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Alberto Moravia, La Ciociara

Une ciociara est une paysanne du sud-est de Rome qui doit son nom à ses chaussures : des ciocie, sandales en rectangle retourné sur le pied et attaché au mollet par des lacets. Cesira a 16 ans lorsqu’elle quitte sa campagne pour se marier et vivre avec son mari à Rome, dans le quartier populaire du Transtevere, où il tient une petite boutique d’alimentation. Il est plus âgé qu’elle et, après lui avoir enfourné une fille, va batifoler ailleurs. Mais Cesira est heureuse, ils habitent l’appartement au-dessus de la boutique et elle n’aime rien tant que faire le ménage et la cuisine, briquer et lustrer avant d’aller au marché. Le sexe ne l’intéresse pas et, lorsque sa fille est née, elle aime à s’occuper d’elle tout en tenant les comptes de la boutique.

Mais son mari est vieux et meurt ; le fascisme mussolinien vit ses derniers mois ; les Allemands s’approchent de Rome pour l’occuper près la chute de Mussolini tandis que les Alliés débarquent en Sicile. Il faut quitter la ville où la pénurie alimentaire menace et se réfugier à la campagne, où il y a toujours quelque chose à manger. La fille, Rosetta, a désormais 18 ans et un fiancé parti combattre en Yougoslavie ; elle est belle et saine, douce et croyante. Toutes deux prennent le train vers le sud pour aller dans le village de Cesira, mais elles ne parviennent pas à destination car la voie est coupée par les bombardements. Il faut marcher, les valises sur la tête, ainsi que les femmes portent les charges lourdes à la campagne.

Les petites villes et villages ont été évacués et sont déserts. Les orangeraies masquent les fermes isolées, où il faut trouver refuge avant d’aller plus loin. Cesira et Rosetta s’installent chez une vieille flanquée d’un mari idiot et de deux fils déserteurs, louches et vulgaires. Mais il faut faire avec. Tout va bien tant qu’on a de l’argent et Cesira, prévoyante, a emporté tout ce qu’elle n’a jamais mis dans aucune banque. Mais la ferme est crasseuse, la paillasse dans la grange grouille de punaises, les repas payés se composent d’une soupe de pain. Et surtout, les fils commencent à reluquer la jeune fille. Il faut fuir.

Reprenant leurs valises un tôt matin, les deux femmes se dirigent vers la montagne. Un berger rencontré, après avoir ignoré ces réfugiées, prête l’oreille dès que Cesira lui dit qu’elle peut payer. Il les emmène dans un hameau de montagne, des cabanes construites par les bergers où une partie du village s’est réfugié pour fuir les Allemands et attendre la fin de la guerre. Ils vivent de peu, mais descendent régulièrement acheter farine, haricots, saucisses et saindoux à ceux qui peuvent encore vendre ; les paysans, qui ont rarement vu d’argent, sont fascinés par les billets et commercent volontiers. Cesira achète et fait provision sachant que l’argent se dévalue et qu’il ne se mange pas. La rareté progressive due aux rafles alimentaires des Allemands va faire monter les prix.

La guerre se prolonge et les mois passent ; les réfugiés en sont réduits à manger des herbes de la montagne et à négocier âprement les rares fromages que les bergers produisent. Les gens se replient sur leur maisonnée et c’est le chacun pour soi des périodes de famine. Les deux femmes, qui occupent une masure qui sert la journée au métier à tisser de la fille du propriétaire, se lient d’amitié avec le fils, Michel, un étudiant à lunettes déjà docteur (probablement en droit) et qui n’a pas été mobilisé. Il est naturellement antifasciste et même pro-communiste, mais Cesira, qui sait à peine lire, se moque de la politique. Ce qui lui importe, c’est l’ordre qui permet le petit commerce, tout le reste ne l’intéresse pas.

Les jours passent, des réfugiés aussi qui vont toujours plus vers le sud par les montagnes où les Allemands peinent à s’aventurer. Deux Anglais qui ont saboté des lignes n’ont pu rejoindre leur navire et sont recueillis par les deux femmes une journée, mais elles ne peuvent faire plus, faute de nourriture et par crainte des Allemands. Dont deux spécimens viennent d’ailleurs dès le lendemain, sur dénonciation. Ils ne trouvent évidemment personne mais le risque est grand : ils raflent en général tous les hommes en âge de travailler pour les envoyer en camps de construction pour défendre Rome. Michel y échappe de peu et va se cacher plusieurs semaines dans la montagne, ne revenant qu’à la nuit pour repartir au petit jour. Les deux femmes le suivent, cela brise la routine du hameau de bergers et elles aiment l’entendre discourir.

Il sera cependant pris par sa curiosité, venant voir un groupe d’Allemands qui ont fui les combats qui se rapprochent et les bombardements alliés des canons et des avions. Ils veulent rallier Rome par la montagne et exigent un guide. Ce sera Michel. Son père veut partir à sa place, mais pas question, les Allemands préfèrent la jeunesse. Il les guide mais ne reviendra pas, les nazis sont impitoyables avec les sous-hommes.

Comme la guerre est désormais sur eux et que les obus tombent sur le hameau, tous décident de redescendre dans la plaine où, au moins, « les Anglais » pourront leur assurer des vivres. Telle est la croyance véhiculée par la rumeur. Et en effet, les soldats américains donnent des boites de conserve aux habitants, en plus de caramels et de cigarettes. Mais, une fois partis plus au nord lorsque le front se déplace à mesure du recul allemand, c’est à chacun de se débrouiller.

Les goumiers marocains du général français Juin succèdent aux Américains et les deux femmes, qui cherchent à rejoindre le village des parents, en rencontre une bande alors qu’elles se reposent dans l’église du village. Elles sont immédiatement violées, surtout Rosetta, jeune et fraîche, sur laquelle passe tout le peloton. Ce sont les « maroquinades » d’après la bataille du Monte Cassino, longtemps mises sous le tapis par les gouvernements. Le commandement a, sinon laissé faire, du moins mollement réagi : les Italiens étaient coupables parce que fascistes et alliés proches des nazis ; ils ont payé. Ce sont à Naples les jeunes garçons (raconté par Malaparte), dans les campagnes les jeunes filles (raconté par Moravia).

Une fois déflorée et saccagée, Rosetta ne sera plus jamais la même. Elle devient indifférente, perd la foi (violée sous l’autel et l’image de la Vierge qui n’a rien fait pour la protéger !), et se prend à aimer avidement le sexe. Elle veut reproduire avec tous les hommes jeunes et plusieurs fois par jour ce que les Marocains lui ont fait subir. Cesira, femme mûre, a empoigné les couilles de son violeur qui l’a assommée ; elle n’a donc pas été pénétrée. Elle ne comprend plus sa fille, d’âme virginale devenue putain. Les deux vont entrer à Rome grâce aux relations de Rosetta avec les garçons, d’abord un chauffeur de car, puis ceux de la ferme où elles avaient été accueillies avant la montagne. La jeune fille a des rapports avec chacun d’eux, parfois à plusieurs successivement. Bizarre qu’elle ne tombe pas enceinte.

