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Tom Clancy, Net force

Ce roman est le premier d’une série de de dix tomes d’un thriller culte écrit par Tom Clancy l’écrivain à succès et Steve Pieczenik, un psychiatre conspirationniste qui a travaillé pour le Département d’Etat américain. La série a duré jusqu’en 2006. Un téléfilm a été adapté du premier tome en 1999 mais disponible seulement en anglais et italien.

La Net Force est un département du FBI créé pour traquer les hackers et autre pirates de l’Internet. En 1998, date de la sortie du livre, c’est tout à fait nouveau car l’Internet grand public débute à peine. Près d’un quart de siècle plus tard, nous pouvons mesurer l’écart qu’il pouvait y avoir entre ce qui était attendu et ce qui s’est réellement produit. L’action se passe en effet en 2010. Le directeur de la Net Force est assassiné par un commando de professionnels qui œuvrent selon la technique favorite de la mafia. C’est donc la mafia qui est immédiatement soupçonnée bien qu’elle n’y soit pour rien. Le raffinement va jusqu’à enlever le chef de la sécurité du chef mafieux de New York par de faux agents du FBI pour le faire disparaître. Ce qui engendre en riposte un contrat sur le nouveau directeur de la Net Force de la part du mafieux en chef.

Tout l’art du thriller est de découper les actions à la façon du cinéma de façon à conserver une attention constante d’un chapitre à l’autre. Tom Clancy est expert en ce domaine et le livre se lit de façon haletante, même vingt ans après. L’expert programmeur en informatique Vladimir Plekhanov, un tchétchène d’origine russe, ne veut pas moins que dominer le monde en commençant par dominer le net. Il monte pour cela des programmes viraux qui affectent les centres de commandement du trafic en Inde, les sites sensibles des États-Unis, et quelques autres désagréments dont nous avons désormais l’habitude. Spécialiste reconnu mondialement, on fait alors appel à ses services pour déboguer le système et investir dans un programme de protection. Il gagne ainsi de l’argent, tout comme il en gagne en détournant des fonds par le hacking.

Son objectif est d’avoir suffisamment d’argent pour acheter des politiciens et influencer ainsi un premier gouvernement afin obtenir une assise incontournable. Mais cela ne fait pas l’affaire des États-Unis, et notamment du FBI dont le directeur de la Net Force a été descendu. Comme le dit l’auteur, en parfait Américain amoureux des armes et de l’autodéfense, lorsqu’un flic est descendu, tous les flics traquent l’assassin. Ce qui sera le cas, malgré les fausses pistes en mode virtuel comme en mode réel.

L’auteur imagine des autoroutes du Net comme de véritables autoroutes réelles, chacun peut naviguer sous la forme d’un avatar dans le véhicule qu’il choisit. Les camions qu’il double sont de gros paquets de données très lents, tandis que les motos rapides sont des programmeurs fluides qui se glissent avec virtuosité dans les interstices du Net. Il existe même un pays, que l’on nomme aujourd’hui Darknet, mais qui est imaginé alors comme un lieu de liberté où chacun peut trouver ce qu’il veut, des filles à poil comme des jeux en ligne. L’ado de 13 ans du colonel noir qui dirige le commando d’intervention drague ainsi sa copine de collège en enfourchant sa moto et l’enlevant avec lui. Elle est ravie, prélude au septième ciel (les années 1990 étaient moins prudes et plus précoces que le puritanisme trumpiste).

Malgré ce qui apparaît aujourd’hui, où le progrès va très vite, comme la préhistoire du net, la lecture de ce thriller reste passionnante et offre un panorama rétrospectif sur ce qui nous est arrivé. C’était évidemment avant le 11-Septembre et les Américains étaient maîtres du monde ; cela a bien changé.

Tom Clancy, Net force (tome 1), 1998, Livre de poche 2004, 480 pages, €0.92 occasion

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Tobias Hill, Le cryptographe

Le roman anglais contemporain se porte bien. Dépouillé, original, il raconte des histoires à vocation universelle. Nous sommes à Londres, capitale de la finance, en 2021. Rêve de Chine, une monnaie mondiale unique détachée de tous les Etats a été adoptée par le plus grand nombre, le Soft Gold. Les monnaies nationales d’hier, le dollar, l’euro, le yen, le yuan, ont quasiment disparu. Un petit génie de la finance a inventé en effet un code ultime, incraquable, qui se renouvelle de lui-même tous les jours, pour sécuriser les transactions. Une sorte de Bitcoin qui aurait réussi, en somme.

Ecrit juste après les mirages de la « nouvelle » économie (innovation permanente, croissance permanente, plus besoin de fonds propres), le roman anticipe étrangement le krach des subprimes qui allait survenir quelques quatre ans plus tard… et peut-être le prochain à venir sur quelques cryptomonnaies. Il faut vraiment être Anglais et baigner dans l’atmosphère de la City pour capter ces prémisses de fin du monde dans l’air. Tobias Hill, né à Londres en 1970, a cette âme sensible. Il sait la traduire en mots précis, en phrases directes, en personnages attachants.

John Law est le premier. Petit délinquant des faubourgs de Glasgow, le visage buté sur une photo à 14 ans, il laisse toutes études pour s’adonner à l’informatique. Génie hacker, il crée le fameux virus Pandora qui infecte tous les ordinateurs de la planète. Redressé en maison, il sort à 20 ans pour créer le Code et lancer la Monnaie. Ce n’est pas un hasard que le nom choisi soit celui d’un banquier célèbre à la cour de France, Contrôleur général des finances sous la Régence. Comme lui, il est écossais. Devenu multimilliardaire, il fait exproprier en 12 ans plus de 13000 résidents pour acheter tout un quartier de la périphérie de Londres où il refaçonne le paysage pour son agrément. Il aime les arbres et l’eau, le verre et l’acier. Ses enfants se perdent dans le parc et adorent y jouer aux sauvages, se baignant dans le lac en novembre, entre deux cours particuliers.

