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Philip Roth, Goodbye Columbus

Philip Roth est Juif américain, né à Newark en 1933. Pour son premier livre, publié à 26 ans, il livre six nouvelles dont la première – un petit roman – donne son titre au recueil. Le tout est à la fois ironique et vécu, implacable et tendre. L’écrivain est incisif avec les membres de sa communauté mais il les analyse en tant qu’individus, non en tant qu’ethnie. En ces années cinquante, le lecteur peur mesurer combien l’Amérique restait une mosaïque de communautés ethniques qui se côtoyaient sans se fréquenter, chacun vivant en son milieu sans guère en sortir.

Ou avec les difficultés des préjugés et le malaise de se tenir en société. Tel est le thème de la première nouvelle où Neil courtise Brenda, un jeune homme et une jeune fille, sauf que tous deux sont Juifs. Mais si l’une habite le quartier chic, l’autre demeure dans ce Newark laborieux à peine sorti de la pauvreté. Lui est obligé de travailler à la bibliothèque municipale pour financer ses études dans un lycée modeste tandis qu’elle, fille chérie des Eviers et lavabos Patimkin, part à l’université Harvard. L’amour est-il possible entre modeste et nouveau riche ? Les parvenus ont gommé leur judéité pour singer les WASP et sont comme eux décérébrés par le sport et le commerce. Ils ne parlent que de ça qui est leur seule culture. Neil en Christophe Colomb de quartier explore ce continent inconnu pour lui qui est une face de l’assimilation.

Car on ne nait pas Américain, on le devient. Il faut pour cela accepter le compromis entre ses traditions ethniques et la vie en commun. Les Patimkin en sont incapables et « l’amour » sera résumé à quelques scènes de sexe sans lendemain. Neil en est capable et il le comprend grâce à un jeune Noir dans les 12 ans qui vient à la bibliothèque lui demander les « teintures » ; il veut dire les peintures – et tombe fasciné par les tableaux de Gauguin. Non pour se titiller la queue, comme d’autres de son âge selon le gardien, mais pour rêver à ce paradis impossible des femmes nues de Tahiti, bien loin de celles de son quartier sordide du bas de Newark. Neil est entre les deux : sorti des bas-fonds, il n’accède pas encore au milieu huppé. Telle est la condition du petit-bourgeois né Juif mais qui veut devenir écrivain américain.

L’appartenance ethnique n’est pas une essence mais une contrainte et la rébellion est une façon de choisir d’être comme les autres. C’est le cas d’Epstein, juif de la soixantaine qui entretient exceptionnellement une liaison avec sa jolie voisine car il en a assez de la vie terne qu’il mène avec sa femme. Il choisit l’amour et la mort plutôt qu’une longue vie trop normale. Lui aussi est en rébellion. Tout comme le personnage de L’habit ne fait pas le moine, adolescent qui se lie au lycée avec deux délinquants italiens ; l’un ment sur son talent au sport, l’autre se défile lorsqu’il s’agit de savoir qui est responsable d’un coup de poing qui a brisé une vitre lors d’un défi de boxe. L’ado comprend qu’en société américaine ce qui compte est l’apparence, pas la réalité, et qu’être « fiché » comme délinquant ou simplement pour un premier incident vous suivra toute la vie.

La conversion d’Ozzie montre un gamin de 13 ans en butte à son rabbin : Freedman (affranchi) contre Binder (lié). Le religieux est psychorigide, il « croit » et applique la Loi – point à la ligne. Quand le garçon lui pose des questions logiques, il s’énerve et va jusqu’à le gifler. C’est alors la révolution dans le cœur de l’adolescent : il court se réfugier sur le toit de la synagogue et menace de sauter. Ses copains l’encouragent, les pompiers tendent un filet, sa mère punitive apparaît. Et c’est contre tous ceux-là, les soumis, les normatifs, les punisseurs, qu’Ozzie se révolte. Son chantage à mettre sa vie en jeu lui permet de les obliger à l’écouter, à genoux, et à avouer comme lui que si « Dieu est tout-puissant », il peut fort bien faire enfanter une femme sans père comme le disent les chrétiens. Qu’il est donc imbécile d’être aussi intolérant.