Le roman se termine par le retour à Rome avec un chauffeur de camion respectueux, qui les a prises avec lui alors que l’un des fils de la ferme, qui conduisait le car, ait été tué par des rançonneurs de la route qui profitaient de l’absence d’ordre pour établir le leur, comme dans toutes les guerres. Le lecteur ne saura pas si l’appartement et la boutique de Rome sont encore debout, après les bombes et les pillages, mais une nouvelle vie commencera.

L’intérêt de ce roman est l’expérience humaine de la guerre vue à ras de terre, avec la mentalité basique d’une paysanne qui a connu la ville. Cesira sait ce qu’est la vie, les dangers, la terre. Elle sait qu’il faut de l’argent, mais qu’il est préférable d’accumuler de quoi manger ; elle sait que les hommes sont avides des femmes et qu’il faut s’en défier et s’en protéger ; elle sait que la famille reste encore le plus refuge, avec la campagne.

Peut-être connaîtrons-nous un prochain jour ce bouleversement de la guerre sur notre sol, malgré le nucléaire, comme nos grands-parents l’ont connu lors de la dernière. Cette façon de voir de Cesira reste donc une leçon éternelle.

Vittorio de Sica en a fait un film, mais en rabaissant l’âge de Rosetta à 13 ans, ce qui était plus vendeur.

Alberto Moravia, La Ciociara, 1957, J’ai lu 1999, 350 pages, occasion €2,82

DVD La ciociara – la paysanne aux pieds nus, Vittorio De Sica, 1960, avec Sophia Loren, Eleonora Brown, Jean-Paul Belmondo, Raf Vallone, Carlo Ninchi, Andrea Checchi, LCJ Editions & Productions 2015, 1h40, €11,90

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JFK d’Oliver Stone et Enquête

John Fitzgerald Kennedy, le 35ème président des États-Unis, a été assassiné à Dallas le 22 novembre 1963 – cela fait soixante ans. Il y a trente ans, et quasi trente ans après les faits, Oliver Stone remet en cause les conclusions de la commission sénatoriale Warren, semble-t-il inféodée aux intérêts « d’État », autrement dit aux services secrets CIA et FBI comme aux Renseignements militaires et plus généralement au lobby militaro-industriel, si puissant dans la première puissance de la planète qui entend le rester.

Le film met en scène l’étonnement puis la mission du procureur général de la Nouvelle-Orléans Jim Garrisson qui décide de porter devant un tribunal les complicités d’un mafieux utilisé par la CIA, Clay Shaw. Moins pour gagner que pour remettre en cause la version officielle et inciter les citoyens américains à utiliser leur raison et leur bulletin de vote pour contrer ce qui devient, insidieusement, « le fascisme » (le terme est prononcé). Au moment où la violence fait irruption en politique en Europe et en France, et pas seulement à l’extrême-gauche comme d’habitude, où l’on brûle la maison d’un maire, où l’on tabasse un neveu par alliance d’un président, où l’on caillasse des permanences d’élus cette incitation au sursaut civique nous parle toujours.

C’est ça, le fascisme : la libération des pulsions primaires, le permis de casser, de torturer, de violer, de tuer impunément ; dans la démocratie, seul l’État a le monopole de la violence légitime, il ne la délègue pas à des nervis privés. Mussolini a commencé par l’huile de ricin introduite de force dans la gorge des opposants avant de carrément les assassiner ; Hitler a lancé ses Sections d’assaut bourrées à la bière contre les magasins juifs et contre les « pédés communistes » avant de les enfourner en camps, destinés à l’extermination ; Poutine a accusé ses opposants politiques des pires turpitudes sexuelles ou fiscales avant de les empoisonner ou de les « suicider » par pendaison. Dans l’Amérique de Lyndon Johnson, devenu président sur un tarmac d’aéroport, – selon Oliver Stone – le lobby des puissants se servait des « services » comme Poutine et usait de la mafia comme Poutine, pour leurs intérêts : inciter à la guerre, vendre des armes, faire la grande gueule contre l’URSS, parquer les Noirs revendicatifs. Robert Kennedy, ministre de la Justice, puis Martin Luther King seront assassinés à la suite de JFK, pour les mêmes raisons.

Le film d’Oliver Stone est trop long, son montage trop haché et fébrile, notamment au début, faisant tourner la tête – ce qui est peut-être voulu. L’histoire de couple si conventionnelle de l’épouse cherchant à retenir son cher mari à la maison « avec les enfants » (cinq en 8 ans dans ces années baby-boom), opposée au mari en chevalier combattant les moulins comme un preux à l’extérieur, est bien niaise. Les méchants sont clairement identifiés et marqués comme gros, machos ou pédés, en tout cas véreux. Les bons doutent mais ne renoncent jamais. C’est un peu Stone comme conte.

Mais le fond du propos reste un point d’histoire non encore véritablement élucidé, et une réflexion sur le pouvoir, ses limites et ses abus. L’Enquête, sur un DVD séparé (en version originale sous-titrée en français), issue des travaux de la Commission de révision des dossiers d’assassinat en 1994 et 1998, offre quelques documents et témoignages qui n’apprennent pas grand-chose de plus mais confirment en 2021 ce qui est dit dans le film de 1991. Comme quoi on « savait » malgré les précautions, il manquait seulement les « preuves » juridiques concrètes des implications des uns et des autres, notamment l’accès au film de Zapruder qui dure 26 secondes et qui a tourné en direct la mort de John Kennedy. Il y aurait eu trois tireurs et au moins quatre balles en tir croisé, dont deux mortelles ; Oswald était un bouc émissaire facile, préparé pour cela à son insu ; d’autres complots avaient été préparés selon les mêmes modalités, à Chicago et à Tampa, avec à chaque fois un bouc émissaire plausible pour masquer l’équipe d’une douzaine de personnes autour ; l’autopsie a été falsifiée et « la balle magique » retrouvée pas la bonne.

Selon cette thèse, les assassins ne seraient ni l’URSS, ni Cuba, ni la Mafia américaine, mais bel et bien une partie réactionnaire des « services », aigris du refus de Kennedy d’assurer la couverture aérienne de la désastreuse tentative d’invasion de Cuba par les anti-castristes préparés par la CIA, puis par son désir d’arrêter l’escalade au Vietnam tout en promouvant une politique de détente internationale. Ils auraient été aidés par l’ambiance de droite radicale du Texas à tous les échelons, de l’administration à la police, qui n’offre qu’une protection très laxiste au cortège présidentiel à Dallas, « cité de la haine ».

A noter que le Texas reste un bastion de l’extrême-droite réactionnaire aux États-Unis encore aujourd’hui. Oliver Stone met de la cohérence dans le flot de documents et témoignages contradictoires. Il a l’avantage de proposer une « belle histoire » qui oppose progressistes et conservateurs ; elle séduit par sa logique mais sélectionne ses preuves. Est-ce vrai ou seulement véridique ? Tout est là.

