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Bernard Lenteric, La guerre des cerveaux

Décédé en 2009 à 75 ans, Bernard Lenteric fut l’un des auteurs de bons thrillers français, au temps où le genre faisait florès. Il a surfé sur les modes. Autant aujourd’hui c’est la Chine qui focalise l’attention, autant dans les années 1980 c’était le Japon. La guerre froide subsistait et l’URSS faisait peur plus par ce qu’on imaginait de mystère que par la triste réalité des choses. Mais les Américains se devaient de considérer l’empire soviétique comme un égal. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, au grand dam du tyran mongol national-xénophobe qui voudrait bien renverser le cours de l’histoire malgré son pays en déclin qui ne fait plus le poids face à des mastodontes démographiques et technologiques comme l’Inde, la Chine, les États-Unis, l’Union européenne ou le Japon…

Un prix Nobel américain pète les plombs après avoir reçu un coup de téléphone ; il massacre toute sa famille avant de s’éradiquer. Un peu plus tard, un neurochirurgien de renom saccage un cerveau blessé avant d’être interné. Encore plus tard, un Français au Muséum détruit ses bureaux et brûle toute sa recherche. Puis un Anglais élitiste va tuer d’un coup de canne-épée un savant qu’il ne connaît pas en lui transperçant le cerveau avant de se tirer une balle dans la tête. Mais cet Ashby n’est pas n’importe qui. Il appartient au club très fermé des intelligences de la planète qui se nomment entre eux les Titulaires. Ils se chargent de détecter les savants prometteurs pour les financer au travers de leur Fondation, avant de les coopter éventuellement pour leur succéder.

Ashby était l’un des quatre, il avait choisi son successeur : un Japonais de la trentaine suprêmement intelligent et descendant de samouraï. Travaillant pour la firme Mitsubishi, il étudiait le cerveau, ou plutôt comment détecter la pensée via l’électronique. L’intelligence artificielle en était à ses débuts et lui avançait par l’imagerie cérébrale tandis que l’Américaine Jessy Flanaghan mettait en conserve les connaissances des cerveaux qu’elle choisissait encore vivants. Les coups de folies répétés des vieux savants étaient une perte pour l’humanité comme pour cette science en devenir.

Peskov, un physicien américain d’origine russe, qui avait travaillé sur la Bombe, se pose des questions. Qu’est-ce qui peut bien relier ces morts successives ? Un sondage auprès d’un savant de ses amis, affilié au KGB à Leningrad, lui apprend que la même chose a eu lieu en URSS, mais évidemment tue par goût du secret. Un savant parti pêcher avec un jeune garçon l’a étranglé après l’avoir sodomisé puis s’est suicidé. Il n’avait jamais montré de tendances à la violence ni d’attirance pour son sexe.

Le point commun ? Si le lecteur observe que les premiers savants fous sont tous juifs, la piste s’arrête là. Il s’agit d’autre chose : tous ont en commun d’avoir séjourné au Japon et de s’être intéressés aux travaux sur le cerveau de la firme Mitsubishi. Difficile d’en dire plus sans déflorer la jeune histoire, mais il s’agit de complot mondial, de manipulation subtile, d’ambitions nationalistes. Qui joue avec qui ? Dans quel but ? S’agit-il d’une « guerre » des cerveaux ou n’est-ce qu’un propos de journaliste ?

Bien mené, ce thriller des années 80 nous conduit là où il faut. Il montre en tout cas que les passions humaines restent éternelles et que la curiosité scientifique peut déraper au service de la puissance.

Bernard Lenteric, La guerre des cerveaux, 1985, Livre de poche 1986, 315 pages, €3,87

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Thierry Paul Millemann, Ondes et énergies cérébrales dans la physique quantique

A tous ceux qui se passionnent pour la survie de l’âme et l’immortalité, ce livre tout récent apporte des éléments de réflexion. La physique quantique révolutionne les façons de penser et l’auteur, docteur ès sciences bien qu’ayant œuvré dans l’économie comme consultant – adepte de parascience.net et parfois complotiste -, sait en donner les perspectives dans une langue accessible à tous. C’est bien différent de ce qu’écrivait l’abbé Moreux, prêtre astronome et vulgarisateur scientifique en 1913 dans Que deviendrons-nous après la mort ?

Selon Millemann, notre « vraie vie » serait intrinsèque, matérielle et corporelle, composée de particules élémentaires immatérielles et intemporelles faite d’ondes et d’énergies instables. Nous serions donc en quelque sorte « immortels ». Quant à « Dieu », pas de problème, il existe comme un fait scientifique puisqu’il se confond avec « l’infini ». Il a même une expression mathématique, révélée p.187. Donc il n’a pas d’importance puisqu’il est « tout ». Creusons un peu.

« Les mathématiques démontrent bien l’existence d’un seul infini positif qui peut être aussi la notion de ‘Dieu’ pour l’éternité, que notre univers soit fini ou pas, que son expansion soit infinie ou pas, temporelle ou pas. Et si cet infini est forcément intemporel, l’homme en son sein serait alors également intemporel dans son immatérialité, et donc bien immortel » p.26. Cela ressemble fort à un syllogisme. L’explication ? En bas de la même page : « La mort ne serait en fait que le passage de la vie de son support matériel, le corps et plus particulièrement les neurones, dans un espace fini, à son état immatériel d’énergie ondulatoire, sa vraie ‘vie intrinsèque’ dans un espace infini » – dont l’équation mathématique est donnée p.290. La pensée s’accumulerait « dans une concentration d’ondes non régies par les particules, donc la matière » p.55. Tout est dit – mais ce ne sont qu’hypothèses.

Le terme de « scientifique » ne doit pas nous en faire accroire, « la science » n’est que l’accumulation des savoirs empiriques, validés par des théories qui expliquent les hypothèses via la méthode scientifique qui teste par essais et erreurs. Ce qui est validé l’est provisoirement, jusqu’à ce qu’une nouvelle découverte amène de nouvelles hypothèses, suscitant de nouvelles théories. Celle de M. Millemann n’est qu’une parmi d’autres, même si elle renouvelle le sujet au vu des connaissances actuelles. Mais la physique quantique (selon laquelle la matière est onde et corpuscule à la fois) n’est pas l’alpha et l’oméga de la physique. Elle complète et submerge la physique classique mais elle n’est pas encore la théorie qui inclut les quatre forces fondamentales (gravitation, électromagnétisme, interaction nucléaire forte, interaction nucléaire faible). La théorie des cordes qui a l’ambition d’unifier séduit l’auteur – mais elle n’est elle aussi qu’une théorie, pas encore démontrée.

Reste quand même une interrogation majeure : si toutes les ondes restent connectées ensemble, nous rendant « immortels », qu’est-ce donc que le « je » sinon un agrégat de forces éphémères qui disparaîtra avec la « mort » du sujet ? Mais si le « je » est « immortel », comment est-il advenu un jour et que devient-il après ? La réponse de la page 219 ne consiste qu’à dire que c’est « un paradoxe » – autrement dit il faut y croire, comme le vrai corps du Christ dans l’hostie… Y aurait-il donc un conscient matériel composé de corpuscules vibratoires durant la vie et un inconscient immatériel ondulatoire « par effet de miroir » infini ?

La logique n’est pas la vérité, ni le « scientifique » un Savoir dévoilé. La connaissance scientifique se construit pas à pas, avec des reculs et des impasses et nous sommes loin, nous humains, de penser universel. Même les mathématiques, qui semblent si bien décrire l’univers, ne sont que notre forme humaine de penser un univers humain, selon notre construction du cerveau humain. « L’infini » n’est lui-même qu’une hypothèse, une projection ultime des « toutes choses égales par ailleurs » dont la finance par exemple a fait ses choux gras pour « évaluer » les entreprises qui, elles, sont mortelles, avec les effets de spéculation qu’on sait…

Le livre s’enrichit d’une revue rapide des mythologies et religions, du matérialisme, de l’utopie de l’immortalité biologique – mais en quelques pages du début, tout est au fond dit. Jean d’Ormesson avait apprécié en son temps l’hypothèse et le Professeur François Gros, ancien Secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences a apporté son soutien, tout comme Georges Courtès, astrophysicien honoraire de l’Observatoire de Marseille. Mais que chacun pense par soi-même et use de son esprit critique.

Thierry Paul Millemann, Ondes et énergies cérébrales dans la physique quantique – L’immortalité dans un monde parallèle, mais bien réel, 2023, Vérone éditions, 305 pages, €21,50 e-book Kindle €13,99

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Romain Kroës, Surchauffe – L’inflation ou l’enflure économiste

L’économie dite « politique » est un enjeu de débat scientifique, politique et social. L’auteur y participe à 86 ans après une carrière de commandant de bord puis d’instructeur et surtout de syndicaliste. Il a publié au fil des années divers livres sur Les erreurs humaines 1992, Le capitalisme fin d’une histoire 1993, La perversion du capital 2007, Décrochage 2020, et Malades de la dette en 2021. C’est dire s’il se situe au niveau critique de la doxa ambiante. Il déclare lui-même avoir renoncé à présenter une thèse à l’université après que son directeur d’études lui ait dit qu’il sortait des rails. Comme il existe des artistes incompris, il existe des économistes incompris.

Le mérite de l’auteur est d’exposer sa thèse dans un livre accessible, sauf les annexes écrites en style mathématique. Lui introduit la rareté des ressources naturelles, donc l’écologie, dans le système économique, ce que la science économique est selon lui inapte à faire pour raisons « idéologiques ». Je laisse à l’auteur ce qualificatif, qui s’applique habituellement à tous ceux qui ne pensent pas comme vous, pour examiner plutôt ses arguments principaux.

« L’économie est avant tout un caractère du vivant en relation avec son environnement naturel », écrit-il. Comment ne pas être d’accord avec cela ? L’auteur prétend que l’économie qu’il appelle du terme vieillot « politique » oublie les échanges entre l’espèce et l’écosystème au profit des seuls échanges entre humains. Ce n’est pas tout à fait exact car les économistes d’aujourd’hui considèrent également les « externalités » de la production comme de la consommation.

Curieusement, l’auteur ne définit pas la productivité, pourtant au centre de toute économie. Le terme économie signifie en effet produire le plus et le mieux avec le moins, ce qui induit à la fois une notion de prix, une notion de marché une notion de rareté. La véritable écologie devrait donc être la plus productive possible en économisant comme une ménagère à la fois les ressources naturelles, les forces humaines, et les désirs illimités. Nous sommes bien d’accord là-dessus. Il semble qu’il y ait imprécision sur ce que l’on entend par « productivité » habituellement et ce qu’entend l’auteur.

Les ressources sont limitées et « l’exploitation de l’écosystème demande de plus en plus de travail par unité transformée » c’est ce que l’auteur appelle une « surchauffe sur les prix, connue sous l’appellation d’ailleurs discutable d’inflation » p.17. Mais cette inflation quasi métaphysique n’est guère mesurable. La hausse et le niveau des prix ont bien d’autres causes que la seule rareté des ressources naturelles. Il y a les salaires, il y a le marketing forcené, il y a les monopoles, il y a la guerre de la concurrence, et ainsi de suite.

