisable que les jugements de la foule ». Car souvent foule varie : elle suit en mouton, elle s’enfle et se passionne sans raison, elle lynche avec avidité du sang et impunité du nombre. « Démétrios disait plaisamment de la voix du peuple qu’il ne faisait non plus de recette de celle qui lui sortait par en haut, que de celle qui lui sortait par en bas. » En ce chaos de masse, dit Montaigne, « en cette confusion venteuse de bruits de rapports et opinions vulgaires qui nous poussent, il ne se peut établir aucune route qui vaille. » Préférons la raison – et l’opinion nous suivra si elle veut.

« Je ne me soucie pas tant quel je sois chez autrui, comme je me soucie quel je sois en moi-même. Je veux être riche par moi, non pas emprunt. » Il cite Horace, qui s’applique fort bien à Zemmour ou Mélenchon aujourd’hui, tout comme à Trump ou à Raoult : « Qui, sinon le fourbe et le menteur, est sensible aux fausses louanges et redoute la calomnie ? » Agrandir son nom, dit Montaigne, le faire briller, est « ce qu’il peut y avoir de plus excusable », mais… – toujours un mais. « Mais l’excès de cette maladie en va jusque-là que plusieurs cherchent de faire parler d’eux en quelque façon que ce soit. »

Or mon nom, dit Montaigne, n’est pas seulement le mien ; il est celui d’autres familles homonymes et de descendants « à Paris et à Montpellier (…) une autre en Bretagne et en Saintonge ». Mon prénom est commun. Grâce aujourd’hui à l’Internet, chacun peut trouver des gens de même nom et prénom que soi qui sont soit bébés encore vagissants, soit retraités d’une profession très différente, soit déjà annoncés morts. Qu’est-ce donc, dans les siècles, que la gloire du nom ? Et que sont nos actions, en nos quelques années, qui passeront les siècles ? C’est la vanité des jeunes qui croient que le monde est né avec eux, que tout doit être compté, y compris leur insignifiance. « Pensons-nous qu’à chaque arquebusade qui nous touche, et à chaque hasard que nous courons, il y ait soudain un greffier qui l’enrôle et cent greffiers, outre cela, le pourront écrire, desquels les commentaires ne dureront que trois jours et ne viendront à la vue de personne. » On pourrait croire que Montaigne avait l’intuition des blogs !

Mais – encore un mais, Montaigne adore ce balancement – à propos de la vertu affichée qu’on appelle gloire : « Si toutefois cette fausse opinion sert au public à contenir les hommes en leur devoir ; si le peuple en est éveillé à la vertu ; si les princes sont touchés de voir le monde bénir la mémoire de Trajan et abominer celle de Néron ; si… (…) qu’elle accroisse hardiment et qu’on la nourrisse entre nous le plus qu’on pourra ». Vertu de l’exemple – mais cela fait beaucoup de « si ». Tenir le peuple en bride « avec quelque mélange ou de vanité cérémonieuse, ou d’opinion mensongère » est le fait des législateurs et des religions, dit Montaigne. De même pour les dames qui « défendent leur honneur » ; il est bien mal placé : « leur devoir est l’essentiel, leur honneur n’est que l’écorce ». Mieux vaut la conscience que l’honneur. Certains, cependant, n’ont ni l’un, ni l’autre.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Notre désir s’accroît des difficultés, dit Montaigne

Tout le chapitre XV du Livre II des Essais est consacré au désir. « Nous défendre quelque chose, c’est nous donner envie », dit Montaigne. D’où l’imbécilité de la censure, soit dit en passant. Le plaisir ne naît que de ce que l‘on peut perdre. Si tout est abondant et gratuit, où est donc le désir de prendre et d’en jouir ? Il en est ainsi des biens comme des femmes, tout ce qui se refuse fait envie. La nudité intégrale devenue habitude n’affole pas le désir sexuel, au contraire des voiles et abayas qui ne laissent voir (d’ailleurs jusqu’à quand ?) que les yeux. Tout ce qui est rare est cher – à tous les sens du mot. Le mensonge attire le désir de vérité et le non-dit la parole. C’est ainsi que tout dire servirait la démocratie et que tout déballer sert la cure psychologique. La liberté intégrale d’expression serait le moteur de la liberté tout court.

« Pour tenir l’amour en haleine, Lycurgue ordonna que les mariés de Lacédémone [Sparte] ne se pourraient pratiquer qu’à la dérobée ». Pratiquer veut dire baiser, mais que cela est bien euphémisé. Il en est de même du sexe, où l’on fouette le désir : « La volupté même cherche à s’irriter par la douleur ». En fait, c’est la difficulté de les obtenir qui donne le prix aux choses. De là le viol, mais aussi le snobisme.

Forcer une femme était en ces temps-là un jeu du désir, probablement assez partagé. « Il y a non seulement du plaisir, mais de la gloire encore, d’affoler et débaucher cette molle douceur et cette pudeur enfantine, et de ranger à la merci de notre ardeur une gravité fière et magistrale », dit Montaigne des femmes qui se parent d’une « honte virginale » et font « profession d’ignorance des choses qu’elles savent mieux que nous qui les en instruisons ». Les coquettes affectent de dédaigner pour mieux ferrer et ne disent non que pour mieux signifier oui. Notre temps petit-bourgeois exige de mettre tous les points sur tous les i et récuse ces jeux de l’amour et du hasard. Montaigne vivait en son époque et philosophe sur sa propre expérience. Il en conclut qu’« il n’y a raison qu’il n’y en ait une contraire. » Et la possibilité même du divorce affine le désir de garder. « Ce qui est permis n’a aucun charme, ce qui n’est pas permis enflamme les désirs », dit Ovide cité par Montaigne.

Le snobisme est du même ordre psychologique : affecter une mode d’ailleurs pour mieux se distinguer excite le goût à la suivre. « Il ne se voit guère de Romains en l’école de l’escrime à Rome, qui est pleine de Français. » Ce qui est loin et cher attire plus que ce qui est à portée et à bas prix. La servilité de mode envers les Yankees, qui sévit à tous les niveaux de notre société française, y compris la plus intello et à la plus à la pointe du vent écolo-féministe, est de même essence. Il s’agit de choquer le bourgeois en adoptant des mœurs d’Iroquois et des concepts qui n’ont aucun sens dans notre culture, comme le woke. Ces pseudo-éveillés sont endormis par la propagande gauchiste américaine et se posent en avant-garde dans nos vieux pays qui, disons-le tout net, n’en ont rien à foutre. Quand le peuple vote, il vote contre ces histrions et snobinards et, poussez-le un peu plus, il votera carrément pour la réaction.

Une fois ces considérations menées et détaillées, Montaigne à son habitude prend le parti contraire – juste pour voir s’il le tient. Qui n’a pas d’arme ne se fait point attaquer, suggère Montaigne sur l’exemple des « Argipéens, voisins de la Scythie [territoire des Scythes, autour de la Volga], qui vivent sans verge ni bâton à offenser ; que non seulement nul n’entreprend d’aller attaquer, mais quiconque s’y peut sauver, il est en franchise, à cause de leur vertu et sainteté de vie. » Là est la raison, semble dire Montaigne, et nul doute que la prolifération des armes en vente quasiment libre aux États-Unis n’entretienne la facilité de tuer et ces crimes de masse de la solitude psychologique vite paranoïaque.

« Les serrures attirent les voleurs », selon Sénèque cité, car ce qui est protégé montre qu’il y a du bien à voler. Ce ne sont pas les banques, bardées de coffres blindés de plus en plus sophistiqués qui vont le contredire. Montaigne le prend pour lui et déclare, en son temps de guerre civile au prétexte de religion, que « la défense attire l’entreprise, et la défiance l’offense. » Lui-même ne clôt pas sa maison, ni ne la fortifie plus qu’elle ne l’est car la défense n’est jamais complète et l’attaquant toujours plus inventif. Il s’en remet à la Providence pour avoir déjà bien vécu. Ce laisser-aller est pour lui sagesse, dans la suite du chapitre, car ce qui est offert sans défense n’attire pas le désir – sauf celui de gratuitement mal faire, qui sévit malheureusement dans certaine jeunesse ignare et haineuse d’aujourd’hui.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

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Rien n’est certain que l’incertitude, dit Montaigne

Rien n’est certain que l’incertitude, dit Montaigne en très court essai est ce chapitre XIV du Livre II des Essais. Montaigne s’oppose aux stoïciens, pourtant sa manne philosophique. C’est qu’il se prend à juger par lui-même, ayant tout lu mais surtout pensé.