Dans Eli le fanatique, des Juifs assimilés vivant dans un quartier paisible autrefois habités par des protestants se trouvent brusquement en face de Juifs rescapés de la Shoah qui s’affichent en caftan noir et chapeau archaïque. Eli est l’avocat mandaté par la communauté pour faire déguerpir ces gêneurs. Comme Neil et Ozzie, Eli se découvre en médiateur : ni fanatique, ni assimilé, il tente de concilier ses racines avec la modernité, sa judéité avec l’Amérique. Loi négociée entre les hommes pour s’entendre, ou loi dictée par Dieu et applicable une fois pour toutes ? Dans sa lettre d’avocat, Eli dit comment résoudre ce qui arrive aujourd’hui en Europe, où les islamistes agissent comme hier les juifs intégristes : « Pour atteindre cette harmonie, les Juifs comme les Gentils ont dû renoncer à certaines de leurs pratiques les plus extrêmes afin de ne pas se choquer ni s’offenser mutuellement. Une telle entente est assurément souhaitable. Si de telles conditions avaient existé dans l’Europe d’avant-guerre, la persécution des Juifs (…) n’aurait peut-être pas pu être menée avec un tel succès – n’aurait peut-être pas été menée du tout » p.207 Pléiade. Ce que ces propos de bon sens prouvent, est que les islamistes d’aujourd’hui cherchent à provoquer la persécution et la guerre civile afin de se poser en martyrs – et de soulever, croient-ils, les musulmans contre le reste du monde pour le convertir tout entier. Un rêve de fanatique que la seule façon de contrer est de garder son bon sens et d’appliquer les lois de la république.

Eli va trouver le directeur de la yeshiva récemment installée et le convainc de faire changer de costume son intendant tout en noir. Sauf que les nazis lui ont tout pris sauf sa religion et cela est symbolisé par son costume : il n’en a qu’un. Eli lui en donne deux des siens pour qu’il apparaisse « normal » dans le quartier. Ce qui est fait – mais l’autre lui donne en retour son costume noir, usé. C’est alors qu’Eli l’essaye et se coule dans cet habit ancestral. Tant de noir l’habite qu’il a comme un trou au fond de lui : l’impensable de la Shoah dans une Europe pourtant civilisée. Il se balade en cette tenue et les gens du quartier qui le connaissent croient à une dépression – autre façon juive à la suite de Freud de vouloir se changer. Un fils lui naît ce jour-là, mais le costume le fait interner.

Vivre en Juif ne signifie pas rester entre soi ni favoriser exclusivement sa communauté, tentation facile dont il est aisé pour chacun de trouver des exemples. Défenseur de la foi met en scène un appelé juif manipulateur en toute candeur et son sergent juif au nom de leur commune appartenance. Mais ne sont-ils pas tous deux dans la même armée « américaine » ? L’éthique va s’opposer à l’ethnique, l’universel à l’appartenance. Le sergent Marx, après avoir combattu en Europe, a vu les ravages de l’antisémitisme – mais il soupçonne qu’il peut être né des privilèges que les Juifs se consentaient entre eux en excluant les autres… Il se reconnaît dans l’appelé Grossbart mais surmonte sa tentation au favoritisme pour une loi supérieure : celle de la patrie commune, les Etats-Unis. S’il accorde une permission pour une fête juive, il n’exempte pas l’appelé d’aller en guerre dans le Pacifique – comme les autres – car ce serait un passe-droit.

Bien écrit, souvent satirique, d’un réalisme impitoyable, disant le bon des humains comme leurs travers, cette première œuvre mérite qu’on la lise : elle a passé les décennies.

Philip Roth, Goodbye Columbus, 1959, Folio 1980, 359 pages, €8.30

Philip Roth, Romans et nouvelles 1959-1977, Gallimard Pléiade édition Philippe Jaworski 2017, 1204 pages, €64.00

 

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Arts et société aux îles Marquises

mata hoata expo 2016 musee quai branly

Le « musée du quai Branly » (quel vilain nom !) est consacré aux arts premiers. Il expose jusqu’au 24 juillet 2016, « le visage et les yeux » (mata hoata en marquisien) de la culture des îles Marquises. Objets anciens et objets créés après contact avec l’Occident du 18ème siècle à nos jours, ce sont près de 400 œuvres issues des réserves du musée et de collections françaises et étrangères qui viennent de cet archipel Pacifique parmi les plus isolés au monde.

La construction des maisons se fait en bois depuis les temps immémoriaux, les poteaux de soutien sont surmontés d’une poutre faîtière (Hiva Oa). Ces poteaux ont souvent forme humaine, ce sont les tikis. On les trouve également à la proue des pirogues. Les grands yeux sont symboliques, puisqu’associés aux ancêtres. Les tikis jalonnent aussi les meae, ces sites religieux ou funéraires réservés aux prêtres et aux chefs. Ils sont le plus souvent sculptés dans le bois, mais aussi en pierre, en os ou même en dent de cachalot. Représentant un homme ou une femme, tous ont de grands yeux, un nez large et une bouche de grenouille entrouverte d’où passe le bout de la langue.

La généalogie depuis les origines mythiques était valorisée car elle donnait la place de chaque individu dans la société (au total peu nombreuse, environ 100 000 personnes au meilleur, environ 10 000 personnes aujourd’hui). Les généalogies étaient récitées lors des grandes fêtes familiales et la mémoire se servait de pelotes de fibre de coco tressées et nouées pour fixer les souvenirs. À chaque nœud sa génération, à chaque cordelette sa lignée ; le corps central contient les dieux.

tiki akau edgar tamarii coll part

La vie quotidienne aborde pour le vêtement le tapa (écorce battue en fibres), pour l’alimentation le pilon de pierre, le récipient kotue, le bol à kava, et enfin pour la pêche et les voyages la pirogue.