Je ne vais pas discuter les quelques 200 pages du livre car il se trouve que je m’intéresse de moins en moins à l’économie. Ce n’est pas une science exacte mais une science humaine, ce que conteste aussi l’auteur en disant que toute science est « physique », jusqu’aux mathématiques mêmes qui forment avant tout des hypothèses. Je veux bien mais, à ce niveau hors du temps, il s’agit du sexe des anges. Les êtres humains font avec les instruments qu’ils ont à leur disposition, à commencer par leur cerveau qui est limité, induisant une certaine façon de penser due aux sens et à l’interprétation que les neurones peuvent en faire dans les circuits cérébraux.

Je préfère évoquer le cheminement de l’auteur et renvoyer à son livre. Il commence par la productivité, qu’il définit de façon assez abstraite par la limitation des ressources naturelles donc première cause de surchauffe « et d’inégalité » ajoute-t-il ; il poursuit par la machine qui ne remplace pas le travail humain ; la vitesse de la monnaie comme forme symbolique de la productivité ; les politiques monétaires, puis une série de chapitres sur les raisons pour lesquelles l’économie « échappe » à l’esprit scientifique. C’est intéressant à lire pour qui s’y intéresse. J’avoue que, dans le concret des actions tant des entreprises que de la finance, cela nous passe un peu au-dessus de la tête. Mais c’est un point de vue légitime qui peut être débattu.

L’auteur serait au fond pour la planification des politiques monétaires, la convertibilité or de la monnaie, un crédit libre d’intérêts et l’encadrement de la libre concurrence. Rien de très révolutionnaire et il semble que ce soit plus ou moins le chemin des économistes raisonnables – si l’on excepte le principal : la géopolitique.

Car l’auteur n’en parle pas, mais la course frénétique à l’avance technologique des États-Unis, et à la production de la Chine comme de l’Inde ou du Brésil, sont bien plus importants pour l’économie de la planète que la simple théorie. Le « capitalisme » et l’idéologie « du libéralisme » sont des boucs émissaires faciles. Les nationalismes et leur guerre féroce sont à considérer si l’on veut parler de véritable « économie » pour la planète.

Romain Kroës, Surchauffe – L’inflation ou l’enflure économiste, 2023, éditions Libre et solidaire collection 1000 raisons, 214 pages, €18.50

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Idées reçues

La « sagesse populaire » véhicule beaucoup d’âneries, répétées en slogans depuis des générations et devenues « vérités révélées » justement parce qu’elles sont à satiété répétées. Ainsi du fer dans les épinards : ils n’en comportent que très peu, beaucoup moins que la lentille ou le boudin noir au même poids… Popeye est une création du marketing, pas un héros du savoir.

C’est ce que chacun peut apprendre – du moins s’il est curieux – dans ce petit livre paru il y a désormais un quart de siècle sous la plume de sept auteurs agronomes, physico-chimistes, mathématiciens, neuroscientifiques sous la direction du prof (agrégé) de sciences-nat Jean-François Bouvet. Non les produits « allégés » ne font pas maigrir, pas plus que le rouge n’excite les taureaux. Non, le cuir ne « respire » pas, il est du derme bel et bien mort, pas plus respirant qu’un bout de carton. Non, il ne « faut » pas un jaune d‘œuf pour faire une mayonnaise mais tout liquide qui permet d’émulsionner l’huile et non la femme en règles ne fait pas « tourner » la mayonnaise. Non encore le brugnon n’est pas un croisement génétique de pêche et de prune mais une sous-espèce naturelle de la pêche. Quant au champagne, évitez de mettre une petite cuiller en argent dans le goulot, cela ne conservera pas les bulles ! Seul le bouchon à pompe permet d’éviter que le gaz carbonique du vin ne s’échappe au contact de l’oxygène.

Même « la science » produit ses niaiseries, bien souvent parce qu’une affirmation de savant paraît dans la presse avant d’être pleinement testée et rejoint une vague croyance préétablie. Nous n’utiliserions « que 10% des capacités » de notre cerveau ? Rien n’est plus faux car cet organe est plastique et peut remplacer une zone déficiente par une autre. De plus, il « travaille » sans repos même la nuit sans qu’on le sache. De même, les « grippes » seraient le plus souvent des coryzas et autres virus du rhume, la vraie grippe vous met sur les genoux avec fièvre et grosse fatigue. Non le cholestérol n’est pas en soit mauvais pour la santé, pas plus que le tabac en soit qui, s’il favorise malheureusement le cancer du poumon et de la gorge, stimule cependant les muqueuses et empêche la silicose des mineurs, la maladie de Parkinson, accroît la vigilance et stimule les performances – à condition d’en user (comme de tout) avec modération.

Ce petit livre remet en cause l’idée reçue que garçons et filles ont les mêmes aptitudes, de même que le sexe « fort » soit toujours le mâle dans la nature. En revanche, hommes et femmes sapiens ont le même cerveau, qui révèle la même activité au repos, même si chaque sexe utilise différemment les aires. Et l’homme ne descend pas du singe (pas plus que la femme, ni « le nègre ») : l’être humain descend d’un ancêtre commun au singe, il y a bien longtemps.

Quant au phoque, il n’a rien d’un pédé. L’expression viendrait du foc, qui est une voile d’avant d’un bateau, mais interprétée de curieuse façon : il ne prendrait le vent que par l’arrière. Or c’est faux, l’allure « au près » gonfle le foc à un quart du lit du vent – et fait avancer le bateau. De plus, la grand-voile (et pas seulement le foc) peut aussi fonctionner vent arrière. Ce serait alors « le souffle » du phoque qui remonte de sa plongée qui aurait suscité l’expression ? On ne voit pas pourquoi un pédé halèterait plus qu’un hétéro sur la besogne. Les phoques veau marin ont des ébats sexuels aussi précoces que collectifs, cela suffit-il à justifier le dire ? La sexualité avec le même sexe n’est pas un apanage de la déviance humaine car tout est testé dans la nature. Seule la culture interdit – par l’ordonner, surveiller et punir – la nature permet tout dans l’exubérance vitale. Ainsi les dauphins prennent du plaisir aux jeux sexuels entre eux tandis que les singes bonobos, une sous-espèce du chimpanzé qui nous est très proche génétiquement, font de l’érotisme homosexuel, mâles entre eux comme femelles entre elles, une composante fondamentale de leur culture sociale.

Parmi bien d’autres choses encore, le lecteur apprendra avec un certain effroi ce qui est rarement révélé dans les médias : que l’hôpital tue ! En ces temps de pandémie, autant être édifié sur les mœurs professionnelles de la gent soignante. Elle est certes très dévouée mais sujette aux oublis, aux négligences, aux urgences – donc pas toujours aseptisée selon les normes. Les maladies « nosocomiales » ne sont pas un mythe mais une triste réalité qui hospitaliserait environ un dixième des patients, notamment via les instruments intrusifs comme canules ou sondes et ferait en France entre 6000 et 18 000 morts par an ! Les soignants qui ne « veulent » pas protéger les autres en se faisant vacciner contre le coronavirus, « croyant » qu’il suffit de porter le masque et de se laver les mains, sont des tueurs en puissance. Allez donc voir en Martinique…

Jean-François Bouvert (dir.), Du fer dans les épinards et autres idées reçues, 1997, Points Seuil 1998, 176 pages, €4.25

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Jean-Marie Bourre, La chrono-alimentation du cerveau

Il existe d’innombrables « livres de santé », dont la majorité sont écrits par des charlatans ou des journalistes qui répètent sans savoir ni vérifier. Il existe quelques ouvrages écrits par des professionnels. Celui-ci en est un, par un neuropharmacologue membre de l’Académie de médecine et de l’Académie d’agriculture, chef d’unités de l’Inserm dans la biochimie du cerveau. Il a rédigé sa thèse sur les oméga-3 et a publié en 1990 La diététique du cerveau, réédité en 2000. Il revient sur le sujet vingt-cinq ans plus tard pour l’actualiser.

Le cerveau est un prétexte pour évoquer l’alimentation en général et la bonne façon de l’ingurgiter. Trois parties : le cerveau et l’art de manger, que manger pour nourrir le cerveau, manger et boire : rythmes et circonstances particulières.

En bref, pour être bien dans sa tête, il faut bien manger. Suffisamment – de tout – et régulièrement. Le jeûne n’apporte rien mais affaiblit (ce qui rend les âmes plus malléables aux supérieurs ou aux maîtres). Il faut apporter au corps, donc principalement au cerveau, 13 vitamines, 15 minéraux et oligo-éléments, 8 à 10 acides animés, 1 oméga-6 et 2 oméga-3. La science va contre les « régimes » qui sont soit punitifs, soit nocifs, et n’ont de sens que dans des cas très particuliers.

L’être humain est omnivore par sélection de l’Evolution depuis trois millions d’années ; pour notre sous-espèce il est demeuré chasseur-cueilleur durant 100 000 ans, adonné aux plantes et à la viande. Ce n’est que depuis le néolithique, il y a moins de 10 000 ans, qu’il s’est habitué aux céréales cultivées et aux produits laitiers de l’élevage. Nous sommes donc programmés pour manger de tout, notamment de la viande et des laitages, ce pourquoi les régimes vegan et végétaliens sont plus des modes suicidaires issus de gourous qui veulent vendre leur méthode ou leur livre que de la diététique. Les grossesses vegan aboutissent à du rachitisme et à un retard d’intelligence des bébés, des exemples à l’hôpital sont nombreux.

Cela ne signifie pas qu’il faut s’empiffrer de viande ou se goinfrer de fromages mais qu’il faut de tout un peu, et rien de trop comme le disaient fort justement les Antiques.

Trois repas par jour évitent coups de pompes et fringales, donc stress et risques cardiaques ; un goûter peut être ajouté pour les enfants, adolescents et vieillards, les premiers parce qu’ils ont plus de besoins et dépensent plus d’énergie, les derniers parce qu’ils mangent trop peu à chaque repas (et n’ont jamais soif) – le rituel du « thé » à cinq heures, très anglais mais aussi très vieille France avec le café, est justifié. Garder les mêmes horaires est nécessaire pour un bon rythme biologique car le corps réagit non pas à ce qu’il vient de manger mais à ce qu’il anticipe du prochain repas.

Dans le détail, la viande rouge trois fois la semaine au moins apporte les protéines aisément assimilables, la vitamine B12 et le fer dont la majorité des Français – et surtout les Françaises – sont carencés. Mais pas de produit laitier avec la viande, ni de thé, leur association diminue l’absorption du fer (pas d’escalope de veau à la crème !) ; au contraire, la vitamine C la renforce. Pour le reste, poisson gras pour l’oméga-3, œufs de poules en plein air élevées avec d’autres chose qu’uniquement des céréales, les légumes à feuilles pour le transit et les minéraux, les légumineuses et la pomme de terre ou les pâtes pour l’énergie en sucres lents. Mais il est utile d’ajouter à chaque fois un peu de matière grasse (huile de colza, de noix ou d’olive, fromage râpé, crème bio) pour ralentir les sucres et éviter qu’ils n’agissent comme celui des pâtisseries. Ce pourquoi d’ailleurs, la tradition qui veut que l’on prenne le dessert à la fin a du bon. Les fruits de mer sont excellents pour les éléments rares tels que l’iode (dont l’absence donne le goître ou fait naître des crétins des Alpes) ou le zinc. Et les carottes râpées réclament de l’huile pour donner tout leur bêta-carotène et la lutéine utile à la vision.

