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Mary Higgings Clark, Avant de te dire adieu

Nell est une jeune femme belle et intelligente, comme il se doit pour les lectrices de MHC. Elle est orpheline depuis que ses parents sont morts dans un accident de voiture mais a été élevée par son grand-père, député de New York durant cinquante ans sans interruption. Bien que n’ayant pas besoin de travailler Nell écrit des chroniques dans un grand journal de la côte est. Elle s’est mariée très vite à Adam, un architecte bien fait de sa personne et avec un sourire irrésistible, comme il se doit pour les lectrices de MHC.

Mais voilà… Si tout commence dans le rose, le noir surgit brutalement. Sur les incitations pressantes de son grand-père, Nell va se décider à briguer le poste de député que celui-ci a lâché ; elle sera soutenue par le parti. Mais pas par son mari, Adam a en effet une étrange réticence à laisser aller sa femme aux élections. Les médias vont naturellement enquêter et scruter les moindres détails de la vie de Nell et d’Adam : y aurait-il une quelconque tache à dissimuler ? Ou n’est-ce que le souci bien légitime d’un mari qui ne veut pas que son épouse soit accaparée par la politique au point d’en oublier le foyer, et les éventuels enfants qu’ils voulaient ?

Une fois le décor planté, les personnages campés, la question principale posée, l’histoire peut commencer. Mary Higgings Clark a du métier et compose méthodiquement ses intrigues. Ses chapitres sont découpés comme dans les séries télé, prenant chaque personnage à un moment et faisant avancer l’histoire par ses facettes individuelles. Il y a Nell, Adam, le grand-père Mac, la grand-tante Gert férue de parapsychologie, la médium Bonnie, Jimmy le chef de chantier et son épouse Lisa, Jed Kaplan et sa mère qui a vendu un vieil immeuble sans l’en avertir, Lang le banquier qui finance la promotion du terrain, un petit garçon et son père. On peut se perdre au début dans les personnages, mais c’est la rançon de celles ou ceux qui ne lisent que trois pages à la fois. Les autres suivront le fil sans problème, vite captivés par les différents caractères.

Jed est aigri de voir le vieil immeuble inhabité en plein New York que sa mère possédait vendu par elle pour une bouchée de pain – son héritage – sans son avis ; mais Jed était parti en Australie pour échapper à une accusation de trafic de drogue et il en est revenu parce qu’il a replongé là-bas. Adam possède désormais l’immeuble, attenant à la parcelle de terrain que Lang a acquis pour en faire un centre commercial, résidentiel et de bureaux, avec une grande tour d’architecte. Adam veut donc négocier la vente de son terrain contre l’architecture du projet, ce qui lui permettra de se lancer en grand. Mais il semble que Lang ait d’autres vues…

La réunion convoquée par Adam sur son yacht ancré dans le port de New York, son seul luxe, doit réunir Lang, le constructeur Sam, le chef de chantier Jimmy, Winifred la secrète secrétaire d’Adam bien au fait des pratiques de l’immobilier, et lui-même. Mais Lang prévient au dernier moment qu’il ne pourra pas venir, il a embouti un camion avec sa voiture et doit aller à l’hôpital. Lorsque le bateau quitte le quai, il explose. Aucun survivant, deux corps déchiquetés repêchés, deux disparus : Adam et Winifred. Mais le sac à main de la secrétaire récupéré, à peine roussi. Dedans, une petite clé de coffre bancaire, sans indication.

Nell est effondrée, elle s’était disputée avec son mari juste avant qu’il ne parte, ayant oublié sa mallette et son blazer, que sa secrétaire est venue chercher sur sa demande peu après. Sauf que ce n’est pas le bon blazer, il y en avait deux identiques. L’enquête commence. Les suspects : Jed qui en voulait à Adam, Lang qui voulait ce terrain mais pas l’architecte, Jimmy peut-être, longtemps au chômage et pas très clair depuis. Ou d’autres. D’autant qu’un petit garçon de 8 ans, de retour d’une visite à la statue de la Liberté, a vu le bateau exploser et, comme il est hypermétrope, a distingué nettement « un serpent » qui plongeait en même temps dans les flots. Il fait des cauchemars depuis et sa mère l’emmène voir une psychologue qui le fait dessiner. Et « le serpent » s’affine au fil de la mémoire. Les flics sont très intéressés de savoir ce qu’il est vraiment.

Sa grand-tante Gert persuade Nell d’aller voir la médium, qui a reçu un message confus d’Adam depuis l’au-delà. Mac est sceptique mais Nell réceptive, ayant connu une expérience de ce genre avec sa grand-mère lorsqu’elle est morte (une caresse dans la nuit) et avec ses parents lorsqu’elle était prise dans un contre-courant marin et a manqué de se noyer. En fait, Nell est une fausse sceptique, sa raison doute mais elle veut y croire. Elle se sent coupable de s’être disputée avec Adam avant sa disparition et veut connaître la vérité – pour elle-même et pour sa carrière. En bonne Yankee s’adressant à des Yankees, MHC n’oublie jamais l’égoïsme fonceur de ses personnages fétiches. Et Bonnie la bluffe ; « Adam » depuis l’au-delà conseille à Nell de se méfier de Lang.

Mais que veut Lang ? Qui est Bonnie ? Et qui était vraiment Adam ? D’où vient l’argent de la fidèle Winifred, qui lui permet de financer une maison de retraite chère à sa vieille mère acariâtre ? Et pourquoi est-elle allée la voir religieusement tous les jeudis soir ? Nell va enquêter, aidée de Mac, Bonnie va la troubler, la mère de Winifred lui inoculer des doutes. Et puis… le drame évidemment. Mais Nell trouvera l’amour à nouveau en la personne d’un médecin pédiatre, orphelin comme elle, qui recherche sa mère devenue SDF.

Une intrigue convenue, dans les normes exigées des lectrices de MHC, mais qui est bien composée et au suspense soigneusement découpé. Bien qu’évoluant dans les milieux huppés de New York – sa ville, son milieu – ce qui peut agacer par moment, on ne s’ennuie pas. Un bon cru de vacances que j’ai relu avec plaisir.

Mary Higgings Clark, Avant de te dire adieu (Before I say Goodby), 2000, Livre de poche 2001, 439 pages, €9,20, e-book Kindle €7,99

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Ne rendez pas le bien pour le mal à vos ennemis, dit Nietzsche

Dans un nouveau chapitre un brin énigmatique, Nietzsche prend la parabole de la vipère qui pique sans raison Zarathoustra endormi et qui, lorsqu’il se réveille, veut rependre son venin. Dans cette histoire à la manière des Évangiles, la morale est pour les disciples et elle n’est pas très claire. « Les bons et les justes m’appellent le destructeur de la morale : mon histoire est immorale », dit Zarathoustra. En effet, ceux qui se disent bons et justes parce qu’ils croient en eux-mêmes définissent ce qui est moral et ce qui ne l’est pas. Nietzsche/Zarathoustra pourfend cette morale qui n’est pas la sienne, il est donc « immoral ». Mais pas amoral : sa morale à lui, il la définit lui-même, elle ne lui est pas imposée par d’autres, ni par des dogmes surgis il y a trois mille ans.

Zarathoustra est donc l’ennemi des chrétiens et des bourgeois moralistes, conformistes même s’ils sont laïcs. Mais, en bon « lion » des Trois métamorphoses, celui qui se révolte, il a besoin d’un ennemi pour se construire. « Si vous avez un ennemi, ne lui rendez pas le bien pour le mal ; car cela l’humilierait. Démontrez-lui plutôt qu’il vous fait du bien. » La colère est le moyen de progresser plus que le cynisme car elle affirme et caricature ses propres arguments face aux autres. « Mettez-vous en colère plutôt que d’humilier. » C’est ainsi que Nietzsche veut philosopher « au marteau ».

Restez humain, avec vos trois étages de pulsions, de passions et de raison, et ne laissez pas la seule raison agir. « Il est plus humain de se venger un peu que de s’abstenir de la vengeance ». L’homme qui aspire à être surmonté est riche d’énergie et généreux, il considère qu’« il est plus noble de se donner tort que de garder raison, surtout lorsqu’on a raison. Mais il faut être assez riche pour cela ». La justice est froide alors qu’elle devrait être « l’amour aux yeux clairvoyants ». « Inventez-moi donc la justice qui acquitte chacun, hors celui qui juge ! » Car chacun a ses raisons, celui qui juge n’a que la règle ; il n’est pas légitime à comprendre et se pose en dictateur pour l’imposer.

« Mais comment saurais-je être absolument juste ? Comment pourrais-je donner à chacun le sien ! Que ceci me suffise : Je donne à chacun le mien. » C’est par l’exemple que vient la règle de conduite, pas par une force de contrainte. Tous les parents le savent ou devraient le savoir : leurs enfants les imitent, de leur meilleur jusque dans leurs turpitudes. Il n’y a donc pas de Justice immanente, seulement celle que l’on crée en étant soi. Et « gardez-vous d’offenser le solitaire », dit encore Zarathoustra. Il est sa propre raison et sa propre justice. « Mais si vous l’avez offensé, eh bien, tuez-le aussi ! »

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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Gilbert Cesbron, C’est Mozart qu’on assassine

L’époque était au divorce, fort à la mode dans le mouvement d’émancipation des femmes ; Gilbert Cesbron en saisit l’essence au travers de l’enfant, le petit Martin de 7 ans. Il est déchiré entre ses deux parents, ayant autant d’amour pour l’une comme pour l’autre, la première parce qu’elle est un nid, le second parce qu’il apprend la vie. Les années soixante d’optimisme à tout crin et d’essor de la consommation, était à l’individualisme ; le plus forcené arrivera dans les années 1980 sur le modèle trader des Yankees – qu’on se souvienne des affairistes socialistes au pouvoir sous Mitterrand ! Mais les rôles sexués des parents de Martin étaient ceux de la génération d’avant : l’homme au travail et la femme à la maison.

Agnès est gosse de riches ; elle n’a jamais eu à s’en faire pour faire quoi que ce soit, ni à compter l’argent : son père a tout fait pour elle, fille unique. Marc est fils de médecin provincial, il a commencé des études de médecine pour suivre la tradition familiale puis a secoué le joug du père par l’offre de son beau-père de l’associer à son affaire – où il a appris les règles et est devenu patron. Saisi par le démon de midi, à la quarantaine (cela commençait plus tôt en ces années soixante où l’espérance de vie était moindre), il baise avec délices une Marion qui se meurt pour lui, ce qui le flatte. Car chacun joue un rôle dans la société, chacun se met en représentation par le costume, le maquillage, l’attitude. Il n’y a que l’enfant qui soit brut de naturel – et ne comprend pas comment les adultes peuvent se changer en personnages différents.

C’est tout l’art de Cesbron de se glisser durant neuf mois dans la peau fine d’un petit garçon de 7 puis 8 ans, de voir le monde à sa hauteur et les adultes par ses yeux. Et ce n’est pas joli. Son père l’oublie, bien qu’il l’aime ; sa mère est incapable de s’occuper de lui, bien qu’elle l’ait en elle, charnellement ; son parrain préfère briller devant ses maîtresses plutôt que de s’occuper de son filleul esseulé, et se contente de lui offrir des gadgets. C’est que l’enfant n’est pas encore considéré comme une personne, ce pourquoi Françoise Dolto à son époque insistera tant dans toutes ses émissions radiophoniques sur ce sujet. L’enfant « ne peut pas comprendre » ; « l’enfant s’adapte à tout » ; « l’enfant croit ce qu’on lui dit de croire ». Il n’en est rien. L’enfant n’est pas un objet que l’on pose ici ou là ou que l’on range dans un coin : l’enfant est une personne qui demande attention et amour, protection et enseignement.

Les avocats s’amusent aux divorces, ils poussent les uns contre les autres et en font une affaire d’ego. Celui du mâle cabotine et prêche, il est retord ; celle de la femelle se raidit de féminisme et incite à aucun compromis. Il n’y a que Martin qui n’aie pas d’avocat, pas même le juge car « l’intérêt de l’enfant » n’existe pas encore dans les mentalités. La garde est donc partagée tous les trois mois avec avantage à la mère.

Mais comme celle-ci part en « cure de sommeil » sous médicaments parce que son petit ego d’épouse a été malmené et parce que c’est elle qui a demandé le divorce après avoir mandaté un détective privé pour prendre en flagrant délit son mari et sa maîtresse, elle ne peut garder Martin. On inverse alors les périodes et c’est Marc qui en a la garde en premier. Mais il est pris par ses affaires et ne peut s’occuper d’un enfant ; il le confie donc à son père, le docteur de Sérigny, qui ne sait pas trop apprivoiser un jeune garçon qu’il a très peu vu. Marin écrit donc des lettres à sa mère pour lui dire qu’il l’aime et pour lui montrer qu’il ne serait heureux qu’avec elle et son père. L’avocate, informée, fait reprendre Martin pour le placer chez l’ancienne nourrice d’Agnès. Mais elle vit dans une masure sans eau ni électricité, à la campagne, et l’école du village rejette le Parisien et le Riche, coiffé « en fille » avec ses cheveux un peu longs à la mode des années Beatles. Son père, qui vient le voir en coup de vent, s’aperçoit de l’indigence et, comme la vieille refuse la modernité qu’il est prêt à payer pour que son fils vive décemment, le reprend aussitôt – pour le confier à son parrain Alain. Lequel, célibataire, ne sait pas ce qu’est un enfant et, ancien commando qui aime l’action, n’a aucun goût de se mettre à sa portée.

Martin, abandonné tout un week-end, fugue. Il veut rejoindre Zélie la petite copine de son âge, dans le village de la nounou où il a été heureux d’aimer, mais se trompe de Châtillon et se perd dans Paris. Branle-bas des parents et du parrain pour le retrouver. Ce n’est que deux jours plus tard, n’ayant nulle part où aller parce qu’il ne se souvient pas des adresses, qu’il retrouve celle de la maîtresse de son père sur un papier dans sa poche. Il s’y rend et Marion l’accueille, prévient non son père mais son parrain qui vient le chercher et le rendre à sa famille. Marion a compris que l’enfant était l’Obstacle à la rupture de Marc et d’Agnès – et elle renonce. Elle ne veut pas briser Martin, qui montre son besoin de ses deux parents.

Notre époque a moins de conscience et chacun des parents, de son côté, est plus égoïste. Ce sont les enfants qui trinquent mais « ils ne peuvent pas comprendre, ils s’adaptent à tout, ils croient ce qu’on leur dit de croire ». La bonne conscience ne recule jamais devant des mensonges consolants.

Un bon roman psychologique plein d’émotion, au ras d’enfant.

Gilbert Cesbron, C’est Mozart qu’on assassine, 1966, J’ai lu 2001, 307 pages, €3,66 e-book Kindle €5,99

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Blue Jasmine de Woody Allen

Une insupportable pétasse (Cate Blanchett) envahit le spectateur dès la première scène en avion – en première classe. La prénommée Jeannette qui se fait appeler Jasmine par snobisme assomme sa voisine de son monologue psychotique sur sa vie passée de riche oisive tête de linotte. En fait, malgré le billet d’avion très cher de New York à San Francisco, ses bijoux, ses sacs Vuitton et son pourboire somptueux au taxi, la poulette est fauchée. Elle vient quémander auprès de sa demi-sœur l’hébergement après sa dépression, « le temps de se retourner ».

Rien de plus antagonistes que les deux sœurs. Autant la new-yorkaise blonde est égocentrée et futile, cachant son angoisse existentielle sous des dehors de grande bourgeoise artiste, autant l’autre, Ginger (Dally Hawkins) est brune, vive et pleine de bon sens. Autant Jeannette est ambitieuse, imitant sans personnalité et adoptant les rôles qui lui semblent requis au risque du boniment, rêvant du prince riche comme feu son mari et ne voulant d’enfants qu’adoptés, autant la san-franciscaine est réaliste, se contentant de ce qui est à sa portée, un emploi de vendeuse en supermarché et un mec dans le bâtiment ou meccano, avec deux garçons un peu gros et pas très beaux. Le snobisme bourgeois impérieux et futile ou la normalité – au risque de la vulgarité – est assumée avec bonne humeur. Le jour et la nuit : la vodka citron pour la blonde, le vin rouge ou la bière pour la brune.

Évidemment, rien ne va plus entre les deux sœurs de hasard. Dans le passé, Jasmine avait épousé un financier de haut vol qui gagnait des millions et envoyait son fils à Harvard, apaisant les éventuels scrupules de sa femme par des bracelets et des colliers, tout en sautant les autres filles qui passaient à sa portée. Devenu amoureux de l’ex baby-sitter, Hal (Alec Baldwin) a voulu divorcer. Crise de panique de la Jeannette larguée qui s’accroche à son mari et à son statut comme une huître à son rocher, incapable d’exister par elle-même. De rage, au lieu de consentir au divorce négocié qui lui aurait assuré une fortune, elle appelle le FBI pour dénoncer les malversations style pyramide de Ponzi qui ont permis à Hal (et à elle-même) de vivre sur un grand pied. Jasmine est coupable d’avoir conseillé à sa sœur Ginger et à son mari de l’époque Augie, qui venaient de gagner 200 000 $ au loto, de confier la somme à Hal pour investir dans des placements juteux « rapportant plus de 20 % par an ». Une démesure qui devrait alerter tout individu doué de raison lorsque l’inflation annuelle est à 2 %, mais la cupidité et l’ignorance sont les deux mamelles que tètent les escrocs à la Madoff. Hal, qui en est l’élève, est arrêté, il se suicide en prison ; son fils Danny (Alden Ehrenreich), qui faisait Harvard, interrompt ses études de finances ; il hait sa belle-mère et rompt tout contact avec elle. Jeannette a tout détruit de son château de cartes fortuné.

Elle ne peut que s’en prendre à elle-même et veut recommencer sa vie. Après avoir vendu des chaussures en boutique à ses anciennes invitées chics de Park Avenue, elle veut se lancer dans la décoration. Chili, l’amoureux de Ginger (Bobby Cannavale), que Jasmine a chassé de la maison alors qu’il devait s’établir en couple, l’aiguille sur le secrétariat médical d’un dentiste mais c’est trop vulgaire pour la fille. Elle finit cependant par consentir à ce poste qui demande de l’organisation et de l’écoute – ce qui est aux antipodes de sa personnalité et lui occasionne des migraines le soir.

Mais gagner de l’argent est indispensable pour prendre des cours de décoration. Ils sont moins chers en ligne mais, pour cela, il faut être à son aise dans le maniement d’un ordinateur. Il ne s’agit pas d’informatique mais de simple usage de bon sens. Jasmine prend donc des cours préalables dont elle ne comprend rien et qui ne lui servent à rien. D’autant que le dentiste lui fait des compliments de plus en plus pressants sur sa classe – les hommes sont toujours attirés par le snobisme des femmes, on ne sait pourquoi – et, après une pression plus physique que les autres, Jasmine quitte son emploi. Ginger est désespérée pour elle.

Dans la dèche mentale et économique, une amie des cours d’informatique propose à Jasmine d’aller avec elle à une fête « pour rencontrer du monde, et peut-être le prince charmant ». Encore un rêve qui débute et Jasmine s’empresse d’y aller, entraînant sa sœur qui veut bien s’amuser. Ginger y rencontre Alan (Louis C.K.), un ingénieur du son qui la fait vibrer et la baise plusieurs fois dans la soirée, insatiable, y compris plus tard sur le siège arrière de sa voiture (aux vitres teintées). Elle croit au grand amour et veut quitter Chili, « pas assez bien pour elle » selon Jeannette, sa demi-sœur qui détruit tout, mais il se révèle qu’Alan est marié et que sa femme Hellen sait tout ; ils ne doivent plus se voir et le rêve à deux s’interrompt.

Jasmine, quant à elle, rencontre Dwight (Peter Sasgaard), un riche diplomate qui va passer quatre ans en poste à Vienne avant de revenir à San Francisco, d’où il est originaire, pour se lancer en politique. Il vient de faire l’acquisition d’une belle villa en bord de mer avec des espaces intérieurs somptueux et une vue époustouflante. Jasmine, qui se présente comme décoratrice d’intérieure, veuve sans enfant d’un chirurgien décédé d’une crise cardiaque (que des mensonges pour mettre des talons aiguilles à son ego), paraît un beau parti pour le diplomate. Elle le séduit par son allure, ses compétences sociales et son tempérament artiste. Mais le rêve s’écroule une fois de plus pour la psychotique parce qu’elle a menti. Dans une rue chic de la ville, devant une vitrine de bagues en diamant pour les fiançailles, Jasmine se retrouve face à Augie (Andrew Dice Clay), l’ex-mari de Ginger ruiné par son mari Hal, qui lui rappelle crûment son passé. Le mari n’était pas chirurgien mais escroc, il n’est pas mort d’une crise cardiaque mais suicidé par pendaison, elle a un fils, même si ce n’est que son beau-fils qui ne veut plus la voir et s’est reconverti en vendeur de musique. Dwight rompt incontinent avec cette femme de carton-pâte. Le diplomate n’aime pas les apparences, il a soif d’authenticité.

Ginger se remet avec Chili, qui l’aime pour ce qu’elle est, alors que personne n’est capable d’aimer Jasmine, pas même ses neveux à qui elle inflige d’interminables monologues sur sa vie. Malgré la proposition finale de fête au champagne de Chili et Ginger, Jasmine retombée en Jeannette préfère la vodka brute et quitte la maison pour errer dans les rues. L’alcool et la folie l’accaparent progressivement, avec les rides et la déchéance qui viennent avec. Elle est seule, à jamais désespérément seule, à cause de son incapacité à s’accepter telle qu’elle est pour préférer le factice social.

Ce film féroce griffe sans pitié le snobisme new-yorkais des bourgeoises psychotique adonnées aux médicaments et à leur psy. Celles qui ne sont rien sans les attelles du social, sans un mari qui les entretient. En ces temps de féminisme radical, Woody Allen se venge des femelles qui voudraient bien mais ne peuvent pas. Des clampines, pas des copines.

DVD Blue Jasmine, Woody Allen, 2013, avec Cate Blanchett, Alec Baldwin, Sally Hawkins, Bobby Cannavale, Andrew Dice Clay, TF1 Studios 2014, 1h32, €6,90 blu-ray €10,14

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Mary Higgings Clark, Un cri dans la nuit

Un des premiers, donc des meilleurs Mary Higgings Clark. Nous sommes au tout début des années 1980 où New York vibre d’activité et où les riches un peu snobs adorent les galeries de peinture. Surtout celles qui exposent des peintres américains, ils ne sont pas tant que cela, ni aussi célèbres que les peintres européens. Jenny, jeune femme méritante divorcée et mère de deux fillettes, a obtenu une licence d’art et s’occupe de mettre en scène avec talent et goût une galerie pour son patron. Elle jongle avec son emploi du temps, entre emmener les petites filles à la garderie puis les reprendre, arriver à temps pour accrocher les toiles, répondre aux collectionneurs par téléphone, accueillir les visiteurs intéressés, préparer la réception du nouveau peintre exposé…

Tout semble se passer à peu près bien dans l’hiver glacial enneigé de la Grosse pomme, Jenny s’en est sortie, son ex-mari, un bellâtre théâtreux sans le sou est venu la taper d’une centaine de dollars « pour payer le loyer » (ou ses petites amies). Elle a quitté un moment en pull la chaleur de la galerie pour regarder sa vitrine où elle a agencé la vue du meilleur tableau du peintre, une femme sur balancelle dans le soleil couchant alors que son petit garçon court vers elle. Elle a froid, elle titube sur la glace, des bras la retiennent. Dans son dos est un homme qui la soutient. Lorsqu’elle se retourne, elle est devant Erich Krueger, le peintre qu’elle expose et qui a surgi du Minnesota où il vit isolé dans une ferme depuis la mort de sa mère. Les deux ont un choc : elle parce qu’elle reconnaît l’artiste qui monte, lui parce qu’il reconnait en elle le portrait de sa mère !