Anna Moore est le second personnage, le grain de sable dans les rouages du Code. Inspecteur du Fisc (anglais mais à majuscule dans le texte), elle est chargée d’enquête sur un compte de dépôt d’or et d’argent métal, créé sans rien dire par John au nom de son fils de 11 ans, Nathan. Pourquoi cette dissimulation infime au regard de la fortune ? Pourquoi ce métal physique alors que la monnaie virtuelle connaît un tel engouement ? Pourquoi ce don au fils alors qu’il est encore enfant, qu’il a aussi une sœur et qu’ils ne manquent de rien ?

Annali, l’épouse de John, est le troisième personnage. Finlandaise tombée amoureuse du rêveur, appréciant la vie sans souci que donne l’argent, attachée à ses enfants : Muriet, une délicieuse petite fille de 8 ans ; Nathan, maigre et austère garçon de 11 ans qui n’aime pas le poisson à cause des arêtes mais adore nager dans l’eau très froide. L’autre grain de sable est le diabète, dont est atteint le garçon par transmission héréditaire paternelle. Une altération du code génétique… L’arête dans le poisson.

L’histoire va se dérouler comme une tragédie grecque, remuant les grands mythes de l’humanité : voler aussi haut que le soleil, transmuter le silicium en or, créer un Golem en apprenti sorcier, ouvrir la boite de Pandore. Rien de ce qui est humain n’est fait pour durer, le meilleur code sera craqué un jour, la fortune est toujours jalousée et le bonheur envié. Le Fisc, instance neutre, administrative, même si les petites ambitions et les mesquineries ne manquent pas en son sein, fonctionne comme les Parques chargées d’appliquer les arrêts du Destin. Parce que, pour le Soft Gold, les jours sont comptés : il y a trop d’envieux qui rêvent de se faire un nom en démolissant l’œuvre.

Entre les trois personnages principaux, flanqués d’une foule de personnages secondaires bien typés, l’intrigue se noue et la destinée se déroule. Ecrit au présent, sans fioritures ni digressions, ce roman implacable marque le lecteur. Il s’attache aux personnes : John Law est resté ce petit garçon hâbleur, génial mais qui doute, la peur de la réalité agrippée au ventre, allant jusqu’à la nier quand elle dérange. Anna Moore est cette rigide solitaire qui sait très bien faire parler les gens et entrer dans leurs secrets, mais sans jamais pouvoir nouer une quelconque relation affective durable. Anneli a cru au matin, avant de s’apercevoir qu’on ne pouvait jamais le croire. La petite Muriet a ce regard aigu des enfants intuitifs car trop solitaires, cet amour pour son frère qui teste sans cesse ses limites, rongé de doutes lui aussi, comme son père. Il y a encore Lawrence, ce vieil inspecteur du Fisc qui boit et double comme un ex-agent des renseignements ; Terence, chargé de la sécurité de John et qui l’aime sans démêler s’il s’agit d’admiration pour ce qu’il a fait ou d’attachement mystérieux à sa personne ; Carl, l’ambitieux technocrate rongé d’envie qui se coule dans sa mutation aux étages supérieurs comme s’il avait toujours fait partie de l’élite cynique de l’Administration ; Eve, la mère d’Anna, sautant d’amant en amant quelque part aux Amériques mais soucieuse du Noël en famille à Londres ; et encore Martha, la sœur d’Anna, Crionna, la mère de John…

Il est encore plus beau de lire le roman aujourd’hui, alors que la crise financière a fait exploser en vol tout un système établi « pour mille ans » et que les cryptomonnaies se développent à grande échelle pour tenter d’échapper à la prochaine et au « Système ».

Tobias Hill, Le cryptographe, 2003, Rivage Poche 2009, 369 pages, €9.65

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Bitcoin : jouer ou investir ?

La bourse n’est pas un casino, comme le croient les ignorants ; ni une exploitation des travailleurs, comme le croient les croyants embarqués pour « un autre monde » possible. Vieille phobie de l’argent, inconsciente chez les catholiques laïcisés en socialistes et dévoyés en écolo-communistes. La bourse est un marché où se rencontrent les offres et les demandes de capitaux pour les entreprises, marché régulé par l’Etat, la monnaie étant pilotée par la Banque centrale européenne et les accords internationaux.

La loi de la jungle est justement de sortir des Etats et des règlementations : en témoignent le bitcoin et les autres monnaies virtuelles – elles ne sont régulées par personne. Or cet à-côté du « Système » plaît fort à nos gens de gauche phobiques de « l’exploitation ». Tous comme les mafieux et les terroristes (et accessoirement quelques services secrets), ils voient dans le bitcoin le moyen « d’échapper » aux contraintes régulatrices, à la surveillance des Etats. Donc, croient-ils, à « l’exploitation »… Y a-t-il pire spéculation que ce pari sur le virtuel, comme si les bits n’étaient pas le paravent des bites qui œuvrent par-derrière ? Car si « les ordinateurs » sont les garants soi-disant neutres de la monnaie virtuelle, ils sont bel et bien actionnés par des humains, des mâles pour la plupart, dont certains (assez malins – à défaut russes ou coréens du nord) parviennent à hacker sans trop de difficultés l’extraction des autres.

Là est le jeu, le pari, la pure spéculation. Il est moins en bourse traditionnelle, arbitrée, surveillée et contrôlée – et que l’on peut suivre en fonction des informations.