La cuisson donne du goût et rend plus assimilable, même si elle réduit certaines vitamines. Mais par exemple l’œuf cru est une hérésie car plus de la moitié de sa valeur nutritive n’est alors pas assimilable. De même la pomme de terre ou le manioc sont des poisons s’ils ne passent pas par la cuisson préalable. La présentation compte autant que les couleurs, pour donner de l’appétit, l’ambiance, la conversation et même la musique (douce) augmente le plaisir et permet de mâcher plus et plus lentement. Bâfrer en ado avide est en effet contre-indiqué et rend obèse. Boire de l’eau est encore le meilleur, les « minérales » ne sont guère utiles, un peu de vin (rouge) peut aider le cœur (l’alcool reste un poison mais les tanins du vin son bénéfiques).  

Il y a bien d’autres conseils – détaillés – sur la chrono-alimentation, le contenu des trois repas par jour, les éléments indispensables au bébé avant et après naissance, mais aussi sur les excès qui engendrent les « maladies de civilisation » que sont le cancer et les diverses pathologies cardiovasculaires. Encore une fois, nous sommes des animaux humains, programmé comme nos ancêtres à faire de l’exercice, manger de tout, sans rien de trop.

Un bon livre de scientifique, parfois un brin bavard mais que l’on prend plaisir à consulter après lecture sur un point de détail. Il réhabilite les plats traditionnels, si variés et aux associations heureuses (cassoulet, paella, couscous garni, pot-au-feu, choucroute de la mer, salade césar) ; il écarte avec de vrais arguments les injonctions punitives sur la nourriture qui sont nocives pour la santé ; il redonne le plaisir de manger du bon, du varié, du sain. Ce n’est pas si courant.

Dr Jean-Marie Bourre, La chrono-alimentation du cerveau, 2016, Odile Jacob, 349 pages, €13.80 e-book Kindle €18.99

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Guy Bordin, L’amant fantasmatique

C’est inouï, c’est inuit ! les esquimaux, dans leurs solitudes glacées, croient en l’existence d’amants fantasmatiques. C’est ainsi ce qu’apprend son cousin au narrateur. « Il peut arriver que l’être secrètement aimé B se révèle à A sous une forme fantasmatique. Les rencontres intimes surviennent par la suite lors de contextes variés, mais uniquement quand A est seul, que ce soit dans le monde de la veille – hors du village, dans la toundra – ou dans celui du sommeil, l’être virtuel surgissant dans un rêve » p.25. Les enfants créent souvent des amis imaginaires avec lesquels ils ont de vraies conversations avant que l’âge adulte ne les fassent disparaître. Mais en Bretagne, « le petit peuple » existe aussi fort qu’en vrai, et les fantasmes se réalisent. Sauf que pour s’en déprendre il faut mourir.

Lors d’un séjour studieux dans une cabane sur la lande avec son cousin Jean, prof d’histoire moderne à Brest, l’étudiant narrateur qui suit des cours d’histoire du Moyen-Âge voit sa vie transformée. Elle devient onirique et la réalité même en rajoute au pays Kerbihan d’enchantement. Il tient un journal cru de ses rêves nocturnes et prend compulsivement des photos polaroïd de ses réalités diurnes, l’amant fantasmatique des esquimaux le hante.

Sensible et impressionnable, l’auteur du récit – à peine 20 ans – a les antennes qui frémissent devant tout jeune garçon : une bande de scouts frais « de 15 ou 16 ans » (pour ne pas contrevenir à la loi), un serveur aux cheveux châtains mi-longs aux yeux verts et « excellemment bâti » de son âge, un appelé gendarme plutôt méditerranéen, le frère et une sœur qui font le tour de France en camping-car, un vicaire suceur d’enfants de chœur pubères – et son cousin Jean, homme fait, professeur et hétéro divorcé, mais bien constitué et qui va se doucher nu – comme il se couche. Le jeune homme qui conte, frénétique, se les fait tous dans le bois propice à l’imaginaire, sauf les scouts (l’auteur n’a pas osé) et son cousin (qui l’impressionne trop). Mais ce cousin mentor n’est-il pas cet amant fantasmatique dont parlent les esquimaux et qui ne se manifeste que dans les rêves ou en hallucinations lors de promenades solitaires ? Jean est partout, Jean prend les traits de tous les amants, Jean vole sur un faucon comme un lutin ou un Nils Olgersson de Suède. Le narrateur n’est pas armoricain pour rien.

Mais le roman érotique et onirique se double d’une intrigue policière où le chef scout, fils d’industriel du cochon (et malencontreusement moraliste et laid), est retrouvé étranglé nu dans un étang du coin avant que le sang ne coule à nouveau…

Plutôt bien écrit, ce court roman apparaît cependant plus comme une suite de fantasmes couchés sur papier que nimbé du mystère légendaire. Et la fin laisse sur sa faim. La description minutieuse de chacun des actes sexuels englue le lecteur dans la triviale réalité du jouir alors que tout sentiment est écarté. J’ai compté pas moins de 23 éjaculations sur 117 pages, parfois en rafale. Pas sûr que la moitié du lectorat (celle qui ne bande pas) suive… Seul le fantasme agite l’esprit. Le mystère y perd. Entre la mécanique sexuelle de la pulsion et l’imaginaire éthéré du fantasme, il n’y a rien. Ni affection, si sentiment, ni passion – or c’est dans cet entre-deux, entre bite et cerveau, sans parler des combinatoires entre sexes, que surgit l’essentiel de la littérature.

Guy Bordin (à ne pas confondre avec un photographe de mode décédé en 1991) est ethnologue et coréalisateur de huit films. Il a écrit plusieurs livres sur les mondes nordiques et les Inuits.

Guy Bordin, L’amant fantasmatique – Journal de Kerbihan, 2020, Maia, 117 pages, €19.00

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Bruno Salazard, L’éternité et deux mains

L’auteur nourrit sa production littéraire d’une vie hachée, abonnée aux femmes dépressives sur le modèle de sa mère et d’enfants rêvés merveilleux mais insondables. Voici encore une histoire de bébé, le toujours Alexandre (prénom fétiche d’un autre roman), né sans les mains. Chirurgien spécialisé dans la main de l’enfant, l’auteur est à son affaire. Mais il conte surtout l’histoire de ces appendices qui fondent l’humain plutôt qu’il n’écrit un véritable roman.

Alexandre est re-né plus de trois-cents fois et, à chaque vie, use de ses mains selon le projet humain : dessiner, écrire, modeler, guider, caresser – et tuer. L’interaction de la main et du cerveau permet de se constituer en être humain différent de l’animal et naître sans mains est un handicap moteur. Ce pourquoi le « trans » (mot à la mode) humanisme peut permettre de relier les prothèses myoélectriques au cerveau en substitut de mains. Oh, nous ne sommes pas aujourd’hui mais pas loin : en 2023 seulement, et à New York évidemment.

Pour le reste, nous voici dans la grotte de Maltraviesco, puis dans le Sahara encore vert avant l’Egypte d’Imhotep. « Alexandre » (dont le nom a dû changer durant les millénaires mais dont on ne nous dit rien) vit de multiples existences avant de trouver peut-être la bonne. Dans sa vie juste avant l’actuelle, il se tue pour avoir fauté des mains en pilotant un drone qui a certes abattu un terroriste islamiste mais aussi deux femmes en dégât collatéral.

Vous avez des parents qui veulent bien faire mais ne savent pas trop comment, un pédiatre africain qui adore palabrer et remonter aux ancêtres, un chirurgien de la main pointu, une start-up qui offre sa technologie pour faire sa pub. Tant de fées sur le berceau qu’Alexandre s’en sortira, cette fois.

Nourri de la vie compliquée et souvent abîmée de son auteur, ce livre se veut une réflexion sur le temps très long de ce qui nous fait homme : la dialectique du manuel et du rationnel, de la main et du cerveau. Une aventure.

Bruno Salazard, L’éternité et deux mains, 2020, Librinova, 199 pages, €12.90 e-book Kindle €3.99

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

Un précédent roman de l’auteur a été chroniqué sur ce blog

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Amour et science

Ah, l’Hâmour ! comme disait Flaubert pour se moquer de l’exaltation enfiévrée romantique sur ce sentiment somme toute banal, éminemment courant, et qui s’applique au chocolat, à la femme aimée, au fils chéri et à la Vierge Marie. La langue française mélange tout sur l’amour ; elle n’a presqu’un mot pour ça. La science creuse la question depuis qu’existe l’imagerie cérébrale, bien plus efficace que la psychanalyse pour analyser la libido, des pulsions à l’amour en passant par le désir. Virginie Moulier, « docteur » en neurosciences comme elle se présente elle-même (et non pas doctoresse ou docteureue), signe un article sur L’imagerie cérébrale met le désir à nu dans le numéro 34 des Essentiels de la revue La Recherche de juin-août 2020 consacré au cerveau.

Le désir passé au scanner par résonance magnétique fonctionnelle et en tomographie par émission de positrons montre que tout un réseau de régions corticales et sous-corticales est activé de façon organisée lors d’une excitation sexuelle visuelle, olfactive ou scénarisée. Hélas pour les simplistes : il n’existe pas de zone unique du désir, pas de bosse du sexe comme une bosse des maths. Le modèle théorique induit comporte quatre composantes : cognitive, émotionnelle, motivationnelle et physiologique : de l’intelligence à l’instinct en passant par l’affect, ou de l’âme au corps via le cœur pour parler chrétien.

Le cerveau évalue tout d’abord le stimulus comme sexuel ou non et augmente son attention sur le sujet : nous sommes dans le cognitif. Si c’est le cas, intervient une phase d’imagerie motrice où il se projette dans un acte sexuel via les fantasmes. L’émotion nait du plaisir qui vient alors et correspond à la montée de l’excitation, une dialectique entre le corps qui change (bande ou mouille, les tétons qui s’érigent, la peau plus sensible, les lèvres chaudes…). La motivation dirige le comportement vers l’objet du désir. Enfin la composante physiologique prépare le corps à l’acte sexuel par l’accélération du cœur, la respiration plus courte et le déclenchement d’hormones. La boucle est bouclée, du cortex orbitofrontal latéral droit aux cortex temporaux inférieurs, les lobules pariétaux supérieurs, les régions motrices, l’insula et l’amygdale, les aires somato-sensorielles gauches, le gyrus cingulaire antérieur gauche, le claustrum, la substance noire et le striatum ventral, jusqu’au putamen et l’hypothalamus. En bref tout un réseau neural !

« L’amour serait ainsi une représentation plus abstraite des expériences sensori-motrices agréables qui caractérisent le désir », résume l’auteur. Il n’y a donc aucune automaticité au désir ni aucun tropisme « naturel » envers son objet. Tout est question de culture, d’habitus social, de formation émotionnelle de l’enfance à l’adolescence. Et c’est le cerveau qui déclenche le tout, pas le sexe.

L’absence de désir sexuel – chez les hypoactifs – active de façon anormale le cortex orbitofrontal médial entre les deux sourcils. Comme s’ils étaient inhibés (les sujets actifs le désactivent) et qu’il fallait « un certain lâcher-prise » pour que le désir sexuel s’épanouisse. Les expériences de la vie auraient rompu le lien entre désir sexuel et plaisir, dévalorisant les stimuli sexuels, ce que Freud appelait grossièrement le Surmoi. Les religions (notamment celles, autoritaires, du Livre) et la pression sociale patriarcale du surveiller et punir réprimeraient ainsi le désir sexuel, rendant hypoactifs par leurs interdits nombre de sujets.