Dès lors, tout va s’enchaîner très vite. Erich la veut, il ne peut se passer de celle qui lui rappelle sa perte ; il était très proche de sa mère et, lorsqu’elle est morte, il n’avait que 10 ans. Un accident, dit-on. Il s’est mis à peindre à l’âge de 15 ans comme elle le faisait dans sa jeunesse, avant que son mari, le père d’Erich, trouvant cette activité futile, ne l’oriente vers le patchwork et le tricot. La province paysanne du Minnesota n’est cultivée que de champs, pas de livres, de musique ni de peinture. Erich suit donc Jenny, l’invite à dîner, prend dans les bras ses petites filles, joue avec elles. Le meilleur moyen de se concilier la mère. Un mois plus tard, il l’épouse. Il a acheté l’ex-mari pour qu’il abandonne ses droits sur les enfants et il emmène toute la famille, « sa » famille désormais, dans sa ferme isolée. L’exploitation puis l’élevage de chevaux pur-sang, enfin les tableaux dont la cote monte, font qu’il est très riche et le seigneur du pays, succédant ainsi à son père et à son grand-père.

Jenny est heureuse, elle a trouvé le mari idéal, beau, riche, artiste, aimant.

Mais d’imperceptibles craquements fissurent ce bel idéal. La ferme est très isolée et Erich ne veut pas qu’elle soit trop familière avec le personnel, notamment le jeune palefrenier Joe, ni qu’elle lie amitié avec le voisinage, ni qu’elle participe aux activités du pasteur, ni qu’elle invite ses anciennes amies… Il la veut pour lui tout seul n’hésitant pas mentir et à accuser les autres. Les fillettes n’étant pas encore scolarisées car trop jeunes, le couple peut faire nid sans se préoccuper du monde. Mais il y a pire. Erich est maniaque, il ne veut surtout pas que Jenny redécore le salon ni qu’elle bouge les meubles. Erich se révèle fétichiste, il a conservé sa chambre d’enfant telle qu’elle était lorsqu’il avait 10 ans, juste avant que son père ne le mette en pension après la mort de sa mère. Erich est jaloux, il surveille courrier, téléphone et déplacements de Jenny comme un imam soupçonneux du pouvoir diabolique des femelles. Erich s’isole en son chalet exclusif, à vingt minutes dans les bois, où personne n’a le droit d’aller ni surtout d’y entrer.

Peu à peu, l’idylle se transforme en cauchemar. Jenny se trouve accusée par la rumeur locale d’avoir des amants, son ex-mari a voulu venir la voir et elle l’a rembarré, ne consentant pour s’en débarrasser qu’à le rencontrer dans une auberge à trente kilomètres de la ferme, mais elle a été remarquée lorsqu’il l’a embrassée de force et a « oublié » de le dire à Erich. Le Minnesota n’est pas New York et le puritanisme prend des proportions inouïes par rapport aux standards de la ville. De plus, cet ex disparaît et un soir le shérif apparaît. Jenny l’aurait appelé depuis la ferme et convié à venir lui rendre visite, un témoin l’a vu qui demandait son chemin ; puis Jenny aurait été aperçue en manteau marron monter dans la voiture blanche avec l’ex ; lequel a été retrouvé mort dans la belle auto neuve qu’il avait empruntée, un peu plus loin dans un coude de la rivière, enseveli sous la neige. Jenny est persuadé que tout cela est faux mais elle doute : ne serait-elle pas somnambule, sujette à des moments d’égarement ? Elle est enceinte et plus vraiment elle-même.

Erich applique le chaud et le froid, tendre et aimant pour la vie un moment, puis sec et défiant un autre. Jenny est seule, ne peut se confier à personne, les seuls proches comme Rooney la vieille folle qui a perdu sa fille partie à 17 ans et Mark le vétérinaire dont le père a aimé Caroline, la mère d’Erich, sont des rivaux pour le peintre. Jenny accouche d’un garçon mais le bébé a sa toison de naissance brun roux et non pas du blond d’Erich et celui-ci le rejette, convaincu que c’est le bébé de l’ex. Mais il est souffreteux comme tous les Kruger et ne tarde pas à être sujet à la mort subite. A moins que…

C’est à ce moment que tout bascule dans la folie. Erich n’est pas celui qu’on croit et Jenny n’est pas folle. Il veut la garder et prend en otage ses deux fillettes qu’il enlève sous prétexte d’un voyage en avion sans prévenir Jenny qu’elle n’est pas de la partie. Puis il exige d’elle qu’elle écrive une lettre manuscrite où elle s’accuse de tromperie et de crimes, qu’il gardera soigneusement en coffre au cas où elle voudrait le quitter… La jeune femme réagit enfin, elle se démène pour s’en sortir, aveuglée qu’elle était par le charme et la fortune mais s’étant laissée enfermer par abandon et lâchetés dans un filet d’interdictions inacceptables qu’elle avait par faiblesse laissé s’abattre.

Elle découvre le chalet, explore son contenu, observe les peintures… Et le dénouement s’approche.

Mary Higgings Clark, Un cri dans la nuit (A Cry in the Night), 1982, Livre de poche 1985, 311 pages, €8.20 e-book Kindle €7.49

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Espoirs 2021

Les variants du virus font galoper les contaminations tandis que la vaccination patine pour diverses raisons industrielles et administratives, montrant combien la machine étatique est peu capable d’anticiper, de faire travailler ensemble des baronnies établies et de définir une stratégie au-delà d’une semaine. Malgré cela, il faut penser à l’avenir.

A partir de l’été prochain nous pouvons espérer un relâchement des contraintes de circulation et un redémarrage économique. Mais les mesures de soutien seront progressivement réduites puis retirées, montrant, comme l’anecdote favorite des économistes, quels sont les nageurs qui n’ont pas de slip lorsque la marée se retire. Nombre d’entreprises vont disparaître, réduisant l’activité globale, l’emploi, les impôts versés. Un nouveau monde va naître… en Europe. Car le reste du monde se porte plutôt bien, merci : la Chine en plein essor, les Etats-Unis résilients après le show du clown, les pays émergents qui continuent d’émerger.

Côté économique, la pandémie et ses conséquences ont accentué les tendances à l’œuvre. Les secteurs marchands les plus touchés ont été les services – trop nombreux, redondants, parfois inutiles – et les moins touchés ont été ceux qui sont apparus fondamentaux : l’agroalimentaire, la distribution, la santé, l’Internet – et les transports. La capacité industrielle compte plus que la communication, produire des masques et des vaccins est plus important que faire de « l’événementiel », de la spéculation, du traitement de données commerciales ou du « consulting ». Les filières d’études devraient se réorienter et les étudiants choisir des formations plus concrètes que Staps, psycho ou social… Sauf à rêver d’être fonctionnaire de bureau en « passant un concours » (en général juridique) – et à accepter leur soumission au bon vouloir des Yankees pour la technologie et aux Célestes pour les produits vitaux de consommation.

Côté politique, les Etats-Unis viennent de le montrer, capitalisme et démocratie divorcent. Longtemps ils ont marché de concert, la liberté permettant la curiosité pour la science, l’entreprise et l’exploration, tandis que l’égalité fraternelle assurait une redistribution des richesses collectives. Aujourd’hui, l’exemple emblématique de la Chine montre que l’essor économique est possible et que la santé est mieux assurée sans libertés. Aux Etats-Unis, le marché se porte bien et le désintérêt pour les droits des individus et des minorités ne cesse de grandir au profit d’une resucée du fascisme. Les droits et libertés ont été rigidifiés tandis que la souveraineté collective s’érodait par la concurrence « libre et non faussée » exigée de la mondialisation qui, en même temps, a affranchi le droit de propriété de toute limite en termes de devoirs et de fiscalité. Si les règles sont identiques, les puissances ne le sont pas, ce qui engendre la dépendance des salariés (dont les usines ferment pour être ouvertes dans des pays plus flexibles et à coûts plus bas) ou des sous-traitants (incités à auto entreprendre pour éviter toute garantie collective). Un quart des jeunes récusent les valeurs démocratiques au profit d’une radicalité afin d’assurer une redistribution autoritaire des fruits de la croissance. La démocratie ne sait plus maîtriser le capitalisme. Les inégalités sapent les valeurs citoyennes au profit du chacun pour soi et de la loi de la jungle, valeurs affectionnées par Trump en plus du machisme et de la suprématie de race de son camp – lui n’est qu’un dealer de ce que les gens veulent entendre.

La mondialisation a incité les Etats à déréguler, ce qui accroit l’influence des élites, plus riches et tenant plus de levier du pouvoir. Elle a réduit la légitimité du régime démocratique et l’intérêt pour la politique tout en attirant vers les propos anti-élite, anti-progrès et antiscience. Les libertés personnelles et les mécanismes institutionnels destinés à prévenir l’abus du pouvoir et les dérives autoritaires semblent devenus des entraves à une prospérité partagée. Or l’ajustement par les marchés n’est ni légitime ni économiquement efficace face à des chocs tels que le Covid ou les probables suivants. D’autres catastrophes sanitaires, climatiques, géopolitiques vont nous frapper plus fréquemment à l’avenir, et ils sont très différents des chocs d’accumulation de déséquilibres économiques tels que les bulles boursières ou les « crises » du pétrole que nous avons connues.

Le citoyen s’aperçoit que le rôle de l’État ne peut être remplacé par aucun autre pour répondre à cette exigence essentielle qu’est, dans toute société, l’avantage mutuel. L’avenir est à une maîtrise du capitalisme sous d’autres formes que celles que nous connaissons, devenues impossibles sauf à agir de concert partout sur la planète (ce qui n’est pas pour demain). Ainsi la richesse acquise sera moins taxée que la richesse transmise (ce qui apparaît plus juste et évite l’évasion fiscale ou l’expatriation des plus hauts revenus), le patrimoine mort (l’immobilier non occupé ou de loisir, l’or, les comptes épargne hors livret A) sera plus taxé que le patrimoine dynamique (l’investissement en actions ou en entreprises), l’accès aux biens essentiels comme la santé et l’éducation seront sortis du cadre marchand, des revenus de base pourront être envisagés.

Les institutions construites dans l’après-guerre ont répondu aux chocs d’accumulation. En Europe, modèle de libéralisme régulé, l’économie sociale de marché est inscrite dans les traités fondateurs. L’État se porte garant du cadre dans lequel les acteurs privés évoluent en toute autonomie et assure le fonctionnement efficient des marchés pour empêcher la constitution de monopoles. Mais son intervention est limitée en régulation conjoncturelle et protection sociale. Or le « capitalisme de plateforme » (Robert Boyer), qui propose des services numériques et logistiques à distance tout en fonctionnant en semi-monopoles d’acteurs-clés (tous américains) profitant des rendements d’échelle exceptionnels, incitent les États-nations à accroître leur intervention dans le domaine économique. En Europe, il apparaît nécessaire de bâtir une politique budgétaire et industrielle commune à long terme, pour résister par l’innovation technologique. Mais aussi pour répondre au besoin d’État fort que la pandémie a renforcé. La coopération et la complémentarité entre institutions monétaires et institutions budgétaires est préférable en taux faibles, risques déflationnistes avérés et dettes élevées. La sortie de la crise mettra à l’épreuve la capacité de chaque pays à intégrer les nouvelles filières technologiques et à débureaucratiser pour gérer cette grosse dépense publique tout en emportant le secteur privé dans sa dynamique.

Pas sûr que la France soit si bien placée – car la « réforme de l’Etat » reste un serpent de mer depuis des décennies.

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L’Associé du diable de Taylor Hackford

Le droit est, pour les Américains, la loi divine sur terre et ses avocats sont ses clercs et ses prêcheurs. Les lois sont si complexes et proliférantes qu’il ne faut rien moins que des spécialistes pour s’en débrouiller : où l’on retrouve la loi du plus fort chère aux pionniers, ou la loi du plus riche, ce qui revient là-bas au même. Qui a la puissance a l’argent donc les meilleurs avocats – et gagne ses procès.

Lorsqu’un jeune défenseur de Floride gagne trop souvent, le soupçon vient que le diable s’en mêle. Car faire acquitter un prof pédocriminel qui a attouché une ado de quatrième ingrate et bafouillante est un crime aux yeux de Dieu (s’il s’en préoccupe). Or il semble ne rien faire au nom du « libre arbitre ». L’être humain est libre depuis la Chute où la femme, séduite par le serpent, a croqué la pomme. La connaissance s’est révélée au couple humain et « ils virent qu’ils étaient nus » (quelle horreur ! au lieu d’en jouir ils en eurent « honte »). Désormais, ayant désobéi, à eux de se débrouiller tout seul dans la jungle terrestre et avec les autres humains qui prolifèrent à cause de la frénésie sexuelle. Kevin voit son client frétiller de la main sous la table lorsque l’adolescente raconte en pleurant comment il lui a mis la main sur le chemiser, puis l’autre sous la jupe et qu’il est remonté, de plus en plus haut, et ainsi de suite. Rien que le souvenir le fait bander et l’avocat lui dit qu’il irait jusqu’à éjaculer devant le juge ! Il s’aperçoit bien que son client est coupable mais, par vanité, lui qui n’a jamais perdu aucun procès, il ne veut pas laisser la justice gagner et, malin, va discréditer devant le jury la parole de la fille, moins innocente qu’elle ne paraît.

L’adaptation Hollywood du roman The Devil’s Advocate d’Andrew Neiderman, Kevin Lomax (Keanu Reeves, 33 ans) a la beauté du diable et l’habileté qui va avec. Après l’acquittement improbable du pédocriminel, une grande firme juridique de New York lui propose un pont d’or (à cinq chiffres) pour qu’il vienne seulement deux jours choisir un jury pour un procès. Il s’en tire avec les honneurs et son dirigeant John Milton (Al Pacino) décide de l’engager en créant pour lui un service d’avocat pénaliste au lieu d’envoyer les clients habituels vers d’autres cabinets.

Tout est trop beau pour être honnête : salaire mirobolant, appartement de fonction aux trois chambres dans un immeuble donnant sur Central Park, proximité du bureau, des commerces, des écoles et du staff de la firme qui loge dans le même immeuble réservé, d’étage en étage en fonction de la hiérarchie, le dernier au sommet étant réservé au chef. Composé d’une seule pièce immense, un grand feu y brûle toujours, été comme hiver, et une composition gigantesque du Paradis perdu du poète John Milton trône au-dessus du bureau principal.

Mary Ann, l’épouse de Kevin, n’aura plus à travailler mais se fera-t-elle au climat et à la trépidation de New York ? Kevin lui laisse le choix (encore le libre-arbitre). Mais est-on libre lorsqu’on est tentée ? Séduite par le fric et le luxe comme par le discours susurré du serpent Milton sur sa beauté et sa coiffure, elle se laisse tenter et croque la Grosse pomme. Elle va vite s’apercevoir de la fatuité des autres épouses qui ne pensent qu’à se regarder entre filles seins nus pour se faire valoir, dépenser en robes à 3000 $ portées une fois et à s’envoyer en l’air pour passer le temps. Est-ce cela la vie d’une épouse ? Attendre dans l’appartement immense et vide que son mari rentre à pas d’heures et qu’il la délaisse pour un boulot si prenant qu’il passe sa vie avec son patron plutôt qu’avec elle ? Mary Ann (les prénoms de la mère du Christ et de la mère de la Vierge) voudrait un enfant mais « on » (le diable ?) lui a, dit-elle, ôté les ovaires.

Kevin Lomax, de son côté, se prend au jeu et s’active. Son orgueil (plutôt que sa vanité, ainsi qu’il est traduit en français) est le plus grand des péchés capitaux car il voit l’homme tenter de s’égaler à Dieu, offense suprême ! Kevin ne veut jamais perdre et s’investit en totalité dans la défense de ses clients, même les plus vils salauds. Un promoteur immobilier très semblable à Trump, Alexander Cullen (Craig T. Nelson), très gros client de la firme pour se trouver constamment aux marges de la loi (plus de 1600 fois en un an…), est accusé d’avoir tué sa troisième femme, son beau-fils et sa domestique au pistolet en rentrant un soir chez lui. C’est un mégalomane menteur qui ne connait de vérités que celles qu’il affirme et qui compte bien être acquitté de toute accusation. Il va jusqu’à faire témoigner pour lui son assistante : il était en train de la baiser, trois heures durant, à l’heure des meurtres (« vous avez dû être éreintée », susurre malignement Lomax). Sauf que c’est probablement faux et que l’avocat malin s’en rend compte lorsque la fille ne sait même pas si Cullen est « coupé » (circoncis). Comme en Floride, Lomax va-t-il jouer le jeu du client ou celui de la justice ? Son patron Milton lui laisse clairement son libre-arbitre, puisque son épouse Mary Ann ne va pas bien : qu’il laisse l’affaire à un autre et qu’il s’occupe d’elle pour sauver son mariage. Mais est-on libre lorsqu’on est tenté ? L’orgueil parle une fois de plus – une fois de trop – et Lomax fait son métier au détriment de toute humanité. Le diable a gagné et ce pourrait bien être John Milton, patron cynique et sans aucun scrupule dont le sourire sardonique éclate trop souvent pour être honnête.

Mary Ann qui hallucine se réfugie à poil dans la plus proche église de son appartement et, lorsque son époux sort de sa plaidoirie pour la retrouver enveloppée dans un duvet rose de clocharde, sur appel d’une âme charitable, elle lui avoue que John Milton l’a baisée tout l’après-midi – le même argument que celui du promoteur. Or John Milton a assisté au procès aux côtés de Kevin Lomax durant tout ce temps. Déjà que Lomax l’avait surpris à parler plusieurs langues (chinois, italien, espagnol), ne voilà-t-il pas qu’il prend toutes les formes et peut se trouver en plusieurs lieux à la fois ? Si ce n’est pas la définition chrétienne du « diable », qu’est-ce donc ? La mère de Kevin, Alice au pays des Marvel comics (Judith Ivey) a fauté jadis avec un barman aux yeux de braise et a élevé seul son fils ; elle sait bien que New York est la Babylone de la Bible, où la Bête a établi ses quartiers, et que son Kevin a atteint 33 ans, l’âge du sacrifice du Christ. Mais son fanatisme obsessionnel à citer sans cesse les mêmes saintes Ecritures la dessert : qui peut croire en la répétition plutôt qu’en la dialectique ? Obéir à Dieu, c’est abolir toute pensée personnelle pour se soumettre et radoter ce qui est écrit une fois pour toute sans plus penser ; c’est donc abolir son humanité et son libre-arbitre. Est-ce sensé ? Mais le libre-arbitre est-il franchement libre ? La Bible ne guide-t-elle pas l’égaré sur les chemins du juste ?

Kevin fait donc interner Mary Ann qui, malgré les calmants, reste confuse. Quand Pam, l’assistante juridique de Milton (Debra Monk), tend à la jeune femme un miroir pour qu’elle se voit belle, elle aperçoit le visage démoniaque de l’assistante sous le masque de chair et brise le miroir ; elle prend un éclat et se tranche la gorge sous les yeux de son mari et de plusieurs témoins. C’est le moment (mal choisi pour Kevin Lomax) où sa mère lui avoue qui est son père et il déboule au dernier étage de l’immeuble Milton pour y trouver ce dernier avec une fille, Christabella (la belle Christ) que John lui présente comme sa sœur (Connie Nielsen). Ce qu’il lui apprend, je laisse le spectateur le découvrir, mais tout finit comme à Hollywood, avec le libre-arbitre mais dans les flammes et l’hystérie…

…Jusqu’à ce que Kevin Lomax se réveille dans les toilettes du tribunal de Floride du début, juste avant qu’il n’interroge la gamine abusée. Sa prescience le fait changer d’avis et « la justice » pourra peut-être passer. A moins que l’orgueil, toujours présent, ne compromette une fois de plus le processus, en abyme.

Les effets spéciaux ne manquent pas, des visages qui se diabolisent jusqu’à la fresque qui s’anime, faite par William Blake pour le Paradis perdu de John Milton, effet qui aurait coûté à lui seul deux millions de dollars. Keanu Reeves est parfait dans le rôle d’ange déchu ou de diable en herbe, juvénile séducteur de toutes les femmes ; Al Pacino est remarquable en Satan incarné, regard de braise pour les hommes et de baise pour les femmes, sourire méphistophélique qui n’atteint que les lèvres sans aller jusqu’aux yeux ; Charlize Theron est superbe en hystérique devenant progressivement folle à lier (l’hystérie étant une névrose d’origine sexuelle que le Moyen Âge a assimilé à la possession par le diable). La partition musicale angoissante de James Newton Howard ajoute au charme vénéneux du film. Je ne l’avais encore jamais vu, il est très bon.

Nous sommes dans l’extrême de l’Amérique : le tout est possible se transforme en tout peut-il être possible sans y perdre son âme ? Le pacte faustien de Goethe à la Renaissance rejoint l’ambition yuppie des années 1980 et 90 pour faire croire aux jeunes loups du droit, de la finance ou de la promotion immobilière qu’ils sont les maîtres du monde, les égaux de l’Éternel. Satan les tente par le sexe, l’argent, la gloire et le pouvoir. Ils en sont ivres et perdent leur humanité à l’image de Dieu au profit du diable qui en rit et les tient. S’ils trahissent par jalousie, ils sont exécutés, tel le directeur général Eddie Barzoon (Jeffrey Jones), tabassé à mort par deux clochards nègres (aux visages de démons) alors qu’il fait son jogging (à l’envers) autour de Central Park. L’enfer est désormais sur terre.

Il faut bien sûr entrer dans la mythologie chrétienne de Dieu, du Diable, de la tentation du Paradis perdu et de l’Enfer, mais cette culture se mérite tant elle continue d’irriguer tout ce qui vient des Etats-Unis. Une façon de prédire tout ce qui allait arriver en 2000 avec la chute des valeurs Internet en bourse, le krach séculaire de 2008 et l’arrivée du clown populiste Trump au pouvoir en 2016. Ce film apparaît comme une Apocalypse de saint Taylor.

DVD L’Associé du diable (The Devil’s Advocate), Taylor Hackford, 1997, avec Keanu Reeves, Al Pacino, Charlize Theron, Jeffrey Jones, Judith Ivey, Connie Nielsen, Craig T. Nelson, Ruben Santiago-Hudson, Tamara Tunie, Debra Monk, Warner Bros 1999, 1h18, €9.48 blu-ray €14.05 

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Patricia Highsmith, Ripley entre deux eaux

Tom Ripley a fait sa fortune dans Monsieur Ripley (qui a donné le film Plein soleil avec Alain Delon et Le Talentueux Mr Ripley avec Matt Damon) lorsqu’il était encore jeune et ambitieux. D’inquiétant, il est devenu époux et artiste dans le cinquième opus de la série. Il coule des jours paisibles avec sa femme française Héloïse, dans une villa chic du village (imaginaire) de Villeperce, près de Moret-sur-Loing, non loin de Fontainebleau. Le couple est à l’aise, Héloïse bénéficiant d’une allocation paternelle, et Tom du partage des bénéfices d’une galerie de peinture à Londres. Il est parti de rien et son destin est de vivre en parasite sur la société en exploitant ses failles par des arnaques.

Ripley est devenu cultivé et expert en peinture. Il a notamment lancé des années auparavant la carrière du peintre anglais Philip Derwatt et entretenu habilement la flamme après son suicide par noyade en Grèce par des faux réalisés par un certain Bernard Tufts. Comme jadis Tom, le peintre s’est identifié à sa victime, l’admirant au point de se fondre en lui, poursuivant son art en prenant sa patte. Il est désormais impossible de distinguer les vrais Derwatt des faux Tufts. Mais un tableau est-il estimé pour sa qualité artistique ou par le prix de marché que lui donne la mode ? Outre l’intrigue policière, Patricia Highsmith se livre à une intéressante analyse du marché de l’art contemporain : il respecte peu le talent, beaucoup la valeur marchande.