« C’est une plaisante imagination de concevoir un esprit balancé justement entre deux pareilles envies. Car il est indubitable qu’il ne prendra jamais parti ». Ainsi l’âne de Buridan, ne pouvant décider s’il avait plus soif que faim, a hésité entre la paille et le seau au point d’en crever. Montaigne nous « loge entre la bouteille et le jambon », ce qui est plus humain et plus plaisant. Et qui nous parle mieux car le simple bon sens, au rebours des théories philosophiques, nous dit immédiatement ce que nous ferons de ce dilemme qui n’en est pas : nous prendrons alternativement de l’un et de l’autre, jusqu’à plus soif ni plus faim.

Mais les stoïciens répondent par des théories à ce mouvement naturel. Ils « répondent que ce mouvement de l’âme est extraordinaire et déréglé, venant en nous d’une impulsion étrangère, accidentelle et fortuite. » Tant de mots pour au fond ne rien dire ! « Il se pourrait dire, ce me semble, plutôt, – dit Montaigne – qu’aucune chose ne se présente à nous où il n’y ait quelque différence, pour légère qu’elle soit ; et que, ou à la vue ou à l’attouchement, il y a toujours quelque plus qui nous attire, quoique ce soit imperceptiblement ».

C’est que toute spéculation est intellectuelle et non réelle, en témoigne « les démonstrations du contenu plus grand que le contenant, le centre aussi grand que sa circonférence, (…) et la pierre philosophale, et quadrature du cercle ». De quoi justifier Pline dans son Histoire naturelle qui déclarait, cité par Montaigne : « qu’il n’est rien certain que l’incertitude, et rien plus misérable et plus fier que l’homme ». Ce ne sont pas nos financiers sûrs du risque à 99 %, ni nos économistes qui ont prévu dix des cinq dernières récessions, ni nos ingénieurs nucléaires à Flamanville qui ont dix ans de retard et un budget explosé.

Quand on vous dit « c’est sûr », il faut penser « peut-être ».

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Jean-Pierre Chabrol, Fleur d’épine

Le conteur cévenol Chabrol s’invite en cette Corse encore rurale, tiraillée par la modernité en cette fin des années cinquante, avant la décolonisation et avant l’invasion des pieds-noirs riches qui ont causé la radicalisation du nationalisme. Le village (fictif) de Finuchietta s’est réduit à trois casettas (maisonnées) de pierres sèches entre le maquis à chèvres et les vignes ; seul un ultime paysan plante du blé cette année. Tous les jeunes sont partis et les très jeunes encore au pays ne rêvent que d’une « place » sur le continent. La loi des clans fleurit, les gens étant trop peu lettrés pour comprendre quelque chose à la paperasserie d’administration et les grandes familles déclassées par la propriété qui ne produit plus rien s’empressent de capter le pouvoir des votes en leur faveur.

Justement, les Finuchiettois des villes veulent faire basculer les Finuchiettois des champs aux prochaines municipales, afin que l’un d’eux, un Colonna-Serra, propriétaire de bar à Pigalle protégé par un clan corse, puisse obliger le parrain, un pépé Guérini qui brigue le Conseil général afin de « laver » ses embrouilles avec la police pour un casse de banque dans lequel il aurait trempé.

Les retrouvailles chaque année des anciens du pays partis à la ville sont le moment de fusion corse qui ravit les uns comme les autres et les relie. Un employé des assurances, un avocat débutant à Paris, un gardien de prison à Fresnes, un sergent-chef dans l’armée et le patron de bar débarquent – sous la pluie – dans le village pour l’été avec leurs automobiles : une traction Citroën, une Aronde Simca, une 203 Peugeot. Suivent alors les ripailles de cochon séché et de fromage gluant de vers arrosés du petit vin aigrelet du pays et de cédratine en pousse-café. Chacun se raconte et écoute les histoires rabâchées lors des veillées d’hiver. Et puis c’est la chasse au sanglier, le gros Pierrot-le-Fou, malin comme un singe ; et puis l’épisode de l’incendie du maquis, allumé par un berger qui ne pense qu’à ses pâturages de l’an prochain ; et puis l’operata, la fauche communautaire du seul champ de blé que son propriétaire, tombé d’un muret et plâtré de la jambe, ne peut assurer. De quoi crever son monde mais aussi se ressourcer dans l’enfance au pays, retrouver les gestes, les outils, les odeurs. Avec les femmes en second, vouées aux intérieurs et à la mangeaille, tandis que les enfants s’égaillent pieds nus et dépoitraillés au soleil brûlant dans le maquis.

Quant aux jeunes, ils ne sont guère que deux couples dans ce hameau déserté. Le berger Dom Pettru qui voudrait bien une place parce que la sécheresse (déjà) grille l’herbe aux chèvres, et marier sa bien-aimée Angela, que son père Orsoni tient serrée malgré ses 21 ans. Et Laurent Colonna-Serra, étudiant en droit et fils de son père propriétaire de bar avec l’autre fille Orsoni, Dolinda, 19 ans, dont le second prénom est Fior de Spina – Fleur d’épine. Elle est pure, elle est sauvage, elle tourne la tête du Laurent de 20 ans apprivoisé des villes qui rêve en romantique d’un retour à la terre. Elle, à l’inverse, veut réussir, aller à la ville, se cultiver, visiter ces magasins grands comme des paquebots où l’on peut regarder sans acheter, quitter cette terre misérable qui la contraint. Fleur d’épine n’est pas cette Fleur des pines « qui a dépucelé tous les gamins du village » voisin avant de se caser, à 30 ans, auprès d’un sergent de douze ans plus âgé qui prend sa retraite proportionnelle au pays. Fleur d’épine est vierge et se donne à son amant de cœur Laurent progressivement, de la main, des lèvres, des seins, puis le reste, mais sans engagement, innocemment, par amour.

Mais que peut l’amour des personnes dans les liens obligés des clans et les magouilles politiques ? Le vieux Orsoni n’a-t-il pas poussé sa fille cadette à avoir des vues sur le fils du propriétaire de bar parisien pour obtenir une place pour son fils Joseph qui sera bientôt en âge de partir ? Le père Colonna-Serra ne doit-il pas convaincre Orsoni comme les Finuchiettois de voter pour l’autre candidat à la mairie que celui pour qui ils votent depuis toujours, afin d’apurer sa dette d’honneur envers son protecteur ? Dès lors, les promesses des amoureux sont exclues du champ des possibles, aboutissant au drame.

L’occasion pour l’auteur, de révéler toute une sociologie du terroir particulier à l’île, où chacun ne pense au fond qu’à soi, comme ce berger qui met le feu au maquis pour faire pousser l’herbe. « Tant que les Corses ne cesseront pas de penser à se débrouiller tout seul, un par un, à penser à aujourd’hui, à tout de suite, alors la Corse continuera à brûler, ses villages à se vider, ses jeunes à partir, et ses vieux à crever sur leurs paillasses » p.219. Des Corses tous dans la montre latine, à la fierté déclassée formée « dans ces familles hautaines où le père régnait absolument, dur avec ses fils qu’il surveillait jusqu’à 20 ans » p.331. Un orgueil mal placé. « Le Corse, tu comprends, Laurent, même misérable, on pouvait pas en faire ce qu’on voulait. Il gardait sa fierté et aurait jamais supporté de se laisser rosser. De nos jours encore, tu verras les gens employer plus volontiers un Italien, un Luccheso, qu’un Corse, d’abord parce qu’il donnera plus de travail, ensuite parce qu’il fera pas d’histoire » p.331.

Une tragédie d’amour où les personnes sont contraintes au nom du père par leur société, par ce clanisme corse aux coutumes établies. Gourmand en saveurs et odeurs, d’une langue riche et généreuse, un roman qui se déguste que l’on soit corse ou pas, que l’on connaisse l’île ou pas, que l’époque ait changé ou pas.

Jean-Pierre Chabrol, Fleur d’épine, 1957, Folio 1975, 471 pages, occasion

Jean-Pierre Chabrol déjà chroniqué sur ce blog

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Juger de la mort d’autrui, entreprend Montaigne

Le chapitre XIII des Essais parle de la mort – mais de celle d’autrui. « La mort, qui est sans doute la plus remarquable action de la vie humaine, » selon Montaigne. C’est qu’il ne suit pas la religion qui veut que Dieu reprenne ce qu’il a donné, à son heure. Montaigne est, comme les Anciens, pour la mort volontaire, choisie par celui qui vit. « Peu de gens meurent résolus que ce soit leur heure dernière, et n’est endroit où la piperie de l’espérance nous amuse plus. »

Or « nous faisons trop de cas de nous. Il semble que l’université des choses souffre aucunement de notre anéantissement ». Autrement dit la nature (et Dieu) sont indifférents à notre vie ou à notre mort. La terre continue de tourner. Et Montaigne de se moquer : « Comment ? Tant de science se perdrait-elle avec tant de dommage, sans particulier souci des destinées ? Une âme si rare et exemplaire ne coûte-t-elle non plus à tuer qu’une âme populaire et inutile ? » Chacun se croit unique (et il l’est – mais il n’est qu’un essai ou une erreur de la nature).