Les complotistes plongeront à pieds joints dans l’histoire telle qu’ainsi racontée, les citoyens moyens soupçonneront que les politiciens leurs cachent des choses et se méfieront d’eux (ils vireront Nixon par Impeachment une dizaine d’années plus tard), les historiens douteront – c’est leur métier – d’autant que l’ensemble des documents ne sera pas déclassifié avant 2029, notamment le témoignage de Jacqueline Kennedy elle-même !

Mais ce beau moment de cinéma remet l’ouvrage sur le métier et incite à réfléchir sur la communication, la présentation des faits par les officiels, les médias et l’opinion commune, toutes entités manipulables à merci.

DVD JFK, Oliver Stone, 1991 + JFK L’enquête (JFK Revisited – Through the Looking Glass), 2021, 2 DVD, édition 60ème anniversaire – Version longue Director’s Cut, avec ‎ Kevin Costner, Tommy Lee Jones, Kevin Bacon, Donald Sutherland, Jay O. Sanders, L’Atelier d’images 2023, 3h17, €19,99 Blu-ray €24,99

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Alberto Moravia, Les indifférents

Fils d’un juif et d’une catholique, le jeune Alberto est atteint de tuberculose à 9 ans, ce qui l’isolera des autres et le fera lire tout en développant sa sensibilité. Il écrit dès 18 ans son premier roman : Les indifférents. Ce fut une référence pour la littérature italienne du XXe siècle. Le jeune auteur a une approche réaliste et même existentialiste – tout en faisant (évidemment) scandale.

Car le narrateur décrit les mœurs idéalistes et malsaines de la bourgeoisie de Rome dans l’entre-deux guerres. Il s’agit constamment de sexe et d’argent entre une Marie-Grâce, mère de famille veuve, ses deux enfants Carla 24 ans et Michel un peu plus jeune, son amant Léo, et son amie Lisa, ex-amante de Léo. Des relations se nouent et se dénouent entre ces cinq-là, la femme vieillissante s’accrochant à l’homme fort, l’ex tout aussi vieillissante visant l’adolescent tandis que l’amant adulte n’a d’yeux que pour la (plus très jeune) fille.

Marie-Grâce est jalouse et possessive ; elle surjoue théâtralement ses émotions pour se faire plaindre et câliner. Mais les autres en sont las, de Léo qui préfère la fraîcheur de Carla à Carla qui en a plus qu’assez de revivre sans cesse les mêmes scènes, de Michel qui en veut à Léo et à sa mère de les ruiner à Lisa qui met le grappin sur lui. Carla et Michel, les enfants nés avec le siècle (comme l’auteur, qui a vu le jour en 1907), sont « indifférents ».

Indifférents au jeu social, au théâtre des émotions, aux remous des passions. Michel répugne à la chair vieille de Lisa, la cinquantaine, mais finit par se laisser aller pour ne pas faire de peine, et comme par devoir. Mais ni son cœur, ni son esprit, ne sont concernés par ce qu’accomplit son sexe. Il n’est qu’une machine sociale qui « joue le jeu » mais que cela ennuie. Tout comme Carla, qui se donne – encore vierge – à Léo parce qu’elle veut « avoir une vie nouvelle» et en finir avec les lamentations et jérémiades de sa mère qui la tient sous sa coupe. Elle sait son âge qui avance et sa réputation sociale qui s’effrite ; elle n’est « officiellement » convoitée que par Pippo, un jeune voisin riche qui vise plus à la déflorer qu’à l’épouser.

Alors, Léo apparaît comme la solution la moins mauvaise – tout plutôt que le statu quo. Il « l’aime » – ou du moins désire son corps encore frais ; il a pris une hypothèque sur la maison de famille que Marie-Grâce et ses enfants ne peuvent rembourser à échéance. Michel ne travaille pas, par indifférence et faute d’une quelconque compétence en quoi que ce soit. Dès lors, pourquoi ne pas « se prostituer » au maître de leur destin ? Michel le fantasme, Carla s’y résout comme naturellement. L’essence de la vie de chacun réside dans ses actes, ainsi parlera l’existentialisme.

Chacun est au fond maître de son destin par ses choix, même si ceux-ci paraissent aiguillés par le milieu et les circonstances. La situation de dépendance économique et affective où Marie-Grâce, la faible et mauvaise mère, a mis ses deux enfants, les contraint à des choix restreints. Elle pourrait vendre la maison aux enchères et obtiendrait une bien meilleure estimation que le prix proposé par Léo, mais elle n’y connaît rien, ne veut pas se remuer et ne joue de cette menace qui le fait réagir que pour mieux tenir son amant.

Lorsque Michel tente une révolte, comme « fils » devant l’amant de sa mère, puis comme « frère » devant l’amant de sa sœur (qui se révèle le même homme), il n’y croit pas lui-même. Il cherche à se motiver, à exalter en lui la passion de vengeance ou au moins d’indignation, mais cela ne le remue pas. « Quand on n’est pas sincère, il faut feindre et à force de feindre on finit pare croire ; c’est le principe de toute foi. » En désespoir de cause, il achète un revolver pour 70 lires – à cette époque, il suffisait d’entrer dans une boutique et les armes n’étaient pas chères. Il veut tuer Léo, la cause de tous leurs maux et la cheville ouvrière de leur ruine. Mais il échoue lamentablement, n’ayant même pas eu l’idée de mettre des balles dans l’arme. Léo, en peignoir dépoitraillé de qui vient de sortir du lit, le désarme sans peine avec ses muscles d’homme fait. Il venait de baiser Carla, qui apparaît, hâtivement rhabillée. La déconfiture de l’adolescent velléitaire Michel est totale. Même le pire, il l’a raté.

La société bourgeoise italienne des années 1920, catholique puritaine et conservatrice jusqu’au fascisme, est en crise. La modernité avance et elle ne sait pas faire avec, se raccrochant aux branches flétries de ses anciennes richesses immobilières. Elle a peur du déclassement social, de l’horreur économique, de la misère matérielle. « La peur de Marie-Grâce prenait des proportions gigantesques. Elle n’avait jamais rien voulu savoir des pauvres, elle n’avait jamais voulu en entendre parler, elle s’était toujours refusé à admettre l’existence de gens astreints à un travail pénible et à une vie misérable. Le peuple ? Elle se contentait de dire : « Ils sont plus heureux que nous. Nous avons plus de sensibilité qu’eux, plus d’intelligence, donc nous souffrons davantage… » Et voici que soudain elle serait forcée de se mêler à eux, de grossir leur foule ? ».