Jadis, les peintres ne signaient pas personnellement leurs œuvres et elles étaient souvent réalisées collectivement en atelier, l’artiste ne mettant que sa touche finale. Aujourd’hui, rien ne compte plus que le fric et la marque. Il y a longtemps que Ripley l’a compris et il l’exploite. En bon Yankee, il s’agit de faire sa fortune par soi-même et, pour cela, piétiner toutes les plates-bandes qui se présentent, tel un pionnier en terrain vierge. La réussite crée le respect, pas l’inverse. Si le snobisme suscite l’arnaque, qu’y a-t-il à redire ? La société est mauvaise et celui qui veut s’en sortir doit jouer selon ces règles. C’est pourquoi Tom Ripley est sympathique au lecteur, bien qu’il soit plusieurs fois meurtrier.

Ceux qui volent lui voler son talent sont antipathiques parce qu’ils ne lui arrivent pas à la cheville. Il ne suffit pas de faire chanter pour gagner. Tom Ripley, au milieu de la trentaine, est un cynique arrivé. Il a compris son époque et en profite pour bien vivre : il habite une villa originale et confortable non loin de Paris et des aéroports, il croque et peint à ses heures perdues, se promène dans la campagne française dans l’une de ses trois voitures, goûte la cuisine de Madame Annette sa bonne, jardine pour produire de superbes dahlias, cultive l’amitié avec les relations du voisinage, dont la famille d’un architecte aux deux enfants. En bref, une vie d’aristocrate, de riche arrivé – tout ce qu’il a toujours désiré.

Ce bonheur risque brutalement d’être remis en cause par un remugle du passé. Un certain Pritchard, américain comme lui, vient s’installer dans le village avec sa femme Janice et cherche à faire sa connaissance. Au point de s’imposer en le harcelant au café, dans la rue, devant chez lui où il photographie même sa maison, durant ses courses à Fontainebleau, en vacances à Tanger… Est-ce lui l’auteur de ces mystérieux coups de téléphone passés sous le nom de Dickie Greenleaf, la victime de Ripley dans Plein soleil ? Il semble ressentir un pur plaisir sadique à faire du mal, ce qui rend par contraste Ripley attachant.

D’autant que ledit Pritchard semble battre sa femme – qui parait aimer ça ! Tom aperçoit plusieurs fois des bleus sur ses avant-bras et dans son cou et Janice ne veut ni quitter ni dénoncer son mari. Cette relation sadomasochiste apparaît en complet contraste avec la relation tendre qu’entretient Thomas avec Héloïse, bien qu’ils baisent peu ou pas du tout. Mais ne voilà-t-il pas que Pritchard se met en tête de draguer toutes les rivières et canaux qui environnent Villeperce dans un rayon de 10 km ? Ne cherche-t-il pas les restes de Monsieur Murchinson, que Ripley a fait disparaître cinq ans auparavant parce qu’il avait découvert l’arnaque des faux Derwatt ? La veuve de Bernard est au courant, la presse a fait état de soupçons à l’époque, mais Ripley n’a pas été inquiété : Pritchard veut-il exploiter le filon pour le faire craquer ?

Mais le solide Ripley ne se laisse pas faire et le lourd Pritchard apparaît comme un désaxé morbide bien malhabile. L’auteur distille à demi-mots que Tom lui ferait bien son affaire à lui aussi mais, et c’est là une faiblesse de l’intrigue, Pritchard se mettra lui-même dans le pétrin par ses manœuvres tordues et finira comme il se doit.

Tout le talent de l’auteur est d’amener progressivement l’intrigue à sa conclusion par petites touches de peintre, égrenant les moments d’action aventureuse, de mystère du passé, de psychologie fouillée, le tout dans un décor bucolique français d’avant l’Internet. Ceux qui l’ont vécu retrouveront avec une certaine nostalgie cette époque sans téléphone mobile, ni micro-ordinateur, ni réseaux sociaux, où joindre quelqu’un nécessitait des trésors de patience avec les « demoiselles » qui branchaient les fils, un temps plus lent où trouver des informations exigeait des heures de bibliothèque à potasser la presse. Du grand art qui se lit avec un bonheur paisible.

Patricia Highsmith, Ripley entre deux eaux (Ripley under water), 1991, Livre de poche 1993, 411 pages, €7.60

Les romans policiers de Patricia Highsmith sur ce blog

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La Neuvième Porte de Roman Polanski

Ce film à demi français est adapté d’un roman d’Arturo Pérez-Reverte intitulé Le Club Dumas. Il met en scène le libraire aventurier new-yorkais Dean Corso (Johnny Depp) qu’un riche client, Boris Balkan (Frank Langella), engage via son expertise pour une mission. Il a, les jours précédents, acheté l’un des trois seuls exemplaires subsistant du livre satanique Les neuf portes du royaume des ombres, écrit au 17ème siècle par un certaine Aristide Torchia brûlé en place publique par l’Inquisition pour pratiques démoniaques. Le livre, condensé d’un ouvrage plus ancien écrit, dit-on, par le Diable lui-même, permettrait de l’invoquer et d’acquérir invincibilité, pouvoir et immortalité.

Seuls les niais peuvent y croire et pas Corso une seule seconde. Et pourtant… le montant du chèque et le parfum de l’aventure séduisent cet homme jeune, expert dans sa profession mais bien solitaire dans sa vie. Il aime jouer pour gagner, convaincre les héritiers des collectionneurs de vieux livres que la bibliothèque vaut cher mais que quelques exemplaires ne trouveront pas preneurs – et il les emporte à bas prix. Sa mission ? Aller consulter les deux autres exemplaires des Neuf portes qui sont au Portugal et en France, pour comparer les éditions et savoir si celui que Balkan a acquis est un faux.

Le vendeur s’est pendu deux jours après s’être débarrassé du livre. Son épouse Liana (Lena Olin), une femme mûre de 43 ans qui adore la baise, tente de récupérer Les neuf portes en payant grassement Corso, sachant que Balkan n’y consentira pas. Ce n’est pas son mari qui l’a voulu pour sa collection mais elle qui lui a fait acheter ; les pratiques sataniques décrites lui permettent d’entretenir un club de baiseurs de la haute société en Europe et de s’envoyer en l’air avec n’importe qui, comme dans la pub pour une compagnie aérienne à bas coût (et basse réputation). Elle tente sa séduction sur un Corso de 35 ans, imberbe et musclé (qui va d’ailleurs épouser Vanessa Paradis après le tournage), mais ça ne marche pas : le courtier rusé n’a pas conservé le livre dans son appartement mais l’a planqué chez un associé, libraire de livres anciens.

Au moment de partir en Europe avec de légers bagages, il va pour reprendre le livre mais trouve la boutique ouverte et son ami tué, pendu par un pied selon une gravure du livre maudit. Ce n’est que le premier des morts qui vont jalonner sa route, comme si quelqu’un le suivait particulièrement pour effacer toutes les traces des autres livres.

C’est qu’à Tolède, ville mozarabe juive où l’on pratiquait allègrement la kabbale et l’alchimie (contraires aux pratiques chrétiennes soumises à la toute-puissante Eglise de Rome), que les jumeaux libraires d’un âge avancé ont détenu et vendu le livre au mari de Liana. Ils attirent l’attention de Corso sur les gravures : si tout le livre est imprimé pareil, les gravures présentent des différences entre les trois exemplaires : une tour en plus, des clés dans l’autre mains. Certaines sont signées AT pour Aristide Torchia et d’autres LCF – pour qui ? Ce n’est pas compliqué à deviner, même si c’est déroutant autant qu’irrationnel. Mais le livre est destiné aux con-vaincus.

Dans ses visites successives aux deux collectionneurs des autres exemplaires, Corso découvre que la signature LCF est répartie entre les trois livres. Seule la réunion des trois permettrait d’avoir la clé de l’énigme. C’est ce que pense celui ou ceux qui le suivent comme son ombre pour tuer les propriétaires, arracher les gravures et brûler le livre dépareillé. Quelqu’un veut être le seul, l’Unique disciple de Satan, si celui-ci peut être invoqué.

Mais le Malin n’est pas bête, même si son chiffre le fait croire (le livre aurait été écrit en 1666). Une fille suit Corso dans tous ses déplacements et intervient à chaque fois qu’il se trouve en danger immédiat, notamment de la part de Liana et de son sbire, un nègre oxygéné qui aime frapper. Elle (Emmanuelle Seigner, épouse de Roman Polanski en 1989) a 33 ans et est en pleine forme physique, semblant glisser sur le sol pour aller plus vite et experte en combat rapproché. Le spectateur s’apercevra vite qu’elle est peu de ce monde mais plutôt le Diable incarné avec ses yeux magnétiques, son plaisir devant la violence et – puritanisme bigot oblige – sa sexualité endiablée.

Si le Malin a un candidat dans la compétition entre Liana, Balkan et Corso, c’est bien ce dernier. Le jeune homme a cet avantage de ne pas croire en Lui mais de foncer comme un rebelle, beau comme un ange déchu avec sa petite barbichette et son torse huilé. « La fille » (qui n’a pas de nom) le baisera à même la terre dans la dernière scène, devant le château de Balkan en flammes, quelque part du côté des pays cathares (tourné au château de Puivert).

Car en suivant les gravures, Corse se fait voler l’exemplaire de Balkan par Liana. Il la suit avec « la fille » – qui a volé une Ferrari (évidemment rouge infernal) à un émir arabe qui l’a laissée devant un grand hôtel parisien. Dans le château ancestral des Saint-Martin (nom de jeune fille de Liana, tourné au château de Ferrières) se prépare une orgie satanique où les membres du club, entièrement nus sous leur cape noire caoutchouteuse comme une aile de chauve-souris, écoutent religieusement leur hôtesse pérorer, le livre des Neufs portes à la main.

C’est alors qu’intervient Balkan, qui était au courant du vol et de la voleuse sans rien en dire à Corso. « Blablablabla », dit-il pour se moquer des sectaires qui croient devoir invoquer le Malin pour baiser à l’aise. Il déclare avoir réuni les gravures des trois livres (grâce à son expert) et être désormais seul possesseur du pouvoir d’invoquer Satan. Il étrangle Liana devant tous et chasse les clubistes échangistes qui s’enfuient à poil vers leurs luxueuses autos garées au-dehors. Moment comique qui tourne en dérision les « pratiques » sataniques. Le Diable mérite mieux que de vulgaires baises qui peuvent se faire naturellement, sans avoir besoin de lui.

Corso s’empare de la Bentley de Liana et poursuit Balkan dans sa Range Rover (évidemment noire comme Satan – et le FBI). Ils parviennent, après quelques péripéties pour Corso, moteur noyé dans un gué que la Rover a passé sans problème) au château figuré sur une carte postale trouvée dans l’exemplaire de la baronne Kessler à Paris (Barbara Jefford). Celle-ci, handicapée, écrit une biographie de Satan fort érudite sans croire en lui ; elle est donc punie par le Diable, qui a inspiré l’un des compétiteurs (Liana ou Balkan). Etranglée (le spectateur découvre a posteriori son assassin), son exemplaire est brûlé sauf les gravures. Il ne reste à Corso que ses notes et des photocopies partielles, mais il a gardé la carte et retrouve Balkan en pleine activité.

Dans une tour de la forteresse, le collectionneur a placé les neuf gravures dans l’ordre et commence le rituel d’invocation après avoir réduit Corso à l’impuissance en le faisant « rentrer sous terre » (coincé au travers du plancher pourri). Mais l’orgueil punit ceux qui y succombent, les antiques le savaient bien qui condamnaient cet aveuglement sous le nom d’hubris – la démesure. Pas besoin de Diable chrétien pour savoir que présumer de ses forces est dommageable et se prendre pour plus qu’humain une erreur. Dans l’euphorie de son pouvoir imminent Balkan, qui a un spectateur apte à juger de son acte, s’asperge d’essence et commence à brûler : « je ne sens rien, hi, hi ! ». Jusqu’à ce que les flammes atteignent sa chair et alors il hurle. Corso, dégagé du plancher qui brûle, l’abat par charité d’un coup de pistolet.

Dehors, « la fille » l’attend devant le château en flammes, cachée dans la voiture du collectionneur occis. Elle lui explique pourquoi cela n’a pas marché : l’une des neuf gravures était un faux. Comment le sait-elle ? Le sel de ce thriller réside en ces évidences que le spectateur découvre peu à peu, sans que rien ne soit dit. Puis elle baise Corso à poil dans la poussière, prenant toutes les formes dans l’orgie, le faisant jouir comme jamais.

Dean Corso veut finir la mission, juste pour savoir. « Gagner quel qu’en soit le prix, c’est se rire des vicissitudes du destin », disent selon Balkan (qui interprète le latin à sa sauce) deux des gravures. Corso revient auprès des libraires de Tolède mais ils ont disparu. Leur boutique est en train d’être démantelée et deux ouvriers, en couchant une armoire, font tomber une feuille… justement la page de la gravure falsifiée. Elle représente la Grande prostituée de Babylone, chevauchant nue la Bête aux sept têtes de l’Apocalypse. Vue à la loupe, son visage ressemble fort à celui de « la fille ». Corso, qui a récupéré les gravures de Balkan avant que l’incendie ne détruise toute la tour, retourne au château où les neuf portes s’ouvrent pour lui dans la lumière. Grâce à son outil, il est jugé apte à se faire sataniser.

C’est un thriller d’énigme bien construit et tourné somptueusement, au galop. Les acteurs sont parfaits dans leur caricature, un Balkan possédé, une Liana vénéneuse, « la fille » ophidienne, un Corso en jeune pionnier viril qui n’a pas froid aux yeux bien qu’il ait cette agaçante pratique d’allumer une clope à tout bout de champ, notamment au-dessus des livres vénérables qui valent des milliers de dollars, et de se placer toujours le dos à un danger potentiel.

DVD La Neuvième Porte (The Ninth Gate), Roman Polanski, 1999, avec Johnny Depp, Frank Langella, Lena Olin, Emmanuelle Seigner, Barbara Jefford, StudioCanal 2001, 2h08, €9.10 blu-ray €17.03

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Manuel Vasquez Montalbán, Les mers du sud

Un riche homme d’affaires en rupture de ban est retrouvé mort lardé de coups de couteau à l’Hospitalet, quartier neuf des basses classes, le San Magin de Barcelone. Il avait disparu depuis un an et sa veuve veut savoir ce qu’il avait fait durant ce temps afin de sécuriser sa position personnelle et l’héritage de ses enfants. Elle mandate donc Pepe Carvalho comme détective privé, la police étant soucieuse de classer l’affaire.

Nous sommes à la fin des années soixante-dix dans la pleine Movida espagnole dont le cinéaste Almodovar a décrit la fantaisie niaise, toute en baise et psy. Le pays, avec dix ans de retard, se met au sexe, aux drogues et aux libertés dont Franco l’avait frustrée jusqu’à sa mort en 1976. Tout le monde se déchaîne et brutalement le monde change : « les putes ne sont plus des putes » mais des étudiantes bourgeoise qui veulent vivre des expériences ou des ménagères pressées de mettre plus d’huile d’olive dans la paella. Les anciens dirigeants font profil bas tandis que les nouveaux paradent comme des nouveaux riches politiciens – de gauche évidemment. Les riches, promoteurs, hommes d’affaires, avocats, se sentent plus ou moins coupables d’être riches ou deviennent cyniques.

C’est dans ce contexte social affairiste et désemparé que tout se passe. Carvalho passe plus de la moitié du livre à ne pas avancer d’un pouce, accumulant les rencontres dans des milieux différents pour offrir un panorama sociologique de la Catalogne de son temps. Et puis, de pute en ménagère, il découvre qui est l’assassin et pourquoi il a tué. Pour pas grand-chose, bien sûr, dans ce monde nouveau qui s’émerveille de toutes les possibilités offertes mais qui reste ancré dans la morale d’honneur traditionnelle aux machos méditerranéens et dans la morale bourgeoise catholique.

Carvalho bouffe et boit, Carvalho baise et adopte une petite chienne, bergère allemande comme on dit maintenant pour faire genre. Carvalho brûle encore des livres, même de la collection Pléiade (p.101), parce que les mots sont pour lui sans plus de signification : ils font croire au lieu de constater, ils font rêver au lieu de vivre. Pessimiste noir, Pepe Carvalho ne veut pas de femme mais use d’une pute ; il ne veut pas d’enfant car il ne saurait pas les élever ; il ne veut pas de livres et il brûle sa vie à l’alcool comme les pages dans la cheminée.

Le mort aussi rêvait d’aller dans les mers du sud, il avait même pris des billets d’avion pour Tahiti. Il voulait, comme Gauguin, retrouver la vie naturelle et baiser des jeunettes jusqu’à en crever. Sauf qu’il n’a jamais eu les couilles de son ambition et qu’il s’est contenté du quartier ouvrier de Barcelone tout en lisant et écrivant de la poésie. Une suite de vers disparates a d’ailleurs été retrouvée sur son cadavre pour brouiller les pistes et Carvalho passe des pages à se creuser la tête. En guise de bons sauvages, le grand bourgeois a été servi. Les vices sont les mêmes qu’ailleurs, accentués par l’égoïsme de la pauvreté. Le dirigeant qui s’encanaille ne sera jamais comme les vauriens qu’il côtoie et il se perdra.

Ce qui n’empêche pas le détective de se concocter de bons petits plats maison comme ces aubergines à la béchamel de crevettes p.110 ou cette paella authentique dont il livre la recette p.141. Un marquis, entre deux bouteilles, lui fera goûter de ce fameux pâté de chasse catalan, le morteruelo parfumé. Contrairement au cadavre, lui aime la vie par ses sens et ne rêve pas plus loin que l’horizon de sa maison (d’où il peut voir quand même tout Barcelone jusqu’à la mer).

Un brin bavard comme on n’en fait plus depuis les années soixante-dix, qui aime l’Espagne catalane, la cuisine et la critique des bourgeois bohèmes (la fille de vingt ans nommée Yes est tout un poème !), appréciera ce livre comme un vieux cru mûri quarante ans en cave et qui renaît, pas tellement différent somme toute de notre monde qui régresse au franquisme à peine fini.

Manuel Vasquez Montalbán, Les mers du sud (Los Mares del Sur), 1979, Points policier 2011, 320 pages, €7.50

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Désert

La « crise » est certes économique puisque le numérique bouleverse tous les processus de production. Elle est évidemment sociale puisque le système de redistribution est à bout de souffle, prélevant trop et ne redonnant jamais assez pour toutes les quémandes. Elle est politique puisque toute confiance envers les dirigeants a quasiment disparue et que les seuls qui s’en sortent sont ceux qui mentent le plus effrontément, promettant la lune aux imbéciles qui les croient (Trump et les mineurs de charbons, les brexiteurs excités avec la fortune économisée par la sortie de l’UE, la Le Pen et son n’importe quoi complotiste sur tout sujet qui passe à sa portée…) Mais la crise est surtout spirituelle par manque de sens. Oh, certes, les naïfs soixantuitards qui partaient en Inde pour trouver « la Vérité » ne sont plus la majorité, mais ceux qui veulent « une autre société » ou « qu’un autre monde soit possible » ne manquent pas. Sans jamais s’entendre et ne discutant sans fin à la fortune du pot, la convivialité d’être ensemble suffisant à être heureux momentanément sans déboucher sur un projet. Et chacun sait qu’un pot est tout ce qu’il y a de plus sourd.

L’égalitarisme revendiqué jusqu’à plus soif est un extrémisme comme un autre. Si on le mène jusqu’au bout, il va jusqu’au libertariens américains, forme d’anarchistes riches du chacun pour soi où l’on se bâtit soi-même (self-made) et où l’homme est un loup pour l’homme (le Colt à la main ou « le droit » si vous êtes capables de payer une armée d’avocats compétents). Cet égalitarisme, venu du christianisme plus que de la Bible qui connaissait le Père tout-puissant et la hiérarchie des rois et prêtres, a été avivé par la révolution bourgeoise et « accompli » (donc poussé à l’absurde) par les révolutions populaires inspirées par le marxisme. Elles ont échoué, comme chacun sait. Une économie ne se réduit pas à l’administration des choses comme le croyait Lénine pour qui la société devait fonctionner « sur le modèle de la Poste ». Le Grand bond en avant maoïste a été une lamentable régression qui a engendré famine et millions de morts avant que la Révolution baptisée « culturelle » fasse du non-savoir des brutes l’alpha et l’oméga de l’obéissance au Parti dirigé par le seul Grand timonier…. qui a fini par crever, comme la biologie l’exige, libérant la société et les forces entrepreneuriales du commerce et de l’initiative.

Le Parti tient la société et impose la morale traditionnelle issue de Confucius en Chine ; Poutine fait de même avec l’Eglise orthodoxe en Russie ; Israël a le droit de la Bible et les Etats-Unis se croient encore une vocation de nouveau monde élu pour construire la Cité de Dieu pour l’humanité entière. Que reste-t-il en Europe ? Le seul idéal (donc inatteignable) de la société marchande pour laquelle chacun est un consommateur lambda – d’autant plus consommateur que lambda – apte à être manipulé par les modes et la foule qui décrète le qu’en dira-t-on.

Nous sommes passés du laisser-passer mercantiliste au laisser-faire libéral et jusqu’au rousseauisme pour qui la société (toute) société est oppressive, toute éducation une contrainte et toute connaissance (même le savoir scientifique) un colonialisme. Dans cet état d’esprit, le sujet est économique, pas politique ni ethnique. L’individu est premier, monade autonome donc universelle qui peut s’installer partout et être chez lui nulle part. Le globish remplace les langues nationales (même en Europe d’où les Anglais vont partir !), le calcul égoïste est la seule relation politique et la culture se réduit aux vogues des pubs, des réseaux sociaux et des séries télé.

Exit la communauté, l’histoire, le sacré – sauf à les utiliser pour exiger un égalitarisme des « droits » encore plus absolu. La politique nationale se réduit à la bureaucratie, la loi aux textes abscons de technocrates et les décideurs deviennent administrateurs : en témoigne la machine européenne, experte à pondre des règlements juridiques mais inapte à susciter enthousiasme et élan, même contre les ennemis économiques que sont Américains et Chinois, qui seront bientôt ennemis politiques par leur impérialisme insidieux mais obstiné. Les derniers grands politiques français furent de Gaulle et Mitterrand, avec Sarkozy en sursaut durant la crise financière et durant la crise avec les Russes en Géorgie. Entre temps et depuis : rien. Même Macron, qui promettait, navigue à vue.

La seule philosophie est l’enrichissez-vous du bourgeois. Sauf que la richesse se fait rare comme en témoignent les gilets jaunes qui n’en peuvent plus des fins de mois, et le niveau de prélèvements obligatoire en France qui atteint des sommets : toujours plus d’argent pour de moins en moins de revenus ! La seule morale est celle du « pas plus que moi » de l’égalitarisme jaloux et « que personne n’obtienne si je n’obtiens pas aussi ». En contrepartie de quoi ? De rien : c’est « un droit », comme de vivre et de respirer, c’est tout. Et qui paye ? Forcément « les riches », ceux qui ont plus. Pourquoi ont-ils plus ? Parce qu’ils ont mieux travaillé à l’école, ont persévéré dans l’effort ou ont quelques talents différents du commun des mortels. Mais ce qu’on accepte des footeux et des stars apparaît intolérable chez les entrepreneurs créateurs de biens ou les bêtes à concours reconnus aptes à diriger.