Car le bitcoin est créé depuis 2009 (juste après le dernier krach financier américain) par un logiciel qui rétribue les agents qui ont vérifié, sécurisé et inscrit les transactions (ce qu’on appelle l’activité de minage ou d’extraction) dans un registre virtuel appelé blockchain. Il ne fonctionne que par consensus, l’universelle bénévolence de ceux qui jouent le jeu. Il se soustrait aux Etats et à tout contrôle et n’offre aucune garantie de cours ni de liquidité. Le bitcoin peut être échangé contre d’autres monnaies, des biens ou des services – en-dehors des banques centrales et du contrôle de quiconque. Son prix est fixé libéralement sur des marchés spécialisés… selon la loi de l’offre et de la demande.

Le bitcoin est la monnaie la plus ultra-libérale qui soit, car régulée par personne. Il est la monnaie universelle et libertarienne par excellence, offrant un anonymat total. Or la tempérance et les contre-pouvoirs sont le propre du libéralisme. La tendance ultra (qualifiée de droite) rejoint les libertaires (qualifiés de gauche) dans l’anarchie totale du chacun pour soi. Le système pour tous ne peut fonctionner que si tous respectent « les règles du jeu », donc acceptent une certaine régulation… Cercle vicieux de ceux qui veulent absolument être « contre » ce qui existe, mais ne peuvent rien créer qui ne ressemble à ce qui existe – l’aventurisme en plus.

Mais investir n’est pas jouer, c’est un métier. Le jeu n’en est que l’une des dimensions, celle issue des pulsions. Il devra être alimenté par les informations économiques (épargne, consommation, investissement) et financières (résultats nets, endettement, image de marque) – et mis en œuvre par des techniques d’investissement (arbitrage, ventes à découvert, options) et de prévision (graphiques, analyses techniques). Il devra surtout être dominé par le bon sens stratégique qui ressort de « l’intelligence » au sens anglais du renseignement et de l’analyse globale.

Le bon investisseur est celui qui combine ces quatre dimensions. Tous les autres sont borgnes ou manchots et prennent un risque maximum à ignorer le reste.

Or, dans le bitcoin, qu’y a-t-il hors du seul « jeu » ? Sur quelle richesse est fondée cette monnaie d’échange ? La limite d’émission arbitraire de 21 millions de blocs, fixées par l’inventeur tout seul, n’encourage-t-elle pas la spéculation effrénée ? Que se passe-t-il si la majorité des extracteurs veulent sortir ? Et si le réseau Internet connait une panne ou une attaque massive ? Ou si la neutralité du net est remise en cause comme Trump le veut ? Quant à la consommation électrique du système décentralisé, équivalente à la consommation du Danemark, on ne peut pas vraiment dire qu’elle soit « écologique » ou « durable » !

  1. Le jeu, c’est le plaisir quasi sexuel de parier, l’anxiété à suivre les positions, l’explosion de gagner – ou la dépression de perdre.
  2. L’information, c’est la prudence de l’enquête sur les chiffres publiés et la hauteur d’analyse sur la conjoncture.
  3. La technique est le bon usage des outils, choisis avec soin en fonction des circonstances et de la psychologie du marché.
  4. Le bon sens est d’allier tout cela, psychologie, économie, techniques et plaisir de jouer pour établir et augmenter son portefeuille.

Le bonheur du travail bien fait – des prévisions bien anticipées, des positions gagnantes au moins 6 fois sur 10 – va au-delà du gain financier.

Mais qu’y a-t-il d’heureux dans le bitcoin ?

Il n’y a que le jeu, sans aucune réflexion ni prévision possible, la pire des motivations pour investir et la plus instinctive des quatre dimensions exposées ci-dessus.

 

En savoir plus sur le bitcoin :

Jacques Favier et Adli Takkal Bataille, Bitcoin, la monnaie acéphale, 2017, CNRS éditions, 280 pages, €23.00, ebook format Kindle €16.99

Prypto (entreprise), Bitcoin pour les nuls, €12.50, ebook format Kindle €9.99

 

Et pour ceux qui veulent jouer :

Ledger Nano S, Portefeuille Matériel (Hardware Wallet) de Crypto-monnaies multi-devises, Tjernlund Products, Inc, €179.99

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Sylvain Forge, Tension extrême

Le prix du Quai des Orfèvres 2018, dont il faut rappeler qu’il est décerné par un jury de professionnels du monde policier à des manuscrits anonymes, va cette année à un polar futuriste. Ou plutôt déjà présent, mais avec l’accumulation encore inconnue des conséquences logiques du monde numérique et des interconnexions qui explosent chaque jour un peu plus sans que l’on en prenne conscience.

Deux hommes décèdent à Nantes, l’un dans sa voiture parce qu’il heurte une pile de pont et l’autre dans son appartement fermé de l’intérieur, et sans cause apparente. Ces deux hommes sont jumeaux et dirigeants d’une entreprise de technologie convoitée par les Américains ; ils ont tous deux une malformation cardiaque et portent des pacemakers. Sauf que ces prothèses très utiles sont désormais connectées afin que le médecin traitant puisse suivre en direct l’évolution du cas. Ce que les policiers de Nantes vont découvrir, est que les jumeaux sont morts au même moment, et que leur pacemaker en est la cause… Il ne s’agirait donc pas d’accident.

C’est le début d’une traque à rebondissements où le numérique affronte les humains, l’expertise informatique les méthodes traditionnelles. Je ne vous dirai pas qui va gagner, ni comment, mais l’auteur, expert en cybersécurité auprès des entreprises, en connait un rayon sur les failles des systèmes. C’est que le matériel a été conçu il y a quelques années, avant que la prolifération de l’informatique ne fasse des objets connectés de véritables bombes en puissance.

