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Horace Walpole, Le château d’Otrante

horace walpole le chateau d otrante
Jamais publié en poche en France, ce premier « roman gothique » déborde d’action et de coups de théâtre, dans un décor fermé, oppressant. Les éditions de la Pléiade en offrent pour Noël une édition soignée, flanquée de quatre autres opus de la même veine.
Nous sommes au XIIe siècle dans le Royaume de Sicile ; la principauté d’Otrante est sous la férule d’un seigneur qui a usurpé par ruse le titre depuis trois générations. Manfred est un tyran, mais obsédé de transmettre ; son fils Conrad est un adolescent malingre et souffreteux que son père se presse de marier afin d’assurer sa descendance. Mais le destin s’en mêle sous la forme d’un heaume de casque gigantesque qui écrase dans la cour du château, le jour même de ses noces, le malheureux enfant.

Manfred, désespéré, regrette moins son fils que le mariage perdu et propose aussitôt à la belle Isabella de l’épouser en lieu et place de Conrad – une fois qu’il aura fait annuler son propre mariage avec son épouse qui a peine à enfanter, la princesse Hippolita. Ce scandale aux yeux du monde et de l’Église va précipiter sa perte ; bien qu’il se batte bec et ongles contre la prophétie annoncée, il ne pourra rien – et sa descendance par les mâles s’arrêtera. C’est qu’il oublie sa fille, Matilda, qui peut se marier elle aussi et avoir des enfants. Mais le tyran seigneurial est aussi largement patriarcal et ces œillères l’empêchent de vivre normalement. Au point de la faire périr elle aussi, la prenant pour une autre…

main de spectre Le Chateau d Otrante

Horace Walpole, comte d’Orford, se bat dans la vie réelle contre l’absolutisme catholique, jacobite et clérical. En tant qu’auteur, il met en scène le fanatisme pervers de l’Église, qui veut régenter toutes les âmes, comme le plaisir pervers du seigneur et maître de la principauté. Ces deux dominations ont pour seule volonté de forcer les êtres humains, quel que soit leurs mérites, leurs vertus ou leur rang social, à plier et obéir. Cette « raison » d’État ou de foi est déraisonnable – et seule la « déraison » sous la forme de spectres et de rage des éléments, peut instiller la peur et le doute chez les dominants sûrs d’eux-mêmes. Seule la déraison peut permettre, par la révolte et la reconquête d’une certaine liberté, à la vie de continuer. Telle est la clé du style « gothique ».

horace walpole the castle of otranto

Le roman est construit comme une pièce de théâtre en cinq chapitres comme autant d’actes, avec unité de temps, de lieu et d’action. Tout se passe au château, décor grandiose et un brin effrayant, où les créneaux chantent avec le vent et où les souterrains obscurs et humides sont propices aux terreurs de l’inconscient. Ses pièces nombreuses, en enfilade et superposées, sont hantées d’apparitions gigantesques qui terrifient les serviteurs ; mais leur désordre est aussi favorable à écouter les conversations. Le château semble vivant et ses hôtes humains des parasites, qu’il secoue dans le tonnerre et la tempête lorsqu’ils faillent à leur destin.

La seule protection contre le château semble être l’armure, château sur soi, lorsqu’on est habilité à la porter, tel Théodore, jeune paysan d’apparence, autorisé par Matilda, la fille du seigneur Manfred. Théodore va annoncer la réalisation de la prophétie à Manfred, s’opposer à lui, aider la fuite d’Isabella, blesser Frédéric en combat singulier, enfin épouser Isabella après la mort de Matilda et le renoncement de Manfred. Il est le deus ex machina de la pièce, le jeune héros médiéval porté par son énergie intime comme par le destin. Théodore veut dire « don de Dieu » : jeune, beau, vigoureux et hardi, il est l’auteur idéalisé et le lecteur mâle s’identifie à sa noble quête.

Les personnages sont des « caractères », plus caricaturaux que fouillés, mais pétris de contradictions qui les humanisent un peu. Manfred le tyran est flanqué d’Hippolita son épouse soumise – mais Manfred est sensible et se laisse fléchir, et Hippolita pas une oie blanche sans personnalité. Matilda, la fille du couple, est virginale et conventionnelle, mais sa servante Bianca est toute ruse féminine et sensualité, comme une conscience inversée de sa maitresse qui se raidit de peur d’aimer. Théodore, candide bon sauvage, esclave des barbaresques arabes de 5 à 18 ans, paraît intact dans sa vertu « de race », tel plus tard un David Copperfield ou un Oliver Twist. Il s’oppose à Frédéric, croisé en Terre sainte mais hanté de libido. Nul n’est parfait mais chacun joue son rôle. Le destin va vaincre l’arbitraire, loi de nature contre volonté trop orgueilleuse des hommes. Le moine Jérôme – mais néanmoins père – ne peut imposer « sa » volonté (qu’il cache derrière celle de l’Église), pas plus que le prince Manfred – père à demi – ne peut imposer son désir à épouser la fille destinée à son fils. Transgression, inceste, usurpation ne sauraient gagner contre le « bon » droit, celui de la nature. Tout comme la vérité « naturelle » des êtres se révèle lors des crises, le destin va rectifier les errements humains.

