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La Russie se complaît en forteresse assiégée

Dans une thèse parue il y a trente ans, l’auteur qui analysait l’image de l’URSS dans la presse française concluait que le pays (réduit depuis à la seule Fédération de Russie), aimait à se sentir persécuté. Il faisait nid pour mieux construire son utopie. A-t-il changé ? Il semble que les constantes longues de l’histoire et de la mentalité russe conduisent à répondre aujourd’hui : non.

Le résumé de sa troisième partie est éclairant aujourd’hui, à propos des Quêtes de la Russie :

« L’opinion française, dont la presse se fait échos et qu’elle traduit dans son discours, a une vision triple de l’URSS au début des années 1980 :

1 dialectique, « l’URSS encerclée » (sacrilège), recherchant sa protection pour construire la cité idéale ;

2 d’exclusion, « la Russie arriérée » (lâcheté), cultivant leur héroïsme inutile dans une Babel ingouvernable ;

3 analogique, « l’empire éclaté » (laisser-aller), désirant l’ordre pour arriver à l’âge d’or. »

1. Le sacrilège de lèse Russie

Le livre récent de Pierre Gonneau, La guerre russe ou le prix de l’empire, d’Ivan le Terrible à Poutine, montre la continuité de l’angoisse russe de se sentir une forteresse assiégée. L’histoire est sans cesse reconstruite et instrumentalisée par les différents régimes pour justifier la guerre au nom de la défense d’une terre sacrée depuis le XVIe siècle. La Troisième Rome ne saurait mourir, ni être envahie, ni être inféodée. L’idée impériale exige la guerre au nom de la mission civilisatrice de la Russie, qui se veut empire pour mille ans.

Cette quête synthétique dialectique qualifie la jeunesse au nom de l’élan vital (analogue à celui que Hitler prônait pour les Aryens) pour conquérir la Cité idéale contre les dissidents et le Mal occidental, pour une civilisation russe affirmée.

2. Le rocher de Sisyphe de la Babel ingouvernable

La Russie est un territoire immense et « multiethnique » comme le dit Poutine (terme que ni Le Pen , ni Zemmour ne reprennent curieusement dans leur admiration sans faille pour l’homme fort du Kremlin). La Russie est donc difficilement gouvernable, sauf par autocratie et despotisme asiatique. Il faut centraliser, surveiller et punir. État fort, dictateur populiste (faute d’être populaire), élections truquées, répression des opposants, services de force. La Russie s’exclut naturellement des démocraties éclairées et choisit la voie d’Ivan le Terrible plutôt que celle de Catherine II ou de Pierre le Grand. Cet héroïsme d’obstiné à rester solitaire est, au fond, une lâcheté. Persévérer dans ses erreurs au lieu d’apprendre des autres – de l’Occident ou de la Chine – est une faute. La Chine, communiste comme l’URSS, a su assurer avec succès son virage vers la puissance grâce à l’économie de marché, toujours contrôlée par le Parti unique. Pas la Russie, enfoncée en mafias et oligarques soumis au régime.

Cette quête héroïque exclut (on aime le martyre en Russie orthodoxe) en qualifiant le peuple barbare (contre ses élites occidentalisées) pour consolider le colosse aux pieds fragiles qu’est la Babel russe, contre le capitalisme impérialiste américain et les valeurs du vieil homme démocratique inverti (dixit Poutine selon ses fantasmes – étonnant que le nombre d’enfants par femme soit supérieur en France LGBTQIA+ à celui de la Russie « tradi »). Tout cela pour un pays nouveau régénéré.

3. L’ordre doit régner pour que l’empire n’éclate pas

Or il a éclaté en 1991 avec les républiques-sœurs qui se sont empressées de déclarer leur indépendance pour ne plus être soumise au colonialisme de Moscou (oui, colonialisme, c’est le sentiment des républiques ex-soviétiques). Ce laisser-aller est le principal reproche de Poutine à son mentor Eltsine et à Gorbatchev qui a affaibli le système immobiliste de Brejnev. Retour à Staline et aux tsars ! Guerre meurtrière en Tchétchénie, mise au pas de la Géorgie, récupération de la Crimée, tentative de soumission de l’Ukraine, alimentation récurrente des dissidences en Moldavie, en Lettonie – et menaces sur les autres états baltes et la Pologne. Poutine fait les gros yeux avec de petits moyens pour assurer ce qu’il croit être l’âge d’or de la promesse historique : devenir la Troisième Rome, le maître de l’Europe, faisant jeu égal avec la Chine en Asie et les États-Unis en Amérique.

Cette quête mystique s’oppose à l’éclatement de l’empire pour restaurer le Léviathan tsariste et stalinien en rétablissant l’ordre nécessaire, au risque de l’Apocalypse (nucléaire), contre le poison (décadent) occidental et les vampires (spéculateurs) des oligarques non inféodés (contrairement aux spéculateurs oligarques « patriotes » qui versent leur obole à la mafia). Cela pour assurer l’Arche salvatrice, l’île au milieu de la tempête du monde, le nouvel Age d’or russe protégé des miasmes (tentateurs) de l’Occident.

Or ces tropismes russes sont de fausses quêtes.

« Pour Alexandre Soljenitsyne [Comment réaménager notre Russie], le communisme est une parenthèse qu’il faut laisser se refermer. Les Russes doivent retrouver les valeurs qui sont les leurs : la morale, la religion, la solidarité. Il ne s’agit pas de transformer le régime, mais de l’abandonner. Les Russes sont les nationaux de l’URSS qui ont le plus souffert de l’empire, ils doivent le laisser éclater pour se retrouver eux-mêmes. »

« Pour Hélène Carrère d’Encausse [L’empire éclaté], l’empire n’était pas viable et la question des nationalités n’a jamais été résolue, contrairement au discours officiel. L’évolution différente des démographies nationales créait à elle seule un problème, les Russes dominants étant de moins en moins nombreux dans l’appareil et dans l’armée, l’éducation croissante des autres nationalités ne leur permettant pas de rester éternellement en tutelle. S’il devait « éclater », l’empire engendrerait un retour sur elles-mêmes des populations russe et slave, et sans doute une modification de régime. »

La quête de Poutine reste un mythe, pas très efficace de nos jours, dans un pays en déclin démographique, économique et politique. « La Nature bucolique de Virgile, poète lyrique qui chante l’accord nécessaire de l’homme avec la terre et les bois pour vivre un âge d’or (les Bucoliques), la rédemption par le labeur fécondant (les Géorgiques), pour réunir l’humanité dans une cité modèle universelle : Rome (l’Enéide). »

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Egocratie galopante

L’égocratie est le pouvoir des egos, des personnalités tyranniques qui imposent leur emprise – par orgueil. C’est le cas de Trump le trompeur, de Poutine le boucher mafieux, de Xi Jinping l’apparatchik communiste nationaliste, d’Erdogan le national-islamiste – et le rêve affirmé d’un Mélenchon et d’un Zemmour, moins d’une Le Pen (tante ou nièce) plutôt tentée par un pétainisme de conservation.

Dans la lignée de Staline, Mao, Castro et des tyranneaux d’Europe de l’Est, Claude Lefort théorise l’égocratie, terme repris de Soljenitsyne, dans L’invention démocratique. (lien sponsorisé). C’est pour lui non pas une « démocratie » directe charismatique à la Max Weber mais une véritable tyrannie au sens d’Aristote. Selon ce philosophe, la tyrannie cumule les vices de l’oligarchie et ceux de la démocratie. Le tyran cherche à accumuler les richesses et opprime le peuple comme l’oligarchie ; il persécute les élites, comme la démocratie. Sa tyrannie est une oligarchie poussée à l’extrême, l’oligarchie étant déjà la tyrannie d’un petit groupe : le Parti en Chine, la mafia en Russie.

Le dictateur omniscient incarne à lui tout seul le Parti, le Peuple, le Pays, voire la Civilisation. C’est éminemment le cas de Poutine. Claude Lefort caractérise ce système de totalité par 1/ la destruction de l’espace public et sa fusion avec le pouvoir politique ; 2/ l’affirmation de la totalité lorsque toute organisation, association ou profession est subordonnée au projet totalitaire, lorsque la diversité des opinions, une des valeurs de la démocratie, et même les goûts personnels, sont abolis afin que tout le corps social tende vers un même but.

Une « simple » dictature subordonne la société à l’État – c’est le cas de Mussolini, de Pétain ou de Franco qui toléraient la concurrence de principes transcendants, comme la religion ou la morale. A l’inverse, une égocratie est une religion en soi, avec un dieu-vivant à la tête du pays. Ainsi Poutine définit-il « la » civilisation russe selon ses propres normes, qu’il va puiser dans les textes slavophiles du XIXe et dans le nationalisme du XXe. Tout Russe doit être d’accord sous peine de prison, de goulag, d’empoisonnement ou d’une rafale de balles. Même fermer sa gueule ne suffit pas : il faut manifester positivement son adhésion en soutenant le Génial dirigeant, en votant pour lui, en adulant ses actes. Sans vendre la mèche : ainsi un blogueur ultra-nationaliste et pro-Poutine qui vantait la guerre en Ukraine, a-t-il révélé par inadvertance le nombre de Russes tués à Avdiivka (plus de 16 000) – on l’a retrouvé « suicidé » deux jours plus tard, probablement de deux balles dans la nuque…

religion

Claude Lefort souligne combien le pouvoir de l’égocrate réside non dans sa capacité de charisme personnel, mais dans sa brutalité. L’emploi de la force la plus brutale sidère les indécis, effraie les opposants, et fascine les adhérents. La Boétie avait théorisé le mécanisme de la « servitude volontaire », les égocrates l’utilisent à fond. La brutalité est la manifestation des désirs les plus secrets, ceux que l’on n’ose pas ; on est reconnaissant à l’égocrate de dire et de faire ce que « tout le monde pense » sans vouloir le dire. Par exemple comme Trump vilipender le politiquement correct et rabaisser les féministes, comme Poutine affirmer son machisme torse nu dans la steppe, menacer ses ennemis, se vanter comme un gorille de la puissance de ses armes. Cela flatte l’orgueil des citoyens et, en Chine, des membres du Parti qui réélisent le Grand dirigeant Xi.

Pourtant, analyse Claude Lefort, jamais le totalitarisme égocrate ne parvient entièrement à ses fins. Les contradictions ne cessent de se faire jour pour inhiber le contrôle total – d’où les « purges pour corruption » en Chine, les assassinats en Russie : Politkovskaïa, Litvinenko, Nemtsov, Prigogine, Navalny…, la fuite des dissidents en exil. Car le Peuple-Un mythique, conduit par système à supposer l’existence d’un Ennemi permanent, « l’Autre maléfique » selon Lefort, qui ne cesse de « comploter » : pour Hitler les Juifs, pour Staline les bourgeois, les trotskistes et… les Juifs, pour Poutine la CIA, l’OTAN, l’ancienne société bourgeoise, les citadins opposés au « peuple » qui se convertissent aux idées démocratiques de l’Occident, voire « homosexualisée » à l’américaine (ce fantasme obsessionnel particulier à Poutine qu’il ferait bon d’analyser).

La violence contre ces « maladies » est légitime, ce pourquoi l’Ukraine, pays-frère et originaire de la Rus est attaquée comme inféodée aux « nazis ». La guerre est présentée comme une réaction normale, une fièvre, symptôme du combat du corps social contre la maladie, « l’opération spéciale » est un acte chirurgical pour amputer la société malade de ses éléments pro-européens et pro-OTAN, voire pro-pédophiles.

Pas de fin pour un tel régime, sinon l’élimination même de l’égocrate (on l’a vu avec Staline, Mao, Hitler), car le développement du système entraîne nécessairement contradictions et oppositions. La Russie de demain sera encore plus inégalement peuplée, socialement et ethniquement plus clivée, suscitant sans cesse dès aujourd’hui des tendances à combattre, des opposants à éradiquer, des provinces irrédentes à reconquérir (Crimée, Taiwan) – au contraire de la démocratie qui fait société de l’institutionnalisation des conflits, et où les intérêts divergents et les opinions contraires sont légitimes à s’exprimer et à s’affronter.

Au fond, contrairement aux présidents élus démocratiquement et librement qui sont des citoyens comme les autres, les égocrates se croient des dieux-vivants, des « rois » d’Ancien régime, oints de Dieu et son représentant sur la terre. Ils ne sont pas du peuple, mais au-dessus, ils font la loi, ils disent le vrai, ils incarnent le pays à eux tout seul (« la République, c’est moi » hurlait Mélenchon).

C’est cette ouverture du processus démocratique à l’indétermination, au nouveau, à l’inconnu, qui fait peur au totalitarisme. Lui veut figer le Peuple et le Pays dans un âge d’or mythique, une « civilisation » immémoriale qu’il faut défendre contre tous, car tous sont ennemis : il fallait hier défendre le peuple Aryen pour Hitler, aujourd’hui la Chine millénaire pour Xi, la Turquie islamique pour Erdogan, la troisième Rome pour Poutine.

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Jean Anglade, La soupe à la fourchette

C’est un joli roman sur le monde avant le monde d’avant, que ceux nés après 1960 n’ont pu connaître. La France se repentait sous le maréchal ; elle avait péché par hédonisme et l’Allemagne plus jeune et plus énergique l’avait châtiée – tout comme l’échauffement climatique et la pandémie Covid châtient les hédonistes consommateurs aujourd’hui. La France alors se repliait sur la vie de famille paysanne, traditionnelle et moralement catholique ; tout était à sa place – immémoriale depuis les Gaulois.

La ferme autarcique fournissait tout ce qui était nécessaire pour se nourrir, se vêtir, se loger, se chauffer, s’éclairer, élever les gamins. Sauf l’école et la poste, belles inventions modernes – remplacées aujourd’hui par le téléenseignement et Internet. Un rêve d’écolos, une nostalgie d’âge d’or, une stabilité d’équilibre environnemental. J’ai toujours vu ce qu’il y avait de profondément conservateur, antimoderne et réactionnaire dans l’idéologie écologiste. On a beau venir du gauchisme et prôner « l’égalité » et « le social », il n’en reste pas moins que la vie autarcique en milieu local où tout le monde se connait et se frotte l’un à l’autre en se défiant des nomades, est une régression d’âge d’or. D’ailleurs les hippies, aux origines du gauchisme contestataire des années 1960, prônaient le retour à la nature, au naturel, et vivaient à poil sans se laver. Faudra-t-il chanter à nouveau « Maréchal, nous voilà ! » devant Marion pour le rêve d’aujourd’hui ?

Même si l’on ne suit pas cette pente, il est toujours permis de rêver. Jean Anglade, écrivain régionaliste né en 1915 et mort à 102 ans nous y invite. Il est chantre du terroir – mais instituteur républicain. Il a du charme, il sait nous prendre par les émotions, même si cette histoire se termine de façon amère – comme si justement elle n’était qu’un rêve, pas un projet de vie.

La soupe à la fourchette existe, ce n’est pas un concept paradoxal inventé par un néo-cuisinier en mal de notoriété. C’est une soupe banale de légumes du coin (n’importe quel coin) qui trempe le pain (rassis, forcément rassis après une semaine de cuite) et dans laquelle on ajoute du fromage (celui du lieu). Lequel fond, ce qui permet de brasser le tout à la fourchette et d’en faire une purée… qui se mange (donc) à la fourchette. C’est épais, consistant, roboratif, un vrai plat de paysan qui a trimé toute la journée à 1500 m d’altitude dans les pâtis pentus à mener brouter les vaches ou sur les champs resserrés qu’il s’agit de labourer aux bœufs à joug.

L’histoire commence en juin 1943 sous l’Occupation allemande. Dans un village d’Auvergne, les paysans sont incités par le maréchal Pétain – et par le curé qui le relaie – à prendre en pension un enfant des villes où le rationnement dû aux réquisitions allemandes engendre de la malnutrition. La ferme du Cayrol au village d’Albepierre près de Murat nourrit déjà sept bouches : le Vieux et sa Vieille (ainsi disent-ils d’eux-mêmes Léonce Rouffiat et sa Rouffiate), leurs deux filles Amélie, célibataire à 22 ans, et Augustine dont le mari est prisonnier en Allemagne, son fils Adrien de 11 ans, enfin l’ouvrier agricole Jeff, un Irlandais neutre donc ni prisonnier ni mobilisé au STO, berger poète qui écrit « des récitations ». Le Vieux décide d’aider un gamin de la ville et l’enfant Adrien s’en réjouit : enfin un copain pour jouer !

C’est compter sans le sort, qui fait bien les choses mais parfois de façon détournée : à la foire aux gamins, les garçons sont les plus demandés pour aider aux travaux des fermes et les plus grands d’abord parce que déjà costauds. Ne restent au Rouffiat, du fait de l’ordre alphabétique, qu’un lot de filles. Ils ne veulent pas choisir ; le préposé du Secours National leur attribue d’office Zénaïde, une Marseillaise de 9 ans. Elle est bien « un peu trasse » et ne sait pas boire « de la gaspe » mais elle fera l’affaire. Anglade adore ces mots patois qui ancrent dans le vécu et rappellent les « langues régionales » tellement valorisées dans les années post-68 par les sociologues socialistes du retour à la terre. Trasse veut dire un brin rachitique et la gaspe est le petit-lait. Adrien est déçu, bientôt jaloux des attentions que les femmes portent à Zena, puis il s’apprivoise. Il tombera amoureux, ce qui n’est pas étonnant lorsque l’on est tout le temps ensemble, au pâturage ou à l’école, et que les hormones se diffusent avec l’âge. Il a 13 ans et Zéna 11 lorsqu’ils se quittent, à la Libération.

Sauf qu’à demeurer trop proches se nouent des relations fraternelles plutôt que sexuelles. Même à 18 ans lorsque Zéna revient en visite à la ferme, même à 20 ans lorsqu’Adrien va la voir chez elle à Marseille, rien ne se passera entre le garçon et la fille. Remobilisé comme sergent dans l’armée de terre envoyée pacifier l’Algérie par le socialiste Guy Mollet, il reviendra (entier) de ses dix-huit mois de guerre qui ne dit pas son nom. Il n’approuve pas ces opérations de « pacification de l’Algérie » qui réclame son indépendance, lui qui a été occupé aussi par une puissance étrangère. Son rêve de marier Zéna ne s’accomplira pas ; on n’épouse pas sa quasi sœur ni, campagnard, une citadine. Adrien entrera tout seul dans la modernité fermière de la FNSEA et passera du Moyen-Âge au siècle industriel en une décennie.

Ce roman nostalgique se lit bien, même s’il ne faut guère y chercher un « message ». Il est écrit en mémoire d’une époque révolue, celle d’avant 1960 où la France rurale vivait encore en Ancien régime sous la houlette d’un président pater familias à l’ancienne, mélange de roi débonnaire et de croisé retiré sur sa terre, qui se voulait hors du monde et de l’histoire.    

Jean Anglade, La soupe à la fourchette, 1994, Pocket 1996, 337 pages, €6.50

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Trump et les quatre causes du fascisme

Mercredi 6 janvier, jour de la certification par le Congrès du résultat des élections présidentielles américaines, le président battu Donald Trump incite ses partisans à manifester à Washington. A la fin du meeting, il excite les militants échauffés à marcher sur le Capitole comme jadis Mussolini a marché sur Rome – 4 morts. C’est le fait d’un putschiste pour qui seule « sa » vérité compte et non les faits – il pourtant a été battu de 7 millions de voix (306 contre 232 grands électeurs). J’ai raison et pas le peuple car JE suis le peuple à moi tout seul. Cette façon de voir et de se comporter est proprement fasciste. Il n’est pas allé jusqu’au bout à cause de son tempérament foutraque adepte du « deal » et parce que l’armée a fait savoir qu’elle ne suivrait pas. Mais qu’en serait-il d’un prochain démagogue organisé et décidé ?

Le fascisme est né en Italie il y a juste un siècle de quatre causes cumulées : la brutalisation due à la guerre, la crise économique et sociale, le nationalisme de pays menacé et frustré rêvant à l’Age d’or mythique, et la démagogie d’un agitateur habile.

  1. Brutalisation : la guerre de 14-18 a duré longtemps et a été éprouvante non seulement par la violence des combats mais par la technique qui a amplifié la guerre, monstre industriel contre lequel on ne peut quasiment rien comme dans Terminator. L’habitus de férocité et de décisions brutales pris dans les tranchées conduit vers 1920 à considérer la violence comme régénérant l’homme, donc la société, ce qui fut théorisé par Georges Sorel. Ce fut la même chose sous Lénine et surtout Staline en URSS, puis en Allemagne sous Hitler. Il faut être « inhumain » pour forger l’homme nouveau, dirigeant à poigne, homme de fer. Aux Etats-Unis en 2020, après le choc belliqueux des attentats du 11-Septembre 2001, deux millions d’anciens combattants des guerres du Golfe, d’Afghanistan et d’Irak ont été brutalisés (et souvent traumatisés) ; ils ont formé l’essentiel des militants qui ont marché sur Washington.
  2. Crise économique et sociale : l’Italie est secouée par une grave crise de 1919 à 1922 ; l’Allemagne sortie ruinée de la guerre en 1918 est précipitée dans la crise par la Grande dépression qui suit l’effondrement des spéculations boursières américaines en 1929 et diffuse par effet domino à tout le monde développé les faillites financières et son cortège de fermeture d’usines et de chômage. En 2008, les Etats-Unis ont subi de plein fouet l’équivalent de la crise de 1929 et se font de plus en plus tailler des croupières par la Chine, forte de trois fois plus d’habitants et de l’avidité des capitalistes de Wall Street qui n’hésitent pas à brader leur technologie pour des profits à court terme. Trump est élu en 2016 sur des idées de protectionnisme et de relance économique par la baisse des impôts et la liberté reprise sur les traités internationaux, voulant relocaliser l’industrie au pays et initiant une guerre commerciale d’ampleur inégalée aux autres puissances comme à l’immigration.
  3. Nationalisme : tout pays menacé dans son niveau de vie se voit menacé dans son « identité », cherchant fébrilement à se « retrouver », un peu comme un adolescent inquiet au lieu d’un adulte mûr. La « victoire mutilée » de Mussolini, le « coup de poignard sans le dos » d’Hitler, le « projet Eurasie » de Poutine, le « make America great again » de Trump sont un même prétexte à vouloir régénérer la nation par la mobilisation des natifs. Il s’agit toujours d’un conservatisme botté, d’un retour à un mythique Age d’or qui n’a jamais existé que dans l’imagination : l’empire de Rome, la race pure aryenne, la Russie éternelle, l’Amérique des Pionniers. Il est donc enjoint de prendre le contrepied de tout ce qui se pensait auparavant : la raison, les Lumières, l’individualisme, l’hédonisme post-68, l’humanisme onusien. Retour contre-révolutionnaire au droit divin, à la religion, à la nation organique, au romantisme de l’émotion, à l’égoïsme sacré et au culte de la force qui tranche. Une frange de militants est mobilisée pour entraîner la société et embrigader les esprits : squadristi italiens, SA et SS allemands, siloviki russes, milices trumpistes. Ce que l’Action française a su faire au début du siècle précédent, Q anon veut le faire au début du siècle présent.
  4. Démagogue : pas de succès de l’irrationnel nationaliste et xénophobe sans un agitateur habile. Mussolini, Staline, Hitler, Trump (pour ne prendre que quelques exemples occidentaux) ont su agréger autour de leur personnalité tous les frustrés, les enthousiastes, les fana-mili, les activistes. Il s’agissait de conquérir le pouvoir – puis de le garder. Seul Trump a échoué pour le moment à rester président même s’il a déclaré qu’il « ne reconnaîtrait jamais la défaite ». Mais il profite des failles du système représentatif de la démocratie (aggravées par le système électoral archaïque des Etats-Unis) pour contester le vote des citoyens. Sa « vérité » est qu’il ne peut être battu. Comme dans la télé-réalité, le show doit continuer. C’était hier la radio et le cinéma qui servaient la propagande ; c’est aujourd’hui l’Internet, les réseaux et la télé qui s’en chargent, matraquant la théorie du Complot et amplifiant tout ce qui mine inévitablement le parlementarisme : le clientélisme, la corruption, la lâcheté, la combinazione. Anarchistes, complotistes et croyants se liguent pour porter les coups de boutoir au « Système » de la règle de droit comme si celui-ci, une fois renversé, n’en générerait pas un autre – en pire : le fascisme, le communisme, le nazisme, etc.

Ces quatre causes sont universelles ; l’histoire ne se répète jamais mais ses mécanismes se répliquent. La montée de la violence, les frustrations sociales augmentées par les ravages de la pandémie, l’absence de nouvelle « frontière » à explorer pour les citoyens (l’espace et le transhumanisme sont réservés à quelques élites, seul le « retour à » est accessible à tous sans limites), la politique-spectacle augmentée par les réseaux sociaux sans digues, ont créé le phénomène de Trump le trompeur, le champion du parti des éléphants.

Si les normes non écrites, les règles informelles et les conventions sont la colonne vertébrale d’une démocratie, celle-ci a du mouron à se faire car l’exemple vient du phare mondial : les Etats-Unis de la grande révolution de 1776. Mélenchon doit regarder cela avec grand intérêt.

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Être et avoir de Nicolas Philibert

Le début des années 2000 voit naître encore un film où se mire la nostalgie française. Quelle était donc belle, l’école sous la IIIe République ! En province profonde – un village dans la région de Clermont-Ferrand, le « bon vieux temps » subsiste encore avec un sens un enseignement à l’ancienne, personnalisé et breveté. Quel âge d’or que cet âge de l’enfance et de l’insouciance ! Le maître se doit d’être attentif et érudit comme le philosophe de la République. N’est-on pas là dans le monde des dieux ?

Las ! L’entrée en sixième sonne comme l’entrée en mondialisation. Il faut quitter l’étroit terroir d’Auvergne à classe unique de treize élèves de 4 à 10 ans pour aller à la ville dans un collège s’entasser entre pairs. Le territoire urbain est loin de la campagne villageoise, il apparaît son inverse, anonyme et trépidant. La société le craint comme les élèves.

Je ne trouve rien d’étonnant à ce que ce film documentaire ait été un succès. Il décrit un monde mythique qui n’a jamais existé, sauf dans les souvenirs embellis et dans les conservatoires d’endroits reculés – à condition d’être sous l’œil de la caméra. Il y a là tous les ingrédients du consensus contemporain : la verte glèbe, la tranquille vie rurale, les savoirs pratiques révérés et quasi inaccessibles sans la médiation du prêtre bienveillant, celui « qui sait », et une communauté où tous se connaissent. Il y a aussi un hymne franchouillard à nos « chers services publics » : le ramassage scolaire, l’école républicaine, la poste qui relie, la SNCF qui désenclave, le collège qui élève.

Tout le reste, ce qui fait quand même l’essentiel du quotidien moderne, est occulté : pas de commerce, pas de télé, aucun contact avec le vaste monde. Ni Africain ni Maghrébin dans l’école, seulement deux petits Vietnamiens adoptés, « recueillis » nous dit-on et accueillis « comme les autres » à l’école. Comme les autres ? Nous avons droit à de gros plans sur « l’impassibilité asiatique » et la « débrouillardise technique » de la petite fille à la photocopieuse. De quoi bien conforter les stéréotypes de la France paysanne.

L’instituteur lui-même, qui paraît sympathique et attentif aux enfants, est un acteur en représentation. Pas un mot plus haut que l’autre, une pédagogie modèle de manuel, un pedigree social sans tache. Fils d’ouvrier immigré – mais espagnol et intégré – Monsieur Lopez est un élève méritant ayant la vocation de transmettre, il pédagogise sans cesse et garde un ton égal. N’en jetez plus ! On ne sait rien de sa vie après l’école, ni pourquoi il ne s’est jamais marié, ni ce qu’il fait de ses (longs) congés. Seule sa voiture, une grosse Audi incongrue dans cette campagne reculée, montre quelque vanité petite-bourgeoise de paraître, une fierté de statut acquis par son savoir, bien légitime, mais qui jure quand même avec le ton sacerdotal avec lequel il parle de son métier.

Quant au montage, le parallèle fait par les images entre les écoliers et les vaches apparaît plutôt lourd. Il n’y a pas qu’une scène qui montre les bovins en troupeau, guidés, nourris puis traits par leurs maîtres. Il n’y a pas qu’une scène qui montre de même les écoliers entassés dans le car de ramassage ou le train vers la ville, guidés vers l’école–étable, nourris à la cantine–mangeoire ou sur les prés du pique-nique, sous la houlette de leur maître…

Dans cette France bien profonde, la société aime ses vaches et ses enfants, seul le degré d’émotion change des uns aux autres. Mais le sentiment qui assure un succès médiatique ne saurait à lui seul faire un bon film. Les enfants sont touchants et l’instituteur un saint, le passage des saisons avoue le temps qui passe et les rudes travaux disent le monde adulte, mais la scène est trop belle pour être vraie et ce serait mentir que de croire en cette France éternelle avec son maître idyllique qui apprend avec patience aux enfants les vraies valeurs. Si l’on est pris par le film, un peu de recul est nécessaire. Il est plus une romance qu’un « documentaire » réaliste.

