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Ne rendez pas le bien pour le mal à vos ennemis, dit Nietzsche

Dans un nouveau chapitre un brin énigmatique, Nietzsche prend la parabole de la vipère qui pique sans raison Zarathoustra endormi et qui, lorsqu’il se réveille, veut rependre son venin. Dans cette histoire à la manière des Évangiles, la morale est pour les disciples et elle n’est pas très claire. « Les bons et les justes m’appellent le destructeur de la morale : mon histoire est immorale », dit Zarathoustra. En effet, ceux qui se disent bons et justes parce qu’ils croient en eux-mêmes définissent ce qui est moral et ce qui ne l’est pas. Nietzsche/Zarathoustra pourfend cette morale qui n’est pas la sienne, il est donc « immoral ». Mais pas amoral : sa morale à lui, il la définit lui-même, elle ne lui est pas imposée par d’autres, ni par des dogmes surgis il y a trois mille ans.

Zarathoustra est donc l’ennemi des chrétiens et des bourgeois moralistes, conformistes même s’ils sont laïcs. Mais, en bon « lion » des Trois métamorphoses, celui qui se révolte, il a besoin d’un ennemi pour se construire. « Si vous avez un ennemi, ne lui rendez pas le bien pour le mal ; car cela l’humilierait. Démontrez-lui plutôt qu’il vous fait du bien. » La colère est le moyen de progresser plus que le cynisme car elle affirme et caricature ses propres arguments face aux autres. « Mettez-vous en colère plutôt que d’humilier. » C’est ainsi que Nietzsche veut philosopher « au marteau ».

Restez humain, avec vos trois étages de pulsions, de passions et de raison, et ne laissez pas la seule raison agir. « Il est plus humain de se venger un peu que de s’abstenir de la vengeance ». L’homme qui aspire à être surmonté est riche d’énergie et généreux, il considère qu’« il est plus noble de se donner tort que de garder raison, surtout lorsqu’on a raison. Mais il faut être assez riche pour cela ». La justice est froide alors qu’elle devrait être « l’amour aux yeux clairvoyants ». « Inventez-moi donc la justice qui acquitte chacun, hors celui qui juge ! » Car chacun a ses raisons, celui qui juge n’a que la règle ; il n’est pas légitime à comprendre et se pose en dictateur pour l’imposer.

« Mais comment saurais-je être absolument juste ? Comment pourrais-je donner à chacun le sien ! Que ceci me suffise : Je donne à chacun le mien. » C’est par l’exemple que vient la règle de conduite, pas par une force de contrainte. Tous les parents le savent ou devraient le savoir : leurs enfants les imitent, de leur meilleur jusque dans leurs turpitudes. Il n’y a donc pas de Justice immanente, seulement celle que l’on crée en étant soi. Et « gardez-vous d’offenser le solitaire », dit encore Zarathoustra. Il est sa propre raison et sa propre justice. « Mais si vous l’avez offensé, eh bien, tuez-le aussi ! »

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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Nul n’est rationnel

Le savoir scientifique a ceci de puissant qu’il ne cesse d’aller de l’avant, remettant cent fois sur le métier son ouvrage. Le calcul s’est développé jusqu’aux complexités inconnues des savants lettrés, les hypothèses sont testées, vérifiées. Les erreurs finissent par être corrigées, les fraudes par être détectées, les mythes idéologiques battus en brèche. Ce n’est plus aujourd’hui qu’un Lyssenko pourrait affirmer que la génétique est fausse puisque issu de savants « réactionnaires » d’une classe bourgeoise aux abois…

La science avance sur une méthode. Elle est faite d’observations aussi rigoureuses que possible et de tests reproduisant des invariants qui deviennent des « lois », sans que jamais observations ni tests ne s’arrêtent. Les « lois » ne sont ainsi jamais définitives mais corrigées, complétées ou infirmées. Le calcul ne serait rien sans l’intuition des hypothèses, ni sans la faculté de synthèse des observations. C’est ainsi que l’esprit de finesse est aussi utile à la science que l’esprit de géométrie.

prof de chimie

L’économie se veut depuis toujours une « science ». Elle aspire aux observations neutres et aux tests dont les invariants produiraient des « lois ». Elle a même créé cet être abstrait ni n’a jamais existé : l’homo oeconomicus rationnel, sensé fonctionner comme un calculateur sur le modèle des abeilles cher à Mandeville. Las ! L’humain est difficilement calculable, même avec les machines les plus puissantes ; il est mû par autre chose que par la pure logique… Et les êtres justement les plus froids et les plus calculateurs se révèlnt des monstres d’égoïsme ou des tueurs en série.

