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Costumes paysans péruviens

Rudy revient au matin, à la main de son père Andrès. Celui-ci a un sourire qui fait saillir ses pommettes, réduisent ses yeux à deux fentes et font surgir un grand nez. Cela lui donne un air un peu niais. Sa mère est informe malgré son jeune âge et son visage clair. Les vêtements superposés alourdissent sa silhouette. La beauté appréciée dans les sociétés paysannes s’apparente moins à la gazelle qu’à la vache. Il faut creuser la terre et porter les enfants plutôt que danser. Le soleil est déjà levé. Rudy a la tignasse ravagée par les coupes sauvages d’hier soir, ce qui lui donne un air moins enfantin. Il porte avec ostentation en honneur de sa marraine un pull bleu roi pour célébrer la coupe du monde de foot. Toute la famille le suit, en costume traditionnel, mélange d’inca et d’espagnol.

Le noir de la robe est une couleur inca, hommage aux ancêtres anéantis par les colonisateurs ; le liseré communautaire de bandes géométriques rouges et blanches est inca aussi. Mais la mante et le boléro des femmes, décoré de boutons, est espagnol. Le nombre et la matière des boutons indique la richesse. Les hommes portent surtout un poncho aux couleurs de la communauté.

Le costume de tous les jours comporte un chapeau de feutre de la forme d’un casque espagnol du temps de la conquête. Le chapeau de fête des femmes ressemble à une assiette décorée, retenue par une jugulaire. Ce chapeau sert de réserve à épingles et divers accessoires.

Les femmes portent trois ou quatre jupons superposés et conservent leur fortune sous leurs jupes, dans la ceinture, ce qui leur donne un tour de taille toujours imposant. Chacune doit couper et coudre elle-même ses vêtements. L’homme doit tisser au moins son pantalon (aujourd’hui il achète le tissu tout fait et se contente de le couper), la femme tisse et coupe tous les vêtements des enfants et les hauts des hommes.

Choisik nous improvise une séance d’explications avec prises de photos. Les Espagnols ont importé l’usage des collants, mais les Andiennes les utilisent comme ceintures ! Au chapeau, on peut distinguer de quelle communauté vient la femme : les motifs diffèrent. Quand l’intérieur de la coiffe est fleuri ou décoré cela signifie que la femme est célibataire. Le décor est fait pour attirer l’attention, comme le nombre d’épingles piquées au chapeau. Par contre, rien ne distingue les hommes qui n’ont pas encore pris femme. Tout le village est présent pour nous regarder partir. Le jeune Alipio est là aussi, la musette sur l’épaule, prêt à rejoindre son école. Il est presque gracieux parmi ces gens courtauds bien campés sur leurs jambes.

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Écoliers et éléphants du Sri Lanka

Nous commençons la matinée par croiser sur la route, à l’heure de l’école, des primaires en chemisette ocre et short ou jupette bordeaux, des collégiens en chemisette nylon blanche à col ouvert et short bleu, robe blanche à cravate bleue pour les filles, enfin des lycéens en chemise coton blanche à col ouvert et pantalon blanc, robe blanche à cravate noire pour les filles. Le premier âge se voit affublé du moins salissant, l’âge ingrat de tissu qui se lave bien et sèche vite ; il faut attendre 15 ans pour que le vêtement adulte soit de rigueur chez les garçons.

ecoliers primaires sous la pluie sri lanka

Comme au Népal, il n’est pas rare de voir un collégien fermer sa chemise par une épingle à nourrice, les boutons arrachés jusqu’au ventre par les bagarres. A l’aller pour 8h, ou à la sortie après 14h, collégiens et lycéens des deux sexes sortent en grappes et marchent en groupes séparés. Ils attendent les bus, s’y entassent jusque sur les marchepieds, tiennent dans un geste enfantin leur meilleur copain enlacés aux épaules, la copine pour les filles.

ecoliers torse nu sri lanka

La pudeur est grande parmi la population ; on ne voit pas de torse nu adolescent en public, seuls parfois des enfants dans le jardin de leur maison ou des adultes devant leur boutique ; on ne voit pas non plus de flirts entre garçons et filles en public avant 20 ans et plus.