Il s’agit de profiter plutôt que de donner, de jouir et posséder plutôt que de bâtir ensemble. Le bobo sera nomade ou ne sera rien ; il sera colonisé de l’intérieur ou sera éliminé dans le lumpenproletariat du précaire et de l’assistanat réduit au minimum. Comme aux Etats-Unis où on le laisse dans sa mouise – comme en Chine où on le qualifie d’asocial avant de le rééduquer en camp spécialisé. Big Brother aura gagné dans les filets de Matrix.

Les remèdes ?

Les religions ? (et elles reviennent en force, encore plus obscurantistes, intégristes, autoritaires). Mais la majorité les craint – avec raison, au vu de l’intolérance et de l’hypocrisie dont elles font preuve. On a déjà donné avec l’Eglise catholique et avec l’islam Wahhabite ; même la religion hébraïque montre de quoi elle est capable avec les Palestiniens.

La nation ? Elle n’a plus guère de sens dès lors que le monde des réseaux est globalisé, l’univers économique interdépendant et que « les alliés » sont les pires ennemis (USA de Trump et amendes records aux entreprises pour viol de la loi purement américaine ; Brexit de nos plus proches voisins qui préfèrent s’isoler ; refus du commun par certains pays européens qui ne veulent pas avancer).

Le retour à une certaine forme de féodalisme, comme lors de toutes crises ? C’est un processus peut-être en cours, si l’on considère que des « tribus » se forment sur les réseaux et s’agglutinent en bandes qui ne reconnaissent qu’un seul gourou, s’opposant à tous les autres dans une sorte de guerre civile froide que seuls quelques excités qui mériteraient des opposants physiques à leur mesure poussent jusque dans la rue lors des samedis jaunes. La lutte des casses a remplacé la lutte des classes puisque les classes ont quasi disparu : tout le monde est devenu bourgeois, sauf les immigrés de fraîche date qui ne savent pas encore ce que c’est mais sont venus justement pour « gagner » et acquérir.

Alors le monde nouveau ? Sera-t-il celui des fermes autonomes peuplées d’écologistes intégristes, protégés de hauts murs (et sachant tirer) du rêve libertarien américain ? Celui des bidonvilles de Calcutta face aux quartiers aérés des très riches qui vivent entre eux ? Celui de la partition des régions et communes libres battant monnaie locale et exigeant une solidarité communautaire sous peine d’exclusion ? Le socialisme est mort, la Nuit debout n’a pas vu le jour et les gilets jaunes ne réfléchissent pas mais tournent en rond ou cassent la baraque. Il ne reste au fond plus guère que Macron…

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Deux jours de route

Nous quittons San Francisco par la route pour faire 59 km jusqu’à des doubles chutes d’eau du Chinak Meru, qui n’ont d’autre intérêt que de se tenir en bord de route. Un bassin calme au-dessus des chutes permet la baignade aux pique-niqueurs du dimanche, jour de la semaine que nous avons atteint.

Toute une famille aux enfants demi-nus fait griller des viandes dont l’odeur se répand alentour et dont les petits se régalent. Mais cela attire deux chiens mâles, qui se battent pour un os. Cela grogne et se déchire, les poils volant en tous sens parmi les enfants apeurés. Le fils aîné – ou l’oncle – en saisit un par une patte et jette le tout à l’eau. Ce traitement les calme. Ils ressortent les oreilles en sang, mais sans plus le goût de se peigner. Les petits se mettent à rire. C’est à ce moment que sort d’une Mitsubishi étincelante aux vitres entièrement fumées une richarde snob, boudinée dans un ensemble criard aux couleurs patriotiques. Le drapeau du Venezuela ne fait pas dans la nuance, la grosse non plus. Sa prétention et son air supérieur sont parfaitement ridicules. L’argent n’achète pas le respect social.

Des indigènes, le long du parapet qui permet d’admirer les chutes, vendent des sarbacanes et autres gadgets classiques. A force d’en voir et de se demander quoi rapporter, l’impulsion d’achat se déclenche chez beaucoup. Presque tous ont acheté leur sarbacane, Laurent pour son fils, Françoise pour ses neveux, Yannick et Chris pour le jeu du pub chaque lundi soir – le perdant paie la tournée de bière.

Encore un peu de route et c’est un autre arrêt pour faire de l’essence pour l’auto, de la bière et du rhum pour nous – le cocktail obligé du soir. Deux petites voitures barbouillées d’inscription au blanc d’Espagne sur les vitres repartent sur les chapeaux de roues. Elles sont garnies uniquement de garçons bourrés, encore une bouteille à la main. Ils ont déjà dû boire l’apéritif, boire en déjeunant, puis s’achèvent par le coup de l’étrier. Ils enterrent peut-être la vie de garçon de l’un d’entre eux. J’espère que les enterrements du jour s’arrêteront à cette étape. Heureusement, il y a peu de circulation sur la route, même en ce dimanche, sauf un énorme camion Mack qui fonce, nous rattrape et nous dépasse en rugissant. Cette vision me rappelle le film de Steven Spielberg, Duel, tourné en 1971 pour la télévision, où le camion devenait une sorte de monstre mécanique sans chauffeur, animé d’une haine propre et poursuivant le héros durant 90 mn. Il était tiré d’une nouvelle de Richard Matheson.

Nous quittons l’asphalte pour une heure pénible de pistes défoncées. Les 4×4 ont les banquettes non pas face à la route, mais perpendiculaires, ce qui est très inconfortable et fait se cogner aux parois sur toute secousse trop forte. Une piste d’aviation à quatre voies, asphaltée et longue de près de 2 km, surgit en plein désert. « Aérodrome stratégique », nous dit l’aide-chauffeur. Les avions commerciaux ne sont pas censés y atterrir, sauf cas d’urgence ; c’est plutôt réservé aux avions militaires. La piste reprend aussitôt, encore plus défoncée qu’avant parce que chacun veut ruser et passer juste à côté des ornières, en creusant de nouvelles qui s’entrecroisent.

Ce pays est étrange, plat, vide, à l’exception de rares fermes solitaires, construites en bois avec des réservoirs d’eau suspendus sur pilotis à côté, comme dans les westerns. Nous arrivons en plein champ dans un hameau de lodges du parc national du Canaïma, bâti pour le tourisme tout près d’une rivière. Le village s’appellerait Liwo Riwo. Au débarqué, les jejens nous attaquent. A peine le temps de monter nos tentes qu’il fait nuit.

Le dîner est prévu un peu plus loin, dans une baraque qui se révèle être un restaurant avec terrasse couverte. Les propriétaires sont là mais pas l’électricité et un 4×4 ouvre sa gueule pour prêter l’énergie de sa batterie afin d’alimenter une unique ampoule au-dessus de nos têtes. C’est suffisant pour reconnaître la bière, qui coule à flot une fois de plus ce soir. La trilogie bifteck-riz-salade est engloutie comme si nous en avions été privés depuis une semaine (c’est presque vrai). Deux bouteilles de rhum d’un litre (pour 12) et quelques jus de fruits servent à faire le cocktail apéritif. Mais ce sont quatre bières au moins par personne qui font le gros du dîner. « Soirée de folie » susurre Jean-Claude ; Chris, arrosé à la bière, refleurit. Il a eu une pensée paillarde pour Françoise, assise en face de lui dans le 4×4, cet après-midi. Jambes écartées, elle moulait son camel pawt sous le bermuda ! C’est ce que j’ai compris, je ne connais pas cette expression même si je saisis à quoi il est fait allusion (en forme de « patte de chameau »). Après huit jours, il en faut peu.

Javier, en regardant descendre la bière, tente de faire peur aux « J » qu’il en arrive à prendre pour de dangereux loubards. José, Jean-Claude et Joseph veulent « sortir » dans les bars « autorisés aux mineurs » (pour une fois) – de la ville minière dans laquelle nous allons dormir demain soir. « La prison pour bagarre est fréquente », dit Javier. Et d’ajouter : « la prison n’est pas confortable, la vie sexuelle y est très active entre hommes et tous les nouveaux doivent y passer ». Les J d’en rire et Javier ne sait pas si c’est du lard ou du cochon. La ville minière est pour José un « fantasme de western » avec saloons, poupées, bière et whisky sur une musique de bastringue. La réalité ne saurait être à la hauteur, mais Javier marche à fond, les J sont si sérieux quand ils blaguent.

Une bonne moitié du groupe part se coucher tandis que le patron et les chauffeurs offrent une autre tournée à ceux qui restent. La bière est de la Polar light à 4° seulement et elle ne fait pas trop mal. Les cadavres de bouteilles s’entassent devant Yannick, mais il ne sait plus les compter. A 22 cl la cannette, c’est encore raisonnable. Nous rentrons par la piste ensablée, à pied, sous le ciel étoilé. Les jejens sont partis se coucher et la nuit sera bonne.

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Steven Saylor, L’étreinte de Némésis

Après l’enquête précédente huit ans auparavant, Gordien le Limier a adopté Eco, le fils muet que sa mère avait abandonné. Le jeune homme a désormais 18 ans et porte depuis quelques mois la toge virile. Gordien est amoureux de son fils, « il ressemblait à une statue de Narcisse contemplant son reflet sous le ciel étoilé » p.29. Il lui est aussi cher que son esclave égyptienne Bethesda, qu’il affranchira, épousera et dont il attendra un enfant à la fin.

Mais un coup est frappé un soir à sa porte du quartier de l’Esquilin à Rome : un officier, bras droit de Marcus Crassus, riche rival de Pompée, vient le quérir pour une enquête secrète. Dans sa villa de Baia, au nord du golfe de Naples, Lucius le cousin de Crassus a été assassiné. Comme la révolte de Spartacus bat son plein en Italie, deux esclaves sont vite soupçonnés, d’autant qu’ils ont pris des chevaux et ses sont enfuis. Les chevaux reviennent sans eux au matin.

Le scénario est trop simple pour le Limier, trop évident, comme si l’on avait mis en avant de faciles boucs émissaires dans une affaire privée et familiale un brin tortueuse. Crassus est très riche et se moque pas mal des esclaves. Lucius vivait dans une villa qui est la propriété de son cousin et, comme le bétail contaminé est abattu pour éviter toute contagion, tous les esclaves doivent être massacrés pour donner l’exemple. Rome se doit d’être impitoyable aux émules de Spartacus le Thrace qui tue les hommes et les garçons et viole les femmes romaines avant de piller les maisons. Aux jeux funéraires qui suivront les sept jours du deuil de Lucius, les quatre-vingt-dix esclaves seront sacrifiés dans une arène après les combats de gladiateurs sur ordre de Crassus.

Gordien est furieux, humaniste avant la lettre, préchrétien dans un monde pourtant resté bien païen au 1er siècle avant. L’auteur rejoue les bons sentiments de La Case de l’oncle Tom et assimile peut-être trop vite esclaves nègres des Sudistes avec les esclaves des Romains. C’est du moins l’impression qu’il laisse par sa propension à s’apitoyer sur n’importe lequel – surtout s’il est jeune et mâle. C’est le cas pour Apollonius, grec de 18 ans bâti en athlète avec une grâce de dieu, dont l’officier bras droit de Crassus est éperdument amoureux ; c’est le cas pour Alexandros, jeune Thrace musclé et velu dont Olympias, apprentie Sybille, aime à baiser le beau corps ; c’est le cas pour l’enfant Meto, vaillant et dégourdi, qui doit y passer avec les autres. Autant la précédente enquête était centrée sur Cicéron, autant celle-ci est intégralement centrée sur l’esclavage sous toutes ses formes : aux galères, au service dans la maison, aux champs, dans les mines.

Lucius a été retrouvé dans son atrium mais n’est pas mort sur place, quelqu’un l’a transporté. Il est décédé d’un coup violent à la tête mais l’arme n’a pas été retrouvée. Des documents comptables manquent dans la bibliothèque et de mystérieux plouf retentissent près du hangar à bateaux, en contrebas de la villa sur les hauteurs avec vue sur la mer. Flanqué d’Eco, Gordien enquête, mais piétine longtemps car l’énigme est particulièrement coriace.

Ce n’est qu’in extremis, après avoir interrogé la Sybille de Cumes environnée d’herbes odoriférantes et côtoyé les bouches de l’Hadès dans les vapeurs de soufre des solfatares, s’être à demi noyé pour découvrir une grotte dans la falaise, avoir été battu une fois et assommé une autre, qu’il va approcher la vérité. Mais celle-ci est à peine croyable. Est-ce vraiment lui le coupable ? Evidemment non, il n’y aurait de coup de théâtre sans cela car ce roman historique est aussi un roman policier. L’érudition n’empêche nullement l’action, ni l’enquête les sentiments familiaux. Autre coup de théâtre, Eco retrouve la voix, une émotion et quelques herbes suffisent à le guérir de cette inhibition due à une maladie d’enfance.

Le lecteur aura pénétré l’intimité de l’existence à la villa avec ses bains privés chauffés par le volcanisme, ses fresques décoratives de dauphins et poissons, ses élevages de murènes, ses plats d’oursins au cumin sous la lumière douce de Campanie. Il mesurera aussi l’inflexibilité de la loi romaine et la cruauté de la fameuse « vertu » vantée dans les textes classiques sur lesquels nous avons peiné au collège en classe de latin. Les Romains sont loin des Grecs, plus matérialistes et concrets, moins cultivés et intellectuels. Marcus Crassus a parfois même des propos de « vertu romaine » qui susciteront le fascisme, tant la grandeur de Rome passe avant les sentiments des individus. Steven Saylor rend bien l’esprit du temps, malgré une faiblesse anachronique pour les esclaves. Némésis, la juste colère des dieux, ne permet pas tout aux humains : l’équilibre doit être respecté pour l’ordre du monde.

Steven Saylor, L’étreinte de Némésis (Arms of Nemesis), 1992, 10-18 Grands détectives2000, 368 pages, €3.24 e-book Kindle €9.99

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Le talentueux Mr Ripley d’Anthony Minghella

Le roman policier de Patricia Highsmith sorti en 1955 a inspiré les cinéastes. René Clément a filmé Alain Delon dans Plein Soleil en 1960, avant Anthony Minghella avec Matt Damon en 1999. Ces trois œuvres sont des variations sur le thème, chacune intéressante et différente – comme quoi le roman policier atteint parfois à la littérature.

Un jeune homme qui n’est rien, Tom Ripley (Matt Damon), envie le jeune homme qui est tout, Dickie Greenleaf (Jude Law). Le fils orphelin pauvre voudrait être gosse de riche, suivre les cours de Princeton au lieu de n’être qu’accordeur de piano dans la prestigieuse université, avoir une fiancée comme lui, couler la dolce vita en Italie à sa place. Comme il ne se sent personne, il imite. Fausses signatures, voix contrefaites, endos des habits d’un autre, il est facile de duper les gens aux Etats-Unis et Tom en profite. Comme il n’est rien, il donne l’image que désire les autres.

Ce jeu du miroir est exploité par le réalisateur 1999 plus que par le René Clément 1960. L’Amérique aime la psychologie pratique plutôt que la noirceur psychologique et Tom Ripley devient le double fusionnel, quasi sexuel, de celui qu’il admire au point de vouloir être son « frère » avant de se fondre en lui par le meurtre. Non pas qu’il aime tuer, ce n’est que hasard, réaction bouleversée au rejet brutal de celui qu’il croyait son ami et qui l’a pris et jeté comme une poupée sans importance.

Le père de Dickie (James Rebhorn), riche industriel des chantiers navals, croit Tom sorti de Princeton comme son fils parce qu’il a arboré dans une party le blazer de l’école pour faire plaisir à son ami Peter (Jack Davenport). Il le mandate tous frais payés pour ramener Dickie à la raison. Il veut le faire revenir pour qu’il prenne sa suite alors que le garçon rejette le père, l’entrepreneur et le bourgeois, dans une révolte de jeunesse yankee qui présage déjà celle des années 1960. Sauf qu’il profite de l’argent, la pension allouée chaque mois en dollar qui lui permet de louer une villa, d’acheter un yacht et de mener la belle vie entre la côte napolitaine, Rome et la station de ski huppée de Cortina.

Tom l’aborde en se présentant en slip vert pomme sur la plage comme un ancien condisciple de Princeton. Dickie ne se souvient pas de lui mais est amusé par le garçon, sa stature de marbre blanc délicatement musclée comme celle des dieux et son rapport social qui lui renvoie sa propre image. Seules les lunettes qui donnent de grosses narines à Tom lui déplaisent. Il l’adopte, alors que sa fiancée Marge (Gwyneth Paltrow) est réticente – mais surtout jalouse. Elle voudrait Dickie pour elle toute seule, comme souvent les filles des années 1950, rêvant au couple fusionnel et au nid coupé du monde – alors que Dickie est un dragueur, flambeur, livrant libéralement son corps aux désirs par des chemises à peine boutonnées. Il adore s’entourer d’une cour d’amis qu’il séduit en leur faisant croire qu’il est tout à eux durant les instants qu’ils sont près de lui. Il engrosse une fille du village – qui se noie de désespoir car il n’a pas voulu lui donner de l’argent pour avorter.

Il demande à Tom quel est son talent et celui-ci lui dit « imitations de signatures, faux et imitation des voix ». Le frivole Dickie – ainsi prévenu – ne retient que ce qui peut l’amuser et demande à Tom d’imiter quelqu’un : celui-ci contrefait alors son père qui le mandate pour lui ramener le fils prodigue. Epaté, Dickie garde Tom auprès de lui un moment, afin de convaincre papa qu’il ne rentrera pas. D’autant que Tom laisse volontairement échapper de sa serviette une série de disques de jazz que Dickie aime alors que son père déteste cette cacophonie de nègres. Tom préfère initialement le classique au jazz et le piano au saxo, mais apprend vite et joue le jeu à la perfection. Dickie le présente à son ami Freddy (Philip Seymour Hoffman) et au club où il joue du saxophone avec des Napolitains.

Un jour il surprend Tom revêtu de ses habits dans sa propre chambre et qui imite ses mimiques et son ton de voix. Bien qu’il lui ait dit qu’il s’habillait mal et qu’il pouvait lui emprunter veste ou chemise, il prête alors attention aux médisances de Marge qui soupçonne Tom d’être homosexuel, fasciné par lui. Il le teste en le conviant à une partie d’échecs, lui entièrement nu dans sa baignoire. Il n’est pas sûr d’ailleurs que Dickie ne soit pas sensible à ses amis mâles : comme un Italien il les touche, les embrasse, et arbore un torse nu de marbre dans sa chambre. Mais Tom est plus fasciné par la personnalité à imiter pour exister que par le corps de la personne et il ne bronche pas.

Il est cependant convenu que la relation doit s’arrêter là et que Tom doit rentrer. Il n’est pas de leur monde et ne sait même pas skier ; il consomme l’argent du père mais n’est en rien son fils – comme quoi le fils prodigue apparaît près de ses sous et moins rebelle qu’il le clame. Dickie convie Tom à un dernier voyage à San Remo pour avoir un compagnon de fiesta et de jazz. Il loue un canot à moteur pour explorer la côte et trouver une villa à louer tant il est séduit par l’endroit – sans se préoccuper de Marge qui ne songe qu’au mariage et à se fixer.

Dans le huis-clos du canot, entouré par la mer déserte, les vérités sortent d’elles-mêmes. Dickie accuse Tom d’être une sangsue, collé à lui sans cesse ; Tom réplique qu’il lui voue une admiration sans borne et qu’il se sent comme son frère. La dispute dégénère et Tom abat Dickie d’un coup de rame avant de l’achever. Effondré, il l’enserre dans ses bras et se laisse calmer ainsi un long moment. Il n’a pas désiré le corps de Dickie mais son aisance sociale ; il lui prendra sa montre et ses bagues. Cette absence de passion donne d’ailleurs au film un ton de carte postale et une sécheresse de jeu d’échecs qui nuit un peu. Contrairement à Tom joué par Alain Delon, le Tom joué par Matt Damon n’a pas d’identité, il n’est qu’un reflet ; il ne cherche même pas à mettre en valeur sa plastique musculaire pourtant parfaite.

Son mentor mort, il convoite son héritage et endosse son rôle, dont il contrefait déjà très bien la signature (mais pas les fautes d’orthographe, ce qui aurait dû alerter). Pour assurer la transition et se faire plaisir, il s’installe à Rome sous deux identités dans deux hôtels différents et assure sa présence par des messages laissés par téléphone aux réceptionnistes. Il rencontre les amis de Dickie, ceux qui le connaissent avec l’identité de Tom et les autres sous celle de Dickie. Il fait croire par lettre à Marge que son fiancé veut réfléchir et prendre de la distance, et aux autres qu’il se lasse de Marge.

La situation est précaire et intenable longtemps car les femmes sont soupçonneuses, tout comme l’intuitif Freddy. Il doit donc le tuer aussi. Ce qui provoque une enquête de la police italienne, qu’un bon américain moyen considère évidemment comme nulle et bâclée. Le père de Dickie vient en Italie pour retrouver son fils, qui a disparu après le meurtre de Freddy. Il est accompagné d’un détective privé qu’il paye bien et qui connait les pulsions violentes de Dickie. Tom sera-t-il sauvé ?

Mais le mensonge est un éternel porte-à-faux et, malgré son habileté, Tom na pas l’envergure de résister à l’accumulation. Il doit sans cesse redresser le sort par de nouveaux crimes, sauf à rompre et à se refaire une vie sans liens ni argent – comme avant. Il le tente avec Peter, séduit par la beauté du corps de marbre, mais Tom est-il capable d’aimer ? Son enfance et sa jeunesse l’ont-elles préparé à s’ouvrir aux autres autrement que pour les exploiter ?

Les Etats-Unis croient au destin et que nul ne peut en sortir malgré ses talents. Chacun est prédestiné et tout manquement à la vérité est puni. D’où ces « vérités relatives » pour éviter le concept de mensonge dont Trump use et abuse. Si l’on croit à sa propre « vérité », on est invulnérable. En 1955, un jeune homme sans origines, malgré sa carrure de statue romaine, en a-t-il les épaules ?

DVD Le talentueux Mr Ripley (The Talented Mr Riplay), Anthony Minghella, 1999, avec Matt Damon, Jude Law, Gwyneth Paltrow, Cate Blanchett, Philip Seymour Hoffman, Jack Davenport, James Rebhorn, StudioCanal 2012, 1h15, standard €9.99 blu-ray €12,76

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Écologie punitive

Taxer, interdire, limiter, exiger sont des comportements de commandement. Sous prétexte « d’urgence » (mais qu’ont-ils foutu durant quarante ans ?) les gouvernements français veulent dresser la société par des mesures « incitatives » (en fait coercitives), et notamment fiscales, contre l’émission de particules et de gaz à effet de serre et de tri des emballages. Mais l’énergie est principalement nucléaire en France et remplacer le pétrole par l’électricité dans les voitures, outre que cela a un coût (il faut louer les batteries à vie), ne fait que déplacer le problème. Et si toutes les autos étaient électriques, il faudrait construire plusieurs nouvelles centrales. De plus, les « aides à l’achat d’un véhicule propre » étant indifférenciées, le riche en bénéficie tout autant que le pauvre, gaspillant ainsi les deniers des contribuables.

Le constat immédiat est clair : seuls les bourgeois des villes ne ressentent pas les mesures comme coercitives car ils « ont les moyens ». L’essence plus chère ? Le diesel au même prix ? La voiture hybride ou tout-électrique ? L’isolation des bâtiments ? Le surcoût du « bio » ? Rien de cela ne leur importe car cela impacte peu leur pouvoir d’achat. Il n’en est pas de même pour le rural réduit au SMIC ou à la retraite de base en province, ni pour le banlieusard moyen, eux qui doivent se déplacer pour tout (et de plus en plus avec la désertification des services publics). L’écologie punitive accentue les inégalités, creuse le fossé entre « élites » nanties et le peuple et fait le lit de la droite extrémiste.