Le kotue servait à conserver le popoi, la teinture ou le crâne d’un chef…

Le kava est une plante (Piper methysticum) qui donne une boisson narcotique très usitée par l’élite. Elle était réservée aux chefs, aux aînés, aux prêtres et aux guerriers, et consommée dans des maisons taboues (sacrées). C’était le rôle des jeunes garçons que de préparer le breuvage. Ils mâchaient les racines, les recrachaient et ajoutaient de l’eau douce. Une fois filtrée, la boisson était présentée dans un plat en bois ovale (tanoa), dont la poignée rappelle l’ornement de pirogue à la proue. Chacun buvait dans un bol décoré d’usage sacré, parfois en os humain (ivi po’o) provenant soit d’ennemis, soit de parents.

bol a kava musee quai branly

La pirogue (vaka) servait à tout : à l’identité puisque les origines remontent au débarquement, à la survie puisque les esquifs servent chaque jour pour la pêche en mer, à la religion puisque l’instrument de navigation relie les hommes entre eux et hommes et dieux. Les embarcations les plus courantes étaient petites avec un seul balancier ; les plus grandes, avec deux balanciers pour la stabilité, pouvaient contenir une dizaine de personnes et naviguer en haute mer. Mais la navigation lointaine nécessitait des pirogues doubles encore plus grandes, encore plus stables, les coques réunies par un plancher et actionnées par un mât supportant des voiles en feuilles de pandanus tressées.

ornement de pirogue musee ethno geneve

Les instruments de la fête sont présentés au musée sur la reconstitution d’un tohua (aire collective). Chacun se pare de bracelets, de colliers, d’ornements de tête et d’oreilles, de tatouages car le sujet central de l’art des Marquises est le corps humain : tikis supports et tikis funéraires, bijoux, peau ornée. Danse, musique et poésie sont des activités éphémères, mais aussi sacrées que la sculpture, le tissage ou le tatouage. Cet art a été transmis par les dieux et l’on commence dès l’adolescence à tatouer son corps pour ne terminer qu’à un âge avancé. Chaque étape importante de la vie s’inscrit sur la peau et protège le mana, l’énergie vitale. Ornement d’identité, de statut social, de place dans le clan, de sensualité pour attirer une femme, le tatouage avait un sens global. Bien autre chose que l’affichage narcissique d’aujourd’hui.

Les guerriers étaient armés surtout de frondes et de massues.

homme tatoue de nuku hiva 1804

L’exposition montre aussi des journaux de bord du capitaine Cook et du capitaine Marchand, des gravures et des peintures (Gauguin), des photographies. L’art local s’adapte aux nouveaux matériaux importés comme le métal, le tissu, les perles de verre. Un artisanat commercial accompagne la colonisation, comme les maquettes de pirogues, les casse-tête ou les noix de coco sculptées.

Musée du Quai Branly, 37 quai Branly, 75007 Paris, RER Pont de l’Alma

  • Ouvert mardi, mercredi et dimanche de 11h à 19h00 et jeudi, vendredi et samedi de 11h à 21h00
  • Tarif exposition 9€, tarif réduit 7€, billet unique collection + exposition 11€, réduit 9€
  • Dans le cadre du plan Vigipirate, toutes les valises, tous les sacs de voyage et grands sacs à dos sont interdits.

Exposition Mata Hoata

France-Culture, émission le Salon noir sur l’archéologie des Marquises avec Marie-Noëlle Ottino, historienne UMR Paloc du CNRS et Pierre Ottino-Garanger archéologue, chargé de recherche à l’IRD. À écouter en podcast

Le livre : Carol Ivory (commissaire de l’exposition), Mata Hoata – arts et société aux îles Marquises, 2016, Actes Sud, 320 pages, €47.00

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Aranui 5 inauguré

C’est fait ! Et bien fait ! Le voyage inaugural du cargo mixte Aranui 5 s’est merveilleusement bien passé. Satisfaction générale. Le 13 décembre était le jour tant attendu. La famille Wong, propriétaire du nouveau bébé, était au grand complet pour ce départ avec 220 personnes à bord contre 150 pour l’Aranui 3, afin de permettre aux croisiéristes de se rendre au festival des arts des îles Marquises se déroulant à Hiva Oa du 16 au 19 décembre. Le nouveau commandant s’appelle Vatea Sitjar, il est âgé de 36 ans.

aranui 5

Première escale à Takapoto où les passagers sont débarqués sur des barges à fond plat.

