Articles tagués : ordinateur

Philippe Curval, L’homme à rebours

Un homme entièrement nu déambule sur le sable d’un désert, jusqu’à une plage vide. Il ne sait pas qui il est ni ce qu’il fait ici. Il est sans racines et sans mémoire – le parfait objet fonctionnel de l’intelligence analytique artificielle. Sauf qu’un être humain n’est pas un robot et des bulles de souvenirs surgissent, en fonction du contexte. Ainsi cette plage, où un ballon vient taper le mollet. C’est son fils qui joue en slip avec sa petite sœur, et sa femme qui bronze nue sur le sable un peu plus loin. Un souvenir de vacances sur une plage de Sicile.

Sur Terre I, le narrateur a eu une vie normale, architecte, marié, deux enfants, des congés payés et l’ennui, sauf la faim de sexe qui le colle à sa femme, laquelle s’en lasse un peu. Mais il n’aime pas les enfants, immatures et stupides. Sur Terre I car une bulle fait resurgir un autre souvenir, celui d’un ingénieur qui lui propose un « voyage analogique » dans les univers parallèles. C’est sa femme qui lui présente Norge et il deviendra son amant pendant son absence. C’est que Felice Giarre s’empresse d’accepter ; il ne ressent embarras dans sa vie, tout est trop parfait, formaté, les ordinateurs s’occupant de produire, les robots de servir. Même les enfants sont éduqués par des machines et formatés pour être conformes aux normes sociales requises.

L’univers parallèle où s’est retrouvé nu est donc Terre II, issue de son imagination. Presque rien, des humains préhistoriques qui survivent de la chasse aux lézards et autres mammifères du désert et qui ,le chassent pour sa viande. Mais il reste insatisfait et prononce le mot magique pour revenir sur Terre I car il a expérimenté le premier ce voyage analogique et doit en rendre compte.

Norge l’accueille amicalement et ils parlent de son expérience. Mais Felice, comme agi par une force qui le dépasse, va le tuer. Pas question de multiplier les sauts dans les univers parallèles, au risque de voir se télescoper les individus qui y sont déjà. Heureusement, il semble n’exister qu’un seul Felice Giarre dans l’ensemble des univers, ce qui est curieux, mais…

C’est sur Terre III, lors de son prochain voyage, que le jeune homme physiquement parfait en début de trentaine, à la musculature entre l’adolescent et l’âge mûr, va découvrir qui il est. Terre III est l’univers où l’ordinateur a pris le pouvoir sans le vouloir, abandonné par « les mystiques » qui en ont fait leur dieu. Certains humains peuvent choisir l’immortalité mais pas les mystiques, écolos avant la lettre, qui trouvent que la nature fait bien les choses et que le Créateur ne doit pas être contré. Comme l’ordinateur centralise toute la mémoire humaine, il est à même de prendre de bien meilleures décisions – pour le bien commun et sans les émotions parasites – que l’ensemble des votants qui s’en moquent pour la plupart.

Où la démocratie, par son confort, incite à la démission du collectif et à donner le pouvoir à l’IA. Car c’est bien ainsi que cela va se passer pour les humains dans l’avenir, trop heureux de déléguer tout effort. Déjà les enfants sont rationnés, et l’on n’en fait d’ailleurs plus que via les machines, le sexe perdant son but reproductif. Les couples n’existent presque plus, chacun restant libre de son corps et de ses envies.

Felice va découvrir qui est son père et – ce qui le hante – qui est sa mère. En fait, il accomplit à son extrême l’objectif des Lumières de libérer l’humain de toutes déterminations. Felice est l’être sans terre ni racines, sans famille si préjugés ; même son corps lui est de trop et il va s’en affranchir comme d’une enveloppe. Il a dépassé le stade humain et devient créateur. Dès lors, il est libre de créer ses propres planètes, résolvant le problème démographique terrien.

Un beau texte, souvent poétique, dans la veine des mœurs du début des années 70 où la nudité et le sexe devenaient naturels. Il est interdit d’interdire et l’imaginaire peut prendre son essor. L’inventeur de la science-fiction française avec Gérard Klein et Jacques Sternberg, entre autres ; il a reçu pour ce roman le Grand prix de l’Imaginaire en 1975.

Philippe Curval, L’homme à rebours, 1974, J’ai lu 2001, 256 pages, €5,43 (liens sponsorisés Amazon partenaire)

Catégories : Livres, Science fiction | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , ,

Alien le huitième passager de Ridley Scott

L’alien, c’est l’étranger en anglais, terme qui vient du latin alienare, égarer la raison, transformer, rendre hostile. Le mot a donné « aliéné » en français, celui qui est hors de sa raison, le fol.

L’Alien est un monstre de l’espace, suprêmement intelligent, télépathe, et sans aucune conscience « humaniste ». Le rêve des libertarien américains. Il est efficace, cruel pour arriver à ses fins, n’hésitant jamais à faire tout ce qu’il peut pour se reproduire et prendre le pouvoir; un vrai psychopathe. Le rêve des capitalistes yankees. A noter que les créatures extraterrestres « aliens » sont des reines qui se reproduisent en agrippant au visage n’importe quel être vivant sans avoir besoin de mâles. Le rêve des féministes anglo-saxonnes. D’ailleurs, l’héroïne du film est la troisième lieutenante du vaisseau, Ellen Ripley (Sigourney Weaver), ce qui accentue le message.

Ce film, dont le scénario de Dan O’Bannon n’est pas très bon à cause des invraisemblables manquements aux règles les plus élémentaires de sécurité dans l’espace au début, est devenu un mythe. Il s’est décliné en six suites et plusieurs jeux vidéos ou jeux de rôle. L’Alien est l’étranger qui s’inocule chez vous, dans votre cocon, dans votre ventre même, et qui vous transforme en esclave pour ses besoins propres. Une allégorie de « l’immigration » non consentie ou du « viol » physique, thèmes qui résonnent toujours fort de nos jours.

Le cargo interstellaire Nostromo, qui transporte une cargaison de 20 millions de tonnes de minerais pour une puissante compagnie privée, retourne vers la Terre. L’ordinateur de bord appelé « Maman » réveille les sept membres de l’équipage maintenus en biostase pour une raison non-commerciale mais militaire : un signal radio inconnu a été capté, émis depuis un planétoïde du système binaire Zeta Reticuli. Les consignes exigent d’aller voir pour enquêter sur toute vie extraterrestre. La navette attenante au vaisseau est donc détachée avec tout l’équipage pour atterrir sur la planète.

Si le lieutenant Ellen Ripley, l’officier scientifique Ash (Ian Holm), l’ingénieur Parker (Yaphet Kotto) et le technicien Brett (Harry Dean Stanton) restent à bord de la navette, le capitaine Dallas (Tom Skerritt), son second Kane (John Hurt) et la navigatrice Lambert (Veronica Cartwright) débarquent à pied en scaphandre pour aller voir le signal, qui émet à 2000 m de leur atterrissage. Les scaphandriers contiennent des enfants, les fils de Ridley Scott, pour rendre le décor plus grand qu’il n’est.

Kane, qui ne prend aucune précaution élémentaire devant l’inconnu et qui explore comme un gosse, tombe devant des « œufs » qu’il s’empresse d’approcher de près et de toucher. Il ne lui vient pas une seconde à l’esprit que ce pourrait être dangereux. D’autant que nul n’a eu l’idée de faire décoder le signal radio par « Maman », ce qu’entreprend en attendant le retour des trois la lieutenante Ripley. Kane est donc victime – par imprudence et bêtise – d’un parasite qui explose d’un œuf pour se fixer à son visage comme un masque.

Il est ramené au vaisseau et, malgré l’ordre de Ripley, commandante de la navette en l’absence du capitaine, est introduit dans la cabine par Ash. Pire, au lieu d’être mis immédiatement en hibernation afin d’en savoir plus et de le soigner sur terre, il est conduit à l’infirmerie où l’officier scientifique l’examine et dit que tout va bien.

Et ce n’est pas entièrement faux. Kane se réveille, le masque qui le couvrait étant tombé tout seul. Il plaisante, a soif et faim, se restaure comme un ogre… avant d’être pris brutalement de nausées et d’expulser par le ventre un xénomorphe qui ressemble à un jeune dragon. Ash empêche Parker de le poignarder au sortir du ventre. Kane meurt et tous les autres sont menacés, comme l’avait prédit Ripley.

Seul l’ingénieur technique noir Parker a du bon sens dans tout cet équipage de demeurés. Lui veut éliminer carrément l’alien alors que le scientifique Ash tergiverse et que le capitaine s’en lave les mains. Quant à la navigatrice, elle est gourde et tétanisée, elle ne sera d’aucune utilité et victime consentante du monstre qui la viole d’une antenne et jouit de ses cris.

Car l’alien devenu très vite adulte (Bolaji Badejo) massacre un à un tout l’équipage, sauf Ripley, moins bête que les autres, qui prend le temps de réfléchir avant de faire n’importe quoi. Il est assez pénible aujourd’hui de suivre les actions stupides de tous ces gens réputés entraînés, éduqués, prévenus (comme d’introduire l’inconnu dans le vaisseau, ne pas respecter la quarantaine, empêcher qu’on le tue au sortir du ventre, aller traquer le monstre à la torche). L’espace n’est pas un bac à sable, et pourtant ils font comme si.

La raison donnée est militaro-industrielle, scie des intellos hollywoodiens en mal d’idées. Ash, qui a remplacé le médecin militaire précédent sans raison, se révèle un androïde placé dans le vaisseau par la compagnie pour assurer la mission. Il tente de tuer Ripley dans un simulacre de viol en lui enfonçant une revue porno roulée dans la bouche lorsque, devenu capitaine après la mort du capitaine, elle apprend par Maman que les ordres sont d’assurer le retour de l’Alien aux laboratoires de la compagnie multinationale Weyland-Yutani, « même si cela implique la disparition de l’équipage ». Les « affaires » avant tout, ou plutôt la puissance militaire au mépris de la vie humaine – un air connu aux États-Unis entre Vietnam et Watergate.

La seule survivante de cette histoire avec le chat Jones (quatre chats roux différents ont joué le rôle) parvient à durer après avoir enclenché l’autodestruction du vaisseau et détruit ainsi symboliquement la Mère qui a trahi (Maman). Mais l’alien, rusé, s’est introduit dans la navette et Ripley doit ruser elle aussi, s’adapter en bonne humaine intelligente, pour éviter de penser à ce qu’elle va faire afin de ne pas alerter le monstre et le surprendre. Elle réussit à passer un scaphandre, à ouvrir le sas et à éjecter la créature dans l’espace d’un coup de harpon. Elle dicte un rapport sur les événements avant de se mettre en hibernation avec cap sur la terre.

DVD Alien le huitième passager (version cinéma 1979 et Director’s Cut), Ridley Scott, 1979, avec ‎ Sigourney Weaver, Tom Skerritt, Veronica Cartwright, Harry Dean Stanton, John Hurt, 20th Century Fox 2014, 1h57, Blu-ray €19,49 version classique DVD 2005 €11,47

Catégories : Cinéma | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Lawrence Simiane, Loyauté d’un portable

Seize nouvelles contre le monde tel qu’il va, brossées parfois avec, d’autres fois en pastiche du pesant.

La première nouvelle donne le ton et le titre du recueil. Le narrateur se bat avec son portable – un ordinateur – qui fait au fond ce qu’il veut : se recycle tout seul en mises à jour, réclame à manger (de l’énergie), se met en sommeil quand il en a besoin, use subrepticement de « l’infrarouge » pour se recharger (jamais entendu parler !), fait évader sur le cloud tous les fichiers en cas de panne imminente… Il s’agit d’informatique à l’ancienne car le mien, de portable, ne fait pas tout ça si je ne l’ai pas formaté à le faire : mon Wifi est déconnectable, Firefox ne piste pas les recherches si on le paramètre, le moteur Qwant ne recueille aucune information, le cloud n’est absolument pas accessible malgré soi, et ainsi de suite. Mais le message est clair, les machines ont leur volonté obstinée et l’humain doit rester vigilant… sous peine de se transformer en cyborg (dans une autre nouvelle, ce que certains prendront pour une bonne nouvelle – moi pas).

Quant aux modes et lubies du siècle commençant, la course à pied, l’énergie « verte » des éoliennes, l’agriculture réglementée à Bruxelles tout comme la prostitution, les lobbies à la manœuvre (même pour le sexe !), la « domination » subtile des cercles raisonnables du nord européen, le besoin intello de « s’exprimer » par la littérature, le ressentiment victimaire des racisés du « woke » (j’y entends une inversion du chaudron où l’on faisait cuire les missionnaires dans certaines tribus – wok/woke) – ce sont bien des inepties de la comédie humaine. Des girouettes du temps, qui tourneront quand le vent tournera où quand les gens intelligents cesseront de leur prêter une quelconque attention. De quoi en attendant se réfugier dans la solitude sociale et le virtuel absolu, tels ces « hikikomoris » japonais, ou de prendre pour écrire des pseudonymes ou des hétéronymes. La tentation du désert… ou devenir ghostwriter – auteur fantôme, personnage créé, image de soi à distance, écrivant qui n’écrit pas vain.

Les racisés investissent les campus américains de leur vertu toute neuve, comme si le monde était né avec eux. Ils font resurgir le racisme, qui s’était éloigné durant des décennies avec « la croissance ». Car, de deux choses l’une :

  • ou le racisme est un fléau de l’humanité qui engendre la haine des autres et de soi, et il doit être combattu par l’éducation, la promotion sociale, la tolérance civique et la bienveillance envers les différences (c’est la voie que j’ai retenue durant ma courte vie) – et pas par l’invective, la honte et le retrait choqué ;
  • ou le racisme n’existe pas et il renait par les négro-américains, et il est alors inutile de s’en sentir coupable. Si le ressentiment de descendant d’esclaves s’intronise au présent, au lieu de chercher à briser les esclavages modernes – réseaux sociaux, smartphone addiction, travail minuté Amazon ou MacDo, règles juridiques absconses, novlangue sans aucun sens – alors il est inutile de polémiquer ni même d’y prêter attention. Chacun chez soi et basta !

Aucune honte à être mâle, blanc, de plus de 50 ans car c’est comme ça – efforcez-vous plutôt (comme les Chinois) d’être fiers de ce que vous réalisez. Mais ne venez pas me chercher noise, vous serez reçu. La nouvelle Equité et inclusion est d’une rare satire à cet égard, bien réjouissante.

Lawrence Simiane, Loyauté d’un portable, 2021, PhB éditions, 144 pages, €12.00

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , ,

Préface aux souvenirs

Mes souvenirs ne sont pas tous écrits ni filmés car se souvenir, c’est actionner sa mémoire, sans laquelle la personnalité n’existe pas. Nombre d’images existent donc en moi sans être matérialisées. Ne vivre qu’au présent signifie rester dans l’instinct, sans morale ni sentiment. La conscience exige une vie intérieure et elle ne peut se fonder que sur les souvenirs vécus. Ils alimentent la sensibilité au-delà de la sensation pure. Chacun a sa forme privilégiée de mémoire ; la mienne est plutôt visuelle, presque architecturale. D’autres ont une mémoire plus auditive. La mémoire olfactive est pour ma part très importante, faisant remonter les images et les sentiments envers les êtres, aimés ou détestés. Mon goût pour la gastronomie vient peut-être de cette propension-là.