Nous entrons dans un autre monde… Et sans aucune expérience. Les machines prennent la main, puisqu’on leur donne, et la machine est, comme la langue depuis Esope, la meilleure et la pire des choses. Ce qui est utile peut servir au mal, ce qui est divertissement peut aboutir au chantage, ce qui est mémoire permet de faire pression. Nous ignorons être environnés d’appareils de plus en plus connectées au « réseau », du Smartphone à la machine à café, du pacemaker à l’étiquette du vêtement, de la carte bancaire à paiement sans contact à la carte de transport à puce… Et lorsque tout est mis dans le même « sac » par un hacker particulièrement habile à exploiter les failles de sécurité dues à la négligence ou à l’ignorance, il n’est pas loin d’être le maître du jeu, sinon du monde. Surtout si l’intelligence artificielle (IA) l’assiste !

Car payer en bitcoins des tueurs recrutés via le darknet est à la portée du premier venu passant quelque temps sur le sujet. Effacer ses traces ou n’en laisser aucune grâce aux messageries cryptées ou au brouillage d’IP via le logiciel Tor est un jeu d’enfant. Les cyberattaques paralysent la PJ de Nantes parce que les deux femmes à la tête du service d’investigation approchent de trop près une vérité bonne à taire. Facebook et YouTube sont utilisés, comme les listes piratées de stagiaires de la police, pour cibler des représailles… mortelles.

Et si une petite fille est en couverture du livre, ce n’est pas par hasard. Le lecteur s’apercevra que c’est bien autour d’elle que tourne ce polar échevelé.

Il se lit en haletant, phrases courtes, chapitres ramassés, chutes à suspense. Ce roman policier est très bien monté. Mieux construit qu’écrit car la langue est basique, allant directement au but, et les personnages à peine esquissés à cause du rythme. La psychologie est sommaire et le décor standard ; l’intrigue se passe à Nantes mais on ne reconnait pas la ville, ce pourrait être à Brooklyn ou dans une banlieue quelconque. Ce qui fait que, lorsque vous reprenez le livre après quelques heures, vous ne savez plus trop qui est Isabelle ou Ludivine et de quel « commissaire » on parle, celui de la PJ ou celui d’un autre service. Dramaturge mais pas écrivain, l’auteur va au galop et vous garde suspendu à son clavier comme au cinéma. L’intérêt premier de ce polar est qu’il aborde le monde tout neuf des TIC (technologies de l’information et de la communication) sous l’angle criminel.

A sa lecture, vous frémirez de vous être laissés aller à publier votre vie en fesses-book (trop tard pour vous) ou tout autre réseau « social » – où les asociaux peuvent glaner à l’envi comme le gamin dans le pot de confiture. Vous vous méfierez des « pièces jointes » anodines annexées à un message d’un ancien ami (mettez ça au féminin ou au neutre si ça vous chante – pour ce que ça change…). Car ces pièces véhiculent parfois un virus redoutable et invisible qui prend la main sur tous vos appareils. Vous vous rendrez compte combien les caméras de surveillance publique, les alarmes incendie, les puces électroniques de vos cartes, le micro et la caméra même éteints de votre téléphone dernier cri, votre bracelet de performance au jogging – combien tout cela vous trace, vous révèle, vous rend vulnérable à qui voudrait vous faire du mal !

Nous ne sommes pas dans un thriller international ni dans l’univers de James Bond mais dans celui, le plus banal, d’une moyenne ville de province où la police de base enquête sur des soupçons de meurtre, avec ses moyens limités et ses connaissances standard. Nous sommes dans le quotidien : le nôtre. Et ce qu’il nous dit de ce qui pourrait survenir est terrifiant.

Oui, la tension est extrême dans ce très bon livre – à la pointe de notre présent. A conseiller pour entrer dans le nouveau monde.

Sylvain Forge, Tension extrême, 2017, Fayard poche, 395 pages, €8.90 e-book format Kindle €6.99

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Pekka Hiltunen, Sans visage

pekka hiltunen sans visage folio policier
Malgré son prénom en « a », Pekka Hiltunen est un Monsieur qui dirige en chef un magazine en Finlande. C’est dire s’il connait bien son pays, cette Finlande quasi ignorée de tous, et le monde de la presse, sans visage et obsédée de rentabilité donc d’immédiat. La Finlande est égalitaire et féministe, à la pointe des tendances du siècle. L’auteur met donc en scène deux femmes, dans la trentaine, qui se posent des questions sur leur existence.

La première, Lia, travaille comme maquettiste pour un magazine à Londres. Elle est exilée, solitaire, perçue comme exigeante, et ne connait que des passades d’un soir avec les hommes. Une sorte de pute admise, en somme. C’est en passant en bus dans la City qu’elle entr’aperçoit le cadavre de la Volvo, une femme écrabouillée au rouleau compresseur comme pour l’humilier au maximum. Cette image la travaille, ce fait divers la hante. Elle n’aura de cesse de trouver qui est cette femme et pourquoi elle finit étalée sur le bitume aux pieds de son agresseur.

La seconde, Mari, est aussi finlandaise exilée à Londres. Mais elle a créé sa propre société d’intervention, embauchant hacker, informaticien, documentaliste et détective privé. Mari a décidé de prendre son destin en main et d’user de ses dons médiumniques pour orienter la société dans ce qu’elle croit le mieux.