Puis Nuku Hiva, chef-lieu administratif des Marquises 387 km2, 3 000 habitants, Taiohae, la cathédrale (1973) où officiait Monseigneur Le Cléac’h le traducteur de la Bible en marquisien, celui qui a permis de remettre à l’honneur les traditions ancestrales des Marquises et de créer le premier festival des arts des Iles Marquises à Ua Pou en 1987. Le site des pétroglyphes de Kamuihei, la danse des cochons, kaikai (repas) chez Mamy Yvonne. Au cinquième jour Ua Pou, ses pitons rocheux, ses pierres fleuries. Tout le peuple se presse pour voir le nouvel Aranui.

takapoto

Ensuite Hiva Oa pour le Matavaa (festival des Marquises). Hiva Oa c’est aussi Gauguin et Jacques Brel.

Fatu Hiva, 600 habitants, c’est la Baie des Vierges (il n’y en a plus), l’une des plus belles baies au monde, le tapa et le monarque, ce petit oiseau en voie d’extinction.

Puis Tahuata. C’est le jour de la messe, et ceux qui croient au ciel, et ceux qui n’y croient pas garderont un inoubliable souvenir des voix marquisiennes résonnant sous les voûtes de l’église.

Ua Huka, la belle, avec ses quatre musées, son jardin d’Eden qui regorge de pamplemousses au goût sucré, le santal et les explications de Léon Litchlé.

Le retour s’effectue par l’atoll de Rangiroa aux Tuamotu et enfin la perle du Pacifique Bora Bora.

Je n’en dis pas plus car la personne qui fera cet été la croisière sur l’Aranui 5 vous en « mettra plein les yeux ».

C’est vraiment le voyage d’une vie, incomparable, inoubliable, mais pour ceux qui peuvent y consacrer quelques liasses de billets…

Kaoha (Bienvenue en marquisien).

Hiata de Tahiti

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Victor Segalen, Essai sur l’exotisme

victor segalen essai sur l exotisme
Victor Segalen, mort en 1919 à 41 ans, était médecin de marine et a beaucoup voyagé. Mais ce qui l’intéressait dans « l’exotisme », n’étaient ni les impressions ni les images colorées, « cocotiers et ciels torrides ». Le lointain est comme le passé, une expérience du Divers. Il s’agit donc de sortir de soi. Cet Essai n’a été publié que bien après la mort de l’auteur, trop prématurée. Il est resté à l’état de notes, avec un plan clairement formulé. Mais le lecteur tirera profit de cet inachèvement, lisant mieux le squelette sans sa chair.

Nous sommes loin des récits de voyageurs où les choses vues sont un moyen de juger d’après sa propre culture et d’exprimer les sensations sur soi du paysage et des gens. Eux sont les touristes, « les proxénètes de la sensation du Divers » 46.

Être « exote », c’est avoir le sens de la nature « ex-humaine », la connaissance de ces forces indifférentes à l’humain, des lois immuables et sans dessein humanisé. « L’Exotisme n’est donc pas une adaptation ; n’est donc pas la compréhension parfaite d’un hors soi-même qu’on étreindrait en soi, mais la perspective aiguë et immédiate d’une incompréhensibilité éternelle ».

L’exotisme se ressent dans les paysages, mais pas seulement. Dans les êtres également. « La jeune fille est distante de nous à l’extrême, donc précieuse incomparablement à tous les fervents du divers » 62. Surtout la fille de Tahiti, belle, libre et puissante telle que Gauguin l’a peinte et aimée. Un exotisme non pas d’égalité mais de complément, une impossible fusion du même – qui fait tout l’attrait de la découverte, de l’exploration et de l’amour de l’autre.

Comme l’a montré Tocqueville, le régime démocratique pousse la société à vouloir de plus en plus d’égalité entre tous les membres de la société. Égalité qui va jusqu’à prendre des formes absurdes, comme le déni des sexes donnés par la nature (« on ne nait pas femme, on le devient » pousse à revendiquer le clitoris comme pénis), le déni des différences de degré dans la culture (le tag grafouillé vaut autant que la peinture de Léonard ou de Matisse), le déni de l’effort personnel et du travail (plus vous œuvrez, plus on vous impose pour donner à ceux qui ne font rien, victimes, forcément victimes).

Segalen était à l’opposé de cette tendance, dans laquelle il voyait le principe physique d’entropie envahir la société humaine. « L’Entropie : c’est la somme de toutes les forces internes, non différenciées, toutes les forces statiques, toutes les forces basses de l’énergie » 65. Autrement dit le magma informe où tout le monde est pareil, tout le monde rabaissé au plus petit commun dénominateur, tout le monde normalisé, « l’Entropie comme un plus terrible monstre que le néant » 65.

« Si je place l’Exotisme au centre de ma vision du monde, (… c’est) comme la Loi fondamentale de l’Intensité et de la Sensation, de l’exaltation du Sentir ; donc de vivre » 77. C’est par la différence que s’exalte l’existence, on se façonne en sortant de soi, de ses paresses, de ses habitudes. Le goût – personnel – est une création qui devient au contact du divers.

vahine seins nus offerte

Être femme aussi est un devenir – mais avec le sexe biologique pour base, ce que les féministes extrémistes, aussi agressives qu’incultes n’ont pas compris. Il est vrai que les États-Unis, où ce féminisme-là est né, sont ce pays où 54% croient que c’est Dieu qui a créé l’homme, où un tiers croit que la Bible a raison plus que la science sur l’évolution, où un quart croit encore que la terre tourne autour du soleil – pays où le diplôme universitaire tient plus aux performances sportives qu’aux réalisations intellectuelles.