« Si je n’ai pas envie de mourir, être mort m’est indifférent », dit Cicéron cité par Montaigne. Ce qui importe est moins l’état de mort que le passage de vie à trépas. « Ce cruel empereur romain [Caligula] disait de ses prisonniers qu’il leur voulait faire sentir la mort » – par la lente torture. Voilà le pire. D’autres ont voulu se suicider mais ont eu du mal à se résoudre à frapper là où il faut et avec rigueur. Et de citer des exemples antiques.

Quant à César, « quand on lui demandait quelle mort il trouvait la plus souhaitable : ‘la moins préméditée, répondit-il, et la plus courte’. » Refuser de souffrir n’est pas une couardise et, selon Montaigne, « si César l’a osé dire, ce ne m’est plus lâcheté de le croire. » Pline dit qu’une mort courte « est le souverain heur de la vie humaine. » D’où ceux qui se jettent dans les dangers pour en finir, ou décident de jeûner pour se délivrer de la maladie du corps.

Attendre est le pire : « Il n’y a rien, selon moi, plus illustre en la vie de Socrate que d’avoir eu trente jours entiers à ruminer le décret de sa mort. » Ce pourquoi la peine de mort est inhumaine, plus que la fusillade dans l’action ; Montaigne est contre la peine de mort, mais pas contre les combats qui tuent. Notre police, qui élimine malfrats dangereux et terroristes plutôt que de les envoyer en prison a raison – pour celui qui en est victime comme pour la société. Montaigne est un humaniste réaliste.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

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Cent mille dollars au soleil d’Henri Verneuil

Un film de mâles, un vrai film des années soixante, avec la femelle qui gagne à la fin. Il faut dire que le duo Belmondo/Ventura ne fait pas dans la dentelle. L’un est fin et gouailleur, l’autre épais et camionneur. Les dialogues d’Audiard font merveille avec Bernard Blier en comique de répétition. C’était bien-sûr au temps béni des colonies, un regard en arrière juste après l’indépendance de l’Algérie, et un hymne à la mécanique des camions Berliet franchisseurs des sables. Le monde a bien changé…

Mais le film demeure et se laisse regarder avec plaisir et non sans une certaine profondeur. Il montre le Maroc du début des années soixante avec ses hommes en burnous, ses ânes bâtés, ses femmes portant d’énormes charges, ses villages sans herbe au bord des routes, ses paysages désertiques vers Ouarzazate, et Marrakech dont la place Djema-el Fna est encombrée de voitures. Le film dénonce aussi les magouilles du trafic d’armes entre l’Afrique du nord et les néo dictateurs des l’Afrique noire ; l’exploitation du petit patron qui se la fait paternaliste avec ses employés ; l’esprit d’aventure des baroudeurs des routes ; leur esprit clanique entre hommes qui rejette à la fois les Arabes (bons comme domestiques) et les femmes (bonnes à baiser) ; les très jeunes filles esseulées dans le bled qui se font tous les mecs virils qui passent sans pour autant être pute (Gisèle). Revoir cette ambiance montre combien le siècle a changé et non, ce n’était pas « mieux avant ». Avant, c’était différent – et « normal » pour les gens qui y vivaient. Accepter la différence est le début de l’intelligence, le point zéro qui permet de mettre en débat et de réfléchir. Pas donné à tout le monde, si j’en juge par les réseaux zoziaux qui pépient à l’unisson sans jamais « penser ».

Hervé dit le Plouc (Lino Ventura) revient d’une course avec son Berliet ancien modèle qui a déjà 100 000 km et « tire à droite ». Il est émerveillé de voir au garage de Castagliano (Gert Fröbe) dit la Betterave – le patron qui fait du diabète – un Berliet nouveau modèle flambant neuf et tout chargé. Il en bave de le conduire. Mais que nenni ! La Betterave le confie à un nouveau venu, engagé la veille, un John Steiner au passé louche (Reginald Kernan) qui ne présente que des papiers manifestement faux. C’est que ladite Betterave a ses raisons. Le chargement est confidentiel, officiellement du ciment, mais…

Le soir, Steiner paye sa tournée, ce qui bourre tous les mâles et les empêche pour une fois d’aller aux putes. Il doit prendre la route à 6 h du matin. Et c’est ce que découvre de sa fenêtre donnant sur le hangar Castagliano : à 6 h pétante, le Berliet et sa semi-remorque qui roulent vers le sud. Sauf que… Steiner se pointe à 10 h : il a reçu un mot signé du patron selon quoi l’horaire a été changé. Fureur de la Betterave qui le licencie illico, ainsi que le graisseur Ali. Et il graisse la patte du Plouc (deux briques) pour que celui-ci aille à la poursuite du camion volé. Grand seigneur (hypocrite), il « ne veut surtout pas mêler la police à des affaires entre chauffeurs ». On règle les choses en famille, surtout lorsqu’elles sont louches.

Le Plouc reprend donc son Berliet Gazelle, modèle favori de la marque, chargé d’une cargaison de patates, pour se lancer à la poursuite du semi-remorque tout neuf TLM 10 M2 qui trace vite mais est plus lourd en montée. Il sait qui est le chauffeur du camion volé : son propre copain Rocco (Jean-Paul Belmondo), qui a griffonné hier soir au bar sur un papier le changement d’horaire qu’il a donné à Steiner comme venant du patron. Rocco qui a dû flairer la bonne affaire avec le chargement sans savoir de quoi il retourne.

Le Plouc part avec son graisseur mais rencontre à l’orée de la ville Steiner, renvoyé, qui aimerait bien avoir le fin mot de l’histoire. Il éjecte le graisseur et prend la place de chauffeur alternatif, ce qui permettra au Berliet de rattraper le temps perdu en se relayant jour et nuit. Ce que Rocco omet de faire et qui le perdra. Il a en effet pris en stop à la porte de la ville arabe une fille, Pepa (Andréa Parisy), assez bien roulée pour lui avoir tapé dans l’œil, et qui lui a proposé l’affaire. Ils doivent conduire le camion dans une ville du sud marocain, aux confins des frontières, afin de se faire payer 100 000 $ (une très grosse somme en 1964).

Dès lors la poursuite commence, un western des sables avec les Berliet en fringuantes cavales et les camionneurs en cow-boys modernes. Tout est bon pour ruser : faire courir la rumeur que c’est le Plouc qui est recherché par la police et qu’il a viré pédé, se cacher à l’abri d’une palmeraie pour dormir un peu, prendre une piste alternative, semer des obstacles sur la route, s’arrêter en plein virage pour que le suiveur vienne se défoncer sur votre arrière, effectuer un hold-up sur le Berliet survivant, une marche dans le désert pour joindre la ville la plus proche. Et Mitch-Mitch (Bernard Blier) en camionneur copain, moqueur jovial, qui suit dans son camion citerne – évidemment Berliet mais TBO 15 – qui délivre plusieurs fois le Plouc et Steiner d’un mauvais pas (ensablement, avant défoncé, camion volé…).

Hervé le Plouc s’aperçoit vite que Steiner est un piètre chauffeur et la scène avec le policier qui les contrôle dans la république voisine où ils passent pour gagner 120 km lui met la puce à l’oreille. John Steiner serait le Peter Froch mercenaire chargé de la sécurité de la république, renversée il y a quelques années avec son aide par un quarteron de généraux, ce qui a occasionné des troubles anti-étrangers et a coûté son entreprise de transport au Plouc. « Eh ben les connards du bled avaient pas lambiné non plus. Ils avaient eu le temps de jouer à la révolution, changer leur dictateur de droite contre un dictateur de gauche, le ministre des affaires étrangères et le chef de la police empalés… » Évidemment, dans le film tous les noms des pays ont été changés pour ne pas déplaire aux nouveaux dirigeants (dictateurs) de l’après-colonisation.