DVD Être et avoir, Nicolas Philibert, 2002, France télévision distribution 2016, 1h44, €5.95 blu-ray €12.02

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Vieux

Qu’est-ce que vieillir ? Pour moi, c’est se fossiliser, entrer progressivement dans la grande inertie finale. C’est avoir moins envie de bouger, surtout de ne pas se remettre en cause, relire les livres plutôt qu’en acheter de nouveaux, rester chez soi plutôt que de sortir.

Certains, à ce train-là, sont déjà « vieux » à 30 ans. Mais c’est exactement ce que je veux dire : la vieillesse est un état d’esprit.

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L’obsolescence commence par la routine : on ne fait bien seulement que ce pourquoi l’on est bien rodé plutôt que de continuer à évoluer. Que survienne une innovation et c’est l’ennui, il va falloir encore apprendre, « changer » ses habitudes. Le vieux a des certitudes, il « connaît la vie » et la raconte volontiers ; il ne pose plus de questions. Il est porté au conservatisme, il n’est plus influencé par ce qui survient de neuf et qui lui paraît – forcément – moins bien, dégradé par rapport à un « âge d’or » mythique qui n’est le plus souvent que l’époque où il a eu 20 ans.

Tout était mieux avant se dit-il parce qu’il avait l’optimisme de la jeunesse et l’énergie de croquer la vie à pleines dents. Et le vieux de confondre ce qui est « bon pour tout le monde » avec sa propre jeunesse enfuie. C’est bien humain, mais c’est justement le symptôme que l’on vieillit.

À l’inverse, rester jeune, c’est rester à l’écoute, même avec une expérience d’un demi-siècle déjà et un corps qui se fatigue plus vite. Il faut savoir continuer à changer. Oh ! Non pas zapper d’un rôle à l’autre, costume-cravate gris à un polo sport blanc – mais de rester à l’écoute de ce qui se transforme pour continuer à se transformer aussi. Rester souple, réfléchir, remettre en cause ce qui est trop facilement admis.

La vie est comme la bicyclette : quand on tente de stopper l’engin, il tombe.

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Joseph Kessel, Une balle perdue

Roman raccourci issu d’un reportage vécu, selon le style de Kessel, il se situe à Barcelone en 1934 au moment où la Catalogne se pique de révolution indépendantiste. Idéaliste, mal préparée, naïve – elle échoue (ce ne sera pas la dernière fois). Ce décor sert à l’auteur pour confronter les « purs » aux réalités prosaïques de la nature humaine majoritairement lâche, prompte à collaborer, à aller dans le sens du plus fort.

Le pur est Alejandro, pauvre orphelin cireur de chaussures, jeune adolescent anarchiste à la Rimbaud de peut-être 14 ou 15 ans, encore vierge et qui rêve de fraternité humaine. En accord avec la nature et avec sa nature (selon l’idéal de Marx), il communie avec les jardins et les rues, le souffle de la mer et les gens qui passent. Sa libido éclot à peine sur une jeune étrangère blonde entrevue au balcon de l’hôtel Colón, place de Catalogne, dont il fait le modèle d’une pure enfant de l’âge d’or dans l’anarchie heureuse. Pacifiste, il répugne à toute contrainte sur les autres mais il admire la force de l’étudiant Vicente, fils de riche de 20 ans, autonomiste intello qui s’est frotté de surréalisme, de psychanalyse et de marxisme sans adhérer à rien.

Lorsque la révolte armée se déclenche, avec l’aval des autorités de la province, Vicente est chef d’un groupe Somatén (milice catalane) chargé de garder la place de Catalogne et Alejandro, bien que pacifiste, le suit par amitié. Ils pillent une armurerie et s’arment, mais les adolescents candides qui voient la révolution comme une aventure romantique ne résistent pas à la tension des combats. Ils s’angoissent d’attendre sans savoir ce qui se passe, tirent en entendant tirer, paniqués par des fantômes issus de leur imagination, s’imitent et se suivent comme des moutons de Panurge sans discipline ni raison – et leur « chef » n’en est pas un. Ils ne sont pas des soldats ni « des hommes » mais des exaltés impressionnables qui fuient dès que la troupe arrive. L’idéal ne résiste jamais à la réalité, ni la révolution à ses opposants déterminés.

C’est ce que découvre tragiquement Alejandro, observant que les ouvriers sont pacifistes et les bourgeois guerriers, n’hésitant pas à tirer sur les premiers comme n’importe quel gouvernement qui asservit, que les révolutionnaires sont les premiers à crier « haut les mains » et à fouiller la foule comme des flics, que les autonomistes n’ont pas la carrure de leur ambition et détalent dès que parait l’armée régulière. « A chacun son métier », lui dit un sergent d’active. Le seul « métier » qui vaille, Alejandro le découvrira, est « celui d’aimer ses camarades ».

Vicente est un fantoche et Alejandro le répudie au moment où met en joue la fille au balcon dans une ivresse de toute-puissance impuissante. L’humanité n’est pas digne du paradis terrestre promis par n’importe quelle révolution. Seuls comptent les actes individuels et Alejandro quitte donc la troupe des couards pour devenir guérillero. Il monte sur les toits et tire au hasard pour semer la peur parmi les soldats de Madrid. Il sait que les légionnaires du Tercio, rompus aux combats de rue en Afrique, vont le déloger mais il se fait gloire d’aller jusqu’au bout sans tuer personne.

Ce n’est que lorsqu’il voit la blonde anglaise boire un verre à son balcon, en spectatrice détachée un brin méprisante, alors que le corps d’un franc-tireur embusqué – « un camarade » – est balancé dans le vide par les mercenaires sous ses yeux, qu’Alejandro brutalement empli de haine se venge de sa désillusion sur l’humanité entière : sa dernière balle est pour la belle « inaccessible ? Inconsciente ? Indifférente ? », frappée en plein front pour déni d’humanité.

C’est brut, c’est beau, c’est impitoyable. Joseph Kessel décortique le romantisme révolutionnaire pour n’en laisser que la camaraderie et les actions individuelles ; il ne croit pas au collectif comme idéal car tout collectif est un collectivisme en puissance, qui « asservit » inévitablement.

Joseph Kessel, Une balle perdue, 1935 revu 1964, Folio 2€ 2009, 144 pages €2.00

Joseph Kessel, Romans et récits tome 1 – L’équipage, Mary de Cork, Makhno et sa juive, Les captifs, Belle de jour, Vent de sable, Marché d’esclaves, Fortune carrée, Une balle perdue, La passagère du Sans-Souci, L’armée des ombres, Le bataillon du ciel, Gallimard Pléiade 2020, 1968 pages, €68.00

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George Sand, La mare au diable

J’ai lu ce livre enfant dans la Bibliothèque verte, en version expurgée des digressions de philosophie de bazar que la mode du temps imposait à l’auteur socialo-féministe. Le premier chapitre est en ce sens indigeste. Mais, pour le reste, c’est une belle histoire de campagne écrite « en quatre jours » dit l’auteur au rédac-chef de L’Epoque. Elle est un peu naïve, pleine de bons sentiments et d’êtres de toute beauté, physique et morale. Un idéal qui fait plaisir.

La peinture du champêtre en Berry est une pastorale mythologique du temps, un âge d’or en univers clos, borné par la petite contrée d’enfance de l’auteur sur quelques kilomètres. Les personnages mis en valeur sont simples et droits, depuis le Petit-Pierre de 7 ans, « beau comme un ange », ses longs cheveux blonds tombant sur ses épaules recouvertes d’une peau d’agneau « comme un petit Saint-Jean Baptiste des peintres de la Renaissance » (p.1169 Pléiade), jusqu’à Marie, 16 ans, fille pauvre d’une veuve voisine et vouée à garder les moutons mais « fille d’esprit (…) la plus avisée que j’ai jamais rencontré » (p.1197), en passant par le père de l’enfant, Germain « le teint frais, l’œil vif et bleu comme le ciel de mai, la bouche rose, des dents superbes, le corps élégant et souple comme celui d’un jeune cheval qui n’a pas encore quitté le pré » (p.1183). Il est veuf à 28 ans avec trois gosses et doit se remarier pour bien les élever.

Le beau-père de la famille idéale pousse le laboureur et ses enfants au remariage. Sa fille est morte et il la pleure, mais son gendre doit refaire sa vie, bien laborieuse aujourd’hui – qui sera pire sur ses vieux jours. Il faut penser à l’avenir et quoi de mieux que la famille au complet ? Base de la société chez les Antiques comme chez Rousseau, nul ne pourra refaire le monde sans tout d’abord faire famille – la société en réduction. Germain va donc voir à la Fourche une prétendante de son âge munie de biens, dont le père est ami du beau-père. Justement, la fille de la Guillette, Marie, doit se louer comme bergère aux Ormeaux tout près de là : ne pourrait-il l’emmener sur sa jument ?

On se rend service entre voisins dans la campagne et ainsi fut fait. C’était sans compter sur Petit-Pierre qui voulait venir aussi. Mais un remariage est un projet sérieux qui n’est pas pour les enfants dont la turbulence et la naïveté de langage pourraient compromettre l’engagement. La future, déjà avancée en âge pour l’époque (30 ans), ne serait-elle pas agacée des gamineries du petit et fâchée d’avoir à en élever trois qui ne sont pas de son ventre ? Petit-Pierre se cache parce qu’il aime son père et veut à tout prix l’accompagner. Il est retrouvé endormi dans un fossé sur le chemin et le couple de Germain et Marie sont bien obligés de l’emmener.

Mais tout cela les a retardés et l’enfant, qui avait faim (et soif évidemment) les a fait s’arrêter une bonne heure. La nuit tombe et la brume se lève, ce qui les fait se tromper de chemin dans le grand bois. Ils sont perdus et doivent s’arrêter près de la Mare au diable où un enfant s’est noyé jadis, trompé par la brume. La jument, nerveuse, secoue sa charge et s’enfuit, laissant les trois êtres sous un gros chêne dans la nuit. Petit-Pierre dévore et dort, Marie l’enveloppe et veille sur lui, Germain se dit qu’il est bien sot d’aller voir ailleurs ce qu’il a sous les yeux. Mais Marie ne songe pas à se marier, encore moins avec un « vieux » qui a dix ans de plus qu’elle.

Le lendemain, ils trouvent un bûcheron qui les renseigne et chacun va à ses affaires : Marie et Petit-Pierre vers la bergerie, Germain vers la prétendante. Mais celle-ci a déjà trois godelureaux qui la courtisent et elle prend le temps de faire sa coquette, travers de bourgeoisie mais aussi l’unique moment de sa vie où elle peut décider seule avant de tomber de la coupe d’un père à celle d’un mari. Eternelle rengaine de Sand, mais due au code civil qui n’accordait à la femme que les gosses, la cuisine et l’église, selon la maxime allemande. Le XIXe, réactionnaire après les révolutions, le sera encore plus avec le déracinement de l’industrialisation. Ce ne sera qu’avec les guerres « mondiales » que la femme prouvera qu’elle est l’égale de l’homme avant de sombrer dans les excès anti-phalliques des hystériques médiatiques d’aujourd’hui qui font du mâle blanc capitaliste et macho le Diable même, le moteur de la fameuse Domination que Marx attribuait jadis à l’infrastructure économique. N’avoir qu’une seule Bite émissaire est tellement plus facile, une poupée vaudou à piquer d’épingles si elle n’est pas docile, c’est tellement plus jouissif ! Cela évite d’analyser la complexité des choses et ravale les soi-disant « intellotes » parigotes à leur superficiel.

Germain n’apprécie pas celle qui se croit et se fait désirer, en paysanne enrichie méprisant qui est en-dessous de sa condition : le mariage est pour lui affaire d’amour plus que d’intérêt matériel. Il rompt donc pour « réfléchir », malgré le père et le beau-père qui s’entendraient bien à les accoupler tout en mariant leurs biens. Mais lorsqu’il va aux Ormeaux reprendre son fils, Marie et l’enfant sont partis. Pourquoi ? Vers où ? Mystère. Il les cherche sur le chemin du retour à sa ferme et rencontre le patron de Marie qui la cherche aussi.

Les deux les retrouvent cachés dans un buisson, duquel ils sortent lorsque l’enfant reconnaît la voix de son père. Le mystère est éclairci : le patron voulait embrasser Marie avant de la faire passer à la casserole sur le foin et elle n’a pas voulu. C’est ce que raconte l’enfant, avec ses mots à lui, ce qui est candide et fort. Marie rentre donc avec Germain et Pierre. Son emploi de bergère est abandonné et le mariage de Germain ne se fera pas avec la « lionne de village ». Chacun a mesuré ce que la domination de l’autre (patron ou épouse) enlèverait à leur bonheur. Tel est le sortilège de la Mare au diable.

Et ce qui devait arriver arriva : Germain reste entiché de Marie ; Marie s’aperçoit que Germain est plutôt bien ; Petit-Pierre joue l’ange médiateur, l’Eros païen qui flèche chacun de ses traits mignons. La noce est donc décidée et une nouvelle mère attribuée à Petit-Pierre à qui l’on coupe ses longs cheveux blonds en bol avant de le nipper de « l’habit complet » au lieu de ses guenilles à la Greuze.

La suite est ethnographique, George Sand se complaît à décrire les mœurs et coutumes du Berry. La fraternité du travail de la terre engendre la sociabilité du village et le couple humain développe la même amitié que le couple de bœufs attelé au même joug. Rousseau est à l’honneur après Virgile, dans un éloge écrit des sans-voix où la plume trace le sillon même du labour dans le terreau intellectuel. Elle trace même les lignes du roman dans la réalité de la carte autour de Nohant, que l’auteur a arpenté depuis l’enfance.

George Sand, La mare au diable, 1846, Livre de poche 1997, €6.00

George Sand, Romans tome 1 (Indiana, Lélia, Mauprat, Pauline, Isidora, La mare au diable, François le champi, La petite Fadette), Gallimard Pléiade 2019, 1866 pages, €67.00

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Witness de Peter Weir

Dans une communauté amish de Pennsylvanie en 1984, une femme vient de perdre son mari et part prendre le train pour Baltimore pour aller voir sa sœur. Rachel Lapp (Kelly McGillis) est accompagnée de son petit garçon de 8 ans, Samuel (Lukas Haas). Mais le train en partance de Philadelphie a trois heures de retard et Samuel, curieux comme tous les gamins – et qui n’a jamais vu le monde extérieur à la communauté – explore la gare. Il rencontre des regards curieux, voire hostiles, comme ce rabbin portant chapeau comme lui mais qui n’est pas chrétien.

Il va aux toilettes pour hommes et, depuis une cabine, assiste à l’égorgement d’un homme par deux autres dont un lui tient la tête tandis que l’autre, un Noir, lui passe le couteau sous la gorge. Un hoquet qu’il pousse fait soupçonner au meurtrier qu’il y a un témoin et il ouvre toutes les cabines une à une pour le trouver. Samuel, pas bête, prend l’initiative de se couler dans une autre cabine par l’espace sous les cloisons, ce qui lui évite d’être vu. Il va ensuite dénoncer le meurtre aux policiers.

Entrent en scène le capitaine John Book (Harrison Ford) et son sergent Carter (Brent Jennings). Fort de ce témoin enfant, ils gardent la mère et le fils à Philadelphie pour reconnaître le tueur. Mais ni dans les bars noirs, ni sur les photos du sommier, Samuel ne reconnait celui qu’il a vu. Jusqu’à ce que… dans le commissariat, il avise une coupure de journal félicitant le lieutenant de police James McFee (Danny Glover) de la brigade des stupéfiants pour avoir intercepté un chargement précieux d’un produit servant à distiller de la cocaïne. Book va alors en parler à son chef Paul Schaeffer (Josef Sommer) qui lui demande de garder cela pour lui pour mieux enquêter. Car la victime des chiottes était un policier.

Mais le chef est véreux et de mèche avec le lieutenant : l’attrait du fric est trop fort, plus que l’amitié forgée avec Book durant leur carrière. Lorsqu’il gare sa voiture dans le parking de son immeuble, McFee l’attend et lui tire dessus. Book est blessé mais fait fuir McFee. Il se réfugie chez sa sœur où il a placé son témoin Samuel accompagné de sa mère. Il faut partir et vite. Les trois s’entassent dans l’antique Volkswagen 412 Variant break de la sœur et prend la route pour la communauté amish. Une façon de nous souvenir qu’avant l’essor de la Golf, Volkswagen était plutôt bas de gamme et pas vraiment à la mode.

Book veut repartir mais s’évanouit au volant et va percuter un refuge à oiseaux devant la ferme de Rachel et de son grand-père Eli (Jan Rubes). Les deux l’extraient du véhicule et l’emmènent en chariot à cheval vers la maison où il est couché, déshabillé et soigné par Rachel. L’infirmier du coin, qui n’est pas médecin et ne soigne qu’avec des plantes traditionnelles, conseille de l’emmener à l’hôpital. Mais ce serait dénoncer l’endroit où le témoin se cache et mettre en danger le petit Samuel. John Book, qui est célibataire et n’a pas d’enfant, s’est pris d’affection pour le gamin et tombera doucement amoureux de sa mère.

Mais les particularités ancrées de la communauté religieuse amish sont trop en contradiction avec son mode de vie et pour son goût de la vie moderne. L’alliance ne se fera pas, au grand regret de la mère et du fils, la première aspirant à retrouver un mari et le gamin un papa. Pourtant Book révèle des talents de charpentier, comme Joseph père (adoptif) de Jésus et comme Harrison Ford avant qu’il ne devienne acteur.

L’existence s’écoule, paisible, dans la communauté amish à l’écart du progrès, qui ne va à la ville que pour y vendre de l’artisanat domestique et des produits maraîchers. Les touristes se pressent pour observer ces phénomènes qui encombrent et ralentissent les routes par leurs carrioles à cheval et sont vêtus comme au XVIIIe siècle. Ils sont non-violents et l’on peut impunément les insulter et les souiller sans qu’ils puissent répliquer. Ce qui montre combien la « foi » revendiquée de ces Yankees pré-Trump du monde moderne n’est qu’un leurre : ils n’ont aucune vergogne à faire subir à ceux qui vivent les Commandements bibliques la passion même du Christ. Seul Book se rebelle, foutant sur la gueule d’un jeune macho qui se croit très fort devant ses copains à écraser une glace sur la face d’un Amish. Ce geste choque les habitants de la bourgade et un habitant sûr de sa bonne conscience (et parce que cela fait fuir le touriste) le dénonce courageusement aux flics derrière son dos.

Le chef, le lieutenant et un sbire ne tardent pas à repérer l’endroit où Book et son témoin se cachent, ce qu’ils n’avaient pu faire jusque-là car le nom de Lapp est très répandu et la communauté amish comprend plusieurs dizaines de milliers de personnes – dont aucun n’a le téléphone. Ils débarquent un beau matin, armés de fusils à pompe, et la traque commence. Book attire le sbire vers le silo à grains où il réussit à l’éradiquer, puis récupère le fusil pour affronter McFee. Il a fait fuir Samuel mais le petit tient à son nouveau papa qui lui a offert un jeu en bois construit de ses mains et, entendant les premiers coups de feu, revient pour l’aider. Son grand-père, atterré de le voir, lui demande par geste de sonner la cloche pour attirer toute la communauté. C’est ainsi que le chef, malgré son fusil, ne peut rien tenter. Toute arme et toute violence sont bannies de la communauté amish et seule la pression du groupe commande et juge. Book ne pourra jamais s’y faire et, malgré son amour pour la mère et l’enfant, retourne dans son monde.

C’est un bon film que j’ai vu plusieurs fois à des années d’intervalle. Le petit Lucas Haas est mignon et réservé, un peu comme Eric Damain dans le feuilleton Jacquou le Croquant en 1969. Kelly McGillis est jolie et surmonte sa pruderie avec une hardiesse contenue tandis qu’Harrison Ford, en mâle décidé mais fragile, rend humain ce thriller policier efficace.

C’est surtout la communauté amish qui est en vedette. Ces anabaptistes qui se sont constitués en 1693 en Suisse mènent une vie simple et austère à l’écart du progrès et du monde. Ils vivent l’écologie telle que nous la promettent désormais les prophètes de la catastrophe, montrant combien l’idéologie régresse désormais à l’Ancien régime. Pour eux, c’était mieux avant ! Car les amish vivent sous l’autorité de leur conseil des Anciens qui fait régner une forte discipline. Qui ne suit pas les préceptes est excommunié – littéralement jeté hors de la communauté et laissé seul dans le monde hostile. Ils ne vivent que l’Évangile et proscrivent l’orgueil (en allemand Hochmut, souvent lancé dans le film). Toute innovation technique ou sociétale est passée au crible du conseil ; il les interdit par conservatisme le plus souvent. S’il y a entraide et solidarité – ces valeurs « de gauche » – ni la liberté ni l’égalité n’y règnent. Si les produits de la terre sont sains car cultivés sans OGM ni produit phytosanitaire, la terre est labourée à l’attelage et demande un travail dès 4 h du matin. Si l’amour est encouragé en vue du mariage et de nombreux enfants, le comportement doit rester « décent » selon les normes édictées par les anciens, et conforme à la morale biblique.

C’était en 1984. Je me demande si John Book en 2019 aurait choisi de se retirer du monde pour vivre en un tel phalanstère au lieu de revenir dans son commissariat de Philadelphie. C’est que « l’urgence » pour la planète et les menaces d’Apocalypse que fait peser la prolifération nucléaire en Corée, en Iran et bientôt ailleurs, font aspirer les craintifs à un âge d’or biblique où tout serait paix et abondance dans les bras de mère Nature. Comme quoi quand les écolos ne sont pas carrément gauchistes comme la fille d’acteurs obsessionnelle Thunberg (thunes ? berg ?) ou son entourage de com’, ils sont nettement réactionnaires : en témoigne ce film. Vivre sous le régime patriarcal sans électricité ni moyens de communication, comme les agriculteurs éleveurs de l’Ancien testament, si cela rassure beaucoup comme hier les monastères, n’est pas vraiment en faveur de l’épanouissement de chacun.

DVD Witness : Témoin sous surveillance, Peter Weir, 1985, avec Harrison Ford, Kelly McGillis, Josef Sommer, Lukas Haas, Paramount Pictures 2000, standard €7.86 blu-ray €14.16

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La Russie et les Russes entre mythes et lieux communs

Au Salon du livre russe organisé au Centre spirituel et culturel orthodoxe du quai Branly à Paris le week-end dernier, une table ronde a eu lieu entre Youri Fedotoff, avocat et romancier, auteur du Testament du tsar, et Alain Sueur, financier et enseignant, auteur d’ouvrages de bourse et de gestion de patrimoine mais aussi auteur d’une thèse de doctorat à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne il y a plus d’un quart de siècle sur URSS et mythologie avant la Perestroïka.

Cette table ronde a eu lieu avec la bienveillance de Mme Irina Rekchan, Présidente du Salon du Livre Russe et sous l’égide de M. Léonid Kadychev, Directeur du Centre Culturel et Spirituel russe à Paris. Elle a été présentée par Guilaine Depis, attachée de presse de Youri Fedotoff.

Les intervenants ont choisi d’explorer trois mythes principaux français (et occidentaux en général) sur la Russie par le survol de textes de Saint-Simon à Sylvain Tesson, puis d’analyser les mythes ambivalents que sont le Barbare, le Pionnier et l’Age d’or. Alain Sueur avait recensé 17 mythes à propos de l’URSS au début des années 1980 mais les trois retenus sont majeurs pour l’image que nous avons de la Russie au travers des siècles.

Un mythe est un récit explicatif qui ordonne le monde dans l’imaginaire d’une culture. Il a une double fonction dynamique et compensatrice, pour saisir vite un fait nouveau ou prévoir en fonction de schémas connus. Alain Sueur explique que le psychologue américain Daniel Kahneman, « prix Nobel » d’économie en 2002, distingue deux cerveaux : le Système 1 et le Système 2. Le Système 1 est une façon de penser archaïque, approximative et globale mais rapide, née dans la savane pour échapper aux prédateurs. Il fonctionne automatiquement et vite, créant un schéma cohérent d’idées issues de la mémoire associative, des impressions et des sentiments. Le mythe est le mode de pensée global et immédiat du cerveau. Le Système 2, lui, ne fonctionne que lorsque tout danger est écarté et que la pensée a le temps de raisonner et d’analyser.

BARBARE

Youri Fedotoff montre dans un texte des Mémoires de Saint-Simon l’hommage que Pierre le Grand, réformateur et « civilisateur » de la Russie, fit à Richelieu sur son tombeau : « Grand homme ! Je t’aurai donné la moitié de mes Etats pour apprendre de toi à gouverner l’autre ! ». C’est que le tsar de toutes les Russies est volontiers perçu comme un « barbare ». Le marquis de Custine écrit dans ses Lettres de Russie en 1839 qu’elle est « une société à demie barbare mais régulée par la peur ». Le général de Gaulle dans ses Mémoires de guerre, évoque sous Staline « un peuple à ce point vivant et patient que la pire servitude ne le paralysait pas ». Sylvain Tesson dans Bérézina note après Milan Kundera  « l’absence de rationalité dans la pensée russe » et sa propension « à toujours sentimentaliser les choses, à éclabousser la vie de pathos ».

Alain Sueur expose que le mythe du Barbare se décline en deux mythes opposés : l’Ogre et le Bon sauvage. Le barbare est celui qui n’est pas comme nous, notre inverse humain. Dans les trois étages de l’humain, il n’apparaît ni civilisé, ni humaniste, ni maître de soi. Il est donc menaçant, Ogre qui croque (version mâle) ou qui dévore (version femelle) selon Gilbert Durand dans Les structures anthropologiques de l’imaginaire soit l’image du char d’assaut qui a menacé toute l’Europe sous Brejnev et celle du Léviathan totalitaire qui menace toute pensée individuelle.

Le Bon sauvage représente en revanche la vigueur vitale des instincts qui permet à toute société de se régénérer quels que soient ses malheurs (le Phénix), une force de jeunesse qui pousse certes à l’éternel présent mais aussi au nomadisme, à l’égalitarisme fraternel, au millénarisme. Le Barbare est figuré par l’Ours, animal totem russe (Michka dans les contes) qui ressemble à un homme mais plus fruste, apte à hiberner avant de se réveiller au printemps pour devenir prédateur.

PIONNIER

C’est que la barbarie supposée est liée à l’espace. En Russie où la steppe ondule à l’infini jusqu’à l’horizon, tout paraît possible, tout est à explorer, conquérir, exploiter. D’où l’animal emblématique du Cheval, déjà important chez les Scythes et revivifié par les Tartares puis les Cosaques. De Gaulle note la volonté de puissance de la Russie stalinienne : « Rassembler les Slaves, écraser les Germaniques, s’étendre en Asie, accéder aux mers libres, c’étaient les rêves de la patrie, ce furent les buts du despote ». Et, renchérit Sylvain Tesson : « Les Russes furent les champions des plans quinquennaux parce qu’ils étaient incapables de prévoir ce qu’ils allaient faire eux-mêmes dans les cinq prochaines années ». Hélène Carrère d’Encausse note, dans son introduction à son livre Le général de Gaulle et la Russie, combien l’espace russe a tenté les voyageurs d’Occident comme les marchands anglais.

Cette dimension spatiale est cruciale pour édifier le mythe du Pionnier qui, comme aux Etats-Unis, repousse la Frontière terrestre et monte même jusqu’aux étoiles avec Youri Gagarine en 1961. Mais le Pionnier est un mythe ambivalent, comme tous les mythes. Le Héros se décline selon les trois fonctions indo-européennes de Georges Dumézil en Prophète législateur tel Moïse, Napoléon ou Lénine, en Aventurier conquérant tel Ulysse, Alexandre le Grand ou Pierre le Grand, en Chercheur civilisateur tel Erik le Rouge, viking qui colonisa l’Islande avant d’explorer le Groenland et les abords du Canada, Faust ou Einstein.

Mais la toute-puissance du Héros menace la société en imposant par la force un carcan de pouvoir tel un Moloch sans pitié (Pierre le Grand, Lénine, Staline). Elle menace aussi l’humanité tout entière via le mythe du Savant fou, un docteur Faust apte à signer un pacte avec le diable pour créer de la puissance. C’est alors le délire pseudo-scientifique d’un Lyssenko, la démesure industrielle de Tchernobyl qui aboutira à la catastrophe que l’on sait, ou l’exploitation sans mesure de l’eau des fleuves Amou-Daria et Syr-Daria pour accentuer la production de coton. Résultat : la mer d’Aral a été asséchée de moitié !