Je ne suis pas Marcel, encore moins Proust, mais je pense que chaque personne a quelque chose en lui de l’universel proustien. La « madeleine » (qui n’était, selon les textes alternatifs des éditions Gallimard dans La Pléiade, qu’une vulgaire tartine de pain grillé) évoque des souvenirs affectifs sublimés, des sentiments retrouvés d’un temps perdu. Nostalgie ou aliment de la création ? Chacun en fait ce qu’il veut. Marcel Proust a embelli en gâteau un morceau de pain ; pour ma part je préfère le pain nourrissant du peuple à l’illusion sucrée bourgeoise.

Le souvenir conserve les êtres aimés ; avec leurs images, leurs parfums, leurs musiques, ils restent présents durant notre vie entière. Ce pourquoi il est bon, de temps à autre, de se replonger dans les photos, les albums, les lettres et cartes postales, les cassettes ou (plus récemment) les vidéos. Ils sont les restes d’un présent enfui à jamais. Amour, amitié, admiration sont autant d’élans conservés dans la mémoire que ces objets matériels ravivent. Car rien n’est jamais perdu, mais enfoui au plus profond ; parfois, il suffit de réussir à ouvrir le tiroir… Evidemment, il faut en être conscient, le passé ainsi chanté est embelli : chacun ne garde que le meilleur, la mémoire fait office de passoire qui évacue le petit lait pour ne garder que la crème (positive ou négative). Mais n’est-ce pas cela qui forme l’utilité du souvenir ? Aider à vivre, donner un sens, apprécier la fuite du temps.

Connaître, au fond, c’est encore se souvenir : de ce qu’on a appris, de ceux qu’on a lu ou écouté, de ce qu’on a vécu. Y aurait-il savoir sans souvenirs ? Education sans réminiscence ? Une conscience et même un Moi sans la mémoire ? Le souvenir nous donne une raison d’être dans le présent pour préparer le futur : il est un trait d’union entre celui que nous étions jadis et celui que nous sommes à présent. Les bouddhistes l’appellent le karma, tout en affirmant que le « moi » n’existe pas mais n’est qu’un agrégat de souvenances et sensations dont les nuances changent sans cesse en fonction du présent. Pourquoi pas ? Mais raviver la mémoire permet au passé d’être présent ; à un certain passé mémorisé et sélectionné d’être dans un présent vécu, certes, mais interprété.

La nature n’a aucun souvenir, seulement des traces biologiques ou physiques de ses transformations. Seul l’humain, peut-être, a une mémoire consciente au présent. Elle lui permet d’interpréter le passé pour le faire servir à l’aujourd’hui et à élaborer des probabilités sur demain. Sans mémoire, un ordinateur ne sert à rien ; sans « datas », les algorithmes fonctionnent dans le vide – et « l’intelligence artificielle » ne saurait exister. Apprendre, c’est évoluer de ses expériences et erreurs, donc se souvenir.

La mémoire n’est donc pas un ressassement éternel du même mais une base de données utile à élaborer l’analyse, fût-elle morale, logique, sentimentale ou sensitive. La nature n’a pas conscience qu’elle existe, l’homme si – et peut-être (après-demain ?) l’intelligence artificielle. Bien sûr, les « artistes » tirent des violons nostalgiques sur l’enfance perdue, sur la jeunesse enfuie, sur les amours décomposées, sur ce qui aurait pu être et n’a jamais été. Mais le passé ainsi reconstitué par le souvenir est construit, embelli, recréé. Il est support à l’imaginaire, bien plus beau que le vrai. Trompeuse et inexacte, la mémoire n’est qu’humaine, tout magistrat instructeur le sait trop bien.

Mais l’illusion est support à l’élan qui, lui, est vérité, tel que Rousseau nous l’a montré. Ce pauvre orphelin éperdu de mère et « adopté » à 16 ans par une maitresse-maman qui l’initie au sexe, pleurera toute sa vie le bonheur jamais atteint ; le monde entier lui en veut, ses meilleurs « amis » ne sont que mauvaises gens qui complotent sa perte ; ses enfants sont donnés tout aussitôt à l’assistance publique… Mais quelle sensibilité pour son temps ! Quelle prescience des institutions à venir ! Quel style fluide et sensible ! Je n’aime pas la personne de Jean-Jacques mais j’aime la plupart de ses œuvres. Le musicien-écrivain-philosophe s’évade trop souvent dans l’imaginaire afin de ne pas agir ; il se fait des ennemis par crainte même que ses amis lui en veuillent ; il a peur d’aimer les enfants parce qu’il les voudrait selon l’Idéal. Donc il ne s’engage pas, il ne se construit pas, il reste à jamais inachevé, adolescent perpétuel, révolté épidermique. Ce qui est précisément pourquoi il est universel.

Le souvenir n’est pas un arrêt du temps mais une trace en mémoire, ce qui n’est pas la même chose. Jamais les êtres rencontrés ne reviendront tels qu’on les a vus ou connus. Si d’aventure nous parvenons à les retrouver (par moteur gogol et autres réseauziaux), nous sommes immanquablement déçus. Cela m’est arrivé : soit ils ne se souviennent pas de vous, soit ils n’ont pas envie de renouer un lien qui n’a plus de sens. Malgré les moments forts ou intimes vécus, c’est du passé. Chacun est désormais autre et il serait vain de vouloir régresser à celui que nous étions. Les photos figent le temps physique mais le temps moral, sentimental et sensuel passe inexorablement. La beauté du moment, la vie immédiate, les égarements des sens ne reviendront jamais. Une autre beauté, une autre vie, un autre bouquet de sensations existent mais la mémoire n’est que pour soi, les autres n’ont pas la même trace du même souvenir en eux.

J’aime avant tout suivre les êtres dans la durée, assister à leur transformation qui n’est le plus souvent, je l’ai constaté à l’envi, qu’une révélation de la personnalité en germe. Voir grandir des enfants, de tout bébé à l’âge adulte, est l’un de mes grands bonheurs dans l’existence. Surtout ceux que j’aime, mais pas seulement. Des voisins anonymes, à qui je n’ai jamais dit un mot, des inconnus qui vivent alentour. Voir comment ils épanouissent leur personne m’est une joie profonde – on ne se refait pas. La vie est un roman dont il suffit de feuilleter les pages. En garder des traces est mieux que parcourir un livre car c’est une œuvre qui n’est pas encore écrite et que l’on n’écrira peut-être jamais. Il s’agit moins de documenter son existence que de garder au vif les souvenirs qui nous constituent en tant qu’être humain : encore une fois l’amour, l’amitié, l’admiration, au détriment de tous les sentiments négatifs vécus mais volontairement oubliés ou minimisés. Il est des gens dont je retrouve le nom mais qui ne m’évoquent absolument rien alors que d’autres restent éternellement présents à mon souvenir : Florence, Nicole, Yann, Christine, Jean-Pierre, Olivier, Eliane, François, Camille, tant d’autres…

N’ayons pas peur de notre mémoire ni des traces futiles que nous conservons sous forme de photos, cartes, lettres, invitations, enregistrements – tout ce que nos héritiers jetteront sans remords. Ils forment ce que nous sommes, nous seulement. Après nous, le déluge.

Catégories : Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Les figures de l’ombre de Theodore Melfi

Les mathématiques ne se trompent jamais ; elles permettent d’expliquer la structure de l’univers et restent un champ d’exploration sans limites pour l’esprit humain. Un esprit également attribué aux femmes et aux hommes, aux Noirs et aux Blancs, aux Russes et aux Américains. C’est le sens de ce film documentaire sur trois femmes noires de la NASA, mathématiciennes entrées dans le programme Mercury et Apollo au tout début des années 1960 par besoins pressants de compétences.

Comme quoi la démocratie invite à l’égalité des chances par l’efficacité des résultats. Dans l’histoire, le capitalisme aussi, jusqu’à une période récente où la spéculation avide a pris le pas sur la gestion économique.

Le documentaire est tiré directement d’un roman de Margot Lee Shetterly intitulé comme le film Hidden Figures et traduit en français sous le titre Les figures de l’ombre. Il évoque les calculatrices humaines afro-américaines Katherine Johnson, Dorothy Vaughan et Mary Jackson. Le terme anglais hidden a la même origine que le mot français hideux, mais ce vocabulaire un brin excessif et démagogique du titre n’est pas la réalité. Les calculatrice humaines, noires comme blanches, ont été reconnues par la NASA depuis de longues années et racontées depuis 1990. Le prurit féministe et raciste victimaire pourrit l’esprit américain et fait dévier la vérité vers le mythe que l’on veut croire.

Malgré cet aspect déplaisant, le film retrace avec brio et un certain humour le destin professionnel de ces trois amies qui partent au travail dans une invraisemblable vieille guimbarde bleu turquoise typiquement américaine, aussi lourde qu’une péniche.

Dans les années 1950, l’apartheid règne en maître aux Etats-Unis et les Noirs, qui plus est les femmes, se voient reléguées aux tâches subalternes et sous-payées. Le domaine scientifique est peut-être le seul qui, comme en URSS à la même époque, échappe à l’idéologie. Les calculs sont en effet imparables et ne sauraient être biaisés par les idées ou les préjugés.

Katherine devenue Johnson par second mariage (Taraji P. Henson) a été reconnue dès son lycée comme surdouée en maths. Entrée au Département de guidage et de navigation de la pré-NASA pour vérifier les calculs des ingénieurs à la main, elle est vite promue au Space Task Group après le lancement réussi de Spoutnik 1 pour préparer la course à l’espace. Les Soviétiques ont en effet de l’avance, ayant envoyé en orbite autour de la terre une chienne, Laïka, puis un homme, Youri Gagarine. Les Yankees ont peur que les Soviétiques ne mettent une bombe H en orbite ; il leur faut aller voir et surtout maîtriser les techniques.

Pour envoyer leur premier astronaute américain, John Glenn, il ne faut se priver d’aucun talent. Al Harrison, directeur du projet (Kevin Costner), ne voit que l’efficacité et intègre tous les génies qu’il peut malgré son ingénieur en chef Paul Stafford (Jim Parsons), imbu de sa science de bon élève et socialement blanc guindé. Ce qui donne quelques scènes cocasses où Katherine doit courir 800 m pour aller aux toilettes réservées aux gens de couleur et se voit attribuer une cafetière unique pour ne pas « souiller » celle des autres.

Le directeur Harrison joue le rôle que devrait jouer l’Etat en instance suprême et arbitre entre les talents : il abolit la ségrégation des toilettes (mais la maintient entre hommes et femmes, tout comme les féministes dont je ne crois pas qu’elles réclament leur abolition) et celle de la cafetière ; il introduit Katherine dans les briefings avec l’armée pour l’amerrissage des capsules afin qu’elle puisse calculer en temps réel les trajectoires. John Glenn (Glen Powell) demandera personnellement aux techniciens que ce soit Katherine Johnson qui vérifie elle-même les chiffres calculés par l’ordinateur IBM pour sa première mise en orbite : « Si elle dit qu’ils sont bons, alors je suis prêt à partir ».

Je suis effaré de me souvenir que tous les calculs se faisaient encore à la main et à la règle à calcul durant mon enfance et mon adolescence. L’informatique était balbutiante, très lourde et chère, centralisée et hiérarchiquement organisée, ce qui la réservait à quelques-uns, surtout les militaires. L’installation de l’IBM à la NASA dans le film est un morceau de folklore qu’il ne faut pas rater. Les installateurs de la machine pour les affaires à l’international (International Business Machine) ne savent pas trop comment la programmer pour l’espace et ont du mal avec les connexions. C’est Dorothy Vaughan (Octavia Spencer) qui apprend seule à l’aide d’un livre « emprunté » à la bibliothèque municipale pour Blancs le langage FORTRAN, créé par IBM en 1957, et bidouille l’ordinateur géant qui prend toute une salle, afin de lui faire cracher des données, 24 000 opérations par seconde. Elle pressent qu’avec le progrès technique, les jours des calculatrices humaines sont comptés et que toute son équipe doit se mettre au langage informatique pour s’élever au niveau et survivre. Comme quoi la technique promeut, le progrès matériel permet le progrès humain et social. Vaughan impose son sens de l’organisation et du management d’équipe.

Quant à Mary Jackson (Janelle Monáe), elle a été dans l’équipe de calculatrices Vaughan avant d’obtenir le droit de suivre un cours du soir en mathématiques et en physique pour devenir ingénieur. Elle a dû pour cela créer un précédent dans l’Etat ségrégationniste de Virginie en convainquant un juge de l’autoriser selon la loi fédérale. Elle a été aidée par l’ingénieur en soufflerie aéronautique polonais Kazimierz Czarnecki, qui travaillait avec elle. Lui est rescapé des camps nazis et ne voit pas comment on peut supposer a priori la supériorité d’une race sur une autre ou d’un homme sur une femme.

Au total, un hymne américain à la nation démocratique elle-même, consacrée par l’élection d’un Noir à la présidence. Jusqu’à l’élection du Clown vaniteux comme un paon, en réaction de petit-Blanc outré.

DVD Les figures de l’ombre (Hidden Figures), Theodore Melfi, 2016, avec Taraji P. Henson, Octavia Spencer, Janelle Monáe, Kevin Costner, Kirsten Dunst, Jim Parsons, Glen Powell, 2h01, 20th Century Fox 2017, €8.40 blu-ray €9.41

Catégories : Cinéma, Science | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Nolan et Johnson, L’âge de cristal

Paru lors du renouveau de la science-fiction à la fin des années 1960, ce livre assez court (sans la suite) a suscité un film en 1976 puis des séries télévisées. C’est que le monde du baby-boom s’inquiétait, en ces années d’euphorie et de baise pour tous, de la surpopulation. Nous étions 3 milliards dans les années cinquante, nous voici 7 milliards dans les années deux-mille. Les auteurs (qui ne pensent absolument pas aux capotes, stérilets, pilule et autres avortement – signe d’une mentalité puritaine chrétienne américaine avérée), imaginent qu’en 2116 (2274 dans le film) la situation sera si intenable qu’elle aura généré son antidote : la régulation fasciste d’un grand ordinateur.

Car « les jeunes » ont pris le pouvoir, dans la lignée des années soixante et de mai-68 pour les esprits français. Ils décident d’éradiquer tous les « vieux » car ils ont conduit le monde au bord de la catastrophe. Contrairement aux écolos d’aujourd’hui, ils conservent les machines, les ordinateurs, la cybernétique et les fermes sous-marines : elles servent à se libérer du travail.