Steiner, blessé à la jambe par une balle de Rocco, se traîne derrière le Plouc dans la marche vers la ville via le désert. Celui-ci le fait avouer et le laisse en plan, mais avec de l’eau, le jugeant minable et désormais décati. Dans le café où il prend un verre de lait, Steiner entend qu’une révolte a lieu plus au sud et décide de s’y rendre pour reprendre du service. Le Plouc entend Rocco, toujours grande gueule, flirter avec des putes du bordel institutionnel qu’il vient fréquenter et le convie à régler leur différend dehors, dans la cour grillée de soleil où fleurit une fontaine. Grosse bagarre, virilité des coups, chemises ouvertes. Tout se termine dans le grand bain par un grand fou-rire. C’est que… le Berliet s’est envolé avec sa cargaison. La Pepa, qui sait conduire, l’a subtilisé tandis qu’elle envoyait Rocco chez le mystérieux commanditaire – qui n’est pas venu. Il ne reste du camion que la carte grise, que Rocco consent à déchirer pour faire part à deux.

Drôle, aventureux, décalé colonial, un grand film qui se regarde avec plaisir aujourd’hui. Idéologues woke et bornés s’abstenir.

DVD Cent mille dollars au soleil, Henri Verneuil, 1964, avec Jean-Paul Belmondo, Lino Ventura, Reginald Kernan, Bernard Blier, Andréa Parisy, Gaumont 2012, 1h59, €17.00 blu-ray €15.00

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Henri Troyat, La dérision

Un roman déprimant d’un écrivain dépressif atteint par l’âge. Jacques a 67 ans et n’a rien réussi dans sa vie. Du moins le croit-il., Critique amer, amant d’un couple à trois dont il est la dernière roue, peut-être père d’une fille bien qu’il n’y croie pas et que la mère jure que non, il commet un dernier roman par habitude, auquel il ne voit aucun avenir.

Seul son chat Roméo, un gouttière tigré qui l’a adopté plutôt que l’inverse, est un moment d’innocence et un être de beauté dans ce monde gris parisien qui lui fait mal. Il s’enferme dans sa coquille, un trois-pièces rue Bonaparte, il ne veut plus voir personne, pas même Dido sa maîtresse, ni Caroline la fille, ni surtout Antoine le mari et Patrick, le dernier fils adolescent. Jacques est un raté. Célibataire, il n’a publié que des livres médiocres et tire chaque jour le diable par la queue tout en fumant sans arrêt.

Il vit par habitude, survit plutôt, soutenu par son chat qui miaule lorsqu’il a faim et ronronne lorsque qu’il le caresse, et par le passage éclair de sa maîtresse de vingt ans plus jeune que lui ou de Caroline sa fille qui utilise son appartement comme baisodrome. Le jeune Didier, 18 ans comme elle, la nique avec ardeur au point de lui faire un bébé. Ils vont se marier et emménager en studio avant que Jacques ne leur cède l’appartement où il n’a plus aucun intérêt à vivre.

Dido sa maîtresse l’a recueilli chez elle avec son mari Antoine après une tentative de suicide qu’il a faite durant les vacances du couple. Caroline partie, Patrick en pension, il y a de la place et les deux bourgeois pressés – lui avocat, elle tenant une galerie d’art contemporain – aiment à se distraire avec un troisième homme. Mais Jacques sait bien que ses jours sont comptés : à 67 ans il lui en reste peu à vivre et tout l’ennuie.

Il va donc se jeter de la fenêtre de son troisième étage et en mourir, après avoir endormi son chat et l’avoir balancé à la Seine dans un panier lesté. Ce détail montre combien il déteste qu’on l’aime. Il refuse la vie au point de lui préférer le néant de la mort. Il ne voit l’humanité qu’en noir et n’a plus sa place parmi elle. Les enfants de Dido et Antoine, notamment, l’horripilent. « J’abhorre le mythe de l’enfance sensible, généreuse, poétique ! Pour avoir passé par-là, je sais que tous les défauts des hommes, envie, hargne, couardise, suffisance, se retrouvent dans sa jeune tête sans les correctifs apportés à la longue par la vie en société » p.39. Mais toutes les qualités aussi… ce qu’il dénie.

Le personnage a bien fait de mourir, il ne servait à rien ni à personne et son exemple même était nuisible à la société – tout comme ce roman qui n’aurait jamais dû paraître, un monument de nihilisme et de misanthropie. Je le jette au feu et n’en recommande surtout pas la lecture.

Henri Troyat, La dérision, 1983, J’ai lu 1999, 190 pages, €0.90 occasion

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Jean Dutourd, Mémoires de Mary Watson

Sir Arthur Conan Doyle a commis Le signe des Quatre, roman policier mettant en scène le détective Sherlock Holmes et son second le docteur Watson. Une certaine Mary Morstan, orpheline de mère, sort du pensionnat pour jeunes filles en Écosse, dirigée par la rigide mais généreuse Mrs Mc Lamuir, où son père, capitaine de l’armée des Indes l’a placée pour qu’elle y reçoive une éducation anglaise digne de ce nom. Mais il a brusquement disparu et Mary s’est placée comme dame de compagnie auprès de la délicieuse et fort riche Mrs Forrester. Le plus mystérieux est qu’elle reçoit chaque année par la poste une perle de grande valeur…

Le romancier prolifique et satiriste patenté Dutourd fait cette fois un détour dans le Londres brumeux de Sherlock. Mais il n’est pas son personnage principal, même s’il reste le ressort de l’intrigue. Mrs Forrester fait certes appel à lui pour retrouver un coffret rempli de lettres de l’empereur Napoléon III, qu’elle a intimement connu lorsqu’elle évoluait à Paris, mais ce qui compte en ce roman est son second, le docteur Watson. Alors que Sherlock, qui se prénomme en fait Jeremy, est maigre, lèvres minces, froid comme un poisson, John est athlétique, souriant et lumineux. Mary en tombe immédiatement amoureuse, et c’est semble-t-il réciproque.

Comme sa patronne et amie reçoit tout le grand monde, Mary présente John Watson à Oscar Wilde, poète fameux et critique inverti de la société victorienne autour de 1900. Selon l’auteur, c’est Mary qui fait lire le premier detective novel relatant une enquête de Holmes à Oscar Wilde et celui-ci, enthousiaste, l’encourage à poursuivre et à lui trouver un éditeur. Ce serait donc Watson qui invente le personnage de Holmes et non Holmes qui domine le pâle Watson dans son ombre. Cela correspond à la théorie de Wilde qui affirme que c’est l’art qui crée la nature et non l’inverse. Il est vrai qu’au travers de l’art, on la voit autrement.

Le détective se trouve donc embringué dans l’histoire de Mary et l’énigme des perles ainsi que dans le mystère de la disparition inopinée de son père lorsqu’elle avait juste 18 ans. Son évoquées en passant l’Inde des maharadjahs, le fort d’Agra, la guerre des Cipayes, le démon du jeu et le bagne des îles Andaman. Le capitaine Morstan, naïf et perdu depuis la mort de sa femme, s’est laissé entraîner dans une sombre histoire de trésor que les protagonistes passent en Angleterre mais se refusent à partager. Sherlock Holmes retrouvera évidemment le coffre aux trésors, élucidera la disparition du capitaine, père de Mary, et mettra hors d’état de nuire pour un temps les malfrats. Et Mary Morstan deviendra Madame Mary Watson.

Mais il rencontre une fois de plus le calculateur aigri Moriarty, professeur de mathématiques immigré de Hongrie d’où il a été chassé et ruiné dans sa prime jeunesse pour avoir contesté les Habsbourg. Moriarty est devenu le parrain de la pègre, richissime parce qu’il prélève une dîme sur les casses, et calcule les meilleurs coups qu’il peut faire avec son cerveau logicien et démoniaque.

Après un début un peu laborieux sur la jeunesse de Mary, le roman prend enfin son envol avec l’énigme des perles puis la rencontre de Sherlock Holmes et de John Watson. Le lecteur est alors emporté dans un récit jubilatoire, énoncé d’un ton léger avec l’emballement d’un Stendhal et le style d’un Saint-Simon. Jean Dutourd manifeste une propension à admirer le Second empire, qui lui rappelle le XVIIIe siècle français. Pour lui, « le XIXe siècle industriel dans lequel nous avons le malheur de vivre est si abject, [parce que] la morale a tout envahi. Les riches sont devenus durs et les pauvres haineux » p.147. Le moralisme est né avec Victor Hugo « qui installe son chevalet sur le rocher de Guernesey et pendant 18 ans, peint [l’empereur Napoléon III] comme un monstre. Résultat : Napoléon III est un monstre. L’histoire est un toutou » p.164. Jean Dutourd conforte l’idée que j’ai en général de Victor Hugo. La fin du XXe siècle et le début du XXIe poursuivent cette déplorable tendance, accentuée encore par le panurgisme éhonté des réseaux sociaux.