Lia et Mari vont se rencontrer dans un bar, lors de l’anniversaire très arrosé de la première avec ses collègues masculins. Anglais comme Finnois adorent se bourrer la gueule à s’assommer, ce qui est un peu étrange pour nous, plus tempérés. Mais cela montre combien la raison n’est pas le ressort premier des femmes dans ce roman.

Lia agit en névrosée obsessionnelle pour découvrir le nom de la femme aplatie ; elle mettra sa propre vie en danger en interrogeant le milieu proxénète d’Europe de l’est à Londres, n’échappant que de justesse au Chauve, un macho à la carrure impressionnante et aux yeux de cabillaud froid. C’est qu’il faut bien caricaturer pour faire passer le message : les femmes sont l’avenir de l’homme ; les mâles ne sont guidés que par leur queue et leurs fantasmes de domination. Lia a pour objectif politiquement correct de démonter le mac à putes – ce qu’elle va réussir n on sans quelques péripéties.

Mari, de son côté, agit en psychotique paranoïaque pour démonter un autre personnage : le chef magnétique d’un parti d’extrême droite anglais (qui bat sa femme comme ses putes, et viole quotidiennement ses fans par ses discours orgasmiques). Les deux féministes agissent – évidemment ! – pour le Bien… Autrement dit, tous les moyens sont bons si les intentions sont morales, comportement tordu mais tellement de notre époque.

La « Sans-visage » écrabouillée, tout comme la femme inconnue du leader Arthur Fried, vont retrouver un visage, une identité, une personnalité. Fried est un nom ambigu, en anglais il signifie « éreinté » mais en allemand « pacifique » ; ce double-visage est le miroir de notre société, communicante en apparence, ultra-égoïste au fond. Nous sommes en ce roman entre la Morale (un brin dégoulinante de bien-pensance d’époque) et Mission impossible (où gadgets informatiques et experts en tous genres accomplissent une tâche en temps limité).

Faut-il franchir la ligne pour le Bien ? Cette grave question agite les dernières pages. Mari a déjà choisi, elle qui est un brin médium ; Lia choisit in extrémis. Nous ne sommes pas sûrs qu’elle suive la bonne voie.

Reste un roman fascinant où la psychologie des personnages principaux est suffisante pour nous les attacher, tandis que l’action se prépare minutieusement avant la catharsis en quelques pages. C’est plutôt efficace et mérite d’être lu, malgré la moraline.

Pekka Hiltunen, Sans visage, 2011, traduit du finnois, Folio policier 2014, 544 pages, €9.00

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Serguei Bolmat, Les enfants de Saint-Pétersbourg

serguei bolmat les enfants de saint petersbourg

Peintre et décorateur de films né en 1960 à Saint-Pétersbourg, Sergueï Bolmat s’est mis à écrire, des scénarios d’abord et puis deux romans. Les enfants de Saint-Pétersbourg est son deuxième, paru en l’an 2000. Il parle de la Russie d’aujourd’hui, de sa jeunesse à lui dans ce nouveau siècle – il avait dix ans à la chute de l’URSS.

Et nous voici découvrant les Russes qui découvrent l’underground, le style Ginsberg années 60 revu Charlie Hebdo années 70. La jeunesse aurait-elle été conservée sous naphtaline par les caciques embaumés de feue l’URSS ? Aurait-elle une génération de retard ? Sans aucun doute dans le style de ce roman déjanté. Le décor, lui est authentiquement contemporain, montrant Saint-Pétersbourg 2000, la ville la plus européenne de l’ex-empire livrée, comme le reste de l’Union, au démantèlement de tous les monopoles, à la chute de tout droit, à l’aversion envers tout ordre et toute autorité. C’est le Far West sans la naïveté, Mai 68 plus la féodalité, l’imitation du pire de cet Occident rêvé : fric et force.

L’auteur vous plante deux vieux ex-apparatchiks de la cinquantaine, reconvertis dans « les affaires ». Ils se retrouvent en butte à l’inévitable racket dès que l’entreprise marche un tant soit peu : la mafia a remplacé le fisc, aussi gourmande mais moins facile à gruger. Selon la loi du plus fort en vogue dans le Saint-Pé 2000, aucun scrupule : il faut tuer les tueurs avant que ceux-ci ne vous tuent. Pour cela, rien de plus facile, certains numéros de mobiles circulent, sous le manteau, qui se porte long et longtemps durant les hivers russes. Las ! Le tueur pressenti est tué par ses commanditaires tueurs, après une tuerie pour eux réussie. Vous suivez ? Ce n’est rien encore : son téléphone mobile, parce qu’il est « japonais dernier cri », résiste au looping du cadavre et est « récupéré » parce qu’il peut servir (vieux réflexe soviétique).

L’appel qui suit, pour une nouvelle mission, aboutit donc aux oreilles d’une bande de jeunes à eux tout seuls. Ils n’existent que pour eux-mêmes, le reste du monde n’étant créé que pour leur satisfaction (vieil héritage 68 décliné en moi-je-personnellement des ex-jeunes, bobos arrivés, dans nos médias). Marina, enceinte de son Tioma, ne sait si elle l’aime mais elle ne peut ni le lui dire ni se passer de lui. Le Tioma en question ne sait pas trop ce que veut dire d’être bientôt père et noie ses échecs divers dans les drogues et les autres filles qui se présentent à lui. Deux comparses complètent la bande, Coréenne Kho qui tient la chandelle et Anton, hacker friqué qui obtient tout sur les claviers.