AGE D’OR

Le danger des Héros Barbares est de vouloir recréer et imposer un Age d’or au forceps, à la fois Paradis pour le côté positif et Gel bureaucratique formaté pour le côté négatif. Pierre le Grand rêve de gouverner comme Richelieu, le Tsar qui visite la France, décrit par Saint-Simon en 1717, a « ses volontés incertaines sans vouloir être contraint ni contredit sur pas une ». Et Custine un siècle plus tard note « la tyrannie patriarcale des gouvernements » et « une société (…) régularisée par la peur ».

Le mythe de l’Age d’or peut être régression dans le passé ou utopie d’avenir. Cet Age se situe avant : paradis perdu chrétien ou Moscou « troisième Rome », ressourcement originel dans la Rodina (la patrie charnelle du souverainisme national), ou l’accord retrouvé de l’homme avec la nature et avec sa nature qu’espère Marx dans le communisme réalisé. Il se situe aussi après dans le temps, ou ailleurs dans l’espace : Frontière des pionniers colonisateurs, Eldorado pour les conquistadores du pétrole et des minerais, merveilleux des guides illuminés vers le Bélovodié ou pour retrouver Kitège, la ville russe assiégée par les Tartares durant la grande invasion de 1242 qui descendit avec tous ses habitants, ses tours et ses églises, au fond d’un lac et dont Rimski-Korsakov a fait un opéra. Depuis, seuls les justes et les purs peuvent retrouver Kitège comme on découvre le saint Graal, et entrevoir dans l’eau ses coupoles. Cette ville n’émergera qu’au moment où les hommes se repentiront de leurs péchés. Il s’agit donc dans ce mythe de créer la Cité de Dieu (version chrétienne), de bâtir des cités rationnelles (Saint-Pétersbourg de Pierre le Grand, Akademgorodok de Staline) ou de créer la Cité idéale du communisme où règnerait la pure administration des choses sans conflits politiques (modèle de la Poste de Lénine). L’Ordre cosmique assuré par Dieu, l’ordre politique par le tsar, l’ordre social par le Parti avant-garde « scientifique » et ses technocrates – avant peut-être les écologistes de l’urgence climatique.

Mais le risque est d’imposer un géométrisme abstrait à la société, de dériver vers l’alliance des bureaucrates et des organes de sécurité comme dans 1984 de George Orwell. Le rêve du socialisme dans un seul pays aboutit très vite à la paranoïa stalinienne de forteresse assiégée qui nécessite un Mur – moins pour se défendre de l’extérieur que pour empêcher ses propres citoyens de quitter le navire. La Russie comme l’URSS ont alterné des phases de « gel » et de « dégel », allant vers une européanisation et les libertés avant de se rétracter en « despotisme asiatique » et robotisation des comportements sur le modèle social du servage ou du Goulag (rabot en russe veut dire travail…). Qui veut faire l’ange fait la bête, notait jadis Pascal. Qui croit détenir la Vérité (Pravda), de droit divin, autoritaire ou « scientifique », tend à l’imposer à tous et sans discussion, « pour leur bien ». L’ethnos s’oppose au demos, la patrie biologique, affective et traditionnelle s’oppose à la société du contrat, du droit et du progrès dans le respect des Droits de l’Homme que nous tenons pour universels.

Ce pourquoi le Barbare c’est toujours l’Autre, celui qui n’est pas comme nous et qui récuse notre liberté.

CONCLUSION

Si Youri Fedotoff note que les mythes d’aujourd’hui sur la Russie vue par les Français sont les mêmes que ceux du passé, Alain Sueur suggère que ce sont « nos » mythes culturels et qu’ils ne sont pas universels. C’est « notre » façon de voir la Russie et les Russes, une façon caricaturale bien utile pour s’orienter et agir dans le flux d’informations qui survient, mais au fond fort peu rationnelle et scientifique. Il note aussi que la Russie fait partie du même ensemble chrétien que l’Occident tout entier et qu’il existe donc des passerelles de compréhension.

Par exemple la nouvelle d’Anton Tchékhov, La Steppe – Histoire d’un voyage, publiée en 1888. Igor, 10 ans, est un double de l’auteur lorsqu’il revenait de chez son grand-père au village de Kniajaia à 60 verstes de Taganrog. Le jeune garçon quitte la campagne pour la ville, sa mère pour un monde d’hommes et l’école communale pour le lycée. Il passe de l’ignorance au savoir (du Barbare au civilisé), des paysans aux bourgeois, de la nature à l’urbanité. Le dernier bain dans la rivière, durant le voyage, est pour lui source de jouvence qui lui « dilate le ventre », en Bon sauvage qui se régénère pour garder sa vitalité et devenir Héros créateur. Cette belle nouvelle montre que certains mythes que nous formons sur la Russie sont partagés par les Russes eux-mêmes.

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Jan de Hollande

Lorsque j’eu 8 ans, j’ai reçu en cadeau un livre qui parlait d’un enfant un peu plus grand : Jan. J’ignorais alors qu’il se prononçait Yann, comme le copain que j’aurai plus tard au lycée Jean-Baptiste Corot de Savigny-sur-Orge, vers le milieu des années soixante ; bien que de nom de famille alsacien, ses parents lui avaient donné un prénom breton, prémices de la mode nostalgique provinciale qui allait envahir le pays dans les années 1970.

Jan de Hollande est un beau garçon de 10 ans blond et sportif, le plus souvent le col ouvert et pieds nus dans des sandales. Il est frais et sain, curieux et joyeux. Un vrai scout des années cinquante. Son existence de second dans une famille de quatre enfants dont deux filles est un bonheur : maman à la maison, papa travaillant dans l’industrie navale, grands-parents à la ferme qui élèvent des vaches et font du fromage.

Toute l’existence de Jan et de ses cousins est encore traditionnelle, ce qu’on appellerait aujourd’hui « écologique » : cultiver ses légumes, circuler à vélo, acheter aux charrettes ambulantes tirées par un cheval de l’alimentation locale, explorer la nature, jouer avec un voilier en bois, se coucher et se lever tôt avec le soleil, parler et faire des jeux de société le samedi soir avec les parents, se baigner en été et patiner en hiver, ramer dans les roseaux, actionner le moulin à vent, faire la fête à la saint Nicolas, à Noël, pour l’arrivée des jeunes harengs, pour la sortie des tulipes, pour l’anniversaire de la reine…

Ce livre m’apprend pourquoi j’ai toujours considéré l’écologie à la française des bourgeois urbains comme une utopie d’essence religieuse. Ils veulent réaliser la Cité de Nature comme jadis les clercs du Moyen-Âge voulaient réaliser la Cité de Dieu hors les villes, en monastères isolés. L’écologie est trop importante à la planète pour la laisser aux écologistes idéologues et « politiciens » – surtout français !

Jan nous parle de son pays, la Hollande, très différent du nôtre. Mais il va justement découvrir la Savoie en été, contraste absolu avec ses montagnes et sa quasi absence de bateaux et de vélo (ça grimpe !). J’ai rencontré nombre de jeunes Hollandais à peu près de mon âge dans les campings des années 1960 et 1970. Grâce à Jan, j’ai toujours eu un préjugé favorable à leur égard et je n’ai jamais été déçu. Je ne parlais évidemment pas un mot de néerlandais, eux à peine quelques mots de français, mais que de complicité, de fou-rires, de jeux avec eux ! Ils ne gardaient jamais un vêtement de trop, habitués à un climat plus frais et par économie de lessive ; ils étaient bien bâtis, d’humeur égale, toujours prêts. Un idéal de copains !

J’ai depuis travaillé avec des Hollandais dans la finance et certains ont des liens semi-familiaux avec moi. J’apprécie leur ouverture sur le monde, leur pratique de plusieurs langues (la leur n’étant parlée que chez eux), leur sens du commerce et du savoir-compter. Ils aiment la famille puisqu’ils en ont été aimés. Leur écologie moderne est moins théorique et plus pratique que celle des Français puisqu’ils sont confrontés quotidiennement à la montée de la mer et à l’entretien des polders qui constituent 17% de leur territoire. Ils ont fait à l’aide de moulins à vent d’un golfe marin un lac d’eau douce, le lac d’Yssel, ainsi qu’il est conté par Jan.

Jan de Hollande reste l’un de mes compagnons d’enfance favori, avec le prince Erik et Briand de Jules Verne. Ecrit en 1954, il montre aussi comment notre société est taraudée de nostalgie et de conservatisme, un demi-siècle plus tard. La modernité technologique effraie, le grand large fait peur, les monstres chinois et américain deviennent de grands méchants loups marchés. Le Poutine, le Johnson et le Salvini, à côté, font figures d’ours empaillés ou de tigres de papier comme on disait en 68. L’existence de Jan et de sa famille stable fait rêver : c’était comme ça chez nous dans les années d’après-guerre, juste avant l’essor économique et technique opéré par de Gaulle, juste avant 1968. En sourd une vieille tentation de retrouver l’Âge d’or. Mais a-t-il vraiment existé ou n’est-il que de la littérature pour enfants comme La vie fraîche et joyeuse des scouts du chocolat Poulain, distribuée ces années-là ?

F. François et J-M Guilcher, Jan de Hollande, illustrations de Gerda, 1954, Flammarion Les albums du Père Castor, occasion €28.80

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Philippe Delerm, Les chemins nous inventent

Philippe Delerm est devenu célèbre. Ses livres de peu de pages ont du succès. Il parle peu, de lieux hors du temps, de choses simples, de sensations éternelles. Je n’ai pas lu son œuvre entière mais seulement un volume, Les chemins nous inventent, paru en 1977. Je crains cependant qu’il ne répète à chaque fois le même livre avec des textes neufs.

Celui-ci a un beau titre, des narrations courtes, agrémentées de photographies léchées prises par sa femme : une promesse.

Hélas ! La déception est au tournant de chaque page. Les adjectifs se bousculent, agités comme des drapeaux, peut-être brandis comme des boucliers, en tout cas collés comme autant d’étiquettes pédagogiques sur les mots. Il ne qualifie pas les choses, il les cliche. Les lieux sont communs, dits « inspirés », l’intimité est « chaude », l’autorité « bienveillante », la promesse « effleurée », la sensation « sourde », les domaines « mystérieux » – et ce ne sont que quelques exemples. À croire que l’auteur a puisé dans le fameux dictionnaire du vieux Flaubert, revu et mis à jour, des stéréotypes d’aujourd’hui. Un répertoire de la bêtise qui se croit littéraire. Le langage est si apprêté, ornementé de mots précieux, qu’il me consterne. Tant de tics tintinnabulent : « c’est bon de… », « quel plaisir… », « le plus beau… ». Le ton est pompeux, solennel, comme si l’auteur écrivait pour de futures dictées.

Le pire vient lorsque l’on a achevé l’ouvrage, dans la vue que l’on a de l’ensemble. Ces textes qui prennent prétexte de flânerie recherchent en fait le mythique âge d’or. Fini la recherche du temps perdu, mais vivement le temps qui ne bouge plus. Delerm célèbre le dernier soleil d’automne, les promesses d’un printemps, les rouges et verts contrastés de l’été, la première gorgée de bière. On sent la flemme, le tropisme du bien-être, l’attrait de la rêvasserie, la grande aspiration au repos. Changer, bouger, vivre, quelle hantise ! Peut-être est-ce cela qui plaît aux lecteurs. Le rêve de l’auteur semble celui du temps immobile, de ne rien faire au milieu d’une nature toujours égale, dans les villages immémoriaux et les demeures ancestrales. C’est un bonheur de retraité, de fonctionnaire frileux, pantouflard, agressé par la ville et les bouleversements incessants de la modernité. Le succès fondé sur de telles bases me paraît faux. Il est celui, contingent, d’une époque particulière, celle de « l’horreur économique » de la fin des années 1990, d’une société stressée par le changement, la crainte de la mondialisation, de l’informatisation, la hantise de perdre son savoir-faire, ses repères, son identité.

La nature est pour Delerm un âge d’or de légende. Il s’en enivre, à l’opposé par exemple du Canadien Robert Lalonde qui lit le monde sur le flanc de la truite et à qui le vent et les nuages, le chien et les oiseaux, ou l’adolescent en fleur, parle, remue, hérisse.

Ce livre, « je tremble un peu de voir qu’il nous ressemble », écrit Delerm. Moi aussi. Est-ce cela la France d’aujourd’hui ? Cette nostalgie provinciale ? Cette aspiration au monde d’avant-guerre tout de lenteur paysanne ? Cette jouissance égoïste du jardin, du village et des vieux châteaux ? « On voudrait que les heures penchent vite vers la nuit et fassent naître des envies de bière, de café resserré, blotti dans la chaleur… » Le lecteur attentif notera la banalité du « on », tout comme l’infantilisme des « envies » du « resserré » et du « blotti » : une nostalgie de ventre de mère.

Même les personnages sont fossiles, réduits à leur fonction : papetier, jardinier, artisan, « enfant » sans distinction. Les personnages sont même parfois des statues de pierre, immobiles pour l’éternité : les singes du château de Champs-de-bataille, la Vénus de Bizy, les « moniales évanouies » de l’abbaye, les statuettes de chérubins du cimetière de Ferrières. Il y a bien-sûr « Sylvie », mais elle n’est plus… qu’un souvenir, figé lui aussi.

« On est toujours plus routinier qu’on ne le pense ». Malgré le « on » (qui est con, comme chacun sait), la remarque est juste et fait contraste à ces rares échappées, symptômes d’une vision meilleure. Par exemple : « Les petits joueurs de foot ne ferment pas les yeux de bien-être, comme les adultes amateurs de chaleur. Fascinés par la balle, ils ne la quittent pas du regard » p.94. Ces gamins ne sont pas fatigués mais Delerm l’est ; ils sont la vie, lui le repos. Et c’est dommage car il sait voir.

Philippe Delerm, Les chemins nous inventent, Livre de poche 1999, 170 pages, €6.60

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Ernst Jünger, Soixante-dix s’efface 1981–1985

Soixante-dix n’arrête pas de s’effacer sous la plume de Jünger, quinze années après celle qui lui a donné son titre. L’auteur va sur ses 90 ans, il écrit de plus en plus d’aphorismes, raconte de plus en plus de rêves, cite de plus en plus des extraits de correspondance. Le lecteur a la nette impression que l’auteur s’assèche et qu’il supplée au manque de vitalité de sa réflexion par une attention minutieuse portée aux détails. Le traducteur parle de « transparence » du grand âge. Le terme est joli, plutôt gentil. En fait, c’est la personnalité qui s’efface devant ce qui advient.

En vieillissant, Jünger intervient de moins en moins. Il n’est plus acteur mais spectateur de son existence. Il rejoint le zen dans son attitude de laisser-être. Les choses sont ce qu’elles sont et, à leur égard, il passe du dynamique au descriptif. Ses références de prédilection sont pour l’immuable : le minéral, le botanique, l’insecte. En ce qui concerne l’humain, il préfère les mythes ou la divination. Le présent ne l’intéresse plus que comme clé pour comprendre l’éternité. « Le pôle opposé au rire, ce sont les mathématiques » p.14. « Je suis l’ami des gens à part qui, dans les situations désagréables, par exemple au feu, se préoccupent de questions accessoires » p.37. La vieillesse est un nouveau feu, un combat : « ce n’est pas la capacité – c’est la libido qui régresse » p.122. L’élan vital se ralentit.

La perception change, on aspire au repos : « On atteint un état de bien-être total lorsqu’on ne sent plus ni son corps ni l’environnement. On l’observe plus souvent chez les animaux que chez les hommes : ils vivent de façon plus naturelle que nous » p.223.

La conscience se focalise sur les grands rythmes, comme si elle voulait se mettre au diapason des mouvements cosmiques. « En tant que résidence de la vie, la terre constitue une exception dans notre système, et peut-être uniquement en lui. Le fait que les anciens considéraient le flux et le reflux comme la respiration de Gaïa ne doit pas être tenue pour une erreur mais pour une autre manière de voir » p.124. De même, « le sens indestructible de l’astrologie ne réside pas dans l’interprétation des destins individuels mais dans le fait qu’elle libère le regard du premier plan historique pour le tourner vers la marche de l’horloge cosmique » p.101. Pareillement pour les dieux : « il ne faut pas considérer les dieux comme des idées – des créations poétiques, ce serait plus juste. En tant que tels, ils atteignent une plus grande crédibilité, également sous forme d’apparitions. Ce sont eux, en fait, qui donnent forme à l’histoire » p.335. D’ailleurs, « le 22 octobre 362, le temple d’Apollon à Antioche disparut dans les flammes. L’incendie criminel, dirigée contre l’empereur Julien, signifia la fin du monde des dieux antiques » p.462.

Aujourd’hui est encore une période de grands bouleversements : « De nouveau, ce sont les modifications géologiques et atmosphériques, la destruction de certaines espèces animales, la menace qui pèse sur notre propre survie. Cela indique une répétition qui s’effectue au sein de cycles très amples. D’où aussi l’impression que nous avons déserté le cadre de l’histoire du monde pour tomber sous le coup des mouvements de l’histoire de la terre » p.129. Nous passerions de l’humain au cosmique parce que notre cycle, celui des titans, s’achève. Le prochain cycle sera plus spirituel, plus soucieux d’être en phase avec le cosmos. « La force d’attraction croissante des œuvres d’art est un symptôme des années que nous vivons – d’une part elle témoigne d’un manque de la force créatrice, de l’autre d’une soif de la rencontrer » p.521.

Il nous faut retrouver l’enfance, la source de vitalité humaine : « je tiens l’enfant pour génial – ce qui signifie : vivant dans un état de nature inaltérée –, au sens de la Genèse, encore intact vis avis de la connaissance. À tout âge, la force créatrice doit revenir puiser à cette source » p.492.

Retour à l’anarque, la grande création d’Ernst Jünger, une biographie faite concept où l’anarchiste est monarque et non bête du troupeau anar. Il explique : « la vérité et l’efficacité ne coïncident que par hasard. La vérité est essentielle, l’efficacité accidentelle. La vérité peut rester inefficace ou même provoquer son contraire. Les âges d’or sont ceux où la vérité et l’efficacité concordent » p.54. Lorsqu’ils ne concordent pas, nait l’anarque. « L’anarque évitera la rencontre avec l’homme borné, mais il ne le heurtera pas de front, car celui-ci tient les choses en main » p.76. On a toujours tort de s’engager car on ne peut rien tout seul contre la physique des masses. On ne peut que se mettre dans un courant. Quand il n’en est pas de sérieux, « le mieux est l’anonymat – on n’a absolument rien à voir à l’affaire – ni pour, ni contre. La prudence s’impose alors, mais seulement comme s’il s’agissait d’un phénomène naturel, par exemple un gros orage pendant lequel il n’est pas recommandé d’aller faire un tour dans la rue (…). La masse n’est ni bonne ni mauvaise, mais tout simplement bête. On peut s’en tirer avec elle à condition de ne pas entrer en concurrence » p.368.

À l’opposé de l’anarchiste et du nihiliste, « l’anarque est un optimiste persuadé de sa propre puissance mais qui connaît ses limites. Il va aussi loin que le permettent l’époque et les circonstances, mais pas plus loin. Il est foncièrement normal ; sa seule particularité est qu’il reconnaît la norme comme sa loi. Il accorde cela à n’importe qui d’autre. En tant que citoyen, il vivra généralement de manière effacée, s’abstiendra de critiquer et son enthousiasmera difficilement. Cela n’exclut pas un rapport bienveillant à l’autorité, fondée sur sa supériorité intérieure » p.422. Le chien est social et conforme, « le chat est anarque – s’il cherche le contact avec nous, c’est dans son intérêt. Il conclut alors avec nous, selon les termes de Stirner, une « association » qu’il peut dénoncer quand il le souhaite » p.476.

Sur le rôle de l’auteur de livres : « Il faut souligner que l’auteur élève son lecteur à un niveau supérieur à la morale du temps. Ainsi le lecteur, sans approuver pour autant la polygamie ni l’esclavage, pourra se transformer l’espace d’une nuit en un Aladin qui commande à des eunuques et des esprits serviteurs, et prend plaisir à son harem. C’est de cette liberté absolue que vit la grande littérature, et en particulier la tragédie » p.353.

Quant à écrire un journal, il est un témoignage, une borne dans le temps : « Tout journal a pour perspective d’être publié, s’il atteint l’âge nécessaire. Après cent ans passés, il acquiert déjà une dimension historique qui s’accroît de plus en plus. Ce qui serait précieux dans un autre sens que celui du compte-rendu personnel, ce serait de fixer, décennie après décennie, le déroulement d’une journée. En ce domaine, les événements habituels sont plus importants que les événements inhabituels, et les faits plus importants que les opinions » p.322.

Message pour un lecteur qui lui écrit et lui demande ce qu’il est nécessaire de lire : « Lisez Hésiode et l’Edda, ainsi que l’Apocalypse, Isaïe et Jérémie – ils sont actuels » p.390.

Ernst Jünger, Soixante-dix s’efface 1981–1985, tome 3, Gallimard 1996, 579 pages, €29.40

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Gérard Gengembre, La Contre-Révolution

La Contre-Révolution est la réaction à la Révolution : comment la penser, comment s’y opposer théoriquement et pratiquement. La pratique ne survivra pas à la Restauration, ce faux-semblant du retour à l’ordre d’Ancien régime ; la Révolution a définitivement fait entrer l’histoire dans l’esprit et le comportement des hommes, c’en est fini du Plan divin, et le parti légitimiste se délitera face à la petite politique, avant de s’effondrer avec le refus du comte de Chambord d’accepter le drapeau tricolore. La théorie a subsisté longtemps, tout le siècle XIX, avant de se fondre par Maurras dans le nationalisme, qui remplace la religion en tant que Providence. Aujourd’hui simple « butte témoin » de la pensée, la Contre-Révolution n’existe plus guère.

Sauf qu’elle reprend du poil de la bête avec l’intégrisme musulman. La théocratie islamique avec sa Révélation mahométane et son Coran applicable comme un Plan divin, est-elle si différente de la théocratie catholique avec sa Révélation christique et son Evangile applicable comme un Projet divin ? Etablir le Califat ou la Cité de Dieu, est-ce si dissemblable ? La perte de l’idée contre-révolutionnaire explique peut-être pourquoi le monde intellectuel français a tant de mal à comprendre l’islamisme d’aujourd’hui : nous n’avons plus les codes. Le mérite de cet ouvrage touffu, paru pour le Bicentenaire de 1789, est de faire œuvre de mémoire à destination du temps présent.

L’essai se déroule en trois parties : réagir, reconstruire, fin des temps. Le texte est dense, pas toujours simple, usant de mots sophistiqués et d’une phraséologie souvent tortueuse. Le style « normalien universitaire » ignore la clarté du juriste, la précision de l’historien comme le lyrisme d’écrivain. Mais Gengembre tente une histoire des idées, bien délaissée sur la droite à cause de l’engouement marxiste – dont l’idéologie apparaît fort proche malgré les apparences ! Car si la volonté n’existe pas en histoire, comme tente de le prouver Marx avec ses lois historiques, si la « science » veut remplacer la Providence et l’Avenir radieux la future Cité de Dieu, quelle différence ? Les humains sont toujours le jouet d’une « main invisible », qu’elle soit celle de l’Histoire ou celle de Dieu et ils ne savent pas ce qu’ils font, jouets de forces qui les dépassent. Quant au Projet, il se réalise quoi qu’il arrive, donnant un sens à l’Histoire. Ce qui n’était pas dans les idées des Lumières, pour lesquelles la raison se devait de remplacer la foi et « la » politique s’affirmer contre « le » politique, volonté libre de faire contrat et d’aller où l’on choisit.

Cette prise en main humaine des hommes entre eux laïcise l’existence ; Dieu s’éloigne et se fait plus personnel, voire inexistant. Cette laïcisation de la modernité frappe la Contre-Révolution d’obsolescence. Toute l’obsession des contre-révolutionnaires sera de replacer Dieu au centre de la réalité humaine, de rétablir l’Ordre immuable de la Création et la réalisation par étape de son Projet qu’est la Cité de Dieu. Il faut pour cela frapper en négatif tous les acquis de la Révolution, voir le diable à l’œuvre dans l’orgueil de la raison, dans la division des partis, Babel dans l’accueil de tous au nom de l’Abstraction. Le corps de doctrine cherche à penser la Révolution pour en obtenir une maîtrise symbolique – faute d’être réelle. Les théories du Complot feront florès, comme le concept de décadence, avec l’Apocalypse possible à la fin.

Précisons que le libéralisme comme le nationalisme, étant issus de la Révolution ne sauraient être contre-révolutionnaires. Tous deux révèrent l’individu émancipé grâce à l’éducation de tous liens biologiques, familiaux, sociaux, intellectuels et spirituels – tout l’inverse de la Contre-Révolution. Ils font des passions humaines (l’intérêt et la guerre) le ressort des nations. Le nationalisme de Maurras, repris par l’extrême-droite et le fascisme, constituera l’aveu d’échec des contre-révolutionnaires : l’individu sera intégré à la doctrine et « politique d’abord » deviendra le slogan, en lieu et place de la religion.

Car la Contre-Révolution se veut antihumaniste, antirationaliste, anti-individualiste, antilibérale, anticapitaliste, antimatérialiste, antibourgeoise, antihistoriciste et anti-industrielle. Elle récuse en bloc la Réforme, les Lumières, la Révolution, l’urbanisation et l’industrialisation, les échanges mondiaux et le primat de l’argent – en bref la modernité. Notons que certains courants écolos se situent volontiers aujourd’hui dans cette conception du monde, prônant comme les contre-révolutionnaires le retour à la terre et aux valeurs communautaires paysannes, les circuits courts et le troc, l’immuabilité de la reproduction sociale pour ne pas exploiter la planète ni les autres. Pour eux comme pour les précédents, la société moderne, urbaine et industrielle est « irréaliste », vouée à « aller dans le mur » ; ils opposent le pays légal au pays réel et Paris aux provinces, les bourgeois (bohèmes) nomades hors-sol aux paysans enracinés sur leur terre, dans leur langue et coutumes régionales, la bureaucratie lointaine à la solidarité communale, la société du contrat à la communauté organique, les « droits » sans « devoirs » et ainsi de suite…

L’anglais Burke, dès 1790, oppose le progrès lent, mûri, intégrant les traditions – à la Révolution table rase vouée à tout reconstruire dans l’abstraction (comme les départements carrés et la semaine de dix jours). Les droits des gens sont meilleurs que les Droits de l’Homme, « greffe abstraite et catholique », volontiers absolutiste comme la hiérarchie d’Eglise où le Pape veut s’imposer aux rois. Ce qui explique largement le Brexit, constate-t-on aujourd’hui, les « directives de Bruxelles » tenant lieu de « bulles papales ». L’Etat abstrait est potentiellement despotique : 1793 le montrera, tout comme 1917 et, après lui, Mao, Castro, Pol Pot, tous nés de la Révolution française et des idées des Lumières.

Le courant contre-révolutionnaire s’établit sur la famille, cellule de base de la société, ce pourquoi éducation, avortement, mariage et procréation assistée révulsent autant les catholiques intégristes aujourd’hui.

Pour que vive la famille, il faut assurer la propriété ; elle est évidemment foncière et terrienne, vouée au travail à la sueur de son front selon le texte biblique, et pas à l’agiotage ni à la spéculation (« l’argent gagné en dormant » de Mitterrand, adepte de « la France tranquille » sur fond de clocher campagnard). Il y avait un certain retour aux valeurs pétainiste dans le socialisme de Mitterrand, ancien Cagoulard fervent lecteur de Barrès et de Chardonne ; les croyants de gauche n’y ont vu que du feu.

Pour la stabilité de la société, rien ne vaut la religion, Tocqueville le montrera en Amérique. Les contre-révolutionnaires sont déstabilisés par la liberté offerte par la raison aux humains ; ils lui préfèrent la Providence et le Plan de Dieu, la promesse de rachat à la fin des temps et l’idéal de la Cité universelle chrétienne à construire (d’où une certaine idéologie de la conquête et de la colonisation pour « civiliser » les sauvages – i.e. les ouvrir au message du seul Dieu vrai – ce que reprennent sans vergogne les sectes intégristes de l’islam). La religion apaise la société par son encadrement moral, son idéologie de la résignation et sa conception hiérarchique et immuable du monde : Dieu dans l’univers, les prêtres, les fidèles ; le roi dans la nation et l’Etat, les nobles et les fonctionnaires, le peuple ; le père dans la famille, la mère, les enfants – tout s’emboite harmonieusement dans l’Ordre cosmique. Ce pourquoi certains courants technocratiques (y compris à gauche) considèrent que l’Etat est une grande famille qui ne doit laisser personne sur le bord du chemin et un instrument du social via l’administration, correcteur des mœurs via l’éducation. La constitution d’un Etat n’est pas un texte mais avant tout « une ambiance, un mode de vie, un ensemble littéralement indéfinissable qui procure une forme de bien-être » p.188. Ce pourquoi ce qu’on appelle aujourd’hui « le vivre-ensemble » ne saurait tolérer voile islamique ni incivilités anti-républicaines, ni qu’une soi-disant « loi divine » (catholique ou islamique) se déclare « supérieure » aux lois du pays.