Dutourd, moraliste lui-même côté conservateur, ne manque pas d’égratigner la bigoterie hypocrite de l’époque Victoria en Angleterre, égratignant au passage « la funeste éducation bourgeoise que reçoivent les demoiselles anglaises dans les pensions d’aujourd’hui. Sous couleur de faire d’elles des personnes bien élevées, on tue les vertus par lesquels se distinguaient jadis les filles de qualité : fierté, auteur, audace, conscience de ce qui vous est dû, et même esprit critique » p.96.

Un bon roman policier qui écume la culture au galop.

Jean Dutourd, Mémoires de Mary Watson, 1980, J’ai lu 2001, 286 pages, €4.18, e-book Kindle €6.49

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Henri Pourrat, Le chasseur de la nuit

Un roman paysan au pays de la fourme d’Ambert, patrie de l’auteur et aujourd’hui partie du parc naturel régional du Forez dans le Puy-de-Dôme. L’auteur raconte les terreurs du terroir, tel le chasseur de la nuit. Il est celui qui guette, au coin d’un bois ou dans les lieux sombres, les humains infatués qui voudraient narguer le destin ou transgresser la nature. Une vieille sorcière le craint, tout comme la vieille Dietre, mère du gars Célestin, qui lui a ravi son mari d’un coup de fusil. A la campagne, le fusil demeure la crainte des femmes en même temps que l’orgueil des hommes. Orgueil qui est un péché capital de Dieu, mais surtout puni par la pente naturelle des choses.

Saisis à respectivement 11 et 13 ans, Amélie et Célestin se prennent d’amitié puis d’amour. Ils grandissent dans les jas, ces hauts d’été où l’on parque les bêtes la nuit avant de les lâcher le jour vers les pâturages du chei, ce chaos de granit au-dessus de la vallée et du village. Constamment dans la nature, ils sont saisis par le vent, l’odeur des herbes, les couleurs des fleurs, l’amitié ou la grogne des bêtes. La pluie transit Célestin, à peine couvert d’une chemise ouverte souvent rapiécée ; mais c’est un garçon, il prend de ces élans de vitalité qui le poussent à transgresser les interdits et même les conseils. Il manque de perdre le troupeau dans un orage, il manque d’être malade de froid au sein du brouillard, il manque de rester coincé dans une fente où il a poursuivi un renard, il manque d’être tué par une vipère sur laquelle il a couru pieds nus… Mais c’est Célestin, un garçon sain qui a de l’intelligence et qu’Amélie sait contrôler – lorsqu’il est avec elle.

Nous suivons étape par étape les deux enfants qui deviennent adolescents puis jeunes gens. Le père d’Amélie veut marier sa fille à un cousin qui apportera des terres, pas question qu’elle épouse qui bon lui semble, ah mais ! Ce machisme tranquille du pater familias chrétien issu des Romains a encore de beaux jours devant lui en ces années du début du siècle XXe. La guerre de 14 fait rage, puis se termine, les beaux partis sont rares car le plus souvent morts. Célestin est trop jeune pour y avoir participé, et le cousin trop vieux pour y avoir été engagé. Amélie s’obstine, elle ne veut que Célestin. Mais celui-ci doit trouver un état pour les faire vivre, malgré le père s’il se bute encore passés les 21 ans de la belle et sa majorité. Il crée une scierie près du village avec l’aide d’un vieux parent qui l’a observé grandir et le juge entreprenant.

Le chasseur noir, celui de la nuit, n’est pas la seule crainte des gens en ces temps reculés et pourtant encore proches – celui de nos grands-parents. Les cancans du village, où tout le monde s’observe et se juge, où tout le monde, au lavoir ou au café, chuchote dans le dos les seules informations d’intérêt puisqu’il n’existe encore ni radio, ni télé, ni Internet, les rancœurs personnelles, les fréquentations des jeunes, les querelles de famille, les secrets ancestraux, l’avidité de terre et d’argent – tout cela compose un monde d’avant qui n’était pas mieux – mais peut-être pire. Avec le travail incessant des bêtes à soigner et nourrir, des fromages à faire chaque jour, le labeur harassant aux reins du foin à faucher et à rentrer à la fourche sur le char avant l’orage inévitable en été, la mort qui rôde avec les vipères, les crises cardiaques, les accidents. Henri Pourrat décrit l’écologie vécue, au ras de la glèbe, et pas fantasmée par des urbains anorexiques enfumés de théories. Un roman à méditer pour éviter les illusions du grand retournement…

Le seul plaisir des hommes, après l’amour (interdit avant mariage) et l’alcool (mal vu), est la chasse. Il faut être adulte pour qu’on vous confie un fusil, il faut avoir les moyens pour en acheter un avec ses cartouches, à la Manufacture des armes et cycles de Saint-Etienne (devenu Manufrance), dont le catalogue fait rêver. Mais quel rêve pour un gamin ! Un rêve d’indépendance, de prédation, de chasseur. Ce n’est pas tuer qui fait plaisir, sauf aux pervers, tuer au contraire donne toujours un regret pour cette vie si légère prise d’un coup. Chasser, c’est bien autre chose, la communion avec la montagne, les espaces. « Leur chasse, ce n’est pas le maniement de fusil et de poudre, ni non plus ce gibier qu’on tue. La mort d’un pauvre lièvre ? Comme dit Célestin, ‘on ne pense pas à ça’. C’est cette poursuite, cette bataille avec des bêtes vivantes, et toute la campagne. Il leur faut partir, entrer dans cette bataille, marcher, fouiner ; ils s’intéressent à tout, à la rosée, parce qu’elle empêche le chien de sentir les traces ; au soleil qui sort, parce que le lièvre voudra aller se sécher sur le tas de pierres, au bord du champ. La joie d’aller à l’aventure, dans le brouillard qui bouche tout et qui mouille, ou dans le froid de l’air tout plein de rose, de retrouver dans ces sorties du matin l’herbe mouillée, les arbres alourdis de nuit. La chasse, c’est la façon qu’a Célestin de retourner au Chei de l’Aigle, d’échapper aux gens et aux ennuis qu’ils se font les uns aux autres » p.182. Je ne suis pas chasseur tueur, mais je comprends. La randonnée, le trek, la chasse photographique, l’observation des animaux, sont du même ordre. Nous sommes tous restés si longtemps des chasseurs-cueilleurs – quelques 190 000 ans avant que ne survienne l’agriculture et l’élevage – qu’il nous en reste quelque chose dans nos gènes, notre physiologie, nos goûts de nature.

Henri Pourrat, natif d’Ambert en 1887, a vécu cette période-là dans cette nature-là et sait admirablement écrire les détails du paysage et du climat, d’une langue drue et fruitée, gourmande. Il sera Grand prix du roman de l’Académie française pour Gaspard des montagnes en 1931 avant de collecter les contes populaires d’Auvergne dont il publiera pas moins de treize volumes.

Henri Pourrat, Le chasseur de la nuit, 1951, Livre de poche 1975, occasion €15,36 e-book Kindle €12,99

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Le Président d’Henri Verneuil

Tourné d’après le roman de Georges Simenon écrit en 1957, un brin arrangé, ce film tombe en porte-à-faux. Il raconte la politique politicienne de la IVe République, ses combinaisons de couloir, son affairisme, le je-m’en-foutisme général pour l’intérêt général qu’un général, justement, va balayer d’un revers de képi en 1958. Des pratiques « parlementaires » qui sont un nœud d’égoïsmes, dont le parti écologiste français donne d’ailleurs de nos jours la meilleure illustration. Ce ne sont que postures, répliques de théâtre moralisateur, egos surdimensionnés, n’oubliant surtout jamais leurs petits intérêts particuliers.

Sorti en 1961, après trois ans de Ve République, on ne sait pas qui ce film veut convaincre. Malgré ses défauts, l’option présidentialiste de la Ve réduit l’instabilité et les appétits narcissiques des « élus » – qui le sont souvent bien plus par vanité que par souci de servir la nation. Le président (Jean Gabin) cite cette réponse faite par Georges Clémenceau à son petit-fils à propos des politiciens intègres : « Il y a aussi des poissons volants, mais qui ne constituent pas la majorité du genre ». Le recours à l’autorité d’un seul permet de mettre au pas ces ambitions trop personnelles. Sous la IVe, le « président » n’est que le premier du Conseil des ministres, autrement dit un Premier ministre. Le président de la République est au-dessus de lui même s’il est réduit à inaugurer les chrysanthèmes, selon la formule consacrée.