Le décor est planté, aussi improbable que la vie à New-York avant la reprise en main. La tuerie va-t-elle se boucler ? Le scénario est aussi psychédélique que les descriptions de couchers de soleil : « Encore éclatant, scintillant de son feu inconstant et insistant qui transparaissait à travers son propre contour oscillant, séparé du reste de l’espace pourtant proche par la barrière noire d’un nuage, Hélios s’accroupit sur l’horizon, entouré de toute une végétation céleste incandescente dont les clairières laissaient entrevoir des amas de menues pierres précieuses, dessinées avec une précision scientifique, qui tombaient en pluie vers le néant. Une large arabesque… (etc., etc.) » p. 222. Vous voyez le style.

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Mais ne vous arrêtez pas à lui, le roman est ironique, déjanté, rempli des tics obligatoires du « moderne » vu par un Russe moyen : muscles, joints, fringues, sexe, alcool, portable et pistolet. Sans ces accessoires, l’homme comme la femme est tout nu dans la jungle soviéto-urbaine revue Poutine. Les jeunes femmes ne songent qu’à coucher et les jeunes hommes qu’à tuer, pour arriver. Les seules « affaires » qui marchent sont celles que l’on pique à d’autres, l’imbécile restant bien sûr celui qui travaille pour de vrai. Le labeur a été tellement glorifié par l’ex-URSS que les jeunes Russes le rejettent en bloc, idéologie et principal.

L’attachant est la jeunesse : paumée mais pragmatique, immorale mais bien vivante. Voici la Russie 2000, sans droit hors celui du plus fort. Mais rassurez-vous, l’auteur n’est pas yankee et le vieux sentimentalisme russe ressurgit de lui-même sous sa plume, pour le happy end de rigueur dans les pays élevés au lait du socialisme… Même imitant les imitations, la Russie reste la Russie.

Sergueï Bolmat, Les enfants de Saint-Pétersbourg, Robert Laffont Pavillons 2003, 302 pages, €20.43

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Tahiti, la tentation de l’indépendance ?

Un sondage TNS Sofres réalisé en juillet donne une préférence (nette pour certains) CONTRE l’indépendance en cas de référendum sur le sujet. 64,5% des sondés ont répondu être « contre » ou « plutôt contre ». En revanche seulement 27,7% des personnes interrogées sont favorables à l’indépendance. Faa’a, la ville du Pérésidonte Oscar [en franco-tahitien dans le texte] a été la plus sondée. Pourquoi ? Parce qu’elle affiche le taux le plus élevé de la Polynésie, 37% POUR l’indépendance, mais aussi le taux supérieur de personnes CONTRE l’indépendance soit 48%. Cerise sur le gâteau, 15% des personnes n’ont pas souhaité  se prononcer. Par ailleurs, c’est Pirae, Taiarapu Est et Punaauia qui remportent la palme du « contre » avec 75 à 76% des personnes qui se sont déclarées en défaveur de l’indépendance en cas de référendum. Et vous, quelle est votre position ? Seriez-vous POUR ou CONTRE l’indépendance de la Polynésie française ?

Il y a beaucoup de communes où les habitants refusent de payer l’eau. Une partie du rapport de la CTC est consacrées aux factures d’eau impayées par des « débiteurs récalcitrants », ce qui a occasionné, par la société, une créance totale, fin 2010, de 90 millions FCFP. Parmi ces mauvais payeurs serait un élu de Mahina, par ailleurs administrateur de la SEM Haapape ce qui aurait étonné les magistrats…

Sur le Web local, un hacker anéantit des années de travail de l’association Richesses du fenua. Le site internet Tahiti Héritage a été piraté et supprimé. C’était 5 000 photos, 2 300 pages vues par jour, quelques 130 000 visites par an. Quel civisme en cas d’indépendance ?

Du forum des îles du Pacifique, Oscar Temaru, président du gouvernement du Pei, revient encore bredouille. Le communiqué final du 43ème forum des îles du Pacifique ne soutient pas la demande de réinscription de la Polynésie française même s’il le fait dans un langage plus fleuri que l’année dernière. Sinon, ce serait mécontenter l’un des deux piliers de l’Europe dont la contribution aux pays de la région est loin d’être négligeable. La Polynésie française a de mauvaises fréquentations, et l’on sait qu’Oscar Temaru n’est pas regardant sur le pedigree des pays qui seraient susceptibles de lui apporter leur soutien dans sa démarche de réinscription, tels l’Iran, Fidji… Wait and see.

Bienvenue aux riches ! La Polynésie fait le plein  de super-riches par un va et vient de yachts de luxe, de jets privés, de golden boys. La famille royale saoudienne arrivée à bord  d’un hydravion. Pas de crise pour les riches. Il y a là aussi le richissime homme d’affaires qatari, président actuel du PSG. Le Pacific, yacht ultramoderne appartiendrait lui à un milliardaire russe. Que du beau monde – qui semblerait ne plus apprécier la foule de la Côte d’Azur  mais les lagons polynésiens… [tant qu’ils sont dans le giron de la France ?]

Si certains et certaines, si beaucoup d’églises, si bon nombre d’élus s’opposent à l’installation de casinos sur le fenua, ce serait une incarnation du mal… Mais le plus pauvre trouvera un endroit pour jouer et miser, les plus riches iront à Las Vegas ou à Auckland. Ne serait-ce pas mieux pour attirer les touristes de développer les attractions existantes au fenua. Attirer les touristes grâce à un golf, grâce à un casino ?

Dernière nouvelle et pas des moindres : géré par le pays depuis 1983, le Musée Gauguin est en attente de rénovation. On n’y trouve aucune toile du célèbre peintre, mais il demeure l’un des premiers centres de documentation sur Gauguin. En juillet 2012, des touristes ont écrit : « Le musée est riche d’informations mais il serait grand temps de lui donner les moyens de son projet culturel. Les photos sont mal légendées, les reproductions ont des couleurs passées ! On a une sensation d’abandon. Quel dommage ! Que font les élus ? Vont-ils se décider à soutenir le musée ? ». On n’aime pas les musées au gouvernement ? Pas de rats de musée parmi eux ?