Les affairistes sans scrupules prennent alors le pouvoir, comme Léo, et n’hésitent pas dans leur égoïsme prédateur à manipuler les vieilles, à baiser les jeunes et à rafler le patrimoine. Car eux y croient, en veulent, se passionnent. Michel est lucide, mais impuissant à réagir, pas éduqué pour cela : « Faute de sincérité et de foi, il n’existait pas pour lui de tragédie véritable ; son ennui lui faisait tout apparaître pitoyable, ridicule et faux  ; mais il comprenait les difficultés et les dangers de la situation : il fallait se passionner, agir, souffrir, triompher de cette faiblesse » p.254. Mussolini en jouera, entraînant la société derrière lui, pour le pire. Il s’accoquinera avec Hitler qui l’entraînera dans sa démesure et sa chute – tout comme aujourd’hui l’extrême-droite voudrait secouer l’indifférence bourgeoise des gens et les accoquiner avec Poutine…

Un film a été tiré en 2020 de ce roman, Gli indifferenti, film franco-italien réalisé par Leonardo Guerra Seràgnoli avec Valeria Bruni Tedeschi, Edoardo Pesce et Vincenzo Crea. Il est sorti jusqu’à présent en Italie et en Russie, mais pas en France. Il n’est disponible en DVD qu’en italien. Il ne fait pas rêver, semble-t-il. Moins que ce roman acéré sur la bourgeoisie en ruines.

Alberto Moravia, Les indifférents, 1929, Garnier-Flammarion 1999, 379 pages, €9,90

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Sprague de Camp, La couronne de lumière

Décédé en 2000 à 92 ans, Lyon Sprague de Camp fut ingénieur aéronautique et auteur texan de science-fiction. Il est surtout connu pour son cycle de Conan le barbare. La couronne de lumière est le troisième tome du cycle Viagens Interplanetarias – ou voyages interplanétaires, mais peut se lire indépendamment. Il n’est pas un « roman indépendant » comme faussement indiqué dans Wikipédia en français, encyclopédie souvent fausse, légère et approximative sur des sujets qui ne l’intéressent pas.

C’est en effet dans ce roman que l’auteur aborde la sexualité. En 1951, il fallait oser. Aujourd’hui, c’est un peu décalé. A huit années-lumières de la Terre (voir combien ça fait en kilomètres ici), une étoile notée Lalande 21185 dans le catalogue interstellaire, mais appelée par les Terriens Ormazd. Une fusée exploratrice d’une compagnie privée vient prospecter pour inventorier les richesses, mais aussi connaître ses habitants. Ce sont des humanoïdes, principalement organisés en sociétés-ruches qui fonctionnent sur le modèle des abeilles. Une reine domine, qui pond régulièrement des œufs en étant fécondée par un petit nombre choisi de bourdons. Les mâles sont régulés à la naissance et les femelles sont asexuées par la nourriture exclusivement « végan » qu’on leur permet. Ce sont des « ouvrières » qui accomplissent les tâches que la communauté exige. Une véritable société fasciste où la communauté prime sur l’individu, lequel doit se sacrifier sans état d’âme pour elle. Toute une idéologie fondée sur des tabous et de la répression gère les mentalités.

Le contact avec les Terriens va évidemment perturber la société. Les humains sont égaux entre sexes et vivent entre eux, les couples sont universellement fertiles et il existe « l’amour » qui est un attachement autre que platonique mais charnel. Cela fait envie aux ouvrières… Iroedh, ouvrière asexuée nourrie de farine et chargée de l’histoire de la communauté, y voit contre sa cheftaine Rhodh la façon de changer la vie, de l’ouvrir à l’amour choisi et donc de la libérer. Ses recherches de vestiges et de légendes antiques lui laissent penser qu’une telle société existait sur Ormazd avant l’instauration de la ruche. On peut y lire de façon transparente la reprise par l’auteur du schéma de redécouverte des Grecs antiques par les Lumières et le combat du monde libre contre les fascismes, y compris le rouge soviétique.

Évidemment, Rhodh et ses semblables ne s’intéressent qu’aux technologies terriennes à usage militaire comme par exemple le sabre d’acier et le fusil, car leur communauté d’Elham est menacée à la fois par la communauté hostile de Twaarm et par les bourdons renégats de la bande de Wythias. Mais Rhodh est trop rigide et paranoïaque pour se lier avec les Terriens et ordre est donné à Iroedh de s’en charger. L’ouvrière devient amie avec Winston Bloch et Barbe Dulac et observe leurs armes et instruments, mais c’est le « nettoyage » programmé du bourdon Antis, qui est son ami chaste, qui va permettre de déclencher l’histoire. Le bourdon qui a passé la date l’imite d’usage avec deux de ses camarades de sexe, chargés à tour de rôle de féconder la reine à heure fixe, est emprisonné avant d’être « nettoyé » (on pense aux camps nazis ou soviétiques). Iroedh réussit à le sauver en persuadant Bloch d’utiliser l’hélicoptère attaché à la mission – ce qui réussit. Mais le retour à Elham avec un recours en grâce d’Antis contre le don à la reine concurrente d’un sabre d’acier qui lui permettra de vaincre la précédente, trop grasse, échoue. La nouvelle reine, vainqueur, renie sa parole sans vergogne et ils doivent fuir.

Une bonne âme conseille alors à Iroedh et Antis d’aller consulter « l’oracle » qui fait foi pour les communautés par sa musique et ses quatrains énigmatiques. Le lecteur apprendra qui il est vraiment et ce qu’il devient – et c’est plutôt intéressant. Iroedh convainc Bloch de l’accompagner au prétexte d’une exploration terrienne déjà prévue, mais c’est sans compter sur les dangers du chemin, à savoir la bande de Wythias et ses bourdons. Ils veulent les armes terriennes. Décimés, privés de leurs chariots tirés par des équivalents bovins de la planète, ils fuient à pied, poursuivis sans relâche. Ils doivent chasser pour se nourrir et Iroedh tombe d’inanition faute de baies quand Bloch lui propose d’essayer de la viande. C’est briser un tabou très puissant, inculqué depuis le plus jeune âge aux « ouvrières », que cette nourriture est réservée à la reine et aux bourdons sous peine de mourir.

Mais la viande n’est pas un poison alors que le régime végan carence. Elle a pour effet, selon l’idée reçue bien connue que la viande est un aphrodisiaque qui donne de la force et de l’agressivité grâce à ses protéines, de faire mûrir Iroedh sexuellement. Ses seins poussent, ses hanches s’élargissent, et les hormones lui font désirer physiquement Antis. Lequel en est ravi, ses « exploits » sexuels sur la reine n’étant pour lui qu’un travail répétitif et fastidieux.

Lorsqu’ils réussissent à atteindre l’oracle de Ledhwid, puissance neutre, la bande de Wythias vient assiéger le temple et exige qu’on leur remette les armes terriennes. L’oracle se révèle un survivant d’une expédition antérieure de la planète Thot dans le système Procyonic. Ce Gildakk les aide à défendre le temple mais c’est Iroedh qui réussit à arrêter les bourdons renégats en leur révélant, toute nue, qu’elle est devenue une femelle entière et que son régime carné permet de faire de toutes les ouvrières de vraies femelles, une pour chaque bourdon. Plus besoin de reine, plus besoin de « nettoyage » des mâles, plus besoin d’une société fasciste mais un nouveau contrat social entre couples égaux entre eux ! Wythias assassine Gildakk en traître pour tenter de préserver son pouvoir de chef de bande mais est tué par Barbe, qui se méfiait en bonne femelle terrienne.