Ces dernières années, le libéralisme en acte aux États-Unis ou en Angleterre délaisse les théories abstraites pour le bel et bon pragmatisme, le concret de ce qui fonctionne. Ces peuples collent au terrain, ce pourquoi ils inventent l’Internet et pas le Minitel, le Boeing 737 et pas le Concorde, le skate et pas la patinette, Amazon et pas la loi de protection du prix du livre, ou encore Google et pas le site centralisé gouv.fr. Ils ne s’accrochent pas aux vieilles lunes comme si leur statut de pouvoir, social ou universitaire en dépendait. Leur monde bouge, pas le nôtre ; leurs jeunes sont en mouvement et inventent, pas les nôtres.

skate 13 ans

Le mathématicien Von Neumann et l’économiste Morgenstern ont inventé en 1944 la théorie des jeux : dans leurs interactions, les acteurs sont tous théoriquement logiques. Depuis 25 ans les neurosciences prouvent le contraire en pratique : chaque individu ne prend une décision qu’en fonction des autres. Les choix raisonnés l’emportent sur les choix rationnels…

C’est que la raison n’est pas la logique. La différence entre ces deux termes tient au poids de l’humain :

  • La logique est ce qui est conforme aux règles, elle est une cohérence, une nécessité.
  • La raison est cette faculté humaine qui permet de connaître, de juger et d’agir ; elle va du bons sens à la sagesse, en passant par l’acceptable. On reconnaît là les trois étages imbriqués de l’homme : les instincts et les sens (bon sens), les affects de l’émotion (l’acceptable) et l’intelligence de l’esprit (la sagesse).

L’humain n’est pas une machine à calculer, ce pourquoi un ordinateur assez puissant parvient à le battre aux échecs. L’humain va parfois droit au but, dans ce que nous appelons l’intuition ; l’humain court-circuite le calcul pour inventer du neuf, qu’il ne vérifie qu’après coup ; l’humain n’est pas insensible à l’entour ni aux autres, il interagit – ce pourquoi il a survécu depuis des centaines de milliers d’années.

Dans la théorie des jeux, le premier joueur doit proposer une règle maximisant ses gains. Le second joueur a tout intérêt à accepter même très peu plutôt que rien, en logique c’est toujours ça de gagné. Sauf que les acteurs réels ne sont pas « logiques », ils sont « raisonnables » : les expériences menées sur ce sujet montrent que le deuxième joueur rejette presque toujours les offres qu’il trouve inéquitables, celles qui s’éloignent trop du ‘tout pour lui’ et ‘rien pour moi’. Le devinant par avance, le premier joueur se garde bien, le plus souvent, de proposer une telle part du lion ; il se rapproche du négociable. Ce qui est amusant est que les rejets sont plus fréquents si le premier joueur est un humain et pas un ordinateur !

Pascal Picq France metaphysique

L’examen des aires cérébrales, durant l’exercice, montre que celles impliquées dans l’émotion sont fortement activées lorsque les propositions sont faites par un autre individu et pas par une machine. Une offre négociée devenue acceptable active plus fortement le cortex préfrontal, engagé dans les processus de raison, et moins l’insula inférieure, liée aux émotions. C’est l’inverse lorsque le partage est inéquitable.

La confiance, de même, s’apprend par interactions. Chaque échange est particulier, lié aux individus tels qu’ils sont et non aux principes abstraits de morale. D’où l’importance de l’émotion, du sentiment, de la psychologie. Les uns s’habituent aux autres et anticipent leurs comportements et réactions ; ils s’y adaptent. C’est ce qu’on appelle l’empathie. Se mettre à la place des autres n’est pas une vertu héroïque, c’est un processus automatique chez les êtres humains qui n’existent qu’en société depuis toujours.