Nous sommes au siècle de Rousseau, où l’homme secoue l’absolutisme social au nom des « lois naturelles ». Horace Walpole y ajoute l’ingrédient médiéval pour épicer l’action d’un décor à la Walter Scott et situer les passions dans l’intemporel.

Horace Walpole, Le château d’Otrante – histoire gothique, 1764, José Corti 1989, 155 pages, €22.99
Frankenstein et autres romans gothiques, édition Alain Morvan, Gallimard Pléiade 2014, 1373 pages, €57.60

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Forteresse de Kamianetz Podolskiy

Le train a 15 wagons tirés par une locomotive antique mais électrique. Nous ne sommes pas plutôt montés dans notre train couchettes que des éclairs sillonnent le ciel. Comme chaque nuit, il pleut. Qu’importe, le thé de la maîtresse du wagon déssoiffe et le rythme des boggies sur les rails ne tarde pas à nous faire trouver le sommeil entre nos deux draps frais.

ukraine train electrique

Dans le bus à l’arrivée, défilent les kilomètres. L’heure du déjeuner approchant, étant même dépassée, nous pouvons observer depuis le bus des familles qui, comme dans les années soixante en France, pique-niquent au bord de la route. Toute la famille en marcel blanc, ou plus à l’aise pour les enfants, installe la nappe par terre et sort les victuailles du panier. Ils regardent passer les voitures tout en se donnant en spectacle, celui d’une famille qui a réussi à accéder au confort. Une Moskvitch, succédané de la Fiat 1200 des années 70, transporte sur sa galerie un haut de chapelle tout équipé, en fer blanc embouti, un oiseau au faîte. Sur le bord de la route, des familles vendent les tomates, les pastèques, les pommes et les oignons de leurs jardins. Les étals sont surveillés par de vieilles femmes qui gardent leurs petits-enfants bébés ou par de jeunes garçons. Les adultes en âge de travailler sont au boulot en ce vendredi. Nous traversons le Dnieser.

ukraine crepe pate de pavot

A Kamnianetz Podolskiy, nous prenons le déjeuner dans un restaurant qui surplombe le fleuve, dans une tour fortifiée. Nous sommes seuls dans l’édifice monumental qui rappelle les châteaux des dignitaires nazis. Les salades traditionnelles de chou blanchi et de betterave rouge râpée à la crème aigre sont présentées dans des coupelles de cristal. La viande est sur assiette, une escalope fine roulée aux champignons et oignons, accompagnée de blinis de pommes de terre malheureusement un peu grasses. Trois sauces vont avec la viande, un ketchup ciboulette, de la crème épaisse et une mayonnaise aux herbes. Le dessert est triple lui aussi, trois sortes de crêpes au fromage blanc, aux cerises et à la pâte de pavot.

Les toilettes de ce restaurant de luxe ne sont pas au niveau : un ado arrache le robinet dès qu’il le touche, prenant une douche et déclenchant une inondation dans les toilettes, rapidement condamnées par un panneau comminatoire. Il faut dire qu’il y a dix centimètres d’eau sur le sol…

ukraine forteresse de kamianetz podolskiy

Le site a été occupé depuis le Paléolithique comme en témoignent les fouilles. La plus ancienne datation, 30 000 ans, a été relevée en Ukraine à Luki-Vroublevetski, près de là. La première mention de la cité de Kamianetz, dans les Chroniques Arméniennes, date de 1060-62. En 1196, les anciennes chroniques russes signalent que la cité faisait partie de la principauté de Galicie-Volinienne. Elle fut un centre de transit important pour les marchandises entre Kiev et les Balkans.

ukraine forteresse de kamianetz podolskiy cour

Nous allons visiter la forteresse qui fait l’attraction touristique de la ville. Protégée de trois côtés par un méandre de la rivière Smotrich, elle fut élevée en 1062 et n’a été prise que deux fois, l’une en raison d’un conflit interne, l’autre quand les Turco-Mongols de Batou l’ont assiégés en 1240, soixante fois plus nombreux que les défenseurs. La légende veut qu’à la question « qui t’as construit ? », la réponse fut « – Dieu lui-même ». Entraînant la suite : « alors que Dieu la prenne ! ».

