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La Russie se complaît en forteresse assiégée

Dans une thèse parue il y a trente ans, l’auteur qui analysait l’image de l’URSS dans la presse française concluait que le pays (réduit depuis à la seule Fédération de Russie), aimait à se sentir persécuté. Il faisait nid pour mieux construire son utopie. A-t-il changé ? Il semble que les constantes longues de l’histoire et de la mentalité russe conduisent à répondre aujourd’hui : non.

Le résumé de sa troisième partie est éclairant aujourd’hui, à propos des Quêtes de la Russie :

« L’opinion française, dont la presse se fait échos et qu’elle traduit dans son discours, a une vision triple de l’URSS au début des années 1980 :

1 dialectique, « l’URSS encerclée » (sacrilège), recherchant sa protection pour construire la cité idéale ;

2 d’exclusion, « la Russie arriérée » (lâcheté), cultivant leur héroïsme inutile dans une Babel ingouvernable ;

3 analogique, « l’empire éclaté » (laisser-aller), désirant l’ordre pour arriver à l’âge d’or. »

1. Le sacrilège de lèse Russie

Le livre récent de Pierre Gonneau, La guerre russe ou le prix de l’empire, d’Ivan le Terrible à Poutine, montre la continuité de l’angoisse russe de se sentir une forteresse assiégée. L’histoire est sans cesse reconstruite et instrumentalisée par les différents régimes pour justifier la guerre au nom de la défense d’une terre sacrée depuis le XVIe siècle. La Troisième Rome ne saurait mourir, ni être envahie, ni être inféodée. L’idée impériale exige la guerre au nom de la mission civilisatrice de la Russie, qui se veut empire pour mille ans.

Cette quête synthétique dialectique qualifie la jeunesse au nom de l’élan vital (analogue à celui que Hitler prônait pour les Aryens) pour conquérir la Cité idéale contre les dissidents et le Mal occidental, pour une civilisation russe affirmée.

2. Le rocher de Sisyphe de la Babel ingouvernable

La Russie est un territoire immense et « multiethnique » comme le dit Poutine (terme que ni Le Pen , ni Zemmour ne reprennent curieusement dans leur admiration sans faille pour l’homme fort du Kremlin). La Russie est donc difficilement gouvernable, sauf par autocratie et despotisme asiatique. Il faut centraliser, surveiller et punir. État fort, dictateur populiste (faute d’être populaire), élections truquées, répression des opposants, services de force. La Russie s’exclut naturellement des démocraties éclairées et choisit la voie d’Ivan le Terrible plutôt que celle de Catherine II ou de Pierre le Grand. Cet héroïsme d’obstiné à rester solitaire est, au fond, une lâcheté. Persévérer dans ses erreurs au lieu d’apprendre des autres – de l’Occident ou de la Chine – est une faute. La Chine, communiste comme l’URSS, a su assurer avec succès son virage vers la puissance grâce à l’économie de marché, toujours contrôlée par le Parti unique. Pas la Russie, enfoncée en mafias et oligarques soumis au régime.

Cette quête héroïque exclut (on aime le martyre en Russie orthodoxe) en qualifiant le peuple barbare (contre ses élites occidentalisées) pour consolider le colosse aux pieds fragiles qu’est la Babel russe, contre le capitalisme impérialiste américain et les valeurs du vieil homme démocratique inverti (dixit Poutine selon ses fantasmes – étonnant que le nombre d’enfants par femme soit supérieur en France LGBTQIA+ à celui de la Russie « tradi »). Tout cela pour un pays nouveau régénéré.

3. L’ordre doit régner pour que l’empire n’éclate pas

Or il a éclaté en 1991 avec les républiques-sœurs qui se sont empressées de déclarer leur indépendance pour ne plus être soumise au colonialisme de Moscou (oui, colonialisme, c’est le sentiment des républiques ex-soviétiques). Ce laisser-aller est le principal reproche de Poutine à son mentor Eltsine et à Gorbatchev qui a affaibli le système immobiliste de Brejnev. Retour à Staline et aux tsars ! Guerre meurtrière en Tchétchénie, mise au pas de la Géorgie, récupération de la Crimée, tentative de soumission de l’Ukraine, alimentation récurrente des dissidences en Moldavie, en Lettonie – et menaces sur les autres états baltes et la Pologne. Poutine fait les gros yeux avec de petits moyens pour assurer ce qu’il croit être l’âge d’or de la promesse historique : devenir la Troisième Rome, le maître de l’Europe, faisant jeu égal avec la Chine en Asie et les États-Unis en Amérique.

Cette quête mystique s’oppose à l’éclatement de l’empire pour restaurer le Léviathan tsariste et stalinien en rétablissant l’ordre nécessaire, au risque de l’Apocalypse (nucléaire), contre le poison (décadent) occidental et les vampires (spéculateurs) des oligarques non inféodés (contrairement aux spéculateurs oligarques « patriotes » qui versent leur obole à la mafia). Cela pour assurer l’Arche salvatrice, l’île au milieu de la tempête du monde, le nouvel Age d’or russe protégé des miasmes (tentateurs) de l’Occident.

Or ces tropismes russes sont de fausses quêtes.

« Pour Alexandre Soljenitsyne [Comment réaménager notre Russie], le communisme est une parenthèse qu’il faut laisser se refermer. Les Russes doivent retrouver les valeurs qui sont les leurs : la morale, la religion, la solidarité. Il ne s’agit pas de transformer le régime, mais de l’abandonner. Les Russes sont les nationaux de l’URSS qui ont le plus souffert de l’empire, ils doivent le laisser éclater pour se retrouver eux-mêmes. »

« Pour Hélène Carrère d’Encausse [L’empire éclaté], l’empire n’était pas viable et la question des nationalités n’a jamais été résolue, contrairement au discours officiel. L’évolution différente des démographies nationales créait à elle seule un problème, les Russes dominants étant de moins en moins nombreux dans l’appareil et dans l’armée, l’éducation croissante des autres nationalités ne leur permettant pas de rester éternellement en tutelle. S’il devait « éclater », l’empire engendrerait un retour sur elles-mêmes des populations russe et slave, et sans doute une modification de régime. »

La quête de Poutine reste un mythe, pas très efficace de nos jours, dans un pays en déclin démographique, économique et politique. « La Nature bucolique de Virgile, poète lyrique qui chante l’accord nécessaire de l’homme avec la terre et les bois pour vivre un âge d’or (les Bucoliques), la rédemption par le labeur fécondant (les Géorgiques), pour réunir l’humanité dans une cité modèle universelle : Rome (l’Enéide). »

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Elsa Vidal, La fascination russe

Un essai fascinant d’une journaliste parlant russe, connaissant bien la civilisation russe et au fait de la Russie contemporaine. Pour elle, le tropisme français envers la Russie date de loin, de Voltaire avec Catherine II peut-être, mais il est resté un dogme de la pensée stratégique depuis de Gaulle.