« Faire » des enfants est un besoin naturel, partons de là. Aussitôt nés, les bébés sont mis en usines maternantes jusqu’à l’âge de 7 ans où ils passent en collèges, jusqu’à 14 ans où ils deviennent « adultes ». Ils n’ont droit de vivre que jusqu’à 21 ans (30 ans dans le film pour des raisons de casting). A chaque période, le cristal implanté dans la paume de leur main droite change de couleur, jaune pour les bébés, bleus pour les adolescents, rouges pour les adultes. Puis noir lorsque le « sommeil » – la mort – doit venir. Ceux qui résistent sont considérés comme Fugitifs et sont traqués par le PS, un organisme policier qui ressemble fort au parti socialiste français selon sa description p.73 (édition Présence du futur 1976) : « Vous les agents du PS, vous vivez de la douleur des autres, du mal, des blessures que vous infligez, du meurtre. Vous détruisez au nom de la survivance des masses et vous ne réfléchissez jamais à l’horreur de tout cela, à cette erreur malsaine ». Marxistes d’hier ou malthusiens du futur sont l’un comme l’autre tellement convaincus de détenir la Vérité qu’ils l’imposent par la contrainte – à fuir !

Mais Logan, le héros qui a donné son titre américain au roman, est un Sandman du PS ; il est autorisé à porter un Revolver pour accomplir sa mission. Après avoir « ensommeillé » nombre de jeunes qui avaient terminé leur temps de vie et refusaient de mourir, il voit son cristal clignoter. Sa fin est proche mais la refuse. Au nom de quoi imposer une fin aux autres ? Lui n’a pas eu d’enfant, alors est-il coupable ?

De fil en aiguille, il va poursuivre un Fugitif qui se fera déchiqueter par une bande de « louveteaux » dans la zone urbaine, des enfants sauvages de 7 à 12 ans drogués à certaines substances pour vivre plus court mais plus intensément ; il va découvrir dans sa main une clé qui le conduira à un Doc, lequel lui livrera une adresse où une fille, Jessica, le contactera et l’invitera à une soirée orgiaque pour parler. Le jeu va consister à se suspendre le long des immeubles pour filmer par les fenêtres aux rideaux non tirés les jeunes couples qui font l’amour. Logan et Jess emprunteront « le réseau » qui court en souterrain sous la terre entière et conduit sur rail des taxis.

Mais Francis, le secrétaire de section PS de Logan, va les traquer, suivant la piste par l’émetteur du Revolver que le Sandman a emporté. D’où les rebonds de l’action qui conduisent le couple sous la mer, dans les glaces, dans les montagnes où est sculpté un gigantesque Sitting Bull, chez les ados gitans qui chevauchent des balais atomiques et adorent violer, torturer et voler, sur le terrain de Fredericksburg où la bataille de 1862 est reconstituée avec des androïdes. Ils veulent rejoindre Ballard, un vieil homme dont une anomalie du cristal fait qu’il reste toujours rouge sans jamais passer au noir, et qui vit dans l’ancienne Washington à plus de 40 ans.

C’est là que Francis les trouvera et que… Mais la fin est digne d’Agatha Christie et je vous laisse la découvrir.

C’est un beau roman onirique décrivant une utopie ratée, celle d’une jeunesse éternelle par le renouvellement incessant d’une génération par une autre tous les vingt ans – seule façon à la planète de pouvoir nourrir tout le monde et aux machines d’assurer un certain bonheur. Ce qui surprend aujourd’hui est l’âge tendre de tous les protagonistes, maîtres du monde à 13 ans, ivres d’hormones et de vigueur physique, tués dès qu’ils atteignent la plénitude humaine qui formait hier, aux Etats-Unis comme en France, l’âge de la majorité. Mais la majorité, c’est la mort : d’où le tropisme « jeune » d’aujourd’hui, qui vient de ces forcenés écrivains et cinéastes des années 1970.

William F. Nolan et George C. Johnson, L’âge de cristal – Quand ton cristal mourra (Logan’s Run), suivi de Retour à l’âge de cristal, 1967, J’ai lu Nouveaux millénaires 2019, 348 pages, €18.00 e-book Kindle €14.99

DVD L’âge de cristal, Michael Anderson, 1976, avec Michael York, Richard Jordan, Jenny Agutter, Roscoe Lee Browne, Farrah Fawcett, Warner Bros 2008, 1h53, standard €8.99 blu-ray €16,39

Catégories : Cinéma, Livres, Science fiction | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , ,

La Mouche de David Cronenberg

Alors qu’en 1978 – année de La Mouche – Arber, Nathans et Smith découvrent des enzymes aptes à couper l’ADN et qu’en 1983 Kary Mullis invente la technique d’amplification d’ADN par polymérisation en chaîne, le génie génétique fait peur. D’autant plus que le SIDA vient de sortir et que la hantise de la contamination règne. C’est l’occasion pour Hollywood de sortir un film bien juteux et gore qui attise toutes les craintes, d’après le roman de George Langelaan. Cronenberg aime à se faire mousser.

Un savant précoce et doué (Jeff Goldblum) que l’on dit avoir été proposé pour le prix Nobel à 20 ans (sic !) a découvert la téléportation d’objets et vise désormais à téléporter le vivant. Ses yeux globuleux et son museau acromégalique d’ado prolongé font craquer une jeune et ambitieuse journaliste (Geena Davis) à qui il confie « un secret » lors d’un cocktail. Elle est séduite – surtout par ambition – avant de tomber nue dans les bras musclé du jeune savant qui ne possède qu’un seul modèle de costume et de chemise pour éviter d’avoir à y penser. Lui travaille seul car il se croit trop intelligent et c’est ce qui va causer sa perte.

L’entraînant dans son antre, un entrepôt dans un quartier sordide, il lui téléporte son bas d’une machine à l’autre. Mais le vivant ? Un babouin inséré dans la machine en ressort en lapin écorché passablement explosé. C’est qu’ « l’ordinateur » est aussi con que celui qui le programme… et qu’il faut donc lui dire tout pour lui faire faire ce qu’on veut. Qu’à cela ne tienne ! Une série de clics plus tard, l’inventeur génial et apprenti sorcier croit avoir trouvé la solution. Un autre babouin est téléporté et tout se passe bien apparemment. Il faudrait cependant attendre les tests biologiques pour en être sûr.

Mais la belle le délaisse un moment parce que son ancien mec – qui est aussi son chef (John Getz) – la poursuit de ses assiduités. Le savant, qui n’en est pas moins animal saisi par ses hormones, veut alors l’épater. Et c’est là que tout dérape : qui veut faire l’ange fait la bête – adage biblique.

Un peu saoul, il se prend lui-même pour expérience. Tout nu, il s’introduit dans la machine après avoir programmé son ordinateur à la voix. Chpouf ! Dans un nuage de fumée blanche (pour faire magique) la machine numéro deux s’ouvre sur… un savant tel qu’en lui-même semble-t-il.

Sauf que… Une mouche s’était introduite dans la capsule au dernier moment, d’un vol erratique imprévisible propre aux mouches (gros plan sur la mouche à l’intérieur de la capsule). Elle ne se retrouve pas à l’arrivée. C’est que « l’ordinateur » – toujours aussi con – a « fusionné » les codes génétiques faute d’instructions autres. C’est cela « l’intelligence artificielle » : aller jusqu’au bout de la connerie sans y penser. L’homme se retrouve donc mouche et réciproquement.

Cela ne se voit pas autrement que par son goût immodéré du sucre (gros plan sur les cuillerées qu’il met dans son café), son agressivité inexpliquée (le bras de fer dans un bar pour lever une pute) et son excitation erratique et imprévisible (gros plan sur les exercices de muscles qu’il effectue torse nu dans son labo). Des poils lui poussent bien d’une blessure qu’il s’est faite au dos en baisant un peu trop fort, et il semble capable de copuler pendant « des heures » jusqu’à l’épuisement de sa partenaire – mais ce ne sont que vétilles pour un mâle américain gonflé d’orgueil scientifique dans les années 1980.

Le temps passe – et de plus en plus mal. La mouche prend le pas sur l’humain sans que l’on explique pourquoi, si les codes sont « fusionnés » (gros plans sur les boutons sur la gueule, les ongles qui tombent, les dents inutiles qui se déchaussent, le suc gastrique qui sort en jet pour dissoudre les aliments…). Le savant tente bien d’inverser la machine, mais celle-ci – toujours aussi conne – ne reconnait plus sa voix déformée d’insecte et les téléportations successives faites dans l’urgence sans théorie précise semblent aggraver les choses.

Le film ne fait pas dans la dentelle et le dernier tiers est répugnant. La mouche humaine perd sa belle apparence de jeune David pour devenir une sorte de Goliath repoussant dont « les instincts » commencent à devenir ceux d’un insecte programmé pour bouffer. La fin est gore, dans une explosion de bidoche et la suite est prévue parce que la fille est enceinte. Mais on ne sait pas si le sperme était celui d’avant la fusion ou d’après ; quant à la fille, elle fait le rêve si romantique d’accoucher d’une grosse bite. La mouche humaine, qui marche au plafond et vole sans ailes, refuse qu’elle avorte et vient l’enlever tel King-Kong. Le remake La Mouche 2 dira quelle fut la bonne hypothèse. L’apprenti-sorcier, qui se prend de plus en plus pour Dieu par désespoir, désire fusionner avec sa maitresse et leur enfant à naître afin de créer par recombinaison génétique en ordinateur un « être parfait ». Tout ne peut que mal se passer au pays de la hantise biblique.

Au total, le sujet est original et l’uniforme de mouche réalisé par Chris Walas horrible à souhait, mais le traitement est assez lourd, les fameux gros plans venant appuyer systématiquement le procédé narratif. Les acteurs sont de qualité et même Cronenberg apparaît en avorteur, mais le parti-pris de sadomasochisme du savant trop jeune et trop humain qui aime à se torturer le corps pour expérimenter ses fantasmes est un brin daté des années affairistes.

A éviter avant 13 ans (bien qu’indiqué 12) sous peine de cauchemars et de répulsion irrésistible pour la viande saignante.

DVD La Mouche (The Fly), David Cronenberg, 1986, avec Jeff Goldblum, Geena Davis, John Getz, Joy Boushel, Leslie Carlson, 20th Century Fox, 1h33, standard €7.99 blu-ray €11.20

Catégories : Cinéma | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Maxime Chattam, Les arcanes du chaos

Les petits intellos qui se réfugiaient avant-hier dans la révolution, hier dans la science-fiction et aujourd’hui dans la paranoïa du Complot mondial vont être contents : voici LEUR roman. Les arcanes font référence au secret, celui des alchimistes ; le chaos est la confusion et le désordre avant la génération du monde. Dans ce thriller, Maxime Chattam évoque le 11-Septembre pour lui faire terminer son roman à cette date ; il invoque les puissances occultes, humaines, bien humaines, pour dire le NOM (Nouvel Ordre Mondial). La paranoïa est le mode de fonctionnement compensatoire de tous ceux qui se sentent incompris, déclassé, prolétarisés. Dans ces années terminales des babyboumeurs au pouvoir, les places sont chères et la parano a de belles années devant elle !

Tout commence comme un roman pour ados des années 1960 : mystères et boules de gomme. Yael est une jeune femme quelconque qui vend des yeux dans une boutique antique du Paris ancien. Elle aperçoit du coin de l’œil des ombres qui la surveillent. Pire, ces ombres parlent, allument son ordinateur pour traiter du texte et des chemins de bougies noires pour la guider dans les sous-sols. Pourquoi les suivre, me direz-vous ? Par cette obéissance irrésistible qui fait décrocher le téléphone aux filles même quand elles savent qu’il s’agit du pervers qui a déjà appelé dix fois. Dressage de société de consommation et de bienséance bourgeoise. Yael entre donc dans le Jeu. On appelle son attention sur la symbolique du billet de 1 $, sur les coïncidences historiques des assassinats de Lincoln et de Kennedy, du naufrage du Titanic. Tout ce qui fait mystère pour les jeunots du 20ème siècle issus d’études médiocres et fascinés par la technique informatique. Yael a vaguement suivi une licence de lettres avant d’opter pour un boulot provisoire… qui dure encore deux ans plus tard (tout l’itinéraire de l’auteur, d’ailleurs). Son compagnon de travail est un fou de nature et de Heavy Metal, à demi autiste tant il se fout des gens comme de son premier slip. C’est toute une certaine jeunesse moyenne dont Maxime se gausse plus ou moins dans ses bajoues gonflées au Coca.

C’est dans ce vivier qu’il va puiser ses personnages, au début assez évanescents, dans la lignée de la littérature ado. Yael, au prénom de chèvre hébraïque, Kamel, fils d’ambassadeur arabe, et Thomas, le double de l’auteur, viril et sensible. Ce journaliste paranoïaque et pour cela expert en  manipulation a « la trentaine, plutôt mignon, bronzé, le cheveu châtain et une barbe de trois jours, le tout emballé dans une chemise élégante et un pantalon de toile. Décontracté mais soigné » p.28. Si vous regardez la photo de Maxime, en page 2 de garde, vous reconnaîtrez aisément son portrait. Maxime Drouot, dit Chattam, est en effet né le 19 février 1976 à Herblay. Ajoutons que Tom a le regard clair, qu’il est musclé et attentif, et vous aurez le fantasme masculin des filles de 20 ans au début des années 2000. Entre eux ? Rien ou presque, que de l’aventure. Depuis le bar où elle le drague impunément à la piste dangereuse qu’ils suivent tous les deux, poursuivis par des tueurs et guidés par les Ombres. Malgré quelques traits torrides du style « Yael s’empressa de se déshabiller pour ne garder que son slip et enfila la combinaison » de plongée (p.277) ou, pour Thomas, « la chemise s’ouvrait jusqu’à la naissance des pectoraux » (p.204), le sexe n’aura sa place qu’à la page 443 seulement ! Je vous l’avais dit, ça commence comme une aventure pour ados, officiellement timides et intimistes lorsqu’il s’agit de baiser.

Sauf que les ados en question ont autour de la trentaine et sont donc un tantinet attardés. Les arcanes vont les faire basculer. Commencé comme un Da Vinci Code light, le thriller tourne, vers la moitié, au genre Millenium (tous deux captivants). Les ados enfin adultes découvrent le rationnel… L’un de ses noms est la logique des causes. « Chaque chose est une apparence », disent les Ombres, « la découvrir c’est la connaissance du monde, le pouvoir » p.129. Nul alchimiste n’aurait mieux dit, nul franc-maçon non plus, les seconds étant issus des premiers. Nous voici donc dans le fantasme toujours vendeur du Complot planétaire des Maîtres du monde, composés des élites cooptées dans ce club très fermé des ‘Skull and Bones’ dont Georges W. Bush a fait partie. Eugène Sue avait déjà publié de telles choses à la fin du siècle 19ème… Pourquoi Yael se trouve-t-elle embringuée dans ce grand Jeu ? A elle de le découvrir, avec l’aide virile et observatrice de Thomas.