Émile Beaufort, ancien président du Conseil, dicte ses mémoires à 73 ans, la vieillesse venue (on vieillissait tôt à cette époque, après avoir subi la guerre de 14). Un brin De Gaulle dans son attitude et ses aphorismes bien balancés, il se remémore ses années de pouvoir et les avanies qu’il a dû subir pour défendre l’intérêt de la France contre les requins de la finance et de l’industrie comme du pétrole, tous inféodés au grand large de qui vous savez. Et notamment comment la France a perdu d’un coup de spéculation 3 milliards…

A cette époque de frontières fermées et de règles douanières, le petit monde de l’industrie et de l’agriculture vivait de ses rentes de monopole en clientèle protégée et n’innovait surtout pas. La perte de compétitivité inévitable avec les ans obligeait à des dévaluations régulières du franc afin d’ajuster les prix de ce qu’on exportait avec les prix mondiaux. Cela afin d’éviter le chômage, donc les grèves, donc l’agitation parlementaire et le renversement tout aussi régulier des gouvernements – où les mêmes revenaient sous d’autres fonctions ministérielles. C’est donc à une dévaluation massive du franc que se résous Beaufort, quinze ans auparavant ; il évoque 33 %, il transige à 22 %. Pour éviter les fuites et la spéculation, il s’en entretient comme il se doit – mais dans sa loge de théâtre – avec son ministre des Finances (Henri Crémieux) et avec le gouverneur de la Banque de France (Louis Seigner). Au lieu de procéder dès le lendemain, il attend le lundi suivant. La spéculation commence en Suisse, à Zurich, les ordres passés par une seule banque.

C’est curieusement celle de la famille de l’épouse de son plus proche collaborateur, le jeune et ambitieux chef de cabinet Philippe Chalamont (Bernard Blier), 38 ans (avec encore des cheveux). Ce dernier, convoqué, jure qu’il n’en a parlé à personne – sauf à sa femme. Fatale erreur ! Celle-ci s’est empressée de le répéter à sa famille , qui a spéculé grassement et sans vergogne. Outré, le président fait écrire à Chalamont une lettre où il avoue son erreur ; il la conservera pour en user quand il lui conviendra. Ce procédé était dit-on, celui du président de Gaulle envers ses Premiers ministres, une lettre de démission non datée servait à contrer le Parlement s’il avait soutenu le Premier ministre en cas de désaccord.

Beaufort empêche Chalamont de de venir président du Conseil durant quinze ans. Mais de crise en crise, les gouvernements ne parviennent plus à se former, l’option radicale de chacun, toujours monté sur ses ergots comme au spectacle et déclamant leur intransigeance à la Victor Hugo, empêche tout compromis raisonnable. Gouverner se réduit au plus petit commun dénominateur des médiocrités et des ambitions personnelles, qui ne changent rien au système ni aux intérêts acquis des Deux cents familles de la haute banque et de la grosse industrie qui siègent à l’Assemblée. Lorsque Chalamont, qui sait nager en Jadot et parler en Mélenchon, est pressenti par le président de la République pour former un nouveau gouvernement, il sait que le vieux Beaufort peut ressortir cette fameuse lettre d’aveu et faire un scandale monstre. Aussi va-t-il le voir le soir, incognito, à la veille de donner sa réponse.

Beaufort le reçoit devant sa cheminée et le sonde. Chalamont, toujours retors croit le flatter en reprenant à son programme le projet d’union douanière européenne porté quinze ans auparavant par Beaufort, à laquelle il s’était opposé pour conserver les intérêts des industriels, mais à laquelle il s’est rallié pour préserver les mêmes intérêts des mêmes industriels qui, cette fois, ont changés. Quand on appartient au parti centriste, l’absence complète d’idéologie permet toutes les hypocrisies et toutes les combinaisons avec les autres. Beaufort, en politicien à l’ancienne, mélange de Clémenceau et d’Aristide Briand avec un zeste de De Gaulle, est écœuré de ce serpent qui sait si bien se faire caméléon, affiché de gauche mais faisant une politique de droite. Il l’enjoint de renoncer à se présenter à la présidence du Conseil. Mais, comme il sait que les vrais hommes savent forcer le destin, il brûle la lettre d’aveu. Il ne s’en servira jamais, seulement comme une conscience suspendue au-dessus de la tête de Chalamont. Si celui-ci avait passé outre et franchi le Rubicon, comme le fit De Gaulle en 1940 (et le personnage de Simenon), il serait devenu président et nul n’aurait jamais entendu parler de sa trahison – pas même peut-être dans les Mémoires que Beaufort entreprend de dicter à Mademoiselle Milleran (Renée Faure) avec deux L et pas deux T comme un certain politicien de la IVe trop connu.

Le style « patriarche » du président correspondait à la fois à l’époque (avant mai 68), au désir d’ordre de,la société (après le putsch militaire d’Alger et la chienlit de la IVe République incapable de gouverner), et à la personnalité tant de l’acteur Jean Gabin (né en 1904 comme son personnage) que du dialoguiste Michel Audiard, célèbre par ses aphorisme bien assénés. Aujourd’hui, c’est un morceau de choix, une nostalgie pour les adeptes du « c’était mieux avant » (qui montre combien ça ne l’était pas) et un exemple pour les présidents d’aujourd’hui face aux politiciens portés à la chikaya et aux égoïsmes bien trempés de bonne conscience.

DVD Le Président, Henri Verneuil, 1961, avec Jean Gabin, Bernard Blier, Renée Faure, Alfred Adam, Louis Seigner, Gaumont 2020, 1h43, €12,77 Blu-ray €15,99

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Bernard Clavel, La maison des autres

En 1937, Bernard Clavel a 14 ans ; il entre comme apprenti pâtissier à Dole pour deux ans. Il romance sa propre histoire sous le nom de Julien Dubois dans ce premier tome d’une saga populaire. Lorsqu’il entre chez les Petiot, il est chargé de la plonge et des courses, de remonter le charbon de la cave et de chauffer le four. Tout cela pour un salaire de misère puisqu’il n’est pas encore ouvrier. Il apprend le métier. Et avec lui les hommes et la vie.

Julien est fils de boulangers pauvres qui doit travailler bien qu’il soit doué à l’école. Pâtisser a ses joies, la chaleur du four et de l’équipe sous les ordres du chef, la bonne odeur des croissants qu’il faut livrer chaque main et dont on ajoute deux ou trois au panier de commande pour les manger en route, les courses à vélo pour livrer les particuliers et les hôtels, les pourboires en nature ou en argent. La vie en commun a ses satisfactions comme de filer en douce le soir par les toits pour aller boxer, en amateur, avec les autres apprentis, le bonheur de sentir son corps, déjà « mince et très musclé » à 14 ans. Les relations sociales apprennent à se tenir, à réagir, à être un homme.

Le patron Petiot est un petit-bourgeois conservateur âpre au gain, ancien combattant de 14-18 et résolument contre « la racaille », dont les communistes sont les pires, appelés au Parlement par le Front populaire et dont la CGT est le fer de lance syndical. Julien, dont l’oncle Pierre est anticlérical donc plutôt de gauche, sait qu’il doit se défendre contre l’exploitation et prend sa carte. Rien de révolutionnaire mais le désir de voir le droit (encore mince) s’appliquer équitablement.

C’est que l’existence d’apprenti avant-guerre n’est pas de tout repos : lever à 4 h pour chauffer le four, sa laver torse nu avec les autres, même l’hiver, à la fontaine de la cour pour se réveiller, enfournage des croissants du matin pour les livrer avant 8 h aux hôtels et cafés, préparation des gâteaux, vacherins et bûches selon la saison, du chocolat glacé à livrer aux cinémas le soir. Entre temps les clients à livrer, à vélo, avec le risque constant de renverser la marchandise fragile – ce qui arrive deux fois en deux ans à Julien. Coucher vers 11 h, quand le travail est fini, le nettoyage, les ultimes livraisons. Les repas sont pris en commun et assez roboratifs, des biftecks et des pâtes, des légumes, de la tarte aux pommes le dimanche. Le dortoir est cependant rempli de punaises, impossibles à éradiquer car au-dessus du four dont une couche de sable leur permet de se planquer. Un seul jour de repos par semaine, le mardi pour Julien, ce qui lui laisse le temps d’aller voir son oncle et sa tante à vélo, mais pas ses parents, trop loin.

D’ailleurs, lorsqu’il revient chez eux, dans la maison familiale, il s’ennuie vite. Son univers d’enfant lui paraît lointain et tous ses copains sont éparpillés, certains continuant au lycée et ne voulant plus frayer avec un laborieux, d’autres pris par d’autres relations et les filles. Julien fait du vélo, des agrès, nage à la piscine. Il est plus heureux à pêcher le brochet dans le Doubs avec son oncle Pierre et la chienne Diane. Il retrouve presque avec plaisir la chiourme, Chez Petiot, le patron irascible qui fait de lui souvent son bouc émissaire, la patronne cauteleuse qui admire sa jeunesse mais ne lui passe rien, le chef bienveillant qui le traite en jeune frère, le second Victor très blagueur, et l’autre apprenti Maurice, un vrai copain de boxe.