C’est l’objet de la première partie. Le général président voulait équilibrer les puissances anglo-saxonnes, qui avaient libéré le territoire de l’Occupant allemand, avec l’autre puissance européenne une fois le Reich vaincu : « la Russie ». C’était alors l’URSS, qui englobait tout un empire de « républiques » soviétisées, et de Gaulle aimait bien l’idée « d’âme des peuples » . Mais lors de la crise de Berlin en 1961 et de celle de Cuba en 1962, « De Gaulle se range sans hésitation aux côtés de ses alliés occidentaux, un fait généralement passé sous silence par ceux qui aujourd’hui se revendiquent du gaullisme ».

Les présidents suivants se sont engouffrés à sa suite avec plus ou moins d’enthousiasme, mais avec constance. Mitterrand est resté « dans les pas de De Gaulle », Chirac était « amoureux de la Russie » (et parlait vaguement russe depuis l’âge de 15 ans), il a insisté en 1997 pour faire signer l’acte Otan-Russie et l’accord de partenariat UE-Russie, Sarkozy a été un candidat anti-Poutine avant de virer casaque et d’accepter de vendre à la Russie deux frégates Mistral sophistiquées, que Hollande, « exception française », a refusé de livrer après l’invasion de la Crimée en 2014.

Quant à Macron, il a d’abord été dans la conciliation durant deux années entières après l’invasion de l’Ukraine par l’armée de Poutine, déclarant qu’il ne fallait « pas humilier la Russie », avant de prendre l’option d’aider l’Ukraine à résister au maximum. Option qui tient à la position stratégique de la France, seule puissance nucléaire indépendante de l’Union européenne, mais aussi à une tactique électorale qui est de contrer les partis de Le Pen, Zemmour et Mélenchon, tous pro-Poutine, tandis qu’il se pose, étant bloqué sur les réformes à l’Assemblée faute de majorité absolue, comme le président qui prend les grandes décisions sur l’avenir du pays.

Sur la Russie, c’est l’objet de la seconde partie, les Français vont de « faux-semblants et confusions en série ». La « Russie éternelle » a du charme, mais la Russie éternelle n’existe pas ; elle est un mythe. Le pays n’a surtout jamais été « un allié de toujours » ! Les troupes du tsar Alexandre 1er ont occupé Paris en 1814. Sur la Crimée déjà, les troupes françaises ont vaincu les troupes russes à Sébastopol en 1854.

De même « la puissance russe » est un autre mythe. La Russie n’a rien d’un pays invincible. Certes, le territoire est immense et les armées peuvent s’y perdre, faute de commandement suffisant et d’objectifs précis (Napoléon, Hitler), mais les Russes ont souvent été vaincus dans l’histoire : en 1854 par une alliance franco-anglaise en Crimée, en 1905 par les Japonais, alors puissance du tiers-monde, en 1917 par les Allemands, qui lui ont envoyé Lénine en wagon plombé pour la déstabiliser de l’intérieur, en 1942 à cause des erreurs de Staline et après avoir signé le pacte germano-soviétique avec Hitler, en Afghanistan en 1989 après dix ans d’occupation sans résultat – et en Ukraine, où le « pays-frère » qui devait être libéré des pro-occidentaux a résisté en masse et bouté l’armée de Poutine hors du Dniepr.

Et ce n’est pas « la Russie » qui a « sauvé la France du nazisme », mais l’armée rouge de l’URSS, soit 70 millions de citoyens non-russes sur 170 millions de soviétiques. Et les Alliés qui ont débarqué sur son sol, et qui ont massivement aidé l’URSS industriellement indigente en livrant des radios, des camions et du carburant, tout en bombardant massivement les infrastructures industrielles allemandes. La Russie est « une puissance pauvre », selon le mot d’Hélène Carrère d’Encausse. Elle a des missiles nucléaires mais vit mal au quotidien. La seule chose qui la rend attirante pour les intellos français est sa contestation de la puissance américaine.

La propension pro-russe des militaires et du Renseignement français est avérée. Il fallait défendre la Serbie (orthodoxe) par tradition depuis le XIXe siècle contre la Bosnie (musulmane) ; la lutte contre le terrorisme rapproche les services, les Tchétchènes sont laissés aux Russes en faveur d’échange des renseignements sur les mouvements islamistes. L’ancien chef des renseignements intérieurs français Bernard Squarcini, reconverti dans le privé, a plusieurs clients russes oligarques. Le Centre français de recherche du renseignement, dirigé par Eric Denécé « utilise des éléments de langage provenant du Kremlin ». Le militaire préfère l’ordre au chaos, surtout dans un pays nucléaire : plutôt Staline ou Poutine qu’un inconnu imprévisible. En outre, Poutine défend le conservatisme tradi, ce qui tente maints officiers élevés dans la foi catho tradi et le respect des hiérarchies.

Tradi, la Russie ? Pas vraiment, sauf dans les discours officiels. Soixante-dix ans de communisme athée ont libéralisé les mœurs (divorce, avortement, première femme ministre, gestation pour autrui autorisée, suicides à la 3ème place mondiale). « Déprécier l’Occident est avant tout un levier politique puissant en Russie » – il n’y a que les idiots utiles français qui croient à cette propagande, et les pays du « sud global » conservateurs et religieux. Poutine a fait remettre dans la constitution russe en 2020 « la foi en Dieu » ! La Russie reste messianique et se voudrait, comme en 1453, « la Troisième Rome » contre les coups de boutoir de l’islam qui a fait chuter Constantinople. Mais la pratique religieuse est aussi faible que chez nous, et les divorces représentent 68 % des mariages.