Remettre en cause cet ordre « naturel » engendre anarchie, désordres, débordements – comme en juillet 1789, en mars 1871, en juin 1940, en mai 1958 et en mai 1968. A chaque fois il y aura « retour à l’ordre moral », réaction et frilosité. Les attentats de 2015 en France, mais surtout ceux du 11-Septembre 2001 aux Etats-Unis, sont la version récente de ce « désordre » qui engendre la « réaction ». « Le coupable idéal existe : banquier, protestant, étranger » p.49 – on dira aujourd’hui financier (souvent américain, souvent juif), islamiste, immigrant ou prédateurs de nos entreprises (Chinois, Saoudien, Américain…). Les théories du Complot et les Cassandre sont presque toujours à l’extrême-droite, à l’exception des écolos dont la frange « politique », nous l’avons vu, flirte avec le fixisme religieux (préparé par l’idéologie marxiste des « lois scientifiques de l’Histoire »). Pour Bonald, la guerre est une nécessité de la sauvagerie, facteur de progrès car « apporter la civilisation » doit apaiser les sociétés non constituées (argument des colonialistes comme de George W. Bush en Irak) ; pour Maistre, la guerre purifie, ce que croyaient le fascisme comme les soldats perdus de la décolonisation – ou entre les islamistes de Daesh.

Faute de pouvoir jouer le jeu de la petite politique, la Contre-Révolution se réfugie dans la littérature : les pamphlétaires ont du talent (Flaubert, Barbey d’Aurevilly, Bloy), les romanciers un regard aigu (Balzac), les historiens célèbrent le féodalisme médiéval et les troubadours ou analysent la société organique (Taine), les essayistes usent d’un romantisme lyrique (Chateaubriand, Barrès). Selon l’auteur, il faut distinguer les résistants au changement, les antirévolutionnaires et les contre-révolutionnaires. Les premiers sont épidermiques, les seconds manifestent le ras-le-bol des exclus (en général des campagnes ou, aujourd’hui, du périurbain), seuls les troisièmes ont un projet total de contre-société. Mais seuls Louis de Bonald et Joseph de Maistre émergent comme théoriciens contre-révolutionnaires, tout en n’ayant pas la même conception des choses. « Finalement, la Contre-Révolution aurait échoué de n’être qu’un refus, et une espérance de retour, alors qu’elle pouvait être porteuse d’un avenir à inventer » p.88. Peut-être des écolos de nos jours préparent-ils cet avenir durable de Gaïa rêvé par l’ancienne théocratie ?

Car, selon la conception contre-révolutionnaire du monde, l’entrée dans l’histoire en 1789 a engendré la décadence, conduisant à l’Apocalypse prophétisée par les textes sacrés. Le temps n’est plus immuable mais relatif et doit se conquérir, la grande politique se réduit à la petite avec la division des partis, le catholicisme se réduit en cléricalisme puis en intégrisme, le divorce, l’avortement, le mariage gai et la procréation assistée pour les lesbiennes réduit la famille au simple assemblage de monades nomades irresponsables, la politesse se réduit en hypocrisie, la délicatesse en sentimentalisme et misérabilisme, la distinction en préciosité et snobisme – la perte de sens induit le mal du siècle (spleen baudelairien, exotisme rimbaldien, drogues hippies, psychoses contemporaines). C’est toujours la même histoire devant l’Eternel : goûter par orgueil du fruit défendu engendre la Chute, consommée jusqu’au Jugement dernier.

Ne reste qu’à rêver d’un Âge d’or lointain dans le passé, avant 1789 pour les contre-révolutionnaires, avant la Réforme pour les plus croyants, avant le néolithique pour les adeptes de Gaïa… Dieu se retire de la société mais la terre, le climat, la planète, se rappellent à elle !

En bref un livre dense, écrit chiant, que j’ai relu volontiers car il ouvre d’éclairantes perspectives sur le présent.

Gérard Gengembre, La Contre-Révolution ou l’histoire désespérante, 1989, éditions Imago 2001, 353 pages, €25.00 e-book Kindle €15.99

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Politique et morale

L’union de la politique et de la morale est un idéalisme, elle est totalitaire. La séparation est un cynisme qui laisse le choix, et le choix est difficile.

Si morale et politique vont ensemble, ce qui est moralement bon est politiquement juste, et réciproquement

C’est un idéalisme où le vrai et le bien, l’univers du saint, du savant et du militant se rejoignent. La morale a toujours raison, la raison est toujours morale. Ainsi peut-on savoir ce qui est juste : la morale et la politique deviennent une science, toute faute est une erreur, toute erreur une faute. Les adversaires se trompent, ils sont hors de la raison – fous, malades, sauvages.

Soit l’idéalisme est réactionnaire et regarde vers le passé : tout vient du Bien et va de mal en pis. Le présent est une erreur qu’il faut corriger au nom des lois d’origine : la morale fonde la politique. C’est tout le pari du « c’était mieux avant », de l’âge d’or (mythique), du collectif éternel qui sait mieux que vous, pauvre petit chainon de la lignée, ce qui est bon pour la perpétuation à l’infini de la lignée. Rejoindre le Bien (Platon), c’est rejoindre le Peuple en son essence historico-culturelle (Mussolini) ou génétique (Hitler), et en son communisme fondamental (Staline), c’est rejoindre Dieu en ses Commandements (le Peuple élu juif, la Cité idéale chrétienne, la Soumission musulmane).

Soit l’idéalisme est progressiste et c’est l’avenir qui a raison : tout va mal mais vers le mieux. La politique fonde la morale, ce qui est politiquement juste est moralement bon. Même si cela fait du mal à quelques-uns – et parfois au grand nombre : on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs a été la grande justification de la « dictature du prolétariat » et du goulag soviétique, la « rééducation » le grand mantra maoïste et polpotiste.

Le philosophe-roi (Platon) et le dirigeant philosophe (Lénine) de ces deux idéalismes savent objectivement ce qui est bon. Ils sont au-dessus des lois, car la vérité ne se vote pas. Ils décident seuls de ce qui doit vivre ou périr. Cela donne le totalitarisme de la pensée et la dictature en politique : celle des prêtres, du chef ou du parti. La fin justifie les moyens, « les questions de morale révolutionnaire se confondent avec les questions de stratégie et de tactique révolutionnaire », écrivait Trotski dans Leur morale et la nôtre.

Si morale et politique sont séparés, l’une prime l’autre

C’est un cynisme, qui peut être moral (individuel) ou politique (collectif).

Soit c’est un cynisme moral (Diogène) : il vaut mieux être moralement bon que politiquement efficace, la vertu est préférée au pouvoir, l’individu au groupe, la sagesse ou la sainteté à l’action, l’éthique au politique.

Soit c’est un cynisme politique (Machiavel) : mieux vaut être politiquement efficace que moralement bon, mieux vaut la puissance que la justice, le pouvoir et sa conservation est la seule fin.

Alors, idéalisme ou cynisme ? Morale ou politique ?

Il faut choisir mais le libre-arbitre ne permet de choisir ni son camp, ni sa morale, parce qu’on ne se choisit pas soi-même. Chacun est déterminé plus ou moins fortement par ses gènes, son éducation, sa famille, son milieu social… Le choix n’est jamais désintéressé car jamais sans désir. C’est l’impasse faite par les économistes libéraux sur tout ce qui n’est pas rationnel chez le consommateur, l’impasse faite par les analystes politiques sur l’irrationalité foncière de la politique, le pari fait par les sectateurs de toutes les religions sur l’émotion et la peur fondamentale qui exige la croyance. Le désir résulte d’un corps et d’une personnalité, d’un lieu et d’une histoire. Les choix moraux et politiques sont des jugements de goût – ou de dégoût – plus que des jugements rationnels. La raison ne vient qu’en surplus pour « rationaliser » ces choix instinctifs.

Mon goût me porte à préférer ainsi le cynisme à l’idéalisme. Le cynisme est moins dangereux car il permet de ne pas croire. C’est reconnaître que l’existence est tragique, mais ce « dé »-sespoir, cette absence de tout espoir métaphysique apaise, il fait vivre ici et maintenant plus fort et rend plus miséricordieux à nos semblables englués dans leurs passions et leurs angoisses.

Les dangereux sont plutôt les papes armés, les prophètes politiques, les ayatollahs du quotidien, les secrétaires généraux de parti communiste et les censeurs anonymes des réseaux sociaux. La foi rend méchant, la « bonne conscience » rend pire encore.

Le machiavélisme du cynique n’est pas une position politique mais la vérité de toute politique : la force gouverne parce qu’elle est la force. Diogène n’enseigne pas une morale parmi d’autres mais la vérité de toute morale : seule la vertu est bonne.

Le pouvoir n’est pas une vertu, ni la vertu un pouvoir. La morale enveloppe la politique car elle est toujours individuelle et solitaire. Aucun devoir ne s’impose moralement à un groupe ; politique, police, politesse, sont des lois de groupe, la morale non. Le machiavélisme, qui ne se veut que politique, n’est justifié qu’en politique. Ce n’est pas un impératif pour l’individu mais une règle de la prudence et de l’efficacité pour le groupe. Pour chaque individu, Diogène l’emporte.

Machiavel pour le groupe, Diogène pour chacun. Car seul le bien que l’on fait est bon. Il est bon, non par une loi universelle à laquelle il se soumet, mais par la création particulière du bien précis qu’il fait à quelqu’un. La seule règle est qu’il n’y a pas de règle universelle mais seulement des cas singuliers. Pour Montaigne, la tromperie peut servir profitablement si elle est exceptionnelle, dans certaines limites (que chacun doit solitairement évaluer) et exclusivement dans les situations collectives. C’est l’exemple fameux du Juif qui frappe à votre porte, sous l’Occupation, et qui est poursuivi par les nazis. Si l’on vous demande si vous l’avez vu, la vérité exige de dire que oui ; mais la morale exige de dire que non. Ce « pieux » mensonge est pour le bien précis du Juif que vous allez ainsi sauver.

Quoi que vous fassiez, la morale restera globalement impuissante en politique, comme la puissance restera en elle-même amorale. Mais dans votre sphère de décision, vous pouvez agir moralement. Vous ne ferez pas de la « grande » politique mais de la relation humaine – à la base de la vie de la cité, ce qui est aussi la politique.

Chacun sait bien ce qu’il juge, mais n’a plus les moyens d’en faire une morale universelle parce que nul fondement absolu ne tient plus. Il faut faire simplement ce qu’on doit, c’est-à-dire le bien plutôt que le mal, et le moins mal plutôt que le pire. Et ce n’est pas à la foule ni au parti ou au clerc de dieu de juger, mais à chacun, dans sa solitude de choix.

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Tahiti, le paradis retrouvé et reperdu

bougainville voyage autour du monde

Lorsque Louis-Antoine de Bougainville aborde les côtes de Tahiti, il découvre une humanité édénique : point de vêtements, point de propriété, point de morale névrotique ; tout le monde, jeunes et vieux, hommes et femmes, semble vivre à poil au jour le jour et de l’air du temps, dans la joie et les plaisirs. Cet hédonisme rappelle furieusement aux Occidentaux intoxiqués de Bible depuis un millénaire et demi le fameux Paradis terrestre, d’où Adam – le premier homme – fut chassé pour avoir cédé à sa côte seconde dont Dieu avait fait son épouse. Eve voulait « savoir » en mangeant les fruits de l’arbre de la Connaissance. C’est pourquoi son Voyage autour du monde, paru en 1771, a eu un tel retentissement sur les philosophes des Lumières.

L’île de Tahiti présente « de riches paysages couverts des plus riches productions de la nature. (…) Tout le plat pays, des bords de la mer jusqu’aux montagnes, est consacré aux arbres fruitiers, sous lesquels, je l’ai déjà dit, sont bâties les maisons de Tahitiens, dispersées sans aucun ordre et sans former jamais de village ; on croirait être dans les Champs Élysées. » Le climat est tempéré et « si sain que, malgré les travaux forcés que nous y avons faits, quoique nos gens y fussent continuellement dans l’eau et au grand soleil, qu’ils couchassent sur le sol nu et à la belle étoile, personne n’y est tombé malade ».

Polynésie 2016

« La santé et la force des insulaires qui habitent des maisons ouvertes à tous les vents et couvrent à peine de quelques feuillages la terre qui leur sert de lit, l’heureuse vieillesse à laquelle ils parviennent sans aucune incommodité, la finesse de tous leurs sens et la beauté singulière de leurs dents qu’ils conservent dans le plus grand âge, quelles meilleures preuves… ? » Le pays produit de beaux spécimens humains. « Je n’ai jamais rencontré d’hommes mieux faits ni mieux proportionnés ; pour peindre Hercule et Mars, on ne trouverait nulle part d’aussi beaux modèles. »

Les gens y vivent à peu près nus, sans aucune honte mais avec un naturel réjouissant. « On voit souvent les Tahitiens nus, sans aucun vêtement qu’une ceinture qui leur couvre les parties naturelles. Cependant les principaux [les chefs] s’enveloppent ordinairement dans une grande pièce d’étoffe qu’ils laissent tomber jusqu’aux genoux. C’est aussi là le seul habillement des femmes. » Mais, pour accueillir les vaisseaux, « la plupart de ces nymphes étaient nues, car les hommes et les vieilles qui les accompagnaient leur avaient ôté le pagne dont ordinairement elles s’enveloppent. (…) Les hommes (…) nous pressaient de choisir une femme, de la suivre à terre, et leurs gestes non équivoquent démontraient la manière dont il fallait faire connaissance avec elle. »

vahine seins nus

Pas de propriété, pas de mariage exclusif, pas de honte sur le sexe. Au contraire, cet acte naturel en faveur du plaisir et de la vie est un bienfait s’il ajoute un enfant à la population. « Vénus est ici la déesse de l’hospitalité, son culte n’y admet point de mystère et chaque jouissance est une fête pour la nation. Ils étaient surpris de l’embarras qu’on témoignait ; non mœurs ont proscrit cette publicité. »

La hiérarchie sociale existe, mais reste cantonnée, les seuls soumis sont les esclaves capturés à la guerre. Car la guerre existe, mais pas la guerre civile ni la jalousie entre particuliers. L’engagement n’a lieu qu’avec les tribus des autres îles. « Ils tuent les hommes et les enfants mâles pris dans les combats [donc pubères] ; ils leur lèvent la peau du menton avec la barbe, qu’ils portent comme un trophée de victoire ; ils conservent seulement les femmes et les filles, que les vainqueurs ne dédaignent pas de mettre dans leur lit ». Mais pour le reste, « il est probable que les Tahitiens pratiquent entre eux une bonne foi dont ils ne doutent point. Qu’ils soient chez eux ou non, jour ou nuit, les maisons sont ouvertes. Chacun cueille les fruits sur le premier arbre qu’il rencontre, en prend dans la maison où il entre. Il paraîtrait que, pour les choses absolument nécessaires à la vie, il n’y a point de propriété et que tout est à tous ».

Même les femmes, quoique des inclinations particulières puissent durer un certain temps entre deux individus. Mais « la polygamie parait générale chez eux, du moins parmi les principaux. Comme leur seule passion est l’amour, le grand nombre des femmes est le seul luxe des riches. Les enfants partagent également les soins du père et de la mère. Ce n’est pas l’usage à Tahiti que les hommes, uniquement occupés de la pêche et de la guerre, laissent au sexe le plus faible les travaux pénibles du ménage et de la culture. »

Tout cet étonnement s’inscrit en miroir des Dix commandements du Décalogue, confirmés par le Sermon sur la montagne. Il semble que Bougainville, étant bien de son temps de Lumières et de Raison, ait trouvé à Tahiti le lieu des antipodes à la Morale chrétienne. Tout ce qui est interdit en Europe par l’Église et puni par ses clercs, est de l’autre côté de la terre permis et encouragé. Les relations charnelles sont l’inverse de l’amour éthéré du prochain voulu par le Dieu jaloux ; la loi naturelle entre personnes ici-bas est l’inverse de la loi divine qui exige d’obéir sans réfléchir pour gagner un monde au-delà. Tout ce qui fait du bien est licite, tout ce qui va pour la vie ici-bas est valorisé, tout ce qui est charnel est encensé. Diderot, en son Supplément au voyage de Bougainville fait de Tahiti la patrie du Bon sauvage, « innocent et doux partout où rien ne trouble son repos et sa sécurité ».

diderot supplement au voyage de bougainville

Bougainville y découvre le peuple de la Morale naturelle qui se déduit des usages spontanés, vantée par le baron d’Holbach. Pas de Dieu jaloux qui commande n’avoir d’autre idole que lui, de ne pas invoquer son Nom, qui exige de se reposer le septième jour de par sa Loi. Il n’y a ni meurtre, ni adultère, ni vol, ni convoitise de la maison ou de la femme du prochain – puisqu’il n’y a pas de propriété et que les femmes sont encouragées dès la puberté à se donner aux hommes et aux garçons, qui se donnent en échange. « Nous suivons le pur instinct de la nature », fait dire Diderot au vieillard tahitien, « nous sommes innocents, nous sommes heureux ». Pas de honte chrétienne, antinaturelle ! Pas de névrose, ni de refoulement. « Cet homme noir, qui est près de toi, qui m’écoute, a parlé à nos garçons ; je ne sais ce qu’il a dit à nos filles ; mais nos garçons hésitent, mais nos filles rougissent ». Le christianisme, c’est la fin de l’âge d’or, la honte sur l’innocence, la chute du paradis… « Ces préceptes singuliers, je les trouve opposés à la nature et contraires à la raison », ajoute Diderot.

La religion, c’est la tyrannie, la meilleure façon de culpabiliser les âmes innocentes pour manipuler les corps et exiger la dîme et l’obéissance. Prenez un peuple, clame Diderot, « si vous vous proposez d’en être le tyran, civilisez-le, empoisonnez-le de votre mieux d’une morale contraire à la Nature ; faites-lui des entraves de toutes espèces ; embarrassez ses mouvements de mille obstacles ; attachez-lui des fantômes qui l’effraient ; éternisez la guerre dans la caverne, et que l’homme naturel y soit toujours enchaîné sous les pieds de l’homme moral. Le voulez-vous heureux et libre ? Ne vous mêlez pas de ses affaires ; assez d’incidents imprévus le conduiront à la lumière et à la dépravation ». L’homme tahitien est libéral et libertaire ; il est le sauvage des origines non perverti par la civilisation chrétienne. Lui seul connait la liberté, alors que nous ne connaissons chez nous que contrainte et tyrannie (l’une disciplinant à l’autre).

vahiné obese 2016

Denis Diderot n’est pas tendre en 1772 (date de rédaction de son Supplément) avec la société de son temps – dont il subsiste le principal de nos jours malgré la Révolution, les guerres de masse et mai 68 ! « C’est par la tyrannie de l’homme, qui a converti la possession de la femme en une propriété. Par les mœurs et les usages, qui ont surchargé de conditions l’union conjugale. Par les lois civiles, qui ont assujetti le mariage à une infinité de formalités. Par la nature de notre société, où la diversité des fortunes et des rangs a institué des convenances et des disconvenances. (…) Par les vues politiques des souverains, qui ont tout rapporté à leur intérêt et à leur sécurité. Par les institutions religieuses, qui ont attaché les noms de vices et de vertus à des actions qui n’étaient susceptibles d’aucune moralité. Combien nous sommes loin de la Nature… »

Bougainville avait découvert l’Ailleurs absolu, l’innocence édénique, l’humanité vraie délivrée des entraves. Il avait donné ses formes au mythe du bon sauvage, que Rousseau s’empressera de développer et que les voyageurs et les ethnologues tenteront d’aborder, avant le mouvement hippie de l’amour libre et de l’interdit d’interdire.

grosse vahine 2016

Las ! Quiconque aborde à Tahiti découvre très vite combien les vahinés ne ressemblent en rien au mythe mais qu’elles ont le profil américain de la malbouffe ; que les tanés sont trop souvent bourrés à la bière, camés au paka, violeurs incestueux ou meurtriers ; que la nudité édénique n’est plus, devenue une phobie apportée par les missionnaires ; que la religion de nature est infectée de sectes protestantes en tous genres qui régentent votre vie quotidienne jusqu’à vous dire quoi manger et à quelle heure du jour, quand travailler et quand obligatoirement ne rien faire ; que l’absence de propriété est gênée sans cesse par les clôtures, les routes barrées, la privatisation des plages…

Le vieillard de Diderot avait raison, l’Occidental a infecté Tahiti, la religion a fait perdre l’innocence. Au nom du Bien ? Les gens sont plus malheureux aujourd’hui qu’il y a deux siècles. L’enfer, Chrétiens coupables, est pavé de bonnes intentions ; je hais comme Diderot les bonnes intentions.

Louis-Antoine de Bougainville, Voyage autour du monde, 1771, Folio classique 1982, 477 pages, €10.40

Denis Diderot, Supplément au Voyage de Bougainville, écrit en 1772 et paru en 1796, Folio classique 2002, 190 pages, €2.00 

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Régression fondamentaliste

Réchauffement du climat, manger bio comme « avant », se soigner par les plantes de grand-mère, des tests ADN pour savoir qui descend de qui, principe de précaution sanctuarisé dans la Constitution, théories du Complot florissantes, retour aux valeurs « morales », renaissance du religieux, islamisme conquérant du VIIe siècle, quête de l’authentique, repli sur la famille, mariage « pour tous » (c’est la nature ?) – il me semble que, dans l’air du temps, tout cela soit apparenté. J’appellerai ce mouvement la recherche du fondamental. Le socle fantasmé comme un refuge, une plaque solide dans ces sables mouvants du global qui va trop vite. J’y vois en réalité une régression due à la peur, l’enfermement dans l’entre-soi, le cocon fœtal.

Tout se passe comme si, sur une mer qui se creuse, les passagers préféraient s’arrimer au bateau plutôt qu’utiliser leur savoir-faire marin pour tenir la barre, sentir le vent et régler les voiles. Ils restent passifs, ancrés dans leur identité mythique et leurs façons de faire ancestrales au lieu d’être actifs, de prendre leur destin en main avec ce qu’ils sont et ce qu’ils savent, les outils d’aujourd’hui. L’époque est au repli, à la méfiance, aux repentirs. Aux retours à…

Les sociétés jeunes sont emplies d’énergie, elles vivent le présent avec indulgence et regardent l’avenir avec optimisme ; le passé n’est pour elles qu’un acquis sur lequel bâtir du neuf, la transmission est tout : aux jeunes d’adapter le passé. A l’inverse, les sociétés vieilles sont fatiguées, elles subissent le présent avec aigreur et tout changement comme une agression, regardant l’avenir avec noirceur ; le passé est pour elles un asile, un « âge d’or » regretté (et fantasmé). Si les années post-68 ont eu leur lot d’infantilisme et de dérives anarchiques, elles avaient au moins le mérite d’un optimisme à tout crin, même pendant l’horrible guerre du Vietnam, même après les deux crises du pétrole. Qu’est-ce qui a cassé ?

hokusai la vague

Probablement l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 qui a cassé le rêve avec la rigueur dès 1982, le SIDA qui a douché les ardeurs polysexuelles dès 1984, plus largement le vieillissement démographique et, depuis 2005 environ, le réveil agressif des sectes de l’islam. N’évacuons pas quand même la politique : quand les politiciens sont incolores et abouliques, les citoyens ne se sentent plus gouvernés (Chirac, Hollande…).

Si le mouvement de moindre optimisme est général dans les sociétés occidentales, plus que les autres la France est touchée. Certes, l’ouverture du monde après la chute du mur de Berlin, la conversion chinoise au capitalisme et la réémergence des États-Unis comme puissance mondiale, ont relativisé la place d’un pays moyen comme la France. Puissance militaire faible faute de crédits, en croissance molle faute de réformes, au budget en déficit systématique pour cause de vieillissement, avec un État de plus en plus impuissant par inertie bureaucratique et empilement de petits pouvoirs, la France a été touchée en pire.

Les Français ne se font pas confiance entre eux comme le montrent Yann Algan en économie, Pierre Rosanvallon en politique, Anne Chanon pour les partenaires sociaux, Michela Marziano pour la société et Capet-Delavallade pour l’information (voir références en fin de note). Ils n’ont pas confiance en leurs hommes politiques, ni en leurs journalistes, ni en leur justice ; ils n’ont confiance ni dans l’économie, ni dans la pharmacie, ni même en la science. « On » leur cache des choses, « on » veut les arnaquer, les dominer, les empoisonner. Ont-ils confiance en eux-mêmes ? Même pas, montrent les sondages. Donc ils régressent. Ils se réfugient dans les bras de maman au passé, les remèdes de grand-mère, l’autorité du grand-père, le souvenir (glorieux ?) de la guerre de 14 ou de l’indignation de 40 (malgré le TRÈS faible nombre de résistants…)

De quand date ce divorce croissant entre les citoyens et l’État, les salariés et les patrons, le secteur privé et les fonctionnaires ? Des années 1980 selon Yann Algan, mais déjà après 1945, précise-t-il. Il y voit la trace de la lâcheté des élites en 1940 et des dénonciations de clochers durant l’Occupation – où l’égoïsme s’appelait « marché noir ». Mais l’après 1945 voit aussi cette socialisation corporatiste de la société française qui dresse « ayant droits » contre « exclus » pour un peu tout : sécurité sociale, chômage, accès syndical à certains métiers (ex. le Livre, les dockers), niches fiscales, statuts protégés, privilèges. La France « classes contre classes » est le pays occidental où la fraude est considérée comme moins « immorale » qu’ailleurs – où le gauchisme, « cette maladie infantile », fait le plus recette, où l’écologie politique est la plus immature, la plus courte-vue, la plus arriviste. Le Français est celui qui se méfie le plus des autres.

Dans une société de défiance, le pays est une jungle et l’homme un loup pour l’homme. D’où ces comportements de clans, cette société de cour autour des « célèbres » (qu’ils soient politiciens, footeux, histrions de média ou acteurs-chanteurs-fêtards) ; d’où surtout ce repli sur la cellule familiale et ces ‘Tanguy’ attardés. La crainte envers tout ce qui change, tout ce qui vient d’ailleurs, tout ce qui est dit par un quelconque pouvoir, tout ce qui n’est pas reconnaissable, engendre angoisse et comportement de fuite. On réclame des lois, du flic, du contrôle.

On exige que le maïs soit racialement pur et pas manipulé et que le porc soit bio (mais en gardant les prix les plus bas), que les sans-papiers soient analysés ADN parce que les faux-papiers circulent trop facilement (mais en glorifiant les Droits de l’homme), que les radicalisés soient exclus de la nationalité et fusillés en Syrie  et en Libye par les forces spéciales (mais qu’on « respecte » les différences), que l’économie soit contrôlée parce qu’elle va « dans le mur » ou « de crise en crise » (mais sans toucher au SMIC, ni aux 35h, ni à l’âge de la retraite, et sans baisse des salaires ni impôts en plus)… Comme si l’avenir n’était jamais autre chose qu’un « pari », comme si tout pari n’exigeait pas un minimum de confiance en soi, donc d’oser être responsable. Après tout, mettre au monde un enfant, accueillir un hôte, planter de quoi se nourrir, investir des capitaux : qu’est-ce donc d’autre qu’un défi à l’avenir ? Il faut avoir la foi en sa propre énergie pour supporter de voir croître et s’épanouir un être, une plante, une idée.

liberte fenetre ouverte

Il semble que les Français n’aient plus cette foi en eux-mêmes, plus de ressort. Leur énergie vitale disparaît, leurs comportements sont ceux de vieux, avec ces remugles des années 30 qui remontent même à gauche : chez Bové l’antimoderne, adepte de la pureté génétique des maïs ; chez Le Foll et les lefollistes qui crient aux chambres à gaz quand on prononce le mot « détail » ; chez les agités de l’extrême Mélenchon qui font de Che Guevara le néo-Christ pur et sans tache d’une révolution sans cesse à venir – alors qu’elle est bel et bien venue cette révolution à Cuba, et qu’on voit très bien ce qu’elle a donné ; chez les sectaires religieux pour qui il faut revenir à la Lettre et se garder de tout, réfugiés en ghettos haineux poussés à la violence ou au suicide camouflé en « martyre » ; chez les parents déboussolés qui en reviennent aux bonnes vieilles méthodes et réclament le b-a ba pour la lecture et la pension disciplinaire pour les ados. A quand le retour du fouet ? de la peine de mort ? des frontières sûres et surveillées ? du petit franc manipulable à merci ? des gazogènes ? de la miss France 1960 dépucelée à l’arrière d’une Dauphine ?

miss france 1960 en 2014

Repentez-vous d’avoir colonisé il y a trois générations ; repentez-vous d’appartenir à une civilisation qui valorise la liberté et l’égalité des sexes alors que d’autres ont « le droit » d’être différents (et de nous l’imposer) ; repentez-vous d’avoir « exploité la nature » depuis le néolithique ; repentez-vous d’être vous – Français minables intoxiqués d’État – dans un monde qui valorise l’initiative, l’originalité, l’individu ! Dans la confusion ambiante, les fondamentalismes de tous bords semblent avoir de beaux jours devant eux : le religieux, l’idéologique, l’écologique.