« Le Divers décroît. Là est le grand danger terrestre. C’est donc contre cette déchéance qu’il faut lutter, se battre… » 79. Comme Gauguin contre l’évêque Martin aux Marquises, contre le vêtement victorien inadapté au climat, contre l’enseignement catéchiste contraire aux légendes et à la culture polynésienne, contre les interdits moraux qui visaient plus à la domination coloniale qu’au bien-être spirituel des populations.

L’universel catholique ou républicain, les missionnaires religieux ou laïcs, les clercs ou les fonctionnaires qui savent mieux que vous ce qu’il vous faut – sont une expression de l’impérialisme occidental qui fait de sa puissance technique une preuve d’élection divine. Il y a un siècle, au temps du machinisme triomphant et de l’expansion maximale de l’esprit colonial, Victor Segalen retrouvait l’autre voie de la culture d’Occident, celle de Thucydide et de Montaigne, où le Divers n’est pas à dominer mais à accueillir. Non pas pour s’y convertir mais pour s’enrichir des différences – surtout pas les nier !

Victor Segalen, Essai sur l’exotisme – suivi de textes sur Gauguin et l’Océanie, 1904-1919, Livre de poche biblio 1999, 165 pages, €5.10

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Tahiti, la tentation de l’indépendance ?

Un sondage TNS Sofres réalisé en juillet donne une préférence (nette pour certains) CONTRE l’indépendance en cas de référendum sur le sujet. 64,5% des sondés ont répondu être « contre » ou « plutôt contre ». En revanche seulement 27,7% des personnes interrogées sont favorables à l’indépendance. Faa’a, la ville du Pérésidonte Oscar [en franco-tahitien dans le texte] a été la plus sondée. Pourquoi ? Parce qu’elle affiche le taux le plus élevé de la Polynésie, 37% POUR l’indépendance, mais aussi le taux supérieur de personnes CONTRE l’indépendance soit 48%. Cerise sur le gâteau, 15% des personnes n’ont pas souhaité  se prononcer. Par ailleurs, c’est Pirae, Taiarapu Est et Punaauia qui remportent la palme du « contre » avec 75 à 76% des personnes qui se sont déclarées en défaveur de l’indépendance en cas de référendum. Et vous, quelle est votre position ? Seriez-vous POUR ou CONTRE l’indépendance de la Polynésie française ?

Il y a beaucoup de communes où les habitants refusent de payer l’eau. Une partie du rapport de la CTC est consacrées aux factures d’eau impayées par des « débiteurs récalcitrants », ce qui a occasionné, par la société, une créance totale, fin 2010, de 90 millions FCFP. Parmi ces mauvais payeurs serait un élu de Mahina, par ailleurs administrateur de la SEM Haapape ce qui aurait étonné les magistrats…

Sur le Web local, un hacker anéantit des années de travail de l’association Richesses du fenua. Le site internet Tahiti Héritage a été piraté et supprimé. C’était 5 000 photos, 2 300 pages vues par jour, quelques 130 000 visites par an. Quel civisme en cas d’indépendance ?

Du forum des îles du Pacifique, Oscar Temaru, président du gouvernement du Pei, revient encore bredouille. Le communiqué final du 43ème forum des îles du Pacifique ne soutient pas la demande de réinscription de la Polynésie française même s’il le fait dans un langage plus fleuri que l’année dernière. Sinon, ce serait mécontenter l’un des deux piliers de l’Europe dont la contribution aux pays de la région est loin d’être négligeable. La Polynésie française a de mauvaises fréquentations, et l’on sait qu’Oscar Temaru n’est pas regardant sur le pedigree des pays qui seraient susceptibles de lui apporter leur soutien dans sa démarche de réinscription, tels l’Iran, Fidji… Wait and see.

Bienvenue aux riches ! La Polynésie fait le plein  de super-riches par un va et vient de yachts de luxe, de jets privés, de golden boys. La famille royale saoudienne arrivée à bord  d’un hydravion. Pas de crise pour les riches. Il y a là aussi le richissime homme d’affaires qatari, président actuel du PSG. Le Pacific, yacht ultramoderne appartiendrait lui à un milliardaire russe. Que du beau monde – qui semblerait ne plus apprécier la foule de la Côte d’Azur  mais les lagons polynésiens… [tant qu’ils sont dans le giron de la France ?]