L’homosexualité, la pédocriminalité et l’avortement sont les vrais ennemis de Poutine : ils empêchent la renatalité ! En 2022, la population russe est de près de 147 millions d’habitants, inférieure aux 149 millions de 1994, et risque de passer sous les 120 millions d’ici cinquante ans (partie 4). Le tournant réactionnaire du régime est motivé par cette menace vitale, mais aussi par le vieillissent des dirigeants : Poutine a 71 ans. La perspective de la mort incite les dirigeants à se tourner vers la religion… Et à exalter le patriarcat, pas seulement celui de l’orthodoxe Kyrill, mais celui de tous les mâles du pays. Les violences faites aux femmes sont courantes et la Russie est le seul pays du Conseil de l’Europe à ne pas les criminaliser.

Nous ne voulons pas voir que la Russie est violente : à l’intérieur à l’extérieur, dans les films, dans le romantisme machiste de la jeunesse. « Tous les faibles sont exploités, violentés et tués » dans le film Grouz 200 (Cargaison 200). « Tous ces films déploient sans exception et sans espoir une vision pessimiste de la nature humaine – mauvaise – et du monde – chaotique – qui ne peuvent être contenus que par une violence justifiée (…) Dans cette optique, le pouvoir lui-même est un mal nécessaire contre un péril plus grand. » Maximalisme et dualisme caractérisent la culture russe, c’est tout ou rien, le Bien ou le Mal absolus, le Paradis ou l’Enfer. Pas de purgatoire intermédiaire dans l’orthodoxie russe, pas de société civile mais seulement les citoyens et l’État. Toutes les organisations et ONG deviennent « indésirables ». La guerre est un des moyens du pouvoir. Les ex-républiques soviétiques sont déstabilisées par des conflits où la Russie « s’engage ou s’implique (…) Non pas pour les régler mais pour se doter de leviers d’influence » : Arménie-Azerbaïdjan, Transnistrie-Moldavie, Ossétie du sud-Géorgie. Ce n’est qu’après ces conflits que ces pays envisagent de se tourner vers l’UE et l’Otan – pas avant, contrairement à ce que croient les imbibés de propagande.

Pourquoi ce penchant pro-russe est le propos de la troisième partie. L’autrice y voit trois raisons principales, la nostalgie de la grandeur par le souvenir français de l’empire colonial perdu (que la Russie voudrait retrouver après l’URSS), l’obsession anti-américaine pour notre indépendance (Echelon, Prism, contrats des sous-marins avec l’Australie, dépeçage d’Alcatel) – mais la dépendance au gaz et au pétrole russe est minimisée…. Enfin la référence messianique à de Gaulle (sans recul, sans relire ce qu’il a écrit ou dit).

Tout le monde se veut gaulliste (lutte contre le déclin pour Le Pen, la bannière pour Zemmour, les convictions économiques pour Mélenchon, la résistance pour Macron). Mais de Gaulle avait une hauteur de vues qui manque aux politiciens qui voudraient le récupérer. « Stratégiquement, il croit à l’utilité de la relation avec Moscou pour équilibrer l’influence américaine. En revanche, ce qui n’est presque jamais mis en avant dans ce débat, c’est sa loyauté sans faille à l’Alliance atlantique et le fait que, dans sa vision, une entente avec la Russie ne signifie pas une rupture avec Washington ». L’exemple de la crise de Berlin en 1961 est éclairant sur la situation actuelle.

De Gaulle a des mots qui cinglent à la fois l’impérialisme soviétique et la mauvaise foi des politiciens français d’aujourd’hui. Le relire est un plaisir : «A un certain point de menace de la part d’un impérialisme ambitieux, tout recul a pour effet de surexciter l’agresseur, de le pousser à redoubler sa pression, et finalement, facilite et hâte son assaut ». C’est pareil face à un caïd de banlieue ou à un chien agressif. Quand Obama a reculé face à Bachar el-Assad qui a usé d’armes chimiques alors que c’était une ligne rouge américaine, Poutine a senti qu’il pouvait envahir la Crimée sans réaction de l’Occident. Ce qu’il a fait. A l’inverse, quand Nicolas Sarkozy a été à Tbilissi en Géorgie durant l’offensive russe, Poutine s’est arrêté et a négocié. « Dans le système de valeurs de la culture russe, la faiblesse ou les signes de faiblesse sont méprisés. Ce qui pour un Européen est considéré comme un compromis, avec sa connotation positive, est regardé comme une ‘concession’, ce qui a un sens négatif ».

Pour sortir de la fascination, que faire (Chto dielat? demandait déjà Lénine). C’est l’objet de la quatrième et dernière partie de cet essai plutôt riche. Eh bien, il faut d’abord « regarder le régime russe en face » et ne pas s’illusionner : voir qu’il est en réalité répressif à l’intérieur et impérialiste à l’extérieur. Puis nous voir, nous Français, dans les yeux des Géorgiens et des Ukrainiens, et ce n’est pas très glorieux : « la France, (…) avance sous les traits de discours sur les valeurs, mais se révèle beaucoup plus pragmatique et intéressée ». Toujours l’écart entre a théorie et la pratique, l’idéal et la réalité – le mal français.

Enfin choisir entre être « réalistes ou naïfs ». Les réalistes n’ont que des intérêts, c’est que ce disent Hubert Védrine et Pierre Lellouche, mais cela nous empêche de comprendre réellement le réel : « il sert surtout à réduire au silence ceux qui tentent de faire entendre que notre politique pro-russe par défaut représente maintenant une menace sur notre souveraineté. » Car quel réaliste a pris au sérieux la menace russe sur l’Ukraine ? « Se placer du côté du plus fort et de l’agresseur » – c’est le parti de Pierre Lellouche et d’Eric Zemmour. Mais la Russie de Poutine est-elle forte ? Il est bien naïf de le penser, puisqu’elle craint la « contagion démocratique »… tandis que son PIB est la moitié de celui de l’Inde, dépassée même par les économies de l’Allemagne et de la France réunies. Quant à sa protection sociale, elle est bien inférieure à celle qui existe en Europe ! Pourquoi donc se soumettre ?

Elsa Vidal, La fascination russe – Politique française : trente ans de complaisance vis-à-vis de la Russie, Robert Laffont 2024, 324 pages, €20,00 e-book Kindle €13,99

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Egocratie galopante

L’égocratie est le pouvoir des egos, des personnalités tyranniques qui imposent leur emprise – par orgueil. C’est le cas de Trump le trompeur, de Poutine le boucher mafieux, de Xi Jinping l’apparatchik communiste nationaliste, d’Erdogan le national-islamiste – et le rêve affirmé d’un Mélenchon et d’un Zemmour, moins d’une Le Pen (tante ou nièce) plutôt tentée par un pétainisme de conservation.