Alors que l’identité n’est pas honteuse, elle doit « servir » plutôt qu’être un ghetto. Rejeter l’identité, c’est se rejeter soi, se haïr au profit du vide que n’importe quoi pourra remplir. La défiance envers les semblables ne serait-il pas manque de confiance en soi ? Le repentir une fin de vie ?

Les syndicats ne sont pas représentatifs, les partis ne reflètent que les ego surdimensionnés de leur leader, les élus promettent tout ce qu’ils n’ont aucune intention de tenir, l’Union européenne avance sans que nul ne la contrôle, l’islamisme convertit à tour de bras les faiblards tandis que les Juifs sont laissés à « leurs responsabilités » et les Chrétiens moqués comme ringards. On ne peut faire confiance ni à l’idéalisme de gauche, ni aux intérêts trop bien compris de droite, ni même à “la pensée gros bras” des agriculteurs-taxis-zadistes écolos-No Borders.

La base est la confiance, or qui sont les politiciens aptes à donner confiance ? Sans confiance, impossible de décorporatiser la société française, ni de faire la pédagogie de nos atout réels dans la globalisation.

Tout fondamentalisme est un obscurantisme, une attitude réactionnaire qui vise à revenir à la lettre, aux origines, au fondamental, à l’essence. Le contraire absolu de l’émancipation des Lumières qui vise à libérer l’individu de ses déterminismes biologiques, familiaux, sociaux, claniques, raciaux, religieux et j’en passe. Chacun dans sa case, décrète le fondamentaliste, convertissez-vous ou l’on vous anéantit ! A la religion, au socialisme, à l’ultra-libéralisme, à la vision allemande de la dette, aux zones humides et autres paradis à bestioles. Autisme agressif, refus d’écouter l’autre, la force comme seule valeur.

TOUS les idéologues agissent de même, les frondeurs, la gauche morale, la droite vertueuse, le retour de l’ex-président, les gestatrices pour autrui, les casseurs anti-droit, les sans-frontières, les élèves qui refusent l’histoire, les niqab qui refusent le visage, « la direction » d’Air-France et les « salariés en colère » – tous sont aussi bornés, aussi abêtis par leur « bon-droit » ou leur « mission ». Toute critique à leur encontre est assimilée à une maladie mentale ou à un complot.

Comment voulez-vous avancer dans ce cas ? Analyser, négocier, proposer ? Si le dilemme est le tout ou rien, le résultat est le plus souvent rien.

Faute de confiance, faute de culture, faute de raison.

Yann Algan, La société de défiance, Livre de poche 2013, €5.60
Pierre Rosanvallon, La contre-démocratie : la politique à l’âge de la défiance, e-book format Kindle, €14.99
Anne Chanon, L’entreprise à l’ère de la défiance : de l’intérêt du dialogue sociétal, 2012, L’Harmattan, 372 pages, €38.00
Michela Marzano, Le contrat de défiance, 2010 Grasset, 320 pages, €19.30
Philippe Capet et Thomas Delavallade, L’évaluation de l’information : confiance et défiance, 2013, Hermès Science Publication, €79.00

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Utopie et réalité sexuelle en Polynésie

Serge Tcherkezoff, directeur d’études sur l’Océanie à l’EHESS, étudie les écrits des « premiers contacts » entre Français et Polynésiens. Il cite par exemple en 1769 Louis Antoine de Bougainville et son récit croustillant qui a titillé l’imagination d’époque : les pirogues remplies de nymphes nues, les invites sexuelles explicites à en user des mâles qui les accompagnent. Mais cette fameuse « liberté sexuelle » avant mariage, l’amour pratiqué en public, devenus mythiques en Europe, sont en contradiction avec les autres faits rapportés dans les journaux de bord. Les très jeunes filles ainsi présentées sont apeurées ; elles ne sont pas volontaires mais « offertes » par les chefs de tribus qui voient en ces hommes blancs des envoyés du monde divin. De même pour les jeunes hommes : ingurgiter la boisson cérémonielle (le kava) vise à la reproduction de l’identité masculine par l’absorption de substance séminale par analogie, liqueur régénératrice de force, dispensatrice de vie. La boisson sacrée transfigure les chefs en ancêtres divins et les sujets masculins en hommes forts. La chercheuse du CNRS Françoise Douaire-Marsaudon, dans son étude « D’un sexe, l’autre » (L’Homme, 157, 2001), émet l’hypothèse que cette réaffirmation culturelle vise à contrer la mythologie, qui enseigne l’origine féminine des sujets masculins.

vahine sur plage

Le fameux « amour libre » et la fête publique des corps dans l’égalité sexuelle, caractéristiques du mythe polynésien, révèlent l’Europe, pas la Polynésie. Ce mythe est le miroir dans lequel les savants et les explorateurs européens se sont regardés tout en croyant observer les autres – et en croyant faire de la science. Michel Foucault rappelait justement que l’Occident moderne a développé une « science sexuelle », pas un « art érotique ». La faute au puritanisme chrétien, affirmé avec délice par saint Paul dans l’aspiration à l’austérité des siècles déliquescents qui ont marqué la fin du monde romain. Nous constatons encore chaque jour que tout ce qui est plaisir, gratuité et assouvissement de désirs terrestres, est efficacement contré par la doxa. Croyants ou laïcs se retrouvent aujourd’hui dans le puritanisme d’effort, le malthusianisme d’austère économie et la contrainte morale que le Christianisme a véhiculé sans l’avoir forcément inventé. La droite s’indigne des mœurs privées mais se relâche en tout ce qui est public tandis que la gauche, laxiste en privé, se drape de vertueuse indignation publique (quand la télé regarde).

Rien d’étonnant à ce que ce couvercle moral ait inventé la soupape : l’utopie. Si, chez Homère ou Hésiode, « l’île des Bienheureux » est une sorte de repos terrestre d’abondance et de festins, situé « aux extrémités de la terre », Thomas More en fait une Utopie. Ce « non lieu » montre, par contraste, ce qui ne va pas dans la société ordinaire. Ses émules seront soit de coercitifs accoucheurs de mondes à venir, soit de nostalgiques conservateurs rêvant d’un retour à un régressif « âge d’or ». Quoi qu’il en soit, les femmes y paraissent ne pas vouloir ce qu’elles désirent le plus : baiser. Chez Thomas More, elles sont soumises aux hommes comme les jeunes aux anciens, la volupté y est condamnée et tout adultère férocement réprimé. Diderot le libertaire, inventeur de la cité océanienne libre et si hédoniste, voile et rend intouchables les femmes stériles. Fourier permet tout – mais dans une classification maniaque de phalanges, brigades, corporations et autres ordres, où même les orgies obéissent à un rituel rigoureux.

Puis viennent Sigmund Freud, Wilhelm Reich et Herbert Marcuse. L’utopie sexuelle se fait « politique », elle vise à libérer l’énergie libidinale refoulée par « le capitalisme », pris comme la pointe avancée du dressage séculaire d’église. Le rôle de l’utopie reste d’irradier le concret depuis l’abstrait, plaçant un « modèle » platonicien afin de modifier la façon de voir la réalité. Les communautés post 68 ont ainsi tenté de « réinventer » l’amour, les liens humains et la vie quotidienne ; l’esprit « queer » a joué des corps et des pratiques, subvertissant les genres et l’identité sexuelle. Jusqu’à aujourd’hui, où les « stars » miment le coït sur les affiches de pub…

viol Justin Bieber Calvin Klein

Rien de neuf au fond : la vieille idée est de retrouver « la nature », non entravée par les conventions sociales. Depuis Diogène le cynique jusqu’aux îles lointaines épargnées par « la civilisation » (sous-entendue « chrétienne et occidentale ») et à Rousseau, le sexe est censé se pratiquer sainement au vu et au su de tous – « librement ». Lubricité et perversité, tout comme pudeur et honte, seraient des contraintes artificielles de la morale convenue.

Sans conteste, il y a dans ce mouvement le meilleur et le pire… Comprendre l’autre sexe, ne plus le voir comme « inférieur », accepter le plaisir – et en donner –, accepter que la libido puisse n’être pas orientée par le genre, sortir la sexualité du tabou honteux pour la ramener dans l’ordre des relations humaines, voilà qui est positif. Mais, comme en toutes choses, cette « liberté » oblige. Elle n’est pas « laisser-faire ». Tout n’est pas « permis » : non par une quelconque instance extérieure à ce monde, mais par la propre dignité humaine que l’on a en soi. Baiser n’est pas une obligation, ni « le plaisir » un exercice mécanique, ni « forcer » un acte prophylactique envers « les coincé(es) » qui « ne demandent que ça ». La prostitution est par exemple le reflet de la misère psychique et physique, parfois un moyen de survie pour les victimes de discriminations ; elle est un commerce qui se sert de l’être humain comme d’un objet, en faisant une sordide marchandise. Accepteriez-vous que votre femme ou vos enfants se fassent « prendre » par n’importe qui ? Pourquoi alors en faire autant à ceux des autres ? Nul besoin de moraline là-dedans : rien que l’estime de soi suffit pour dire « non ». Autre exemple : la vidéo porno alimente en comparaisons « médiatiques » le narcissisme contemporain. Les jeunes se comparent aux étalons et les filles aux nymphomanes, comptabilisant le nombre de fois, observant l’invraisemblable des positions, se faisant une idée fantasmatique des filmiques « désirs insatiables ». Qu’y a-t-il de réel et d’humain dans cette charcuterie gymnique ?

bora bora fesses

Les îles ne sont plus désormais isolées et le sexe y est aussi pauvre et aussi tourmenté que dans nos pays. La télé comme le net sont partout. Un « sondage mensuel » de rentrée il y a quelques mois dans la presse tahitienne : « aujourd’hui pour vous, le sexe est-il un sujet tabou ? » Non à 84%. On peut douter de ce résultat idyllique. Il demeure difficile de parler de sexe en Polynésie Française : le poids des églises et la pudeur des gens demeurent. Quand on leur demande ce qu’évoque le sexe, 76% des résidents de moins de 5 ans et 55% des revenus supérieurs citent plus fréquemment « le plaisir » que l’amour… 59% considèrent que « les nouvelles générations sont plus précoces », même si 62% ont eu leur première expérience sexuelle à « 16,6 ans » et seulement 15% à 13 ans. 57% considèrent que les comportements sexuels sont « un traumatisme physique ou mental », 44% évoquant des maladies possibles. Rien d’étonnant à ce que l’influence majeure sur la sexualité dans les îles soit accordée par les interrogés aux églises pour 44% et à la télévision pour 24%. Sur l’influence propre des médias, 80% pensent à internet ! Même si les questionnés admettent à 95% que ce sont « les parents » qui doivent être les principaux acteurs d’une éducation sexuelle… A l’école, la dimension affective de la sexualité est mise au second plan dans les séances d’éducation ; elles sont surtout centrées sur la prévention des risques.

Alors, l’amour est-il un art ou une science ? Saurons-nous jamais cesser de compartimenter les comportements humains ? A chosifier toute relation dans le physiologique et le mesurable, dans le même temps que les églises comme les « bonnes âmes » laïques moralisent et répriment, ne risque-t-on pas de laisser l’être jeune tout seul face aux interrogations nées de la puberté, comme face aux fantasmes mis en spectacle dans l’industrie lucrative du « porno » ? Les littérateurs ont fait des îles un mythe d’utopie ; la triste réalité est bien loin de ces fantasmes !

Argoul

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Purification ethnique ?

L’incitation vient d’un commentaire sur ma note à propos des bobos de gauche et du Comité de vigilance anti-daeshiste qu’ils n’ont toujours pas fondé… Faut-il « purifier » l’Europe de tous ceux qui sont « allogènes » et non-assimilables ? Mon commentateur déclarait : « la seule solution possible est l’épuration ethnique. Je rappelle pour les amnésiques que les musulmans sont des experts en le domaine d’abord en Égypte dès 1947 où l’administration du roi Farouk faisait en sorte que les Égyptiens n’ayant pas un patronyme musulman soient dans l’impossibilité de trouver un travail ou d’acheter un bien immobilier, ce qui a amené progressivement mais assez vite à l’éradication du sol de l’Égypte des égyptiens d’origine grecque et italienne par exemple. Voir aujourd’hui ce qu’est Alexandrie par rapport à l’Alexandrie de Durrel… Est-il besoin de rappeler le célèbre « la valise ou le cercueil » à Alger en 1962 ? » Il s’agirait donc d’appliquer aux musulmans ce qu’ils pratiquent eux-mêmes : la purification de la société.

Mais nos valeurs « républicaines » de Liberté-Egalite-Fraternité et notre aspiration à l’universel représentent-elles l’équivalent d’une « religion » ? Notre neutralité laïque est-elle un instrument de combat intolérant à toutes les croyances ? Refermer ce qui a fait notre histoire, la libération progressive de toutes les contraintes pseudo « naturelles » qui déterminent chacun, est-elle la solution ? Certains le prônent : fermer les frontières, renationaliser l’économie, établir un État fort et inquisiteur. Je ne crois pas que cela améliorerait les choses. Réaffirmer tranquillement le droit – et le faire appliquer sans faiblesse malgré les zassociations et les bêlements outrés des bobos angéliquement « de gôch » – OUI. Chercher dans ce qui nous arrive une sorte de péché originel à confesser pour faire amende honorable – NON. Pas de « révolution nationale » – on a vu ce que cela avait donné : une démission collective dans la lâcheté.

Il convient de parler de tout pour réactualiser sans cesse la « liberté d’expression », mais selon la raison, afin de bien comprendre ce que recouvrent de fantasmes sous-jacents les slogans affichés. Ce démontage raisonné permet d’être mieux être à même de les évaluer s’ils envahissent le paysage politique

Je ne crois pas pour ma part à l’intérêt pratique d’un transfert de masse de populations reconnaissables à leur faciès, ni ne souscris aux fantasmes de pureté qu’il recouvre. Le mythe de la « race » pure ou de la religion des origines, le mythe d’un l’âge d’or à retrouver, l’an 01 des bases « saines » ne sont que des illusions consolatrices. Tous les millénarismes ont joué de cette corde sensible pour rameuter les foules ; tous les totalitarismes se sont imposés sur ces fantasmes régressifs pour assurer leur pouvoir. Sans résultat : nous sommes ici et aujourd’hui, pas dans le passé imaginaire, sur une planète où tout réagit sur tout (à commencer par le climat et les ressources), dans une ère de communication instantanée qui ne fait que prendre son essor. C’est au présent qu’il nous faut agir – sans se réfugier dans le jadis.

La purification ethnique, ce n’est pas nouveau, ce n’est pas la solution. Sans remonter trop loin (expulsion des Maures d’Espagne en 1492, révocation et exil des Protestants sous Louis XIV, lois discriminatoires de Vichy), prenons trois exemples emblématiques de purifications ethniques réalisées : la turque, la nazie, la salafiste. À chaque fois ce sont les mêmes fantasmes manipulés, à chaque fois les mêmes ressorts politiques, à chaque fois les mêmes conséquences antihumaines – tant pour les victimes que pour les bourreaux.

armeniens nus genocide turc 1915

En 1908 accèdent au pouvoir les Jeunes Turcs qui veulent refonder le pays en État-nation après la fin de l’empire. Les défaites des guerres balkaniques 1912-13 et la perte des territoires européens entraînent en 1912, à initiative des autorités, le boycott des chrétiens Grecs et Arméniens de Turquie. La volonté du nouvel État est : islamisation, turquification, restauration conservatrice. Il s’agit de purifier le pays afin d’homogénéiser la population et de favoriser son assimilation. L’idée de départ est de vider le territoire turc de tous les Grecs, Syriaques et Arméniens, pour y importer des musulmans migrants depuis le reste des Balkans. C’est la guerre de 14 qui rend propice l’éradication physique des Arméniens, les puissances ayant leur attention détournée. Héritage des massacres sous le sultan Abdullamid II en 1894-96, les Arméniens sont considérés comme des ennemis de l’intérieur et n’ont pas d’État protecteur (la Russie se méfie d’eux tandis qu’elle a protégé les Bulgares, et les Occidentaux les Grecs). La décision d’extermination est prise entre 20 et 25 mars 1915 et confiée de façon non-officielle à des groupes paramilitaires. Il y aura près de 2 millions de morts, les Grecs seront expulsés en masse dans les années 1920. La Turquie n’a pas encore fini, en 2015, de payer ce crime contre l’humanité. Son entrée dans l’Union européenne tarde (et n’est pas souhaitable) car elle reste un pays archaïque et sa réislamisation l’éloigne des valeurs du reste de l’Union ; son appartenance à l’OTAN pourrait être remise en cause, tant elle aide les daeshistes en leur achetant en contrebande leur pétrole et en laissant ses frontières ouvertes aux combattants internationaux et aux blessés salafistes.

Qu’est-ce que le massacre ethnique a apporté à la Turquie ? Un appauvrissement en compétences durant tout le reste du XXe siècle, une population toujours en majorité soumise à la superstition et peu éduquée, une suspicion de ses alliés occidentaux. Le nationalisme ethnique ne permet pas d’être plus fort, mais plus faible…

mesurer la race blonde le roi des aulnes film

La purification ethnique nazie est d’une ampleur inouïe, mais n’a pas mieux réussi à redresser le pays. C’est au contraire la défaite – totale et humiliante – de l’Allemagne en 1945 qui a permis l’essor économique, la stabilité politique et la réintégration de ce grand peuple à l’histoire du monde. Tout commence avec l’antijudaïsme chrétien : peuple déicide et communauté à part qui refuse de s’assimiler car persuadée d’être le peuple élu, le Juif est écarté de la propriété féodale et des corporations, il n’exerce que des métiers méprisés comme le commerce, l’usure, le prêt sur gage. L’essor industriel et le déracinement capitaliste aggravent les tensions économiques, culturelles et sociales. Les Juifs ont l’habitude de manier l’’argent et de faire du commerce, ils participent bien plus que d’autres à la prospérité économique sous Bismarck ; ils font donc des envieux. Nombre d’intellectuels rêvent du retour à la nature, de la santé à la campagne (si possible tout nu au soleil), ils critiquent la modernité aliénante de la ville et de l’usine pour rêver d’un âge d’or tout imbibé de romantisme. Des liens se nouent entre nationalisme pangermanique, doctrine raciale, antisémitisme et darwinisme social. La République de Weimar, née de la défaite de 1918, promeut tous les citoyens à égalité, donc les Juifs : c’est insupportable pour les pangermanistes qui les voient comme des traîtres. Les révolutionnaires de gauche sont souvent juifs (Karl Marx, Rosa Luxembourg). Les Juifs sont les boucs émissaires commodes de toutes les injustices commises en Allemagne et contre elle. La crise mondiale des années 30 et l’hyperinflation s’ajoutent à l’amertume de la défaite et la perte de territoires. Le peuple traumatisé entre en régression émotionnelle et cherche refuge sous la poigne d’un homme fort. Hitler fait du Juif le principe cosmique du Mal, l’acteur même du complot politique mondial, le bacille infectieux de tout ce qui affaiblit : internationalisme, démocratie, marxisme, pacifisme, capitalisme apatride, marchandisation. Dans son discours au Reichstag le 30 janvier 1939, Hitler éructe qu’il va exterminer tous les Juifs d’Europe. Dès 1938, l’Allemagne encourage l’émigration juive, puis choisit l’expulsion des Juifs allemands jusqu’en 1941. La défaite française ouvre Madagascar (proposé fin 1938 à Ribbentrop par le ministre français des Affaires étrangères Georges Bonnet), mais la résistance de l’Angleterre empêche le plan. Suivent la déportation en Pologne puis la concentration en camps d’extermination industrielle : tous les Juifs doivent disparaître de l’espace vital de la race allemande – mais aussi comme diaspora menaçante et complotiste hors de cet espace vital (conférence de Wannsee en janvier 1942). Car la guerre qui se retourne en URSS et l’entrée des USA poussent à la « solution finale ».

Qui ne finit rien du tout et ne ramène nul âge d’or – malgré les quelques 6 millions de Juifs exterminés… L’Allemagne a perdu des cerveaux inestimables tels que les physiciens Albert Einstein et Max Born, le biologiste Otto Fritz Meyerhofle, les compositeurs Arnold Schönberg, Kurt Weill et Paul Hindemith, le chef d’orchestre Otto Klemperer, les philosophes Theodor Adorno, Hannah Arendt, Ernst Bloch et Walter Benjamin, les écrivains Alfred Döblin et Lion Feuchtwanger, les architectes Erich Mendelsohn et Marcel Breuer, le sociologue Norbert Elias, les cinéastes Fritz Lang, Max Ophuls, Billy Wilder, Peter Lorre et Friedrich Hollandern, l’actrice Marlène Dietrich…

arabe muscle

Aujourd’hui Daesh, sur ce territoire laissé vide entre Irak et Syrie, instaure le Califat pour éliminer de sa population tous les éléments “impurs“. Il œuvre à éradiquer à la fois Chiites, Chrétiens, Yézidis, Zoroastriens – et les Juifs, s’il en reste ! Il rejette la conception occidentale de l’État-nation (construction d’un vouloir-vivre en commun forgé par une population hétérogène) au profit de la Communauté (oumma) des « seuls » croyants en l’islam dans sa version salafiste djihadiste, régie par la « seule » loi divine intangible (charia). Tous les individus sont niés au profit du collectif – ceux qui résistent sont éliminés. Leur retour de l’âge d’or est celui des premiers temps (salaf = compagnon du Prophète) et leur avenir est la fin des temps (qu’ils croient toute proche). Il faut donc se purifier et éliminer les impies par la violence. Ce culte de la force mâle à qui tout est permis au nom de Dieu attire les déclassés du monde entier qui peuvent assouvir leurs bas instincts sans connaître grand-chose de l’islam. Décapiter est la pratique rituelle envers les animaux : elle vise à faire sortir les victimes de l’humanité, tout en leur ôtant l’âme éternelle (qui siège dans la tête). Établir la Cité de Dieu sur la terre entière permet de faire rêver, les sites Internet et surtout les vidéos de propagande attisent la soif d’action et le ressentiment. Le nazisme avait déjà séduit une partie des dirigeants arabes dans les années 30 (Nasser, le grand mufti de Jérusalem…). Daesh partage avec l’Arabie Saoudite la même vision salafiste de l’islam, la glorification du djihad, les mêmes adversaires chiites. Mais les Saoud ont instrumentalisé la religion pour imposer leur légitimité politique sur les Lieux saints et contre le nationalisme arabe alentour. Ben Laden avait dénoncé l’hypocrisie de la monarchie qui ne respecte pas les principes salafistes (en autorisant par exemple des soldats impies – et même des femmes soldates dépoitraillées ! – sur le sol béni en 1991).

Quel avenir a ce millénarisme ? Probablement aucun, tant il coalise contre lui les États de la région, les grandes puissances mais aussi les opinions un peu partout sur la planète, outrées de voir de petites Shoah fleurir un peu partout selon le bon plaisir des sectaires. Quant à l’islam majoritaire… il se tait, fait profil bas devant la violence des Frères. Lâchement.

daesh crucifie les chretiens

Mais les États jouent chacun leur petit jeu diplomatique, sans guère se préoccuper de la menace pour l’humanité que sont ces crimes quotidiens. Barak Obama, qui ne cesse de décevoir depuis sa première élection, ignore l’Europe, ne veut pas fâcher la Russie ni mécontenter l’Iran, avec qui il négocie sur la prolifération nucléaire. Il joue l’inertie et son opinion manifestement s’en fout, puisqu’il n’y a pas d’Américains ni de Juifs crucifiés (comme les chrétiens d’Irak), décapités (comme les journalistes japonais ou les coptes d’Égypte), ni grillés vifs (comme un pilote jordanien). L’Europe est impuissante, nain politique, les seules puissances militaires (Royaume-Uni, France) gardant la culpabilité du colonialisme et des budgets exsangues. Quant à la Turquie, elle joue le même rôle ambigu avec les daeshistes que le Pakistan avec les talibans et le Qatar avec les Frères musulmans : une complicité objective.

Ce que veulent les quelques 2 à 3000 salafistes sectaires en France, c’est aller « faire le djihad » puis, auréolés d’une gloire factice auprès des « petites frères » des banlieues laissées pour compte par l’indifférence de la droite (yaka mettre des flics) et l’angélisme de la gauche (yaka mettre des moyens), tenter de déstabiliser la société mécréante par des attentats, du prosélytisme, des réactions violentes. Dès lors, la « purification ethnique » est ce qu’ils veulent : que la société des « sous-chiens » chasse les « arabes » afin qu’ils n’aient plus qu’à se soumettre aux « bons » salafistes qui vont les accueillir (à condition d’obéir). En bref quelque chose analogue au scénario juif (qu’ils envient), la terre promise après les camps…

Ce noir-et-blanc peut-il régler définitivement les problèmes de démocratie en France, d’inanité scolaire, de pauvreté, d’étatisme forcené ? J’en doute. Expulser les délinquants récidivistes et les priver de leur nationalité française imméritée (s’ils en ont une autre…), est possible. Mais ce sont les banlieusards nés et élevés en France – donc Français – qui ont sombré dans le salafisme sectaire après être passés par la case voyou. Tout comme les gauchistes idéologues d’Action directe il y a peu contre « le système ». Faudrait-il réviser – comme sous Vichy – les naturalisations sur trois générations ? Ou faire des « tests ADN » (autre nom du compas nazi à mesurer les crânes) pour décréter qui est digne d’être Français ou pas ? Nous serions aussi ridicules que la Corée du nord et sûrement pas suivis par les pays de notre Europe… C’est pourtant le parti des Le Pen qui laisse prôner ce « grand remplacement » à l’envers. L’histoire montre ce que cela a donné. Vous me pourrez pas dire que vous avez voté sans savoir !

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Genre, était-ce mieux avant ?

J’ai publié sur ce blog il y a quelque temps une note raillant le « c’était mieux avant » entonné par tous les nostalgiques d’un âge d’or qui n’a jamais existé. Il était le temps de leur jeunesse, l’époque qu’ils comprennent enfin trente ans plus tard et dont ils ne retiennent que le côté positif, un monde en apparence plus stable, aux mœurs engluées encore dans « la tradition » (qu’ils ne cessaient de secouer). Mais le monde évolue sans cesse, probablement pas plus le nôtre que celui d’avant. Le désir d’arrêter le temps, de stopper le mouvement des choses, est aussi vain que ridicule, Bouddha l’avait déjà montré il y a 3000 ans.

Ce désir d’éternel ici-bas manifeste une peur panique de ne plus être dans le courant, plus à la hauteur, perdu dans ce qui arrive, de quitter la jeunesse pleine de santé et de désirs neufs. Cet état d’esprit « réactionnaire », au sens premier de réaction à ce qui arrive, pourrait être une tempérance de la raison qui examine les changements pour choisir lesquels suivre et lesquels mesurer. Mais c’est pire : un refus pur et simple d’accepter que le monde bouge, que l’histoire aille son chemin, que les mœurs évoluent – un refus pur et simple de s’adapter, voire de grandir…

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On en voit tant de faux ados de 35 ans, de faux révolutionnaires de 60 ans, des vieux-jeunes habillés comme à 16 ans qui roulent des épaules ou se maquillent comme à l’âge bête. Ils veulent figer la vie, tout comme certains écolos veulent revenir avant le néolithique, cette période où l’homme a cultivé la nature plutôt que d’y prélever. Tout comme les syndicalistes veulent « garder leur emploi » et leurs zacquis, tant pis si les Chinois, les Brésiliens ou les Allemands produisent plus vite, de meilleure qualité et moins cher et si leur entreprise fait faillite faute de se remettre en cause. Tout comme les moral-socialistes veulent imposer un monde des idées sans aucune idée des forces réelles ni des conséquences infernales de leurs « bonnes intentions ». Tout comme les intégristes de toutes religions (la juive, la chrétienne, la musulmane, la communiste, l’écologique) veulent revenir au monde d’hier, figé, intact, créé une fois pour toutes par Jéhovah, Dieu, Allah, l’Histoire « scientifique », ou Gaia la Mère.