Mais l’oncle Pierre meurt d’un anévrisme, à 61 ans, et sa tante part vivre chez leur fils. Maurice termine son apprentissage et est remplacé par Christian, le nouvel apprenti pas encore pubère. Victor trouve une place et part lui aussi. Jusqu’à la guerre qui s’invite et fait partir le chef, mobilisé, et le nouvel ouvrier Édouard, un sale type qui aime à dénoncer. Julien, qui a vu sur l’invitation de plombiers, une fille couchée nue avec un homme dans une chambre d’hôtel, en est obsédé. Elle l’a reconnu et il l’invite, pressé de conclure. Ce qu’ils feront un soir dans la chambre de la fille, sous les toits. Pour lui, qui a 15 ans, c’est la première fois ; Hélène en a 26 et elle le trouve « bien foutu » pour son âge, même s’il s’est vieilli d’un an et demi pour faire plus viril. Il la reverra quelques fois mais elle a déjà un fils de 8 ans et partira pour un nouveau poste. Lui rêve d’une passante de 16 ans qu’il suit dans la rue et qui ressemble à Marlène Dietrich, qu’il dessine mais qu’il n’abordera jamais.

Ainsi grandit le jeune Julien, il fait son trou dans la société, il devient un homme. C’est raconté avec pudeur et une vraie empathie et le roman se lit avec enthousiasme. A l’issue de son apprentissage, Julien ne reste pas chez les Petiot, il a trop de mauvaises souvenirs du patron. Il met celui-ci en difficulté car il est resté le seul avec le nouvel apprenti, tous les autres ayant été mobilisés, mais c’est ainsi. A trop exploiter les gens tout en les insultant, on suscite la rébellion. Julien a trouvé par ses parents une place d’ouvrier pâtissier à Lons-le-Saunier. Il est trop jeune pour être mobilisable, mais la guerre peur durer…

Bernard Clavel, La maison des autres – La grande patience 1, 1962, J’ai Lu 2001, 576 pages, occasion €1,62

Bernard Clavel, Oeuvres tome 2 – La grande patience, Omnibus 2003, 1216 pages, €19,99

Bernard Clavel déjà chroniqué sur ce blog

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La vertu est effort qui s’oppose à la cruauté, dit Montaigne

Le long, bavard et digressif chapitre XI du Livre II des Essais s’intitule « de la cruauté » mais il traite avant tout de la vertu. « Il me semble que la vertu est chose autre et plus noble que les inclinations à la bonté qui naissent en nous », écrit Montaigne. L’innocence n’est pas vertu, comme le croient avec niaiserie les cléricaux qui confondent le péché surmonté avec celui ignoré.

« Mais la vertu sonne je ne sais quoi de plus grand et de plus actif que de sa laisser, par une heureuse complexion, doucement et paisiblement conduire à la suite de la raison. » Elle demande un effort. L’homme de bien n’est pas l’homme vertueux car il reste en son état, alors que le second le surmonte. Nietzsche reprendra ce thème, qui vient des stoïciens et des épicuriens, pour prôner le sur-homme : celui qui s’est surmonté par sa vertu. Métellus, sénateur romain, disait selon Montaigne : « que c’était chose facile et trop lâche que de mal faire, et que de faire bien où il n’y eût point de danger, c’était chose vulgaire ; mais de bien faire où il y eût danger, c’était le propre office d’un homme de vertu. » On ne saurait mieux dire que la vertu n’est pas un tempérament mais une lutte. Ce pourquoi Montaigne déclare préférer le jeune Caton, qui fit l’effort de se déchirer les entrailles pour échapper au tyran, à Socrate, dont la raison était trop puissante pour qu’il puisse céder aux vices.

Il est « plus beau (…) d’empêcher la naissance des tentations, et de s’être formé à la vertu de manière que les semences mêmes des vices en soient déracinées, que d’empêcher à vive force leur progrès et, s’étant laissé surprendre aux émotions premières des passions, s’armer et se bander pour arrêter leur course et les vaincre ; et que ce second effet ne soit plus beau encore que d’être simplement garni d’une nature facile et débonnaire, et dégoûtée par soi-même de la débauche et du vice, je ne pense point qu’il y ait doute. » Autrement dit, l’éducation qui forme avant la loi qui oblige, car l’innocence vierge n’est pas vertu : « exempt de mal faire, mais non apte à bien faire », résume Montaigne. La « défaillance corporelle » peut expliquer la chasteté, « la faute d’appréhension et la bêtise » peuvent expliquer le mépris de la mort ou la patience devant les infortunes. L’attitude inepte de la pétasse qui prend des photos devant le tsunami en 2004 est édifiant à cet égard ! Montaigne se met lui-même en cause : « J’ai vu quelquefois mes amis appeler prudence en moi ce qui était fortune [chance] ; et estimer avantage de courage et de patience ce qui était avantage de jugement et opinion ».

Mais cette complexion particulière tient à « la race » – qui veut dire la lignée. « Elle m’a fait naître d’une race fameuse en prud’homie et d’un très bon père : je ne sais s’il a écoulé en moi partie de ses humeurs, ou bien si les exemples domestiques et la bonne institution de mon enfance y ont sensiblement aidé ; ou si je suis autrement ainsi né. » Il va de soi, nous le savons aujourd’hui, que l’hérédité joue un rôle dans la propension à être tel que l’on est ; mais nous savons aussi que l’éducation, et avant tout l’exemple des parents (surtout le père pour le garçon, qui est un modèle viril), est cruciale ; plus que l’époque et les circonstances qu’évoque Montaigne à la fin. Jusqu’à constituer une seconde nature. « Je trouve (…) en plusieurs choses, plus de retenue et de règle en mes mœurs qu’en mon opinion, et ma concupiscence moins débauchée que ma raison. » Nous pouvons en effet avoir des idées libérales sur les mœurs mais ne pas jouir sans entraves pour autant.

C’était flagrant après mai 1968 : tout était possible, tout ne fut pas fait. On pouvait aller nu sur les plages, mais ne pas sauter sur la première (ou le premier) venu ; voir au cinéma ou dans les livres des partouzes sans jamais s’y essayer – poussons la provocation : lire Matzneff au fil des années sans être tenté de devenir pédocriminel. Seuls ceux qui ont peur d’eux-mêmes, de leurs propres vices, voient les autres comme vicieux ; ils ont les yeux sales. Pas les gens normaux, qui forment très heureusement la majorité, encore moins les vertueux. Montaigne cite Aristippe devant « trois garces » offertes par le tyran Denys qui les renvoie sans les baiser, Epicure adepte de la bonne chère mais qui savait se contenter de pain bis et d’un peu de fromage, Socrate qui aimait les beaux éphèbes sans pour autant les consommer : ils donnent l’exemple.

Le pire vice est pour Montaigne la cruauté – envers les humains et envers les animaux. Il est par là très moderne, et peut-être cela veut-il dire « civilisé » si l’on en croit les exactions des brutes incultes russes sur les femmes et les enfants d’Ukraine. « Je hais, entre autres vices, cruellement la cruauté, et par nature et par jugement, comme l’extrême de tous les vices », écrit notre philosophe périgourdin. Car Montaigne est empathique : « je me compassionne fort tendrement des afflictions d’autrui », dit-il. Il aurait fait un bon père si ses petits eussent vécu, car l’enfant ne demande simplement qu’attention et exemple. La torture des criminels ou des prisonniers fait horreur à Montaigne. « Quant à moi, en la justice même, tout ce qui est au-delà de la mort simple me semble pure cruauté ».

Son époque de guerre civile pour cause de divergences religieuses était propice à s’habituer à la violence et à accomplir tous ses fantasmes de cruauté. « Je vis en une saison en laquelle nous foisonnons en exemples incroyables de ce vice [la cruauté], par la licence de nos guerres civiles ; et ne voit-on rien aux histoires anciennes de plus extrême que ce que nous en essayons tous les jours. Mais cela ne m’y a nullement apprivoisé. » Jouir de la souffrance des autres est le pire vice qui soit ; c’est se placer hors de l’humanité et des bêtes même, qui ne tuent pas par vice. « Nature a, ce crains-je, elle-même attaché à l’homme quelque instinct à l’inhumanité ». Mais, s’il est croyant, pourquoi ne pas en accuser Dieu, qui nous aurait créé à son image, disent les textes ? D’ailleurs, « les naturels sanguinaires à l’endroit des bêtes témoignent une propension naturelle à la cruauté », énonce Montaigne. Lui chasse, par passion de la traque, mais relâche volontiers ses proies.