Dans la lignée de Staline, Mao, Castro et des tyranneaux d’Europe de l’Est, Claude Lefort théorise l’égocratie, terme repris de Soljenitsyne, dans L’invention démocratique. (lien sponsorisé). C’est pour lui non pas une « démocratie » directe charismatique à la Max Weber mais une véritable tyrannie au sens d’Aristote. Selon ce philosophe, la tyrannie cumule les vices de l’oligarchie et ceux de la démocratie. Le tyran cherche à accumuler les richesses et opprime le peuple comme l’oligarchie ; il persécute les élites, comme la démocratie. Sa tyrannie est une oligarchie poussée à l’extrême, l’oligarchie étant déjà la tyrannie d’un petit groupe : le Parti en Chine, la mafia en Russie.

Le dictateur omniscient incarne à lui tout seul le Parti, le Peuple, le Pays, voire la Civilisation. C’est éminemment le cas de Poutine. Claude Lefort caractérise ce système de totalité par 1/ la destruction de l’espace public et sa fusion avec le pouvoir politique ; 2/ l’affirmation de la totalité lorsque toute organisation, association ou profession est subordonnée au projet totalitaire, lorsque la diversité des opinions, une des valeurs de la démocratie, et même les goûts personnels, sont abolis afin que tout le corps social tende vers un même but.

Une « simple » dictature subordonne la société à l’État – c’est le cas de Mussolini, de Pétain ou de Franco qui toléraient la concurrence de principes transcendants, comme la religion ou la morale. A l’inverse, une égocratie est une religion en soi, avec un dieu-vivant à la tête du pays. Ainsi Poutine définit-il « la » civilisation russe selon ses propres normes, qu’il va puiser dans les textes slavophiles du XIXe et dans le nationalisme du XXe. Tout Russe doit être d’accord sous peine de prison, de goulag, d’empoisonnement ou d’une rafale de balles. Même fermer sa gueule ne suffit pas : il faut manifester positivement son adhésion en soutenant le Génial dirigeant, en votant pour lui, en adulant ses actes. Sans vendre la mèche : ainsi un blogueur ultra-nationaliste et pro-Poutine qui vantait la guerre en Ukraine, a-t-il révélé par inadvertance le nombre de Russes tués à Avdiivka (plus de 16 000) – on l’a retrouvé « suicidé » deux jours plus tard, probablement de deux balles dans la nuque…

religion

Claude Lefort souligne combien le pouvoir de l’égocrate réside non dans sa capacité de charisme personnel, mais dans sa brutalité. L’emploi de la force la plus brutale sidère les indécis, effraie les opposants, et fascine les adhérents. La Boétie avait théorisé le mécanisme de la « servitude volontaire », les égocrates l’utilisent à fond. La brutalité est la manifestation des désirs les plus secrets, ceux que l’on n’ose pas ; on est reconnaissant à l’égocrate de dire et de faire ce que « tout le monde pense » sans vouloir le dire. Par exemple comme Trump vilipender le politiquement correct et rabaisser les féministes, comme Poutine affirmer son machisme torse nu dans la steppe, menacer ses ennemis, se vanter comme un gorille de la puissance de ses armes. Cela flatte l’orgueil des citoyens et, en Chine, des membres du Parti qui réélisent le Grand dirigeant Xi.

Pourtant, analyse Claude Lefort, jamais le totalitarisme égocrate ne parvient entièrement à ses fins. Les contradictions ne cessent de se faire jour pour inhiber le contrôle total – d’où les « purges pour corruption » en Chine, les assassinats en Russie : Politkovskaïa, Litvinenko, Nemtsov, Prigogine, Navalny…, la fuite des dissidents en exil. Car le Peuple-Un mythique, conduit par système à supposer l’existence d’un Ennemi permanent, « l’Autre maléfique » selon Lefort, qui ne cesse de « comploter » : pour Hitler les Juifs, pour Staline les bourgeois, les trotskistes et… les Juifs, pour Poutine la CIA, l’OTAN, l’ancienne société bourgeoise, les citadins opposés au « peuple » qui se convertissent aux idées démocratiques de l’Occident, voire « homosexualisée » à l’américaine (ce fantasme obsessionnel particulier à Poutine qu’il ferait bon d’analyser).

La violence contre ces « maladies » est légitime, ce pourquoi l’Ukraine, pays-frère et originaire de la Rus est attaquée comme inféodée aux « nazis ». La guerre est présentée comme une réaction normale, une fièvre, symptôme du combat du corps social contre la maladie, « l’opération spéciale » est un acte chirurgical pour amputer la société malade de ses éléments pro-européens et pro-OTAN, voire pro-pédophiles.

Pas de fin pour un tel régime, sinon l’élimination même de l’égocrate (on l’a vu avec Staline, Mao, Hitler), car le développement du système entraîne nécessairement contradictions et oppositions. La Russie de demain sera encore plus inégalement peuplée, socialement et ethniquement plus clivée, suscitant sans cesse dès aujourd’hui des tendances à combattre, des opposants à éradiquer, des provinces irrédentes à reconquérir (Crimée, Taiwan) – au contraire de la démocratie qui fait société de l’institutionnalisation des conflits, et où les intérêts divergents et les opinions contraires sont légitimes à s’exprimer et à s’affronter.

Au fond, contrairement aux présidents élus démocratiquement et librement qui sont des citoyens comme les autres, les égocrates se croient des dieux-vivants, des « rois » d’Ancien régime, oints de Dieu et son représentant sur la terre. Ils ne sont pas du peuple, mais au-dessus, ils font la loi, ils disent le vrai, ils incarnent le pays à eux tout seul (« la République, c’est moi » hurlait Mélenchon).

C’est cette ouverture du processus démocratique à l’indétermination, au nouveau, à l’inconnu, qui fait peur au totalitarisme. Lui veut figer le Peuple et le Pays dans un âge d’or mythique, une « civilisation » immémoriale qu’il faut défendre contre tous, car tous sont ennemis : il fallait hier défendre le peuple Aryen pour Hitler, aujourd’hui la Chine millénaire pour Xi, la Turquie islamique pour Erdogan, la troisième Rome pour Poutine.