Que la femme aspire à être traitée en égale de l’homme, quelle horreur pour ces croisés du retour où les mâles étaient les maîtres et mesuraient leurs richesses à leur horde de femelles et à leurs troupeaux de bêtes et d’enfants ! Mais quel est ce monde merveilleux « d’avant » auquel ils aspirent ? Pour les islamistes, rien de plus simple : tout est écrit dans le Coran. Même si le Coran n’a jamais été « écrit » par Mahomet – qui ne savait ni lire ni écrire – mais issu de multiples disciples qui prenaient note des prêches du Prophète inspiré par l’archange Djibril, des docteurs de la foi ultérieurs qui ont simplifié, raccordé, corrigé, mis en forme, des politiquement correct de chaque époque où s’est composé le Livre définitif. Mais pour les chrétiens intégristes ? Pour les catholiques de Civitas inspirés des protestants évangéliques américains ? Est-ce au monde la Bible auquel ils aspirent ? A celui du Christ en son exemple vécu ? A celui revu et corrigé par le misogyne Paul de Tarse ? Ou simplement au monde bourgeois leurs grands-parents ?

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Justement, ce monde des grands-parents est évoqué par un écrivain autrichien né en 1881 et mort volontairement en 1942. Stefan Zweig avait 19 ans en 1900, il décrit les mœurs de l’empire austro-hongrois aux trois-quarts catholique :

« Qu’un homme eût des pulsions et qu’on lui permît de les ressentir était quelque chose que la convention était bien obligée d’accepter en silence. Mais qu’une femme pût être soumise à des pulsions identiques, que la Création, pour ses desseins éternels, eût aussi besoin d’un pôle féminin, l’admettre sincèrement eût été une entorse à la notion de ‘sainteté de la femme’. A cette époque préfreudienne, on se mit donc d’accord pour imposer cet axiome qu’une créature de sexe féminin n’éprouve aucune sorte de désir physique autre que celui éveillé par l’homme, ce qui, bien entendu, ne pouvait être officiellement autorisé que dans le mariage. Mais comme même à cette époque morale l’air était saturé d’agents érotiques infectieux, fort dangereux, spécialement à Vienne, une jeune fille de bonne famille, de la naissance jusqu’au jour où elle quittait l’autel au bras de son époux, était tenue de vivre dans une atmosphère absolument stérile. Pour mettre les jeunes filles à l’abri, on ne les laissait pas une minute seules. On leur donnait une gouvernante chargée de faire en sorte que pour rien au monde elles ne fissent un pas hors de leur maison sans être surveillées, on les accompagnait à l’école, à leur cours de danse, à leur cours de musique, et on revenait les chercher. On contrôlait tout livre qu’elles lisaient, et surtout on occupait les jeunes filles pour les distraire de toute pensée potentiellement dangereuse. Elles devaient pratiquer le piano, apprendre le chant, et le dessin, et des langues étrangères, et l’histoire de l’art, et l’histoire de la littérature : on les cultivait et on les surcultivait. Mais tandis qu’on s’efforçait de leur donner la meilleure culture et la meilleure éducation mondaine qu’on pût imaginer, en même temps, on veillait soucieusement à les maintenir dans une ignorance de toutes les choses naturelles qui est aujourd’hui [1941] inconcevable pour nous. Une jeune fille de bonne famille ne devait pas avoir la moindre idée de l’anatomie d’un corps masculin, ni savoir comment les enfants viennent au monde, puisque l’ange devait évidemment entrer dans le mariage le corps immaculé, mais également l’âme absolument ‘pure’. Chez la jeune fille, être ‘bien éduquée’ revenait purement et simplement à ‘s’aliéner la vie’, et cette aliénation a été souvent celle d’une vie entière pour les femmes de cette époque » p.929.

Que tous les réactionnaires, ceux qui se réfugient dans la religion à la lettre pour ne surtout plus décider de rien, les tentés par le vote extrémiste à droite, voire les simples conservateurs, méditent ces lignes. Le monde d’hier était un monde étouffant, contraignant, aliénant. Ce n’est pas parce que vous avez peur de la liberté – peur de ne pas être à la hauteur des choix à faire – que vous devez vous réfugier dans la tyrannie d’une caste de prêtres, d’imams ou de politiciens qui promettent tous l’au-delà ou le lendemain, mais jamais ce qui compte : l’ici et le maintenant.

Stefan Zweig, Le monde d’hier – souvenirs d’un Européen, 1942, traduction Dominique Tassel, Romans, nouvelles et récits tome 2, Gallimard Pléiade 2013, €61.75

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C’était mieux avant ?

Ah, qu’il était doux le bon vieux temps des valeurs et de la morale, du machisme tranquille et des rôles sociaux fixés ! Madame torchait les mioches et faisait la vaisselle tandis que Monsieur travaillait au dehors, mettait les pieds sous la table ou bricolait au garage. Las, mai 68 est passé par là, mais aussi le développement de l’instruction, de la culture et des droits avec celui de l’économie. Désormais, Madame peut rester Mademoiselle sans offusquer personne ; elle peut choisir de ne pas avoir d’enfants ou un ou deux si elle veut, quand elle veut ; elle peut bricoler au garage et laisser Monsieur torcher les mioches, tous deux travaillant au-dehors. Les rôles sociaux en sont bouleversés. D’où les mariages tardifs, après longue cohabitation à l’essai – ou pas de mariage du tout ; d’où un enfant sur deux né bâtard, « hors mariage » dit-on par euphémisme aujourd’hui ; d’où les états d’âme masculins, partagés entre androgynie pour se fondre dans la masse ou survirilité pour se distinguer des filles à cheveux courts, en jean et qui font de la boxe ; d’où les interrogations inquiètes sur l’éducation donnée aux enfants, les parents dépossédés par Internet et par l’école, cette fabrique de crétins où des enfeignants font de l’animation idéologique.

roger peyrefitte les amities particulieres film

Ah, qu’il était doux le bon vieux temps des enfants de chœur et des collèges fermés où les garçons en pension et les filles au couvent étaient préservés de toutes les souillures du monde, gardant – croyait-on – l’âme pure des oies blanches ! Il suffit de lire les Mémoires d’une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir ou Les amitiés particulières de Roger Peyrefitte (parmi bien d’autres) pour se rendre compte que le bon vieux temps, cet âge d’or, n’est qu’un mythe. Dès 7 ans, les garçonnets allaient aux louveteaux et se faisaient tripoter par le curé lorsqu’ils servaient en enfants de chœur ; dès 11 ans, on les bizutait chez les scouts, avec mise à l’air, caresses brutales et pénétrations diverses ; au même âge, le curé passait aux sucettes (la sienne enduite de confiture), et les pensionnaires se faisaient fouetter, brûler à la cigarette, pénétrer devant et derrière, jusqu’à ce qu’une amitié particulière leur offre la protection virile d’un plus grand ; dès 14 ans, lorsqu’ils étaient au travail, ils se dépravaient comme des hommes, Céline le décrit bien dans Mort à crédit.  Ce n’était guère mieux chez les filles, La religieuse de Diderot n’étant pas encore passée de mode, ni les caresses brûlantes des couvents.

balancoire

Est-ce cela que réclame le lobby chrétien intégriste de Civitas, qui cherche « à se mobiliser avec détermination contre cet enseignement sournois de la perversion aux enfants, en participant notamment à toutes ces initiatives de bon sens qui s’opposent à ces folles velléités du pouvoir, de vouloir imposer cette idéologie contre-nature dans la société et son enseignement obligatoire à nos enfants dans le système scolaire » ? Mais non, ce ne sont pas contre les curés pédophiles (fort nombreux dans l’église catholique qui interdit le mariage des prêtres), ni contre les éducateurs des collèges de garçons (traquant le péché par des confessions sur listes d’émoustillantes turpitudes et profitant des troubles) – c’est contre l’école de la république, laïque et obligatoire. Ce qu’ils veulent, c’est une « reconquête politique et sociale visant à rechristianiser la France (…) dans le sens des valeurs chrétiennes et de l’ordre naturel ».

Un groupe de pression chrétien est parfaitement légitime, puisque  juifs, islamistes, communistes et écologistes en ont. Mais le citoyen peut garder l’esprit critique sur la mythologie de tous ces « croyants ». Que défend Civitas ?

  • Valeurs chrétiennes ? « Sa dépendance à l’égard du Créateur ».
  • Ordre naturel ? « La philosophie naturelle d’Aristote et les textes du magistère traditionnel de l’Église catholique, en particulier chez saint Thomas d’Aquin et dans les encycliques sociales ».
  • Rejet ? « L’individualisme et (le) libéralisme qui rejette toute idée de dépendance vis-à-vis de valeurs que l’homme n’aurait pas définies lui-même ».

Etait-il donc dans l’ordre divin que les enfants soient mis dans des conditions quasi carcérales, voués à ne pouvoir s’aimer qu’entre eux, Dieu planant loin au-dessus ? Ne serait-il en revanche pas dans l’ordre chrétien (« laissez venir à moi les petits enfants » dit Jésus), ni dans l’ordre naturel (« l’homme est un animal politique » dit Aristote), que l’école aide chacun des enfants à s’épanouir par lui-même (« à faire fructifier son talent », dit l’Évangile) ? Une bien étrange conception de l’homme, créé pourtant « à l’image de Dieu », et de la place qui lui est sur cette terre. Une « dépendance » qui ressemble fort à un esclavage…

genre theorie civitas

« Ce qui se joue, dit Virginie Despentes, c’est pouvoir affirmer : nos enfants nous appartiennent. Entièrement. S’ils sont différents de ce que nous attendions, nous avons le droit de les éliminer. C’est pourquoi les livres les inquiètent tant, car quand les enfants apprennent à lire ils échappent à leurs parents, ils peuvent aller chercher une vision du monde différente de celle qu’on leur sert à la maison, et l’école les inquiète aussi – ce moment où les enfants ne sont plus enfermés sous leur seul contrôle ».

Propriété, appartenance, enfermement, contrôle : le citoyen raisonnable a le droit de ne pas soutenir ce genre de mouvement.

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Maître Kong dit Confucius

Etiemble Confucius

Il y a un demi-siècle Etiemble, professeur de chinois, écrivain et traducteur, commit un livre sur Confucius, réédité en 1985 en Folio. De l’homme, on sait peu de choses sinon que les Jésuites en Chine latinisèrent son nom de Kong Fuziu en « Confucius ». Il a vraiment existé mais n’est pas l’auteur de toutes les œuvres qu’on lui attribue. Il est né autour de 551 avant notre ère et mort à peu près vers – 479. Moraliste à la manière de Montaigne son successeur de 2000 ans plus tard sans le connaître, il a pensé une période semblable aux guerres de religions françaises. Car de – 591 à la fin officielle des Tcheou au 3ème siècle avant, la Chine n’a connu que des conflits entre chefferies. Sage et non prophète, Confucius est l’auteur d’essais que l’on connaît sous le titre d’Entretiens familiers.

Dans la Chine de cette époque, on ne pouvait être que noble ou esclave. Les nobles sans terres, amenuisées par les partages successifs, ne pouvaient que se faire lettrés et conseiller les princes. Confucius fut l’un des derniers et le plus flamboyant de cette lignée de clercs. De bonne naissance mais pauvre et orphelin, il n’avait que 17 ans lorsqu’un grand officier sur le point de mourir l’institua maître de son fils. « On le chargea de l’intendance, dès lors les comptes furent exacts. On le chargea du bétail, dès lors le cheptel prospéra » p.64. Car l’essentiel, pour Kong, est la vertu.

Certes, les hommes n’en sont pas remplis mais « les oiseaux et les bêtes sauvages, nous ne pouvons nous associer à eux ni vivre en leur compagnie. Si je ne fréquente pas les hommes tels qu’ils sont, avec qui frayer ? » p.65. La base est de bien définir les mots du discours, pour bien comprendre et bien être compris. En effet, « dénominations incorrectes, discours incohérents ; discours incohérents, affaires compromises ; affaires compromises, rites et musique en friche, punitions et châtiments inadéquats (…) le peuple ne sait plus sur quel pied danser, ni que faire de ses dix doigts » p.69. Nos politiciens pourraient utilement s’inspirer de ces conseils de bons sens lorsqu’ils prononcent leurs discours ou qu’ils élaborent la loi. Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement. De plus, si l’on se dit « souverain », « ministre », « père », ce sont autant de noms qui engagent comme la noblesse oblige. Il n’y a de vertu que dans la droiture de l’intention et la pureté du cœur. Cela se manifeste par la civilité, le premier des rites, qui est respect pour autrui autant que pour soi-même.

L’homme n’est pas un être idéal mais un naturel que l’on éduque par l’exemple plus que par les conseils. Le recours aux anciens permet de tourner les croyances et les manies, mais c’est bien l’homme présent qui doit réfléchir par lui-même et agir. « Parce que je suis maître de moi, je suis maître de l’univers, ou digne de le devenir. Qui veut gouverner doit d’abord se gouverner ». Car tel est la sagesse : on ne change pas le monde par décret, non plus que le peuple, ni les comportements. On ne peut commencer que par ce qui est à notre portée. En premier par soi-même (ce pourquoi François Hollande a entrepris un régime amaigrissant avant les élections). Seul le maintien d’une bonne santé, puis l’exemple de la vertu permettront, de proche en proche, de changer comportements, hommes et monde. Tout le reste n’est qu’utopie dans son sens maléfique d’idéal inaccessible, donc d’alibi pour – surtout – ne rien faire. Si nos « alter » en politique veulent changer quoi que ce soit, ils doivent commencer par comprendre le monde, puis eux-mêmes, enfin donner l’exemple. La première vertu est de donner un modèle. Par sa réussite « exemplaire », les convictions se feront et le monde pourra suivre. Ce n’est pas l’inverse qui est vrai.

Confucius médaille

Ne jamais désespérer de l’homme, dit Confucius, mais aimer comme haïr avec discernement. Point de juste milieu mais le « milieu juste », tel la flèche tirée au centre de la cible et pas à côté. Pour cela respecter, écouter, étudier avant de dire et d’agir. « L’homme de qualité n’est pas un spécialiste » p.107 Mais il est amateur de tout et il s’enquiert. L’homme vulgaire ne pense qu’à son bien-être et à son intérêt, tandis que celui qui aspire à l’équité s’ennoblit. Sa récompense est la paix du cœur et de l’esprit en voyant se diffuser la justice et le bonheur qui va avec autour de lui. Pas besoin de dieux pour injonction ou pour sanction, l’homme suffit qui est semblable à nous, un frère.

« Tout passe comme cette eau ; rien ne s’arrête, ni jour, ni nuit » p.115 – et l’homme de qualité imite ce mouvement, cette fluidité de l’intelligence (qui est faculté d’adaptation) dans le changement incessant des choses (qu’on ne peut immobiliser). L’homme de qualité vit dans le temps, avec son temps, sans regretter un mythique âge d’or ni se consoler dans un quelconque avenir radieux. Ce qu’il faut changer est ici et maintenant, avec les hommes tels qu’ils sont et les rapports de force présents. Pour guide, le sage a la « raison raisonnable et non point rationaliste, et nullement ratiocinante » p.129 : point de technocratie ni de foi aveugle dans le seul « calculable », point de coupage de cheveux en quatre idéologique pour noyer le poisson. La justice exige le bon sens, la voie juste, un regard étendu et l’écoute de tous, même si la décision est une. Dialectiquement, elle se situe « après ».

Confucius entretiens

« Les anciens, qui désiraient que la terre entière resplendit de la resplendissante vertu, commençaient par bien gouverner leur principauté.

« Comme ils désiraient bien gouverner leur principauté, ils commençaient par mettre en ordre leur famille. Comme ils désiraient mettre en ordre leur famille, ils commençaient par se perfectionner eux-mêmes.

« Comme ils désiraient se perfectionner eux-mêmes, ils commençaient par régler leur cœur.

« Comme ils désiraient régler leur cœur, ils commençaient par purifier leurs intentions.

« Comme ils désiraient purifier leurs intentions, ils commençaient par étendre leur savoir » p.137.

Tout maître Kong est là – et tout est dit. Il sert de grand exemple aux Chinois d’aujourd’hui. Et les vaniteux intellos et politiciens français pourraient en tirer des leçons d’humilité au lieu de donner des leçons de socialisme et de démocratie au monde entier.

Etiemble, Confucius, Folio essais, 1986, 320 pages, €3.49

Confucius, Entretiens, Folio2€, 2005, 144 pages, €1.90

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Le Printemps français dans la constellation politique française

Où se situe le Printemps français dans la nébuleuse politique d’aujourd’hui ? Je me suis amusé à regrouper les trois droites de René Rémond et les quatre gauches de Jacques Julliard. J’ai ensuite comblé les vides en fonction de deux axes :

  • L’axe vertical historique qui va d’avant 1789 à l’après 2000
  • L’axe horizontal classique qui va du plus d’État au moins d’État

L’axe historique permet de replacer les idéologies politiques dans l’âge d’or de chacun des mouvements. L’axe étatiste situe le désir de centralisation ou de décentralisation, de faire nation commune ou de revivifier les régions contrastées (le terroir), de garder des valeurs collectives ou de préférer les valeurs individualistes.

constelletion politique francaise argoul 2013

Les conservateurs les plus extrêmes, intégristes catholiques et monarchistes, voudraient annuler la Révolution et revenir aux institutions et valeurs d’avant 1789. On a appelé ce mouvement la Contre-révolution, représenté par Edmund Burke, Louis de Bonald et Joseph de Maistre. Il est à noter que la Révolution nationale du maréchal Pétain était de ce type : la France parlementaire et radicale avait failli en 1940, donc retour aux traditions prérévolutionnaires. Rien de fasciste en Pétain, pas plus qu’en Franco – aucun des deux n’a été agitateur révolutionnaire comme Mussolini ou Hitler, aucun des deux ne désirait un homme « nouveau » mais simplement revenir à l’homme de toujours, créé par Dieu une fois pour toutes « à son image ». Les écolos ruraux (chasse, nature, pêche et traditions) et les anars de droite (pour qui l’humain est par essence bête et méchant), sont dans cette conception, mais avec le moins d’État possible, le moins d’emmerdeurs fonctionnaires, le moins d’interventionnisme politique.

Les libertariens, à ce titre, poussent encore plus loin, revenant à Hobbes : l’homme est un loup pour l’homme, seul l’État empêche l’épanouissement personnel et l’entreprise prédatrice. Ce courant n’existe pas en tant qu’expression politique organisée en France, mais il existe fortement aux États-Unis. Une variante féodale se constitue dans les pays de clans et de mafias où l’individualisme clanique exacerbé fait allégeance à un individu représentatif d’un clan plus fort que les autres, qui leur offre protection en échange du service (Sicile, Calabre, Russie, certains pays d’Afrique).

Dès que 1789 survient, naissent la gauche jacobine puis la droite bonapartiste en faveur de l’État centralisé et du despotisme éclairé d’une élite technocrate. Les communistes se couleront aisément dans ce moule en 1921, lors de la scission d’avec les socialistes au Congrès de Tour. Une grande part des socialistes et radicaux capituleront devant Pétain en 1940, votant les pleins pouvoirs. Mais 1789 reste une date-mémoire, avec sa variante 1793 de la nation en armes pour certains courants de gauche jacobine (Mélenchon). La droite bonapartiste englobe 1789 et le sacre de Reims dans une vision de la France plus longue, mais les acquis de la Révolution, consolidés par Bonaparte, sont parmi ses ressorts via le culte de la nation et du citoyen – revivifié en 1848 avec le printemps des peuples.

1917 voit l’avènement de la révolution communiste en Russie, donc l’espoir d’un « autre monde » possible. Mais le mouvement est éclaté entre les marxistes révolutionnaires qui veulent jusqu’à l’État sans classe, et les marxistes centralisateurs du coup d’État partisan qui veulent tenir la société par le parti et le parti par la terreur. Les staliniens sont pour l’État jacobin, les trotskistes pour l’anarchie relative. La gauche syndicaliste est oubliée, Proudhon traité de social-traître, et la social-démocratie variante Bismarck ou variante Beveridge ne prend pas en France. Les syndicats sont sommés de choisir sans troisième voie.

1945 est une autre date-clé marquée par le Programme de la Résistance et l’instauration de l’État-providence en France. Le gaullisme apparaît comme un bonapartisme fédérateur de la droite républicaine et de la gauche jusqu’aux communistes (avant que Moscou ne reprenne la main). Les socialistes redeviennent jacobins, soutenant les guerres coloniales et favorisant la bombe atomique. La Deuxième gauche avec Mendès-France perce déjà mais n’a pas d’échos dans la société politique avant 1968.

Mai 1968 est l’autre date-clé de la politique française. Nombre de partis se positionnent pour ou contre les acquis du mouvement. Si le gaullisme bonapartiste fait avec, il rassemble cependant des diversités peu compatibles : les centristes qui suivent le mouvement long de la société, les libéraux qui voient s’ouvrir de nouvelles libertés pour le capitalisme, mais aussi les conservateurs républicains qui gardent des réticences et seront constamment dans les combats d’arrière-garde (sur l’avortement, le PACS, l’euthanasie, la PMA, etc.)

Le socialisme jacobin traditionnel, rassemblé par François Mitterrand, voit naître une aile libérale appelée Deuxième gauche avec Michel Rocard et le syndicalisme CFDT, tandis que le mendésisme est revivifiée par Jacques Delors, et qu’une part de l’aile jacobine se radicalise contre l’Europe avec Jean-Pierre Chevènement et Laurent Fabius. Droite comme gauche, les partis « attrape-tout » se fissurent à la moindre crise et il faut des personnalités fortes pour les faire tenir ensemble. Jacques Chirac n’y a réussi qu’in extremis grâce à la cohabitation (après avoir flingué Giscard, Balladur, Pasqua et Juppé) ; Nicolas Sarkozy a réussi assez bien jusqu’à la campagne présidentielle 2012 où le courant Buisson a éloigné le courant Fillon-Juppé. A gauche, Lionel Jospin a cru un temps prendre la suite de Mitterrand, mais Dominique Strauss-Kahn était plus charismatique avant de s’effondrer pour mœurs ultralibertaires. Ségolène Royal était trop clivante et c’est François Hollande qui a remporté la synthèse (anti-Sarkozy plus que pro-gauche).

2000 est une autre année-clé de la politique où tous les partis se repositionnent à cause de la crise. La dérégulation des années 1980 et les liquidités abondantes des Banques centrales ont amené le krach des technologiques 2000, le krach des normes de régulation 2002, le krach de la finance 2007, le krach des endettements d’État 2010 qui a failli emporter l’euro. Le libéralisme est jeté avec l’eau du bain version texane « ultra », tandis que les jacobins, bonapartistes et autres souverainistes relèvent la tête. « Contre » la finance, contre l’Europe, contre la mondialisation ultralibérale – ils veulent revenir « avant » 2000.

A gauche, comme François Hollande gouverne peu, les dissensions s’affichent au grand jour dans son camp. Sa tactique politique est de frapper un coup libéral et un coup libertaire, faisant passer par exemple la pilule flexisécurité négociée avec le patronat avec le verre d’eau mariage gai. Le courant jacobin a trouvé un tribun qui tente de rassembler les groupuscules de gauche communistes ou dissidents autour d’un Front, mais ses promesses comme ses solutions laissent sceptique le grand nombre. Certains se réfugient dans l’écologie bobo, internationaliste, ouverte à l’immigration et aux technologies d’avenir, très urbaine, bavarde, jouant Marie-Antoinette dans sa bergerie. D’autres se réfugient dans les mœurs de l’ultra-individualisme et réclament toujours plus de « droits ». D’autres encore s’organisent en communautés ou en coopératives, vivant leur petite vie tranquille loin de la capitale, de la nation et des idéologies du monde. Les altermondialistes n’ont plus grand-chose à dire.

Le centre s’est effondré avec la pauvreté stratégique de François Bayrou (qui se croit appelé du Ciel pour régner et n’entreprend aucune alliance politique pour y parvenir). Les autres centristes, plutôt libéraux et européens, ne sont plus en phase avec la période de crise.

A droite Sarkozy n’est plus dans la course et ses successeurs se déchirent pour de sombres magouilles dans le parti. Le courant bonapartiste souverainiste a été capté par Marine Le Pen et recueille les votes protestataires des déclassés et inquiets qui récusent non seulement les années 2000 mais remontent à la pensée-68 et à ses dérives en matière de mœurs comme d’immigration.

Si l’on résume :

  1. Ceux qui récusent 1789 sont les intégristes religieux, les libertariens, les monarchistes et les pétainistes. Ils voient le monde créé en 7 jours et l’homme immuable, sans histoire, figé dans ses déterminations divines. Il faut obéir à la loi de Dieu ou de la Nature sans tenter de la changer.
  2. Ceux qui récusent 1917 poursuivent le courant jacobin ou girondin républicain ; ce sont les socialistes et radicaux, les orléanistes aujourd’hui centristes, auxquels viennent se greffer les pro-européens de la Deuxième gauche.
  3. Les ultralibéraux récusent 1945, tout comme la gauche libertaire. Ceux qui se refondent sur 1945 sont les bonapartistes et les socialistes souverainistes, y compris du Front de gauche, qui y voient un âge d’or national et socialiste.
  4. La droite bleu marine récuse 1968, comme les conservateurs intégristes qui refusent déjà 1789, pour en revenir à un bonapartisme souverainiste. La gauche libertaire, les écolos bobos et les régionalistes voient au contraire en mai-68 leur fondation.
  5. Sauf les libéraux (de droite, du centre et de gauche), tout le monde récuse 2000, ses crises financières et économiques en chaîne et les liens forcés de l’Union européenne et de la mondialisation.

Le Printemps français se situerait donc plutôt dans la mouvance anti-68, voire anti-1789. Il rassemble les exclus des partis de gouvernement, les intégristes religieux comme les anarchistes de droite. L’UMP aurait bien voulu récupérer la dynamique du mouvement, mais a reculé devant les dérives violentes – pourtant inhérentes aux mouvements anarchistes.

On dira que je me répète – mais pas besoin d’être grand clerc pour pronostiquer qu’un refus des partis de gouvernement en échec, plus le refus de la remise en cause des mœurs et traditions, ne vont pas profiter au Front de Mélenchon ni au parti de Coppé – mais bel et bien à la protestation aujourd’hui « attrape-tout » : la droite bleu marine. Encore une fois ce n’est pas un souhait, c’est un constat.

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Régression socialiste

A la question d’un sondage : « croyez vous que le parti aura le courage et la sagesse d’accélérer les réformes ? » 72,1% ont répondu NON. A la question de savoir si un développement « aux caractéristiques nationales » serait conforme aux intérêts de la majorité, 82,1% ont répondu NON. S’ils croyaient que « seul le parti serait capable de guider le peuple sur le chemin du socialisme idéal » 85,3% ont répondu NON. Décidément, le socialisme réel se porte mal… C’était le résultat d’un sondage auprès de 3000 personnes publié le 15 avril par le Quotidien du Peuple. Certes, le Parti communiste chinois n’est pas le Parti socialiste français, mais le premier a l’avantage d’être au pouvoir depuis 65 ans, tandis que le second ne connait pratiquement que l’opposition. Il devrait profiter de cet avantage pour être cru par les citoyens. Or il n’est est rien et ce sondage chinois pourrait s’appliquer tel quel en France…

Car un sondage français, France 2013 : les nouvelles fractures, observe l’opinion pessimiste, inquiète et défiante, qui bascule désormais dans le repli. « La France doit se protéger davantage du monde d’aujourd’hui ».  Si 55% des Français considèrent encore l’Europe comme un atout, ceux à faibles revenus (53%) et les classes moyennes (51%) considèrent que c’est un handicap.

  • On comprend pourquoi le discours de Marine Le Pen accroche : toute défiance publique profite au Front national !
  • On comprend aussi pourquoi le gouvernement socialiste garde un train de retard, la confiance se mérite or il ne fait pas ce qu’il faut : il augmente les impôts alors que les Français sont plutôt prêts dans ce sondage à faire des sacrifices personnels sur l’âge de la retraite et les jours de congé, et qu’ils exigent de plus en plus une réduction des dépenses publiques. Ils considèrent aussi majoritairement que les PME sont les seuls acteurs aptes à proposer aujourd’hui du constructif face à la crise (53% des Français et 51% des actifs). Les Montebourg et autres Moi-Je de gauche tradi ont tout faux : seule une minorité de Français considère désormais que l’État doit contrôler et réglementer plus les entreprises (44%, – 14 points)…

La présidence est devenue socialiste mais, sous les habits trop grands de la Ve République, Hollande apparaît plus comme « Guimauve le conquérant » que comme le président de tous les Français. Il continue à garder deux fers au feu, les « couacs » étant l’organisation de la Synthèse comme méthode de gouvernement. Mais un président n’est pas un chef de parti, au risque de se couper de la majorité des Français. Son programme était déjà flou (réduire le déficit, augmenter les impôts et la moraline ‘Moi président de la République’) – il fait le minimum.