Il ne croit pas à la métempsychose qui fait un « cousinage » entre nous et les bêtes, comme les anciens Egyptiens et les druides gaulois. Mais il y a « un certain respect qui nous attache, et un général devoir d’humanité, non aux bêtes seulement qui ont vie et sentiments, mais aux arbres mêmes et aux plantes. Nous devons la justice aux hommes, et la grâce et la bienveillance aux autres créatures qui y peuvent être sensibles. Il y a quelque commerce entre elles et nous, et quelque obligation mutuelle. » Voilà une écologie véritable, non bêlante mais raisonnée, non moutonnière mais humaine !

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

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J’aime les livres, dit Montaigne

Le philosophe périgourdin consacre tout le chapitre X du Livre II de ses Essais aux « livres ». Ce sont ceux de sa « librairie », mot ancien pour désigner la bibliothèque, qu’il avait établie dans une tour de son château de Montaigne et que l’on peut visiter encore (les livres n’y sont plus, dévorés par les rats, les pillages et les guerres).

Pourquoi cet amour des livres pour un homme d’action ? Parce qu’il n’a pas de mémoire : « Et si je suis homme de quelque lecture, je suis homme de nulle mémoire », écrit-il (en français contemporain). « Car je fais dire aux autres ce que je ne puis si bien dire, tantôt par faiblesse de mon langage, tantôt par faiblesse de mon sens. » Finaud, pour égarer et juger le lecteur, Montaigne avoue parfois citer sans le dire, pour voir comment les gens vont réagir. Et il se réjouit de les voir éreinter tel grand auteur, qu’ils n’ont pas reconnu ! « J’ai à escient omis parfois d’en marquer l’auteur, pour tenir en bride la témérité de ces critiques hâtives qui se jettent sur toutes sortes d’écrits, notamment jeunes écrits d’hommes encore vivants, et en vulgaire, qui autorise tout le monde à en parler ». Combien encore actuelle est cette façon ironique de faire ! Combien de bêtises sont proférées par ceux qui n’ont pas reconnu un maître pourtant reconnu dans la phrase d’un quidam qu’ils critiquent à l’envi ! C’est encore pire sur les réseaux que dans la presse – même l’ignorance se démocratise sans gêne. « Je veux qu’ils donnent une nasarde à Plutarque sur mon nez, et qu’ils s’échauffent à injurier Sénèque en moi ».

Les livres servent à comprendre et acquérir connaissance, ou à se divertir. Encore faut-il qu’ils soient lisibles, et les auteurs, même anciens et reconnus, ont parfois des défauts. Il ne faut pas se prendre la tête, dit Montaigne, et ne lire que ce qui vous convient. « Je souhaiterais bien avoir plus parfaite intelligence des choses, mais je ne la veux pas acheter si cher quelle coûte. Mon dessein est de passer doucement, et non laborieusement, ce qui me reste de vie.Il n’est rien pour quoi je me veuille rompre la tête, même pour la science, de quelque grand prix qu’elle soit. Je ne cherche aux livres qu’à m’y donner du plaisir par un honnête amusement ; ou si j’étudie, je n’y cherche que la science qui traite de la connaissance de moi-même, et qui m’instruise à bien mourir et à bien vivre. » Bien vivre pour bien mourir – tel est le mantra de Montaigne. Ne pas se casser la tête mais assimiler ce qu’on peut, sans plus. Une sagesse du juste milieu qui sait vivre. Ce pourquoi je n’ai jamais pu lire Hegel ni ses épigones, qui s’enorgueillissent de leur style obscur et alambiqué, croyant ainsi être plus savants. « Je ne fais rien sans gaieté », dit-il encore. « Les difficultés, si j’en rencontre en lisant, je n’en ronge pas mes ongles ; je les laisse là, après leur avoir fait une charge ou deux ». Si ce livre me fâche, j’en prends un autre – c’est ainsi qu’il faut vivre avec la lecture et non pour elle.

Montaigne reste classique ; il n’aime rien mieux que les auteurs établis. Il a déjà assez peu de temps à vivre pour se perdre dans les futilités de son époque, qui passeront aussi vite que la mode. Seul ce qui reste est digne d’intérêt et peut apprendre à vivre. « Je ne prends guère aux nouveaux, pour ce que les anciens me semblent plus pleins et plus roides », dit-il. Il préfère les Romains aux Grecs, trop puérils selon lui, et « entre les livres simplement plaisants, je trouve, des modernes, le Décaméron de Boccace, Rabelais et les Baisers de Jean Second (…) dignes qu’on s’y amuse ».

Suivent plusieurs pages sur ses goûts, dont Ésope et ses Fables, « en la poésie Virgile, Lucrèce, Catulle et Horace », pour les historiens et moralistes Plutarque et Sénèque. Quant à Cicéron, « sa façon d’écrire me semble ennuyeuse(…). Car ses préfaces, définitions, partitions, étymologies, consument la plupart de son ouvrage ; ce qu’il y a de vif et de moelle, est étouffé par ses longueries d’apprêt. » C’est le défaut de l’éducation jésuite en France d’avoir acclimaté ce style droit issu du latin de Cicéron, ce qui fait que, même de nos jours chez les journalistes passés par l’école laïque, habitude est restée de remonter aux calendes grecques et de gloser sur les définitions des termes avant de parler tout simplement du sujet. Ce n’est pas le cas dans les journaux anglo-saxons. « Les historiens sont ma droite balle : ils sont plaisants et aisés ; et quant et quant l’homme en général, de qui je cherche la connaissance, y paraît plus vif et plus entier qu’en nul autre lieu. » Donc Plutarque, Diogène Laërce, César pour les Romains, et Froissard, Philippe de Commines, et du Bellay pour les modernes.

Montaigne dit ce qu’il pense, ce qu’il aime et comment il use de ses lectures. Une leçon pour chacun et pour aujourd’hui, sans aucun doute.

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Il faut faire corps avec ses armes, dit Montaigne

Montaigne parle de tout en ses Essais. Le chapitre IX du livre II porte sur les « armes des Parthes ». C’est en technicien militaire que notre philosophe analyse. Aristocrate, son métier est celui des armes.

Il dit que trop souvent l’équipement est pesant et mal adapté, plus pour la défense que pour l’attaque. Ainsi l’armure, impossible à porter longtemps en raison de son poids, et qui vous rend impuissant comme une tortue retournée si vous tombez de cheval. Au contraire des Gaulois qui combattaient quasi nus, portés à vaincre plutôt à se défendre – tout comme Alexandre (le Grand). Ce pourquoi « c’est une façon vicieuse de la noblesse de notre temps, et pleine de mollesse, de ne prendre les armes que sur le point d’une extrême nécessité, et de s’en décharger aussitôt qu’il y a tant soit peu d’apparence que le danger soit éloigné. » D’où le désordre en cas de nouvelle attaque, les uns étant prêts et déjà rompus, d’autres non qui le seront à leur tour.

« Le jeune Scipion [disait] que ceux qui assaillaient devaient penser à entreprendre, non pas à craindre ». La meilleure défense est l’attaque, comme la meilleure économie est le développement. Qui veut vaincre doit avancer, non attendre. Nous pouvons aisément appliquer ces préceptes des armes à ceux qui nous préoccupent aujourd’hui : le climat, l’énergie, l’écologie. Défendre, conserver, protéger, c’est se vêtir d’une armure – et ne plus rien faire par peur d’offenser ; aller de l’avant, proposer, adapter, c’est vivre léger – et apprivoiser le changement. Le jeune Scipion « dit aussi à un jeune homme qui lui faisait montre de son beau bouclier : ‘il est vraiment beau, mon fils, mais un soldat romain doit avoir plus de fiance en sa main dextre qu’en sa gauche’. » Notre gauche, aujourd’hui, est réactionnaire, voulant tout empêcher, tout garder en l’état des « zacquis » comme on disait du temps de Mitterrand et comme pleurent les mystiques de Gaïa maintenant. Notre main dextre est faible, raidie en droitisation extrême par peur de tout ce qui peut survenir, ce qui ne vaut guère mieux.

User des deux mains est sagesse, chacun pour ce qu’elle peut. « Il n’est que la coutume qui nous rende supportable la charge de nos armes ». S’entraîner, maintenir sa forme et son moral, voilà ce qui importe. L’habitude aguerrit. Pour la guerre comme pour le climat. Vivre avec est ce qu’il faut ; s’y adapter, prendre l’initiative du changement.

En guerriers, les Parthes tiennent une juste mesure – l’idéal de Montaigne – en caparaçonnant leur corps d’armures souples et leurs chevaux de plaques de cuir articulées.

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