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Michel Eltchaninoff, Dans la tête de Vladimir Poutine

Dans cet essai de biographie intellectuelle du dirigeant russe, paru en 2015 et révisé début 2022, l’auteur dresse le portrait d’un apparatchik soviétique devenu président de la Fédération de Russie après dix années de chaos Eltsine. Il prend ses marques par petites touches avant de devenir « souverain démocratique » avant – péché d’orgueil – d’agresser ses « frères » d’Ukraine au prétexte de « nazisme ». Parabole de la paille et de la poutre : comment en est-il arrivé à cette extrémité qui le déconsidère définitivement ?

Poutine n’est pas philosophe ; il préfère l’histoire et le sport. « Il n’est pas un intellectuel. Il adore raconter sa jeunesse de voyou et d’espion plutôt que d’évoquer ses études à la faculté de droit de Saint-Pétersbourg » p.7. C’est un pragmatique qui veut rester au pouvoir pour imposer sa conception du bien à sa population et a gardé une façon typiquement soviétique de voir le monde. Pour lui, seules les puissances nucléaires mènent le jeu et les organismes internationaux ne sont que des Machins (comme disait de Gaulle). « Il ne souhaite pas imposer une idéologie d’État sur le mode soviétique » p.7. Mais il est aussi un réaliste, conscient – jusqu’à il y a peu – des rapports de force. « Il ne dit pas les mêmes choses aux uns et aux autres. A ses amis européens, il cite Kant et proteste de l’européanité profonde de la Russie. Mais lorsqu’il se rend en Asie (…) c’est différent (…) il charge l’Occident et sa politique humanitaire » p.40.

Poutine est influencé par des penseurs russes. Il n’est pas marxiste-léniniste et préfère largement Staline (le nationaliste) à Lénine (l’internationaliste). Il a évolué, non qu’il ait changé de convictions « mais il a de plus en plus osé les exprimer » p.10. Il est revanchard de la chute de l’URSS et croit en la mission de la « civilisation russe », unique en Europe, et inégalée face à une Union européenne décadente et pourrie (selon lui) par l’argent et l’immoralité, « la propagande pédophile » p.69. Il veut un développement séparé et se pose en sauveur conservateur de la chrétienté européenne. « Vladimir Poutine, étrangement, semble surtout obsédé par une question, celle de l’homosexualité » p.77. Comme Hitler les Juifs, l’homosexualité pour Poutine paraît névrotique, comme une réaction effrayée et hystérique face à ses propres démons, génétiques pour l’un, pulsions pour l’autre.

Le conservatisme de Soljenitsyne lui sied, même s’il n’en garde que ce qui l’arrange ; c’est l’URSS militaire qui a fait reculer Hitler à Stalingrad, en plein hiver et a enchanté l’imagination du jeune Vladimir. « La culture de la guerre permanente est aussi celle de la victoire. Et celle-ci, aux yeux des dirigeants russes et soviétiques, donne des droits » p.19. Il s’agit d’une « supériorité morale dans les relations internationales » à défendre les positions russes fondamentales – d’où la revendication sur l’Ukraine pour « réparer le mal » p.25 dû à la chute de l’empire soviétique. L’humiliation de l’intervention Otan en Serbie et au Kosovo doit être vengée. D’où l’Ossétie du sud, la Crimée, les républiques séparatistes du Donbass. Laissez-le faire et il fera comme Hitler avec les territoires irrédentistes peuplés d’Allemands avant la Seconde guerre mondiale : il les annexera sans procès, avec l’habillage juridique adéquat (demande du pays frère, référendum en urgence, vote de la Douma) – ou par la guerre ouverte.

Ivan Ilyine est son penseur de référence, dont l’acteur et cinéaste Nikita Mikhalkov lui a parlé. Spécialiste de Hegel opposé à la révolution de 1917 et expulsé d’URSS en 1922, il « veut démontrer qu’on ne viole pas l’éthique chrétienne – à laquelle il se rattache – lorsque l’on s’oppose au mal, au besoin par la force » p.47. Poutine l’appliquera aux Tchétchènes, aux oligarques antagonistes (14 morts par « suicide » de plusieurs balles depuis quelques mois), à l’Otan, à l’opposition démocratique. Selon Berdaiev, Ilyine « a été contaminé par le poison du bolchevisme » p.48 : au nom du bien absolu il s’oppose par la force au mal. D’ailleurs Ilyine encensera les nazis en 1933, la fusion autour de l’idée nationale, l’éducation patriotique de la jeunesse, la défense de la famille traditionnelle, minimisant la persécution des Juifs. A la fin de sa vie, Ilyine penchera plutôt pour Franco et Salazar. Poutine, en effet, se montre de plus en plus conservateur chrétien autoritaire, comme ces deux-là – et comme Pétain. D’où le panégyrique de réhabilitation de Zemmour, très tenté par la vision Poutine, sur le maréchal.

La verticale du pouvoir – la dictature démocratique- et la démocratie souveraine – le nationalisme missionnaire – sont contenus dans Ilyine et repris avec délectation par Poutine. L’hégélianisme se retrouve dans une conception de la Russie comme acteur accomplissant l’Histoire, un « organisme historiquement formé et culturellement justifié » p.56. Un être original d’Eurasie selon Lev Goumilev, troisième continent, monde à part, voire troisième Rome. Que Poutine construit comme une Union européenne avec l’Union eurasiatique. Sauf qu’avec 145 millions d’habitants entre 500 millions d’habitants ouest-européens et les 1,4 milliards de Chinois, c’est plutôt mal parti ! D’où la hantise de l’homosexualité, de la « pédophilie » et du transgenre chez Poutine, qui restreint l’adoption d’un enfant russe par un étranger, la propagande homosexuelle dans les médias, les droits des LGBT, l’avortement. A noter que lui-même n’a eu que deux enfants, deux filles.

Leontiev est un autre penseur fétiche de Poutine. Aristocrate aventurier et mystique, il « hait l’Europe moderne » de la liberté, de l’égalité et de la laïcité et « exalte au contraire les formes sévères et hiérarchiques de l’Église byzantine » p.73. Il prophétise qu’une Europe fédérale finira par engloutir la Russie, cet « Etat-civilisation » où la diversité devient unité. La Révolution conservatrice allemande, si chère aux yeux d’unhttps://argoul.com/2015/05/25/alain-de-benoist-memoire-vive/ Alain de Benoist, est proche de Leontiev ; elle a préparé le nazisme. Elle prépare « la voie russe » pour Poutine, influencé aussi par Nicolas Danilevski qui proposait, en 1871, « une union de tous les Slaves sous la direction de la Russie » p.95. Pour eux – Danilevski et Poutine – « la lutte avec l’Occident est le seul moyen salutaire pour la guérison de notre culture russe, comme pour la progression de la sympathie panslave » p.96. Ses arguments – comme ceux des nazis – sont issus, écrit Eltchaninoff, des sciences naturelles « par la doctrine des races et des types d’évolution » p.98. Rien de moins.