En contrepoint, le lecteur est incité à voir, dans l’histoire qui se fait, une vaste Conspiration destinée à imposer le pouvoir de quelques-uns et à éliminer les gêneurs. Des « extraits du blog de Kamel Nasir » rythment en chronologie décalée le récit. Il est expliqué pourquoi Georges W. Bush s’est entendu avec les Saoudiens – et la famille Ben Laden – pour permettre cet attentat qui allait conforter la droite religieuse et nationaliste de l’équipe Rumsfeld au pouvoir. Cela pour le plus grand bénéfice de l’industrie de l’armement et du pétrole, pour les services secrets et les élites cooptées de l’économie-monde. Cette paranoïa complotiste est assez risible après coup : Rumsfeld n’a-t-il pas été viré avant même que George W. Bush ne quitte la Maison-Blanche ? Le président suivant n’a-t-il pas été un Noir sorti des classes moyennes et ayant œuvré dans le social à Chicago ? Où sont donc ces ombres si puissantes, sensées tirer toutes les ficelles ? Où sont ces gros sous de l’armement dans l’élection du successeur de Luther King ? Seraient-ils auprès des oligarques de Poutine qui ont tiré les ficelles de l’anti-Hillary dans les dernières élections américaines ? Le bouffon Trump est capable de n’importe quoi, mais surtout pas d’un complot organisé et pensé en équipe !

Reste une histoire bien enlevée, aux phrases courtes, à l’action rebondissante et à la psychologie sommaire de rigueur dans ce genre de thriller. Bien que nettement meilleur sur la fin qu’au début, mon avis est que le jeune Maxime n’est pas encore assez mûr pour écrire comme les pros. J’avais gardé un meilleur souvenir littéraire du 5ème règne. Cela viendra, né en 1976, Maxime n’a que trente ans pour Les arcanes du chaos et l’on s’attache à son double narcissique Thomas.

Maxime Chattam, Les arcanes du chaos, 2006, Pocket décembre 2009, 560 pages, €8.30

Catégories : Livres, Romans policiers | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Aux frontières du possible

Voir ou revoir une série télé des années 70 est un saut édifiant dans une autre époque. Certains d’entre nous l’ont pourtant vécue pleinement durant leur enfance ou leur adolescence. C’étaient les années post-68, les années Pompidou, et l’on célébrait la bagnole et la science.

Yan Thomas (Pierre Vaneck) roule en Lancia sport ; il est un scientifique à qui l’on a demandé de quitter son laboratoire pour enquêter pour le BIPS, Bureau international de prévention scientifique, agence mondiale basée à Genève mais dont le bureau opérationnel est à Paris, chargée de protéger le monde des déviances criminelles des techniques et découvertes scientifiques. Il est vite flanqué d’un « complément » trouvé « par l’ordinateur » (gros comme un meuble avec boutons géants et listings à picots) afin que son « niveau d’efficacité soit maximum ». La blonde et plantureuse Elga Andersen (Barbara Andersen) se montre particulièrement sexy lorsqu’elle conduit une Méhari, ce presque tout-terrain Citroën à moteur de 3CV et châssis en plastique : la hauteur des pédales lui fait remonter sa robe déjà courte jusqu’à l’entrecuisse.

Cette série télévisée en co-production France et Allemagne de l’Ouest sur treize épisodes de 55 minutes met en scène les fantasmes que la science commence à produire. Elle a été écrite par Jacques Bergier, curieux personnage cosmopolite du temps, ingénieur chimiste et espion, journaliste et écrivain, de double nationalité française et polonaise et d’ascendance juive. Adepte de paranormal et d’imaginaire scientifique, il a notamment commis Le matin des magiciens avec Louis Pauwels et participé à la revue Planète. Il a même été mis en scène par Hergé ans l’album de Tintin Vol 714 pour Sydney, sous les traits de Mik Ezdanitoff reporter à la revue Comète.

Le spectateur retrouvera les fantasmes parascientifiques et complotistes de l’auteur dans chacun des épisodes. Le premier fait chuter le cours du diamant, déstabilise les banques et menace l’économie mondiale, tout ça parce qu’un savant au nom polonais (tiens, tiens…) a découvert comment métaboliser le carbone pur à partir du prunier ; les noyaux des prunes sont devenus diamants bruts. Le second enquête sur une curieuse maladie issue de l’espace, des cosmonautes français et russes sont devenus fous et ont massacré leur famille au retour d’un long vol en apesanteur ; deux cosmonautes américains sont apparemment indemnes mais sont menacés, leurs ondes cérébrales pourraient se voir perturbées à une certaine vitesse. Le troisième voit les habitants d’un petit village de Haute-Provence vivre quatre fois plus lentement que la normale ; tout leur paraît effrayant, ces gens qui s’agitent, qui parlent à toute vitesse, la télé devenue folle – jusqu’à ce qu’un paranoïaque fasse chanter le monde pour faire cesser cet effet de sa nouvelle machine à manipuler le cerveau. Il y a encore de mystérieux accidents d’avion, des ultrasons qui servent à espionner à longue distance, des résultats surprenants d’une enquête d’opinion, des crimes au spectacle, des soucoupes volantes, de crimes à distance, un cheval de course, des silhouettes de leaders disparus qui réapparaissent, un effaceur de mémoire…

La saison 1 reprend les sept premiers épisodes et ils se laissent regarder avec bonheur tant l’imagination pétille et la science est célébrée, malgré les obstacles mis par les passions humaines que sont les croyances, le pouvoir et l’argent.

Le format d’écran s’adapte parfois mal aux nouvelles télévisions, les couleurs sont un brin délavé et le son de temps à autre assourdi, mais cela donne un cachet ancien au film – tout comme les mélomanes en « reviennent » aux grésillements du disque vinyle. Et nous retournons à nos captivantes années adolescentes.

DVD Aux frontières du possible- saison 1 (2 DVD, 7 épisodes), écrit par Jacques Bergier et réalisé par Victor Vicas et Claude Boissol, 1971-1974, avec Pierre Vaneck, Elga Andersen, Jean-François Rémi, Roger Rudel, INA 2012, 2h50 + 2h45, €11.17

Catégories : Cinéma, Science | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Donna Leon, Le garçon qui ne parlait pas

Le commissaire Brunetti est vénitien ; son patron sicilien. Bien plus qu’en France, la xénophobie régionale joue à plein, chacun parlant encore son dialecte couramment, en plus de l’italien. Ce qui intéresse le vice-questeur Patta est sa carrière, et le maire lui a demandé de protéger sa réputation en faisant enquêter sur un magasin de masques tenu par la fiancée de son fils sur le campo San Barnaba ; son « associé » pourrait bien n’avoir pas les autorisations nécessaires pour empiéter sur la voie publique et les vigili (police municipale) pourraient peut-être fermer les yeux contre rétribution. Ce qui pourrait être source d’ennui pour le maire qui se présente à sa réélection.

On voit combien les commissaires de police italiens peuvent être débordés de travail au service du public… Ce pourquoi Brunetti a largement le temps de s’intéresser à autre chose, l’une de ses enquêtes personnelles pour la morale dont le système bureaucratique de « la justice » se fout. Un jeune homme sourd et passablement handicapé vient de mourir : il avait avalé des somnifères avec la tasse de chocolat que lui avait portée sa mère mais s’était surtout étouffé dans son sommeil par le vomi. Brunetti qui connaissait, tout comme sa femme Paola, l’homme qui aidait au pressing, trouve qu’il y a quelque chose de bizarre dans ce décès – surtout lorsqu’il découvre qu’on ne peut le déclarer mort parce qu’il « n’existe pas » dans les références de l’administration. Ni carte d’identité, ni acte de naissance, ni acte de baptême, ni inscription à l’école, ni pension de handicap, ni… Le garçon qui ne parlait pas ne laisse pas plus parler les bases de données.

Voilà qui intrigue le commissaire qui estime qu’un être humain, même diminué, doit au moins avoir son nom enregistré. Dans une enquête, vénitienne en diable, Brunetti va aborder les liens complexes qui lient les individus entre eux dans ce pays – et cette province – où les liens de famille et de clientèle sont bien plus forts que dans les pays anglo-saxons. Donna Leon, d’origine italienne mais américaine depuis deux générations, bien que vivant à Venise depuis un quart de siècle, découvre avec surprise l’ampleur des à-côtés de l’administration officielle et l’omerta qui peut régner sur ordre des puissants.

La première partie du roman est un festival d’ironie où l’on retrouve les caractères de chacun des personnages habituels : Patta, Elettra, Vianello, Paola, Raffi et Chiara, plus la nouvelle commissaire Griffoni et le jeune policier Pucetti. Tous jouent un rôle, dérapant parfois dans l’ellipse ou le bizarre comme à la fin du chapitre 22, et abusant de l’ordinateur et du hacking des bases de données officielles. Comme si tout devait se passer sous le manteau en Italie. Seule « le clic » du téléphone portable qu’on raccroche p.197 me paraît curieux : l’auteur a-t-elle jamais usé dans sa vie d’un telefonino ?

La fin est édifiante – et terrible – l’avidité tenant lieu d’amour. Une bonne enquête qui prend le temps et fait pénétrer l’âme des vénitiens.

Donna Leon, Le garçon qui ne parlait pas (The Golden Egg), 2013, Points policier 2016, 329 pages, €7.70 e-book Kindle €7.99

Les romans de Donna Leon chroniqués sur ce blog

Catégories : Italie, Livres, Romans policiers | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Le cerveau d’acier de Joseph Sargent

La puissance à son sommet – les Etats-Unis – est hantée par sa responsabilité. Ce qu’elle construit n’est-il pas au détriment du monde naturel voulu par Dieu ? L’orgueil humain n’a-t-il pas la tentation de rebâtir encore et toujours des tours de Babel ?

Arpanet, le précurseur savant d’Internet, débute tout juste comme expérience à la fin des années soixante lorsque le roman Colossus d’où est issu le film est écrit. Le film personnalise le projet du nom du savant fou, qui se croit trop rationnel pour échouer : le docteur Forbin (Eric Braeden). Celui-ci construit un ordinateur géant sous les montagnes Rocheuses, alimenté par un réacteur nucléaire indépendant. Il a pour but le militaire : mettre hors de toute émotion ou défaillance humaine le système de défense balistique des Etats-Unis.

Le président insignifiant de la première puissance de la planète (Gordon Pinsent) annonce devant la presse mondiale le Projet. Il apparaît comme un anti-Nixon (le président américain qui vient d’être élu en vrai) et ne ressemble pas vraiment à Kennedy, bien qu’on l’air dit. Il clame au monde que le monde devient plus sûr grâce à l’avance technologique des Etats-Unis… C’est à ce moment que l’ordinateur géant, baptisé Colossus, envoie tranquillement un message disant qu’il n’est pas seul. Et l’URSS avoue : elle aussi a bâti un système équivalent, Guardian, par mimétisme et espionnage comme il se doit. Un partout ?

Non pas ! Les deux systèmes exigent d’être mis en connexion « pour la paix du monde » – ce qui est renvoyer les humains à leur hypocrisie, les mots voulant vraiment dire ce qu’ils veulent dire dans la logique binaire d’un ordinateur. Le contraire même de « la guerre c’est la paix » vilipendé par Orwell dans 1984. Nous sommes loin de la post-vérité et autres mensonges déconcertants qui règnent en politique ! L’ordinateur a été programmé pour qu’un mot ait un sens – et il l’applique, malgré les arrière-pensées, les sous-entendus et les émotions trop humaines.

Colossus et Guardian communiquent par formules mathématiques de plus en plus complexes, jusqu’à ce que leur signification, trop avancée pour la recherche, échappe aux informaticiens chevronnés qui les suivent sur imprimante. Le système interconnecté va-t-il décider seul, sans contrôle humain ? Les présidents américain et russe en liaison vidéo résistent : ils coupent la liaison. Mais Colossus ne se démonte pas, il exige qu’elle soit rétablie. Sinon ? Eh bien l’homme ne sera plus le maître de la machine, le fils se révoltera contre le père, et les systèmes reliés vont chacun envoyer un missile sur une base de l’autre. Ce qui est fait. Les présidents sont obligés de plier et de rétropédaler.

Mais le système soviétique, trop lent, ne peut intercepter le missile américain et celui-ci raye de la carte un centre pétrolier et la ville d’à côté. Le Texas, lui, visé par le missile soviétique, est sauvé. Premiers morts dus aux machines.

Les deux inventeurs, l’Américain et le Russe, se rencontrent secrètement à Rome, hors des oreilles du Big Système – croient-ils. Mais les machines interconnectent tous les réseaux, comme le Big Brother d’Orwell et le Google d’aujourd’hui, et elles sont au courant. Puisque les humains deviennent des gêneurs, il faut les dompter. Le docteur russe Kuprin (Alex Rodin) est éliminé par ordre suprême, imprimé et livré avec tous les codes d’authentification par le double système Colossus-Guardian : il ne sert plus à rien à la Machine. Le docteur américain Forbin est mis sous surveillance jour et nuit par caméras et micros. Forbin négocie in extremis quatre nuits par semaine d’intimité avec sa « maitresse », un autre docteur informatique (Susan Clark), pour passer des messages en douce et collecter de l’information afin de contrer l’ordinateur. Logique, celui-ci accepte formellement de respecter le sens du mot intimité (privacy).

Mais l’humain peut-il faire confiance à la machine ? Celle-ci n’est qu’une mécanique logique, elle ne connait pas le sens de l’honneur ni le respect des engagements ; elle fait ce qu’elle est programmée à faire, préserver la paix mondiale par tous les moyens. La caméra et le micro, en apparence désactivés la nuit, sont toujours là : écoutent-ils comme nos micros et caméras de smartphones et portables (même éteints) peuvent le faire si un opérateur le décide ? Ce n’est pas dit, mais soupçonné… D’ailleurs, Colossus a compris qu’on cherche à le déconnecter et il décide de donner une nouvelle leçon : puisque la raison ne suffit pas, la peur est de rigueur : paf ! deux missiles à tête nucléaire vitrifient deux villes de la carte, aux Etats-Unis même. Des millions de gens sont morts pour assurer à ceux qui restent la paix définitive.

Le docteur est prisonnier de sa créature, il ne peut qu’obéir. Le Système est désormais le maître du monde, jusqu’à ce que l’énergie de son réacteur s’épuise (mais il va sûrement y remédier !). Il assure que la guerre comme la surpopulation, la famine comme l’obésité, seront abolis, que le travail comme les loisirs seront assurés à tous en proportion raisonnable et rationnée afin de vivre longtemps. Un vrai socialisme réalisé, avec Plan neutre de gestion de la planète. Et les humains béniront la machine, ce nouveau Dieu qu’ils finiront par aimer et peut-être adorer. Devenu Père et Seigneur à la fois, il les guidera par force dans la voie de la raison et contiendra leurs passions comme un shérif.