ukraine forteresse de kamianetz podolskiy canon autotracte allemand

La forteresse elle-même est en rénovation. Ses murs abritent une exposition sur la seconde guerre mondiale – vue du côté russe. Le style en est « patriotique internationaliste », populaire et grandiloquent. Les jeunes garçons sont moins fascinés par les mots ronflants des affiches que par des canons autotractés et par les armes allemandes sous vitrine. Les uniformes les font se raidir d’envie, leur corps se redresse de façon visible. La propagande antinazie semble leur passer par-dessus la tête : ils en ont été abreuvés depuis la petite enfance par l’école officielle, les vaccinant à vie contre les trémolos idéologiques d’un autre âge. A chaque génération de réapprendre la civilisation et le poids des valeurs. Les enfants ne sont pas des oies qu’on gave sans vergogne de propagande ; c’est même contreproductif comme en témoigne chez nous les décennies d’exposés et autres manifestations « contre le racisme ».

ukraine forteresse de kamianetz podolskiy passage

Dans les souterrains des remparts, une scénographie met en scène une attaque turque dans le style du musée Grévin. Un attaquant se fait éventrer à la baïonnette avec un cri étranglé que la machinerie reproduit, tout comme le mouvement en avant du tueur, à intervalle régulier. Plus loin, c’est un blessé sur la paille, puis une rangée de cercueils. Ce réalisme national et pourtant socialiste, dans cette pénombre souterraine, fait frissonner.

ukraine forteresse de kamianetz podolskiy turc eventre

Mais nous pouvons revenir à la lumière en allant explorer les tours aux meurtrières ouvertes sur la ville et la campagne, au toit à charpente savante, ou bien les remparts dont la galerie court côté fleuve. Une petite fille en robe blanche de communiante voit le vent capricieux faire voleter sa jupette. Les maltchiki sont plus bruts de décoffrage, version prolo en culotte épaisse et poitrine nue, ou version in en short de foot et polo arachnéen. Deux d’entre eux me font un salut ironique.

ukraine forteresse de kamianetz podolskiy fillette jupette

Sur la route, un panneau indique une forte pente à « 66% ». C’est assez curieux lorsque l’on regarde un rapporteur. L’unité de mesure ne semble pas la même que chez nous. Brusquement, un pschitt ! et une vague embardée : c’est le pneu arrière gauche du minibus qui a crevé. Le chauffeur sort la roue de secours mais se rend compte qu’il n’a pas le cric adapté (sempiternelle incurie soviétique). Il se voit obligé d’arrêter d’autres minibus Mercedes analogue au sien pour tenter d’emprunter un cric. Il y parvient, mais ce dernier glisse ; je lui conseille de le poser sur une planche, ce qui lui donnera une assise plus large au sol. Il fait très chaud, l’asphalte brûle, l’effort fait couler la sueur sur le visage du chauffeur, prénommé Rouslan. Il passe une bonne demi-heure à s’enduire de cambouis et de poussière avant de parvenir à réparer.

ukraine forteresse de kamianetz podolskiy fillette rose

Nous atteignons Kamelnitskiy au crépuscule. C’est une grande ville de 254 000 habitants. Nous allons y dîner, dans un café à la serveuse accorte. Ce ne sont que salades, escalopes, galettes de pomme de terre… Ceux qui dînent en ont à satiété. La serveuse me sourit, je lui demande si je peux la photographier, elle en est ravie.

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Haruki Murakami, La fin des temps

Nous sommes dans les années 1980 et ce qui préoccupe la société est le Big Brother informatique. L’ordinateur va-t-il un jour prendre le contrôle du cerveau ? Les données personnelles sont-elles pillables à merci par tout hacker un peu doué ? Va-t-on un jour manipuler les hommes à leur insu ? Un ingénieur informaticien n’est-il qu’un liseur de rêves enfuis ?

Dans l’univers Murakami, deux sociétés se partagent le pouvoir : System et les Pirateurs. Il expose la dialectique éternelle de la balle et de la cuirasse : quand l’une fait un progrès, l’autre suit. Cette course sans fin a quelque chose d’absurde, surtout si c’est la liberté humaine qui est en jeu.