Le chapitre X de cette édition augmentée fait le point depuis 2015 : il s’agit d’une « montée aux extrêmes ». D’où la Crimée, la Syrie, l’Ukraine – demain qui ? Les pays baltes ? La Géorgie ? La Moldavie ? Dans Les démons de Dostoïevski, un livre favori de Poutine, le nihiliste révolutionnaire donne la clé du succès en politique : « l’essentiel, c’est la légende. Pour obtenir le pouvoir et le garder, il faut remplacer les nuances de la réalité par la flamboyance du récit sacré, puis appliquer ce mythe à ce qui existe, au prix de la violence » p.196. Tout le programme du dictateur Poutine, comme celui des prétendants dictateurs que sont Zemmour, Le Pen, Mélenchon – ou Rousseau. L’archéo-conservateur antimoderniste « Poutine rend à la Russie sa vocation idéologique internationale. Le conservatisme identitaire doit devenir un phare pour tous les peuples du monde » p.171.

Nous avons au contraire, en Europe occidentale, le mythe de la vérité et de la liberté, des nuances de la réalité et du débat contradictoire. Nous comprenons Poutine, nous le combattons.

Un grand livre bien écrit et de lecture passionnante, en plein cœur de l’actualité.

Michel Eltchaninoff, Dans la tête de Vladimir Poutine – édition augmentée, 2022, 198 pages, €7,50 e-book Kindle €7,49

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Russie Etats-Unis, deux visions du monde

Les échecs sont un jeu de stratégie où placer ses pions ; le poker un jeu de bluff un peu télé-réalité. Poutine et Trump en caricature. D’où l’on peut conclure que les Russes dans l’histoire préfèrent l’échec tandis que les Yankees adorent repousser les frontières.

C’est que les premiers sont assis sur un territoire immense (qui va susciter les convoitises du mastodonte chinois dans le futur, à mon avis) et les seconds finalement déçus de trouver des limites (d’où la poussée vers l’espace et l’homme « transformé » mais aussi vers le « retour à » l’Amérique blanche des pionniers – qui n’existe plus – autrement dit l’avenir et le passé).

La Russie est à cheval sur l’Asie et a été soumise longtemps aux cavaliers des steppes mongoles avant de l’être aux invasions suédoise, napoléonienne et nazie. Le pays se vit donc dans l’imaginaire comme une forteresse assiégée bordée de frontières, ce qui le rapproche de l’Allemagne et l’éloigne de pays-îles plus individualistes comme l’Angleterre ou des Etats-Unis. Comme tous les opprimés, les Russes se veulent avenir radieux, Troisième Rome, régénérateurs du christianisme depuis les raskolniks, donc de l’Occident tout entier, perdu dans la dépravation et le métissage.

Les Américains, depuis le traumatisme du 11-Septembre, se sentent vulnérables comme les Russes. Pearl Harbor avait été un coup de semonce, mais situé à Hawaï et non sur le continent ; ce camouflet avait été effacé par la victoire sans appel à Hiroshima et Nagasaki et les armes nucléaires étaient pensées désormais comme dissuasives contre toute invasion. La ruse des bédouins a contourné le problème et abouti aux 3000 morts du World Trade Center et du Pentagone, attaqués simultanément par des avions civils détournés par des amateurs entrés illégalement et formés au pilotage en quelques mois par un système ultralibéral complaisant aux contrôles de sécurité trop bureaucratiques pour être efficaces.

Le poker protège moins que les échecs en cette nouvelle façon de se battre, d’où la psychose et la paranoïa américaine depuis cette date. Jusqu’à cette bouffonnerie du paon à la chevelure orange qui, durant quatre ans à la Maison Blanche, a sapé la démocratie et les institutions des Etats-Unis, encourageant les anarchistes et les libertariens surarmés à exercer leur égoïsme sacré selon la loi du plus fort. Trump a déconsidéré le modèle démocratique américain aux yeux du monde et fait de la lutte pour la vie l’alpha et l’oméga de toute sa politique, de la Corée du nord à la non-gestion de la pandémie (si moi je m’en suis sorti, du Covid, chacun peut s’en sortir ! – mais chacun a-t-il les mêmes moyens que le milliardaire président de se payer un traitement à 100 000 $ ?).

Ce pourquoi le dictateur de parti chinois et le colonel autoritaire du KGB russe ont beau jeu de rejeter « l’universalisme » revendiqué des valeurs démocratiques et autres droits de l’homme issus des révolutions néerlandaise, américaine et française. La Russie de Poutine se réaffirme tranquillement indépendante de cette idéologie universaliste. La science même redevient un champ de bataille idéologique. Le transhumanisme américain est présenté en Russie comme le prolongement du progressisme, visant à émanciper l’individu des contraintes de la nature humaine par son hybridation avec la machine. Le cosmisme russe lui est frontalement opposé comme une quête eschatologique de spiritualisation de l’humanité, guidée par une interprétation littérale des promesses bibliques de résurrection. Déclinaison pratique, le modèle de développement occidental se voit opposer la « mythologie technocratique » propre au modèle russe.

Pour Oswald Spengler, la culture est le devenir, le mouvement ; la civilisation est le devenu, l’aboutissement historique. Or dit-il, notre culture faustienne, alimentée par le désir et l’incessante exploration curieuse des choses, se meurt. Elle est désormais ‘civilisation’ : matérielle, matérialiste, comptable. C’est ce contre quoi s’élève la nouvelle idéologie russe. Mais, ajoute Spengler, toute organisation prend sur la liberté humaine, l’entreprise oblige à commander ou à exécuter, la vérité et les faits divorcent. Se séparent le prêtre, le savant et le philosophe qui vivent dans le monde des vérités – et le noble, le guerrier et l’aventurier (l’entrepreneur) qui vivent dans le monde des faits. Aux Etats-Unis comme en Russie. Donc le modèle russe spiritualiste n’est pas plus ouvert au futur que le modèle américain technique.

