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La Russie se complaît en forteresse assiégée

Dans une thèse parue il y a trente ans, l’auteur qui analysait l’image de l’URSS dans la presse française concluait que le pays (réduit depuis à la seule Fédération de Russie), aimait à se sentir persécuté. Il faisait nid pour mieux construire son utopie. A-t-il changé ? Il semble que les constantes longues de l’histoire et de la mentalité russe conduisent à répondre aujourd’hui : non.

Le résumé de sa troisième partie est éclairant aujourd’hui, à propos des Quêtes de la Russie :

« L’opinion française, dont la presse se fait échos et qu’elle traduit dans son discours, a une vision triple de l’URSS au début des années 1980 :

1 dialectique, « l’URSS encerclée » (sacrilège), recherchant sa protection pour construire la cité idéale ;

2 d’exclusion, « la Russie arriérée » (lâcheté), cultivant leur héroïsme inutile dans une Babel ingouvernable ;

3 analogique, « l’empire éclaté » (laisser-aller), désirant l’ordre pour arriver à l’âge d’or. »

1. Le sacrilège de lèse Russie

Le livre récent de Pierre Gonneau, La guerre russe ou le prix de l’empire, d’Ivan le Terrible à Poutine, montre la continuité de l’angoisse russe de se sentir une forteresse assiégée. L’histoire est sans cesse reconstruite et instrumentalisée par les différents régimes pour justifier la guerre au nom de la défense d’une terre sacrée depuis le XVIe siècle. La Troisième Rome ne saurait mourir, ni être envahie, ni être inféodée. L’idée impériale exige la guerre au nom de la mission civilisatrice de la Russie, qui se veut empire pour mille ans.

Cette quête synthétique dialectique qualifie la jeunesse au nom de l’élan vital (analogue à celui que Hitler prônait pour les Aryens) pour conquérir la Cité idéale contre les dissidents et le Mal occidental, pour une civilisation russe affirmée.

2. Le rocher de Sisyphe de la Babel ingouvernable

La Russie est un territoire immense et « multiethnique » comme le dit Poutine (terme que ni Le Pen , ni Zemmour ne reprennent curieusement dans leur admiration sans faille pour l’homme fort du Kremlin). La Russie est donc difficilement gouvernable, sauf par autocratie et despotisme asiatique. Il faut centraliser, surveiller et punir. État fort, dictateur populiste (faute d’être populaire), élections truquées, répression des opposants, services de force. La Russie s’exclut naturellement des démocraties éclairées et choisit la voie d’Ivan le Terrible plutôt que celle de Catherine II ou de Pierre le Grand. Cet héroïsme d’obstiné à rester solitaire est, au fond, une lâcheté. Persévérer dans ses erreurs au lieu d’apprendre des autres – de l’Occident ou de la Chine – est une faute. La Chine, communiste comme l’URSS, a su assurer avec succès son virage vers la puissance grâce à l’économie de marché, toujours contrôlée par le Parti unique. Pas la Russie, enfoncée en mafias et oligarques soumis au régime.

Cette quête héroïque exclut (on aime le martyre en Russie orthodoxe) en qualifiant le peuple barbare (contre ses élites occidentalisées) pour consolider le colosse aux pieds fragiles qu’est la Babel russe, contre le capitalisme impérialiste américain et les valeurs du vieil homme démocratique inverti (dixit Poutine selon ses fantasmes – étonnant que le nombre d’enfants par femme soit supérieur en France LGBTQIA+ à celui de la Russie « tradi »). Tout cela pour un pays nouveau régénéré.

3. L’ordre doit régner pour que l’empire n’éclate pas

Or il a éclaté en 1991 avec les républiques-sœurs qui se sont empressées de déclarer leur indépendance pour ne plus être soumise au colonialisme de Moscou (oui, colonialisme, c’est le sentiment des républiques ex-soviétiques). Ce laisser-aller est le principal reproche de Poutine à son mentor Eltsine et à Gorbatchev qui a affaibli le système immobiliste de Brejnev. Retour à Staline et aux tsars ! Guerre meurtrière en Tchétchénie, mise au pas de la Géorgie, récupération de la Crimée, tentative de soumission de l’Ukraine, alimentation récurrente des dissidences en Moldavie, en Lettonie – et menaces sur les autres états baltes et la Pologne. Poutine fait les gros yeux avec de petits moyens pour assurer ce qu’il croit être l’âge d’or de la promesse historique : devenir la Troisième Rome, le maître de l’Europe, faisant jeu égal avec la Chine en Asie et les États-Unis en Amérique.

Cette quête mystique s’oppose à l’éclatement de l’empire pour restaurer le Léviathan tsariste et stalinien en rétablissant l’ordre nécessaire, au risque de l’Apocalypse (nucléaire), contre le poison (décadent) occidental et les vampires (spéculateurs) des oligarques non inféodés (contrairement aux spéculateurs oligarques « patriotes » qui versent leur obole à la mafia). Cela pour assurer l’Arche salvatrice, l’île au milieu de la tempête du monde, le nouvel Age d’or russe protégé des miasmes (tentateurs) de l’Occident.