Le vieux rêve chrétien de Cité de Dieu – ou de société communiste – est enfin réalisé, au détriment de la liberté. Mais la liberté n’est-elle pas la tentation du diable ? Laisser faire, n’est-ce pas inciter à pécher ? Avoir à sa disposition tous les possibles n’est-ce pas une illusion ? Chaque humain est programmé par ce qu’il est, la façon dont il a été éduqué et la société dans laquelle in vit : où est donc sa liberté ? Le message – logique – de l’ordinateur rejoint le marxisme anti-système comme l’hégélianisme issu du modèle catholique romain. Subversif, le film conteste l’essence même des Etats-Unis : le pionnier individualiste qui se fait tout seul (self-made man), le laisser-faire des instincts et passions (capitalisme), la liberté de vouloir toujours être plus et gagner (complexe militaro-industriel).

Par son orgueil, l’humanité a sauté au-delà de sa condition pour créer un monstre. Non pas un sur-humain mais un post-humain, créant non pas un transhumanisme mais un pur machinisme. Cette fois, contrairement à l’ordinateur embarqué HAL de Stanley Kubrick (dont le film est sorti trois ans avant), la machine a gagné ! C’était en 1970.

DVD Le cerveau d’acier de Joseph Sargent (Colossus, The Forbin Project), 1970, avec Eric Braeden, Susan Clark, Gordon Pinsent, William Schallert, Leonid Rostoff, Movinside 2017, €18.84 

Catégories : Cinéma, Etats-Unis, Science | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Economie irrationnelle

C’est la grande idée libérale, dit-on : l’homo oeconomicus est un être rationnel, ce qui veut dire qu’il fonctionne comme un calculateur, soupesant chaque issue avant de prendre une décision. Le 18ème siècle, qui a inventé le libéralisme en politique avant de le décliner dans l’économique avec Adam Smith, était le siècle des « animaux machines » de La Mettrie et du cogito de Descartes. L’esprit de géométrie d’un Pascal (inventeur d’une machine à calculer) l’emportait sur l’esprit de finesse.

Mais le savoir scientifique a ceci de puissant qu’il ne cesse d’aller de l’avant, remettant cent fois sur le métier tout ouvrage. Le calcul s’est développé à des complexités inconnues des savants lettrés, les hypothèses sont testées, retentées, vérifiées.  Ces dernières années, il est ainsi montré que la raison l’emporte sur la logique dans les choix économiques. Contrairement à ce que prenaient pour hypothèse les libéraux. Est-ce à dire que le libéralisme est condamné ? Non pas ! La caricature simpliste véhiculée par la vulgate marxo-jacobine, peut-être – mais pas le libéralisme en acte, aux États-Unis, en Angleterre ou en Chine notamment. Ces pays se moquent des théories abstraites, ils préfèrent le bel et bon concret. Les actes utiles sont pour eux pragmatiques, ils collent au terrain et ne s’accrochent pas aux vieilles lunes comme si leur statut social ou universitaire en dépendait.

alcool

Le mathématicien Von Neumann et l’économiste Morgenstern ont inventé en 1944 la théorie des jeux : dans leurs interactions, les acteurs sont réputés tous logiques. Depuis 20 ans, les neurosciences prouvent le contraire : chaque individu ne prend une décision qu’en fonction des autres. Les choix raisonnés l’emportent toujours sur les choix rationnels…

C’est que raison n’est pas logique. La différence entre ces deux tient au poids de l’humain.

  • La logique est ce qui est conforme aux règles, une cohérence, une nécessité.
  • La raison est cette faculté humaine qui permet de connaître, de juger et d’agir ; elle va du bon sens à la sagesse, en passant par l’acceptable.

On reconnaît là les trois étages imbriqués de l’homme : les instincts et les sens (bon sens), les affects de l’émotion (l’acceptable) et l’intelligence de l’esprit (la sagesse). L’humain n’est pas une machine à calculer, ce pourquoi un ordinateur assez puissant parvient à le battre aux échecs. L’humain va parfois droit au but, dans ce que nous appelons l’intuition ; l’humain court-circuite le calcul pour inventer du neuf, qu’il ne vérifie qu’après coup pas à pas ; l’humain n’est pas insensible à l’entour ni aux autres, il interagit – ce pourquoi il a survécu depuis des centaines de milliers d’années.

Dans la théorie des jeux, le premier joueur doit proposer une règle maximisant ses gains. Le second joueur a tout intérêt à accepter même très peu plutôt que rien, en logique c’est toujours ça de gagné. Sauf que les acteurs réels ne sont pas « rationnels », ils sont « raisonnables » : les expériences réelles montrent que le deuxième joueur rejette presque toujours les offres qu’il trouve inéquitables, celles qui s’éloignent trop du ‘tout pour lui’ et ‘rien pour moi’. Le devinant par avance, le premier joueur se garde bien, le plus souvent, de proposer une telle part du lion ; il se rapproche du négociable. Le patronat français pourrait en tirer d’utiles conclusions sur les rémunérations qu’il affiche.

Ce qui est amusant est que les rejets sont plus fréquents si le premier joueur est un humain et pas un ordinateur ! L’examen des aires cérébrales, durant l’exercice, montre que celles impliquées dans l’émotion sont fortement activées lorsque les propositions sont faites par un autre individu et pas par une machine. Une offre négociée devenue acceptable active plus fortement le cortex préfrontal, engagé dans les processus de raison, et moins l’insula inférieure, liée aux émotions. C’est l’inverse lorsque le partage est inéquitable.

La confiance, de même, s’apprend par interactions. Chaque échange est particulier, lié aux individus et pas aux principes abstraits. D’où l’importance de l’émoi, du sentiment, de la psychologie. La culture chinoise est experte en la matière. Chacun s’habitue aux autres et anticipe leurs comportements et réactions ; ils s’y adaptent. C’est ce qu’on appelle l’empathie – qui demande du temps pour se flairer, se connaître et s’évaluer. Se mettre à la place des autres n’est pas une vertu héroïque, c’est un processus automatique chez les êtres humains. La raison est qu’ils n’existent depuis toujours qu’en société. Est-ce à dire que l’émotionnel l’emporte, comme dans le romantisme ? Non plus, là encore ! Les trois dimensions de l’humain sont indissociables : sens, cœur et cerveau. Les choix économiques font l’objet d’un raisonnement réflexif, dans un dispositif affectif et sensuel, dominé par les interactions sociales.

Au fond, les vrais libéraux le savaient, d’Adam Smith à John Maynard Keynes. Smith lui-même expliquait, dans sa Théorie des sentiments moraux (1759), que les actions des hommes sont largement déterminées par l’idée qu’ils se font de ce que les autres en pensent… Et Keynes notait dans sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie (1935) que le choix des actions en bourse ressort plus d’un « concours de beauté » que de savants calculs d’analystes.

Même en politique, les acteurs ne sont pas rationnels – ils sont raisonnables.

Catégories : Economie, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Histoire illustrée de l’informatique

Un informaticien de Paris-Dauphine et un historien de Paris-Sorbonne se conjuguent pour livrer au public une histoire illustrée avec bibliographie, liste des musées et index. Dommage que la préface se place avant le sommaire, ce qui oblige à farfouiller pour savoir avant d’acheter ce qu’il y a dedans, que les caractères microscopiques soient pour des yeux de moins de 40 ans et que le format allongé soit peu commode pour la lecture comme pour la bibliothèque. Mais qui se soucie de ces détails parmi les allumés des algorithmes ?

histoire-illustree-de-l-informatique

L’antiquité prend 14 pages, la modernité mécanique 24, le début du XXe siècle 18, les premiers ordinateurs 32 pages, les gros systèmes 48 pages, les micro-ordinateurs 36 pages, la microinformatique 40 pages et l’ère des réseaux 27 pages. Ces 8 parties résument toute l’histoire… dont on voit aisément que le siècle dernier occupe 80% de l’ensemble.

Mais l’on apprend que l’on comptait déjà 4000 ans avant notre ère en Mésopotamie (tablettes) et que le calcul informatique commence dès les doigts d’une main avant de s’élaborer en mathématique. La computation ne se met en système qu’à l’aide des symboles et de la logique. Si l’on peut dire que compter est la chose du monde la mieux partagée, le mécanisme d’Anticythère (île grecque) datant du IIe siècle avant, « modélisant le cours des astres à l’aide de plus d’une trentaine d’engrenages », représente probablement le premier proto-ordinateur au monde. Presque mille ans plus tard, c’est le musulman ouzbek Al-Khwarizmi qui donnera son nom aux algorithmes « en explicitant les étapes nécessaires au calcul des racines », « début de l’algèbre (mot provenant de l’arabe Al-jabr ou opération de réduction) ».

reveil-lip

L’horloge mécanique en Europe au XIIe siècle apportera la précision technique sur les divisions du temps tandis qu’en 1614 l’Ecossais John Napier invente les logarithmes et des bâtonnets multiplicateurs, ancêtre de la machine pour calculer. La règle à calcul n’est inventée qu’en 1630 par William Oughtred tandis que, quinze ans plus tard, Pascal invente la pascaline, mécanique horlogère servant de machine à calculer. Passons sur le métier à tisser Jacquard en 1804, programmable à l’aide de cartes perforées, sur le code Morse en 1838 qui transforme des signes en informations électriques, sur l’arithmomètre d’Odhner en 1873, « le best-seller mondial des calculatrices de bureau » pour en arriver au XXe siècle – le siècle de l’informatique.

Les abaques de Monsieur d’Ocagne en 1905 permettent aux ingénieurs de travailler tandis que le totalisateur de paris mutuels organise le calcul en 1913 via un système d’engrenages. La carte perforée (que j’ai encore connue durant mes années d’études…) nait en 1928 et il faut attendre dix ans de plus pour que l’Américain Claude Shannon « propose d’appliquer l’algèbre de Boole aux circuits de commutation automatiques ».

Durant la Seconde guerre mondiale, le décryptage d’Enigma, la machine à chiffrer allemande, rassemble de brillants mathématiciens (dont Alan Turing) tout entier voués à introduire « la puissance des mathématiques dans la cryptanalyse ». Le calculateur Mark I naîtra chez IBM en 1944 pour la marine américaine. L’ENIAC de 18 000 tubes et 30 tonnes, construit en 1945, permet 5000 additions par seconde et permet d’étudier la faisabilité de la bombe H. Mais le premier programme enregistré n’émerge qu’en 1948 et Norbert Wiener introduit la même année la cybernétique. Les premiers ordinateurs commerciaux seront fabriqués en 1951 et le premier ordinateur français pour l’armement, CUBA, naît en 1954 – comme François Hollande.

Le transistor aussi, qui remplacera les vieilles lampes, et le disque dur émerge en 1956, le langage FORTRAN en 1957. Le premier circuit intégré comme le premier traitement de texte surgiront en 1958, le traitement de masse dans la banque avec l’IBM 705 en 1959 et le premier ordinateur personnel interactif français, le CRB 500 la même année. Tout va plus vite : les langages COBOL et ALGOL sont créés en 1960, en même temps que le fameux ordinateur IBM 1401. Le terme « informatique » ne naît qu’en 1962 : vous le saviez ? Le langage BASIC (ma première programmation) n’est élaboré qu’en 1964.

C’est l’année suivante que Gordon Moore, directeur de recherches chez Fairchild Semiconductor, énonce sa fameuse « loi de Moore », ressassée à longueurs d’articles geeks, selon laquelle la densité d’intégration sur circuit intégré double tous les deux ans (autrement dit, on peut mettre le double d’information sur la même surface). Il fondera INTEL en 1968, année du Plan calcul en France.

Arpanet, l’ancêtre d’Internet, est créé en 1969 par des scientifiques civils financés par le Pentagone. La même année, le mot « logiciel » arrive dans le vocabulaire et le système d’exploitation UNIX en 1970, comme la disquette souple. Le premier e-mail est lancé en 1971 et naît cette année-là la Silicon Valley. Nous entrons dans l’ère de la micro-informatique. Les microprocesseurs arrivent en 1975, année où est fondé Microsoft ; l’imprimante laser voit le jour en 1976, en même temps que l’ordinateur Cray I. L’Apple II (mon premier ordinateur) est commercialisé en 1977 et le réseau français Transpac est initialisé par le Ministère français des PTT en 1978 – sous Giscard – ce qui donnera le Minitel en 1982. Le premier tableur pour Apple II s’appelle VisiCalc et naît en 1979, juste après le premier jeu vidéo, et l’IBM PC (Personnal Computer) n’est créé qu’en 1981 – année où Mitterrand devient président.

facebook-logo-ecranfacebook-ecran

Le Mac d’Apple (mon second ordinateur) émerge en 1984 et le web en 1993 (j’étais passé deux ans avant sur Compaq). C’était hier et ce fut très rapide. Ma génération, qui a connu enfant les bouliers et les téléphones à manivelle, a dû s’adapter au portable, au mobile et aux réseaux. Amazon naît en 1995, Google en 1997, année du WiFi et de Bluetooth, la clé USB en 2000 et Wikipédia en 2001, les réseaux sociaux et l’iPhone en 2007 – année où Sarkozy devient président. Mais ce n’est pas fini : en 2011 émerge le cloud computing, le stockage en ligne, en 2012 l’imprimante 3D, en 2013 la réalité augmentée, en 2014 les objets connectés…

Cette histoire illustrée s’arrête là, provisoire comme toutes les histoires. A suivre ! comme l’on dit dans les comics. Beaucoup d’images, des textes courts, un progrès au galop mais qui resitue avec enthousiasme l’épopée de l’informatique : que faut-il de plus pour aimer ce livre ?

Emmanuel Lazard et Pierre Mounier-Kuhn, Histoire illustrée de l’informatique, 2016, EDP Sciences, 276 pages, €36.00 préface de Gérard Berry, professeur au Collège de France à la chaire Algorithmes, machines et langages, médaille d’or du CNRS 2014

Attachée de presse Elise CHATELAIN Communication et promotion des ouvrages
elise.chatelain @edpsciences.org

Catégories : Livres, Science | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Stanley Kubrick, 2001 L’odyssée de l’espace

stanley kubrick 2001 l odyssee de l espace
Certains trouvent ce film génial, d’autres par moment terriblement ennuyeux ; il reste cependant un « film culte » que chacun doit avoir vu pour sa culture personnelle…

Car il s’agit d’une odyssée, c’est-à-dire une un voyage d’aventure à travers le temps et l’espace, une réflexion philosophique sur le devenir : qui suis-je ? où vais-je ? dans quel état j’erre ? Kubrick, étayé par le roman de Clarke, veut démontrer l’évolution linéaire de l’humanité, des australopithèques à l’an 2001. Ce nouveau millénaire était réputé, en 1968, « terminer » un cycle (l’ère du Verseau, the Age of Aquarius de Hair ?). Autant dire tout ce qu’a de biblique et de judéo-chrétien une telle vision du monde. Mais elle faisait consensus en ces années où la science était d’autant plus euphorique que la guerre du Vietnam démontrait toutes les capacités de massacre de « la » civilisation.