Hiata de Papeete

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Stieg Larsson, Millénium 1

Gros succès pour ce thriller suédois paru en 2005. Avec raison. Il s’agit – pour une fois – d’un polar économique où le héros n’est pas agent secret ou flic, mais journaliste d’investigation. De quoi nous rappeler que la Suède est une nation industrielle qui a su tirer des atouts de la mondialisation.

Mikael Blomkvist aime l’économie, la justice, les droits de l’homme. Il est le Suédois que chaque famille aimerait pour gendre tant il répond au politiquement correct local. Sauf qu’un financier très puissant lui a fait mordre la poussière – procès, amende et trois mois de prison. Celui qui n’a comme fortune que sa réputation ne saurait pardonner !

C’est alors que l’histoire se complique. Le thriller économique se transforme en traque policière sur un tout autre sujet : un mystérieux tueur en série qui sévit depuis des dizaines d’années en Suède et aurait fait disparaître Harriet, la nièce du PDG d’un autre puissant groupe industriel familial suédois. Comme Mikael n’a rien à faire, en attendant que la profession oublie un peu son procès et qu’il fasse son temps de prison, le PDG octogénaire Heinrik Vanger l’embauche comme traqueur pour revoir toute l’affaire. Elle a été l’obsession de sa vie et il veut faire une dernière tentative avec un œil neuf.

C’est là que l’on découvre les techniques du journalisme d’investigation : elles s’apparentent fort aux techniques d’enquêtes policières – voire à celles des agents secrets. Une jeune fille, Lisbeth, à l’existence déstructurée et chaotique, se révèle experte en informatique avec des procédés sophistiqués de hacker. Après avoir lu ce livre, vous ne pourrez plus vous connecter à internet sans avoir au préalable vidé votre ordinateur de tout ce qu’il peut contenir de personnel – et soigneusement haché les fichiers transférés…

Sans dévoiler l’histoire, palpitante et bien menée dans le décor exotique de l’hiver glacé d’une Suède constamment baignée par la mer, on peut résumer le tome 1 de Millénium de la façon suivante. ‘Millénium’ est le titre d’un magazine d’investigation économique ; c’est lui le vrai héros du livre. L’auteur a lui-même dirigé un magazine de ce type, ‘Expo’, avant de décéder en 2004. Son journaliste va sauver un empire industriel et en couler un autre ; il va soutenir la famille patriote et détruire en vol les escrocs apatrides. Voilà une belle quête pour une Suède du 21ème siècle en quête d’identité !

N’hésitez pas à lire ce livre : vous allez entrer dans le monde contemporain où la combinaison ordinateur + connexion ADSL est désormais l’arme la plus puissante – comme la faille la plus grave de l’économie. Wikileaks le montre à l’envi, mais aussi les intrusions chinoises dans les centres serveurs ou le virus inoculé par Israël (?) aux ordinateurs des centrales nucléaires iraniennes.

Les nouveautés de la finance, qui frisent l’escroquerie, devraient être mises au jour et dénoncées par les journalistes si ceux-ci ne restaient pas fascinés par la richesse et trop frileux pour s’engager. Le roman a été écrit juste après l’éclatement de la bulle internet. « Les analystes économiques suédois étaient ces dernières années devenus une équipe de larbins incompétents, imbus de leur propre importance et totalement incapables de la moindre pensée critique » p.109. On peut en dire autant des journalistes spécialisés du monde entier. Surtout lorsqu’on empile des sociétés bidon qui traversent des places offshores. Stieg Larsson écrit, non sans humour : « Wennerström se consacrait à l’escroquerie sur une échelle tellement vaste qu’il ne s’agissait plus de crime – il s’agissait d’affaires. » p.543

La dernière pique est réservée aux affolés sociaux qui préfèrent ne jamais lever le voile, des fois que « l’économie suédoise » en pâtisse. Ils se font, ce faisant, complices de l’escroquerie. Or, déclare le journaliste, « il faut distinguer deux choses – l’économie suédoise et le marché boursier suédois. L’économie suédoise est la somme de toutes les marchandises et de tous les services qui sont produits dans ce pays chaque jour. (…) La bourse, c’est tout autre chose. Il n’y a aucune économie et aucune production de marchandises ou de services. Il n’y a que des fantasmes où d’heure en heure on décide que maintenant telle ou telle entreprise vaut quelques milliards de plus ou de moins » p. 560. Rappelons que la Suède est restée en couronnes, elle ne compte pas en euros.

Non que la bourse n’ait pas d’importance mais il faut garder à l’esprit que la spéculation se déconnecte des actifs réels. « Cela signifie qu’un tas de gros spéculateurs sont actuellement en train de transférer leurs portefeuilles boursier des entreprises suédoises vers les entreprises allemandes. Ce sont donc les hyènes de la finance qu’un reporter avec un peu de couilles devrait identifier et mettre au pilori comme traîtres à la patrie. Ce sont eux qui systématiquement et sciemment sapent l’économie suédoise pour satisfaire les intérêts de leurs clients » p.561.

Le patriotisme économique contre les requins apatrides, est-ce un signe des temps ?

Stieg Larsson, Millénium 1 – Les hommes qui n’aimaient pas les femmes (Man som hatar kvinnor), 2005, éd. française Actes sud poche Babel noir 2010, traduit du suédois par Lena Grumbach et Marc de Gouvenain, 575 pages, €10.93.