Retour à Elham où la « reine » Iroedh, visible à ses attributs de seins et de fesses qui l’immunisent contre les violences des gardes, se confronte à la reine en titre qu’elle a pourtant aidée. Mais le pouvoir agit comme une gelée royale sur une reine ; elle ne peut s’en passer. Donc combat au sabre ; celui en acier offert par Iroedh est meilleur que sa copie en bronze qu’elle même possède, elle va être vaincue lorsque son amie ouvrière Vardh plante sa lance dans le dos de la reine félonne ; elle aussi en a assez d’être commandée. C’est alors que débute l’attaque des ennemis Twaarm mais les bourdons convertis parviennent à temps pour renverser la situation et donner la victoire à Elham.

Désormais, c’est la révolution sociale et politique – tout comme l’auteur a révolutionné la SF américaine en y introduisant le sexe. Iroedh et Antis ne sont pas reine et roi car c’est à la société de désigner ses représentants. Mais, sur proposition de Bloch, ils acceptent d’être nommés représentants des Viagens Interplanetarias auprès des cités-états d’Ormazd.

Un roman un peu désuet aujourd’hui, après les épopées filmiques à la Star Trek, mais qui a pour mérite de créer un univers et de faire réfléchir à la place centrale de la sexualité dans toute société. Les plus autoritaires vont par nature la réprimer tandis que les plus libertaires vont l’encourager. Le sexe à égalité, et consenti, permet seul une régime de libertés démocratiques. Ce n’est pas si mal vu, comme on s’en aperçoit aujourd’hui à observer les sociétés rétrogrades afghane, iranienne, turque, russe et même texane – où l’amour déviant est réprimé, l’avortement interdit, le plaisir entravé.

Lyon Sprague de Camp, La couronne de lumière (Rogue Quenn), 1951, Hachette collection Le rayon fantastique 1963, occasion €5,00 broché illustré €15,00

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Les Grands événements sont du vent, dit Nietzsche

Dans un conte pour matelots et pour vieilles femmes, Zarathoustra raconte l’enfer qui leur fait peur. Il a lui-même affronté le « chien de feu » et l’a déstabilisé. Il aboie tant qu’il ne crée rien, car ce n’est pas la fureur (ni le Führer) qui créent en braillant mais les chercheurs de vérité dans le silence.

« Toujours, lorsque j’ai entendu parler les démons de révolte et de rebut, je les ai trouvés semblables à toi, avec ton sel, tes mensonges et ta platitude. Vous vous entendez à hurler et à obscurcir avec des cendres ! Vous êtes les plus grands vantards et vous avez appris en suffisance l’art de faire entrer la fange en ébullition. » Celui qui crie le plus fort n’est fort qu’en parole – on pense à Mélenchon. Les populistes qui mentent au peuple pour mieux le manipuler ne le rendent pas libres, ils accaparent au contraire le pouvoir à leur profit exclusif. Ils ne créent pas de valeurs, ils affirment leur ego. Ils ne donnent pas le bonheur mais asservissent.

« Liberté ! c’est votre cri préféré ; mais j’ai perdu la foi en les ‘grands événements’, dès qu’il y a beaucoup de hurlements et de fumées autour d’eux. » Plus c’est gros, plus ça passe, disait Goebbels en propagande ; plus c’est gros, plus il importe de se méfier. Les événements les plus grands ne s’accomplissent pas dans le fracas et le badaboum, mais en silence. Ainsi de « la Révolution » dont les gogos ne retiennent que la prise de la Bastille alors qu’elle a été un lent glissement préparé des esprits depuis la Renaissance. Ou du fascisme/nazisme qui sont le résultat de plusieurs causes concomitantes qui peuvent se répéter.

Les écolos braillards et violents d’aujourd’hui devraient y réfléchir : c’est desservir leur cause que de marquer le coup dans le bruit et la fureur – bien mieux vaudrait-il proposer des solutions crédibles et socialement acceptables, préparer les esprits au lieu de les choquer. Le choc assourdit, sidère et asservit, il ne libère pas ni ne suscite le consentement. Bien amers ont toujours été les lendemains qui chantent et les promesses à la légère, et bien boursouflées les annonces de catastrophes et d’apocalypses. Les vrais catastrophes avancent à pas de loup et n’ont jamais été prévues.

« Ce n’est pas autour des inventeurs de fracas nouveaux, c’est autour des inventeurs de valeurs nouvelles que gravite le monde ; il gravite en silence. Et avoue-le donc ! Peu de chose avait été accompli lorsque se dissipait ton fracas et ta fumée ! » De fait : les manifs monstres n’ont jamais accouchées que de souris, de reculs tactiques pour mieux imposer par la suite – on pense aux éternelles réformes des retraites car on ne fait jamais suffisamment et à temps.

Cela signifie-t-il que Nietzsche/Zarathoustra soit un conservateur qui refuse de changer ? Pas du tout, au contraire. Mais ce n’est pas brailler, hurler des slogans, aller aux manifs qui change le monde. C’est en soi-même en premier lieu que s’opère le changement. Peu à peu la société suit et la politique s’y adapte. Pas l’inverse. Seuls les dictateurs et les tyrans croient changer les hommes et l’homme écolo ressemble fort à l’homme nouveau des communistes. Les contemporains déclarent le faire au nom de la « démocratie », mais qu’est-ce qu’une démocratie qui impose la loi de l’ego au lieu de convaincre les esprits ?

« Mais c’est le conseil que je donne aux rois et aux Églises et à tout ce qui s‘est affaibli par l’âge et par la vertu – laissez-vous donc renverser, afin que vous reveniez à la vie et que la vertu vous revienne ! » Car l’âge rend conservateur et « la vertu » est une rigidité de mœurs et de pensée qui inhibe toute invention. Les rois ne sont pas éternels : – qui t’a fait roi ? Les Églises ne sont pas éternelles – elles dépendent de la foi, laquelle est une illusion consolatrice qui se dissipe avec l’émancipation humaine.

La foi écologiste n’est pas différente en fonctionnement de la foi chrétienne ; elle a ses gourous, sa bible, ses prêcheurs, son apocalypse. L’écologie n’est pas l’écologisme ; elle avance au contraire en silence et pas dans le braillement des manifs. Elle est la science, laquelle n’est pas une foi mais une analyse dérivée des observations et dont les hypothèses sont constamment testées. Pas de bible en science, mais une constante remise en question, celle qu’appelle Nietzsche aux rois, aux Églises et aux vertus moralisantes.

« L’État est un chien hypocrite comme toi-même, dit Zarathoustra au chien de feu. Comme toi il aime à parler en fumée et en hurlements pour faire croire, comme toi, que sa parole sort des entrailles des choses. Car l’État veut absolument être la bête la plus importante sur terre ; et on le croit. » Comme le démontrait La Boétie, il suffit de ne plus « croire » pour être libre.