De même, ceux qui sont attirés sexuellement par les enfants (les prépubères), auraient moins d’émotion dans l’excitation, comme le montre une diminution du volume de l’amygdale, ce qui les empêcheraient de voir une personne dans l’objet de leur désir. Avec pour conséquences pour les victimes d’abus dans une société où la réprobation morale est plus intense qu’ailleurs ou en d’autres temps : vers 18 ans, des troubles dépressifs majeurs , une anxiété d’identité de genre, une toxicomanie compensatoire et des comportements suicidaires dus à la dévalorisation de soi. Ainsi Belle de jour fait la pute et la science explique le romancier psychologue.

En bref, l’amour est autre chose que le coït des caniches, et bien plus compliqué en l’être humain que la simple « nature ». Quant aux interdits, qu’ils soient cléricaux ou bourgeois, ils n’aident en rien à grandir et à s’épanouir sexuellement.

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Vide

Le vide n’est pas le rien, encore moins le néant. Il est en latin « l’inoccupé », propriété adjective en opposition à ce qui existe et occupe. Mais voilà… la langue permet de substantiver, de faire de l’adjectif un nom propre, donc un « être ». Nietzsche l’avait déjà pointé, la grammaire contraint. D’où « le » vide comme un état en soi, pas une modalité de l’espace et du temps. Les humains du Livre en viennent vite à opposer, selon leur mentalité binaire, le Diable à Dieu, le Négateur au Créateur.

Déraison que tout cela ! Le numéro 561-562 de juillet/août de la revue La Recherche consacre un dossier au Vide et nombre de ses articles font penser. Epicure le matérialiste disait que la nature est faite d’atomes et de vide, or Aristote le conteste puisque, si « vide » il y a, c’est donc qu’il y a « quelque chose » – donc pas rien entre les atomes. C’est toute la différence entre l’adjectif et le nom, la propriété relative ou le rien du tout – autrement dit l’être et le néant dont Sartre se délectera… dans le vide.

Un pur néant n’a ni structure, ni propriétés, ni durée, ni extension. Il est un « non-être » en soi, donc un pur concept né dans les esprits enfiévrés, que l’on ne peut jamais contester mais pas non plus constater. « Le néant néantise », disait Carnap en 1933 pour se moquer des hégéliens, heideggériens et autres futurs sartriens qui jargonnent entre eux sans faire avancer d’un pouce la connaissance. Seule la physique quantique avance, définissant son vide relatif comme l’état d’énergie minimum des champs dépourvus de particules réelles observables. Autrement dit, le vide n’est pas le rien, il est un état provisoire et relatif de la matière en énergie.

C’est donc que le rien ne peut donner quelque chose et qu’il y a toujours quelque chose plutôt que rien, même si cette chose n’est pas observable – elle semble simplement « gelée » aux énergies de l’observation. La matière, le temps, le vide, ne sont compréhensibles par nous, humains, que parce qu’ils sont numérisables, modélisables. Or tout ne se réduit peut-être pas aux nombres… La mathématique est un langage incomparable pour comprendre l’univers, mais un instrument à notre portée, qui n’est peut-être pas unique. Soyons donc humbles dans nos affirmations et ne « croyons » pas aveuglément les spécialistes. Ni ceux qui prospectent le savoir, ni les Livres soi-disant révélés où Dieu est tout et nous rien, nous sommant d’obéir sans exercer notre faculté de jugement ni notre relative liberté d’être. A quoi servirait-elle dans le Dessein intelligent, puisque nous avons été créés ainsi ?

Nous ne savons pas grand-chose mais nous progressons. Le vide semble n’être pas le néant mais un état provisoire dans lequel aucune énergie ne circule. Les particules sont dans un champ de forces, mais figées. Un détecteur accéléré révèle les vibrations élémentaires du champ que sont les particules, elles sont tapies dans le soi-disant « vide », et ce qui n’est pas rien. D’ailleurs, il reste toujours des fluctuations d’énergie dans le champ « vide ». Sauf que nous ne trouvons nulle part une cause directe de l’existence de ces particules. Les chercheurs savent seulement les faire apparaître en appliquant un champ électrique dans le vide, laissant penser que notre univers est une imbrication complexe de l’infiniment grand à l’infiniment petit et de l’énergie la plus haute à l’énergie la plus basse.

D’ailleurs, analogie humaine : notre cerveau ne pense jamais « à rien ». Même lorsqu’il est laissé à lui-même, il vagabonde, et pas seulement durant le sommeil. Son « mode par défaut » est rempli d’activité, comme s’il « défragmentait » les informations stockées jusque-là. La méditation bouddhiste permet de penser sur ses propres pensées, en évitant l’emballement du zapping, pathologie de plus en plus courante de ceux qui ont un « sentiment de vide » aujourd’hui faute de stabilité suffisante dans leur perception de soi et des autres, ce qui est pourtant la seule façon de nouer des relations humaines.

Nous existons dans le provisoire et l’incertain, mais entièrement. Ne nous prenons donc pas la tête avec ce que nous ne pourrons jamais connaître de part en part. La vie est ici et maintenant, dans un univers limité et durant notre existence limitée. Repousser nos limites est un défi humain sympathique que j’approuve, mais pas dans le délire intello des adjectifs substantivés, du jargon qui pose, ni des affirmations gratuites. Soyons déjà ce que nous sommes, ce sera le maximum du Bien que nous pourrons faire aux autres et à la nature – puisque nous en dépendons.

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Philip Roth, Professeur de désir

Le double de l’auteur est un professeur de littérature libertin juif qui profite de l’émancipation des années 1960 pour tester de multiples femmes – toutes non-juives. Comme chez Matzneff, mais en plus adulte, il y a Birgitta et Elizabeth, puis Helen et Claire, sans parler des prostituées occasionnelles. Mais si la chair est un plaisir, qu’en est-il de l’âme ? Doutes et culpabilité le rendent impuissant, tant de la bite que du cœur et du cerveau, jusqu’au doute métaphysique que « tout est passé ». Il s’enferme, se replie sur soi, entreprend l’inévitable psychanalyse qui se contente de lui renvoyer son reflet dans un miroir. L’âge venant, le personnage rêve du foyer popote où une épouse aimante et une flopée de gosses sont l’ancrage d’une vie. Sauf qu’il s’interroge : serait-il satisfait du bonheur en couple ?

Grave question, non résolue, la perle rare étant Claire, la dernière, validée par le vieux père du personnage – mais dont le fils commence à se lasser. Il ne sait pas transformer le sexe en affection, la passion en tendresse, le charme en projet à deux. Car le désir masculin est un tourment. Après les deux jeunes suédoises libérées avec lesquelles tout – absolument tout – était possible, Helen l’aventurière à coups de tête le désoriente mais lui fait éprouver l’attachement ; enfin Claire vint, trop lisse, trop sage, bientôt amoureuse. Pulsions, passion, amour ? La raison va-t-elle l’emporter sur le reste ?

Le personnage s’appelle David, comme l’autre, le flamboyant de la Bible. Comme lui il est dominateur et perpétuellement insatisfait, comme si « le désir » devait être permanent, comme si le mâle devait bander à tout âge, nuit et jour pour être à l’image de Dieu. Mais il n’y a pas que la bite dans la vie, même si le délice suprême de David est qu’on la lui suce. Se prenant pour tout-puissant, père nourricier de ces reproductrices que sont les femmes, il croit voir son monde s’écrouler et sa personnalité se déliter lorsque le désir se fait moins fort. Comme si être un intellectuel devait compliquer l’amour. N’est-ce pas, au contraire, la simplicité qui doit régir ces choses ? Claire est la simplicité même. Va-t-elle guérir le professeur empêtré dans son désir infini ? Le ramener sur terre, au terre à terre ?

Nous sommes saisis par Kafka et emportés par ce pénis autoritaire qui vous soumet à l’absurde comme un régime bureaucratique, écartelé à la Tchékhov qui raconte les relations d’enfermement des gens entre eux. Car s’il y a de l’absurde, il y a aussi de l’ironie dans ce roman ; s’il y a du tragique, il y a aussi de la bouffonnerie. Le monde est un théâtre où chacun joue un rôle et le petit David a beaucoup appris de l’imitateur loufoque juif Herbie Bratasky, le transgresseur. Ce pourquoi, devenu adulte, il se perd dans ses masques, perpétuellement insatisfait de lui-même.

Un peu long, parfois agaçant par ses perpétuels doutes et scrupules, tirant de belles scènes d’une langue riche et fluide, ce roman laisse émerveillé et insatisfait. Notez que c’est ce même David Kepesh qui deviendra « un sein » dans le roman antérieur qui porte ce titre. Claire n’a donc pas réussi…

Philip Roth, Professeur de désir (The Professor of Desire), 1977, Folio 1982, 320 pages, €8.30

Philip Roth, Romans et nouvelles 1959-1977, Gallimard Pléiade édition Philippe Jaworski 2017, 1204 pages, €64.00

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Claude Lévi-Strauss, De près et de loin

L’ouvrage retrace l’itinéraire d’un intellectuel. Claude Lévi-Strauss a pudeur à parler de lui, il n’évoque que son travail ; tout intellect, il commente l’évolution de sa réflexion. Le corps, l’affectivité, ne concernent pas le public pour ce savant élevé en pleine ère victorienne ; il ne lui en dira rien. En revanche, à propos de son seul métier – penser – il développe avec soin sa genèse, ses rencontres, ses lectures, ses influences. Tout ce qui en a fait un cerveau – réduit à son rationalisme. Tel se présente Claude Lévi-Strauss : un bourgeois du XIXe siècle, grosse tête et petit corps, volonté de pensée pure. Comme si l’esprit flottait seul au-dessus des eaux, comme l’Autre.

Mais cette attitude est bien passée, Monsieur le professeur. Mais 68 est advenu – même si, pour nous, ce mai a été la consécration d’une longue dégradation de l’université, voire de la pensée, la massification standard des savoirs réduits au plus petit commun dénominateur des élèves. Un univers est mort, Monsieur Lévi-Strauss, malgré votre œuvre méritante. Faut-il le regretter ? Depuis Nietzsche, que vous auriez dû lire plus attentivement si l’on en juge par ce que vous en dites, on sait que toute pensée est incarnée, même chez les intellectuels. C’est pourquoi nous aurions aimé en connaître un peu plus sur vous-même, sur ce qui vous pousse. Votre questionneur n’a pas jugé bon d’insister, trop aspirant intello lui-même, probablement. Tant pis, contentons-nous de votre intellect épuré.