Si certains et certaines, si beaucoup d’églises, si bon nombre d’élus s’opposent à l’installation de casinos sur le fenua, ce serait une incarnation du mal… Mais le plus pauvre trouvera un endroit pour jouer et miser, les plus riches iront à Las Vegas ou à Auckland. Ne serait-ce pas mieux pour attirer les touristes de développer les attractions existantes au fenua. Attirer les touristes grâce à un golf, grâce à un casino ?

Dernière nouvelle et pas des moindres : géré par le pays depuis 1983, le Musée Gauguin est en attente de rénovation. On n’y trouve aucune toile du célèbre peintre, mais il demeure l’un des premiers centres de documentation sur Gauguin. En juillet 2012, des touristes ont écrit : « Le musée est riche d’informations mais il serait grand temps de lui donner les moyens de son projet culturel. Les photos sont mal légendées, les reproductions ont des couleurs passées ! On a une sensation d’abandon. Quel dommage ! Que font les élus ? Vont-ils se décider à soutenir le musée ? ». On n’aime pas les musées au gouvernement ? Pas de rats de musée parmi eux ?

Hiata de Papeete

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Saint Mélar de Bretagne

Le Trégor célèbre un curieux saint catholique, qui n’est pas référencé dans le dictionnaire hagiographique des Bénédictins de Ramsgate (Brepols 1991). Sans doute a-t-il été radié par l’Église pour absence de preuves de sainteté. Mélar est un prénom qui ne se donne guère et pourtant, l’histoire du personnage vaut d’être contée.

Gauguin a peint un gamin breton qui aurait pu être Mélar.

Il faut faire la part des superstitions et de la propension à tisser des légendes sur des faits anodins. Les curés et moines du temps adoraient embellir les victimes des païens pour exalter la gloire de ce trou noir de la foi qu’ils appellent ‘Dieu’. Car Dieu est le recours, l’Inconnaissable et l’Infini, mais qui n’intervient jamais – sauf quand les pauvres humains lui prêtent des intentions… une fois la chose produite. Mélar, qu’on a déclaré « saint » parce qu’il n’était que victime, a sa crypte du VIe siècle dans l’église de Guimaec (20 cts pour éclairer l’endroit).

Son oncle fait couper à Mélar, 7 ans, poignet droit et pied gauche

L’histoire veut qu’il ait été héritier du comte de Cornouaille, poste convoité par son oncle Rivod. L’odieux frère de son père – après l’avoir assassiné – a donc voulu rendre le gamin inapte à sa fonction. Pour cela, il lui a fait couper tout simplement à sept ans le poignet droit et le pied gauche. Plus d’épée ni de monte à cheval : comment être digne d’un comte ? Mais l’enfant grandit en sagesse – évidemment en monastère – et compense ses handicaps par des prothèses qu’on dit d’argent. Sept ans plus tard, durée symbolique en même temps que maturation pubertaire nécessaire à le rendre héritier, il devient populaire, comme tout persécuté qui relève la tête. Rivod est donc obligé de le faire égorger…

Mélar compense son handicap par des prothèses d’argent

Pour cela, il soudoie le gouverneur du gamin, Kerialtan l’homme nourricier en qui le jeune Mélar avait le plus confiance, comme en son fils qui a son âge. Rivod lui promet en don tout ce qu’il pourra apercevoir du haut du mont Frugy, à Quimper. L’histoire ne dit pas s’il y a souvent du brouillard, mais ce n’est pas impossible : l’oncle est avare et rusé. Son épouse conseille à Kérialtan de mieux négocier. Durant ce temps, elle en profite pour s’enfuir avec Mélar et se placer sous la protection du comte Commor, dont le château est à Lanmeur. Commor est marié avec la tante paternelle de Mélar.

Mélar découvre le poison

Mais Kérialtan et Justan son fils rejoignent le jeune prince, qui est heureux de les revoir. Ce qui ne l’empêchent pas de tenter de l’empoisonner, mais là – ô miracle ! – d’un simple signe de croix le jeune homme reconnaît le poison. Les deux compères, dont l’un a 14 ans, sont donc obligés de l’égorger puis de lui couper la tête comme preuve. Il est désormais inscrit sur l’église de Guimaec que « le crime eut lieu dans une auberge située à l’emplacement actuel du Crédit Mutuel »… Sic transit gloria mundi.

Mélar, 14 ans, décapité par Kérialtan, son copain du même âge

Hâte ou hasard, dont on veut voir la providence divine, Justan l’ado se tue en tombant du château d’où il s’enfuit. Kérialtan a soif et le petit martyr lui fait naître une source, dit-on. Rivod lui donne ce qu’il a promis mais Dieu est décidément au théâtre, deus ex machina, et sur le champ le foudroie. Trop beau pour être vrai, n’est-ce pas ?