« Il est temps, il est grand temps ! » annonçait déjà Zarathoustra aux matelots. Le temps de faire et pas celui de brailler. Avis aux bêtes stupides qui se croient humaines alors qu’elles se comportent comme des moutons.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog

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Malaparte, Le soleil est aveugle

Curzio Malaparte est un curieux personnage de la première moitié du XXe siècle, l’époque des guerres absurdes et des totalitarismes de gauche virant à droite, mais toujours à l’extrême. Mussolini était de ceux-là, syndicaliste puis socialiste avant d’inventer le fascisme, ce populisme vantard dont Trump et Bolsonaro sont les derniers avatars, et qu’un Zemmour voudrait bien imiter. Malaparte a été correspondant de guerre et a écrit plusieurs livres, dont le célèbre Kaputt en 1943, puis La Peau en 1949. Qui n’a pas lu ce dernier livre ne peut comprendre Naples.

En 1940, il est correspondant de guerre et suit les Alpini italiens qui partent, sur ordre du 10 juin, attaquer le pays frère, la France. Une « attaque par traîtrise, vile, stupide, méchante, contre la France vaincue et humiliée. » Cette félonie immonde d’un pays latin proche attaché par de multiples liens de travail, de culture et d’histoire, montre la bêtise et la lâcheté de son dirigeant suprême. Poutine a mis les pas dans ceux de Mussolini en attaquant de même l’Ukraine. Les vantards se parent de noblesse et de hauts sentiments pour justifier leur agression, mais c’est bien de traîtrise et de lâcheté qu’il s’agit. L’écrivain qui envoie ses chroniques ne peut pas le dire ouvertement, alors il le suggère.

Son récit où « tout est vrai : le temps, les hommes, les faits, les sentiments, les lieux » est allusif et incantatoire. « Je lui dis que. » Et chacun peut supposer quoi, car la censure mussolinienne ne l’aurait pas toléré. Il chante l’humanité des soldats des deux camps, la barbarie des obus tirés de loin, l’absurdité de la guerre « pour rien ». Car, sitôt commencée et sans avoir guère avancé, elle s’arrête avec l’armistice signé par Hitler. Le paon en chemise noire se trouve Grosjean comme devant. Il capo est devenu capon, non sans avoir fait plusieurs milliers de morts inutiles. Le même foutraque attirera la défaite des armées nazies à Stalingrad, ayant forcé Hitler à « l’aider » en Grèce parce que son armée n’y arrivait pas, retardant de plusieurs mois l’attaque sur le flan sud soviétique.

« Il est désormais nécessaire de dire, sans aucun égard pour les vivants, qu’il n’y a rien en Europe pour quoi il vaille la peine de mourir. (…) Qu’il est peut-être plus immoral de gagner que de perdre une guerre. » Mourir pour rien, pour la fatuité d’un vantard qui se croit l’Élu parce qu’à la tête du populo – tout cela pour grappiller quelques arpents de territoires dont les gens se foutent. Mourir pour la gloire, c’est pourrir un peu. Être juge de soi-même, rendre des comptes à sa propre conscience de chrétien : voilà ce à quoi l’Italie s’est confrontée brutalement en 40.

Trois chapitres ont été supprimés par la censure du dictateur outré : ils racontaient la révolte morale des villageois frontaliers et des soldats alpins. L’auteur n’avait pas de copie de son manuscrit et ils n’ont pas été retrouvés. Ce qui reste est allégorie, récit vrai mais tu, raconté par des images, des symboles, des scènes sans commentaire. Un capitaine marche vers un banc à la frontière, sous le mont Blanc impassible ; un banc de bois aux pieds de bronze, comme une bête à l’affût, une bête paisible qui est la métaphore de la relation car les gens s’y arrêtent pour causer.

Le même capitaine croise plusieurs fois le soldat Calusia qui marche comme une bête. Il est jeune, animal, empathique avec les bêtes. Il se baigne nu avec les vaches, il flatte l’encolure des mulets, il souffre quand ils tombent et se cassent une patte. Les bêtes sont comme les hommes – ou serait-ce l’inverse ? – avec une moindre conscience de la mort, et surtout de son absurde inutilité. Le fasciste en chef les a rendus bêtes et ils marchent au pas de l’oie sans esprit ni conscience. Le capitaine médecin Catteano soigne les blessés avec ce qu’il peut, pas grand-chose, car la bêtise n’a rien prévu – comme l’armée russe en Ukraine, malgré des mois de « manœuvres » à la frontière. Le colonel dit qu’il faut avancer, mais un autre colonel est chargé, sans qu’il le sache, d’avancer de son côté – car le commandement se méfie des alpini.

Curzio Malaparte est né Curt Erich Suckert, germano-lombard par ses gènes et toscan par sa naissance. Il sèche le collège à 16 ans pour s’engager dans la Légion garibaldienne de l’armée française en 1914. Il obtiendra la croix de guerre avec palmes. En 1922, il voit le fascisme naissant comme un syndicalisme politique et il italianise son nom officiellement en 1925. Mais la dérive réactionnaire de Mussolini le détache du fascisme, qu’il ne cessera dès lors de combattre. Son livre de science politique Technique du coup d’État, publié en 1931 (toujours très intéressant à lire…) est interdit par les dictatures, à commencer par celle de Mussolini. Il le fait chasser du parti fasciste et exiler aux îles Lipari, tant c’est le propre des autocrates de ne tolérer aucune critique, aucune remise en cause, aucune déviance.

Malaparte, lui, ose, à l’image de la villa qu’il se fait construire à Capri en 1937, provocatrice de modernité. Elle sera mise en scène par Jean-Luc Godard dans son film Le Mépris. Juste avant de mourir, il se convertit au catholicisme et au communisme avant que le cancer ne l’emporte en 1957, à 59 ans. Comme quoi les totalitarismes historiques ont leur empreinte dans le tempérament : l’Église, comme le Duce et le Parti, sont des refuges d’ordre et de discipline pour une sensibilité effrayée par le devenir du monde et la part sombre de l’humain. Mais seuls les esprits faibles y succombent.

Curzio Malaparte, Le soleil est aveugle (Il sole è ciego), 1941, Folio 1987, 158 pages, €6,10

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La liberté c’est l’esclavage !

Les éduqués se souviennent de ce slogan de Big Brother dans le 1984 d’Orwell. Les ignorants se laisseront manipuler car invertir les mots est la base de la propagande, la perversion des masses depuis Lénine et Goebbels où la mystique du parti et le martèlement dogmatique conduisent au culte du Chef.