Claude Lévi-Strauss est un grand homme mais pas un génie. « Sartre avait du génie, mot que je n’appliquerais pas à Aron. Sartre était un être à part, avec un très grand talent littéraire et capable de s’illustrer dans les genres les plus divers », dites-vous p.117. Lévi-Strauss se situe plutôt du côté Aron. Par pudeur ? Par timidité ? Ou plutôt par souci de « respectabilité » ? « Laissez-moi travailler où j’ai envie, je ne ferai aucune vague ». Par excès de rationalisme qui réduit l’être ? Par peur de l’imagination ? « Je ne suis pas quelqu’un qui capitalise (…) plutôt qui se déplace sur une frontière toujours mouvante. Seul compte le travail du moment. Et très rapidement il s’abolit ». p.6. Lévi-Strauss en technicien de l’intellect – pas en inventeur ? Une fuite, il répare ; un mauvais circuit, il simplifie. En contraste avoué avec certains de son temps : « Les Surréalistes ont été attentifs à l’irrationnel. Ils ont cherché à l’exploiter du point de vue esthétique. C’est un peu du même matériau dont je me sers, mais pour tenter de le soumettre à l’analyse, de le comprendre en restant sensible à sa beauté » p.53. Tout est dit : « soumettre », « analyse ». Le pur fil du rationalisme étroit des Lumières, qui furent pourtant bien autres choses ; la prétention de se poser, par la science poussée jusqu’à la réduction scientiste, en maître et possesseur de la nature. Et le lecteur ne saura rien, dans ce testament intellectuel que se veut l’entretien, de cette « sensibilité à la beauté » aussi vite oubliée qu’évoquée.

Un aveu métaphysique pourtant : Lévi-Strauss se dit « pénétré du sentiment que le cosmos, et la place de l’homme dans l’univers, dépassent et dépasseront toujours notre compréhension » p.14. D’où son absence de rapport à un dieu personnel. Les croyants ont, pour lui, « le sens du mystère », la science grignote sur les bords mais la connaissance n’a pas de fin. Un technicien, vous dis-je, qui tente de se servir au mieux de ses outils cérébraux. Si « c’est des Surréalistes que j’ai appris à ne pas craindre les rapprochements abrupts et imprévus » p.54, « j’éprouve de la réticence devant un parti-pris consistant à répéter sur tous les tons : attention, les choses ne sont pas comme vous croyez, c’est le contraire » p.105. Lévi-Strauss ne veut pas être confondu avec Michel Foucault, l’inversion des codes n’est pas sa tasse de thé, ni agir sur le mode « majesté impériale » de Lacan gourou. Il se verrait plutôt en Don Quichotte, avec cette précision à la Montherlant : « le don-quichottisme, me semble-t-il, c’est, pour l’essentiel, un désir obsédant de retrouver le passé derrière le présent. Si d’aventure un original se souciait un jour de comprendre quel fut son personnage, je lui offre cette clé » p.134. Toujours le manque d’imagination et la virtuosité technique pour retrouver le même sous le multiple. D’où la tentation de l’Orient : « Une des raisons de la fascination qu’exerce sur moi le Japon tient justement au fait qu’on y sert une culture littéraire, artistique, technique, hautement développée en prise directe sur un passé archaïque, où l’ethnologue retrouve un terrain familier » p.128.

« La pensée de Freud a joué un rôle capital dans ma formation intellectuelle ; au même titre que celle de Marx. Elle m’apprenait que les phénomènes en apparences les plus illogiques pouvaient être justiciables d’une analyse rationnelle. Vis-à-vis des idéologies (phénomènes collectifs au lieu d’individuels, mais aussi d’essence irrationnelle), la démarche de Marx me paraissait comparable : en-deçà des apparences, atteindre un fondement cohérent d’un point de vue logique » p.151. La logique, cartésienne, anti boche pour cet homme né avec la guerre de 14, ce qui l’a fait ignorer Nietzsche bien qu’il cherchât lui aussi à démonter les apparences de la Morale et de la Religion. Et qui affirmait que toute logique, toute raison, est fondée sur quelque-chose de plus profond : une volonté. Quelle est donc « la volonté » de Lévi-Strauss, sinon ce rationalisme positiviste français du siècle dernier ?

Technicien encore, il l’est lorsqu’il manifeste son « respect de l’histoire, le goût que j’éprouve pour elle », qui provient « du sentiment qu’elle me donne qu’aucune construction de l’esprit ne peut remplacer la façon imprévisible dont les choses se sont réellement passées. L’événement dans sa contingence m’apparaît comme une donnée irréductible » p.175. Après – mais seulement après – on peut tenter de comprendre, d’expliquer. Lévi-Strauss reste un empiriste logique. Ce qui fait sa sagesse : « J’estime que mon autorité intellectuelle (…) repose sur la somme de travail, sur les scrupules de rigueur et d’exactitude, qui font que, dans des domaines limités, j’ai peut-être acquis le droit qu’on m’écoute » p.219. Intellectuel, mais pas génie : « Un Victor Hugo pouvait se croire capable de juger de tous les problèmes de son temps. Je ne crois plus cela possible » p.219… même si Sartre l’a tenté en grand (et Bourdieu, le dernier, en petit).

D’où son agacement indulgent envers les poncifs de l’époque : mai 68, Foucault, Lacan, Sartre et Aron, le Racisme (avec un grand R). « Un étalage périodique de bons sentiments » en ce dernier domaine, ne sauraient suffire. Il faut réfléchir à ce qui est et à ce que l’on veut. Rien n’est en noir et blanc, pas plus le racisme qu’autre chose. Justement, « c’est la différence des cultures qui rend leur rencontre féconde. Il est souhaitable que les cultures se maintiennent diverses. » Mais « il faut consentir à en payer le prix : à savoir que des cultures attachées chacune à un style de vie, à un système de valeurs, veillent sur leurs particularismes ; et que cette disposition est saine » p.207. A lire, à relire et à méditer pour tous les intellos bobos hors sol dont la niaiserie croit que tout le monde il est beau et gentil et que le Grand métissage est la voie rectale de demain.

Lévi-Strauss montre cette tempérance de longue vue et de vieille sagesse : « Qu’avais-je proposé ? De fonder les droits de l’homme non pas, comme on le fait depuis l’Indépendance américaine et la Révolution française, sur le caractère unique et privilégié d’une espèce vivante, mais au contraire d’y voir un cas particulier de droits reconnus à toutes les espèces. En allant dans cette direction, disais-je, on se mettait en situation d’obtenir un plus large consensus que ne le peut une conception plus restreinte des droits de l’homme, puisqu’on rejoindrait dans le temps la philosophie stoïcienne ; et dans l’espace celle de l’Extrême-Orient. On se trouverait même de plain-pied avec l’attitude pratique que les peuples dits primitifs, ceux qu’étudient les ethnologues, ont vis-à-vis de la nature » p.227. C’est habile, c’est grand – comprendra-t-on ?

Les pages indiquées sont celles de l’édition originale 1988.

Claude Lévi-Strauss, De près et de loin – entretiens avec Didier Eribon, 1988, Odile Jacob 2001, 269 pages, €8.90 e-book format Kindle €15.99

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Un esprit sain est très simple à acquérir

Pierre-Marie Lledo, neurobiologiste à l’Institut Pasteur, explique dans The Conversation qu’une production saine de neurones au cours de la vie nécessite 6 conditions :

  1. S’ouvrir au changement et fuir la routine, pratiquer l’émerveillement devant les choses et les êtres
  2. Trier l’information utile (qui fait comprendre), de l’information futile (qui fait seulement savoir). Trop d’infos rend sujet et non maître, spectateur au lieu d’acteur – par anxiété de ne pas saisir le sens.
  3. Se garder de la tentation facile des anxiolytiques et des somnifères, qui font marcher en cerveau automatique
  4. Lutter contre la sédentarité car l’activité physique génère des substances chimiques qui favorisent la production de nouveaux neurones
  5. Se frotter aux autres et fuir l’isolement pour être stimulé, encouragé, contredit
  6. Alimentation variée avec fibres encourage la prolifération de certaines espèces bactériennes qui vont concourir à cette prolifération de neurones

Certains montent l’entraînement jusqu’à 12 règles, mais les 6 conseils ci-dessus sont déjà suffisants. Avec cela, vous mourrez moins bêtes… N’est-ce pas déjà un progrès ?

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Evasion de Mikael Hafstrom

Un duo de choc aux muscles bien usés pour un film d’action un peu bourrin mais qui se laisse regarder. Stallone et Schwarzenegger se mesurent pour s’allier afin de sortir d’une prison de très haute sécurité, inventée par les tordus du « privé » aux Etats-Unis. Le pays est en plein remue-méninges sur ces prisonniers qu’il vaut mieux garder enfermés pour qu’ils ne ressortent jamais : terroristes, pédophiles, tueurs en série. Quoi de mieux que le concept révolutionnaire – que je vous laisse découvrir car il est l’une des surprises du film ?

Ray Breslin (Silvester Stallone) est un ancien procureur dont on apprend, par bribes, que sa femme et ses enfants ont été massacrés par un tueur. Il a voulu qu’il ne ressorte jamais de sa prison. Ce pourquoi, depuis neuf ans, il a fondé une société experte en détection des failles dans les prisons fédérales. Il se laisse enfermer sous une identité d’emprunt et observe, exploitant tous les moyens de s’évader. Il y réussit quatorze fois, car la conception d’une prison n’est pas celle d’un unique cerveau mais d’une multiplicité de bureaux, chacun avec ses normes et ses habitudes. Pour Ray Breslin, une bonne évasion se réussit lorsqu’elle unit trois moyens : l’observation des lieux, les habitudes du personnel et une aide extérieure.

La première scène nous offre ainsi une évasion réussie, sans temps mort.

Arrive alors la proposition d’une société clandestine, affiliée dit-on à la CIA, qui veut tester un nouveau concept de prison du XXIe siècle, version américaine impitoyable. Le directeur financier de Ray trouve les conditions intéressantes et la société cliente veut évidemment « le meilleur » expert pour éprouver les failles de sécurité. Qui de mieux que l’auteur d’un rapport sur la façon de sortir de toutes les prisons ?

Toujours aussi lourd de corps, raide de nuque et bas du front, Stallone accepte sans proférer autre chose que des monosyllabes. Et tout le reste du film, malgré ses efforts inouïs de réflexion sur le sujet, ne feront pas changer d’avis le spectateur. Il est dans le physique, pas dans l’intellectuel. Il a été entraîné, il agit par réflexe, pas par supputation ni calcul. C’est un animal rusé, pas un cerveau qui agit. Le contraire même de Schwarzenegger, dont on regrette que le scénario n’ait pas mieux mis en valeur l’opposition.

Dans cette prison gigantesque, des modules métalliques séparés par des vitres épaisses sont suspendus en hauteur. D’étroites passerelles y conduisent les prisonniers et leurs permettent d’aller au réfectoire, à la douche et à la salle de promenade. Tout est couvert, tout est minuté, tout est contrôlé. La seule lumière est électrique et le directeur (Jim Caviezel) peut la moduler comme il l’entend. « La seule liberté qui vous reste, dit-il est de respirer – et on peut vous en priver si vous vous rebellez ! »

C’est dans ce lieu de technocratie modèle qui rappelle le panoptique de Jeremy Bentham, que Stallone rencontre Schwarzenegger. Il se fait appeler Emil Rottmayer et se dit le bras-droit d’un expert en finance qui a failli mettre le système mondial en déroute. Des intérêts puissants refusent de le voir réémerger sur la scène. Et Stallone apprend incidemment que, malgré le code de sortie qui lui a été donné, le directeur de la prison qu’on lui a indiqué n’est pas le même que celui qu’il rencontre et que le code ne signifie rien pour lui. Qui voudrait donc le voir rester, lui aussi, en prison pour le reste de sa vie ?