Or ces tropismes russes sont de fausses quêtes.

« Pour Alexandre Soljenitsyne [Comment réaménager notre Russie], le communisme est une parenthèse qu’il faut laisser se refermer. Les Russes doivent retrouver les valeurs qui sont les leurs : la morale, la religion, la solidarité. Il ne s’agit pas de transformer le régime, mais de l’abandonner. Les Russes sont les nationaux de l’URSS qui ont le plus souffert de l’empire, ils doivent le laisser éclater pour se retrouver eux-mêmes. »

« Pour Hélène Carrère d’Encausse [L’empire éclaté], l’empire n’était pas viable et la question des nationalités n’a jamais été résolue, contrairement au discours officiel. L’évolution différente des démographies nationales créait à elle seule un problème, les Russes dominants étant de moins en moins nombreux dans l’appareil et dans l’armée, l’éducation croissante des autres nationalités ne leur permettant pas de rester éternellement en tutelle. S’il devait « éclater », l’empire engendrerait un retour sur elles-mêmes des populations russe et slave, et sans doute une modification de régime. »

La quête de Poutine reste un mythe, pas très efficace de nos jours, dans un pays en déclin démographique, économique et politique. « La Nature bucolique de Virgile, poète lyrique qui chante l’accord nécessaire de l’homme avec la terre et les bois pour vivre un âge d’or (les Bucoliques), la rédemption par le labeur fécondant (les Géorgiques), pour réunir l’humanité dans une cité modèle universelle : Rome (l’Enéide). »

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Henri Troyat, La gloire des vaincus

Chaque tome peut se lire indépendamment, même si les cinq volumes forment un cycle romanesque.

Dans celui-ci, nous suivons Nicolas, 31 ans, qui tente un coup d’État avec ses amis nobles de Saint-Pétersbourg, lors de la transition du trône après la mort d’Alexandre 1er en décembre 1824. Ces révoltés seront dès lors nommés les Décembristes. Les jeunes nobles sont pour Constantin, mais celui-ci a décliné la couronne impériale. C’est Nicolas qui va l’endosser et devenir Nicolas 1er. Les conjurés, idéalistes, mal préparés et toujours respectueux du tsar, lieutenant de Dieu sur la terre, hésitent, bafouillent, brouillonnent, ne peuvent se décider.

Ils sont bientôt encerclés sur la place du Sénat, face au palais, sans avoir rien fait. Les régiments restés fidèles au serment les encerclent et ils sont sommés de se rendre. Par bravade stupide, ils n’en font rien. Les canons tirent, les chevaux les enfoncent, ils sont sabrés. Peu en réchappent. Les meneurs sont condamnés à être pendus, les autres répartis en plusieurs groupes selon l’importance de leur faute. Nicolas est condamné au bagne, 12 ans, puis à la relégation, après déchéance de tous ses titres et confiscation de tous ses biens.

Il est amer, mais se tient. Il a voulu la liberté, cherché à imposer la monarchie constitutionnelle plutôt que l’autocratie absolue. Sa femme, Sophie, est française. Il l’a rencontrée à Paris à 20 ans, lorsque les Russes ont envahi Paris le 19 mars 1814 – il y a 210 ans – et qu’il était l’un de leurs officiers. Sophie lui a appris les Lumières et la valeur des libertés. Il ne conçoit désormais plus qu’un peuple puisse s’en passer. Et pourtant… Le peuple russe est habitué au servage depuis les Mongols et même avant ; il ne veut rien, ne rien décider, toujours obéir – c’est plus sécurisant de n’avoir jamais à prendre aucune décision mais d’attendre les ordres. Ceux venus de Dieu, ceux venus du tsar, ceux venus du barine.

Henri Troyat écrit sur la Russie d’il y a deux siècles, mais on croirait qu’il évoque celle d’aujourd’hui : « Chez nous, [le Russe] accepte l’épreuve comme un signe de la colère de Dieu. Plus le coup est inattendu et douloureux, plus il lui semble venir de haut. L’autocratie finit par trouver sa justification dans l’iniquité même de ces actes. Des siècles de soumission forcée nous ont préparé à cela. Ne sommes-nous pas fils d’une nation qui a connu la domination des Varègues, des Tartares, le joug d’Ivan le Terrible, la poigne de Pierre l le Grand ? Que nous le voulions ou non, nous avons tous un respect atavique du pouvoir » p.139.

La version noire est celle du tsar, « petit père des peuples » implacable et vengeur, ou du père de Nicolas, autocrate égoïste et borné. La version rose est celle de Nikita, le fidèle serf de Nicolas, qui se mettra au service de Sophie lorsqu’elle rejoindra son mari dans l’Extrême-orient sibérien. Beau, grand blond, musclé, candide, il tombe amoureux d’elle, elle le sent. Mais si elle est sensible à la sensualité du corps du jeune homme, elle n’aime que son mari prisonnier. Nikita, par une intrigue du beau-père puis du général donnant les autorisations de voyager, sera privé de passeport ; il enfreindra l’interdiction pour se lancer à la poursuite de la barynia afin de la protéger, d’être auprès d’elle. Il se fera prendre, sabrera un policier, et périra sous le knout qui lacère les chairs, avant le centième coup.