Est-ce à dire que l’émotion l’emporte, comme dans le romantisme à la Rousseau ? Non plus, là encore ! Les trois dimensions de l’humain sont indissociables à l’équilibre : sens, cœur et cerveau. Les choix économiques font l’objet d’un raisonnement réflexif, dans un dispositif affectif, dominé par les interactions sociales.

Mais au fond, les vrais libéraux le savaient, d’Adam Smith à John Maynard Keynes. C’est Adam Smith lui-même qui expliquait, dans sa Théorie des sentiments moraux (1759), que les actions des hommes sont largement déterminées par l’idée qu’ils se font de ce qu’en pensent les autres… Et Keynes notait dans sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie que le choix des actions en bourse ressortait plus d’un « concours de beauté » que de savants calculs d’analystes financiers.

C’est à ce moment que l’on mesure le handicap mental des Français : toute leur éducation formatée au pur rationnel, sélectionnée par les seuls maths, aspire à l’immobilité de la « loi » définitive en science, égale pour tous en économie, répandue partout dans un monde où chacun serait rationnel. Sauf que d’autres savent exploiter nos inventions, produire de meilleure qualité, imposer leurs règles de négociation.

Nous avons beaucoup plus de mal que les autres à équilibrer instincts, émotions et raison, parce que nous croyons – à tort – que la seule raison nous fait humains (élus ? missionnaires ?). Au lieu de se lamenter à longueurs de commémorations sur les valeurs si vivantes « avant », ou à longueur de programmes scolaires sur les horreurs si condamnables « avant », ne serait-il pas temps d’encourager une éducation moins logique et plus raisonnable ?

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Michel Leiris, Fibrilles – La règle du jeu 3

michel leiris fibrilles
L’auteur accentue ses défauts dans ce volume linéaire, divisé arbitrairement en quatre chapitres. On ne se refait pas, surtout passé 60 ans ; les défauts ressortent. L’auteur ne sait pas aller au but, il n’en a pas la volonté, il ne sait que penser autour, laissant l’impensé au cœur. Le lecteur ne peut s’étonner qu’il ait eu besoin de la psychanalyse.

Nous avons donc une suite de phrases, longues, souvent intellos, parfois avivées par l’action, « la formulation écrite de cet immense monologue » dit-il p.591 Pléiade. Quelques anecdotes égayent cette litanie du moi en voyage, « le tout s’accumulant sans grand profit en une profusion baroque » à la manière de cet « esbroufeur professionnel » (p.706) vu à l’Alhambra de Paris à 14 ans.

L’auteur rappelle ses errances accompagnées en Égypte et en Grèce, puis à Kumasi en Afrique et dans la Chine de Mao en 1955, et même son suicide raté volontairement (ce grand voyage), mais avoue qu’il faut toujours lui tenir la main. Il ne sortirait pas tout seul de sa coquille de confort – somme toute bourgeois. Révolutionnaire en idées, oui, en actes, surtout pas ! Cela dérangerait ce perturbé d’origine. Un bel exemple de l’égoïsme bobo parisien des années où les intellos se prenaient encore pour les juges des valeurs sur le monde entier… « Quand j’aimerais être ailleurs j’ai peur de m’en aller d’ici, et ailleurs, quand j’y suis, ne m’apporte guère de repos, soit qu’il continue d’être ailleurs et que je m’y sente désorienté, soit que m’y suive un regret de ce que j’ai quitté, soit que cet ailleurs ne puisse être un ici que de façon trop fugitive pour que je l’estime autre que dérisoire » p.599.