  • Il a bien sûr augmenté impôts et taxes – mais sans rien réformer du millefeuille de l’organisation d’État.
  • Il a juré de « stabiliser » le chômage « à la fin de l’année » – mais après quelle hausse d’ici là ?
  • La taxation des plus-values de cession des entreprises, la taxe à 75%, le vocable de « minable » accolé aux riches qui quittent la France, les insultes aux patrons ou éventuels repreneurs étrangers pour Florange, Goodyear, Pétroplus, Dailymotion et autres, les leçons professorales aux industriels (Peugeot, Renault…), l’amnistie « sociale » pour les casseurs syndiqués – est-ce cela qui va encourager la reprise de sites ou le goût d’entreprendre ?

tomates

Où est l’avenir ? Qu’en est-il de l’Europe ? Quelles sont les vraies missions de l’État ? Où en est la réforme de la fiscalité ? On se demande vraiment ce qu’ont fait les énarques et autres apparatchiks du PS dans l’opposition. A part les querelles d’ego, pas grand-chose. Et il n’y a pas de grand Coordinateur pour faire aller dans une direction tout ce petit monde. La régression de la pensée socialiste se résume à longueur d’antennes à :

  • La crise ? Yaka taxer les riches et tordre le bras aux Allemands.
  • La croissance ? Yaka changer de logiciel et faire cracher les patrons.
  • Le chômage ? Yaka interdire les licenciements et embaucher une vague de fonctionnaires.
  • L’éducation, la formation ? Yaka créer des emplois jeunes et exiger des stages rémunérés (et « toujours plus de moyens… »).

C’est simple, non ? Les chiffres sont lancés dans les médias par les experts autoproclamés qui parlent d’une seule voix – hier de la réduction du temps de travail, aujourd’hui de la « relance » (sans budget). Pour un socialiste français, c’est toujours de la faute des autres, Sarkozy, la finance (à qui l’on fait curieusement risette depuis qu’on est au gouvernement), l’Europe allemande, l’austérité, les « riches »… Les réalités françaises ? européennes ? mondiales ? Cékoiça ? La « vraie réalité », pour un socialiste, c’est ce que la politique veut, non ?

Eh bien non… La réalité est ce qui oblige, et cette insupportable contrainte réfrène les soixantuitards enfants gâtés, aujourd’hui cinquantenaires immatures, d’exiger « tout, tout de suite ». La réalité, ils appellent ça « la pensée unique », quand ils sont intelligents. Mais si la pensée unique avait surtout raison parce que tout le monde avec Internet se parle, s’écoute et tombe d’accord sur l’essentiel ? Et s’il est dommage que la pensée reste trop longtemps unique, qu’elle est donc la nouvelle pensée socialiste ? Dix ans après Jospin, on attend toujours. Le peuple, lui, n’attendra pas pour rejeter aux poubelles de la politique ces incapables majeurs dans toutes les élections qui viennent.

Que veulent les socialistes pour la France ? Un pays de retraités ? Un pays-musée ? Un club Med pour riches Russes et Chinois à tondre ? Une liste de restaurants gastronomiques d’État (à TVA et cholestérol allégés) ? – Ou bien des idées neuves et un projet collectif cohérent et jeune pour adapter le pays au monde ? Mais 50% d’ex-profs au gouvernement, c’est trop : un prof dit ce qu’il faut faire, il ne le fait jamais. Les Français, tancés comme s’ils étaient en classe, osent s’y mettre en slip et tourner les clowns imbus d’eux-mêmes en dérision. Ce qui vient de se produire en Grande-Bretagne, la victoire du nouveau parti UKIP (United-Kingdom Independant Party), après le vote massif en faveur d’un comique en Italie, montre bien ce qui va arriver en France : la montée irrésistible de Marine Le Pen, sorteuse de sortants et recentrée souverainisme jacobin.

slip torse nu en classe

L’âge d’or où l’on restait entre soi à collecter aux frontières des taxes en franc exclusif qu’on pouvait redistribuer aux seuls nationaux et dévaluer quand besoin était fait rêver. Aujourd’hui les pensions se désindexent, les allocations familiales sont sous condition de ressources, la crise réduit le pouvoir d’achat, le chômage et les emplois précaires montent, les prélèvements obligatoires augmentent. Pourquoi les Français ne seraient-ils pas défiants envers les socialistes qui promettaient tout et son contraire sans avoir même pris conscience d’une crise ? Une étude Eurostat prouve que le gouvernement PS français est celui de l’Union européenne qui taxe le plus le capital.

  • Ce qui empêche (plus qu’ailleurs) les entreprises de garder un taux de marge suffisant pour investir, innover, exporter – et embaucher.
  • Ce qui empêche (plus qu’ailleurs) les ménages d’avoir un emploi, les jeunes d’obtenir un contrat à durée indéterminée et les seniors d’épargner pour une retraite qui pourtant s’amenuise.
  • D’autant que, du fait de son système archaïque et complexe, la France a les coûts de gestion retraite les plus élevés d’Europe.

Selon certains, Hollande « n’ose pas » assumer sa position sociale-démocrate. Il est vrai qu’il n’est déjà pas copain avec tous les syndicats, et que ceux-ci représentent très peu les salariés privés mais surtout les fonctionnaires. Même le social-jacobinisme, plus dans ses possibilités, est mal assumé : l’État se désengage, il ne peut pas tout mais l’Élysée laisse affirmer le contraire (Montebourg, Hamon, Duflot, etc.). Hollande fait de l’évitement sur tout. Il devrait être le président de tous les citoyens, il n’ose même pas le dire à la face des socialistes…

  • …Qui régressent intellectuellement en reprenant les vieux doudous du passé (dépense publique, dévaluation, nationalisations, antilibéraisme primaire, antigermanisme primaire, antiaméricanisme primaire, étatisme à tous les étages). Le pire fut quand ce brouillon de parti engueula Merkel. Le PS n’a toujours pas réglé le débat d’il y a 30 ans (que Mitterrand avait tranché en 1983) : le socialisme dans un seul pays ou l’arrimage européen. Les Allemands ont pointé avec raison « le désespoir dans lequel se trouvent les socialistes français du fait que, même un an après leur arrivée au pouvoir, ils ne trouvent aucune réponse convaincante aux problèmes financiers et économiques de leur pays ». Avant de donner des leçons au monde entier, balayer devant sa porte ; avant d’appeler à moins de « rigueur », commencer par réformer ses propres gaspillages d’État. On attend toujours !
  • …Qui régressent politiquement en tentant de revenir à cette bonne vieille « union » de la gauche que le reste de la gauche ne veut pas (ni Mélenchon, ni les communistes, ni une bonne part des Verts), pas plus que la majorité des Français – ce pourquoi ils ont choisi Hollande plutôt qu’Aubry. Qu’attend-t-il donc, le président François, pour gouverner selon les souhaits de cette majorité de Français, européens et centristes, ouverts à l’avenir et à l’international, soucieux de dépenser moins pour produire mieux ?

Un parti régressif, un président engourdi, un monde politique en déroute ? C’est la voie ouverte aux extrémismes.

Mais pas à gauche, les Français n’aiment la gauche que dans l’opposition. Les bobos immatures crieront au « fascisme », comme toujours, mais les nouveaux partis ont changé. La Ligue du nord l’avait osé en Italie, le Front national a suivi et désormais l’UKIP : ils ne se veulent pas extrémistes – seulement nationaux souverainistes.

Que feront les zélés zélus du PS en ce cas ? Comme le 10 juillet 1940, faute d’avoir pensé à temps ? Des 569 votants en faveur des pleins pouvoirs, 286 parlementaires avaient une étiquette de gauche…

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Social-individualisme

Article repris par Medium4You.

Terminé le national-socialisme, vive le social-individualisme ! Tel semble le message de notre époque, qui a remplacé les élans collectifs (pour le meilleur comme pour le pire – voir l’Iran) par des élans narcissiques, centrés sur l’individu. Le mouvement démocratique libère la personne des appartenances biologiques, claniques, sociales et même physiques. L’hérédité ne fait plus l’identité. Celle-ci devient multiple, construite tout au long de la vie, bariolée. Mais cela ne va pas sans risques.

Le premier risque est celui de la peur. La liberté fait peur car nombreux sont ceux qui ne savent qu’en faire, effrayés de devoir décider par eux-mêmes après avoir réfléchi. D’où cette régression réactionnaire vers un âge d’or, un Dieu qui commande, une religion qui prescrit en détail comment se comporter, un parti qui décide de la morale, des syndicats qui défendent obstinément les zacquis, un chef qui montre le chemin… Merah se croyait missionné d’Allah pour tuer de sang froid de jeunes enfants élevés dans une autre religion (sans même qu’on leur ait laissé le choix).

Le second risque, inverse, est celui de la démesure : tout est permis. La liberté devient la licence, l’émancipation le droit de faire ce qu’on veut, au gré des désirs les plus fous. On se marie entre gais, on baise avec n’importe quel « cochon », on tue sans assumer les suites (dans la série Poubelle la vie), on refuse l’Europe-contrainte, on nie les simples lois de l’économie, on refuse toute entrave au désir du tout tout de suite. Ainsi, l’éthylotest en voiture devient-il une contrainte insupportable, incitant un gouvernement de gauche à agir comme Chirac, président de droite : « je promulgue la loi mais je demande qu’on ne l’applique pas ». Pourquoi rendre légalement « obligatoire » l’éthylotest si ne pas en avoir n’emporte aucune conséquence ? Autant supprimer l’obligation pour n’en faire qu’un conseil de la Prévention routière. Mais non : jamais un gouvernement jacobin n’acceptera de laisser le choix à la société civile, il lui faut toujours énoncer le Bien.

Peur de la liberté, démesure de la licence, ces deux pôles semblent les tentations de la politique. La droite veut conserver, voire revenir sur les excès de libertés ou de réglementation. La gauche veut aller toujours plus de l’avant, faisant du « progressisme » un objectif en soi, sans but, sans définir un progrès vers quoi. La droite veut immobiliser le changement trop rapide de la société, la gauche veut chevaucher le mouvement social. Rien n’a changé en apparence, nous serions dans le clivage classique.

Mais ce serait trop simple, car en économie, c’est l’inverse. En France, la droite est pour s’adapter au monde qui bouge, la gauche frileuse pour résister des quatre fers à tout ce qui change. La gauche d’immobilisme et la droite de mouvement, c’est nouveau… mais rappelle les années 30, où le « progressisme » sort du collectif à gauche pour s’incarner dans l’individualisme, tandis que la droite l’investit massivement !

Cela en théorie, car droite et gauche se rejoignent au gouvernement. Hollande fait concrètement du Sarkozy, il n’y a que le style qui soit différent. Le résultat des élections est tiède, déplaisant à tous ceux de droite comme à tous ceux de gauche. Restent les raisonnables, de moins en moins nombreux, les européens de conviction, les centristes et les sociaux-(qui voudraient bien être)-démocrates – mais sans syndicats puissants.

La tentation de la politique sera donc de refaire du clivage entre droite et gauche. Comment ?fefe Lucile Butel

Depuis des décennies, la droite ne dit rien de l’avenir. De Gaulle montrait le chemin de l’indépendance et de la grandeur nationale, jusqu’à Giscard avec les réformes de mœurs devenues indispensables pour adapter le pays aux mœurs (divorce, avortement, égalité dans le couple, majorité à 18 ans). Mais Chirac n’a rien foutu, roi fainéant conservateur, médiatique anesthésiant. Sarkozy changeait d’avis de mois en mois, reniant ce qu’il affirmait d’abord, refusant d’abolir ce qu’il aurait dû, par exemple ISF et 35 heures, surfant en avant des médias pour faire tout seul l’actualité. Ni le somnifère ni le prozac ne sont de bons moyens de gouverner : la droite n’aurait-elle rien à proposer de plus équilibré ? Ni Chirac, ni Sarkozy, où sera le nouveau projet de société ? Bruno Le Maire, François Fillon, NKM ? Comme nul ne voit rien venir, certains ont la nostalgie du retour de Sarkozy.

Depuis des années, la gauche est restée hors du gouvernement. Elle n’assume donc qu’avec réticences et couacs répétés les « ajustements » nécessaires des promesses au réalisable, de l’idéal « de gauche » au quotidien concret. Promettant l’emploi pour tous dans quelques mois, elle ne réussit que le chômage pour tous par ses insultes aux créateurs d’entreprise, par sa pression fiscale sur les sociétés et sur « les riches » (de la classe moyenne), par sa posture anti-finance (malgré une réforme bancaire avortée) et son théâtre anti-repreneurs s’ils sont étrangers (Mittal, Taylor…). Après avoir accusé la TVA d’être « de droite », voici que la gauche va l’augmenter, après avoir accusé Sarkozy de « brader » les acquis de retraite, voici que la gauche va les remettre en cause, après avoir vilipendé la semaine de 4 jours, voilà que les syndicats d’enseignants vilipendent l’abolition de la semaine de 4 jours, après avoir juré que « jamais » il ne signerait le pacte de stabilité européen, voilà que le gouvernement de gauche le signe selon la version Sarkozy et les désirs allemands. C’est que la réalité des choses rattrape les grands discours abstraits – dans le même temps que l’individualisme narcissique se fiche du collectif comme de son premier slip. Le « Moi, président de la République, je serai irréprochable » nomme ses copains plutôt que des compétents (Jack Lang, Olivier Schrameck, Ségolène Royal…). Les rodomontades du Montambour (merci Alain Ternier pour cet heureux surnom) sonnent creux devant les nécessités industrielles de Florange, Pétroplus, Goodyear et du journal la Provence. Toujours, c’est le « moi je » qui règne et pas le collectif, plus de salaire au détriment de l’intérêt des élèves, plus de copains confort qui ne feront pas de vagues, plus de célébrité auprès de syndicats et de la gauche radicale.

La gauche délaisse alors l’économie où elle ne peut rien – que surveiller et punir (ce qui aggrave la crise) pour faire diversion dans le libéralisme… sociétal. Il répond au narcissisme moi-je d’époque et devrait faire dévier la ligne raisonnable de François Hollande en radicalisme anarchiste à la Beppe Grillo. C’est la vraie tentation de la gauche que de reconstituer du clivage en ce sens. En manipulant le politiquement correct, mariage gai, mères porteuses, droit de vote aux étrangers, toutes les revendications minoritaires deviennent des « droits » pour répondre au prurit d’égalité sans limites. Même les casseurs et autres agresseurs condamnés par la justice deviennent légitimes… s’ils sont syndicalistes ! Le gouvernement de gauche leur reconnaît une égalité supérieure aux citoyens ordinaires : ils peuvent impunément tabasser, casser, séquestrer, sans être condamnés pour autant. Il s’agit de « luttes sociales », donc permises. Un conseil aux maris jaloux ou autres vengeurs : prenez votre carte de la CGT, entraînez votre ennemi dans une manif et foutez lui sur la gueule : vous resterez impunis.

Mais les ouvriers déclinent, mondialisation et productivité obligent. Ceux qui restent délaissent la gauche, surtout le parti socialiste, au profit des fronts, d’ailleurs plus le national que le « de gauche ». Le socialisme perd alors son prétexte social pour changer de clients. Vive l’immigré et le bobo urbain ! Donnons le droit de vote aux étrangers, abolissons les genres, permettons toutes les provocations individualistes-narcissiques. Là est l’avenir puisque là serait « le progrès », induit par le mouvement social qui va sans but.

couple erotique

Le pire vient probablement d’avoir lieu avec le roman Iacub où culture s’abrège en cul tout court. Nous avons là le meilleur exemple de l’amoralité bobo de gauche : l’individualisme absolu, le narcissisme du désir exacerbé, l’aboutissement du libertaire revendiqué depuis Fourier en passant par mai 68. Entre adultes consentants, tout est permis s’il n’y a ni torture ni meurtre ; le désir violent d’être violée peut même se concevoir dans une démarche de jouissance jusqu’au bout (et très vit). On peut même rire de cette lutte pour la domination entre bourgeois cosmopolites mâle et femelle. Mais où serait l’information si le naming répété dans les médias ne constituait les ragots croustillants ? Où serait la « littérature » s’il ne s’agissait de la marque déposée DSK, « ex-Directeur du FMI, ex-candidat à la présidence de la République, ex-figure de la gauche socialiste » ? Le niveau s’abaisse au caniveau. Nul ne peut croire qu’on cherche la « sainteté » en devenant pute à « cochon ». A moins qu’il ne s’agisse de victimiser le prédateur pour renverser l’opinion ? Les victimes apitoient toujours… alors qu’un procès en prostitution a bientôt lieu à Lille.

Voilà de quoi renforcer à la fois le Front national et les islamistes ou cathos intégristes. Voilà de quoi séparer un peu plus le peuple et les élites, la classe moyenne familiale laborieuse et l’hyper-classe supérieure individualiste et riche. Comme à Athènes au IVème siècle : comme quoi le « progrès du mouvement social » est une idéologie qui n’a aucune consistance historique…

D’où mon pronostic (pas mon souhait) :

  • Les classes moyenne et populaire vont volontiers voter de plus en plus à droite (comme chez les Républicains américains) – tant mieux si la droite sait récupérer le raisonnable, l’Etat protecteur sans entraver l’initiative, le moindre gaspillage des deniers publics. Sinon ce sera le Front national qui va grossir.
  • La classe des élites mondialisée et des petits intellos « révolutionnaires » va voter de plus en plus à gauche, surfant sur l’individualisme narcissique – en cherchant à racoler les antisystème, immigrés, étrangers, gais-bi-trans-lesbiens, artistes, écolos, fonctionnaires et autres clients captifs de l’État-prébendes. Tant mieux si le hollandisme ne déçoit pas trop. Sinon les troupes pourraient bien conforter le PDG de Mélenchon, qui se verrait volontiers en Saint-Just appelant aux armes contre les riches et aux frontières contre Bruxelles.

La France pourrait connaître une évolution à l’américaine, avec une droite de plus en plus à droite mais refuge du collectif national, et une gauche de plus en plus anarchiste-bobo, exaspérée de tout est permis. Ce qui promet de prochaines élections intéressantes…

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Mondialisation induit nationalisme

Depuis l’ouverture du communisme chinois au capitalisme (1978) et l’effondrement du Mur de Berlin (1989), le monde est un. Les échanges se développent sans frontières, ils sont économiques, migratoires, culturels – mais aussi transfert des ressources, exportation des pollutions, crises financières systémiques et changement climatique. D’où l’ambigüité de la mondialisation : comme la langue d’Ésope, elle apparaît comme la meilleure ou la pire des choses. Ce pourquoi renaissent les nationalismes et les communautarismes, cet autre nom du nationalisme quand il est sans territoire.

Nous assistons en Europe à une multiplication des revendications nationalistes régionales, dues aux égoïsmes économiques mais aussi à la question de « l’identité ». La Ligue du nord en Italie ne veut pas payer pour le sud, les Flamands pour les Wallons, les Catalans riches pour les autres régions plus pauvres, les Basques pour l’Espagne, l’Écosse pour l’Angleterre depuis la découverte de pétrole en mer du Nord. Jusqu’à la Corse qui ne veut pas payer comme tous les Français des droits de succession sur l’immobilier. Il s’agit parfois d’autonomie qui permettrait une meilleure intégration européenne, préfiguration d’un « empire » aux cents nationalités plutôt qu’un joug des actuels États-nation (Monténégro, Kosovo). Le jeu des Girondins contre des Jacobins une fois de plus rejoué ? L’empire austro-hongrois contre la Prusse nationaliste et l’unité italienne de Garibaldi ?

Plus le global se fait présent, plus le local est revendiqué. Et dans le monde existent deux modèles : le chinois et l’indien. Les deux idéogrammes qui forment le mot Chine veulent dire à la fois le milieu, le pays, la nation et l’État, tout confondu. Nous avons là l’identité faite peuple, l’Un solide comme une famille. Ce n’est qu’aux marges (Tibet, Xinjiang) que l’unité est contestée, surtout parce que l’Un éradique toute particularité locale comme la religion, la langue ou la coutume. L’Inde connaît à l’inverse la culture du multiple, l’État étant une fédération d’États plus petits où les langues sont nombreuses, comme les religions. La structure clanique familiale tient lieu de lien social. En Europe, la France tendrait au modèle chinois et le Royaume-Uni au modèle indien. Quant à l’Allemagne, elle serait tentée par la synthèse japonaise : digérer tous les apports extérieurs – mais ne retenir que ce qui est japonisable.

hip hop colonnes de burenQu’est-ce donc que « l’identité » des peuples ? Une dynamique imaginaire, un mythe créé pour faire société. L’anthropologue Maurice Godelier, dans Au fondement des sociétés humaines, montre l’importance de l’imaginaire pour toute société. La pratique symbolique joue un rôle dans le consentement ou les résistances, l’imaginaire des rapports politiques et religieux fabrique le lien social. Le modèle individualiste issu des Lumières est un leurre pour qui n’est pas déjà inscrit dans une culture. L’homme doué de raison du libéralisme politique n’est pas forcément cet agent rationnel qu’y voit le libéralisme économique. Au contraire, la valeur n’est pas le prix et l’humanité ne se réduit pas au statut de consommateur : l’habit ne fait pas le moine, la Rolex ne fait pas la réussite. Ni le mariage l’amour…

Car se déploie aussi l’identité des êtres. Je suis indifférent au mariage gay, je crois qu’un enfant peut parfaitement s’épanouir s’il est aimé, même par deux femmes ou deux hommes, que l’attention portée à un enfant désiré est meilleure que le délaissement ou le dédain de maints couples hétéros dits « normaux », qu’en termes catholiques chacun a déjà deux papa puisqu’aussi « fils de Dieu » et que l’exemple même de Joseph et Marie, parents d’un enfant dû à la procréation assistée (par Gabriel messager), ne pose aucun problème. Je suis cependant dubitatif sur les « raisons » qui font que les marginaux fiers de l’être en 1968 veuillent aujourd’hui (à 50 ans et plus) se vautrer dans le confort bourgeois qu’ils haïssaient jadis. Il n’y a là aucune « raison ». La société populaire n’aimera pas plus « les pédés » ou « les gouines » parce qu’ils/elles seront passé(e)s devant le maire; et les gosses à deux papas et deux mamans se feront moquer plus qu’avant par leurs copains, toujours plus normalisateurs que la loi. Le mariage gay n’est pour moi que cette autre expression du nationalisme, du communautarisme, du repli sur les origines, le couple, le petit entre-soi. Je ne suis pas « contre », je n’en voit pas l’intérêt. Il y aura autant de divorces, de déchirements et de procès en succession que pour les hétéros : belle avancée ! François Hollande montre qu’il n’est pas indispensable de « se marier » pour avoir des enfants, les aimer et les élever. Bel exemple, au fond.

L’identité se forme à la fois dans le temps et dans l’espace. Elle se déploie verticalement par la filiation et la transmission, et horizontalement par l’appartenance à une famille, un clan, une société, une nation, une culture. L’inquiétude identitaire naît du bouleversement des espaces : le tout horizontal déracine et désoriente ; le tout vertical produit l’intégrisme et le refus du présent au profit d’un âge d’or. Quand les liens familiaux et les liens sociaux se relâchent trop, les individus perdent leur personnalité pour se laisser balloter entre communautarismes ou modes. La violence naît moins du refus d’appartenir que de l’impuissance à y parvenir. On affecte de mépriser ce qu’on ne peut avoir (la fille du voisin) et l’on valorise ce qui est loin et accessible à tous (le gangsta rap, le mode de vie américain). L’identité fait problème chez une partie des jeunes issus de l’immigration, mais plus chez certaines communautés que d’autres. La culture maghrébine ou noire verse trop souvent dans la victimisation d’ancien « esclave » ou « colonisé », encouragée perfidement par les « belles âmes » qui agitent le ressentiment pour motifs politiques. La culture familiale asiatique, restée forte, permet d’intégrer facilement la langue, les mœurs et les pratiques sociales françaises. Ce qui montre que chacun ne peut exprimer son humanité universelle qu’au travers de son humanité particulière – si elle est positive. On ne nait pas homme, on le devient.

Il n’y a pas d’identité figée, par essence. Il n’y a que des identités historiques et pratiques. Si l’on vient bien de quelqu’un, on habite aussi quelque part. La synthèse de ces deux espaces (vertical et horizontal) s’opère par la langue, les mœurs et les modes.

  • La langue est une capacité d’échanges ; bien parler permet de ne pas s’exprimer qu’avec ses poings. Encore faut-il aller régulièrement à l’école et ne pas fréquenter exclusivement sa bande ou son ghetto. La langue fait aussi sens commun, donnant aux mots les mêmes connotations.
  • Les mœurs sont les pratiques culturelles et symboliques de l’espace public. Faire comme tout le monde, même avec ses originalités, c’est avant tout respecter les règles du jeu social. Ce n’est pas être bien conforme, mais rester dans des normes acceptables. Basculer dans la violence, les délits, le terrorisme, c’est se rejeter volontairement de la société. Les bobos toujours prêts à excuser les « victimes » devraient regarder la réalité en face, pour mieux la prendre en compte.
  • La conformité, c’est la mode. L’éphémère marchand comme substitut d’identité. Suivre la mode, c’est remplacer les mots par les choses, les gens par des objets. Le trio Smartphone, Facebook, Twitter remplace les relations humaines par des médiations techniques et virtuelles. Il faut de la culture pour les utiliser et ne pas être utilisé par eux ; il faut une personnalité pour les prendre comme des outils, et pas comme le lien social même. Seule la personnalité empêche le fétichisme. Rappelons que le fétiche est un objet qu’on croit doué de pouvoir, alors que c’est le pouvoir sur l’objet qui fait son bon l’usage.

La mondialisation offre la technique à la mode à tous les êtres humains. Mais la technique ne remplace pas la culture, d’où la désorientation personnelle, le décrochage scolaire, la déprise sociale. Communautarismes et nationalismes naissent de ce manque. Ils ne sont pas à condamner en soi : un peu assure l’identité, trop enferme dans un ghetto.

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Que vaut la promesse de François Hollande ?

Inverser le chômage d’ici la fin de l’année ? Comme si une crise qui dure depuis une génération était un moment de transition et pas un système. C’est une illusion de croire que tout pourrait redevenir comme avant. Le mouvement du monde et ses bouleversements sont une réalité, l’illusion est de croire qu’ils ne sont que passagers. L’émergence de pays immenses comme la Chine ou l’Inde, sans parler des pays importants que sont le Mexique, le Brésil, le Nigeria et d’autres, change sans conteste le monde d’avant – donc nos habitudes de produire, de régner, de consommer et de penser. Dans 10 ans, les BRICS auront dépassé la France. Selon une étude du Center for Economics and business Research, la France perdrait dès 2013 son rang de 5ème puissance économique mondiale avant de n’être plus que 9ème en 2022.

rose fanee

Il ne suffirait donc pas de « faire la révolution » pour renverser l’élite au pouvoir et la remplacer par une autre. Ni Le Pen, ni Mélenchon ne voient les choses en face ; ils ne font qu’agiter les rancœurs pour se faire mousser. Le socialisme Hollande ne fait guère mieux car les bouleversements chez nous ne sont pas créés par NOS sociétés mais viennent des AUTRES pays émergents du monde comme de la nouveauté radicale que représente une planète globale aux ressources finies… Notre mode de vie habituel n’est donc plus tenable. Pas la peine de rêver à la croissance comme avant pour résoudre le chômage. La croissance ne sera désormais plus que le produit de la démographie par la productivité, donc par l’excellence des savoir-faire et l’entretien d’une culture orientée vers le savoir. D’où l’intérêt (mais long terme) de soutenir le désir d’enfants, l’éducation des élèves, la formation au long de la vie, l’investissement et la recherche. En cela, le Parti socialiste a raison.

Le capitalisme reste cette technique de l’efficacité maximum, usant du moins de capital pour le moins de matière et le plus de savoir – afin de produire des biens et des services les moins consommateurs d’énergie et de matières premières. Ce n’est pas « le capitalisme » qui est insupportable – c’est l’usage social qui en est fait par notre culture occidentale. « Toujours plus ! », titrait il y a quelques décennies François de Closet. C’est exactement ça : la mode, le gadget, l’effet de génération, le mimétisme de bande, l’envie qui pousse à imiter le voisin en mieux… tout cela participe du gaspillage, des contraintes au travail, de la malbouffe, du stress. En cela, le parti écologiste n’a pas tort, pas plus que certains « alter » ou « indignés » ; encore faudrait-ils qu’ils distinguent la technique d’efficacité économique de l’usage social dévoyé du marketing et de la mode.