La vérité russe n’est pas la vérité américaine ou « universelle » ; elle vit dans un monde hanté de spiritualité plutôt que de matérialisme, des moines errants aux communistes militants, aujourd’hui « cosmistes ». La vérité yankee est « le prêtre-expert de la machine » comme le dit Spengler, où la croyance en la technique tend à devenir une religion de la matière comme le dit Nietzsche, de plus en plus loin de cette quête du vrai et de l’harmonie cosmique qui reste l’essence de la civilisation occidentale depuis les Grecs. D’où les dérives de la finance avec la mathématisation du monde, de l’économie avec les « modèles » abstraits qui évacuent l’humain, de la médecine qui se réduit aux gestes techniques en oubliant l’être qui anime le corps-machine, du système social qui fait vivre loin du travail comme des productions de nourriture, obligeant à prendre sans cesse les transports.

Quant à nous, Européens, nous comptons les points entre ces deux empires. Nous sommes portés en France à regarder du côté américain par affinité révolutionnaire, colonisation économique et contamination culturelle, tandis que les Allemands, les Suisses et peut-être les Italiens tendraient plutôt du côté russe, quoique les affaires commandent les comportements plus que les esprits. Nous sommes déstabilisés puisque, depuis vingt ans, les Yankees sont psychiquement malades, donc inaptes à créer un avenir crédible. Quant aux Russes, qui attirent les conservateurs et les activistes de la Contre-Révolution, ils ne proposent que l’autoritarisme où toute contestation se voit réprimée, toute opposition arrêtée ou empoisonnée.

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La Russie et les Russes entre mythes et lieux communs

Au Salon du livre russe organisé au Centre spirituel et culturel orthodoxe du quai Branly à Paris le week-end dernier, une table ronde a eu lieu entre Youri Fedotoff, avocat et romancier, auteur du Testament du tsar, et Alain Sueur, financier et enseignant, auteur d’ouvrages de bourse et de gestion de patrimoine mais aussi auteur d’une thèse de doctorat à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne il y a plus d’un quart de siècle sur URSS et mythologie avant la Perestroïka.

Cette table ronde a eu lieu avec la bienveillance de Mme Irina Rekchan, Présidente du Salon du Livre Russe et sous l’égide de M. Léonid Kadychev, Directeur du Centre Culturel et Spirituel russe à Paris. Elle a été présentée par Guilaine Depis, attachée de presse de Youri Fedotoff.

Les intervenants ont choisi d’explorer trois mythes principaux français (et occidentaux en général) sur la Russie par le survol de textes de Saint-Simon à Sylvain Tesson, puis d’analyser les mythes ambivalents que sont le Barbare, le Pionnier et l’Age d’or. Alain Sueur avait recensé 17 mythes à propos de l’URSS au début des années 1980 mais les trois retenus sont majeurs pour l’image que nous avons de la Russie au travers des siècles.

Un mythe est un récit explicatif qui ordonne le monde dans l’imaginaire d’une culture. Il a une double fonction dynamique et compensatrice, pour saisir vite un fait nouveau ou prévoir en fonction de schémas connus. Alain Sueur explique que le psychologue américain Daniel Kahneman, « prix Nobel » d’économie en 2002, distingue deux cerveaux : le Système 1 et le Système 2. Le Système 1 est une façon de penser archaïque, approximative et globale mais rapide, née dans la savane pour échapper aux prédateurs. Il fonctionne automatiquement et vite, créant un schéma cohérent d’idées issues de la mémoire associative, des impressions et des sentiments. Le mythe est le mode de pensée global et immédiat du cerveau. Le Système 2, lui, ne fonctionne que lorsque tout danger est écarté et que la pensée a le temps de raisonner et d’analyser.

BARBARE

Youri Fedotoff montre dans un texte des Mémoires de Saint-Simon l’hommage que Pierre le Grand, réformateur et « civilisateur » de la Russie, fit à Richelieu sur son tombeau : « Grand homme ! Je t’aurai donné la moitié de mes Etats pour apprendre de toi à gouverner l’autre ! ». C’est que le tsar de toutes les Russies est volontiers perçu comme un « barbare ». Le marquis de Custine écrit dans ses Lettres de Russie en 1839 qu’elle est « une société à demie barbare mais régulée par la peur ». Le général de Gaulle dans ses Mémoires de guerre, évoque sous Staline « un peuple à ce point vivant et patient que la pire servitude ne le paralysait pas ». Sylvain Tesson dans Bérézina note après Milan Kundera  « l’absence de rationalité dans la pensée russe » et sa propension « à toujours sentimentaliser les choses, à éclabousser la vie de pathos ».

Alain Sueur expose que le mythe du Barbare se décline en deux mythes opposés : l’Ogre et le Bon sauvage. Le barbare est celui qui n’est pas comme nous, notre inverse humain. Dans les trois étages de l’humain, il n’apparaît ni civilisé, ni humaniste, ni maître de soi. Il est donc menaçant, Ogre qui croque (version mâle) ou qui dévore (version femelle) selon Gilbert Durand dans Les structures anthropologiques de l’imaginaire soit l’image du char d’assaut qui a menacé toute l’Europe sous Brejnev et celle du Léviathan totalitaire qui menace toute pensée individuelle.

Le Bon sauvage représente en revanche la vigueur vitale des instincts qui permet à toute société de se régénérer quels que soient ses malheurs (le Phénix), une force de jeunesse qui pousse certes à l’éternel présent mais aussi au nomadisme, à l’égalitarisme fraternel, au millénarisme. Le Barbare est figuré par l’Ours, animal totem russe (Michka dans les contes) qui ressemble à un homme mais plus fruste, apte à hiberner avant de se réveiller au printemps pour devenir prédateur.

PIONNIER

C’est que la barbarie supposée est liée à l’espace. En Russie où la steppe ondule à l’infini jusqu’à l’horizon, tout paraît possible, tout est à explorer, conquérir, exploiter. D’où l’animal emblématique du Cheval, déjà important chez les Scythes et revivifié par les Tartares puis les Cosaques. De Gaulle note la volonté de puissance de la Russie stalinienne : « Rassembler les Slaves, écraser les Germaniques, s’étendre en Asie, accéder aux mers libres, c’étaient les rêves de la patrie, ce furent les buts du despote ». Et, renchérit Sylvain Tesson : « Les Russes furent les champions des plans quinquennaux parce qu’ils étaient incapables de prévoir ce qu’ils allaient faire eux-mêmes dans les cinq prochaines années ». Hélène Carrère d’Encausse note, dans son introduction à son livre Le général de Gaulle et la Russie, combien l’espace russe a tenté les voyageurs d’Occident comme les marchands anglais.