Malgré le discours « de gauche » affiché par les écologistes en France, la mentalité est fondamentalement conservatrice. Tout part des Lumières qui font de la Nature une Providence sans Jéhovah, une sorte de grand Horloger implacable dont les « lois » immuables s’appliquent avec indifférence. Ce qui donne la pensée technocratique pour qui tout est mathématisable, donc modélisable, conduisant les « ingénieurs » à administrer la société et les « ingénieurs des âmes » (terme forgé sous Staline) à reformater les mentalités. Thomas Malthus, bien connu des économistes, se réjouit que les pauvres connaissent la famine car cela régule les naissances trop nombreuses dans cette catégorie « dégénérée » de la société. Jean-Jacques Rousseau, l’asocial paranoïaque, fait de « la société » (urbaine, policée, de cour) le lieu des vices et de l’exploitation des hommes, aimant se réfugier en « thébaïde » à la campagne. Aujourd’hui encore, un Pierre Rabi fait du « progrès » un éloignement de la vie naturelle, donc une déchéance d’humanité.

Or le savoir scientifique est une curiosité légitime et le progrès des techniques un bienfait humain. Nous vivons plus vieux et en meilleure santé qu’à l’âge des cavernes, qu’au Moyen Âge et même qu’avant la guerre de 40. Ce n’est pas « le progrès scientifique » qui est néfaste, mais ce qu’on en fait. Il faut sortir de l’ornière de la pensée biblique qui fait de toute audace un « péché » et croquer le fruit de l’Arbre de la connaissance un prétexte à punition. Le Paradis d’ignorance béate est un mythe qui inhibe toute volonté de sortir de sa condition dominée. Il va de soi que la bombe atomique et les pesticides cancérigènes ne sont pas des applications fastes de la science. Mais nous ne sommes pas dans un monde de dieux : quand la guerre menace tous les moyens sont bons ; quand le profit allèche, aussi – mais là nous pouvons réguler. Depuis Rabelais, les Français savent (devraient savoir si l’éducation « nationale » faisait son boulot) que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ».

Le problème des écologistes français n’est pas la cause à défendre mais les moyens qu’ils emploient. Imbibés de leur passé gauchiste, commencé intellectuellement sous Lénine et Mao avec l’exemple politique de Robespierre et de Castro (oyez Mélenchon !), ils méprisent la liberté au nom des Lois « scientifiques » de l’Histoire ou de la société. Ils sont les grands « sachants » et jouent au grand sachem ; comme en classe (nombreux sont les profs dans les partis écolos), ils veulent imposer leur savoir, même s’il est intimement mêlé de croyances non rationnelles parfois. Le politiquement correct et la pensée de horde remplacent chez eux le libre examen. La question de la limite entre les libertés individuelles et l’efficacité collective leur est étrangère. Puisqu’il « faut », alors « yaka » – sans débat ni nuances.

Ce pourquoi ils échouent depuis une génération à convaincre. On cause « protection du littoral », mise en valeur du « patrimoine », valorisation des petites exploitations « bio », observation « des oiseaux » et « bienfait des plantes » – mais rien ne change au fond car rien de concret n’est proposé qui soit socialement acceptable (sauf le tri sélectif, avec beaucoup de mal). On fait dans le symbolique (ah, l’énergie solaire !) avec une efficacité quasi nulle ; on veut donner des droits aux bêtes alors que les gens sont déjà mal jugés par la « justice ». On emploie alors la terreur de l’Apocalypse climatique (évidemment imminente), on soutient la théorie du Complot des multinationales, on attise les haines de classe entre ceux qui « profitent » du système et ceux qui le subissent. Sans analyser plus avant, sans convaincre pour autant.

Force est de constater que soit l’écologie n’est que le paravent d’ambitions politiciennes (former un parti-pivot à gauche pour obtenir des avantages électoraux et la manne du financement public qui va avec), soit elle n’est qu’incantation d’une pensée magique (ce que j’ai maintes fois constaté chez les sincères croyants naïfs de la cause).

Ce n’est pas comme cela que l’on va avancer !

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Manuel Vasquez Montalbán

Manuel Vasquez Montalbán, Espagnol de Barcelone, compose des histoires avec le sel du crime pour stimuler l’imagination. Autour de ce squelette, il façonne de la chair sociologique, un brin de Simenon, un zeste de Balzac, avec des digressions catalanes.

La cuisine est pour lui une philosophie. Bien manger et grande santé vont de pair. Un estomac rempli par un palais de qualité équilibre le jugement et donne sens et regard critique, selon les principes antiques. L’époque rend ce regard critique nécessaire. La nouvelle société espagnole de l’après franquisme est socialiste, petite-bourgeoise, moderniste. Elle a surtout le snobisme quasi religieux des arrivistes. Montalbán décrit bien cette Espagne de González, on s’y croirait pour avoir connu à peu près la même chose à Paris dans les années Mitterrand. Cela fait le charme déjà un peu daté de ses histoires policières.

Il en est, lui l’auteur, de cette Movida démocratique. Il fut emprisonné sous Franco et il a la sagesse de l’âge. Du spectacle des excès « nouveaux riches », il retire une impression désabusée, critique, cynique.

Tout n’est pas bon dans sa production. Il lui manque le sens de l’humour, et même de l’ironie, façon bien peu espagnole. Il est sérieux désespérément, selon le dolorisme catholique, un Don Quichotte lucide, un Sancho ascète. Montalbán aime à inverser les valeurs de la tradition. Son détective, Pepe Carvalho, est un épargnant soigneux qui, dans chaque livre, recompte son livret d’épargne. Il ne boit pas le whisky au litre comme dans les romans américains, ni la bière au comptoir pour sentir l’atmosphère comme Maigret ; il débouche religieusement du vin, de préférence espagnol, qu’il accompagne d’un plat de sa composition cuisiné par lui-même ou commandé avec soin au restaurant sélectionné par ses intimes. Il n’est ni célibataire, ni marié, mais couche régulièrement avec une putain indépendante de Barcelone. Son assistant est un nabot ex-voleur de voitures ; son indic est un vieux cireur de chaussures presque clochard, ancien légionnaire fasciste. Les personnages se doivent d’être originaux à tout prix. Carvalho lui-même a travaillé – horresco referens ! – pour la CIA tant honnie de la bien-pensance de gauche. Grand lecteur, mais revenu de tout, le détective se sert des livres qu’il n’aime pas de sa bibliothèque pour allumer sa cheminée. Il a la nausée de l’imagination, qui fut la seule liberté sous le franquisme. Il hait « les idées » pour les avoir trop entendues s’étaler dans le vide par « la gauche » caquetante et peu active. Il préfère vivre plutôt que lire, dans le réel social économique plutôt que dans l’imagination ou l’idéologie.

Chacune de ces histoires aborde un univers nouveau : les amours arrivistes des très petits-bourgeois (La rose d’Alexandrie), la drogue et l’exotisme thaïlandais (Les oiseaux de Bangkok), la spéculation immobilière et l’industrie démagogique du foot (Hors-jeu), les cures de nouvelle santé des gros et riches (Les thermes), l’envie de fuir d’un PDG sensible et fatigué (Les mers du Sud), le pouvoir totalitaire des multinationales (La solitude du manager).

Seul J’ai tué Kennedy est franchement mauvais. Cette parodie sans humour se moque du lecteur. La vraisemblance s’outre tellement que l’on se demande si l’auteur n’a pas tenté ainsi de voir jusqu’où peut aller le snobisme des critiques littéraires et de ses lecteurs à la mode. Ce livre-là est un objet que je brûlerai, sur son exemple, avec le sentiment de faire œuvre utile. Pour les autres, la génération suivante dira s’ils forment une œuvre ou ne sont que le reflet commercial de l’air du temps. Pour moi, je les ai appréciés à la fin des années 1990.

Les romans de Manuel Vasquez Montalbán sont réédités en collection Points Seuil ; ils étaient initialement édités par 10-18

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Le charme discret de la bourgeoisie de Luis Buñuel

Je n’avais jamais vu ce film étrange, sorti en 1972 ; peut-être le terme de « bourgeoisie » était-il un repoussoir dans ces années gauchistes ? Revoir la société française parisienne avec résidence dans les Yvelines, presque cinquante ans après, est un rare plaisir. Combien le monde a changé en une seule génération ! Exit les Citroën DS aux phares directionnels, les Simca 1000 en forme de boite à savon, les Peugeot 404 racées, les Renault 17 carrossées sport et les Cadillac longues comme des péniches et souples comme des nefs.

Les conventions bourgeoises sont toutes d’artifices : comme dans la société de cour d’Ancien régime, il s’agit de paraître : riche, beau, à l’aise dans l’existence et dans le couple. Ce qui se passe dans la réalité est tout autre : tête de linotte qui empêche un dîner prévu, baise torride irrépressible tout de suite qui en empêche un autre, saoulerie au premier verre de la sœur célibataire (Bulle Ogier) qui en empêche un troisième, cadavre du patron de « la fameuse » auberge connue du bourgeois qui inhibe les convives du dîner manqué, service à l’armée en manœuvre (colonel Claude Piéplu), descente de police ou descente terroriste qui en empêchent toujours d’autres dîners dans les rêves… C’est que le « le dîner » est le summum du théâtre social. Chacun, chacune, est en représentation, verre à la main et clope au bec, tout maquillage et cravate dehors, dans une tabagie et une alcoolémie que l’on n’a plus jamais revu depuis.

Dès l’apéritif, baptisé « les cocktails » pour faire chic, le bourgeois donne une leçon aux autres, pour montrer qu’il « en est », qu’il connait les usages de sa caste : François Thévenot (Paul Frankeur) qui roule en Jaguar MK2 et joue les pique-assiettes dans les dîners mondains, détaille les « bonnes » opérations pour réussir un Martini dry ; au dîner, Henri Sénéchal (Jean-Pierre Cassel) propriétaire d’une immense villa dans la proche campagne de Paris pour afficher sa réussite, détaille la « bonne » façon de couper le gigot, tandis que son épouse Alice (Stéphane Audran) clame à la cuisinière la « bonne » cuisson du gigot et la « bonne » façon d’accommoder les fayots « à l’huile d’olive » pour faire grande cuisine. Le bourgeois, comme toute classe dominante marxiste, définit ce qui est « bon » et mauvais dans les usages, les autres sont dominés par leurs injonctions sociales et morales.

C’est ainsi que Rafael Dacosta (Fernando Rey), ambassadeur de Miranda, république autoritaire d’Amérique du sud qui ressemble fort au Chili, dénie systématiquement tout ce qui va mal dans son pays : l’achat des juges, les inégalités sociales croissantes, la pauvreté abyssale, la répression des étudiants en colère comme on se débarrasse des mouches « avec une tapette » (inversion des rôles, la tapette étant l’étudiant dans le vocabulaire flic du temps), le trafic de drogue, l’accueil aux anciens nazis. Sa mission est toute d’hypocrisie : présenter une image et nier tout ce qui va contre, en maître suprême de l’illusion – même quand le colonel fume devant lui une cigarette de marijuana en prétextant l’exemple de l’armée américaine au Vietnam.

Mais la vie n’est pas une pièce de théâtre écrite selon les conventions. L’imprévu surgit toujours, dans un chaos vivant, ce qui fait que le dîner n’est jamais pleinement réalisé, tout comme n’est jamais signé « le contrat » dans la BD Gaston Lagaffe. Luis Buñuel aime la provocation, travers d’époque post-68 qui mélange absurde, surréalisme et contestation globale. Ainsi la domestique des Sénéchal (Milena Vukotic) qui paraît 25 ans en déclare 52 (inversion des chiffres imitant la pissotière inversée de Maxime Duchamp intitulée Fontaine en 1917). La figure de l’étudiant vaguement malfrat (Christian Pagès), est un exemple : au commissariat, un brigadier sévère (Pierre Maguelon) qui a intégré tous les codes de l’autorité bourgeoise, frappe un jeune homme dépoitraillé comme en ces années libérées (l’inverse de la cravate), et commande à ses hommes de le torturer « au piano » (une gégène musicale) pour le faire « avouer ». Quoi ? Non ce qu’il a « fait » car il n’a rien fait semble-t-il, mais qu’il a tort de se rebeller à l’autorité moustachue et qu’il reconnait le bon des « bons usages ».

Les bourgeois ont l’illusion de maîtriser le monde par leur fortune, donc par leur pouvoir. Et il est vrai que leurs relations sociales permettent souvent d’échapper au réel commun. Dans un rêve, qui peut être une réalité future ou une hantise du possible, un ministre (Michel Piccoli, homme affiché « de gauche » qui excelle dans les rôles de grand-bourgeois méprisant au pouvoir) fait relâcher la bande des Dacosta, Thévenot et Sénéchal, accusés (preuves à l’appui) de trafic de drogue entre Miranda et Paris. C’est que « les convenances » exigent que l’on ne fasse pas de vagues diplomatiques malgré la cupidité et l’égoïsme punis par la loi « égale pour tous ». Le qu’en dira-t-on de caste est plus fort que la loi commune chez les bourgeois. L’ambassadeur réussit à maîtriser une jeune terroriste (Maria Gabriella Maione) venue l’assassiner chez lui seins nus sous son pull, comme le tâte Dacosta, avec un pistolet cubain planqué sous la salade dans son sac andin. Il la relâche, faussement magnanime : car il fait signe aux flics des RG qui planquent dans sa rue de Franqueville du quartier La Muette (où il baise accessoirement la Sénéchal qui en veut avec tous), et ceux-ci embarquent la fille manu militari. Il s’est donné le « beau » rôle, mais la réalité est sordide.

Les bourgeois jouent et rêvent, ne sachant plus trop où se situe le réel – car l’inconscient se libère dans le rêve, donnant le vrai plus que le moi éveillé. Ainsi un lieutenant (Christian Baltauss), premier grade des officiers et première marche de bourgeoisie, raconte-t-il son enfance aux trois grandes dames ébahies (Delphine Seyrig, Bulle Ogier, Stéphane Audran) dont l’une flirterait bien avec lui, dans un café où le loufiat mielleusement poli selon les usages bourgeois (Bernard Musson) leur annonce successivement qu’il n’y a plus de thé, plus de café, plus de tisane et que l’on n’y vend pas d’alcool. Enfant à la veille d’intégrer un collège militaire à 11 ans, le lieutenant a empoisonné son père sur ordre de sa mère morte, qui lui dit qu’il a tué son amant qui est son vrai père. Les dessous des apparences ne sentent pas la rose. Tout comme l’évêque (Julien Bertheau) qui se fait jardinier chez les Sénéchal a vu ses parents empoisonnés par un inconnu, dont il découvrira que c’est un vrai jardinier qui ne joue pas un rôle (Georges Douking) à qui il donne l’extrême-onction – avant de le tuer, car un bourgeois n’a pas de noblesse d’âme, la force rustre ressort quand la réalité surgit brutalement. Le jardinier était brimé et épuisé par ses maîtres, mais cela ne compte pas ; il était peut-être le même que celui que les Sénéchal ont viré sans préavis une semaine auparavant, le laissant sans ressources, et dont l’évêque-ouvrier a pris la place « au tarif syndical ».

L’illusion devient comique lorsque la bande des entre-soi est invitée par le colonel à un dîner : ils se retrouvent dans un théâtre d’avant-garde, où ils doivent improviser… leur fuite. Ce n’est qu’un rêve, mais il caricature la représentation sociale.

Les bourgeois sont « en marche » sans savoir où aller sur cette grande route de Beauce qui part à l’infini entre les champs de blé en herbe, autre image de l’absurde que manie Buñuel, plusieurs fois montrée, rythmant le film. On peut se demander si c’est la haine du cinéaste pour les riches qui le pousse sans cesse à « provoquer le bourgeois » ; une hypothèse – absurde mais pourquoi pas dans le fameux Inconscient ? – serait que son nom sonne comme « bougnoule » en français ? Les « ouvriers » sont-ils meilleurs ? D’ailleurs, où sont-ils, pour comparaison, dans ce film ? Et qu’en est-il de la morale des cinéastes eux-mêmes (comme Weinstein) ?

Le spectateur jouit du spectacle et le charme discret opère, mais il se demande au fond qui dupe qui : le bourgeois tout d’apparences ou le Luis Buñuel qui n’est qu’images provocatrices ? Car le film, comme les personnages, manquent à mon avis de profondeur.

DVD Coffret Luis Buñuel (Le Charme discret de la bourgeoisie / Le Fantôme de la liberté / Gran casino), 1972, avec Fernando Rey, Paul Frankeur, Mercedes Barba, Agustín Isunza, Delphine Seyrig, StudioCanal 2005, , €75.00

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Wauquiez le redresseur

C’est parti ! Les ambitions s’affichent, une fois la rentrée faite et la gauche monopolisée par Mélenchon. Laurent Wauquiez veut redresser la droite, la rendre fière d’être de droite sans s’excuser de l’être. Très bien.

Mais pour cela il faut emporter le parti. Les Républicains sont partagés entre les ex-Fillon et les ex-Juppé. « Redresser » fait garde chiourme, celui qui fait marcher au fouet à la Poutine, sinon au pas. L’air du temps est à l’autoritarisme anti-libertaire, anti-génération 68. Les tentations de déviance par rapport à « la ligne » doivent être étouffées par un jacobinisme bonapartiste sans fard. Pas question de chienlit à droite comme c’est le cas à gauche. Les droitiers préfèrent l’Ordre.

Pour rassembler « contre » (car on ne se pose qu’en s’opposant), il faut virer les ralliés et tacler Macron, jeune président qui veut aller vite, avec le dynamisme d’un premier de cordée ; il faut aussi marquer à la culotte celui qui s’est instauré premier opposant de France. D’où la caricature que fait Wauquiez devant les intervieweurs du Journal du dimanche, celui-là même auquel Mélenchon venait de se confier. Il reprend les propos Mélenchon en les assaisonnant à la sauce droite popu. Il se présente en président de région contre le président parisien, en réaliste du terrain contre le technocrate urbain – et pourquoi pas en représentant du pays réel contre celui du pays légal ? Car il n’hésite pas à opposer la France mondialisée à la France périphérique, comme si « les villes » étaient riches et « les campagnes » pauvres, alors que les villages sont souvent bien plus dynamiques que les villes moyennes ou les banlieues.

S’il s’agit de tactique pour rallier les élus locaux et emporter la présidence du parti, on n’en parlera plus dans trois mois.

S’il s’agit d’une stratégie long terme pour les présidentielles prochaines, les idées de cette droite popu apparaissent vraiment très fades. It’s the economy, stupid ! Opposer les « identités » est-il réaliste dans une période où le chômage et la crainte pour les études, l’emploi, la santé, les retraites l’emporte sur tout le reste ? Qu’a-t-il à dire de concret, Wauquiez, sur l’économie ? Du Fillon-plus ou du Juppé-moins – ce qui revient à suivre les Constructifs et à imiter Macron ? Qu’a-t-il à dire sur l’Europe, sur la réforme de son fonctionnement et sur son délitement révélé par le nationalisme de riche catalan, flamand ou lombard ? Qu’a-t-il à dire sur le monde et sur ses menaces (en dehors du surveiller et punir chauvin) ?

L’impression vague que la droite popu est larguée par le tempérament start up et le dynamisme de premier de cordée présidentiel ne peut que traverser le citoyen, à ce stade de la pensée.

Laurent Wauquiez commence par le basique, pourquoi pas ? Mais il part en retard après les premières réformes Macron et les prises de position Mélenchon. Désigner « l’ennemi » est de bonne guerre politique, mais les gens en ont marre de cette atmosphère de guerre civile permanente où tout ce que fait le clan au pouvoir est forcément négatif et tout ce que propose l’opposant idyllique.

D’autant que, fils de banquier par son père et descendant d’une dynastie d’industriels par sa mère, le jeune Wauquiez (42 ans) a été élevé en couveuse parisienne à Louis-le Grand et Henri IV avant d’intégrer Normale Sup, puis Science Po et l’ENA – d’où il est sorti major en 2001, ce qui signifie parfaitement intégré aux codes de l’Ecole et de la caste. Excusez du peu… plus parisien technocrate que lui, tu meurs ! Faites ce que je dis, pas ce que je fais – ou plutôt : je change d’avis à chaque fois que mon intérêt le commande, je m’adapte (voir les « fluctuations » de l’impétrant sur l’Europe, sur le FN). Du vrai Trump.

Les fake news sont-elles pour lui le modèle du renouveau en politique ? Epater les quelques 200 000 militants et 30 000 élus LR peut réussir – séduire les 43 millions de citoyens électeurs sera nettement plus difficile avec de telles fausses vérités.

La droite est en mauvais état après le rejet successif de ses ténors : Sarkozy au primaires premier tour, Juppé aux primaires second tour, Fillon aux présidentielles premier tour. La gauche est pire, mais elle a déjà une grande gueule. Wauquiez ambitionnerait-il d’être la grande gueule de la droite ? Croit-il avec cela rallier les transfuges du Front national ? Parce qu’il porte un anorak rouge, croit-il donner une image peuple qui travaille ?

Cela nous paraît un peu léger… même si l’étudiant a cru maîtriser un jour les Mille et Une nuits.

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Emilie Ménard, Repérer et neutraliser un boulet

Un « boulet », dans le vocabulaire branchouille, c’est le balourd qu’on traîne, celui qui pèse, qui rend prisonnière, qui inhibe sa liberté. Tous les hommes sont donc des boulets. Car ce manuel d’une « artiste-peintre autodidacte » (selon Amazon), fait de fiches pratiques et mis en page comme un ouvrage de développement personnel pour séminaire marketing, est écrit pour les femmes à l’encontre les hommes. Du moins les bobos urbains de la mode, si l’on en croit le descriptif répétitif des « cas ».

S’il était écrit par Monsieur sur les « boulettes », il serait honni comme « misogyne » par tout ce que la gent parisienne « in » comprend comme féministes, libérées de gauche et autres chiennes de garde ; mais comme il est écrit par Madame, il se doit d’apparaître comme une aimable satire de certains types masculins. Ne surtout pas évoquer la « misandrie », ce serait d’un mauvais goût… et d’ailleurs pas (encore) dans le dictionnaire.

« Les mecs qui se plongent dans la lecture de ce livre doivent réaliser qu’ils ont bien peu de chances d’éviter le regrettable statut de boulet », est-il tranquillement affirmé p.36. Trente-huit cas sont recensés, mais un tome 2 est prévu pour en ajouter d’autres. Soyez donc prévenus, mecs et nanas, que vous courez à la faute si vous voulez draguer. Même si « le mec parfait » n’existe pas – sauf (peut-être) le « boulet fuyant et qui s’en branle » p.80. Tant pis pour vos envies – ou alors contentez-vous de ce que vous attrapez.

Le moins pire, si l’on peut dire, est de tomber sur « le fils à papa oisif pour l’héritage ou vers un mec trop beau mais trop con pour les gènes », ainsi qu’il est conseillé p.17 – mais à la seule condition de « vouloir » des enfants. Il faut dire que cet ouvrage de sociologie pratique « étayé par une très sérieuse étude de terrain » (intro), est destiné uniquement à « la femme moderne et libérée qui allume tous les mecs qu’elle a envie de se taper » (avoué p.77). Ce qui fait quand même assez peu de Françaises, au fond.

Ce Guide de survie en territoire amoureux est quand même écrit de façon désopilante, n’hésitant pas à en rajouter pour susciter l’amusement. Il pourra intéresser un certain public parisien qui s’ennuie dans ses partouzes arrosées et assourdissantes, enfumées de substances qui annihilent le cerveau – selon le résumé repris en boucle. Ni la durée de vie de ce livre, ni son charme, ne tiendront aussi longtemps que la Chartreuse de Parme et le manuel aura vieilli avant dix ans, mais vous pourrez vous montrer original(e) au moins cinq minutes dans les soirées.

Voilà en tout cas un cadeau branché à offrir. Surtout à la Saint-Valentin – ou à la belle-mère. Même si les « éditions Ellébore » semblent avoir un grain.