Entre observations des yeux fureteurs, conversations interminables et grosses bagarres qui donnent un peu de piment au suspense, l’évasion se prépare. Pas facile de sortir du bunker… Tout semble prévu pour déjouer les tentatives. Sauf que les circonstances sont toujours propices, les humains faibles et la technique jamais infaillible. Jusqu’au dernier moment, le spectateur doute – mais tout réussit.

Nous avons tous les poncifs de l’actualité américaine : l’enfermement d’hommes très dangereux qu’on ne veut pas tuer (aucune femme dans cet univers mâle), le duo des muscles fatigués voulant rejouer les Rambo et autres commando CIA des années 80, l’amour obsessionnel de la technique et la démesure des constructions, l’appel au privé… Rien de passionnant au fond, une fois l’actualité balayée par une actualité plus récente.

Notons que Stallone apparaît bien plus fatigué que Schwarzenegger, le visage mou, la lippe protubérante, le cerveau ralenti. Cette apparence sert l’histoire car qui croirait avoir affaire à un expert en évasion devant cette brute épaisse qui cherche tous ses mots ? Notons aussi que les islamistes fanatiques enfermés sont présentés comme moins antipathiques qu’en public. Leur chef est là pour trafic de drogue et pas pour avoir tué du chrétien ; il sert même le duo d’évadés.

On ne s’ennuie pas mais ne vous attendez pas à une réflexion sur l’Amérique : celle-ci était sur le point de voter Trump et le film révèle ce rétrécissement mental : baston en guise de liberté, prison pour le contrôle social et fric pour les prédateurs dominants restent le trio fondamentaliste des yankees contemporains !

DVD Evasion (Escape Plan) de Mikael Hafstrom, 2013, avec Sylvester Stallone, Arnold Schwarzenegger, Jim Caviezel, Sam Neill, Vincent D’Onofrio, M6 video 2014, 110 mn, €7.20, blu-ray €8.57

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Techniques de manipulation

la recherche avril 2016

« Nous sommes tous manipulables », ainsi s’ouvre le dossier central de la revue scientifique La Recherche en son dernier numéro d’avril 2016. Quatre articles font le point sur : ‘nos actes sous influence’, ‘prisonnier de ses souvenirs’, ‘il faut apprendre le doute méthodique dès l’école’ et ‘comment désamorcer l’embrigadement des jeunes’.

La manipulation exploite les travers de notre cerveau. Daniel Kahneman l’avait montré, notre disque dur est partagé en deux systèmes : Système 1 est réflexe, fonctionnant sur préjugés, intuition et belles histoires ; Système 2 est réfléchi, analysant, comparant et ordonnant selon la logique. Le premier est utile pour échapper aux prédateurs surgis dans la savane (95% de l’existence humaine depuis ses origines), le second est utile pour dépasser l’animalité, concentrer ses facultés à résoudre un cas, faire un choix, décider d’une action.

La dissonance cognitive de Leon Festiger, élaborée en 1957, montre qu’un individu confronté à deux croyances qui ne vont pas ensembles génère une tension psychologique qui ne demande qu’à être réduite – d’où les justifications acrobatiques ou les minimisations d’actes ou opinions contradictoires. Les Français sont spécialisés dans cette propension au déni, qui consiste à volontairement ne pas voir tout ce qui irait contre leurs fantasmes.

Contrairement au préjugé qui voudraient que nous soyons « cartésiens », adeptes de la pure logique (fantasme des Lumières), l’appel à la raison modifie très peu nos comportements ; de même la menace de punition ou de récompense. C’est au contraire la liberté de faire qui permet de croire qu’on est libre. En réalité, on imite les autres, nos pairs en premier, ceux que l’on admire en second. Les commerciaux le savent bien : si vous laissez les gens évaluer eux-mêmes le prix d’un bien ou d’un service, ils auront tendance à le payer plus cher parce qu’ils l’auront choisi. Si vous demandez une pièce de monnaie dans la rue, vous n’aurez que 10% de chances d’en obtenir une ; si vous ajoutez « mais vous êtes libres d’accepter », le score monte à 50% (aux États-Unis).

Les techniques de manipulation les plus efficaces sont « de créer un état de dissonance tel que le sujet se précipitera sur le premier moyen qu’on lui offrira de le réduire » (Anne Debroise, opus cité p.41). La « technique de la porte au nez » montre que demander un grand service contre la morale ou l’opinion en premier permet d’en faire passer un plus petit ensuite ; la situation d’inconfort due au refus rend plus malléable pour accepter l’acceptable. A l’envers, l’individu acceptera plus facilement de rendre un grand service si vous lui en avez d’abord demandé un anodin. Cette « technique du pied dans la porte » est bien connue des démarcheurs.

Ne vous y trompez pas, vous y avez cédé ! Les pompiers qui passent vendre leur calendrier sont au fait du « pied dans la porte », les dons d’organe aussi. La pub récente contre les accidents de la route utilisait « la porte au nez », une grosse baffe d’un accident spectaculaire à la suite d’un acte banal, pour demander qu’on fasse attention.

technique de l etiquetage

Mais la manipulation ne sert pas seulement au comportement civique, elle peut être détournée (sans toujours le vouloir) par les flics ou les psys, et utilisée (sciemment) par les terroristes et les sectes. Les « faux souvenirs » sont ceux qui sont implantés peu à peu, à votre insu, sur le flou de la mémoire. Chacun croit que dont il se souvient est juste alors que, même dans l’instant qui suit, notre mémoire est sélective. Elle ne voit pas tout, elle déforme ce qu’elle a vu, elle reconstruit une cohérence à partir de bribes (Système 1). Les suspects cuisinés des heures, même sans tortures physiques, finissent par douter de leurs propres souvenirs et accepter les « suggestions » des flics ; quelques heures plus tard, ils croient en être les auteurs !

Pareil pour les psys, tellement obsédés de sexe génital depuis les années 60, qu’ils ne voient qu’abus, attouchements et viols dans toute enfance. Certain(e)s sont persuadés avoir été violé(e)s petit(e)s, leurs souvenirs « refoulés » – alors que ce n’était qu’une construction a posteriori de l’imagination, orientée par les a priori théoriques du psy… La chercheuse en psychologie sociale à l’université South Bank de Londres Julia Shaw a expérimenté elle-même le procédé avec ses étudiants : « Au terme d’une série de trois entretiens, mes participants sont sortis convaincus d’avoir fait l’expérience d’un événement particulièrement marquant – qu’ils n’avaient en réalité jamais vécu ».

L’antidote : « n’essayez jamais de vous représenter ce qui aurait pu arriver » (Julia Shaw, opus cité p.45). Laissez vos souvenirs dans le flou s’ils sont flous, ne tentez pas de les recréer par l’imagination, vous obtiendriez de « faux souvenirs » qui pourraient vous faire avouer ce qui n’est pas si vous êtes suspect, ou vous culpabiliser de ce qui n’est jamais arrivé – voire être atteint de stress post-traumatique – si vous êtes en psychanalyse.

dissonance cognitive

Gérald Bronner, sociologue, déclare pp.48-51 qu’« il faut apprendre le doute méthodique à l’école ». Il explique le processus de la fanatisation, décrit dans son livre La pensée extrême. « Le premier processus (…) est celui de la frustration relative : lorsqu’un individu croit avoir droit à quelque chose que la vie ne lui a pas donné, alors cet écart engendre une frustration qui peut conduire à l’extrémisme. L’extrémisme est un monde alternatif qui lui propose de redistribuer les cartes, un monde où les derniers seront les premiers ».

La démocrature, caricature égalitariste de la démocratie, est responsable de ces « droits » multipliés à l’infini pour tous les particularismes : droit au logement, droit d’asile, droit au travail, droit au mariage, droit à l’enfant, droit à la procréation… Le désir sans contraintes, issu de la mentalité hédoniste des soixantuitards, est un excès en lui-même qui engendre son inverse : la frustration. Égalitarisme et « moi je » se conjuguent pour exacerber les âmes faibles, d’autant plus que la « repentance » rappelle jour après jour combien les mâles, blancs, occidentaux sont des « salauds » au sens de Sartre : riches, beaux, dominants, contents d’eux, ex-esclavagistes, ex-colonisateurs, ex-fascistes ou pétainistes, égoïstes, capitalistes et ainsi de suite.

Le second processus est celui de l’escalier : la grenouille dans l’eau froide, si on la fait progressivement chauffer, va périr ébouillantée sans s’en apercevoir. Même chose pour les candidats djihadistes, attirés d’abord par un monde utopique de solidarité, par une fraternité collective, par le mythe du sauveur, par l’aventure d’une communauté de garçons au combat, par la revanche sociale de la kalachnikov qui leur donne un sentiment de toute-puissance. Ils vont peu à peu perdre leurs repères, se construire un univers mental fermé sur leur groupe de croyants. Ils perdent leurs liens sociaux et familiaux pour être embrigadés, leur sens critique et leurs doutes pour être endoctrinés, leur vague foi universaliste pour être fanatisés. Tuer des mécréants – donc coupables – est pour eux un devoir, même s’ils ne sont pas si différents de nous : « Je fais le pari que ces terroristes doivent avoir une capacité d’indignation égale à la mienne. Ils n’ont pas perdu cette valeur mais ils adhèrent si inconditionnellement à une valeur concurrente qu’il n’y a plus de comparaison possible », dit Gérald Bronner (p.50).

Instiller un doute suffisant est la première étape pour évacuer la radicalité. « Sortir ces fanatiques de l’abstraction en leur montrant les conséquences concrètes, en termes de morts, du crime qu’ils s’apprêtent à commettre ». Instaurer une concurrence cognitive permet de leur faire prendre conscience que, même s’ils ont un libre-arbitre, leur cerveau peut être trompé. Les replacer dans leurs souvenirs familiaux aussi, dit Dounia Bouzar, auteur de Désamorcer l’islam radical pour recréer l’individualité, diluée par le discours djihadiste dans le discours paranoïaque (p.52). Pourquoi ont-ils voulu adhérer ? « Les amener à se rendre compte du décalage entre le mythe présenté par le discours radical (sauver les enfants gazés par Bachar Al-Assad), leur motif personnel (servir à quelque chose) et la déclinaison réelle de l’idéologie (devenir complice de l’extermination de tous ceux qui ne sont pas comme eux) » p.53.

C’est là que, selon Gérald Bronner, « L’Éducation nationale a un rôle capital à jouer » : apprendre à douter de façon méthodique, par exemple apprendre la différence entre corrélation et causalité, entre ce qui est statistiquement significatif et ce qui ne l’est pas en raison de la taille de l’échantillon.

Pas sûr que la démagogie ambiante puisse assurer le suivi d’un tel rôle… Ce n’est pas toujours de la faute des autres, du « système » du « capitalisme ». Il n’y a pas que l’histoire occidentale, ni « la société » qui soient coupables de laisser à l’abandon la jeunesse : l’école, donc les syndicats enseignants et les technocrates du ministère le sont aussi.