Cette dimension spatiale est cruciale pour édifier le mythe du Pionnier qui, comme aux Etats-Unis, repousse la Frontière terrestre et monte même jusqu’aux étoiles avec Youri Gagarine en 1961. Mais le Pionnier est un mythe ambivalent, comme tous les mythes. Le Héros se décline selon les trois fonctions indo-européennes de Georges Dumézil en Prophète législateur tel Moïse, Napoléon ou Lénine, en Aventurier conquérant tel Ulysse, Alexandre le Grand ou Pierre le Grand, en Chercheur civilisateur tel Erik le Rouge, viking qui colonisa l’Islande avant d’explorer le Groenland et les abords du Canada, Faust ou Einstein.

Mais la toute-puissance du Héros menace la société en imposant par la force un carcan de pouvoir tel un Moloch sans pitié (Pierre le Grand, Lénine, Staline). Elle menace aussi l’humanité tout entière via le mythe du Savant fou, un docteur Faust apte à signer un pacte avec le diable pour créer de la puissance. C’est alors le délire pseudo-scientifique d’un Lyssenko, la démesure industrielle de Tchernobyl qui aboutira à la catastrophe que l’on sait, ou l’exploitation sans mesure de l’eau des fleuves Amou-Daria et Syr-Daria pour accentuer la production de coton. Résultat : la mer d’Aral a été asséchée de moitié !

AGE D’OR

Le danger des Héros Barbares est de vouloir recréer et imposer un Age d’or au forceps, à la fois Paradis pour le côté positif et Gel bureaucratique formaté pour le côté négatif. Pierre le Grand rêve de gouverner comme Richelieu, le Tsar qui visite la France, décrit par Saint-Simon en 1717, a « ses volontés incertaines sans vouloir être contraint ni contredit sur pas une ». Et Custine un siècle plus tard note « la tyrannie patriarcale des gouvernements » et « une société (…) régularisée par la peur ».

Le mythe de l’Age d’or peut être régression dans le passé ou utopie d’avenir. Cet Age se situe avant : paradis perdu chrétien ou Moscou « troisième Rome », ressourcement originel dans la Rodina (la patrie charnelle du souverainisme national), ou l’accord retrouvé de l’homme avec la nature et avec sa nature qu’espère Marx dans le communisme réalisé. Il se situe aussi après dans le temps, ou ailleurs dans l’espace : Frontière des pionniers colonisateurs, Eldorado pour les conquistadores du pétrole et des minerais, merveilleux des guides illuminés vers le Bélovodié ou pour retrouver Kitège, la ville russe assiégée par les Tartares durant la grande invasion de 1242 qui descendit avec tous ses habitants, ses tours et ses églises, au fond d’un lac et dont Rimski-Korsakov a fait un opéra. Depuis, seuls les justes et les purs peuvent retrouver Kitège comme on découvre le saint Graal, et entrevoir dans l’eau ses coupoles. Cette ville n’émergera qu’au moment où les hommes se repentiront de leurs péchés. Il s’agit donc dans ce mythe de créer la Cité de Dieu (version chrétienne), de bâtir des cités rationnelles (Saint-Pétersbourg de Pierre le Grand, Akademgorodok de Staline) ou de créer la Cité idéale du communisme où règnerait la pure administration des choses sans conflits politiques (modèle de la Poste de Lénine). L’Ordre cosmique assuré par Dieu, l’ordre politique par le tsar, l’ordre social par le Parti avant-garde « scientifique » et ses technocrates – avant peut-être les écologistes de l’urgence climatique.

Mais le risque est d’imposer un géométrisme abstrait à la société, de dériver vers l’alliance des bureaucrates et des organes de sécurité comme dans 1984 de George Orwell. Le rêve du socialisme dans un seul pays aboutit très vite à la paranoïa stalinienne de forteresse assiégée qui nécessite un Mur – moins pour se défendre de l’extérieur que pour empêcher ses propres citoyens de quitter le navire. La Russie comme l’URSS ont alterné des phases de « gel » et de « dégel », allant vers une européanisation et les libertés avant de se rétracter en « despotisme asiatique » et robotisation des comportements sur le modèle social du servage ou du Goulag (rabot en russe veut dire travail…). Qui veut faire l’ange fait la bête, notait jadis Pascal. Qui croit détenir la Vérité (Pravda), de droit divin, autoritaire ou « scientifique », tend à l’imposer à tous et sans discussion, « pour leur bien ». L’ethnos s’oppose au demos, la patrie biologique, affective et traditionnelle s’oppose à la société du contrat, du droit et du progrès dans le respect des Droits de l’Homme que nous tenons pour universels.

Ce pourquoi le Barbare c’est toujours l’Autre, celui qui n’est pas comme nous et qui récuse notre liberté.

CONCLUSION

Si Youri Fedotoff note que les mythes d’aujourd’hui sur la Russie vue par les Français sont les mêmes que ceux du passé, Alain Sueur suggère que ce sont « nos » mythes culturels et qu’ils ne sont pas universels. C’est « notre » façon de voir la Russie et les Russes, une façon caricaturale bien utile pour s’orienter et agir dans le flux d’informations qui survient, mais au fond fort peu rationnelle et scientifique. Il note aussi que la Russie fait partie du même ensemble chrétien que l’Occident tout entier et qu’il existe donc des passerelles de compréhension.

Par exemple la nouvelle d’Anton Tchékhov, La Steppe – Histoire d’un voyage, publiée en 1888. Igor, 10 ans, est un double de l’auteur lorsqu’il revenait de chez son grand-père au village de Kniajaia à 60 verstes de Taganrog. Le jeune garçon quitte la campagne pour la ville, sa mère pour un monde d’hommes et l’école communale pour le lycée. Il passe de l’ignorance au savoir (du Barbare au civilisé), des paysans aux bourgeois, de la nature à l’urbanité. Le dernier bain dans la rivière, durant le voyage, est pour lui source de jouvence qui lui « dilate le ventre », en Bon sauvage qui se régénère pour garder sa vitalité et devenir Héros créateur. Cette belle nouvelle montre que certains mythes que nous formons sur la Russie sont partagés par les Russes eux-mêmes.

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