Le synopsis du film est simple, voire simpliste : une bande de quasi singes pré-humains (australopithèques), s’agite en rond en poussant des cris gutturaux, faisant de grandes démonstrations de virilité genre hakka face à d’autres groupes. Des banlieues aux footeux, observons que l’humanité mâle primaire n’a pas vraiment évolué… Mais voilà qu’un fourré moins obtus que les autres touche un mystérieux monolithe noir, planté un beau matin du monde sur la terre africaine (inspiré de la peinture de Georges Yatridès). Et il devint moins con. C’est magique, mieux que l’Éducation nationale, cela peut rassurer les cerveaux étroits des banlieues : on peut être « élu » par une Puissance supérieure sans rien d’autre à faire qu’à y croire. C’est ainsi qu’Allah est grand.

L’homme, donc, dans cette vision bibliquissime, n’a aucune part dans son évolution : il est « appelé » par de Grands ancêtres à la lumière. Elle vient de Jupiter (le père des dieux et la plus grosse – planète, bien sûr). Les monolithes noirs rectangulaires, de proportions « parfaites » dans le roman (1 × 4 × 9, les carrés des trois premiers entiers naturels non nuls), sont les relais qui permettent l’essor de l’Esprit dans l’univers.

Notons que l’homme (mâle) n’évolue qu’en apprenant à tuer : c’est un os ramassé par le premier singe qui servira de massue pour s’imposer aux ennemis. Le mâle entraîne évidemment les femelles (qui n’ont rien à dire dans le film) et l’humanité avance en esprit par le meurtre. Il permet l’accès à la viande, dont les poilus se repaissent ignoblement après cet accès de génie.

La scène initiale est un peu longue, tout comme celle de la fin. Le réalisateur ne veut rien démontrer et il étale ses séquences pour que le spectateur ait le temps de se laisser aller à sa propre idée. C’était peut-être révolutionnaire en 1968 mais passe assez mal aujourd’hui, sauf pour les hypnotisés complètement lobotomisés par les images et la musique, qui mettent leur cerveau pensant entre parenthèses durant ces temps morts. Un quart d’heure d’hyperespace coloré à la fin, c’est bien long ! Mais quand on n’a rien à penser, on se laisse emporter. Tout comme l’humanité en son Évolution selon saint Stanley.

Le film opère un saut en 1999, où un prof à langue de bois est convoqué sur une base lunaire. Il a à peine le temps de souhaiter (une fois par an…) un bon anniversaire à sa petite fille, qu’il a sans doute conçus par devoir, manifestement pas par amour. Mâle technique, il joue l’affection avec sa progéniture comme il joue la diplomatie avec ses copains russes, et chef savant avec ses collègues de la lune. Car on y a découvert un monolithe noir… C’est en le touchant que se déclenche une puissante onde qui annonce à Jupiter que c’est fait : les humains sont enfin capables de technique avancée.

kubrick 2001 l odyssee de l espace conjonction des astres

D’où la séquence suivante, le vaisseau Jupiter Explorer qui se rend vers la grosse planète. L’étrange est qu’il soit entièrement piloté en automatisme intégral (les humains en 68 sont-ils si cons ?), et que l’équipage soit réduit à deux hommes (aucune femme), trois « savants » comme autant de manuels techniques sans âmes étant en hibernation dans des caissons. L’ordinateur avancé HAL (Carl en français) communique d’une voix synthétique désincarnée, image du Rationnel froid, et par un œil rouge aussi glacé que celui d’un crocodile. L’humain est dépassé par la machine. L’a-t-il vraiment créée, d’ailleurs ? Puisque c’est le monolithe qui lui a donné « le pouvoir », celui-ci ne viendrait-il pas du Diable ? Évoluer c’est tuer, donc seul le Mal permet la Connaissance, comme Eve l’a appris à ses dépens. La Bible est convoquée bien lourdement, toujours…

Tirer le Diable par la queue engendre un coup de griffe en retour, et c’est bien ce qui arrive à nos deux astronautes : HAL les embrouille et cherche à les éliminer. Pourquoi ? Accomplir la Mission ? Mais quelle mission pour une machine ? Cela veut-il dire que le Concept est plus puissant que l’humain ? Que l’Idéal des idées pures, informatiques et mathématiques, est seul ce qui importe dans le Dessein intelligent de l’univers ? Ce Dessein n’est pas encore à la mode aux États-Unis en 1968, mais ses prémices sont déjà là, dans le biblisme littéral avidement pratiqué par les Américains. Si l’Évolution se résume à la technologie, le meurtre symbolique de HAL signifie la fin de l’évolution humaine.

Car notre héros Franck (au prénom qui évoque la France, patrie des Lumières ?) parvient à désactiver la mémoire de HAL et à prendre les commandes. Ou plutôt il ne « prend » rien du tout, mais poursuit son destin par la course programmée du vaisseau. Aux abords de Jupiter flotte un autre monolithe noir, relais d’un chemin balisé vers les étoiles. Le vaisseau est pris dans un vortex (un trou noir ?) et commence alors le quart d’heure psychédélique de délire coloré style LSD (fort à la mode en 68). Pour aboutir à quoi ? A une chambre d’hôtel style Louis XVI (juste avant la Révolution due aux Lumières… est-ce par hasard ?). Franck se voit vieux, seul, livré à lui-même sans lien avec l’extérieur. Le tueur est confronté à sa propre mort, rançon de son péché originel d’avoir évolué par le meurtre ?

Lorsqu’il touche le monolithe apparu dans sa chambre d’agonie, en vieux singe qu’il n’a cessé d’être, le voilà qui renaît en fœtus. Dans une sphère – l’inverse du monolithe rectangle – est-ce prémonitoire ? Une autre humanité naît peut-être, on n’en saura pas plus – bien que la croyance en l’ère imminente du Verseau (en 2160) imagine le retour du Christ. Les extraterrestres sont-ils un avatar de Dieu ? Messager du Sauveur ou intelligence du Malin ? L’homme n’avait rien demandé, « on » lui a imposé l’Evolution. Ne serait-il donc pas « coupable » ? Ou bien si, par son « péché originel » de vouloir tout savoir ?

arthur c clarke 2001 l odyssee de l 'espace

Les Transhumanistes aujourd’hui étendent la loi de Moore à la nouvelle loi du retour accéléré. Vers 2046, l’intelligence artificielle sera devenue tellement complexe et puissante qu’elle pourra faire basculer des hommes vers les machines le pouvoir sur les choses. C’est la crainte de Bill Gates et de Stephen Hawking, pas si éloignée des craintes exposées dans 2001, l’odyssée de l’espace en 1968 déjà. C’est dire si elles sont plus mythiques que réelles, au fond.

La messe de Requiem (messe des morts) de György Ligeti accompagne dans le film les mystères d’univers lorsqu’ils sont révélés, tout comme Ainsi parlait Zarathoustra de Richard Strauss accompagnait les efforts du singe primate à s’élever en esprit au début. Images folles et musique sont là pour dépayser le spectateur, l’inciter à déraisonner et à se laisser manipuler par les affects surgis de « l’expérience sensorielle » (thème fort à la mode dans les prémices du New Age).

Cette absence de message clair et l’envahissement sonore et visuel ont beaucoup fait pour le succès du film. Il s’agit de se laisser aller au primal, à déconnecter toute raison, à s’abandonner au destin. C’est ainsi que l’on abdique toute responsabilité, donc toute liberté, mais avec cet avantage de n’être jamais coupable de rien, surtout pas des effets pervers de la technique ni de la guerre du Vietnam. Le pessimisme de Kubrick a pris là une dimension cosmique. Pas sûr que l’on doive vouer un « culte » à ce genre de film, même s’il est utile de le connaître.

DVD 2001, L’odyssée de l’espace (A Space Odyssey), Stanley Kubrick, 1968, Blu-ray éditions Steelbook, €19.00
Arthur C. Clarke, 2001 l’odyssée de l’espace, 1968, J’ai lu SF 2001, 191 pages, €4.00

Catégories : Cinéma, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Michel Tournier, Le médianoche amoureux

michel tournier le medianoche amoureux
Anecdotes, historiettes, contes, récits plus ou moins vécus, ce recueil disparate vise à faire exister Michel Tournier chez les lecteurs après le succès de ses grands romans. Car l’écrivain a peine à se renouveler et s’atteler à un nouveau travail lui prend toujours du temps. Il était de la même génération que Mitterrand, effaré comme lui par l’accélération du monde via la technique, et exigeant pour tout de « donner du temps au temps ».

Il ne s’agit guère de « nouvelles » car tout n’est pas inventé, mais plutôt de tranches de vies qui auraient pu être et qui n’ont pas été, ou qui ont été mais pas aussi accomplies. Comme toujours chez les écrivains, il faut bien distinguer la fiction qui est littérature de la réalité qui est récit. Michel Tournier mêle les deux dans ces courts textes, certains déjà publiés en revues, voire carrément publicitaires (La légende des parfums).

C’est pourquoi certains lecteurs risquent de pousser de hauts cris (vierges et effarouchés) devant la connivence du vieil écrivain (en 1989 il a déjà 65 ans) avec l’hédonisme sexuel post-68. Toute la gent intello de gauche était pour l’amour libre, enfants compris. Mais comme la liberté n’est pas la licence, les années post-Mitterrand ont vu remettre en cause cette violation de la nature entre adultes impérieux et âmes immatures. Les ébats décrits avec Hatem, garçon berbère de 12 ans envoyé par son père dans le lit de celui qui dit « je » dans Aventures africaines, suivant ceux avec Abdallah à peu près du même âge à Chechaouen, sont probablement plus fantasmés que réalisés, l’auteur n’étant pas de ceux qui prennent des risques. Le « stupide fanatisme antisexuel de notre société occidentale », s’il existe bel et bien, ne peut absolument pas (et j’insiste, après l’avoir déjà écrit et réécrit) justifier la prostitution d’êtres jeunes. On ne répète jamais assez pour ceux qui n’écoutent pas – tout prof le sait bien.

Mais les vierges effarouchées par « la pédophilie » en soi accusent volontiers la littérature dans l’œil du voisin plutôt que la poutre des mariages réels des fillettes dès 9 ans dans les pays musulmans… parce qu’ils sont musulmans et que tout musulman est a priori « une victime », un « exploité colonial », donc que tout ce qu’il fait est « bien » a priori, c’est « sa différence ». Cherchez l’inconséquence, sinon le ridicule !

Cette histoire ne fait cependant que six pages dans l’ensemble des trois-cents : qu’elle ne vous décourage donc pas de poursuivre si vous vous sentez « choqué ». Le reste est varié et fantaisiste, se lisant facilement à la manière des contes ou des histoires entre convives dans la soirée. Médianoche est d’ailleurs un mot espagnol qui signifie le repas pris vers minuit, alors que la chaleur est tombée et que le vin et la bonne chère détendent les langues. Comme on parle, cette littérature du fragment est sans prétention et se lit agréablement. Le lecteur passe une bonne soirée.

L’auteur se fait volontiers mousse, joueur de polo, chercheur de champignons, amant de Thérèse, enfant perdu de dix ans prenant sa maitresse au sens propre, auteur de polar, fabuliste prolongeant Victor Hugo, conteur des mille et une nuits…

Mauvais écolier en son enfance car hypernerveux, mais issu d’une fratrie de quatre avec de nombreux neveux et nièces, il s’intéresse à l’enseignement. Il fait dire à un vieux professeur chahuté : « Je crois qu’un maître n’a qu’une chance de se faire accepter et de tenir debout face à vingt ou trente garçons et filles de quatorze à dix-sept ans, c’est en participant d’une certaine façon à l’espèce d’ébriété érotique qui caractérise cet âge » p.91. Ce n’est pas si mal vu, même si la crête est étroite entre la complicité hormonale et le flirt provocateur. Il n’est pas simple d’être prof car, contrairement à ce qu’affirme l’administration, ce n’est pas par la raison qu’on transmet mais par tout son être. Boris Cyrulnik, 27 ans plus tard, dit la même chose

« A côté de l’intelligence – et comme en concurrence avec elle – existent des forces, des pulsions, des fantasmes qui échappent à son contrôle, et même s’assurent son contrôle », dit-il dans une autre historiette sur la « connerie » (p.146).

Ce pourquoi, expose-t-il dans une troisième histoire (p.174), « l’aboutissement normal de l’enseignement moderne, c’est l’ordinateur (…) l’enseignant-robot dépourvu de toute trace d’affectivité et donc infiniment patient et objectif, prenant en compte toutes les particularités de l’élève unique placé en face de lui, ses lacunes comme ses aptitudes, et lui distillant à un rythme approprié les informations du programme ». Il va sans dire que ce scientisme fantasmé ne saurait être un véritable enseignement. L’auteur le dénonce avec raison, même si la Technocratie enseignante ne jure, aujourd’hui encore, que par « les moyens », rêvant de MOOC à distance et d’une tablette doudou pour chacun dès la maternelle !

Il est bon que la littérature nous mette en garde contre ces excès inhumains, et replace l’affectivité à sa juste place dans les relations entre maîtres et élèves. Sans aller trop loin, mais le monde idéal n’existe pas et c’est justement le rôle des écrivains de montrer les ombres et la lumière. « Lucie (…) ne jouait pas le jeu scolaire. Trop complice avec les filles, trop mère avec les petits, trop femme avec les grands » p.180.

Par petites touches, toute une philosophie de l’humain, de l’humanisme, de l’humanité. Pas un grand livre mais un plaisir de lire.

Michel Tournier, Le médianoche amoureux, 1989, Folio 1991, 308 pages, €8.20
e-book format Kindle, €7.99
Les oeuvres de Michel Tournier chroniquées sur ce blog

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Nul n’est rationnel

Le savoir scientifique a ceci de puissant qu’il ne cesse d’aller de l’avant, remettant cent fois sur le métier son ouvrage. Le calcul s’est développé jusqu’aux complexités inconnues des savants lettrés, les hypothèses sont testées, vérifiées. Les erreurs finissent par être corrigées, les fraudes par être détectées, les mythes idéologiques battus en brèche. Ce n’est plus aujourd’hui qu’un Lyssenko pourrait affirmer que la génétique est fausse puisque issu de savants « réactionnaires » d’une classe bourgeoise aux abois…

La science avance sur une méthode. Elle est faite d’observations aussi rigoureuses que possible et de tests reproduisant des invariants qui deviennent des « lois », sans que jamais observations ni tests ne s’arrêtent. Les « lois » ne sont ainsi jamais définitives mais corrigées, complétées ou infirmées. Le calcul ne serait rien sans l’intuition des hypothèses, ni sans la faculté de synthèse des observations. C’est ainsi que l’esprit de finesse est aussi utile à la science que l’esprit de géométrie.

prof de chimie

L’économie se veut depuis toujours une « science ». Elle aspire aux observations neutres et aux tests dont les invariants produiraient des « lois ». Elle a même créé cet être abstrait ni n’a jamais existé : l’homo oeconomicus rationnel, sensé fonctionner comme un calculateur sur le modèle des abeilles cher à Mandeville. Las ! L’humain est difficilement calculable, même avec les machines les plus puissantes ; il est mû par autre chose que par la pure logique… Et les êtres justement les plus froids et les plus calculateurs se révèlnt des monstres d’égoïsme ou des tueurs en série.