[Une petite remarque : p.14 je mettrais « bombe aNAtomique » plutôt que « bombe atomique », ce serait plus drôle.]

Emilie Ménard, Repérer et neutraliser un boulet, 2017, éditions Ellébore, 163 pages, €15.00

Attachée de presse Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 balustradecommunication@yahoo.com

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Batman le Commencement (Batman begins) de Christopher Nolan

L’intérêt de ce comics mis en film est de faire réfléchir son public cible des 12-15 ans sur les valeurs. Comment la colère naît de la culpabilité, combien la vengeance est une impasse, de quelle façon la justice n’est juste que lorsqu’elle est neutre et objective, au-dessus des personnes.

L’histoire est connue : Bruce Wayne, le fils unique d’un couple de riches philanthropes américains issus d’une dynastie industrielle, voit sous ses yeux un drogué descendre ses parents, plus avide d’argent pour se payer sa came que de la vie humaine. Il est l’exemple-type de l’égoïste totalement fermé qui se fout du monde et ne veut que jouir immédiatement – un archétype de la société des pionniers. Il est le bas de l’échelle dont les riches et puissants sont le haut, tout aussi égoïstes et fermés, dont la jouissance immédiate et permanente est le pouvoir sur les autres.

Mais le petit Bruce de 8 ans (Gus Lewis) a quelques mois auparavant chuté dans un puits du manoir familial en jouant avec son amie Rachel (Emma Lockhart), fille de la cuisinière. Il s’est cassé le bras, ce qui n’est rien, mais a été épouvanté par un vol de chauve-souris qui nichaient dans les profondeurs. Depuis, il fait régulièrement des cauchemars. A l’opéra, pourtant entre ses parents, il ressent un malaise à la vue des diables cornus aux ailes en cuir noir qui hantent la scène ; il réclame de quitter le spectacle et son père, trop bon, y consent. C’est à la sortie que surgit le looser qui va les tuer comme de vulgaires volailles à plumer.

Quatorze ans plus tard le jeune homme (Christian Bale) est empli de colère et ne songe qu’à se venger. Le tueur doit sortir de prison après avoir eu une conduite exemplaire, collaborer avec la justice pour témoigner contre le parrain de la pègre Falcone (Tom Wilkinson) et déclarer ses regrets au tribunal. Bruce veut le tuer, malgré Rachel qui lui dit que vengeance n’est pas justice – mais Falcone fait descendre le collabo avant que Bruce ne puisse sortir son pistolet.

Dès lors, frustré de sa vengeance, Bruce Wayne donne son manteau chic à un clochard et s’enfonce dans les bas-fonds, jusqu’en Asie – d’où part toute misère, selon la mythologie américaine. Un certain Henri Ducard (Liam Neeson) le repère dans une prison où il se bat à six contre un et le recrute pour sa Ligue des ombres, composée de guerriers ninjas. Bruce s’entraîne comme un forcené pour évacuer cette colère qui le hante. Il surmonte sa peur et réussit à dominer son corps par l’esprit suffisamment pour être reconnu comme apte à entrer dans la Ligue dirigée par le mystérieux Ra’s al Ghul, dont l’objectif est de restaurer la justice par tous les moyens partout dans le monde. Lorsqu’il lui demande de décapiter un meurtrier, Bruce refuse d’être « un exécuteur » ; il a une autre conception (chrétienne ?) de la justice. Dès lors, il doit se battre et incendie le repaire, tout en sauvant son mentor qu’il laisse inconscient à des villageois dans l’Himalaya.

Ce film d’initiation montre aux jeunes adolescents l’exigence de grandir pour devenir héros. L’égarement est naturel, l’apprentissage est culturel : si l’on veut devenir un homme plutôt que de rester orphelin infantile, il faut s’entraîner à dominer sa peur, à agir là où il le faut mais avec les moyens requis, et sans intérêt personnel. Et n’avoir aucune « pitié » envers ceux qui se mettent volontairement en-dehors de l’humanité.

De retour à Gotham City, vivant dans le manoir tenu par le fidèle majordome attaché à sa famille, qui l’a élevé (Michael Caine), Bruce se fait ninja pour mieux assurer la justice : il est play-boy héritier de grande fortune le jour et Batman la nuit, l’homme chauve-souris, en souvenir de ses cauchemars. Il ne veut pas devenir un justicier, mais que la justice soit un symbole qui plane comme une menace au-dessus des personnes. Nous sommes bien dans la conception américaine Ancien testament du droit et de la morale : un garde-fou vengeur qui empêche les humains faillibles d’errer.

Bruce s’appuie sur le chef de projets de la société Wayne (Morgan Freeman), relégué dans les sous-sols par le président exécutif avide de faire des affaires avec qui paye le plus – et d’entrer en bourse afin de diluer le pouvoir de la famille (une critique acerbe des excès du capitalisme financier américain). Lucius Fox (le renard) lui présente divers gadgets jamais commercialisés comme une combinaison en kevlar, un harpon à fil pour se remonter et un véhicule blindé tout-terrain. L’Amérique adore la technique et surtout les gadgets que les autres n’ont pas : au fond, le transhumanisme est déjà là, dans les gadgets. Batman s’appuie aussi sur le seul sergent de police resté honnête (Gary Oldman), vieux rêve américain que la Vertu existe malgré toutes les tentations. Le reste de l’histoire est pleine de rebondissements et d’action, la cité sur le point d’être détruite sauvée in extremis par quelques-uns.

Christian Bale (31 ans) est parfait en ce rôle de justicier tourmenté avec son visage lisse encore enfantin et un corps d’athlète obsédé de perfection. Son amie d’enfance Rachel (Katie Olmes) a choisi la voie du droit ; elle apparaît plus humaine mais aussi nettement plus impuissante face à la corruption et au crime de Gotham City. La ville est tenue par l’argent et la drogue, le premier servant à répandre la seconde pour anesthésier les dominés.

La leçon ultime est que la procédure légale doit avoir le dernier mot, mais pas sans que la force n’ait amené les criminel dans les filets de la justice, preuves à l’appui. Et c’est bien ce qui pose problème dans nos sociétés avancées : la violence est niée, les armes de la loi sont faibles – et les riches comme les criminels peuvent au fond faire ce qu’ils veulent.

DVD Batman le Commencement (Batman begins) de Christopher Nolan, 2005, avec Christian Bale, Michael Caine, Liam Neeson, Katie Olmes, Morgan Freeman, Gus Lewis, Warner Bros 2006, 134 mn, blu-ray €7.99

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Michel Déon, La cour des grands

L’auteur s’inspire des événements de sa jeunesse pour en faire un roman de l’âge mûr. Arthur est un jeune Français qui, dans les années cinquante, obtient une bourse pour étudier aux Etats-Unis. Sa mère, veuve de guerre dans la gêne qui veut le voir jouer « dans la cour des grands », l’envoie par le paquebot Queen Mary qui rallie New York en quatre jours.

C’est à cette occasion qu’il fait la connaissance d’un trio de son âge, un frère et une sœur bruns du Brésil et la blonde Elisabeth. Le frère, Getulio, est un gosse de riche qui n’en fout pas une ramée, adonné au jeu – où il triche – rancunier de la vie qui lui a pris son père assassiné par des opposants sous ses yeux dans son pays lorsqu’il était enfant. Getulio est le looser acrobate, passant d’une aire de jeux à une autre tant qu’il n’est pas repéré, séduisant des veuves riches et arnaquant sans vergogne tous ses « amis ». Il n’aura de cesse que de marier sa sœur Augusta, plantureuse neurasthénique, au plus riche qu’il puisse trouver. Ce pourquoi il veille jalousement sur elle et multipliera les obstacles sur la route d’Arthur.

Lequel est évidemment ébloui par tant de faste, d’aisance sociale et d’épanouissement physique. Il tombe amoureux d’Augusta, tout en aimant bien Elisabeth ; il n’y a guère que Getulio qu’il ne puisse saquer. Mais, comme il se pique d’être un gentleman de la vieille Europe, il fera toujours comme si de rien n’était, prêtant de l’argent à son faux ami, le fréquentant régulièrement.

L’université Beresford, près de Boston, réunit l’élite des affaires de cet Etat très WASP. Arthur travaille fort, se lie d’amitié avec le professeur alcoolique Concannon virtuose de l’histoire, se laisse protéger par Allan Porter, conseiller officieux du Président des Etats-Unis qui l’introduit dans les milieux boursiers de New York.

Arthur réussit sa carrière, moins sa vie sentimentale. Il reste écartelé entre deux femmes, la belle et fragile ex-riche Augusta – inaccessible – et la non moins belle mais plus triviale riche Elisabeth – provocatrice. Il ne choisira pas, laissant faire le destin… qui choisira pour lui, mais vingt ans plus tard. L’amour n’est-il pas un malentendu ? L’expérience aide-t-elle à y voir plus clair ? La jeunesse qui ne peut attendre, ne se laisse-t-elle pas faire par la destinée ?

Ce sont autant de questions que ce roman séduisant pose à tous, garçons et filles, bien que la coucherie soit aujourd’hui plus banale qu’hier. Mais coucher, baiser, s’assouvir – suffisent-ils à ce qu’on appelle « l’amour » ? Elisabeth qui se livre entièrement nue au coït soir après soir d’un grand Noir sur une scène de théâtre à Broadway, pour renouveler le répertoire, révolter le bourgeois et se poser à l’avant-garde, « aime »-t-elle son sex-boy ou a-t-elle besoin de bras où dormir dans la seule tendresse ?

La jeunesse met longtemps à passer, donc à s’apercevoir que l’amour n’échappe pas à la tendresse de l’enfance tout en ne se réduisant pas au sexe de l’âge adulte. C’est bien compliqué pour les hormones en folie, à peine endiguées par les normes de la morale sociale. Mais c’est ainsi que l’on devient responsable de soi, donc libre de mener sa vie.

Un roman suranné captivant, à l’écriture séduisante, qui est plus profond que l’apparence conventionnelle trop chic de ses acteurs ne le montre.

Michel Déon, La cour des grands, 1996, Folio 1998, 305 pages, occasion €0.28

e-book format Kindle €7.99

Les œuvres de Michel Déon chroniquées sur ce blog

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Henry James, Roderick Hudson

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Premier roman d’un auteur qui avait déjà nombre de nouvelles, de récits de voyage et d’essais à son actif, Roderick Hudson est un portrait psychologique en même temps qu’un récit romantique bien dans l’air de son temps. Américain vivant en partie en Europe, Henry James côtoie cette société de riches oisifs, grands bourgeois actionnaires, aristocrates à métayers, veuves pensionnées, où les salons et les mariages sont les lieux de sociabilité. D’où cette description maniaque de minutie des moindres mouvements des âmes que l’auteur affectionne, avec force adverbes et adjectifs. Il se voulait Balzac mais n’avait pas ce souffle qui mêle le décor à l’inconscient.

Le roman aujourd’hui peut encore se lire, mais il faut avoir du temps et lamper à grandes goulées les pages pour ne pas en perdre le fil. Découpé en 13 chapitres, peut-être par réminiscence biblique, le dernier se passe sous un orage dantesque sur les sommets des Alpes, où le Destin en statue du Commandeur semble se jouer des misérables volontés humaines.

Rowland, jeune et riche rentier américain, a la sagesse de dépenser modérément sa fortune tout en faisant le bien autour de lui. Il est épris de beauté et s’entiche de Roderick, un jeune homme extravagant à la beauté stupéfiante, qui montre en outre quelques talents de sculpteur. Sa statue d’un jeune Buveur d’eau irradie à la fois la force et la santé de la jeunesse, l’innocence et la soif de connaître. De l’éphèbe de bronze au jeune homme de chair, quoi de plus « normal » (bien qu’un peu érotique) d’envisager le talent ? Rowland emmène donc Roderick en Europe, à Rome même, où il le plonge dans l’ambiance du Beau selon les critères classiques : ce ne sont que lumières, paysages et ruines inspirées, que corps bronzés aux muscles affinés de travailleurs ou aux silhouettes de jeunes latines. Le coup de foudre artistique interviendra pour Roderick en la personne de Christina Light – la Lumière – d’une beauté froide de déesse, mais époustouflante d’inspiration.

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Roderick sculpte dans la fièvre. Son Buveur d’eau assoiffé, c’était lui-même adolescent ; son Adam nu, c’est « le torse bronzé d’un gondolier » dans l’épanouissement de la maturité dont il rêve ; sa Miss Light est son idéal de beauté féminine éternelle ; son Lazzaroni ivre (et dépoitraillé), c’est lui encore, désespéré de n’être pas aimé ; enfin sa Vieille femme, c’est son propre amour enfantin pour sa mère. Par ces œuvres, Roderick s’exprime. Même s’il n’exprime jamais que lui-même, il se vide. A la fin, hanté par la Beauté inaccessible d’une Light qui se refuse obstinément, prise elle-même dans les rets matrimoniaux exigés par son entremetteuse de mère, il ne sera plus rien : une coque sans noix. Ses œuvres auront pompé sa sève et sa vie même.

Entre temps, l’auteur nous entraîne dans les oppositions de caractères : Mary la fiancée de Roderick contre Christina la fille impossible ; Roderick le génie romantique contre Singleton le petit besogneux obstiné ; Rowland le riche et sage contre Mrs Hudson la mère de Roderick, veuve économe et craintive. Certains sont raisonnables, les autres passionnés. Certains s’ennuient courtoisement en société, d’autres y vivent des drames vertigineux.

A ces personnes s’ajoutent des thèmes, tout aussi contrastés : Northampton (Massachussetts) est la ville de province du Nouveau monde confite en calviniste austère ; à l’opposé, Rome la catholique est la capitale de l’art du Vieux monde depuis le paganisme. Comment ne pas se sentir pousser des ailes lorsque l’on est jeune et que l’on passe de l’une à l’autre ? A la création sortie des tripes, s’oppose alors le goût esthétique très moyen de la société ; à l’idéal s’oppose le commerce ; à la volonté, le destin. Car si Mary est fille, petite-fille et sœur de pasteur, si elle ne vole pas haut mais avec rigueur, morale et raison – Christina est une bâtarde illégitime, hantée d’idéal et flirtant avec la beauté du diable. Si Rowland ressemble à Mary au point d’en tomber amoureux, c’est avec Roderick qu’elle s’est fiancée, par contraste, tant il est émotif, tourmenté, égoïste et génial. Pourquoi les âmes désirent-elles à chaque fois leur contraire ?

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Ce roman est le bal de la fascination et de l’aveuglement. Il est un peu bavard et s’étale complaisamment sur les méandres de la pensée comme elle va ; il est un peu long pour nos habitudes un siècle et demi après, mais brasse des « types » humains éternels : le créateur et le rentier, le passionné et le raisonnable, la beauté et la réalité, le garçon (qui peut tout oser) et la fille (qui doit se conformer).

Car la société de son temps est la cible des critiques de Henry James, trop observateur pour n’être pas acéré : « Tout est vil, sombre, minable, et les hommes et les femmes qui composent cette prétendue brillante société sont plus vils et plus minables encore que tout le reste. Ils n’ont aucune spontanéité véritable ; ce sont tous des lâches et des fats. Ils n’ont pas plus de dignité que des sauterelles » p.184 Pléiade.

C’est pourtant dans cette société-là qu’il nous faut vivre et tracer son chemin. Créer ? – impossible sans l’inspiration, et elle ne vient que de l’idéal ; faire le bien ? – impossible sans abnégation totale, car les espérances sont gaspillées ; vivre à propos ? – impossible dans la rigueur mercantile nord-américaine, mais tout autant dans l’immersion de beauté italienne. Roderick, Rowland et Mary sont tous trois, à des degrés différents, déçus, ils s’étaient faits des illusions sur l’avenir : sur son talent pour le jeune sculpteur, sur l’épanouissement artistique de son compagnon pour le rentier, sur sa capacité à faire craquer son rigorisme et à accepter le génie pour Mary.

Henry James, Roderick Hudson, 1875, Livre de poche Biblio 1985, €9.00

Henry James, Un portrait de femme et autres romans, Gallimard Pléiade 2016 édité par Evelyne Labbé, 1555 pages, €72.00

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Que la Morale est belle quand elle reste théorie !

Depuis toujours, les humains se divisent entre donneurs de leçons et donneur d’ordres, hommes de fer et hommes de faire.

  1. Les premiers ont le beau rôle – car ils ne mettent jamais les mains dans le cambouis. Ne faisant rien, ils ne se trompent jamais. Ils préfèrent régenter les âmes en leur faisant honte des écarts à la Règle intangible.
  2. Les seconds agissent, ce qui veut dire se compromettent. Ils doivent négocier avec les forces en présence pour faire avancer leurs idées.

Réel oblige contre Idées pures, que la Morale est belle quand elle reste théorie !

Syriza, Podemos, Mélenchon, Duflot, Frondeurs, Aubry, Corbyn… tous préfèrent le rêve à la réalité, l’utopie de l’épure à se retrousser ici et maintenant les manches. Il est tellement plus facile d’être le Vertueux qui jamais ne fait de compromis que le Pragmatique qui évolue pour composer avec le réel puisqu’il ne peut pas l’annuler.

Soyons heureux : quand la Vertu s’incarne en politique, malheur aux citoyens ! Les esprits non conformes à la Règle sont vus par les croyants comme d’immondes déviants qu’il faut traiter en malades (à enfermer et rééduquer) ou en ennemis (à concentrer en camps ou à exécuter). Robespierre a montré la voie, Lénine et Staline ont suivi, puis tous les petits chefs comme Mao, Castro et le touche-pas-à-mon-Pot des gauchistes français des années 70. Jusqu’aux coraniques littéral-illettrés qui infestent nos banlieues en se croyant Vengeurs après Révélation.

Mon idée est que si les diables rouges s’agitent dans le bénitier capitaliste, tant mieux ! Ce serait pire s’ils en sortaient pour tenter l’aventure. La gauche sociale-démocrate-libérale sera mise en échec ? Tant pis : que l’alternance équilibre les dérives potentielles. Un peu de pouvoir à la droite éloignera les tentations de certains Républicains à lorgner vers l’extrême-droite, tout aussi dangereuse que l’extrême-gauche, tant le blabla de surenchère n’a jamais rien résolu dans le concret historique. Seule la lucidité de la raison agissante permet d’agir – pas les illusions des ombres de la caverne idéologique : ainsi parlait Platon.

idees pure caverne de platon

Car nous sommes toujours dans l’ornière simple des deux éthiques pointées par Max Weber : l’éthique de responsabilité et l’éthique de conviction.

En politique, il est nécessaire de voir loin, donc de peser les conséquences des décisions que l’on prend. Quiconque agit en politique non selon ce qu’il peut faire mais selon sa Bible du moment n’est pas un politicien mais un théocrate, qui sait mieux que tous ce qui est bon à tous. Si le réel résiste, il applique par la force ces convictions venues d’en haut : de la Bible ou d’Al Koran, de l’Histoire révélée à Marx, de la révolution permanente qui excite Mélenchon, de l’écologie coercitive traduite par Duflot, du fonctionnariat intangible qui alcoolise Martine Aubry.

  • La conviction empêche le débat, donc l’exercice de la démocratie : qui ne pense pas comme vous est insulté, traité de moins que rien, donc de « fasciste » – ce Mal absolu de la bonne conscience « de gauche, forcément de gauche » comme répétait à l’envi la Duras, bobote fort à la mode des années 1980-2000.
  • La responsabilité permet le débat, donc l’exercice pragmatique du pouvoir : qui ne pense pas comme vous est invité à suggérer d’autres pistes – irréalistes s’abstenir, mais rien n’empêche d’essayer. Certes, la conviction résiste, mais elle comme une lumière qui éclaire le chemin : les embûches ne peuvent être simplement ignorées et la route vers l’idéal ne s’achève jamais. Le tout est de faire ce que l’on peut – en prenant conscience des risques et en assumant ses actes. Le contraire même de l’irresponsabilité sociale de la génération Mitterrand-Chirac.

Les gauchistes de la gauche française, on les connait, ils n’ont en rien changé depuis 40 ans : étatistes, jacobins, taxateurs et clientélistes, ils révèrent le Fonctionnaire – ce serviteur content de l’être – et redistribuent à tour de lois cet argent qu’ils se moquent de produire (ils préfèrent « prendre » – et tant pis pour la génération suivante). Moralistes, ils ont gardé de leur jeunesse marxiste une haine du « capitalisme » qu’ils sont en bien en peine de définir, fourrant dans ce concept tout ce qui « ne vas pas » à leurs yeux (jusqu’au latin qui disparaît… car peu « utile » aux entreprises).

Les fonctionnaires sont certes nécessaires, lorsqu’ils remplissent avec zèle et neutralité le service du public. Mais quel est ce « service » ? Les fonctions régaliennes légitimes de l’État, pas tout et le reste ! Armée, police, justice, diplomatie, impôts, hôpital – voilà qui est indispensable. Tout le reste se discute et Macron a raison de le laisser entendre à une gauche obtuse et figée – n’en déplaise à l’amère de Lille. Et les Français, contrairement aux archéo-socialistes style Aubry décidément de plus en plus coupés du peuple, sont en majorité d’accord. Les États très fonctionnarisés comme la Russie de Poutine et la Chine aujourd’hui, sont plus néfastes que le Canada ou la Suède qui n’embauchent plus aucun fonctionnaire à vie, mais seulement par contrats de 5 ans. En débattre, c’est la démocratie, jeter l’anathème, c’est un coup de force.

Dans un monde ouvert et qui se globalise, ce sont des nuisibles, ces nostalgiques des Trente glorieuses… Car il est fini, le temps de la reconstruction d’après-guerre, du dirigisme du Plan, du soviétisme des têtes. Tous les pays dirigés d’en haut ont échoué, de l’URSS après Staline à la Chine après Deng (l’été dernier l’a montré). L’initiative et la créativité ne sauraient obéir aux directives d’un aréopage de vieillards technocrates ; l’économie ni la participation politique ne sauraient être liées aux ordres impulsés d’en haut. C’est au contraire « la base », le peuple, les gens, qui se trouvent assez adultes et responsables pour se prendre en main. D’où le côté inaudible de l’Église en moralisme, de l’école pour le savoir, du Président en politique, du parti Socialiste pour les idées… Certes, mai 68 est passé par là avec sa haine de tout autoritarisme – mais c’est surtout que la société a changé : elle est plus autonome, plus individualiste, plus ouverte. Absolument plus poussée à obéir à des « mots d’ordre » des partis ou des idéologies. Le Fonctionnaire, exécutant sans initiative des règles de procédure et des ordres hiérarchiques, ne saurait être un idéal social.

Les gauchistes sont les descendants des frères prêcheurs de notre moyen-âge, aussi péremptoires, armés de la même Voix d’en-haut, tonnant aussi fort contre le gaspillage, le foutre et l’orgie, vertueux comme pas un (sauf pour l’argent public… à user comme des filles publiques pour ces petits marquis de la noblesse d’État). Ils voudraient ramener tout le monde à la même norme médiocre, pour que « l’égalité » soit pure et parfaite, comme dans Cité de Dieu rêvée par saint Augustin (évêque kabyle et paillard repenti). En témoigne par exemple le fonctionnariat d’État qui sévit à l’Éducation nationale : petit savoir, petit salaire, petit travail – bien tranquille et assuré. Tout salarié qui dépasse la rémunération du Fonctionnaire de rang le plus élevé est considéré par les petit-bourgeois envieux de Bercy comme « riche », donc à tondre. Même si le sire prend du risque, soyons impitoyable : qui lui demande de prendre un risque ? il n’a qu’à faire comme tout le monde – et passer un concours : il aura la garantie du salaire, de la santé, du travail et de la retraite – comme dans la ruche. Exception : les stars du foot. Le gauchiste, qui va au peuple comme la vache au taureau, aurait « honte » de toucher aux idoles du prolo.