Les fibrilles sont les éléments allongés des fibres musculaires, une chair réactive qui se contracte et se rétracte selon l’environnement. Tout comme l’auteur, dont j’avoue non seulement qu’il m’ennuie, mais qu’il est humainement déplaisant, trop centré sur lui-même, trop velléitaire par la seule pensée sur les autres. Il n’aime que lui, et les images chéries que les souvenirs font ressurgir des autres. Il n’aime pas les autres, sinon de façon abstraite, le peuple « exploité » en général, les masses en mouvement chinoises, les « naturels » africains. Tous ces êtres ne sont que des catégories à classer, qu’il préfère aimer loin de lui, de son appartement au 4ème étage du quai des Grands Augustins, dans le 6ème arrondissement parisien. « Mauvaise conscience mise à part, le rigorisme des faiseurs de plans est cependant pour moi une cause de malaise et m’oblige à me poser personnellement cette question : est-ce agir dans un sens correct (pour soi comme pour ceux qui viendront après) que travailler à quelque chose dont on sait que chacun doit s’y consacrer pleinement (la demi-mesure étant exclue en matière de révolution) mais dont on sait aussi qu’y adhérer sans réserve peut amener à se nier en ce qu’on a de plus intime et tuer ainsi dans l’œuf ce qui serait votre véritable apport à l’œuvre collective ? » p.550.

Ce velléitaire n’est à gauche que par confort intellectuel, tout son milieu parisien des sciences humaines et de la littérature se voulant « révolutionnaire ». Il n’est pas authentique mais apparaît comme « un salaud » au sens de Sartre, un esclave du plus fort. « Me situer politiquement ‘à gauche’ (dernier et pâle avatar de ma croyance en l’impossibilité d’être à la fois poète et respectueux de l’ordre établi) » p.756.

Il se sent écartelé entre « la poésie » africaine (qui est plutôt sensualité pour le nu et la sexualité directe) et « la sagesse » chinoise du Grand bond en avant maoïste (avant la Révolution culturelle qui allait révéler ce que l’instituteur promu avait de dictatorial et de manipulateur, responsable de millions de morts dans son propre peuple, par famine et idéologie). Le passé et l’avenir, le bas-ventre et la raison – le cœur au milieu ? Jamais : Leiris est un « déséquilibré », alternant sans cesse entre le corps et l’esprit, « primitivisme » et rationalisme, sans jamais incarner la plénitude équilibrée des trois étages antiques (sexe, cœur, raison), plénitude revue par Montaigne puis par Pascal avec ses les trois ordres de la chair, du cœur et de l’esprit et par Nietzsche avec les instincts, les passions et l’intelligence. Il se tourmente, un brin sadique, sexuellement tourmenté.

torture ado

Fibrilles paraît en 1966, au moment même de la Grande révolution culturelle prolétarienne confiée aux cinq Espèces rouges (fils de paysans pauvres, d’ouvriers, de martyrs, de soldats et de cadres révolutionnaires) qui doivent rééduquer ou abattre profs et intellos – en même temps que les cadres du parti adversaires de Mao… L’effondrement socialiste du grand récit progressiste en Chine fait s’effondrer le modèle intime de la Règle du jeu : Leiris voulait progresser dans sa connaissance de lui-même par les règles de la raison, tout comme la masse chinoise progressait par la raison marxiste pour accoucher de l’Histoire. Las ! Il n’y a pas d’Histoire comme dessein intelligent, mais un chaos d’où émergent des forces qui s’imposent un moment. Les paroles dites ne créent pas l’être, elles en sont le masque ; les mots sont des caricatures et des prétextes – une illusion. Se raconter – « ce livre, tissé de ma vie et devenu ma vie même » p.728 – ne fait pas accoucher de soi mais ne fait qu’embrouiller les souvenirs dans l’imaginaire. L’auteur construit son personnage, il ne se révèle pas tout entier – surtout à ses propres yeux.

Ce livre est-il un échec ? Non, une tentative littéraire. Nous ne sommes pas obligés de le lire mais qui aime bien la masturbation intello peut s’y plonger avec délices, il sera bien servi.

Michel Leiris, Fibrilles, 1966, Gallimard L’imaginaire 1992, 308 pages, €9.00
Michel Leiris, La règle du jeu, 1948-1976, Gallimard Pléiade, édition Denis Hollier 2003, 1755 pages, €80.50
Les oeuvres de Michel Leiris chroniquées sur ce blog

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