collégiens main sur epaule sri lanka

Sur les 21,6 millions d’habitants recensés au Sri Lanka (estimation 2013), les enfants de 0 à 14 ans comptent pour 24.8% et les 15 à 24 ans pour 15.1%. Il y a 16.64 naissances pour mille et le taux de fécondité est de 2.15 enfants par femme, ce qui est le ratio d’un pays ayant achevé sa transition démographique. Seulement 14% de la population habitent les villes car 32% des emplois sont encore dans l’agriculture. Les dépenses d’éducation ne sont que de 2% du PIB, qui représente 6100 $ par habitant. 91.2% de la population au-dessus de 15 ans sait lire et écrire, un peu plus les garçons, à 92.6%.

fresque sur ecole sri lanka

On y apprend l’anglais car les échanges commerciaux se font surtout à l’exportation vers les États-Unis (19.8%), le Royaume-Uni (9.2%), l’Inde (6.5%) – tandis que les importations proviennent surtout de l’Inde (25.6%), la Chine (15.9%), Singapour (7.1%), l’Iran (6.2%) et le Japon (5%), tous pays parlant anglais. Dans la population totale, seulement 10% parlent anglais correctement, ce qui doit être à peu près la même chose qu’en France car, entre apprendre et pratiquer, il y a un fossé.

collégiens sri lanka

L’école obligatoire, comme chez nous, commence à 6 ans. L’école primaire se compte à l’anglaise, de la 1ère à la 5ème année, le secondaire de la 6ème à la 10ème année. Après l’âge de 16 ans commence (à l’inverse de nous) le « collège » qui dure 3 ans. L’université dure maximum 5 ans, selon le système anglo-saxon que nous avons adopté récemment : licence, master, doctorat. Au Sri Lanka 65% des gens sont éduqués. L’école commence à 8h et termine avant 15h de janvier à mars, puis de mai à juillet et de septembre à novembre. La classe s’effectue jusqu’au collège à la façon traditionnelle, déjà décrite en 1889 par le voyageur Cotteau : « c’est un simple hangar, ouvert sur toutes ses faces, édifié sur une plateforme élevée de quelques mètres au-dessus du sol. » Cela n’a pas changé. Les mois intermédiaires d’avril, août et décembre pour cause d’examens, sont suivis d’un mois de congé. Les professeurs ont le droit de châtier physiquement les élèves, comme dans les classes anglaises avant 1945.

elephant plateforme sri kanka

Nous regardons aussi des cabanes bâties dans les arbres. Ce ne sont pas des rêves de gamins mais « pour observer les animaux prédateurs qui viellent fouiller dans les champs cultivés », nous dit le guide. Notamment des éléphants lors des périodes de sécheresse ; ils viennent chercher à manger près des maisons car il leur faut autour de 150 kg de végétaux à se mettre sous la trompe chaque jour. Comme ils ne peuvent se baigner deux fois par jour, ils deviennent agressifs et il faut les chasser à coups de pétard, voire de fusil. Chaque année, 250 éléphants sauvages meurent par accidents, notamment sur la route ; environ 50 humains aussi – à cause des éléphants.

Avant le déjeuner, en supplément, la promenade des éléphants. Je ne suis jamais monté dessus, voici une occasion. Qui l’a fait une fois ne voit pas l’intérêt de le refaire, surtout pour 3000 roupies par personne pour trois-quarts d’heure. Nous grimpons sur une plateforme aménagée dans un arbre pour accéder au carré qui surmonte l’éléphant.

elephant quetant une banane sri kanka

Le nôtre s’appelle Moutou. C’est un gros pachyderme placide qui aime beaucoup les bananes : il tend sa trompe vers l’arrière, à l’endroit du chemin où – pour un supplément de prix – un homme tend des bananes. Être sur un éléphant est un peu être sur un bateau, sauf que la houle est régulière. Vous subissez le roulis des hanches, parfois le tangage d’une pente. De courts poils en brosse poussent dru sur le crâne de l’animal et ses oreilles courtes d’éléphant d’Asie ventilent les mouches.

elephant promenade sri kanka

La bête est menée sur un chemin qui longe un lac, puis se baigne jusqu’au ventre, heureuse. Pas le nôtre, mais un facétieux, n’hésite pas à doucher ses passagers d’un coup de trompe. Heureusement, il fait chaud et l’eau fétide sèche vite. Sur les bords du lac aux eaux mortes, nénuphars, cormorans, ibis, poules d’eau ; sur le chemin, des caméléons, de gros varans déguisés en tronc d’arbre avec du lichen dessus.

Le déjeuner a lieu dans un lodge retiré au bout de plusieurs rues étroites à angle droit, au bord d’un champ.