Les trois Millenium en 3×2 CD audio, 60 h d’écoute, Audiolib 2008, €68.40

Eva Gabrielsson, Millenium Stieg et moi, Actes sud 2011, 160 pages, €19.00

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Haruki Murakami, La fin des temps

Nous sommes dans les années 1980 et ce qui préoccupe la société est le Big Brother informatique. L’ordinateur va-t-il un jour prendre le contrôle du cerveau ? Les données personnelles sont-elles pillables à merci par tout hacker un peu doué ? Va-t-on un jour manipuler les hommes à leur insu ? Un ingénieur informaticien n’est-il qu’un liseur de rêves enfuis ?

Dans l’univers Murakami, deux sociétés se partagent le pouvoir : System et les Pirateurs. Il expose la dialectique éternelle de la balle et de la cuirasse : quand l’une fait un progrès, l’autre suit. Cette course sans fin a quelque chose d’absurde, surtout si c’est la liberté humaine qui est en jeu.

C’est en effet d’absurde qu’il s’agit dans ce ‘1984’ orwellien écrit par un Japonais trentenaire. Conte surréaliste, un jeune homme banal de 35 ans, que sa femme a quitté depuis des années, remplit une mission de codage de données sensibles pour un vieux chercheur farfelu dont le laboratoire se cache dans les souterrains d’un immeuble de la ville. De quoi suggérer fortement l’image du Complot, tant la foule indifférente qui va travailler tous les jours ne soupçonne aucun des mystères de Tokyo : la lutte sourde des ténébrides contre tout ce qui vit à la lumière, le combat sans merci des informaticiens pour et contre le système, l’enjeu du contrôle humain…

Du jeune homme, on ne saura pas le nom. Il est la banalité même, interchangeable, homme machine. On lui a implanté une méthode de codage mental qui le rend à son insu manipulable en subconscient. Tous les autres cobayes sont morts d’un conflit psychique, pas lui. Il écoute de la musique, lit des romans, baise à l’occasion en saine gymnastique. Mais le Japonais moyen a plus d’un tour dans son sac : sa résilience, dirait-on aujourd’hui, lui fait concevoir un autre univers où ses contradictions trouvent leur logique. L’esprit même de Murakami, écartelé entre le Japon tel qu’il est et son décalage personnel qu’il résout par l’écriture.

D’où ces chapitres en parallèle où court une autre histoire. Autre versant de l’informaticien, l’arrivant dans une cité close de hauts murs. Entrent et sortent des licornes, animaux improbables dont un certain nombre meurt chaque hiver tandis que naissent des petits. Leurs crânes, conservés, enferment des rêves qu’un seul personnage dans toute la ville est capable de lire : le liseur de rêves – lui. Tout se déroule sans heurts ni passions dans une ville fermée pour l’éternité. Le « paradis » vu par Murakami n’est pas ce frais jardin peuplé de houris et d’éphèbes des peuples de la Bible…

On s’y ennuie. Votre ombre commence par vous quitter et, avec elle, la mémoire. Vous n’avez plus de cœur, ce qui évite tout incident, puisque les heurts entre humains ne sont que passionnels. Qui ne peut s’adapter est rejeté au fond de la forêt, en paria. Nous sommes chez Orwell, chez Huxley, dans l’URSS brejnévienne de ces années 1980 : un monde parfait est un monde sans passion où tout est rationalisé. « Cette ville parfaite n’a pu se former que parce que les gens ont perdu leur cœur. Ils tournent à l’intérieur d’un temps qui étend à l’infini leur existence parce qu’ils ont perdu leur cœur » p.442.

‘La fin des temps’ n’a rien à voir avec la fin du monde, seulement avec celle du narrateur. Son monde d’informaticien des années 1980 rejoint le monde imaginaire des licornes, la faute au vieux chercheur qui l’a formaté ainsi. Il est, ici et là-bas, fin du temps, rêve d’éternité peut-être. « Chacun a au fond de sa conscience un noyau dont il ignore le contenu. Dans mon cas à moi, il s’agit d’une ville. Dans cette ville coule une rivière et elle est entourée par d’épaisses murailles de briques. Les habitants de cette ville ne peuvent pas en sortir. Les seules qui peuvent sortir, ce sont les licornes. Elles aspirent en elles l’ego et la personnalité des habitants et vont les rejeter à l’extérieur des murs. C’est pourquoi personne n’a d’ego – de personnalité dans cette ville » p.479.

Outre l’idée de célébrer le roman de George Orwel ‘1984’ (écrit en 1948), le lecteur d’aujourd’hui notera la culture littéraire et musicale des années 1980 qui a disparu corps et biens : «  Combien y-a-t-il de types au monde capable de réciter les noms de tous les frères Karamazov, hein, je vous le demande ? » p.521. L’auteur n’hésite pas à évoquer Balzac, Stendhal, Proust, Joseph Conrad, les musiciens de jazz ou Bob Dylan, Bob Marley, Police… Il a d’ailleurs une vision de Bob Dylan assez juste : « on dirait la voix d’un petit enfant debout devant la fenêtre, qui regarde tomber la pluie » p.461.

Évoquons pour finir les errements de la traductrice qui confond volontiers droite et gauche et ne connaît rien aux voitures. Comment porter sa valise de la main gauche tout en pressant la main que sa copine a glissée dans sa poche gauche avec sa main droite ?… Comment confondre le poisson nommé turbot avec le compresseur des moteurs turbo ?… Mais que ces facéties involontaires ne vous gâchent pas le plaisir. Murakami vaut d’être découvert.

Haruki Murakami, La fin des temps, 1985, traduction française Corinne Atlan 1992, Points Seuil 2001, 528 pages, €8.07

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