Revue La Recherche, n°510, avril 2016, pages 36 à 54, €6.40 en kiosque

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Philippe de Villiers, Le moment est venu de dire ce que j’ai vu

philippe de villiers le moment est venu de dire ce que j ai vu
Philippe de Villiers est de droite, dans sa version « légitimiste » détectée par René Rémond, cela ne fait aucun doute – et je ne suis pas de son bord. Ce n’est pas une raison pour ne pas le lire car, comme tous les humains intelligents qui réfléchissent sur leur pratique, il énonce quelques vérités bonnes à entendre.

Ce parler-vrai détonne dans une classe politique engluée de moraline et réduite aux 300 mots du politiquement correct que formate l’École nationale d’administration. L’auteur en sort, il sait ce qu’il dit : « ce n’est pas une école, c’est un moule, un laminoir sémantique (…) vous en sortez (…) le cerveau formaté (…) et le cœur vide » p.21. Son livre est donc plaisant à lire, empli de « révélations » et de formules bien frappées. Pas étonnant à ce qu’il soit la meilleure vente des livres politiques 2015 selon les libraires.

Ce qui plaira aux lecteurs avides de confidences people est le portrait qu’il dresse de quelques politiciens français encensés en leur temps. Disons qu’il les replace dans leur inanité au regard de l’histoire.

  • Chirac : « Pour lui, les mots n’ont guère de sens » p.32. Démagogique, il a une « affectivité profuse sur l’instant » p.33 – ce pourquoi les Français l’aiment – mais « il ne sait quoi penser » p.35 et surtout, « il s’en fout ».
  • Giscard : « Son œil de colin froid » p.40 montre qu’il « appartenait à un autre monde, le monde anglo-saxon » p.42. Ingénieur des âmes, il veut intégrer la France dans une Europe fédérale libérale et atlantiste.
  • Mitterrand : le grand roublard séducteur, créa la performance en incitant Yves Montand à présenter le tournant de la rigueur de 1983 comme un moment positif pour la France. L’émission Vive la crise, en 1984, fait avaler le revirement vers la globalisation libérale : des mesures pour débloquer les capitaux et décider du maintien du franc dans le Système monétaire européen. C’est aussi Mitterrand qui suscite SOS racisme avec BHL, Pierre Bergé et Harlem Désir, en 1984 toujours, pour promouvoir la haine de soi et, par réaction, le Front national – cela afin de déstabiliser la droite. Mitterrand lui-même l’avoue à l’auteur (p.135). « Sous couvert d’antiracisme, SOS racisme sauve le racisme. Fabriquer des racistes pour mieux les dénoncer. Provoquer et nourrir la haine pour s’en repaître » p.110. Villiers n’a pas de mots assez durs pour cette entourloupe politicienne – que la gauche benêt continue d’alimenter aujourd’hui.
  • Sarkozy : « Moi qui le connais bien, je ne crois pas qu’il mente. Il est dans l’instant. Et c’est l’instant qui change. C’est un capteur d’ondes (…) Sur le fond, il ne change pas (…) il est Américain, du ‘parti républicain’, citoyen du monde (…) Il n’a pas de doctrine. Il veut simplement être aimé » p.295.
  • Delors, Camdessus, Lamy, Lagayette, Peyrelevade : tous démocrate-chrétiens « iraient bientôt coloniser les instances internationales (…) partir évangéliser au nom de l’économie œcuménique mondialisée, toutes les nations » p.50.

Il a un jugement sans nuances sur la politique, que je partage. « Je suis entré en politique par effraction. Et j’en suis sorti avec dégoût. Aujourd’hui, je la déteste » – c’est dit dès l’introduction, p.9. Que ceux qui veulent se faire mousser en transformant leurs projets en mensonges se lancent dans l’arène. Pour ma part, et je crois que beaucoup d’électeurs partagent ce point de vue, je n’ai pas besoin d’être élu pour exister. S’il faut des candidats qui se dévouent, bien peu sont dignes de rester en politique au bout de quelques mandats…

  • En cause le politiquement correct du « tribunal médiatique », analogue au « tribunal révolutionnaire » sous la Terreur. « C’est le journaliste insinuateur qui distribue les bons et les mauvais points » p.16 Ivan Levaï « le malveillant » le lui a démontré lors d’une Heure de vérité en 1992. Les médias, qui veulent se faire bien voir du Mainstream, en rajoutent dans la moraline. La centralisation parisienne des médias comme la concentration des holdings accentuent ce phénomène. Ils en rajoutent aussi dans le divertissement consumériste, ainsi Le Lay de TF1 avouera sans nuance qu’il s’agit de vendre du temps de cerveau disponible pour les publicités Coca Cola. « Ce n’est pas ce qu’on dit qui compte. C’est l’impression qu’on produit » p.192. Philippe de Villiers montre comment, avec le milliardaire Jimmy Goldschmidt, il a berné les médias en commandant des sondages tout en spéculant sur l’action TF1 – afin d’avoir de l’antenne et de la notoriété. Si vous payez les sondeurs, ils vous considèrent vous donnent les quelques pourcents dans l’épaisseur du trait. Sinon, rien.
  • En cause aussi la construction européenne, qui est une déconstruction : « Le but n’est pas de faire émerger une nouvelle entité politique, mais d’en finir avec le politique » p.159. Passer du gouvernement des hommes à l’administration des choses. Claude Cheysson lui avoue (p.157), l’UE est « le système de l’engrenage », on ne peut jamais reculer. Ce pourquoi le traité de Maastricht apparaît comme « un changement de régime. Le passage de la démocratie à l’oligarchie » p.156.

Député européen, Philippe de Villiers a vu les lobbyistes en action à Bruxelles. Ils servent les intérêts privés et les politiciens sont bien peu immunisés contre leurs tentations (visites, spectacles, restaurants, notes argumentées, amendements tout rédigés…). « Derrière chaque vote, il y a un lobby » p.199. Ces auxiliaires législatifs dicteraient 75% des normes européennes, remplaçant le gouvernement (politique) par la gouvernance (administration). « À Bruxelles, l’essentiel de ce qui se fait ne se voit pas » p.200. Opacité des procédures et faible contrôle démocratique livrent l’Union européenne aux industriels et aux idéologies. Pour un quart, les députés seraient membres de l’intergroupe LGBT (lesbiens-gais-bi-trans) – en quoi cela sert-il la politique ? L’Europe dépossède : « la grande aliénation, la grande dépossession, la grande infiltration » p.205, énonce Villiers.

Remembrement et agrochimie tuent la terre et le travail bien fait. « On a tué les métiers indépendants : le paysan avec la mondialisation des marchés, l’artisan avec les délocalisations, le commerçant avec la grande distribution, les pêcheurs avec les bateaux racleurs de fond qui viennent de Corée ou du Japon sur nos côtes » p.104. Où l’auteur attrape tout et ajoute au péril de mondialisation le vieux péril jaune de son enfance… Mais il n’a pas tort lorsqu’il dit que la perte d’indépendance dans le travail conduit à la perte de l’indépendance d’esprit : Karl Marx l’a décrit sous le terme « d’aliénation ». La réflexion, la durée et l’application sont remplacée par le mobile, le provisoire et le futile.

Mais Philippe de Villiers vise plus haut. Il porte un jugement sur l’époque postmoderne, devenue insensiblement post-démocratique par dessaisissement de la politique par l’administration et la bureaucratie. L’ENA, l’Union européenne et l’euro sont, pour Villiers, des démons qui, sous la beauté du diable, ensorcellent les pauvres âmes pour les lier aux lobbies industriels et financiers – eux-mêmes inféodés à Satan lui-même : l’Amérique toute-puissante via l’OTAN (p.335). Théorie du Complot ? Presque… Ce qu’il décrit n’est pas faux, les conclusions qu’il en tire sont biaisées.

Ainsi fait-il un lien entre la béatification à Rome de Marie-Louise Trichet, morte en 1759, et son vague descendant Jean-Claude Trichet, à l’époque président de la Banque centrale européenne. « Nous sommes devant un phénomène s’apparentant à la religion : le salut par l’euro, la rédemption des nationalismes coupables, l’accès, par la monnaie unique, à la fraternité universelle. On ne raisonne plus, on accomplit » p.239. Certains hauts-fonctionnaires sont peut-être des niais spirituels, justifiant de façon cucul leurs décisions économiques, mais la ménagère sait bien ce qu’elle a dans son porte-monnaie. L’euro a été une chance pour les Français : ce n’est pas la faute de la monnaie unique si les gouvernants n’osent jamais toucher aux empilements administratifs d’instances et de codes qui handicapent l’emploi. L’euro est bon aux Hollandais, aux Belges, aux Italiens – pourquoi pas aux Français ? Il ne faut pas confondre la température avec le thermomètre. Ce pourquoi le projet Le Pen (soutenu par Villiers) de sortir de l’euro ne suscite pas l’adhésion enthousiaste !

Pour sa réflexion de haut vol, Philippe de Villiers en appelle à Alexandre Soljenitsyne, qu’il a reçu dans sa propriété de Vendée. Il fait du dissident russe le « mythe universel de la conscience dressée » p.76. Le lecteur apprend d’ailleurs combien les Vendéens étaient cités en exemple de Terreur réussie par Lénine, au début de la révolution. Vendéens comme dissidents sont une insurrection contre l’Idéologie, mythe que le vicomte reprend à son compte.

« Vendéen de père lorrain et de mère catalane » p.54, Philippe de Villiers vante sa réalisation du Puy-du-Fou, « l’anti-Disney » où « le rêve consumériste fait place au rêve historique » p.55. Volontiers libertaire, version féodale, il n’hésite pas à comparer sa gestion à l’autogestion de type yougoslave vantée par la Deuxième gauche des années 1970. « Pas de subventions, pas de dividendes, c’était un capitalisme sans capitaux, une création sans marketing, où l’on n’y développait pas la culture du profit, il n’y avait pas de droits d’auteurs et tous les bénéfices étaient réinvestis » p.52. Aversion catholique contre l’argent, aversion de caste nobiliaire contre la production – puisqu’il suffit de naître.

Il oppose cette culture enracinée au chaos post-68 globalisé où la « génération morale » prône le droit « à la différence » pour promouvoir un multiculturalisme militant où tout vaut tout – afin d’en finir avec « la tradition assimilatrice de la France ». Dans les années 70, on dénonce la France collabo pour susciter la « honte d’être Français », ce qui « tue l’espoir ». « Mai 68 fut le berceau de la nouvelle société bourgeoise (…) agents actifs ou idiots utiles d’un nouveau capitalisme » p.87. Ni frontières, ni limites, seul compte le « marché du désir » : tout est monnayable, la consommation infinie comme le désir ; tout est interchangeable, jouir est se dépenser – donc un devoir (Pierre Bergé) – ce qui dispense de penser. « État post névrotique, désinhibé », cerveau disponible.

« Peu à peu, le patriotisme allait devenir une pathologie, la frontière une déviance, la nation une mare aux diables xénophobes » p.67. Les élites ont trahi. L’anticolonialiste Georges Boudarel, devenu tortionnaire par idéalisme gauchiste auprès du Viet Minh sous le nom de Dai Ding, est reconnu en 1991 au Sénat où il représente le CNRS, sa trahison amnistiée, ses « droits » universitaires rétablis, son nom blanchi… Et toutes les belles âmes de gauche – sauf Lionel Jospin – de soutenir ce suppôt du « camp progressiste » qui a torturé des Français pour le bien de l’Humanité !