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Gauguin amoureux à Tahiti (version alpha : Tehura)

Après le désir pour l’éphèbe, maîtrisé in extremis en le voyant de face (voir note il y a deux jours), vient le désir pour la vahiné. Très jeune, comme de coutume là-bas en ces temps. Voyageant pour se changer les idées et quitter sa maîtresse trop de la ville, il rencontre au hasard une belle maorie d’une quarantaine d’années qui lui demande où il va.

« — Je vais à Itia.

— Pour quoi faire ?

Je ne sais quelle idée me passa par la tête et peut-être sans le savoir disais-je le but réel, secret pour moi-même, de mon voyage :

— Pour y chercher une femme, répondis-je.

— Itia en a beaucoup et des jolies. Tu en veux une ?

— Oui.

— Si tu veux, je vais t’en donner une. C’est ma fille.

— Est-elle jeune ?

— Oui.

— Est-elle bien portante ?

— Oui.

— C’est bien. Va me la chercher.

La femme sortit.

(…) Elle rentra, suivie d’une grande jeune fille qui tenait un petit paquet à la main. A travers la robe, en mousseline rose excessivement transparente, on voyait la peau dorée des épaules et des bras. Deux boutons pointaient dru à la poitrine; sur son visage charmant je ne reconnus pas le type que, jusqu’à ce jour, j’avais vu partout régner dans l’île et sa chevelure aussi était très exceptionnelle, poussée comme la brousse et légèrement crépue. Au soleil tout cela faisait une orgie de chromes. Je sus dans la suite qu’elle était originaire des Tongas.

Quand elle se fut assise auprès de moi, je lui fis quelques questions :

— Tu n’as pas peur de moi ?

— Aïta (non).

— Veux-tu habiter ma case, toujours ?

— Eha (oui).

— Tu n’as jamais été malade ?

— Aïta.

Ce fut tout. Le cœur me battait pendant que la jeune fille, impassible, rangeait par terre, devant moi, sur une grande feuille de bananier, les aliments qui m’étaient offerts. Je mangeai de bon appétit, mais j’étais préoccupé, intimidé. Cette jeune fille, cette enfant d’environ treize années, me charmait et m’épouvantait.

Que se passait-il dans cette âme ? Et c’était moi, moi si vieux pour elle, qui hésitais au moment de signer un contrat si hâtivement conçu et conclu. — Peut-être, pensais-je, la mère a-t-elle ordonné, exigé ; peut-être est-ce un marché qu’elles ont débattu entre elles… et pourtant je voyais bien nettement chez la grande enfant les signes d’indépendance et de fierté qui sont les caractéristiques de sa race.

Ce qui surtout me rassura, c’est qu’elle avait, à n’en pas douter, l’attitude, l’expression sereine qui accompagne, chez les êtres jeunes, une action honorable, louable. Mais le pli moqueur de sa bouche, d’ailleurs bonne et sensuelle, tendre, m’avertissait que le danger était pour moi, non pour elle… une assurance du lendemain, sur la confiance mutuelle, sur la certitude réciproque de l’amour.

Je m’étais remis au travail et le bonheur habitait dans ma maison : il se levait avec le soleil, radieux comme lui. L’or du visage de Tehura inondait de joie et de clarté l’intérieur du logis et le paysage alentour.

Et nous étions tous les deux si parfaitement simples !

Qu’il était bon le matin, d’aller ensemble nous rafraîchir dans le ruisseau voisin, comme au paradis allaient sans doute le premier homme et la première femme.

Paradis tahitien, hâve nave fenua… Et l’Eve de ce Paradis se livre de plus en plus docile, aimante. Je suis embaumé d’elle : Noanoa! »

Paul Gaughin, Noa noa – voyage de Tahiti, 1924, chapitre VII, éditions Bartillat 2011, 135 pages, €9. 63 

Biographie de Gauguin

Peintures de Gauguin 

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Le Clézio, Le procès-verbal

A 23 ans Le Clézio entrait en littérature avec le prix Renaudot et l’ambition de se situer dans le Nouveau Roman. Les descriptions des ‘choses’ à la Robbe-Grillet y abondent (p.69, 72). Il était de son époque, bien revenue de l’idéalisme de la Résistance, hantée par la Bombe et tourmentée par les dernières braises des guerres coloniales. Ce pourquoi son personnage – qui est une version de lui-même – erre entre l’absurde comme L’Etranger de Camus, l’embrigadement social du Procès de Kafka et le Néant théorisé de Sartre.