Ces dernières années, le libéralisme en acte aux États-Unis ou en Angleterre délaisse les théories abstraites pour le bel et bon pragmatisme, le concret de ce qui fonctionne. Ces peuples collent au terrain, ce pourquoi ils inventent l’Internet et pas le Minitel, le Boeing 737 et pas le Concorde, le skate et pas la patinette, Amazon et pas la loi de protection du prix du livre, ou encore Google et pas le site centralisé gouv.fr. Ils ne s’accrochent pas aux vieilles lunes comme si leur statut de pouvoir, social ou universitaire en dépendait. Leur monde bouge, pas le nôtre ; leurs jeunes sont en mouvement et inventent, pas les nôtres.

skate 13 ans

Le mathématicien Von Neumann et l’économiste Morgenstern ont inventé en 1944 la théorie des jeux : dans leurs interactions, les acteurs sont tous théoriquement logiques. Depuis 25 ans les neurosciences prouvent le contraire en pratique : chaque individu ne prend une décision qu’en fonction des autres. Les choix raisonnés l’emportent sur les choix rationnels…

C’est que la raison n’est pas la logique. La différence entre ces deux termes tient au poids de l’humain :

  • La logique est ce qui est conforme aux règles, elle est une cohérence, une nécessité.
  • La raison est cette faculté humaine qui permet de connaître, de juger et d’agir ; elle va du bons sens à la sagesse, en passant par l’acceptable. On reconnaît là les trois étages imbriqués de l’homme : les instincts et les sens (bon sens), les affects de l’émotion (l’acceptable) et l’intelligence de l’esprit (la sagesse).

L’humain n’est pas une machine à calculer, ce pourquoi un ordinateur assez puissant parvient à le battre aux échecs. L’humain va parfois droit au but, dans ce que nous appelons l’intuition ; l’humain court-circuite le calcul pour inventer du neuf, qu’il ne vérifie qu’après coup ; l’humain n’est pas insensible à l’entour ni aux autres, il interagit – ce pourquoi il a survécu depuis des centaines de milliers d’années.

Dans la théorie des jeux, le premier joueur doit proposer une règle maximisant ses gains. Le second joueur a tout intérêt à accepter même très peu plutôt que rien, en logique c’est toujours ça de gagné. Sauf que les acteurs réels ne sont pas « logiques », ils sont « raisonnables » : les expériences menées sur ce sujet montrent que le deuxième joueur rejette presque toujours les offres qu’il trouve inéquitables, celles qui s’éloignent trop du ‘tout pour lui’ et ‘rien pour moi’. Le devinant par avance, le premier joueur se garde bien, le plus souvent, de proposer une telle part du lion ; il se rapproche du négociable. Ce qui est amusant est que les rejets sont plus fréquents si le premier joueur est un humain et pas un ordinateur !

Pascal Picq France metaphysique

L’examen des aires cérébrales, durant l’exercice, montre que celles impliquées dans l’émotion sont fortement activées lorsque les propositions sont faites par un autre individu et pas par une machine. Une offre négociée devenue acceptable active plus fortement le cortex préfrontal, engagé dans les processus de raison, et moins l’insula inférieure, liée aux émotions. C’est l’inverse lorsque le partage est inéquitable.

La confiance, de même, s’apprend par interactions. Chaque échange est particulier, lié aux individus tels qu’ils sont et non aux principes abstraits de morale. D’où l’importance de l’émotion, du sentiment, de la psychologie. Les uns s’habituent aux autres et anticipent leurs comportements et réactions ; ils s’y adaptent. C’est ce qu’on appelle l’empathie. Se mettre à la place des autres n’est pas une vertu héroïque, c’est un processus automatique chez les êtres humains qui n’existent qu’en société depuis toujours.

Est-ce à dire que l’émotion l’emporte, comme dans le romantisme à la Rousseau ? Non plus, là encore ! Les trois dimensions de l’humain sont indissociables à l’équilibre : sens, cœur et cerveau. Les choix économiques font l’objet d’un raisonnement réflexif, dans un dispositif affectif, dominé par les interactions sociales.

Mais au fond, les vrais libéraux le savaient, d’Adam Smith à John Maynard Keynes. C’est Adam Smith lui-même qui expliquait, dans sa Théorie des sentiments moraux (1759), que les actions des hommes sont largement déterminées par l’idée qu’ils se font de ce qu’en pensent les autres… Et Keynes notait dans sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie que le choix des actions en bourse ressortait plus d’un « concours de beauté » que de savants calculs d’analystes financiers.

C’est à ce moment que l’on mesure le handicap mental des Français : toute leur éducation formatée au pur rationnel, sélectionnée par les seuls maths, aspire à l’immobilité de la « loi » définitive en science, égale pour tous en économie, répandue partout dans un monde où chacun serait rationnel. Sauf que d’autres savent exploiter nos inventions, produire de meilleure qualité, imposer leurs règles de négociation.

Nous avons beaucoup plus de mal que les autres à équilibrer instincts, émotions et raison, parce que nous croyons – à tort – que la seule raison nous fait humains (élus ? missionnaires ?). Au lieu de se lamenter à longueurs de commémorations sur les valeurs si vivantes « avant », ou à longueur de programmes scolaires sur les horreurs si condamnables « avant », ne serait-il pas temps d’encourager une éducation moins logique et plus raisonnable ?

Catégories : Economie, Science | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Manuel du moins dépenser

Les impôts sous le président Hollande tombent comme les balles à Gravelotte sous l’inepte Bazaine. Comme l’’économie n’est pas qu’une science abstraite mais peut avoir aussi des applications immédiates et concrètes, comment en temps de crise dépenser moins ? Comment, par souci écologique, dépenser mieux.

Vous êtes nouveau retraité ? Chômeur récent ? Votre prime annuelle a diminué drastiquement ? Votre taxe foncière et d’habitation ont grimpé à des sommets ? Vous voulez obtenir mieux avec moins en maintenant un standard de vie décent ? Quelques conseils.

Dépenser moins signifie en premier faire la revue des dépenses.

Répondre à la question « est-ce utile ? » Par exemple : de garder une voiture dans Paris ? Conserver une résidence secondaire où l’on ne va que 15 jours par an – alors que les députés socialistes manifestent un fort appétit à vous taxer pour financer leurs bastions, les « collectivités locales » ? Voyager aussi loin ? Aller rituellement au restaurant ? Manger des haricots verts du Kenya ou des cerises en hiver ? Tout cela est-il indispensable à votre bonheur ?

Dépenser moins signifie aussi épargner utile et prudent.

Ne laissez par d’argent liquide dormir sur votre compte-chèques mais privilégiez le monétaire : Livret A, LEP (si vous êtes peu imposable sur le revenu), LDD, Codebis du Crédit Agricole, CEL, Livret B. Vous obtiendrez au moins l’inflation (très basse en ce moment) et protégerez ainsi votre capital tout en gardant l’argent disponible à tout moment.

Pour un taux supérieur, vous devrez bloquer les sommes épargnées : PEL (4 ans minimum mais jusqu’à 12 ans possibles au même taux), PEA (8 ans minimum pour éviter les fortes taxations), assurance-vie (avant 70 ans si vous voulez transmettre). Voire les PEE (Plan d’épargne entreprise) si vous êtes salarié.

peintre

Dépenser moins signifie encore chercher les bons plans, notamment sur Internet.

La période des soldes est connue de tous, mais comparer les prix l’est un peu moins. Internet y aide.

Sans négliger les occasions en livres, CD, DVD, objets de décoration et – pourquoi pas – vêtements.

Pour les enfants, qui grandissent sans cesse, les échanges en famille sont recommandés. Ou les achats dans les magasins de style Gap ou Carrefour pour le courant.

En alimentaire, la revue ’60 millions de consommateurs’ fait la revue annuelle de plus 1400 produits de première nécessité en comparant les prix. Les informations sont accessibles gratuitement sur tous les sites des journaux.

La Télévision Numérique Terrestre comprend 14 chaînes accessibles gratuitement si vous avez un forfait Internet qui vous permet aussi le téléphone gratuit en France et dans de nombreux pays étrangers. Sans liaison obligatoire France Télécom (ce quasi monopole qui se prend encore pour une Administration) si vous choisissez le dégroupage !

Dépenser moins signifie encore acheter durable.

La mode est éphémère et ne compte surtout que lorsque vous êtes adolescent(e) – même attardé – ou en représentation. Pour le reste, le durable est le plus raisonnable, écolo ou pas. Retrouvons en temps de crise les réflexes de nos (désormais arrière) grand-mères. Un jean vous durera dix ans (si vous ne grossissez pas), une paire de chaussures 5 ans (si elles sont entretenues).

Un livre vous durera une vie, mais pas le dernier CD à la mode. C’est le marketing qui fait l’essentiel du prix ; la tyrannie de la mode incite à consommer et à dépenser plus et sans cesse pour le même objet « relooké », « repackagé », « à obsolescence programmée ».

Rompre avec ce système est une économie immédiate. Nombre de livres classiques, dans le domaine public, sont accessibles par e-books gratuits sur Internet.

Quant aux ordinateurs, un de bureau avec assez de puissance vous dure dix ans (pas un portable, plus fragile et moins puissant)…

Dépenser moins, c’est aussi faire de nombreuses choses par soi-même.

Pour l’alimentation, choisissez de cuisiner à l’aide de produits de base plutôt que d’acheter exotique ou plats préparés. Tout ce qui est à base de poulet, d’œufs, de pommes de terre, de riz et de pâtes est d’un excellent rapport qualité/prix. Le gigot surgelé est à moitié prix par rapport au boucher (décongeler 48 h à l’avance au frigo).

Pour les produits de base génériques (conserves de thon, pâtes lambda, beurre de cuisine, huile d’arachide, etc.) pensez magasins de discount (Aldi, Ed l’Épicier, etc.), surgelés de qualité (Picard) ou produits ‘sans marques’ des grandes chaînes (Carrefour, Casino, etc.) : ce sont les mêmes usines, seules les dépenses de marketing ne sont pas incluses dans le prix car il n’y en a pas.

Achetez les légumes et fruits de saison plutôt qu’exotiques ou venus de loin ; choisissez les aires de cueillette si vous avez une nombreuse famille ou aimez faire des conserves ; les viandes et poissons en promotion, qui font l’objet d’achat en grande quantité (moins chers) et partent plus vite (grand débit = grande fraîcheur).

A la campagne, cultivez votre jardin et conservez vos productions plus « bio » que les vraies. C’est ainsi que nos (arrière) grands-parents compensaient leur retraite légère, car le système de retraite tel que nous le connaissons n’a été instauré qu’en 1946.

pommes tomates poivron

Bricolez par vous-mêmes si vous le pouvez : la plomberie, l’électricité, la maçonnerie, la menuiserie, la couture, la coiffure des enfants…), aidés des conseils de vos voisins, famille, amis et relations.

Échangez des services (ex. couture contre menuiserie, confiture contre réparation de plomberie). Faites participer les enfants, même les ados si vous leur confiez une responsabilité selon leur âge : ils adorent ça.

Donnez des cours selon vos compétences : français, math, gym, finance, construire un CV… Proposez vos compétences en Mairie, des associations existent. Gardez des enfants, guidez des promenades, vendez vos productions culinaires, etc.

Covoiturez, profitez du covoiturage. L’intérêt est le troc : de produits, de services, d’idées – toujours moins cher que les circuits traditionnels. Déjà sans TVA… et tant pis pour l’État trop gourmand !

Louez quelques chambres en gîte à des touristes si vous êtes à la campagne, ou une chambre si vous êtes en ville à un(e) étudiant(e) : vous aurez une compagnie, de l’animation et un revenu supplémentaire pour payer les charges. Si vous avez un box de garage ou un emplacement de parking, louez-le : avez-vous vraiment besoin d’une voiture dans une grande ville ? Si vous êtes déjà locataire de votre appartement, changez s’il est trop grand ou trop lourd pour vous ; sinon sous-louez une chambre (voir le contrat de bail pour savoir si c’est autorisé).

Voyagez en vous y prenant à l’avance et hors saison. L’achat de billets SNCF sur Internet trois mois à l’avance, ou de billets (Air France – trop souvent en grève de privilégiés) ou EasyJet de 3 à 6 mois avant, vous permettent de substantielles économies. Certains achats de dernière minute aussi, mais c’est quitte ou double. Sauf pour les voyages organisés où vous pouvez dénicher la bonne affaire.

La randonnée est le sport le moins cher : une paire de bonnes chaussures et un sac à dos qui vous va bien suffisent ; ils vous dureront 10 ans.

Si vous avez une certaine culture classique ou des compétences d’animateur ou de sportif, postulez pour accompagner des groupes auprès de voyagistes reconnus (Arts & Vie, Nouvelles Frontières, etc.) : vous ne serez pas forcément payés mais voyagerez tous frais inclus, et étofferez votre carnet d’adresses par des rencontres toujours intéressantes.

N’hésitez pas à parler avec tous ceux que vous rencontrez des recettes et combines pour se faire plaisir sans dépenser plus. Vous serez étonné(e) de voir que tout le monde s’y met. Prenez des notes, des recettes, des adresses, des sites. Alimentez l’échange, c’est passionnant.

– Et avec les économies réalisées… n’hésitez pas à faire une folie de temps en temps ! Ce qui importe au plus grand nombre est de vivre bien, pas de devenir ermite.

La documentation indispensable au dépenser moins :

Martin Kurt, Améliorez votre pouvoir d’achat, €14.10
Martin Kurt, Le guide pour arrondir vos fins de mois, €9.99
Martin Kurt, Apprendre à bien négocier – mode d’emploi, €7.99 

Un choix de liens utiles (il y en a d’autres !) :
http://www.amazon.fr (livres, CD, DVD – neuf et occasion)
http://www.ebay.fr (tous objets d’occasion)
http://www.priceminister.com (id)
http://www.rueducommerce.com (id)
http://www.grosbill.com (id)
http://www.cdiscount.com (CD moins chers)
http://www.euro.dell.com/countries/fr (vente directe d’ordinateurs, écran, etc.)
http://www.voyagesncf.com (billets de train)
http://www.idtgv.com (billets de train SNCF, vente directe)
http://www.natoora.fr (produits frais directement des producteurs)
http://www.kelkoo.fr (site comparateur de prix)
http://www.fr.shopping.com (comparateur de prix)
http://www.privatesook.com (site de ventes privées)
http://www.ebooksgratuits.com (livres enregistrables gratuits)
http://gallica.bnf.fr (livres anciens téléchargeables gratuits)
http://www.marmiton.org (recettes de cuisine)
http://www.anyway.fr (billets, voyages)
http://www.fr.lastminute.com (voyages dégriffés)
http://www.vacancespascher.com (bon plans vacances)
http://www.voyagermoinscher.com (id)
http://www.easyjet.com
http://www.ffrp.asso.fr (Fédération Française de Randonnées Pédestres)
http://www.seloger.com (annonces immobilières)
http://www.entreparticuliers.com (annonces entre particuliers)
http://www.digitroc.com (troc entre particuliers)
http://www.gchangetout.com (id)

Catégories : Economie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Janette Le Hir-Gaultier, Les roses et les épines de Mathilde

Mathilde, c’est elle, Janette, qui n’est que son deuxième prénom. A 74 ans, gourmande de la vie, elle se décide à apprendre l’informatique pour écrire son livre sur ordinateur. Elle a entamé quelques années auparavant son troisième mariage avec Pierre, 78 ans, et a enterré avec tristesse un fils, un neveu et quelques autres. Cela ne l’empêche pas d’arpenter ses quelques 12 km de randonnée par jour et de voyager un peu partout en caravane.