Saint Mélar portant sa tête

Mais ce n’est pas tout. Le corps sans tête de l’adolescent doit être inhumé mais, à chaque fois, il s’échappe. Ce n’est qu’en laissant libres les bœufs qui conduisent son sarcophage que le saint « choisit » un lieu, au-dessus duquel on élève une église. Manque encore la tête et la superstition s’en mêle, on se croirait au fin fond du Tibet : après querelles et années, les chefs politiques et religieux des deux comtés voisins (celui de Commor et celui de Rivod) se rencontrent avec les restes de Mélar sur la frontière. Après un jeûne de trois, jours, ne voilà-t-il pas que, sous le regard de l’assemblée en prières, la tête vient toute seule rejoindre le corps décomposé !

Crypte de Mélar sous l’église de Guimaec

Cela suffit-il pour faire un saint ? Que nenni, si l’on en croit le droit canon. Il y faut des miracles plus consistants. Se contenter de subir, même avec la foi, ne suffit pas. Même si le père Méliau était fort croyant et avait élevé son fils dans la croyance en Dieu. Quant aux événements extraordinaires, ils ne sont pas prouvés : une foule voit toujours ce que la majorité croit avoir vu.

Exit donc saint Mélar du calendrier et du dictionnaire officiel. Dommage, c’était une belle histoire. Il reste quand même une église à lui consacrée et quelques bois gravés de sa légende.

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Gauguin amoureux à Tahiti (version alpha : Tehura)

Après le désir pour l’éphèbe, maîtrisé in extremis en le voyant de face (voir note il y a deux jours), vient le désir pour la vahiné. Très jeune, comme de coutume là-bas en ces temps. Voyageant pour se changer les idées et quitter sa maîtresse trop de la ville, il rencontre au hasard une belle maorie d’une quarantaine d’années qui lui demande où il va.

« — Je vais à Itia.

— Pour quoi faire ?

Je ne sais quelle idée me passa par la tête et peut-être sans le savoir disais-je le but réel, secret pour moi-même, de mon voyage :

— Pour y chercher une femme, répondis-je.

— Itia en a beaucoup et des jolies. Tu en veux une ?

— Oui.

— Si tu veux, je vais t’en donner une. C’est ma fille.

— Est-elle jeune ?

— Oui.

— Est-elle bien portante ?

— Oui.

— C’est bien. Va me la chercher.

La femme sortit.

(…) Elle rentra, suivie d’une grande jeune fille qui tenait un petit paquet à la main. A travers la robe, en mousseline rose excessivement transparente, on voyait la peau dorée des épaules et des bras. Deux boutons pointaient dru à la poitrine; sur son visage charmant je ne reconnus pas le type que, jusqu’à ce jour, j’avais vu partout régner dans l’île et sa chevelure aussi était très exceptionnelle, poussée comme la brousse et légèrement crépue. Au soleil tout cela faisait une orgie de chromes. Je sus dans la suite qu’elle était originaire des Tongas.

Quand elle se fut assise auprès de moi, je lui fis quelques questions :

— Tu n’as pas peur de moi ?

— Aïta (non).

— Veux-tu habiter ma case, toujours ?

— Eha (oui).

— Tu n’as jamais été malade ?

— Aïta.

Ce fut tout. Le cœur me battait pendant que la jeune fille, impassible, rangeait par terre, devant moi, sur une grande feuille de bananier, les aliments qui m’étaient offerts. Je mangeai de bon appétit, mais j’étais préoccupé, intimidé. Cette jeune fille, cette enfant d’environ treize années, me charmait et m’épouvantait.

Que se passait-il dans cette âme ? Et c’était moi, moi si vieux pour elle, qui hésitais au moment de signer un contrat si hâtivement conçu et conclu. — Peut-être, pensais-je, la mère a-t-elle ordonné, exigé ; peut-être est-ce un marché qu’elles ont débattu entre elles… et pourtant je voyais bien nettement chez la grande enfant les signes d’indépendance et de fierté qui sont les caractéristiques de sa race.

Ce qui surtout me rassura, c’est qu’elle avait, à n’en pas douter, l’attitude, l’expression sereine qui accompagne, chez les êtres jeunes, une action honorable, louable. Mais le pli moqueur de sa bouche, d’ailleurs bonne et sensuelle, tendre, m’avertissait que le danger était pour moi, non pour elle… une assurance du lendemain, sur la confiance mutuelle, sur la certitude réciproque de l’amour.

Je m’étais remis au travail et le bonheur habitait dans ma maison : il se levait avec le soleil, radieux comme lui. L’or du visage de Tehura inondait de joie et de clarté l’intérieur du logis et le paysage alentour.

Et nous étions tous les deux si parfaitement simples !

Qu’il était bon le matin, d’aller ensemble nous rafraîchir dans le ruisseau voisin, comme au paradis allaient sans doute le premier homme et la première femme.