Le titre complet paraît p.219 : « Procès-Verbal d’une catastrophe chez les fourmis ». Le Larousse 1959 apprend qu’un procès-verbal est une « pièce établie par un fonctionnaire, un agent assermenté, et constatant un fait, un délit. » Tout Le Clézio est là, pour son œuvre entière : à cette société qui révère la Connaissance et s’y enferme, à ces hommes qui aménagent volontairement leur propre univers formaté fonctionnaire, mécanique et télé, à cette existence vouée à la répétition et au futile – l’auteur est irrémédiablement étranger. « Nous sommes tous les mêmes, camarades. Nous avons inventé des monstres – des monstres, oui. Comme ces postes de télévision ou ces machines à faire les glaces à l’italienne, mais nous sommes restés dans les limites de notre nature » p.244.

Adam est son personnage, premier et dernier homme. Premier parce qu’il se met à l’écart pour renaître et dernier parce qu’il est bien le seul à le désirer. Il a la tentation du prophète, méditant sur les bêtes avant d’aller prêcher aux hommes qui se moqueront de lui. Mais nous sommes un siècle plus tard et l’organisation sociale a le maillage bien plus fin et plus solide que du temps de Nietzsche. Il sera plutôt « Adam Pollo, martyr » comme il signe ses cahiers d’écolier p.228. La France des années 1960 est un matelas mou que même le bouillonnement de mai 68 ne suffira pas à changer. Adam porte le nom saugrenu de Pollo – le poulet en espagnol – peut-être une référence à l’anglais ‘chicken’ qui signifie couard. Le Clézio parle très bien ces deux langues.

Dans ce premier roman paraît son frère, ici nommé Philippe, lui tout à fait dans les normes sociales, qui disparaîtra ensuite de l’œuvre (par exemple dans ‘Onitsha’). En 18 chapitres de A à R, Le Clézio campe le personnage du « fou », celui qui sort du service militaire (p.235) conçu comme l’embrigadement social extrême. Vivant autrement que tout le monde – « violation de domicile, vagabondage, attentat à la pudeur » (p.256) – il est hué par la populace qui hait ce qu’elle ne comprend pas. Cette populace, il la décrit férocement : « Innocents et ignominieux à la fois, les deux yeux brillaient follement au fond de leurs trous, pris par la folie multiple comme des billes dans un filet de ficelle. Voilà qu’ils avaient composé, eux tous, un agglomérat de chair et de sueur humaines, d’aspect indissoluble, où plus rien de ce qui était compris ne pouvait exister. » p.253

L’univers leclézien est autre, il court toute son œuvre future, et il est résumé magistralement p.17 de ce premier roman : « C’est drôle. Je suis sans arrêt comme ça, au soleil, presque nu, & quelquefois nu, à regarder soigneusement le ciel et la mer. » On notera l’afféterie du ‘&’, maniérisme de jeune auteur années 60 à la propension pagineuse et verbeuse. Le Clézio se corrigera très vite de cette mode Lacan. « Pour quelqu’un dans la situation d’Adam et suffisamment habitué à réfléchir par des années universitaires et une vie consacrée à la lecture, il n’y avait rien à faire, en dehors de, penser à ces choses, et éviter la neurasthénie » p.22 (la ponctuation très particulière de l’auteur est ici respectée). La société collet-monté exige d’être boutonné – tout le contraire de Le Clézio qui préfère le dépoitraillé garçon et la nudité d’enfance : « je n’aime pas les boutons » p.277.

La douleur adulte de la sensation est aussi un thème leclézien récurrent : « et lui, et chaque sensation de son corps exaspéré, qui amplifiait les détails, faisait de son être un objet monstrueux, tout de douleur, où la connaissance de la vie n’est que la connaissance nerveuse de la matière ». Tout le contraire des gamins qui vivent le présent comme il vient, tout entier et à fond : « Leurs enfants n’avaient pas cette mollesse. Ils étaient au contraire petits, nains, sérieux ; ils se groupaient au bord de l’eau et, laissés à eux-mêmes, s’organisaient pour bâtir et racler le gravier » p.31 Une société en réduction, affairée et conviviale, qui ne se pose pas de question. Les enfants justement, l’auteur y revient à la fin, dans les explications embrouillées de son personnage aux étudiants de psychiatrie : « Oui, c’est vrai, ils sont assez sociables. Mais en même temps ils recherchent une certaine – comment dire ? – une certaine communicabilité avec la nature. Je pense – ils veulent – ils cèdent facilement à des besoins d’ordre purement égocentrique – anthropomorphique. Ils cherchent un moyen de s’introduire dans les choses, parce qu’ils ont peur de leur propre personnalité » p.279.