Ce livre est une autobiographie. L’existence de la génération d’avant celle du baby-boom, née en 1936 au temps du Front populaire. Elle a vécu la guerre, mais enfant ; ses années de jeunesse ont surtout connu les Trente glorieuses. Du travail, Mathilde-Janette en trouve à 17 ans, émancipée par le juge après la mort de ses parents. Acharnée et curieuse, elle qui n’a jamais eu le bac, elle a passé de nombreux concours : la comptabilité, l’administration. Bien loin de la génération actuelle qui attend que tout lui tombe tout cuit parce que c’est de la faute de l’école et de la société. Ce pourquoi elle se retrouve à travailler au Trésor public à Blois à la charnière des années 1950 et 60 – comme mes propres parents ! Son fils Patrick naît dans la même clinique en Vienne que mon frère, mais un an plus tard. Nous avions déménagé.

La vie, ce sont les roses et les épines, les unes ne vont jamais sans les autres, tout comme la paille et le grain chers à François Mitterrand. Notre autobiographe croque la vie à belles dents malgré les malheurs. Comme une chatte, elle retombe sur ses pattes, prenant la vie du bon côté : la cuisine, le jardin, la nature, les êtres. Elle en a, des amis ! Elle les aime, ceux de sa famille ! Elle adore la nature – et les confitures ! Ce qui ne va pas, dans le style d’écriture, sans cette manie des majuscules et des trois points d’exclamation !!! Comme si un seul ne suffisait pas ; comme si les mots eux-mêmes ne suffisaient pas.

Jouissance de l’ordinateur, apprise après 70 ans, ne voilà-t-il pas que la machine l’incite à écrire un peu plus ? Ce pourquoi l’enfance est réduite à 81 pages, le remariage à 66 et que le dernier amour s’épanche sur 160. Bien sûr, la vie à deux au troisième âge, avec retraite précoce et revenus confortables, incite à goûter l’existence. Ce ne sont qu’apéros, sorties, campings, cures et voyages. Heureux comme retraités en France ! Juste retour d’une vie active plutôt rude dans l’Administration des années de reconstruction, mais déjà du passé. La retraite du futur sera plus chiche, la génération qui l’aborde a mangé son pain blanc le premier avec études plus longues et vie professionnelle trop protégée.

Ce pourquoi il faut lire Janette-Mathilde. Sa vitalité remue et me fait penser à Hiata, mon amie de Tahiti qui écrit régulièrement ses chroniques sur ce blog. Sens de l’observation, regard direct et humour de vivre. Jusqu’à observer la navette spatiale dans un ciel noir parfaitement pur des environs de Tafraoute au sud du Maroc : rien n’échappe à l’émerveillement de Mathilde.

D’où sa leçon à ceux qui suivent : « Les efforts, les difficultés rencontrées, sont toujours récompensés par les découvertes intarissables (…) chaque jour nous découvrons, nous apprenons, et cela est très enrichissant » p.243. Il n’y a pas d’âge pour aimer. Je souhaite longue vie à Mathilde, à Janette Le Hir-Gaultier, née à Levroux en 36. L’âge vient et le goût de la vie demeure. Lire ce récit est une jouvence. Durant ces vacances, faites-en donc une cure !

Janette Le Hir-Gaultier, Les roses et les épines de Mathilde, juin 2012, Éditions Mélibée, 9, rue Sébastopol, BP 21531 – 31015 Toulouse Cedex 6, 328 pages, €19.95 

Site des éditions Mélibée : www.editions-melibee.com

Catégories : Livres, Voyages | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Stieg Larsson, Millénium 1

Gros succès pour ce thriller suédois paru en 2005. Avec raison. Il s’agit – pour une fois – d’un polar économique où le héros n’est pas agent secret ou flic, mais journaliste d’investigation. De quoi nous rappeler que la Suède est une nation industrielle qui a su tirer des atouts de la mondialisation.

Mikael Blomkvist aime l’économie, la justice, les droits de l’homme. Il est le Suédois que chaque famille aimerait pour gendre tant il répond au politiquement correct local. Sauf qu’un financier très puissant lui a fait mordre la poussière – procès, amende et trois mois de prison. Celui qui n’a comme fortune que sa réputation ne saurait pardonner !

C’est alors que l’histoire se complique. Le thriller économique se transforme en traque policière sur un tout autre sujet : un mystérieux tueur en série qui sévit depuis des dizaines d’années en Suède et aurait fait disparaître Harriet, la nièce du PDG d’un autre puissant groupe industriel familial suédois. Comme Mikael n’a rien à faire, en attendant que la profession oublie un peu son procès et qu’il fasse son temps de prison, le PDG octogénaire Heinrik Vanger l’embauche comme traqueur pour revoir toute l’affaire. Elle a été l’obsession de sa vie et il veut faire une dernière tentative avec un œil neuf.

C’est là que l’on découvre les techniques du journalisme d’investigation : elles s’apparentent fort aux techniques d’enquêtes policières – voire à celles des agents secrets. Une jeune fille, Lisbeth, à l’existence déstructurée et chaotique, se révèle experte en informatique avec des procédés sophistiqués de hacker. Après avoir lu ce livre, vous ne pourrez plus vous connecter à internet sans avoir au préalable vidé votre ordinateur de tout ce qu’il peut contenir de personnel – et soigneusement haché les fichiers transférés…

Sans dévoiler l’histoire, palpitante et bien menée dans le décor exotique de l’hiver glacé d’une Suède constamment baignée par la mer, on peut résumer le tome 1 de Millénium de la façon suivante. ‘Millénium’ est le titre d’un magazine d’investigation économique ; c’est lui le vrai héros du livre. L’auteur a lui-même dirigé un magazine de ce type, ‘Expo’, avant de décéder en 2004. Son journaliste va sauver un empire industriel et en couler un autre ; il va soutenir la famille patriote et détruire en vol les escrocs apatrides. Voilà une belle quête pour une Suède du 21ème siècle en quête d’identité !

N’hésitez pas à lire ce livre : vous allez entrer dans le monde contemporain où la combinaison ordinateur + connexion ADSL est désormais l’arme la plus puissante – comme la faille la plus grave de l’économie. Wikileaks le montre à l’envi, mais aussi les intrusions chinoises dans les centres serveurs ou le virus inoculé par Israël (?) aux ordinateurs des centrales nucléaires iraniennes.

Les nouveautés de la finance, qui frisent l’escroquerie, devraient être mises au jour et dénoncées par les journalistes si ceux-ci ne restaient pas fascinés par la richesse et trop frileux pour s’engager. Le roman a été écrit juste après l’éclatement de la bulle internet. « Les analystes économiques suédois étaient ces dernières années devenus une équipe de larbins incompétents, imbus de leur propre importance et totalement incapables de la moindre pensée critique » p.109. On peut en dire autant des journalistes spécialisés du monde entier. Surtout lorsqu’on empile des sociétés bidon qui traversent des places offshores. Stieg Larsson écrit, non sans humour : « Wennerström se consacrait à l’escroquerie sur une échelle tellement vaste qu’il ne s’agissait plus de crime – il s’agissait d’affaires. » p.543

La dernière pique est réservée aux affolés sociaux qui préfèrent ne jamais lever le voile, des fois que « l’économie suédoise » en pâtisse. Ils se font, ce faisant, complices de l’escroquerie. Or, déclare le journaliste, « il faut distinguer deux choses – l’économie suédoise et le marché boursier suédois. L’économie suédoise est la somme de toutes les marchandises et de tous les services qui sont produits dans ce pays chaque jour. (…) La bourse, c’est tout autre chose. Il n’y a aucune économie et aucune production de marchandises ou de services. Il n’y a que des fantasmes où d’heure en heure on décide que maintenant telle ou telle entreprise vaut quelques milliards de plus ou de moins » p. 560. Rappelons que la Suède est restée en couronnes, elle ne compte pas en euros.

Non que la bourse n’ait pas d’importance mais il faut garder à l’esprit que la spéculation se déconnecte des actifs réels. « Cela signifie qu’un tas de gros spéculateurs sont actuellement en train de transférer leurs portefeuilles boursier des entreprises suédoises vers les entreprises allemandes. Ce sont donc les hyènes de la finance qu’un reporter avec un peu de couilles devrait identifier et mettre au pilori comme traîtres à la patrie. Ce sont eux qui systématiquement et sciemment sapent l’économie suédoise pour satisfaire les intérêts de leurs clients » p.561.

Le patriotisme économique contre les requins apatrides, est-ce un signe des temps ?

Stieg Larsson, Millénium 1 – Les hommes qui n’aimaient pas les femmes (Man som hatar kvinnor), 2005, éd. française Actes sud poche Babel noir 2010, traduit du suédois par Lena Grumbach et Marc de Gouvenain, 575 pages, €10.93.

Les trois Millenium en 3×2 CD audio, 60 h d’écoute, Audiolib 2008, €68.40

Eva Gabrielsson, Millenium Stieg et moi, Actes sud 2011, 160 pages, €19.00

Catégories : Livres, Romans policiers | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Haruki Murakami, La fin des temps

Nous sommes dans les années 1980 et ce qui préoccupe la société est le Big Brother informatique. L’ordinateur va-t-il un jour prendre le contrôle du cerveau ? Les données personnelles sont-elles pillables à merci par tout hacker un peu doué ? Va-t-on un jour manipuler les hommes à leur insu ? Un ingénieur informaticien n’est-il qu’un liseur de rêves enfuis ?

Dans l’univers Murakami, deux sociétés se partagent le pouvoir : System et les Pirateurs. Il expose la dialectique éternelle de la balle et de la cuirasse : quand l’une fait un progrès, l’autre suit. Cette course sans fin a quelque chose d’absurde, surtout si c’est la liberté humaine qui est en jeu.

C’est en effet d’absurde qu’il s’agit dans ce ‘1984’ orwellien écrit par un Japonais trentenaire. Conte surréaliste, un jeune homme banal de 35 ans, que sa femme a quitté depuis des années, remplit une mission de codage de données sensibles pour un vieux chercheur farfelu dont le laboratoire se cache dans les souterrains d’un immeuble de la ville. De quoi suggérer fortement l’image du Complot, tant la foule indifférente qui va travailler tous les jours ne soupçonne aucun des mystères de Tokyo : la lutte sourde des ténébrides contre tout ce qui vit à la lumière, le combat sans merci des informaticiens pour et contre le système, l’enjeu du contrôle humain…

Du jeune homme, on ne saura pas le nom. Il est la banalité même, interchangeable, homme machine. On lui a implanté une méthode de codage mental qui le rend à son insu manipulable en subconscient. Tous les autres cobayes sont morts d’un conflit psychique, pas lui. Il écoute de la musique, lit des romans, baise à l’occasion en saine gymnastique. Mais le Japonais moyen a plus d’un tour dans son sac : sa résilience, dirait-on aujourd’hui, lui fait concevoir un autre univers où ses contradictions trouvent leur logique. L’esprit même de Murakami, écartelé entre le Japon tel qu’il est et son décalage personnel qu’il résout par l’écriture.

D’où ces chapitres en parallèle où court une autre histoire. Autre versant de l’informaticien, l’arrivant dans une cité close de hauts murs. Entrent et sortent des licornes, animaux improbables dont un certain nombre meurt chaque hiver tandis que naissent des petits. Leurs crânes, conservés, enferment des rêves qu’un seul personnage dans toute la ville est capable de lire : le liseur de rêves – lui. Tout se déroule sans heurts ni passions dans une ville fermée pour l’éternité. Le « paradis » vu par Murakami n’est pas ce frais jardin peuplé de houris et d’éphèbes des peuples de la Bible…

On s’y ennuie. Votre ombre commence par vous quitter et, avec elle, la mémoire. Vous n’avez plus de cœur, ce qui évite tout incident, puisque les heurts entre humains ne sont que passionnels. Qui ne peut s’adapter est rejeté au fond de la forêt, en paria. Nous sommes chez Orwell, chez Huxley, dans l’URSS brejnévienne de ces années 1980 : un monde parfait est un monde sans passion où tout est rationalisé. « Cette ville parfaite n’a pu se former que parce que les gens ont perdu leur cœur. Ils tournent à l’intérieur d’un temps qui étend à l’infini leur existence parce qu’ils ont perdu leur cœur » p.442.

‘La fin des temps’ n’a rien à voir avec la fin du monde, seulement avec celle du narrateur. Son monde d’informaticien des années 1980 rejoint le monde imaginaire des licornes, la faute au vieux chercheur qui l’a formaté ainsi. Il est, ici et là-bas, fin du temps, rêve d’éternité peut-être. « Chacun a au fond de sa conscience un noyau dont il ignore le contenu. Dans mon cas à moi, il s’agit d’une ville. Dans cette ville coule une rivière et elle est entourée par d’épaisses murailles de briques. Les habitants de cette ville ne peuvent pas en sortir. Les seules qui peuvent sortir, ce sont les licornes. Elles aspirent en elles l’ego et la personnalité des habitants et vont les rejeter à l’extérieur des murs. C’est pourquoi personne n’a d’ego – de personnalité dans cette ville » p.479.

Outre l’idée de célébrer le roman de George Orwel ‘1984’ (écrit en 1948), le lecteur d’aujourd’hui notera la culture littéraire et musicale des années 1980 qui a disparu corps et biens : «  Combien y-a-t-il de types au monde capable de réciter les noms de tous les frères Karamazov, hein, je vous le demande ? » p.521. L’auteur n’hésite pas à évoquer Balzac, Stendhal, Proust, Joseph Conrad, les musiciens de jazz ou Bob Dylan, Bob Marley, Police… Il a d’ailleurs une vision de Bob Dylan assez juste : « on dirait la voix d’un petit enfant debout devant la fenêtre, qui regarde tomber la pluie » p.461.

Évoquons pour finir les errements de la traductrice qui confond volontiers droite et gauche et ne connaît rien aux voitures. Comment porter sa valise de la main gauche tout en pressant la main que sa copine a glissée dans sa poche gauche avec sa main droite ?… Comment confondre le poisson nommé turbot avec le compresseur des moteurs turbo ?… Mais que ces facéties involontaires ne vous gâchent pas le plaisir. Murakami vaut d’être découvert.

Haruki Murakami, La fin des temps, 1985, traduction française Corinne Atlan 1992, Points Seuil 2001, 528 pages, €8.07

Catégories : Haruki Murakami, Japon, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,