C’est en effet d’absurde qu’il s’agit dans ce ‘1984’ orwellien écrit par un Japonais trentenaire. Conte surréaliste, un jeune homme banal de 35 ans, que sa femme a quitté depuis des années, remplit une mission de codage de données sensibles pour un vieux chercheur farfelu dont le laboratoire se cache dans les souterrains d’un immeuble de la ville. De quoi suggérer fortement l’image du Complot, tant la foule indifférente qui va travailler tous les jours ne soupçonne aucun des mystères de Tokyo : la lutte sourde des ténébrides contre tout ce qui vit à la lumière, le combat sans merci des informaticiens pour et contre le système, l’enjeu du contrôle humain…

Du jeune homme, on ne saura pas le nom. Il est la banalité même, interchangeable, homme machine. On lui a implanté une méthode de codage mental qui le rend à son insu manipulable en subconscient. Tous les autres cobayes sont morts d’un conflit psychique, pas lui. Il écoute de la musique, lit des romans, baise à l’occasion en saine gymnastique. Mais le Japonais moyen a plus d’un tour dans son sac : sa résilience, dirait-on aujourd’hui, lui fait concevoir un autre univers où ses contradictions trouvent leur logique. L’esprit même de Murakami, écartelé entre le Japon tel qu’il est et son décalage personnel qu’il résout par l’écriture.

D’où ces chapitres en parallèle où court une autre histoire. Autre versant de l’informaticien, l’arrivant dans une cité close de hauts murs. Entrent et sortent des licornes, animaux improbables dont un certain nombre meurt chaque hiver tandis que naissent des petits. Leurs crânes, conservés, enferment des rêves qu’un seul personnage dans toute la ville est capable de lire : le liseur de rêves – lui. Tout se déroule sans heurts ni passions dans une ville fermée pour l’éternité. Le « paradis » vu par Murakami n’est pas ce frais jardin peuplé de houris et d’éphèbes des peuples de la Bible…

On s’y ennuie. Votre ombre commence par vous quitter et, avec elle, la mémoire. Vous n’avez plus de cœur, ce qui évite tout incident, puisque les heurts entre humains ne sont que passionnels. Qui ne peut s’adapter est rejeté au fond de la forêt, en paria. Nous sommes chez Orwell, chez Huxley, dans l’URSS brejnévienne de ces années 1980 : un monde parfait est un monde sans passion où tout est rationalisé. « Cette ville parfaite n’a pu se former que parce que les gens ont perdu leur cœur. Ils tournent à l’intérieur d’un temps qui étend à l’infini leur existence parce qu’ils ont perdu leur cœur » p.442.

‘La fin des temps’ n’a rien à voir avec la fin du monde, seulement avec celle du narrateur. Son monde d’informaticien des années 1980 rejoint le monde imaginaire des licornes, la faute au vieux chercheur qui l’a formaté ainsi. Il est, ici et là-bas, fin du temps, rêve d’éternité peut-être. « Chacun a au fond de sa conscience un noyau dont il ignore le contenu. Dans mon cas à moi, il s’agit d’une ville. Dans cette ville coule une rivière et elle est entourée par d’épaisses murailles de briques. Les habitants de cette ville ne peuvent pas en sortir. Les seules qui peuvent sortir, ce sont les licornes. Elles aspirent en elles l’ego et la personnalité des habitants et vont les rejeter à l’extérieur des murs. C’est pourquoi personne n’a d’ego – de personnalité dans cette ville » p.479.

Outre l’idée de célébrer le roman de George Orwel ‘1984’ (écrit en 1948), le lecteur d’aujourd’hui notera la culture littéraire et musicale des années 1980 qui a disparu corps et biens : «  Combien y-a-t-il de types au monde capable de réciter les noms de tous les frères Karamazov, hein, je vous le demande ? » p.521. L’auteur n’hésite pas à évoquer Balzac, Stendhal, Proust, Joseph Conrad, les musiciens de jazz ou Bob Dylan, Bob Marley, Police… Il a d’ailleurs une vision de Bob Dylan assez juste : « on dirait la voix d’un petit enfant debout devant la fenêtre, qui regarde tomber la pluie » p.461.

Évoquons pour finir les errements de la traductrice qui confond volontiers droite et gauche et ne connaît rien aux voitures. Comment porter sa valise de la main gauche tout en pressant la main que sa copine a glissée dans sa poche gauche avec sa main droite ?… Comment confondre le poisson nommé turbot avec le compresseur des moteurs turbo ?… Mais que ces facéties involontaires ne vous gâchent pas le plaisir. Murakami vaut d’être découvert.

Haruki Murakami, La fin des temps, 1985, traduction française Corinne Atlan 1992, Points Seuil 2001, 528 pages, €8.07

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