Certes, l’émergence du global et de ces pays du tiers-monde qui revendiquent désormais leur place dans le premier monde, opère une concurrence féroce ; certes, le Budget étatique se réduit tant les impôts sont déjà lourds et toute hausse contreproductive (Hollande l’a testé a son détriment, mettant dans la rue les bonnets rouges) ; certes, l’endettement national exige une certaine austérité que chaque élu rechigne à opérer – puisque ce n’est pas SON argent ; certes, les élites politiques et intellectuelles apparaissent indigentes, courte-vue, préoccupées plus par leur ego du moment devant la télé que par leur responsabilité devant la cité sur la durée d’un mandat. Mais la tentation gauchiste ne vaut pas le plaisir pervers de les déboulonner.

Romains de la décadence Thomas Couture

Monde cruel, impérialisme américain, Union européenne impuissante, dirigeants français médiocres, droite écartelée et socialistes sans repères : comment l’électeur ne serait-il pas écœuré des « partis de gouvernement » qui promettent à tout va sans jamais rien tenir – ou si peu ? D’où la tentation de sortir de ce monde-ci pour errer dans le monde idéal, « l’autre monde est possible » allant pour certains jusqu’à « l’au-delà » des houris et éphèbes promis au paradis islamique. Les écolos ont la trouille de l’enfer, pensez : 2° de plus dans vingt ans, ils se voient déjà griller à bout de fourches – repentez-vous, mes frères, avant qu’il ne soit trop tard !

Mais les couches populaires, elles, sont plus réalistes que les petits fonctionnaires qui se croient intellos, que les syndicalistes qui croient avoir tout compris de la lutte des places ou que les politiciennes arrivistes qui voudraient bien la place. Le peuple ne croit pas les gauchistes, même les vrais qui s’essaient aux responsabilités, même Tsipras – qui est allé dans le réel bien plus loin qu’un Mélenchon qui se contente de discourir, d’une Aubry qui a accouché des 35 h qui endettent l’État chaque année et dont on voit les ravages encore à l’hôpital public, ou d’une Duflot qui a engendré le désastre de la construction en France depuis 3 ans.

Les couches populaires voteront peu ; celles qui votent voteront encore moins Mélenchon mais préférerons les trois Le Pen – la Trinité d’apocalypse de la Trinité-sur-mer. Parce que les partis de gouvernement n’ont jamais voulu écouter – par tabous idéologiques – les cris et les demandes desdites couches populaires, il n’y a rien d’autre d’utile à faire que d’encourager l’alternance : un temps à gauche, un temps à droite. Juste pour l’équilibre de la responsabilité face à la conviction.

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Stefan Zweig, Ivresse de la métamorphose

stefan zweig ivresse de la metamorphose

Stefan Zweig aimait les filles et les grands hôtels ; il détestait la guerre de 14 et la morgue des nouveaux riches encore plus sectaires que les aristos. C’est ainsi qu’il mélange tous ces ingrédients dans ce roman inachevé, composé en fait de deux nouvelles qui se chevauchent et ont du mal à se rejoindre.

La première partie, la plus longue, est du meilleur Zweig. Comment une jeune fille pauvre vit en jeune fille riche le temps de quelques semaines, en vacances dans un grand hôtel de Pontresina où se réunit la jet set de l’époque (où les jets sont des trains fumants mais internationaux). Christine a vu sa famille ruinée par la guerre et par l’hyperinflation qui a suivi. Son père est mort usé, son frère au front, sa mère est cardiaque et peut à peine se déplacer. Elle a honte d’être jeune et d’avoir envie de rire. Elle ne peut compter sur sa sœur, mariée à un brave social-démocrate fonctionnaire mais que les deux enfants ont rendue près de ses sous. Elle a par piston obtenu un emploi de l’État, postière-auxiliaire dans un village. Et c’est ainsi qu’elle s’étiole, derrière un guichet.

Jusqu’à ce que sa tante d’Amérique, mariée à un bon gros Hollandais devenu riche à force d’industrie et grâce au petit capital initial de sa femme, invite Christine à quelques vacances avec eux, en Suisse. La guerre a isolé l’Europe des États-Unis et les mentalités des deux continents ont divergé. Vu d’Amérique, on ne se rend pas compte combien la misère est présente, après 1918, à cause de cette inflation galopante dont on n’a pas idée. Seuls comptent les biens réels, terre, maisons, or ; tout ce qui est économie en billets, livrets ou emprunts d’État ne vaut plus rien. Les rentiers sont ruinés, mais aussi les petits épargnants et ceux que les traités internationaux d’après 1918 ont fait basculer d’un pays à l’autre, de l’Autriche à l’Italie ou la Tchécoslovaquie.

Christina arrive en pauvresse mal attifée et mal coiffée dans cet hôtel chic ; sa tante en quelques heures efface sa honte sociale en l’habillant et en la confiant aux mains expertes de la coiffeuse et de la manucure. C’est la métamorphose du vilain petit canard en cygne, l’ivresse de se sentir belle et courtisée. Sa jeunesse tardive – elle a 28 ans – et son envie de vivre enfin, la font rayonner. Elle est l’énergie chantée par Nietzsche, le vouloir-vivre célébré par Schopenhauer. Les vieux aiment à se conforter en sa présence enthousiaste, les jeunes la cajolent, garçons comme filles, les premiers pour coucher ou épouser, les secondes par jalousie et volonté d’en savoir plus. C’est ainsi, par le dépit d’une fille, que le pot aux roses se découvre. « Christiane von Boolen » n’est ni noble ni Boolen, mais Christine Hoflehener qui a emprunté le nom et la particule sans noblesse de son oncle par alliance van Boolen. Ses robes viennent de sa tante, sa richesse n’est que prêtée. Si Lord Elgins s’en moque et continue à s’afficher avec elle, les vieilles veuves qui cancanent et établissent le can’t (ce qui se fait ou pas), font circuler la rumeur. La tante comme la nièce sont grillées et le couple d’Amérique décide de partir aussitôt pour un autre hôtel, renvoyant la nièce chez elle.

Comment retrouver son village étriqué et grossier après avoir goûté l’hôtel international branché ? Certes, les riches qui peuplent les palaces sont bien loin d’être cultivés ni d’origine honorable. Mais ils sont justement les pires à défendre la caste. L’argent peut tout, pas la culture ni l’idéal, telle est la leçon donnée par la guerre de 14. Et aucun gros bonhomme à rosette de président ne nous fera jamais avaler que c’était héroïque et rassembleur, cette boucherie d’État. Zweig a des mots très durs pour ces repus qui se croient une mission nationale en vantant les massacres qu’ils commandent sans jamais en être. « Depuis la guerre, il a perdu la foi en l’humanité, en la sagesse des nations ; il a fait l’expérience de leur égoïsme, de leur incapacité à imaginer les souffrances qu’elles s’infligent les unes aux autres. (…) Cette foi en la mission morale de l’humanité et dans le progrès moral de la race blanche sont à jamais ensevelis à Ypres, dans les terres inondées rouges de sang… »

Commence alors la seconde partie, plus faible. L’auteur aurait dû publier la première en imaginant une fin courte qui laisse rêver. Il a voulu compléter, améliorer, justifiant le proverbe que le mieux est l’ennemi du bien. Christine, en visitant sa sœur à Vienne, fait la connaissance de Ferdinand, copain de guerre de son beau-frère mais resté prisonnier en Sibérie plusieurs années. Sa jeunesse embrigadée par la guerre imbécile – de 18 à 24 ans – l’a empêché de poursuivre ses études, les traités l’ont rendus apatrides, et l’existence l’oblige à vivoter de petits boulots dans la pauvreté. « On est une sorte d’estropié », dit-il.

S’enclenchent alors une reconnaissance entre ces déclassés que sont Christine et Ferdinand, avec une suite d’errances dans la Vienne miteuse des faubourgs, l’hôtel borgne où passer la nuit, la descente de flics (qui n’arriverait jamais dans un grand hôtel, où les hautes bourgeoises font pareillement les putes de chambre en chambre), le retour au guichet de la poste. Le tout agrémenté de tirades « sociales » sur l’État anonyme devenu ingrat, sur les ex-révolutionnaires devenus pantouflards, sur les nouveaux riches devenus méprisants. La leçon de morale en final est lourdingue, malgré un rebondissement que je vous laisse découvrir. On ne confond pas impunément les registres : roman dans la première partie, essai de sociologie critique dans la seconde. C’est pourquoi Stefan Zweig n’a jamais su finir son seul roman ébauché.

Stefan Zweig, Ivresse de la métamorphose, (inachevé 1925-1931), Livre de poche 1994, 285 pages, €5.80

Stefan Zweig, Romans, nouvelles et récits (Tome 2), Gallimard Pléiade 2013, 1584 pages, €61.75

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Stefan Zweig, Amok et autres nouvelles

stefan zweig amok

Zweig a l’art des salons : il captive par sa conversation. Les préliminaires sont parfois longs et tortueux pour situer l’histoire, l’ancrer dans la bienséance. Comment un Grantécrivain pourrait-il connaître tant de malades passionnés, rencontrer tant d’auteurs de turpitudes ? Ce procédé est un peu désuet, hérité du romantisme allemand. Mais une fois passé le cap des premières pages, l’auteur sait emporter le lecteur par son style. Il écrit fluide, il décrit les mouvements de l’âme, les conflits de morale.

Amok est probablement la plus aboutie des trois nouvelles recueillies en ce volume. Elle dit le choc de la passion et du devoir, la brutalité du civilisé redevenu sauvage pour avoir vécu des années au fin fond de la Malaisie. Un médecin colonial, Allemand méticuleux et bon chirurgien, est brusquement sorti de sa jungle par une impérieuse riche anglaise, enceinte de trois mois alors que son mari va rentrer d’un périple de presqu’un an. Elle veut ce qui est interdit par la religion, les convenances et le serment d’Hippocrate : avorter. Scandale dans la société bourgeoise de la monarchie austro-hongroise 1922 !

Elle propose de l’argent, mais l’orgueil du médecin se cabre. Il ne veut pas obéir à cette Madame, trop fortunée pour croire que rien ne peut lui résister ; il ne veut pas céder au regard impérieux qui ordonne, comme à un domestique. Pour qui donc se prend-t-elle, cette femelle qui a fauté, à exiger l’interdit pour son bon plaisir ? C’est donc par fierté masculine autant que médicale qu’il va refuser l’acte rémunéré ; il veut bien « aider un être humain » mais pas se faire acheter comme un serviteur. Pour cela, il ne demande qu’une chose : être aimé pour lui-même, donc se voir accorder les faveurs de l’amant. Le refus sec et orgueilleux de la matrone lui sera fatal. Tout comme son refus trop humain sera fatal au médecin.

Nous restons dans le romantisme incurable avec ce tragique moral : la passion comme le devoir, poussés à l’absolu, conduisent à la mort. L’amok est cette folie meurtrière qui transforme en Malaisie les humains en bêtes féroces. Ils vont en courant, l’écume aux lèvres, le kriss à la main, et poignardent tout être vivant qui se trouve sur leur passage. Seule une balle les arrête, ou l’épuisement final de la course. Ils sont comme drogués, hors d’eux-mêmes, saisis de folie. Zweig dépayse cette possession hors de l’Autriche-Hongrie tellement civilisée… mais la guerre de 14-18 qui venait alors de finir n’a-t-elle pas été un amok collectif qui a changé en bêtes les civilisés affrontés ?

Lettre d’une inconnue est le récit épistolaire d’une fille de 13 ans tombée amoureuse de son voisin, un jeune riche oisif. Elle fera tout pour se faire reconnaître et le séduire durant des années. La passion, ici encore absolue, va jusqu’au bout de son accomplissement. Le séducteur, jamais en mal de femmes durant sa jeunesse bien remplie, est un miroir de Stefan Zweig, érotomane obsédé. Il prend la jeune fille un soir comme il prend les autres, lestement, et ce n’est que des années plus tard qu’il reçoit cette lettre ; il ne se souvient même pas de la fille. Mais il lui a laissé un « cadeau » et elle l’en informe. Pas pour se plaindre ni réclamer, mais pour lui dire son amour absolu et son adieu éternel à la fois.

Ruelle au clair de lune (ou Rue du clair de lune), place dans le clair-obscur de la salle une étape de voyage à Boulogne-sur-Mer. L’auteur, qui attend son bateau, arpente les ruelles du port et se perd jusqu’à un bistrot où il découvre une scène pitoyable. Encore une fois la passion : celle d’un homme fou d’une femme. Celle-ci l’a quitté et est devenue pute. Lui la cherche de port en port pour la supplier de revenir, en une relation sadomasochiste mortifère. La nouvelle est publiée en juillet 1914, et ce n’est pas par hasard. Toute la société européenne joue la passion torturée. En ces temps de « commémoration » – trop bienveillante et nostalgique pour être honnête – prière de ne pas oublier ces bas-fonds qui conduisent à la guerre !

La passion est une plaie quand elle est débridée ; seule la volonté peut dompter les instincts, seule la raison peut tempérer la passion. L’un des trois ne va jamais sans les autres, mais l’humain ne reste humain que s’il sait mettre de l’ordre dans ses conflits internes. Qu’est-ce qui te fait homme ? Si la raison seulement te distingue des bêtes, alors fait de la raison le maître des passions et des instincts bruts !

Stefan Zweig, Amok – Lettre d’une inconnue – Ruelle au clair de lune, 1922, Livre de poche 1991, 190 pages, €4.85

Stefan Zweig, Romans nouvelles et récits, Gallimard Pléiade tome 1, 2013, 1552 pages, €61.75

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Anatole France, Le crime de Sylvestre Bonnard

anatole france le crime de sylvestre bonnard

Lorsqu’il publie ce roman, il se positionne contre le naturalisme à la Zola. Anatole France réhabilite le spontané et le merveilleux, le conte à la Dickens, auteur qu’il admirait fort. Nous le lisons aujourd’hui avec plaisir, l’histoire nous touche, le vieux bonhomme érudit et généreux reste un ami. N’est-ce pas lui qui fit livrer un bol de bouillon et une bûche pour le feu à la femme du grenier, pauvresse qui allait avoir un enfant ? Ce beau bébé aimé, devenu garçonnet, allait un jour lui livrer, entouré de violettes, le manuscrit qu’il convoitait pour ses chères études. La mère, devenue riche et noble par mariage, lui a rendu ses bienfaits.

Mais c’est l’intérêt porté à la petite-fille de Clémentine, son amour de jeunesse, qui va élever Sylvestre, ancien élève de l’École des chartes et membre de l’Institut, au rang d’homme de cœur. Jeanne, devenue orpheline, est placée en pension où règne une vieille demoiselle. Son héritage se dissipe bientôt et elle est réduite à laver les cuisines. Le « crime » du vieil érudit est de la faire évader, elle qui était encore mineure à 18 ans, contre son tuteur, un notaire véreux. Heureusement que ce dernier vient de s’enfuir avec la caisse (et accessoirement la jeune fille d’un de ses clients). Le juge nomme donc tuteur Sylvestre Bonnard, sur la recommandation de la femme qu’il a aidée jadis.

Il voudrait bien garder sa nouvelle pupille pour lui quelques années, voyant en sa jeunesse un printemps revenu. Mais il se résigne par honneur à faire son bonheur et ne tarde pas à la fiancer selon son souhait avec le jeune homme qui lui fait la cour, un étudiant qui vient de passer sa thèse d’histoire avec ses conseils érudits.

Nous sommes dans les Misérables, mais de la classe moyenne, et l’auteur tire sa morale plus de l’exemple des héros antiques que des personnages outrés de la révolution ou de l’empire. Anatole France n’est pas Victor Hugo, mais être de raison. Pour lui, l’humanisme n’est pas la déclamation de grands mots mais l’accomplissement de petits actes.

Ni ressentiment social, ni misérabilisme d’apitoiement, il est en ce sens plus chat que chien, aimant confort et tendresse plus que force ou que rage, comme en témoigne dès les premier mots le portrait du félin Hamilcar. France reconnait l’amour, sans le sacraliser, et rien ne lui paraît plus beau pour l’avenir de l’humanité qu’un enfant aimé de sa mère ou de ceux qui en ont la charge – comme le maître aime son chat. Rêve et douceur de vivre en sont les souverains mots.

Bien sûr, l’auteur use de masques pour élaborer sa fiction. Sa chronologie présente des invraisemblances, il n’hésite pas à plagier des guides touristiques et des auteurs anciens, ses personnages ont un peu lui mais pas tout, il écrit en se vieillissant de plusieurs décennies. C’est que tous ces artifices sont nécessaires pour établir la distance raisonnable envers les émotions. Par là même, il les fait passer en douceur au lecteur, séduit par le ton – tour à tour badin ou ironique, précis ou déclamatoire. L’écriture est un art, comme le croyais Flaubert, et l’apparente simplicité de l’œuvre cèle des jours entiers de labeur et de remaniements.

Reste un roman social qui se lit bien aujourd’hui, des personnages attachants qui nous émeuvent, une philosophie libérale de l’existence tout à fait moderne pour cette fin de l’avant-dernier siècle.

Anatole France, Le crime de Sylvestre Bonnard, 1881, Hachette livres BNF 2012, 331 pages, €14.63

Anatole France, Œuvres tome 1, édition Marie-Claire Bancquart, Pléiade Gallimard 1984, 1460 pages, €51.30

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Que vaut la promesse de François Hollande ?

Inverser le chômage d’ici la fin de l’année ? Comme si une crise qui dure depuis une génération était un moment de transition et pas un système. C’est une illusion de croire que tout pourrait redevenir comme avant. Le mouvement du monde et ses bouleversements sont une réalité, l’illusion est de croire qu’ils ne sont que passagers. L’émergence de pays immenses comme la Chine ou l’Inde, sans parler des pays importants que sont le Mexique, le Brésil, le Nigeria et d’autres, change sans conteste le monde d’avant – donc nos habitudes de produire, de régner, de consommer et de penser. Dans 10 ans, les BRICS auront dépassé la France. Selon une étude du Center for Economics and business Research, la France perdrait dès 2013 son rang de 5ème puissance économique mondiale avant de n’être plus que 9ème en 2022.

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Il ne suffirait donc pas de « faire la révolution » pour renverser l’élite au pouvoir et la remplacer par une autre. Ni Le Pen, ni Mélenchon ne voient les choses en face ; ils ne font qu’agiter les rancœurs pour se faire mousser. Le socialisme Hollande ne fait guère mieux car les bouleversements chez nous ne sont pas créés par NOS sociétés mais viennent des AUTRES pays émergents du monde comme de la nouveauté radicale que représente une planète globale aux ressources finies… Notre mode de vie habituel n’est donc plus tenable. Pas la peine de rêver à la croissance comme avant pour résoudre le chômage. La croissance ne sera désormais plus que le produit de la démographie par la productivité, donc par l’excellence des savoir-faire et l’entretien d’une culture orientée vers le savoir. D’où l’intérêt (mais long terme) de soutenir le désir d’enfants, l’éducation des élèves, la formation au long de la vie, l’investissement et la recherche. En cela, le Parti socialiste a raison.

Le capitalisme reste cette technique de l’efficacité maximum, usant du moins de capital pour le moins de matière et le plus de savoir – afin de produire des biens et des services les moins consommateurs d’énergie et de matières premières. Ce n’est pas « le capitalisme » qui est insupportable – c’est l’usage social qui en est fait par notre culture occidentale. « Toujours plus ! », titrait il y a quelques décennies François de Closet. C’est exactement ça : la mode, le gadget, l’effet de génération, le mimétisme de bande, l’envie qui pousse à imiter le voisin en mieux… tout cela participe du gaspillage, des contraintes au travail, de la malbouffe, du stress. En cela, le parti écologiste n’a pas tort, pas plus que certains « alter » ou « indignés » ; encore faudrait-ils qu’ils distinguent la technique d’efficacité économique de l’usage social dévoyé du marketing et de la mode.

L’anticapitalisme socialiste et écologiste, buté par idéologie, fait donc tache. L’inégalité la plus insupportable aux gens n’est pas celle des très riches; elle est celle des très proches, les beaux-frères, collègues et voisins. Pourquoi lui et pas moi ? Qu’a-t-il de plus que moi ? L’injustice, en pays démocratique où existe une égalité des chances, vient bien de l’intérieur, sans souci de morale ni de planète. Ne pas pouvoir se passer de son SmartPhone parce que tout le monde en a un signifie que l’on accepte le travail des enfants en Chine, les horaires démesurés, les salaires les plus bas, la pollution du transport, l’exploitation marketing, l’illusion de la marque… Je n’ai pas de SmartPhone et n’en désire pas : pour quoi faire ? comme les autres ? frimer comme un ado ? Je ne clique jamais sur une pub Google ni n’autorise aucune application à m’espionner sur Facebook. Je ne me précipite pas comme un taré médiatique sur les Whoppers de Burger King quand la malbouffe daigne se réinstaller à Marseille… Il n’y a plus des méchants patrons (comme au XIXème) mais tout un système social qui avive nos propres désirs et manipule nos bas instincts. Nous sommes autant coupables que les patrons si nous acceptons le produit tel qu’il est fabriqué, au prix où il est vendu, et avec son obsolescence programmée qui le fera (très vite) remplacer. Je refuse. Les soi-disant « révolutionnaires » qui veulent changer le monde et changer la vie… des autres – pourraient commencer par changer leur propre comportement.

La réflexion politique classique n’adhère plus aux changements du monde, elle n’explique plus guère que l’écume. Les Français baladés et manipulés par les médias aux têtes de linotte ont peur de cette modernité et se rétractent vers les valeurs « sûres » du soi-disant âge d’or. L’État-providence, le fonctionnariat, la crainte de devoir se débrouiller avec la vie restent une vision passéiste. Le président, pas plus que ses électeurs, n’a pris la mesure de l’épuisement de notre système économique, social, politique et culturel. Il n’existe plus de croissance qu’on puisse faire surgir pour guérir tous les maux. Plus largement, les ghettos urbains, l’encouragement des villes à la campagne, la représentation citoyenne diluée et démagogique, le multiculturel dans le vent, les intellos coupant les cheveux en quatre, ne font que désorienter un peu plus les gens. Les accuser de populisme est un peu léger. Reconstituer de l’humain et du commun signifie plutôt prendre conscience de l’illusion des modes et choisir de n’y pas souscrire. Comme cette part de la population selon TNS Sofres déconnectée, désengagée, désabusée – voire (dans le système scolaire) décrochée.

En chacun de nous se joue la dialectique permanente entre moi et les autres. S’il faut que je travaille, tout le monde doit travailler – être ni assisté, ni rentier. Si quelqu’un est riche et que je suis pauvre, ce n’est pas de ma faute – celui qui a réussi est forcément coupable. Le Parti socialiste, au vocabulaire revanchard, considère qu’il y a une solution morale pour la société dans son ensemble. Illusion ! jamais l’égalité ne sera parfaite puisque jamais l’envie ne sera comblée. Reste donc le concret : la clientèle électorale qui vote PS réclame de gros impôts… pour les autres, afin de redistribuer en leur faveur, au prétexte « des plus démunis » (dont les fonctionnaires feraient ‘naturellement’ partie).

Sauf que le gros des revenus taxables est dans la classe moyenne… qui ne consent à l’impôt (c’est l’essence même de la démocratie) que si elle en retire un bénéfice immédiat et contrôlable. Donc oui aux impôts locaux, visibles dans les collèges, la voirie, les établissements collectifs ; non aux impôts d’État, versés dans le tonneau des danaïdes des subventions aux roitelets étrangers, au prestige des ministres, aux services inutiles de l’Administration, à la bureaucratie du millefeuille en 7 niveaux (commune, groupement de commune, canton, département, région, État, budget européen).