L’autocratie, la mise à mort des opposants, le goulag pour les réfractaires, le peuple ignorant et servile, c’était la Russie des tsars, ce fut celle de Staline, c’est encore celle de Poutine. La liberté ? C’est l’esclavage – Orwell n’aurait pas dit mieux : « Une révolution ne peut réussir sans l’appui du peuple et de l’armée. Or, ni l’un ni l’autre, en Russie, n’était préparé à comprendre le sens de la liberté et à lutter pour elle. Il aurait fallu éduquer les masses, les éveiller, les former, avant de passer à l’attaque » p.182.

Après des mois de forteresse en attente de son jugement, Nicolas est déporté au goulag des tsars, dans la lointaine Sibérie, à Tchita, à l’est du lac Baïkal, à 6200 km de Moscou. Il ne sera jamais autorisé à revenir.

Henri Troyat, La gloire des vaincus – La lumière des justes III, 1959, Folio 1999, 375 pages, occasion €2,32

Henri Troyat, La lumière des justes (5 tomes : Les compagnons du coquelicot, La barynia, La gloire des vaincus, Les dames de Sibérie, Sophie ou la fin des combats), Omnibus 2011, 1184 pages, €21,61

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Les œufs peints de Kolomiya

A Kolomyia, sur la rivière Prout, nous allons visiter le musée des œufs peints. Sa façade est en forme d’œuf, bien que sous échafaudage cette année. Les œufs peints sont une tradition orthodoxe pour Pâques. On les appelle « pisanki », mot qui vient du russe « pisat », écrire.

Kolomiya oeufs peints

Les décors sont très fins, en forme de croix, de cœur, de poisson. Les vitrines s’étalent sur deux étages. Tous les styles s’y côtoient, avec des explications en cyrillique ; c’est assez instructif, même sans comprendre un mot des étiquettes, et plutôt joli.

Kolomiya oeufs peints personnages

Les décors délicats aux couleurs assemblées sont des œuvres d’art, dernier refuge de l’artisanat traditionnel sous le communisme. Quand les cocos s’y mettent, ils ne font pas l’œuf mais jouent les maîtres coqs.

Kolomiya oeufs peints b

Nous allons visiter la poste, un grand bâtiment de béton moderniste utile aux quelques 68 000 habitants de la ville. Les guichets sont ouverts et les postières vendent diverses choses en plus des timbres : des magazines, des sucreries, des enveloppes, des cartes postales ou de téléphone.

Kolomiya la poste

Kolomyia est le centre urbain de la culture Goutsoul. Fondée au 13ème siècle, la ville fut annexée par les Polonais en 1340, ce qui lui donna son essor commercial. Elle fut prise en 1589 par les Turcs, puis reprise par les Polonais, enfin prise à nouveau par les Turcs en 1620 qui la brûlèrent jusqu’aux fondations et firent de tous ses habitants survivants des esclaves… avant de rendre le terrain aux Polonais. Autres temps, autres mœurs.

Kolomiya cafe

On ne peut pas comprendre la révérence envers l’autorité et le sentiment de « forteresse assiégée » des Russes et de leurs républiques géographiquement satellites sans en référer à l’histoire. Jusqu’au 19ème siècle ces pays vivaient au Moyen-âge ; en 1917 encore la féodalité y restait prégnante et l’autocratie la règle. Aujourd’hui, pas question d’intégrer la Turquie, cet ennemi héréditaire musulman à la religion particulièrement intolérante, dans une quelconque union avec la Russie ou l’Ukraine. On les comprend.

Kolomiya eglise

Les Goutsouls, habitants des Carpates, parlent une langue incompréhensible aux autres Ukrainiens. La Russie a reconnu l’ethnie comme peuple à part entière au 18ème siècle, dans l’immense fédération. Ils vivaient de l’exploitation de la forêt, de l’élevage et de l’agriculture, conservant ainsi sans changement des traditions millénaires. Leurs maisons sont en bois, plus facile à trouver et à utiliser que la pierre dans ces montagnes, et les églises sont particulièrement soignées.

goutsoul jeune homme torse nu

Depuis l’indépendance de l’Ukraine en 1991, les Goutsouls récusent le nom qui leur est donné : ils aspirent à se fondre dans la population ukrainienne « normale » et à émigrer vers les villes. Comme partout, l’exode rural affadit les traditions et les particularismes. Il n’y a guère que les écolos, ces gauchistes réactionnaires, qui voudraient figer tout progrès et faire revenir l’humanité à l’âge d’or pré-néolithique. Les Russes, les Ukrainiens et tous les peuples ex-soviétiques ont la mentalité des années 1960 en Europe, tournée vers l’optimisme, la consommation et la jeunesse. Bien loin de nos nostalgies vieillissantes.

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