L’anticapitalisme socialiste et écologiste, buté par idéologie, fait donc tache. L’inégalité la plus insupportable aux gens n’est pas celle des très riches; elle est celle des très proches, les beaux-frères, collègues et voisins. Pourquoi lui et pas moi ? Qu’a-t-il de plus que moi ? L’injustice, en pays démocratique où existe une égalité des chances, vient bien de l’intérieur, sans souci de morale ni de planète. Ne pas pouvoir se passer de son SmartPhone parce que tout le monde en a un signifie que l’on accepte le travail des enfants en Chine, les horaires démesurés, les salaires les plus bas, la pollution du transport, l’exploitation marketing, l’illusion de la marque… Je n’ai pas de SmartPhone et n’en désire pas : pour quoi faire ? comme les autres ? frimer comme un ado ? Je ne clique jamais sur une pub Google ni n’autorise aucune application à m’espionner sur Facebook. Je ne me précipite pas comme un taré médiatique sur les Whoppers de Burger King quand la malbouffe daigne se réinstaller à Marseille… Il n’y a plus des méchants patrons (comme au XIXème) mais tout un système social qui avive nos propres désirs et manipule nos bas instincts. Nous sommes autant coupables que les patrons si nous acceptons le produit tel qu’il est fabriqué, au prix où il est vendu, et avec son obsolescence programmée qui le fera (très vite) remplacer. Je refuse. Les soi-disant « révolutionnaires » qui veulent changer le monde et changer la vie… des autres – pourraient commencer par changer leur propre comportement.

La réflexion politique classique n’adhère plus aux changements du monde, elle n’explique plus guère que l’écume. Les Français baladés et manipulés par les médias aux têtes de linotte ont peur de cette modernité et se rétractent vers les valeurs « sûres » du soi-disant âge d’or. L’État-providence, le fonctionnariat, la crainte de devoir se débrouiller avec la vie restent une vision passéiste. Le président, pas plus que ses électeurs, n’a pris la mesure de l’épuisement de notre système économique, social, politique et culturel. Il n’existe plus de croissance qu’on puisse faire surgir pour guérir tous les maux. Plus largement, les ghettos urbains, l’encouragement des villes à la campagne, la représentation citoyenne diluée et démagogique, le multiculturel dans le vent, les intellos coupant les cheveux en quatre, ne font que désorienter un peu plus les gens. Les accuser de populisme est un peu léger. Reconstituer de l’humain et du commun signifie plutôt prendre conscience de l’illusion des modes et choisir de n’y pas souscrire. Comme cette part de la population selon TNS Sofres déconnectée, désengagée, désabusée – voire (dans le système scolaire) décrochée.

En chacun de nous se joue la dialectique permanente entre moi et les autres. S’il faut que je travaille, tout le monde doit travailler – être ni assisté, ni rentier. Si quelqu’un est riche et que je suis pauvre, ce n’est pas de ma faute – celui qui a réussi est forcément coupable. Le Parti socialiste, au vocabulaire revanchard, considère qu’il y a une solution morale pour la société dans son ensemble. Illusion ! jamais l’égalité ne sera parfaite puisque jamais l’envie ne sera comblée. Reste donc le concret : la clientèle électorale qui vote PS réclame de gros impôts… pour les autres, afin de redistribuer en leur faveur, au prétexte « des plus démunis » (dont les fonctionnaires feraient ‘naturellement’ partie).

Sauf que le gros des revenus taxables est dans la classe moyenne… qui ne consent à l’impôt (c’est l’essence même de la démocratie) que si elle en retire un bénéfice immédiat et contrôlable. Donc oui aux impôts locaux, visibles dans les collèges, la voirie, les établissements collectifs ; non aux impôts d’État, versés dans le tonneau des danaïdes des subventions aux roitelets étrangers, au prestige des ministres, aux services inutiles de l’Administration, à la bureaucratie du millefeuille en 7 niveaux (commune, groupement de commune, canton, département, région, État, budget européen).

L’État français actuel ressemble fort à celui de l’Ancien régime. Le marquis de Mirabeau (père du révolutionnaire) proteste dans L’Ami des hommes contre la défiance perpétuelle de l’État royal pour l’activité individuelle, sa tendance à décider de tout, les illusions que le sujet se fait sur la toute puissance de la loi. Dans l’action d’aujourd’hui, le gouvernement Hollande fait pareil, il régente les entreprises, pardonne aux profs leur incurie, fait la morale aux putes, s’assoit sur le droit (de juste contribution aux charges, de propriété, de liberté d’aller et venir – y compris de s’établir à l’étranger). D’où les couacs, cafouillages, annonces et reculades. Il est armé d’une solide prétention à dire le Bien, à user de la force majoritaire pour établir le droit, à croire qu’il suffit de dire « je veux ». La société est souple et plie (seuls les moins aisés sont obligés de subir), mais l’économie n’est pas un jeu de Monopoly.

L’innovation, l’entreprise, le crédit, l’embauche, sont fondés sur la confiance. Qui a été fort entamée par les déclamations hollandaises sur sa « haine de la finance » (sans effets concrets qu’une réforme bancaire a minima), sur la vengeance contre « les riches » (retoquée par le Conseil constitutionnel comme amateur et faisant peser des « charges excessives au regard des facultés contributives »), sur le manque de civisme des Français à qui l’on applique (rétroactivement) des impôts sans débat (après avoir annoncé une gRRRRââânde réforme fiscale dont la première brique n’est pas même posée), sur le « devoir » des entreprises à créer de l’emploi alors que l’on ponctionne la consommation (par CSG et TVA), que l’on encourage les importations (par les exigences de garder des salariés trop chers à cause des charges sociales toujours empilées, jamais repensées), que l’on taxe toutes les entreprises… avant de rétrocéder aux grandes (sous condition et pas avant deux ans) un petit tiers de ce qu’on a tout d’abord prélevé. Cela alors même que l’absence d’ajustement de la compétitivité française pour raisons politiques implique la poursuite de l’érosion de ses parts de marché à l’exportation et la dégradation du commerce extérieur en 2013… Vous avez dit amateurs ?

francois hollande abaca

Comment, dans ces conditions, la « promesse » du Nouvel an du président Hollande d’inverser la courbe du chômage serait-elle réalisable ? Il n’y a que trois moyens classiques : créer de l’emploi public (limité en raison du déficit), encourager l’emploi privé (mais pas en insultant des chefs d’entreprise et en ponctionnant les créateurs qui revendent leur boite), encourager la croissance (impossible à court terme sans redistribuer du pouvoir d’achat tout en faisant préférer la production française – ce qui prend des années). Reste donc un quatrième moyen bureaucratique : l’illusion. Le traitement statistique du chômage.

Ne sont pas chômeurs au sens du Bureau international du travail tous ceux qui ont travaillé « au moins une heure » dans le mois. Même si cela ne suffit en rien pour vivre, ces gens sortent des statistiques. L’Allemagne y a parfaitement réussi. François Hollande va probablement user de cet artifice, modérément, sans en avoir l’air. Un peu par la formation (mais les syndicats tiennent le 1% patronal et ne veulent pas le lâcher), surtout en encourageant les petits boulots au ras des municipalités socialistes et des services de l’État. Juste pour faire passer en « catégorie 2 » un maximum de chômeurs pour qu’ils ne soient plus comptés dans les statistiques. Faute de culture d’entreprise, François Hollande a la culture bureaucratique pour le faire. Sa promesse devrait donc rester du vent, puisque rien ne la soutiendra dans la réalité économique.

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Moulins de Kerouat

La Bretagne, ce n’est pas seulement la mer, c’est aussi la campagne profonde, isolée, autarcique jusqu’au début du 20ème siècle. Près du gros village de Commana dans les monts d’Arrée, un territoire de 12 hectares a été conservé tel qu’il était dans les années 1850. Il s’agit d’un « écomusée ». Cet établissement conserve les rapports techniques de l’homme avec la nature.

Une rivière détournée, un étang de régulation, et voici un bassin utilisable pour le génie des hommes. Dès le 17ème siècle, une quinzaine de bâtiments sont érigés ici à usage de moulins à farine, de tannerie, de culture d’herbes fourragères, de lavoir, de potager et d’élevage associés à toute habitation humaine avant l’ère moderne. Le tout est restauré, entretenu et exposé avec des explications qui n’ont pas la lourdeur du « pédagogisme » qui sévit trop souvent à l’E.Na (l’éducation nationale quand elle se croit). Ici, tout est simple et direct, ce qui est bien le moins pour des visiteurs dont les arrière-grands-parents étaient, ainsi que 80% des Français, paysans.

J’ai ainsi personnellement connu mon arrière-grand-mère, décédée alors qu’elle abordait presque un siècle révolu. Elle vivait en son grand âge comme elle avait toujours vécu, sur terre battue, tirant l’eau au puits dans la cour, l’électricité n’étant enfin installée que pour les dernières années de sa vie (ah, les vertus de lenteur du Monopole). C’était en une autre région qu’ici, mais les granges de Kerouat sont restées comme dans mon souvenir d’ailleurs.

L’étable et l’écurie n’ont pas changé. La maison à avancée de 1831 (l’époque de Jacquou le Croquant en d’autres lieux) comprend lit clos breton et vaisseliers de bois sombre. L’avancée, qui fait « riche » comme l’étaient nécessairement les meuniers, était l’endroit réservé aux repas, en retrait des lieux de passage. Le sol est dallé car les bovins, contrairement à ce qui était le cas chez mon arrière-grand-mère, ne vivaient pas dans le même bâtiment pour y communiquer leur chaleur. Le saloir en granit, vaste auge chère à saint Nicolas, rappelle que le cochon était un animal déjà fort élevé en Bretagne.

Un judicieux panneau explicatif montre que l’on cultivait volontairement plusieurs essences de bois autour des fermes bretonnes. Chacun était destiné à un usage particulier :

  • le frêne faisait de solides manches d’outils ;
  • l’orme faisait des charpentes, le plancher des charrettes et ses feuilles étaient un régal pour les cochons ;
  • le châtaignier servait de patate à l’automne, d’alimentation porcine l’hiver et son bois était utilisé en menuiserie ;
  • l’épine annonçait le printemps quand elle fleurissait et servait à faire des fagots d’allumage pour le feu comme… à étendre le linge ;
  • le houx permettait de ramoner la cheminée avant de la décorer pour Noël ;
  • l’osier était utile pour faire des liens et tresser des paniers ou des casiers à écrevisses ;
  • de même que le saule, dont le bois chauffait en plus parfaitement la poêle à crêpe, donnant des galettes dorées à souhait et point brûlées ;
  • pommier, cerisier, poirier, laurier servaient aux alcools et à la cuisine ;
  • le camélia blanc fleurissait les mariages et les fêtes religieuses.

On le voit, le « respect » de la nature était surtout un usage intelligent de ce qui poussait « naturellement ». L’homme s’ébattait dans son entour comme un poisson dans l’eau, il l’aménageait imperceptiblement, mais avec l’acquis des millénaires depuis la révolution néolithique. Il « gérait » les alentours de son nid.

Un autre panneau décrit finement les « cercles d’activités » qui s’étendaient, de façon concentriques, autour des fermes.

Le premier cercle, privatif, est celui des bâtiments et dépendances auxquels on accède sans presque se mouiller. C’est le domaine privilégié des petits enfants et de l’activité des mois d’hiver.

Un second cercle est constitué par l’ensemble des parcelles qui délimitent le village avant les champs cultivés. C’est un enchevêtrement de clos, de vergers, de haies, de chemins, d’aires à battre, de puits, de fontaines, de four à pain, de calvaires. Cet espace est semi-privatif et fait l’objet de droits d’usage bien réglementés. Il protégeait aussi le village des vents dominants et permettait à chacun de faire ses besoins sans trop s’éloigner (eh oui, le tout à l’égout n’existait pas !). C’est aussi le domaine des fleurs « sauvages », qui trouvent dans cette protection un terrain propice (pervenches, primevères, pissenlits, pâquerettes…), et le domaine des oiseaux « familiers » qui trouvent toujours du grain à becqueter été comme hiver tout en protégeant du trop d’insectes et de vers (merles, pinsons, rouges-gorges, chardonneret, fauvette, mésanges, pigeons). Parfois étaient installées les ruches. Ce cercle est aussi celui des vieux qui n’aiment pas s’éloigner trop des habitations.

Le troisième cercle est celui des récoltes : champs cultivés, prés au bétail, bois de coupe, taillis, landes. C’était déjà le territoire semi-sauvage, celui où « la main de l’homme mettait à peine le pied », selon l’expression d’un Dupont d’Hergé. Le domaine des adultes et des enfants dès dix ans, laboureurs, bûcherons, bergers.

Voici donc une culture ancrée dans l’histoire et présentée de façon attrayante, double rareté digne d’être observée. Les moulins de Kerouat ne sont plus aujourd’hui habités ni utilisés, il s’agit donc d’un « spectacle » mais, à l’inverse de Disneyland et équivalents, ce lieu n’est pas une reconstitution en chambre ni la mythification d’un âge d’or. Il a la vérité de son passé, il est un beau musée de plein air pour expliquer la campagne aux ignorants des villes. De la culture qui enrichit l’âme – que l’on me pardonnera de préférer à celle, éphémère et m’as-tu-vu, des histrions.

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Le normal-socialisme

La fin du népotisme et des oukases présidentiels, le retour aux corps intermédiaires, à l’indépendance de la justice : le règne commençant de François Hollande et de son Premier ministre Jean-Marc Ayrault, fils d’ouvrier du textile et méritocrate républicain, ressemble fort au radical-socialisme relouqué, une sorte de « normal-socialisme » pour président « normal », un bruit de fond politique dans la société française.

Mais prendre le pouvoir est une chose, l’exercer une autre. L’anti-sarkozysme primaire n’a jamais fait un projet, « revenir » sur les réformes de l’hyperprésident ne dessine aucun avenir… mais la fin de laborieuses économies budgétaires qu’il va falloir compenser par ailleurs. L’économie va mal dans la réalité et le déni va sans souci dans l’opinion de gauche. La mauvaise Grèce vient justement de se rappeler aux membres de l’Union. Elle refuse à la fois l’austérité et la sortie de l’euro, rejette son élite aux commandes et la discipline collective, ne veut pas payer d’impôts ni de tutelle budgétaire… D’où la montée des extrêmes, dits « populistes » pour dire leur immaturité violente : les gauchistes et les nazis, le Mélenchon et la Marine à la grecque. Avis de dérive possible à la gauche au pouvoir.

Contrer l’extrémisme veut dire donner des voix aux courants populaires. Cela passe par une dose de proportionnelle, peut-être, mais surtout par un rôle réévalué du Parlement où doivent être débattus dans la sérénité et la durée les grandes questions de société et d’économie. La « normalité » de la Vème République est que le président règne et que le Premier ministre gouverne, chef de la majorité parlementaire mais pas dispensé de ses avis. La normalité des institutions exige que les contrepouvoirs remplissent leur tâche sans interférence du politique, ni des partis, ni des ego des puissants. Cela passe aussi à la base par les associations, les syndicats, les débats publics, les référendums locaux, la presse locale, les blogs, les réseaux sociaux… Être citoyen, c’est participer, pas se retirer dans l’entre-soi en remâchant ses rancœurs sur le « tous pourris » ou « l’État PS ».

Le socialisme Hollande n’est pas le socialisme Mitterrand et 2012 n’a rien à voir avec 1981, n’en déplaise aux histrions médiatiques qui adorent les rétrospectives (ce qui leur évite de réfléchir et d’inventer). L’étatisme jacobin des nationalisateurs taxeurs n’est plus d’actualité. Nous vivons dans le monde ouvert du XXIème siècle, pas dans la nostalgie du marxisme bismarckien début XXème. L’industrie lourde fond à vue d’œil et peut-être faut-il s’en préoccuper, mais il faut surtout encourager l’innovation, l’image de marque et le service !

Ce ne sont pas les subventions d’État qu’il faut aux Français, mais moins de paperasserie pour créer une entreprise, moins d’obstacles à toute réduction d’effectifs en cas de crise – ce qui rend l’embauche malthusienne – moins de mépris pour « le profit » s’il est réinvesti pour créer de l’activité, donc de l’emploi et des exportations, moins de mathématisation du cursus scolaire, la réévaluation des relations humaines et des réalisations en équipe. Vaste programme pour le normal-socialisme !

Mais n’est-ce pas cela avant tout, « changer la vie » ? Bien plus que rêver d’une utopie (qui n’a jamais que des bons côtés) ou régresser à un âge d’or (qui n’a jamais existé) ? On a vu ce qu’a donné l’utopie communiste en URSS, en Chine, à Cuba, au Cambodge… On a oublié que l’âge d’or des Trente glorieuses de la reconstruction et l’État-providence créé en 1945, ont généré les guerres coloniales, les rapatriés d’Algérie, la révolte fiscale des artisans-commerçants, les manifs d’agriculteurs excédés de « Paris et du désert français », les attentats OAS, le travail en miettes, l’homme unidimensionnel aboutissant à la révolte de mai 68 et l’effondrement des houillères et de la sidérurgie…

Le capitalisme actuel est moins industriel et familial (rhénan) que financier et anonyme (anglo-saxon). L’Allemagne, le Japon, la Chine, l’Inde, montrent que le capitalisme industriel est le seul qui donne la puissance aux États, alors que le capitalisme financier reste hors sol, cosmopolite, égoïste, évanoui dans les paradis fiscaux. La question est alors moins de savoir gérer l’existant (la finance) que d’encourager l’intérêt stratégique national et européen (l’industrie). « Dompter » la finance ne devrait donc pas suffire au normal-socialisme.

Le contraste allemand montre combien la France est loin de l’état d’esprit nécessaire ! En France : une éducation vouée à l’abstraction, le tabou sur l’apprentissage, le mépris de l’argent au profit des « honneurs », la lutte des classes permanente entre syndicats (très peu représentatifs et surtout du public) et les patrons (pas tous profiteurs), la propension des jeunes à vouloir « devenir fonctionnaires » à 70%, les 35h et la retraite à 60 ans, les quatre mois de vacances des enfeignants et les journées chargées des enfants, les « devoirs » à la maison et le jugement ultime sur les seuls maths pour « classer » les bons et les nuls, l’ouverture sans filtre de l’université où 70% des premières années n’atteignent jamais la troisième, générant un gaspillage de moyens et des rancœurs d’orientation…

L’apaisement normal-socialiste de la France passe par l’examen de ce qu’a réussi l’Allemagne. Il ne s’agit pas de copier un « modèle » (vieux tropisme scolaire des abstracteurs français mal éduqués par le système), mais de voir comment nous pourrions changer en mieux : des jours de classe moins chargés, des vacances plus courtes, des enseignants moins nombreux par élève mais mieux payés, des activités collectives, l’apprentissage en alternance, des syndicats bien plus représentatifs, la cogestion de crise syndicat-patronat, l’implication des collectivités publiques dans les entreprises d’intérêt stratégique, une paperasserie bien moindre et moins de taxes sur l’emploi et les revenus du travail. Rien que cela !

Mais l’égalité, dit Pierre Rosanvallon (La société des égaux), est la capacité à se comporter en égaux : ce qui signifie être autonome, responsable et indépendant. Tel est le normal-socialisme : l’’inverse de la victimisation Royal ou du care Aubry où un État-maman distribue la becquée et les soins aux milliers de pauvres assistés réputés incapables et maintenus sous tutelle. Le normal-socialiste se constitue en égal des autres par l’éducation, les liens sociaux et l’intelligence des situations – au contraire de la gauche tradi qui croit encore à l’État niveleur rendant tout le monde pareil.

La société devient plus complexe parce que l’individualisme s’approfondit avec la démocratie, Tocqueville l’avait déjà montré. La représentation politique ne peut dès lors plus passer seulement par les grandes machines de masse que sont les partis, ni la politique consister à imposer d’en haut des décisions technocratiques ou partisanes. Il faut plutôt écouter, faire remonter, expliquer, débattre, négocier. Associer la population et les qualifiés aux décisions, montrer qu’il y aura toujours des perdants à tout changement d’une quelconque situation, mais que l’intérêt national et européen doit primer. Que la dépense publique ne va pas sans rigueur budgétaire et que trop d’impôts tue l’impôt. Fini le « toujours plus ! », place au réalisme.

Non, 2012 ne ressemble en rien à 1981. Le socialisme à la française serait-il devenu « normal » ? Semblable aux autres socialismes européens ?

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Perplexité électorale

Nous sommes à trois mois des élections présidentielles, les plus importantes de toute la série d’élections dans le système français. Le Président conduit en effet le paquebot France vers l’avenir, même si le mandat a été réduit à cinq ans sous les Jospin-Chirac. Mais l’électeur lambda reste aujourd’hui indécis, entre no future et résignation. Ces élections sont celles du désenchantement.

L’utopie a été purgée par la primaire socialiste où le peuple-de-gauche a joui de l’illusion du choix présidentiel comme une gamine devant une devanture de pâtisseries. La crise persistante de l’euro et la dégradation toute fraîche de la note française par Standard & Poors ont averti les Français que la réalité les concerne aussi, les fermetures persistantes d’usines prouvent que le monde existe et que la compétitivité française n’est pas ce qu’on croit. D’où ce décalage qui étonne entre les discours des candidats et le monde réel. Nous avons des candidats de routine, chacun reste dans son jeu d’histrion, rameutant sa bande pour casser le voisin, sans se préoccuper du ciel qui se couvre.

  • Alors que la mondialisation montre son inévitable, QUI donne les voies pour s’y adapter au mieux ? Ce ne sont au contraire qu’incantations au protectionnisme, au souverainisme, aux barrières, au repli frileux sur son petit modèle, dans un rêve d’âge d’or qui n’a jamais existé.
  • Alors que l’Europe est le cadre réaliste pour insérer la France dans le monde sans se rapetisser au niveau d’un petit pays sans voix, QUI parle de l’Europe politique ? Ce ne sont au contraire que récriminations sur le Machin (comme disait De Gaulle de l’ONU), sur l’impérialisme budgétaire allemand, sur la cacophonie des 17 ou 27 pays (on ne sait plus trop), sur les sommets « de la dernière chance » qui offrent toujours une autre vie comme dans les jeux vidéo. C’est une Europe-contrainte, une tentation du repli national sur son petit modèle, dans un rêve d’âge d’or qui n’a jamais existé.
  • Alors que la dépense publique française est très forte, à 57% du PIB et que les prélèvements obligatoires à près de 44% du revenu global sont parmi les plus élevés des pays de l’OCDE, QUI parle de réformer l’État obèse, inefficace et mal organisé sur l’exemple de la Suède ? L’économiste Patrick Artus a chiffré en gros à 20% les progrès de productivité du système administratif français par rapport à un panel de pays voisins (L’Express du 19 octobre 2011). QUI parle de la nécessaire et urgente réforme des niveaux administratifs, de la productivité des fonctionnaires, de la simplification des lois et règlements mal rédigés et contradictoires ? Ce ne sont au contraire que danses rituelles pour appeler toujours plus de « moyens », sans qu’il y ait jamais assez de profs, de flics, de juges, de contrôleurs… dont on mesure pourtant l’inefficacité relative avec les 150 000 jeunes qui sortent sans aucun diplôme du système scolaire sur 800 000 chaque année, sur la délinquance jamais réduite, sur la justice entre laxisme et Outreau, sur les scandales sanitaires à répétition malgré la flopée de fonctionnaires fonctionnant en commissions et réunionnant à qui mieux mieux. La droite ne veut rien bouger, la gauche veut reconstituer le fameux « modèle français », dans un rêve d’âge d’or qui n’a jamais existé.
  • Alors que l’économie française, par rapport aux pays qui réussissent comme l’Allemagne, la Suède, la Finlande, la Hollande, est asphyxiée par un corset trop rigide de règlementations qui empêche d’embaucher, un empilement de taxes qui rendent peu claire la gestion efficace et génère une paperasserie dantesque, une fiscalité exclusivement vouée à punir l’entreprise et le travail pour favoriser la consommation et l’hédonisme, QUI parle de la réforme fiscale ? Un seul candidat, mais pas bien fort et pas bien clair. Qui parle des mesures structurelles nécessaires à relancer la croissance tout en permettant un plan de rigueur ? Personne et surtout pas les challengers du président actuel.

Alors, qui choisir ?

Il ne faut pas tomber dans le travers des « propositions », une candidature n’est pas un catalogue de vente où chacun choisit sa tenue de saison en fonction du seyant et des couleurs. La présidentielle française reflète le système monarchique du régime, issu de l’état d’esprit autoritaire de la société. La France est terre de commandement, comme le disait Michel Crozier, et les électeurs veulent un commandant.

L’élection se fait donc sur la personnalité avant tout, ensuite sur l’équipe, et seulement au bout sur les idées directrices d’un programme d’avenir. Faites votre choix…

Nicolas Sarkozy a la légitimité du sortant mais l’usure de l’agité incohérent qu’il s’est montré. Il est énergique, surtout dans les sommets internationaux, mais peu habile en politique intérieure. Il a surtout désacralisé la fonction présidentielle avec ses bonnes femmes, ses propos vulgaires, son népotisme et sa manie de s’occuper de tout. Peut-il être le Sauveur qu’il joue alors que le volontarisme politique a peu de prise sur les trente ans de laxisme et d’inertie économique ? Peut-il unir alors qu’il adore diviser ? Peut-il mettre en œuvre cette politique de l’offre qu’il avait promise et dont il n’a rien commencé, dont la France a plus que les autres besoin et que l’Allemagne a mis dix ans à réussir après la réunification ?

François Hollande a la légitimité du challenger mais la mollesse apparente de qui ne sait pas gérer son équipe, décider sans cafouillages et régner sans cacophonie parlementaire incompatible avec la Vème République ? Que d’erreurs de campagne ! La négociation d’épicier avec les Verts intégristes pour acheter des places ; le chiffre de 60 000 profs à vie lancé comme ça alors que la dette est devenue insupportable ; la confusion sur le quotient familial qu’on peut certes réformer mais avec une précaution de porcelaine puisqu’il touche à l’un des seuls avantages qui reste à la France : sa démographie. L’équipe fait revenir les archéos, adeptes de l’État stratège et du meccano industriel, et les yakas qui pensent malgré eux que « les riches » sont la vache à lait qu’il suffit de traire pour régler tous les problèmes. Hélas ! Les riches ne sont pas assez nombreux pour que la dette s’annule et que la dépense publique puisse reprendre à guichets ouverts, comme l’a dit et redit, chiffres à l’appui, Thomas Picketty, pourtant spécialiste fiscal du PS et adepte de la redistribution fiscale… Avec un nouveau bouc émissaire commode : la finance. Tout ce qui évite de poser les problèmes qui fâchent de l’organisation d’État et des féodalités auxquelles on ne veut surtout pas toucher : énarques inspecteurs des finances (Haberer, Messier, Bouton), syndicalistes ripoux sûrs de l’immunité (Seafrance après bien d ‘autres), lobby pharmaceutique, cumulards de la fonction publique, etc.

Marine Le Pen a quitté le national-socialisme pour un ethno-socialisme Canada-dry sans les détails de l’histoire. Elle présente une cohérence hors des partis traditionnels qui fait illusion parce que tout se tient : sortie de l’euro et des traités, fermeture des frontières, obligation de travailler et de consommer français, mobilisation citoyenne contre tout ce qui est « étranger ». Ce bunker idéologique peut séduire les primaires déboussolés que les partis traditionnels ont abandonnés (ouvriers, paysans, tradis), cela s’est vu dans les années 30. Mais pour quel avenir ? Celui de la Corée du nord ? Celui de la Grèce ? Celui de la Hongrie ? de la Russie ?

François Bayrou est le bête qui monte, qui monte, celui qui joue les candides avec son « je-vous-l’avais-bien-dit » sur la dette, la dérive marketing du pouvoir, le bling-bling. Il offre une personnalité apaisée, terrienne et morale, un pansement à l’ego bien malmené des Français. Mais il est seul, volontairement sans parti. Son État sobre, sa promesse de gouvernement exemplaire et d’union des bonnes volontés peut rallier les déçus du sarkozysme comme les déçus du gauchissement socialiste. L’idéal pour lui serait que Nicolas Sarkozy s’effondre dans les sondages et qu’il ne se représente pas, ou bien que le premier tour mette Marine Le Pen et lui-même en lice.

Les autres candidats sont marginaux, même Mélenchon dont le discours jacobin tout-politique n’attire pas, trop décalé avec ce que les Français sentent qu’il faudrait faire. La clé des élections sera moins « le peuple » que les classes moyennes, désormais touchées par les excès du libre-échange et qui vont se voir fiscaliser un peu plus pour rembourser cette dette que tous ont laissé monter depuis 1974. Leur problème est moins d’éradiquer les riches que de les faire contribuer ; moins d’assister les pauvres que de donner un travail qui supprime la pauvreté.

Car comment vanter un « modèle social » avec 57% de dépense publique (la plus élevée d’Europe) mais qui laisse subsister 13% de gens sous le seuil de pauvreté ?

Les électeurs voteront probablement pour le moins pire, pas pour le meilleur. Surtout pas pour celui qui leur fera des promesses impossibles, selon les bonnes habitudes.

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