En Allemagne hitlérienne comme en Russie poutinienne, « la défense de la civilisation chrétienne » par exemple est citée comme objectif pour mobiliser les troupes. Ni Goebbels (cité par Jean-Marie Domenach dans son Que sais-je ? sur La propagande politique p.33), ni Poutine ne sont religieux, ni même probablement croyants, mais ils font les gestes de la superstition pour la mystique ethno-nationaliste. Défendre la religion populaire signifie attaquer le pays voisin pour éradiquer ses élites et occuper son territoire afin de l’exploiter. Ce fut le cas pour les nazis allemands ; c’est le cas pour les nationalistes russes.

La liberté ne peut qu’être honnie par les partisans d’une société organique, holiste, qui placent le collectif ethno-national au-dessus de tout individu. La personne n’existe pas, n’existent que ses gènes à transmettre et ses bras pour défendre les traditions. Rien tant qu’individu, tout en tant que nation, c’est l’inversion du slogan révolutionnaire Stanislas de Clermont-Tonnerre : « Il faut tout refuser aux Juifs comme nation et tout accorder aux Juifs comme individus. » Donc la liberté n’est pas la liberté mais un esclavage imposé : l’exploitation du peuple par les patrons selon Lénine, le complot juif pour asservir les Aryens pour Hitler, la décadence masculine, blanche et religieuse pour Poutine, Trump et Zemmour. La liberté du commerce asservit les pauvres, la liberté politique asservit les gogos, la liberté des mœurs asservit les jeunes et les faibles. La « vraie » liberté est donc, selon les tyrans, d’obéir au Chef car il sait mieux que vous ce qui est bon pour le peuple, donc pour vous.

La droite conservatrice et religieuse contre-révolutionnaire (qui désire revenir à l’avant 1789) aux Etats-Unis comme en Europe considère Poutine comme un modèle. Il figure l’hypermâle musclé, n’hésitant pas à poser torse nu à cheval en Sibérie ou sortant de l’eau glacée d’un lac. Il domine, autoritaire, défendant les valeurs traditionnelles face aux revendications des femelles féministes qui veulent renverser le pouvoir mâle, contre les déviants LGBTQA+ qui veulent subvertir les genres et mêler les sexes, contre le communautarisme musulman volontiers assimilé à des terroristes en puissance puisque l’appel au djihad est écrit dans le Coran. Comme aux temps des fascismes et des conservatismes réactionnaires à la Franco et Salazar – ou Pétain – la droite radicalisée croit à une « décadence ». Elle serait politique (le parlementarisme), juridique (le droit « édicté à Bruxelles » comme les Droits de l’Homme), religieuse (l’affaiblissement du christianisme, particulièrement du catholicisme gangrené par ses affaires de mœurs, et la montée concomitante d’un islam conquérant), morale (divorce, avortement, mariage gai, gestation pour autrui, incitation à la débauche homosexuelle, transsexualité, pornographie…).

Comme si la « décadence » ne faisait référence qu’à un passé nostalgique et fantasmé – qui n’a jamais existé comme Age d’or – et qui recouvre curieusement l’époque de l’enfance des Chefs… Comme ce déclin n’existe pas – car tout change sans cesse et se recompose – il s’agit de créer des réflexes pavloviens dans les masses par la répétition des mêmes inepties et par l’intensité des messages. La vérité (la Pravda) c’est la propagande officielle – et quiconque la met en doute ou la conteste est condamné à l’amende, la prison ou le camp). Quiconque s’exprime autrement est immédiatement « rééduqué » à la vérité seule admise : celle du Chef, celle du parti, celle du peuple tout entier. « L’ignorance est la puissance », fait déclarer Orwell à Big Brother. « Toute propagande doit établir son niveau intellectuel d’après la capacité de compréhension du plus borné », écrit Hitler dans Mein Kampf. Le « dangerdélit » d’Orwell est cette peur de blasphémer qui fait que les sondages en Russie montrent toujours plus de 80 % de « pour » alors que la population n’en pense probablement pas moins, comme en témoignent le vote avec leurs pieds des jeunes éduqués qui fuient la Russie et le désarroi des conscrits juvéniles qui croyaient arriver en libérateurs en Ukraine.

La guerre c’est la paix ! La Russie ne vient pas attaquer l’Ukraine mais la délivrer, tout comme l’Allemagne nazie n’a pas attaqué l’Autriche ni les Sudètes mais seulement délivré les Allemands qui l’appelaient. Hitler comme Poutine protègent « le peuple », c’est-à-dire la communauté de sang et de tradition de leur contrée ; ils sont un « grand frère » venu protéger les petits frères, un Père des peuples, appellation commune du tsar reprise avec gourmandise par Staline. Un père qui châtie jusqu’à tuer les enfants de la maternité de Marioupol – ses « fils » – et à violer incestueusement de façon répétée les femmes de Boutcha – ses « filles » – , un père qui détruit et considère tous les civils présents, y compris les réfugiés dans les gares, sur le théâtre d’opération comme des combattants et des « nazis », ce qui signifie une race de sous-hommes assimilés à des « moucherons » ou des cafards selon Poutine. C’est la même chose aux Etats-Unis de Trump avec les nègres et les latinos, c’est la même chose en Europe avec les musulmans et les basanés (les Juifs sont réévalués au rang de Blancs comme les autres depuis qu’ils ont un Etat qui fait l’admiration des droites).

Il n’y a rien entre le Chef et vous, tout comme la publicité de jean illustrée par une très jeune fille dans les années 1980 (elle n’avait pas de slip, pouvait-on en déduire, ce qui fit scandale…). Plus aucun intermédiaire pour que le magnétisme du Chef passe. Plus de presse libre (on interdit les médias, on pénalise les informations déviantes, on tue les journalistes, on traite en espions de l’étranger les ONG), plus de corps intermédiaires, plus d’élections non truquée. Plus d’autre information que celles des officiels : ce sont les « vérités alternatives » de Trump et du storytelling (croyez-moi quand je le dis), la double pensée orwelienne de Poutine, l’intox à laquelle il finit, comme Hitler (et Mahomet), à croire lui-même comme par message divin. La novlangue est la langue de bois communiste hier, les fake news d’aujourd’hui. La vérité c’est moi, tout comme l’Etat pour Louis XIV et la République pour Mélenchon.

Pour assurer son emprise de modèle sur les jeunes mâles de la communauté ethno-nationale, il faut agir comme toutes les religions : faire croire que le sexe est une débauche morale et un effondrement d’énergie physique. La frustration exalte l’ardeur juvénile – qu’il suffit de canaliser en fonction des objectifs : pour le djihad terroriste chez les musulmans, pour l’assaut contre le Capitole pour Trump, pour reconquérir l’Ukraine par la guerre pour Poutine. C’est pour cela que le rigorisme et la pruderie sont revenus au galop sous Lénine, alors que la révolution bolchevique avait débuté dans une véritable libération anarchique des mœurs. Alors que le sexe épanoui est tout autre chose que ces extrêmes.