Les adultes sociaux des années d’État-providence ont en revanche la maladie de la logique, de la domination au carré du monde : de la mise en cage des fauves et des déviants (p. 90 sur le zoo) ; l’idéal fonctionnaire de la fourmi (le mot figure p.219). Les non-conformes sont médicalement redressés, habillé de pyjamas rayés comme des bagnards ou des déportés, relégués en camps de travail où ils doivent faire le ménage, le jardin, et être les objets d’expérience des étudiants en psy – ingénieurs sociaux des âmes.

La pièce de l’asile où il est enfermé a « un aspect familier, assez familial, pour tout dire soulageant. C’était profond, et dur, et austère. Tout particulièrement les murs avaient un relief froid et réel. (…) Il y avait un jeu implicitement engagé : un jeu où il fallait que ce fût lui qui s’adaptât, lui qui se pliât, et non point les choses » p.261. Un lieu de clôture (p.262), mathématisé, où chaque angle a sa place comme les raies sur le pyjama (p.264), où l’existence est une règle (p.266). La métaphore monte d’elle-même p.282 : « Compte tenu de l’inconfort, que pouvait procurer, en cette société, un pyjama rayé, des cheveux trop courts, presque rasés, et l’air général de froidure qui régnait dans l’infirmerie, Adam ne s’en sortait pas trop mal. »

Nous sommes entre Orwell et Treblinka. La ponctuation – mal placée – est au rythme du souffle : la plupart des fragments de phrases sont des moitiés d’alexandrins. Le littérateur veut faire entrer le lecteur en sympathie par le rythme, les mots, les descriptions empathiques de sensations. L’écriture Le Clézio est cela : la minutie hors des carcans classiques, la peinture toute nue des choses, des affects et des êtres, pour travailler la réalité sans complaisance. Écrire, c’est communiquer, pas sortir une thèse philosophico-politique (tellement à la mode dans le monde « engagé » des années 60 !). « On croit toujours qu’il faut illustrer l’idée abstraite avec un exemple du dernier cru, un peu à la mode, ordurier si possible, et surtout – et surtout n’ayant aucun rapport avec la question. Bon Dieu, que tout ça est faux ! Ça pue la fausse poésie, le souvenir, l’enfance, la psychanalyse, les vertes années et l’histoire du Christianisme. On fait des romans à deux sous, avec des trucs de masturbation, de pédérastie, de Vaudois, de comportements sexuels en Mélanésie, quand ce ne sont pas les poèmes d’Ossian, Saint-Amant ou les canzonettes mises en tabulatures par Francesco da Milano » p.303.

Le Clézio hait les psy et le faux savoir qu’est pour lui la psychanalyse (tellement à la mode dans le monde freudo-lacanien des années 60 !). « C’est ce que je n’aime pas avec vous. Vous voulez toujours introduire partout vos satanés systèmes d’analyses, vos trucs de psychologie. Vous avez adopté une fois pour toutes un certain système de valeurs psychologiques. Propres à l’analyse. Mais vous ne voyez pas, vous ne voyez pas que je suis en train d’essayer de vous faire penser – à un système beaucoup plus grand. Quelque chose qui dépasse la psychologie » p.300. Est-ce expérience personnelle ? Lui se verrait un peu schizophrène, comme son personnage, alors que le psy assène doctement « délire paranoïde systématisé » p.287. Avec les inévitables et freudiennes « anomalies de la sexualité » pour faire bonne mesure. Le Clézio se moque de ces abstracteurs de quinte essence aussi nuls que les médecins de Molière.

Dans ses œuvres futures, il ne changera pas d’avis. D’où cette remarque qui en dit long sur la société française des années 60 : « Il va dormir vaguement dans le monde qu’on lui donne ; en face de la lucarne, comme pour répondre aux six croix gammées des barreaux, une seule et unique croix pendille au mur, en nacre et en rose. Il est dans l’huître et l’huître au fond de la mer » p.314. Le monde est quadrillé, les âmes formatées, la société organisée – et les psys sont comme les flics et les profs : des gardiens de la Norme sociale. Dormez, bonnes gens, le fascisme fonctionnaire de l’État-providence veille sur vous !

Ce Procès est lisible, un peu ennuyeux parfois, d’un nihilisme daté qui n’a pas l’universel de Kafka, avec des préciosités de jeune auteur. Mais toute l’œuvre du futur prix Nobel  s’en trouve enclose, ce qui vaut le détour !

Le Clézio, Le procès-verbal, 1963, Folio 1991, 315 pages, €6.93

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