Contre la « maladie du vide » (Soljenitsyne, cité p.340), Philippe de Villiers appelle à remettre l’esprit au-dessus de la matière – de façon bien chrétienne et platonicienne. Identité est souveraineté, dit-il face à Poutine, qu’il admire.

Peuple sain enraciné contre élites corrompues et nomades, spiritualité de tradition (donc catholique) contre les nouveaux immigrés (donc islamistes), glorification de la vie contre l’agrochimie, l’avortement et le dénigrement de soi – il y a de tout chez Villiers. Un tout qui forme une constellation en forme de droite légitimiste : terroir, régions, corps intermédiaires, souveraineté, la nation en corps organique. Ne manque qu’un roi pour l’incarner, un non politicien pas obligé d’être élu… Mais revenir avant 1789 est-il un idéal ?

Philippe de Villiers, Le moment est venu de dire ce que j’ai vu, 2015, Albin Michel, 348 pages, €21.50
Format Kindle €14.99

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Daniel Kahneman, Système 1 / Système 2

daniel kahneman systeme 1 systeme 2
Malgré un titre peu attrayant et une traduction plus qu’approximative, cet ouvrage mérite d’être lu et relu : il traite de tous les biais de notre façon de penser, de toutes les distorsions de la réalité effectuées malgré nous, dans notre cerveau. Daniel Kahneman est israélo-américain. Juif né en Palestine en 1934, il cite souvent ses expériences de psychologie effectuées lors de son service militaire dans Tsahal. Du judaïsme il a cette curiosité qui ne peut tenir en place, le goût de poser sans cesse des questions et l’entregent pour s’associer des collaborateurs ou des amis.

A 77 ans, le prend un besoin pressant de faire la synthèse de ses innombrables travaux et expériences de psychologie appliquée. Il est l’un des rares personnages à avoir obtenu le prix de la Banque de Suède en l’honneur d’Alfred Nobel, attribué à l’économie… sans être le moins du monde économiste. Mais, contrairement à son traducteur français dans ce livre, lui sait ce qu’est la matière économique et ne traduit pas « wealth » par santé mais bel et bien par « fortune » ! Pédagogue, il imagine deux systèmes de la pensée comme deux acteurs jouant chacun leur rôle : Système 1 et Système 2.

Il écrit tout un tableau page 131 pour dire ce qu’est le Système 1 : une façon de penser archaïque mais bien utile, approximative et globale mais rapide. Système 1 est né dans la savane, lorsque l’humain fragile et nu devait se garder de tous les dangers. Il fonctionne automatiquement et vite, créant un schéma cohérent d’idées issues de la mémoire associative. Il déduit et invente des causes, de belles histoires émotionnelles, pour produire une série d’évaluations primaires attachées à des normes et des prototypes. Il est intuitif par accumulation d’expériences, mais peureux : il est plus sensible aux changements qu’aux états et surestime les faibles probabilités, réagissant plus fort aux pertes qu’aux gains. Convenablement recadré et contrôlé par Système 2, il est efficace et permet de penser à autre chose en accomplissant des procédures automatiques (comme marcher, conduire, veiller, opérer). « Il produit des impressions, des sentiments et des inclinations qui, quand ils sont approuvés par le Système 2, deviennent des convictions, des attitudes et des conventions » p.131.

Le Système 2 est la raison appliquée à un problème : il est concentration des facultés pour résoudre un cas, faire un choix, décider d’une action. Mais Système 2 est paresseux et, s’il n’est pas obligé par une cause extérieure, laisse volontiers faire les approximations de Système 1, qui suffit à la survie en général. « Biais prévisibles et illusions cognitives comme l’ancrage, les prédictions non régressives, l’excès de confiance, et bien d’autres » p.501 limitent Système 1. Mais quand Système 1 est bien utilisé, il est très efficace car intuitif, il va directement au but sans passer par les calculs fastidieux. « L’acquisition de compétences nécessite un environnement régulier, la possibilité de s’entraîner, et un retour sans équivoque sur l’adéquation des pensées et des actions. Quand ces conditions sont remplies, la compétence finit par se développer et les jugements intuitifs et les choix qui viennent rapidement à l’esprit seront pour la plupart adaptés. Tout cela est l’œuvre du Système 1, et se produit donc automatiquement et vite » p.501. Les pilotes de chasse, les médecins, les soldats, les traders – et en général tous les bons professionnels – ont développé cette « intuition » qui n’est qu’une expérience bien assimilée, devenue réflexe après réflexion.

Le mérite de Daniel Kahneman est de faire passer ces descriptions par des histoires édifiantes, tirées de sa pratique personnelle et des jeux de rôle expérimentés dans ses enquêtes et celles de ses collègues. Ses 5 parties, 38 chapitres et 555 pages fourmillent d’anecdotes révélatrices de biais et d’illusions. Il donne aussi les antidotes, dont le principal est quand même de réfléchir avant d’agir, de calculer avant de se précipiter, de prendre le temps d’examiner avant de décider. Car « la machine à tirer des conclusions hâtives » est en nous, qui fait souvent que « les causes écrasent les statistiques » et que l’on régresse trop vers la moyenne, dans une « illusion de compréhension », une « illusion de validité », un excès de confiance en son expertise et tant d’autres choses.

Ce livre est gros, mais facile à lire. Évitez de le faire en une seule fois tant il est dense, mais vous sortirez moins idiot après l’avoir lu. Ces observations sont applicables dans tous les métiers et dans la vie courante. Surtout lorsqu’il y a des enjeux importants. En finance, par exemple, mais aussi dans l’expertise : être trop sûr de soi n’est jamais une bonne chose, tant de biais et d’illusions nous instrumentent sans que nous le sachions… En économie surtout ! Car l’homo oeconomicus, censé suivre son intérêt rationnel, n’existe décidément pas dans la réalité.

Daniel Kahneman, Système 1 / système 2 – les deux vitesses de la pensée (Thinking, Fast and Slow), 2011, Flammarion 2013, 555 pages, €25.00

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Haruki Murakami, La fin des temps

Nous sommes dans les années 1980 et ce qui préoccupe la société est le Big Brother informatique. L’ordinateur va-t-il un jour prendre le contrôle du cerveau ? Les données personnelles sont-elles pillables à merci par tout hacker un peu doué ? Va-t-on un jour manipuler les hommes à leur insu ? Un ingénieur informaticien n’est-il qu’un liseur de rêves enfuis ?

Dans l’univers Murakami, deux sociétés se partagent le pouvoir : System et les Pirateurs. Il expose la dialectique éternelle de la balle et de la cuirasse : quand l’une fait un progrès, l’autre suit. Cette course sans fin a quelque chose d’absurde, surtout si c’est la liberté humaine qui est en jeu.

C’est en effet d’absurde qu’il s’agit dans ce ‘1984’ orwellien écrit par un Japonais trentenaire. Conte surréaliste, un jeune homme banal de 35 ans, que sa femme a quitté depuis des années, remplit une mission de codage de données sensibles pour un vieux chercheur farfelu dont le laboratoire se cache dans les souterrains d’un immeuble de la ville. De quoi suggérer fortement l’image du Complot, tant la foule indifférente qui va travailler tous les jours ne soupçonne aucun des mystères de Tokyo : la lutte sourde des ténébrides contre tout ce qui vit à la lumière, le combat sans merci des informaticiens pour et contre le système, l’enjeu du contrôle humain…

Du jeune homme, on ne saura pas le nom. Il est la banalité même, interchangeable, homme machine. On lui a implanté une méthode de codage mental qui le rend à son insu manipulable en subconscient. Tous les autres cobayes sont morts d’un conflit psychique, pas lui. Il écoute de la musique, lit des romans, baise à l’occasion en saine gymnastique. Mais le Japonais moyen a plus d’un tour dans son sac : sa résilience, dirait-on aujourd’hui, lui fait concevoir un autre univers où ses contradictions trouvent leur logique. L’esprit même de Murakami, écartelé entre le Japon tel qu’il est et son décalage personnel qu’il résout par l’écriture.

D’où ces chapitres en parallèle où court une autre histoire. Autre versant de l’informaticien, l’arrivant dans une cité close de hauts murs. Entrent et sortent des licornes, animaux improbables dont un certain nombre meurt chaque hiver tandis que naissent des petits. Leurs crânes, conservés, enferment des rêves qu’un seul personnage dans toute la ville est capable de lire : le liseur de rêves – lui. Tout se déroule sans heurts ni passions dans une ville fermée pour l’éternité. Le « paradis » vu par Murakami n’est pas ce frais jardin peuplé de houris et d’éphèbes des peuples de la Bible…

On s’y ennuie. Votre ombre commence par vous quitter et, avec elle, la mémoire. Vous n’avez plus de cœur, ce qui évite tout incident, puisque les heurts entre humains ne sont que passionnels. Qui ne peut s’adapter est rejeté au fond de la forêt, en paria. Nous sommes chez Orwell, chez Huxley, dans l’URSS brejnévienne de ces années 1980 : un monde parfait est un monde sans passion où tout est rationalisé. « Cette ville parfaite n’a pu se former que parce que les gens ont perdu leur cœur. Ils tournent à l’intérieur d’un temps qui étend à l’infini leur existence parce qu’ils ont perdu leur cœur » p.442.

‘La fin des temps’ n’a rien à voir avec la fin du monde, seulement avec celle du narrateur. Son monde d’informaticien des années 1980 rejoint le monde imaginaire des licornes, la faute au vieux chercheur qui l’a formaté ainsi. Il est, ici et là-bas, fin du temps, rêve d’éternité peut-être. « Chacun a au fond de sa conscience un noyau dont il ignore le contenu. Dans mon cas à moi, il s’agit d’une ville. Dans cette ville coule une rivière et elle est entourée par d’épaisses murailles de briques. Les habitants de cette ville ne peuvent pas en sortir. Les seules qui peuvent sortir, ce sont les licornes. Elles aspirent en elles l’ego et la personnalité des habitants et vont les rejeter à l’extérieur des murs. C’est pourquoi personne n’a d’ego – de personnalité dans cette ville » p.479.

Outre l’idée de célébrer le roman de George Orwel ‘1984’ (écrit en 1948), le lecteur d’aujourd’hui notera la culture littéraire et musicale des années 1980 qui a disparu corps et biens : «  Combien y-a-t-il de types au monde capable de réciter les noms de tous les frères Karamazov, hein, je vous le demande ? » p.521. L’auteur n’hésite pas à évoquer Balzac, Stendhal, Proust, Joseph Conrad, les musiciens de jazz ou Bob Dylan, Bob Marley, Police… Il a d’ailleurs une vision de Bob Dylan assez juste : « on dirait la voix d’un petit enfant debout devant la fenêtre, qui regarde tomber la pluie » p.461.

Évoquons pour finir les errements de la traductrice qui confond volontiers droite et gauche et ne connaît rien aux voitures. Comment porter sa valise de la main gauche tout en pressant la main que sa copine a glissée dans sa poche gauche avec sa main droite ?… Comment confondre le poisson nommé turbot avec le compresseur des moteurs turbo ?… Mais que ces facéties involontaires ne vous gâchent pas le plaisir. Murakami vaut d’être découvert.

Haruki Murakami, La fin des temps, 1985, traduction française Corinne Atlan 1992, Points Seuil 2001, 528 pages, €8.07

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