Paradis tahitien, hâve nave fenua… Et l’Eve de ce Paradis se livre de plus en plus docile, aimante. Je suis embaumé d’elle : Noanoa! »

Paul Gaughin, Noa noa – voyage de Tahiti, 1924, chapitre VII, éditions Bartillat 2011, 135 pages, €9. 63 

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Gauguin amoureux à Tahiti (version beta : Jotepha)

Paul Gauguin, le peintre né en 1848 et descendant par sa mère de Simon Bolivar, est tombé amoureux de Tahiti en 1891. Il retrouve dans les îles d’Océanie cette « sauvagerie » qu’il a déjà cherchée en Bretagne à Pont-Aven, en Martinique, dans les vitraux médiévaux et les estampes japonaises. Il se sent proche de « la nature », des pulsions satisfaites, des désirs immédiats réalisés.

Il tombe donc amoureux, comme il le conte dans ce livre mi-récit, mi-poésie qu’est ‘Noa noa’, publié en 1901 et réédité en version définitive après la mort de l’auteur, en 1924. Amoureux deux fois, côté revers, côté avers. Version beta, inachevée, l’éphèbe Jotepha. Version alpha, achevée, la très jeune vahiné Tehura.

Version beta : « Un ami m’est venu, de lui-même et certes ! sans bas intérêt. C’est un de mes voisins, un jeune homme, très simple et très beau. Mes images coloriées, mes travaux dans le bois l’ont intrigué, mes réponses à ses questions l’ont instruit. Pas de jour où il ne vienne me regarder peindre ou sculpter. (…) [Les deux amis vont chercher du bois de rose dans la montagne]

[Le paysage] de plus en plus inextricable à mesure qu’on monte vers le centre de Vile. Nous allions tous les deux, nus avec le linge à la ceinture et la hache à la main, traversant maintes fois le ruisseau. (…) Il marchait devant moi, dans la souplesse animale de ses formes gracieuses, androgynes : il me semblait voir en lui s’incarner, respirer toute cette splendeur végétale dont nous étions investis. Et d’elle en lui, parenivrait mon âme, et où se mêlait comme une forte essence le sentiment de l’amitié produite entre nous par l’attraction mutuelle du simple et du composé.

Était-ce un homme qui marchait là devant moi ? — Chez ces peuplades nues, comme chez les animaux, la différence entre les sexes est bien moins évidente que dans nos climats. Nous accentuons la faiblesse de la femme en lui épargnant les fatigues, c’est-à-dire les occasions de développement, et nous la modelons d’après un menteur idéal de gracilité. A Tahiti, l’air de la forêt ou de la mer fortifie tous les poumons, élargit toutes les épaules, toutes les hanches, et les graviers de la plage ainsi que les rayons du soleil n’épargnent pas plus les femmes que les hommes. Elles font les mêmes travaux que ceux-ci, ils ont l’indolence de celles-là : quelque chose de viril est en elles et, en eux, quelque chose de féminin. Cette ressemblance des deux sexes facilite leurs relations, que laisse parfaitement pures la nudité perpétuelle, en éliminant des mœurs toute idée d’inconnu, de privilèges mystérieux, de hasards ou de larcins heureux — toute cette livrée sadique, toutes ces couleurs honteuses et furtives de l’amour chez les civilisés.

Pourquoi cette atténuation des différences entre les deux sexes, qui, chez les « sauvages », en faisant des amants, écarte d’eux la notion même du vice, l’évoquait-elle tout à coup, chez un vieux civilisé, avec le redoutable prestige du nouveau, de l’inconnu ? — Je m’approchai, le trouble aux tempes. Et nous étions seulement tous deux. J’eus comme un pressentiment de crime…

Mais le sentier était fini ; pour traverser le ruisseau mon compagnon se détourna et dans ce mouvement me présenta la poitrine. L’androgyne avait disparu. C’était bien un jeune homme, et ses yeux innocents avaient la limpide clarté des eaux calmes.

La paix rentra aussitôt dans mon âme, j’éprouvai une jouissance infinie, autant spirituelle que physique, à me plonger dans l’eau froide du ruisseau. — Toetoe (c’est froid), me dit-il. — Oh non ! répondis-je. Et cette exclamation qui, dans ma pensée, venais de livrer en moi-même contre toute une civilisation pervertie, éveilla dans la montagne un écho sonore. La Nature me comprenait, m’entendait tranquille et joyeux, portant notre lourd fardeau de rose : Noanoa ! »

Cette expression tahitienne pourrait être traduite par « enchantement ». Le dictionnaire de l’Académie tahitienne en donne en effet la définition suivante : « NO’ANO’A adj. (Pa’umotu : NOGANOGA) : Odoriférant, d’agréable odeur, parfumé. E tiare no’ano’a tō terā rā’au = Cet arbre a des fleurs parfumées. n.c. Parfum, odeur agréable. ‘Ua tae roa mai te no’ano’a o te moto’oi i teie nei vāhi = L’odeur du ylang-ylang parvient jusqu’ici. RŌHUTU NO’ANO’A = La partie la plus agréable du séjour des morts. Cf. ‘Ā’ARA. »

Paul Gauguin, Noa noa – voyage de Tahiti, 1924, chapitre IV, éditions Bartillat 2011, 135 pages, €9. 63 

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