L’État français actuel ressemble fort à celui de l’Ancien régime. Le marquis de Mirabeau (père du révolutionnaire) proteste dans L’Ami des hommes contre la défiance perpétuelle de l’État royal pour l’activité individuelle, sa tendance à décider de tout, les illusions que le sujet se fait sur la toute puissance de la loi. Dans l’action d’aujourd’hui, le gouvernement Hollande fait pareil, il régente les entreprises, pardonne aux profs leur incurie, fait la morale aux putes, s’assoit sur le droit (de juste contribution aux charges, de propriété, de liberté d’aller et venir – y compris de s’établir à l’étranger). D’où les couacs, cafouillages, annonces et reculades. Il est armé d’une solide prétention à dire le Bien, à user de la force majoritaire pour établir le droit, à croire qu’il suffit de dire « je veux ». La société est souple et plie (seuls les moins aisés sont obligés de subir), mais l’économie n’est pas un jeu de Monopoly.

L’innovation, l’entreprise, le crédit, l’embauche, sont fondés sur la confiance. Qui a été fort entamée par les déclamations hollandaises sur sa « haine de la finance » (sans effets concrets qu’une réforme bancaire a minima), sur la vengeance contre « les riches » (retoquée par le Conseil constitutionnel comme amateur et faisant peser des « charges excessives au regard des facultés contributives »), sur le manque de civisme des Français à qui l’on applique (rétroactivement) des impôts sans débat (après avoir annoncé une gRRRRââânde réforme fiscale dont la première brique n’est pas même posée), sur le « devoir » des entreprises à créer de l’emploi alors que l’on ponctionne la consommation (par CSG et TVA), que l’on encourage les importations (par les exigences de garder des salariés trop chers à cause des charges sociales toujours empilées, jamais repensées), que l’on taxe toutes les entreprises… avant de rétrocéder aux grandes (sous condition et pas avant deux ans) un petit tiers de ce qu’on a tout d’abord prélevé. Cela alors même que l’absence d’ajustement de la compétitivité française pour raisons politiques implique la poursuite de l’érosion de ses parts de marché à l’exportation et la dégradation du commerce extérieur en 2013… Vous avez dit amateurs ?

francois hollande abaca

Comment, dans ces conditions, la « promesse » du Nouvel an du président Hollande d’inverser la courbe du chômage serait-elle réalisable ? Il n’y a que trois moyens classiques : créer de l’emploi public (limité en raison du déficit), encourager l’emploi privé (mais pas en insultant des chefs d’entreprise et en ponctionnant les créateurs qui revendent leur boite), encourager la croissance (impossible à court terme sans redistribuer du pouvoir d’achat tout en faisant préférer la production française – ce qui prend des années). Reste donc un quatrième moyen bureaucratique : l’illusion. Le traitement statistique du chômage.

Ne sont pas chômeurs au sens du Bureau international du travail tous ceux qui ont travaillé « au moins une heure » dans le mois. Même si cela ne suffit en rien pour vivre, ces gens sortent des statistiques. L’Allemagne y a parfaitement réussi. François Hollande va probablement user de cet artifice, modérément, sans en avoir l’air. Un peu par la formation (mais les syndicats tiennent le 1% patronal et ne veulent pas le lâcher), surtout en encourageant les petits boulots au ras des municipalités socialistes et des services de l’État. Juste pour faire passer en « catégorie 2 » un maximum de chômeurs pour qu’ils ne soient plus comptés dans les statistiques. Faute de culture d’entreprise, François Hollande a la culture bureaucratique pour le faire. Sa promesse devrait donc rester du vent, puisque rien ne la soutiendra dans la réalité économique.

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Pascale d’Harmat, Nazareth – Jésus Christ les années cachées

Pascale dHarmat Nazareth Jesus Christ et les annes cachees

Selon la tradition chrétienne, Jésus de Nazareth a eu 13 ans aujourd’hui – il y a deux mille ans. Mais que se passe-t-il ensuite ? Nous connaissons la fin, nous manquent cependant les années d’adolescence et de jeune adulte. Qui était Jésus ? Pascale d’Harmat a eu la belle idée et le talent de nous plonger très vite au cœur de l’époque et de l’existence traditionnelle en Palestine : « un grand préau protège l’atelier de Joseph et de Jésus lorsqu’ils travaillent à la maison pour fabriquer des outils, des coffres, des portes ; cela sent bon le bois ». Le petit garçon est presque un homme, c’en est émouvant. A « treize ans, il en paraît au moins seize car il est grand et large d’épaules, musclé par les travaux. Ici les charpentiers sont aussi des constructeurs, dans ce pays où la pierre est abondante et le bois rare » p.41.

Certes, les historiens tendent à prouver que le Christ est né entre – 6 et – 4 de notre ère, mais ce qui compte est le message. Ne boudons pas notre plaisir. Car si les Évangiles retenus par l’Église nous racontent Jésus annoncé, puis bébé et enfant, ils s’arrêtent à l’âge de 12 ans, lorsque le gamin éprouve sa toute neuve faculté de raisonner avec l’insatiable curiosité de cet âge devant les rabbins du Temple de Jérusalem. Il inquiète ses parents, qui l’ont perdu quelques heures ; il inquiète certains dogmatiques, qui voient leur pouvoir clérical menacé. Or Jésus « est si doux, si intelligent, si affectueux… » p.33. « Je ne sais pas d’où il tient cette si grande faculté à apprendre, mais il me semble parfois qu’il connaît les textes avant même de les avoir lus » p.38.

Jésus n’est pas encore le Christ car il n’a pas l’âge du choix. Il doit vivre comme les hommes pour choisir de les sauver. C’est en devenant intime avec eux, dans les joies et les peines, les émois du corps et les passions, dans le bonheur et la colère, qu’il saura les guider. Tout le sens du livre est de mettre en relief cette éducation qui fait de l’enfant un homme. Même s’il a déjà 18 ans page 116, on le regrette un peu… « Il croissait en sagesse, en taille, et en grâce », se contente de dire l’Évangile de Luc (2 51–52). Cette grâce, l’auteur réussit à nous la faire partager, non sans une certaine émotion de belle plume. Elle explique : « Je suis une femme, avec une sensibilité de femme et de mère. J’ai la chance d’être chrétienne. (…) Je mêle le vrai et l’imaginaire, l’historique et la fiction, le probable et le possible » p.434.

Pour elle, l’éducation se partage. Les parents ne sont pas seuls à éduquer un enfant. Il y a la société, la famille et les pairs, la fratrie surtout, l’enseignement des maîtres, mais aussi l’ouverture spirituelle. Que celle-ci aille vers un Dieu identifié ou non, d’ailleurs. Je ne suis pas croyant, mais le catholicisme est ma famille, y étant tombé dedans petit. Je reconnais sa grandeur, même si je ne peux adhérer aux pesanteurs d’église ni aux sermons moraux de prêtres qui n’ont jamais choisi d’être ni dans le monde ni hors du monde. Ni pasteurs, ni moines, les prêtres catholiques restent dans l’entre deux, avec les dérives dogmatiques ou sexuelles que l’on connaît… Mais le mot d’éducation, fort galvaudé par les fonctionnaires d’État qui ne font que de l’instruction, prend tout son sens sous la plume de Pascale d’Harmat :

Éducation communautaire : par la mort de Simon le charretier et de Rachel, échoient à Jésus six frères et sœurs, dont les jumeaux Jacques et Thomas et le petit Jean. Par contraste, dans le village Jazouph, le fils du riche, vole car « il enrage continuellement, le bonheur des autres lui est insupportable » p.98 – il a perdu sa mère en venant au monde. Jésus attire à lui les raisonnables et les cœurs purs, les autres le jalousent. L’existence de village est une contrainte qui rend « politique ».

Éducation familiale : « C’est si facile d’être un géniteur, il suffit à l’homme de quelques minutes de plaisir, mais il faut des années d’amour, de patience, d’abnégation pour faire un père » p.306. Jésus a très tôt l’amour des enfants, il y a un véritable message : « Les petits ? Comme toujours, c’est un grand bonheur d’être avec eux. Ah, si tous les adultes savaient garder leur cœur d’enfant, comme le monde serait beau ! » p.148. Les enfants sont spontanés, immédiats, ils aiment d’instinct. Est-ce là cette origine du « bon sauvage » dont Rousseau fera un excès ? Il reste cette propension psychologique au mimétisme : soyez calme et votre interlocuteur se calmera, soyez bienveillant et il vous accueillera, aimez-le ici et maintenant et il vous sera favorable. « Il n’y a pas d’âge pour aimer », dit Jésus p.312. A condition de n’en pas faire cet absolu romantique hors du monde, idéal niais légué par les arrières grand-mères de la piété.

jesus laissez venir a moi les petits enfants

Éducation rabbinique : Un peu d’humour sur la sexualité qui tourmente les jeunes pubères, Pascale d’Harmat est mère de famille et connaît ces choses là. Elle fait dire au rabbin du village : « Si vous évitez de poser les yeux sur le sujet de votre tentation, si vous refusez d’y penser, vous réfugiant dans les écritures saintes, l’activité physique, les bonnes actions, et que vous êtes cependant troublés en votre sommeil, cela n’est pas un péché » p.68. Pas bête, écouter les aînés est utile pour devenir un homme. A condition d’aimer les élèves et disciples, pas de les torturer d’interdits ni de les fouetter. « Les brebis écoutent la voix du bon pasteur, il les appelle chacune par leur nom. Il les conduit et marche à leur tête car elles connaissent sa voix. Jamais elles ne s’enfuiront loin de lui… » p.90.

Éducation spirituelle : A 17 ans, Jésus à Joseph : « Je ne suis pas venu en ce monde pour former une famille de chair et de sang, mais une famille spirituelle, engendrée par l’Esprit » p.109. Message un peu téléguidé par la suite, mais une élévation de pensée qui veut refonder les relations humaines, ce qui demeure éternellement d’actualité. La « prière » est une méditation pour sortir de soi. « Tous les soirs, après le repas, Jésus s’isole pour prier » p.138. « C’est quoi, prier ? – C’est un élan de l’âme, c’est un cœur à cœur avec Dieu, c’est le silence absolu que l’on fait en son âme pour se mettre à l’écoute » p.364 « vous savez écouter, votre cœur est ouvert à tous, votre esprit curieux ne se contente pas des vieux préceptes mais cherche sans cesse à comprendre » p.416.Car « Dieu parle à tous les hommes, par ses œuvres, chaque jour. Mais les hommes ne l’entendent pas, ne le voient pas, car leur cœur est plein des soucis de ce monde » p.105. D’où l’exigence de prendre du recul, face au ciel, recueilli dans son cœur ou face à la page blanche d’un Journal. L’important est de rester ouvert, esprit libre, cœur attentif et instincts portés aux liens. « Continuez sur ce chemin, mais ne rejetez pas ceux qui marchent par d’autres sentiers. Respectez votre prochain, tout n’est pas aussi simple que vous le pensez, il n’y a pas les fils de lumière d’un côté et les fils des ténèbres d’un autre côté » p.151. Ne pas accepter sans exercer son esprit critique, cette intelligence qui fait l’humanité. « N’est-ce pas à la question, non à la réponse, que l’on juge de l’intelligence et de l’instruction d’un disciple ? » p.169. Même contre les dogmes, la tradition établie ou l’opinion commune. L’important n’est pas de suivre ni d’imposer, l’important est de convaincre. Toute la démocratie naît dans cette démarche qui vient des Grecs et qui a fort influencé la Palestine du 1er siècle avant. « Pour le fou, l’homme sensé représente un grand danger » p.358.

Prière, amour, attention sont peut-être les mots-clés du Message. La beauté du monde et des êtres élève l’âme, le cœur et les instincts. Célébrer la vie mobilise tout le corps, du sexe à l’intelligence en passant par le cœur. Nietzsche n’a pas dit autrement, bien qu’auteur d’un Antéchrist. Il répudiait d’ailleurs plus l’institution cléricale et sa morale dogmatique que le personnage même de Jésus, prophète inspiré.

Ce roman, d’imagination fertilisée par la connaissance théologique et par l’intuition des êtres, est un bonheur de lecture. Croyant ou non, chrétien ou non, vous ne serez pas insensibles à l’épanouissement d’un être d’exception, qui observe plutôt que de juger, qui apaise plutôt que d’agacer, qui élève le débat sans cesse au-dessus des turpitudes immédiates. Lisez ce roman original et très humain, même si vous ne croyez pas.

Pascale d’Harmat, Nazareth – Jésus Christ les années cachées, préface du père Emmanuel Gougaud, curé de la paroisse de Montesson dans les Yvelines, éditions Claire Fontaine, décembre 2012, 471 pages, €24.25 / SARL éditions Claire Fontaine de Montesson, 6 rue des Petits Champs, 78368, Montesson. SIRET 503 978 702. contact@editions-claire-fontaine.com

Restent quelques scories à corriger, tel l’usage de mots incongrus au 1er siècle : « lyncher » (la loi de Lynch date du Far West…), « OK », « les plus démunis » (qui rappelle la scie politique Royal), ou cette horreur orthographique de « sans tâche » p.142, alors qu’une tache ne prend pas d’accent ! Sans parler des majuscules erratiques : aucune aux noms de peuples comme Juif ou Romain (on écrit les Juifs – nom – mais le peuple juif – adjectif), mais une majuscule aux dieux multiples des Romains (alors qu’on n’en met qu’à Dieu tout seul), ou encore l’excès de majuscules  (JE SUIS) lorsque Jésus dit Je suis ou selon Son nom…

A propos de l’auteur :

Pascale d’Harmat est le pseudonyme d’une femme d’affaires, responsable grands comptes d’une multinationale française. Il est aisé de trouver son vrai nom, mais l’usage du pseudonyme est parfaitement légitime lorsque l’on veut séparer vie professionnelle et vie privée – ce pourquoi je ne m’étendrai pas. Pascale (prénom choisi comme espérance) d’Harmat (allusion à une résistance héroïque ?) a donc vécu dans de nombreux pays, tant en Europe que sur le continent américain, enrichie des cultures rencontrées. Outre les affaires, elle a suivi une formation en théologie pour enseigner aux adolescents et étudiants. Elle a aussi plusieurs enfants, désormais largement adolescents, comme en témoigne ce roman et le reste de son œuvre. Car cette personnalité attachante a aussi publié des contes (1992, Contes de Claire Fontaine), produit une pièce de théâtre (1994, Les Fils du Royaume), et rédigé en 2007 un Dialogue avec Dieu. En tout une quarantaine d’ouvrages dont une dizaine traduits en anglais. L’auteur a été plébiscité lors de sa séance de signature pour Nazareth en avant-première à Montesson : 198 livres vendus en une journée dans la communauté catholique. Elle le mérite amplement.

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Incivisme polynésien

Dernier recensement : 268 270 habitants. Vous rajouterez 1, car j’étais en Chine pendant le recensement.

8674 habitants en plus qu’en 2007 soit une augmentation de 3,4%. Faa’a demeure la commune la plus peuplée (c’est celle du Président-Ministre), suivie par Punaauia qui dépasse la capitale Papeete. Les Marquises et les Australes affichent une forte croissance, et l’on note un net ralentissement sur les Iles du Vent, les Tuamotu et les Iles sous le Vent. Quelques chiffres : Faa’a Iles du Vent = 29 687 hab ; Bora-Bora Iles sous le Vent = 9 610 hab ; Nuku Hiva Marquises = 2 966 hab ; Rurutu Australes = 2 325 hab ; Rangiroa Tuamotu Gambier = 3 281 hab.

vahines 2013La population de plus en plus urbaine est concentrée sur une zone coincée entre lagon et montagne sur environ 40 km de long entre Mahina et Punaauia. Les promoteurs construisent  tout et partout sans tenir compte des endroits à risque. Cela donne des embouteillages permanents, des plages rares, une promiscuité générant toutes sortes d’incidents. L’urbanisation laissée sans surveillance a montré ses limites : nombreux bidonvilles situés dans les zones les plus dangereuses, en bordure des rivières, de la mer, du lagon, sur des terrains instables.

Tetiaora

C’est la guerre entre Mahina et Arue. Mahina revendique à Arue l’atoll de Tetiaroa et des terrains au pied du col du Tahara’a. « Récupérer les terres de nos ancêtres dit le maire de Mahina ». Ça sent le fric à Tetiaroa où la construction du Brando hôtel se termine alors « c’était à ma famille »… Qui a raison ? Qui a tort ? On voit fleurir des boutiques « pour aider les Tahitiens a récupérer leurs terres » le plus souvent en lorgnant un coquet avantage. Un tel, sans diplômes, s’arroge le titre de « arpenteur-géomètre », possèderait des compétences en droit, en mathématiques. Quand on lit ses lignes, c’est bourré de fautes d’orthographe, cela n’a ni queue ni tête. Bon nombre de Tahitiens se font piéger par ces marchands de droits, de cadastrage car ils se sont, les faiseurs de diplômes, trouvés au bon endroit au bon moment. Il suffit de se rendre au fare fenua, d’écouter, de proposer ses services, d’annoncer ces titres qui bien souvent n’existent pas et le tour est joué. On est parti pour plusieurs années de démarches, de procès… et donc de fric envolé.

Encore et toujours des affaires de terre. Certains  ont compris qu’en allant au fare fenua (la maison des affaires de terre), en laissant traîner ses oreilles, en rendant service aux moins malins, on pouvait se faire du fric. Tiens, un pigeon. Un grand nombre de Polynésiens sont ignares face à l’Administration. Encouragés par une gentille mais intéressée personne, on se confie, on se libère de ses soucis. L’Autre va m’aider ! Quelle erreur. L’Autre va très vite se rendre compte si l’affaire vaut la peine ou pas. Si oui, elle va déployer tout son charme, parler de ses diplômes même si elle n’en a aucun. Elle prendra même une patente auprès des Impôts pour faire plus vrai. Elle sera conseil juridique, elle sera arpenteur-géomètre, elle sera mathématicienne, elle sera secrétaire trilingue… Et les factures arrivent. Le pigeon doit payer, encore et encore. L’affaire se montre juteuse pour l’Aidant. Elle doit aller rencontrer le ministre. Elle doit consulter un VRAI géomètre, elle doit prendre conseil auprès d’un VRAI avocat. Tout cela coûte et l’affaire n’avance pas mais le compte en banque du pigeon se vide, se vide, se vide.

fleurs de tahiti PETITS COEURS D ANNIE

La Polynésie est riche, riche, riche. Vous autres Métropolitains êtes étonnés de voir les ministres, président, X ou Y, venir taparu (mendier) à Paris. Et pourtant la Polynésie vit sur des tonnes d’or ! Par exemple le phosphate de Makatea. Déjà exploitée, par le CFOP. Depuis l’atoll de Makatea s’était dépeuplé et vivotait. Les Australiens, des amis d’Oscar Tane peut-être, voudraient revenir sur Makatea pour extraire des phosphates. La décision appartient maintenant au gouvernement. Les Australiens s’engagent à réhabiliter les sites d’où seraient extraits les phosphates. En Australie ils le font, contraints et forcés mais ici au pays du laisser-faire ? La population de Makatea ? 25% favorables et 75% contre car la nappe phréatique est importante et les engins australiens pourraient faire plus de dégâts que les pelles et les pioches d’antan. Je ne sais pas si j’ai rêvé, à mon âge s’est permis, mais le ministre de l’environnement pourrait avoir rallongé son titre de « et des mines ». De toutes les façons je suis sûre que vous me pardonnerez si j’ai extrapolé ! Merci !

Hiata de Tahiti

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Anne Perry, Une mer sans soleil

Où nous retrouvons le commissaire Monk, de la police fluviale de Londres, sa femme Hester, ancienne infirmière en Crimée, l’avocat Rathbone, scrupuleux et perdu dans son couple, et même le petit Scuff, 11 ans, gamin des rues plus ou moins adopté par les Monk. Cela fait plaisir, comme si l’on se retrouvait en famille. L’auteur a ce talent de vous faire aimer ses personnages parce qu’elle leur donne de la profondeur. Nous sommes touchés des émotions de Monk, de son souci d’établir la vérité ; nous sommes avec Hester dans « son désir ardent de lutter contre l’injustice, la bêtise et le mal » (p.183) – vaste programme dans l’Angleterre victorienne !

Nous sommes en effet en décembre 1867, et « des chants de Noël allaient bientôt résonner dans la rue ». C’est alors que le commissaire Monk, accompagné de son inspecteur Ormes, est attiré un petit matin sur la rive de la Tamise par les hurlements d’une femme. Elle vient de découvrir un cadavre atrocement mutilé et elle en est hystérique. C’est le début d’une enquête à la Perry, faite de beaucoup de vérifications et de cogitations, de bâtons dans les roues et de convenances à respecter, de tactique d’interrogatoire et de stratégie de procès. Le lecteur est convié dans les rouages, pas à pas, ce qui donne aux romans policiers victoriens de l’auteur cette dimension de culture qui manque trop aux « actions » contemporaines.

Le thème abordé est celui de l’opium, la meilleure et la pire des choses, comme la langue d’Ésope. La meilleure puisqu’il permet de calmer la douleur des blessés, la pire lorsqu’il est mal dosé dans les préparations commerciales et que des enfants en meurent. Le pire du pire lorsqu’il est injecté directement dans la veine par ces nouvelles aiguilles creuses que l’on vient d’inventer. Le cynisme marchand n’a jamais de limites et le lecteur d’aujourd’hui a droit à la remémoration de la honte des guerres de l’Opium, où ces Anglais si « civilisés » ont imposé par la force la drogue aux Chinois. Le Premier ministre Gladstone ne déclare-t-il pas lui-même à Monk et Rathbone : « Il y eût des moments glorieux où nous avons fait preuve de courage et d’honneur, de génie intellectuel, d’humanité chrétienne. Ces guerres incarnent l’opposé : la cupidité, le déshonneur, la cruauté barbare » p.326.

C’est alors que pourrait surgir, cette fois-ci pas aux confins du monde connu mais au cœur de Londres, une nouvelle marchandisation : rendre dépendant par la seringue des membres de l’élite pour mieux les manipuler…

Le meurtre de cette femme éventrée, dont on croit au vu du quartier qu’elle est une prostituée, va révéler bien des surprises. Monk tire un à un les fils de cet écheveau compliqué, d’autant que l’opinion publique est outrée, les journaux à sensation mobilisant l’émotion pour empêcher toute clarté. Cela semble servir le gouvernement, puisqu’un rapport d’un médecin éminent sur le commerce de l’opium vient d’être opportunément enterré. Ledit médecin est découvert « suicidé » par ouverture des veines, sans aucun instrument tranchant à ses côtés. Sa femme est vite accusée, avant que l’enquête ne mette en lumière des liens cachés.

Mais il faut faire vite, une vie est en jeu dans un procès mené tambour battant pour apaiser l’opinion et rassurer le gouvernement. Monk et Rathbone, aidés d’Hester, vont mettre tout leur talent à faire éclater la vérité, au détriment des intérêts de la haute, et à sauver une vie. Nous sommes dans le cœur des hommes, compatissons à cette « mer sans soleil » que donne la drogue (p.340), déroulons les intrigues des âmes glacées bien trop riches et respectables pour aimer les autres. Anne Perry nous fait toucher du doigt la misère nue et la richesse insolente, l’existence de petit commerçant et d’infirmière des pauvres ; elle nous fait sentir les odeurs de la Tamise et goûter les tourtes au poulet et les scones dans l’odeur du thé chaud. Vous découvrirez ainsi p.310 ce qu’est le caerphilly, un fromage à pâte friable, crémeux à cœur. C’est du grand art, à savourer longuement et sans modération par ce mois de décembre qui vous met dans l’ambiance !

Anne Perry, Une mer sans soleil (A Sunless Sea), 2010, traduit de l’anglais par Florence Bertrand, 10-18 septembre 2012, 524 pages, €8.36

Tous les romans d’Anne Perry chroniqués sur ce blog

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