La Russie est ce « pays du mensonge » déjà noté avec Potemkine et ses villages-décors, l’Okhrana tsariste et ses Protocoles des sages de Sion (un faux concocté en officine), les procès de Moscou de Staline où les condamnés avouaient d’avance le texte qu’on leur soumettait, les faux attentats tchétchènes fomentés par le FSB pour conforter Poutine en 1999, l’invasion de l’Ukraine pour la « dénazifier » en février 2022. Rien de nouveau sous le soleil : toujours le despotisme asiatique, la passivité du peuple dans ses profondeurs, une méfiance invétérée pour tout ce qui vient de la ville, de l’Europe, de la modernité, la barbarie des moeurs. Un siècle de retard – qui n’est pas près de se combler.

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Saint-Pétersbourg

Il ne faudrait pas que le dictateur de la Russie actuelle fasse haïr le peuple russe ; il mérite mieux que ce réactionnaire devenu paranoïaque. Il semble que le pays ait toujours un siècle de retard, ayant connu son Moyen-âge à notre Renaissance, sa révolution un siècle après celle des pays occidentaux, et désormais sa réaction fasciste – un siècle après celle des Européens.

J’aime la Russie même si je n’aime pas Poutine. J’ai visité la plus belle ville de Russie en août 1995 et je tiens à conter ici mon voyage. Je m’envole avec Aeroflot sur un Tupolev 154 pour Saint-Pétersbourg, l’ex-Leningrad, dégradée pour cause de chute du communisme concomitante à celle du Mur qui le symbolisait. Beaucoup de Russes sont dans l’avion, certains en famille, flanqués de gamins tout blond aux traits carrés et aux épaules larges. A l’atterrissage, l’hôtesse passe dans les rangées pour rendre un pistolet, confisqué pendant le vol… Il s’agit d’un jouet en bois qui fait exploser des amorces, propriété d’un des petits blonds.

A Saint-Pétersbourg en ce 24 août, il fait 27° centigrades. Le temps est chaud et humide pour la saison, cela étouffe les Russes rentrés d’autres contrées. Des vacanciers d’un autre vol rassemblent des familles, des gosses bronzés, des adolescents vite poussés vêtus de jean à la mode d’occident, de grosses femmes mûres et des hommes fatigués. Les ados esclaves de la mode jean transpirent sous le lourd coton et n’ont qu’un seul moyen : ouvrir, offrant des perspectives au regard sur les peaux légères et les muscles raffermis. Le passage en douane est une bousculade. Chacun doit livrer ses bagages au détecteur et signer une déclaration de change.

Notre guide local s’appelle Tatiana. Elle parle un français châtié comme souvent les Russes, qui ont le respect des langues. Elle roule un peu les « r ». Entre l’aéroport et la ville à 10 km de là, dans le bus, Tatiana nous explique une foule de choses. Par exemple que les bus ne sont pas fabriqués « en Russie ». Auparavant ils venaient d’Ukraine et de Hongrie, depuis la fin de l’empire, ils sont d’importation ; il faudrait reconvertir une usine de chars ou deux pour en produire.             

La banlieue est large, il y a de la place. Les avenues sont spacieuses, les parcs imposants, les monuments et les places grandioses. Notamment la place de la Victoire commémorant l’année 1944 et la résistance de Leningrad à l’armée d’Hitler après 900 jours de siège. Ici, le collectif est privilégié, tous les lieux publics sont grands et soignés.     

Notre hôtel est le Sovietskaïa Helen Fontanka, sur le canal du même nom. Les avenues y offrent des échappées sur les coupoles dorées des églises et sur la flèche de l’Amirauté. L’hôtel est immense comme une gare. Nous sommes conduits dans l’aile « rénovée » où les chambres sont à nos normes européennes. Le dîner a lieu à 19h20 – tarif syndical – tôt pour nos estomacs parisiens. Mais il ne faut pas s’en faire, la chère est frugale tant par le nombre des plats que par la quantité servie. Les tables sont pour six et je m’installe avec quelques compagnons de voyage. Venus par la Fnac, je découvre vite qu’ils sont presque tous dans l’enseignement. Or vous ne pouvez mettre trois profs ensemble sans qu’ils en viennent très vite à parler boutique – lycée, notation et ministère. Lorsque je leur en fais la remarque, assez gentiment, un grand silence se fait à table. Ce doit être un sujet tabou.

Nous décidons à quelques-uns de faire une promenade aux alentours car le soleil ne se couche que lentement et la nuit ne s’établira vraiment que vers 22 h. Peu de circulation dans les rues, les voitures sont rares, les deux roues encore inexistants. Roulent les collectifs, tramways et bus, tous bien remplis. Certains sont repeints à neuf, de couleurs vives, et portent alors des publicités pour des produits occidentaux. Bien qu’il soit tard, la ville est loin d’être déserte. Les gens se promènent, surtout les adolescents, comme partout. Les enfants se contentent de jouer dans les cours de leur immeuble ou autour des blocs d’appartements, dans les rues vides d’autos. Ce sont des gamins trapus, pas très beaux, habillés correctement mais d’un style étriqué, comme la vêture que nous avions dans les années cinquante.

En revanche, adolescentes et adolescents s’épanouissent, l’âge leur faisant prêter plus d’attention à leur apparence, le goût de la liberté nouvelle attisant leur curiosité native pour le monde extérieur. Ils scrutent la mode et sont tous en ce moment férus de jean. Ils portent l’étoffe symbolique de l’Amérique en pantalon ou en jupe, en chemise, en veste… Un 14 ans blond tenant en laisse un gros chien noir arbore ainsi une tenue complète : rangers noires cirées, pantalon de jean bleu denim, et une veste portée négligemment à même sa poitrine nue. Il fait petit mâle, déjà râblé, les muscles bien dessinés bronzés par l’été finissant. Il est déjà viril parmi ses copains plus âgés. Ce style est une transition entre le réalisme prolétaire véhiculé par les statues et la propagande soviétique valorisant le muscle et la force, et la nouvelle mode venue d’Allemagne et des Etats-Unis, mélange de punk (la veste à même la peau) et l’exhibition musclée à la californienne. Nous croisons quelques belles filles de 15 ans courts vêtues, mais dont ni la démarche ni l’attitude n’incitent vraiment à la sensualité ; on dirait qu’elles ont été élevées comme des garçons.

Nous croisons un certain nombre de gros chiens et beaucoup de chats qui font leurs délices des poubelles. Il y a de la pauvreté, ce qui est nouveau depuis l’époque soviétique. Je vois ainsi une vieille femme habillée d’un imperméable fatigué, la tête coiffée d’un fichu d’ouvrière, qui traîne deux lourds sacs plastiques remplis d’étoffes qu’elle est allée ramasser ici ou là. L’inflation a grignoté les pensions depuis la fin de l’URSS.

Vis-à-vis des étrangers que nous sommes, et que les locaux reconnaissent tout de suite aux vêtements comme à l’attitude générale, les Pétersbourgeois semblent ressentir une curiosité mêlée de réserve. Ils sont gênés, ne savent comment se comporter ; ils sont fiers et en même temps à la recherche d’une nouvelle identité. Ils nous observent mais ne recherchent pas le contact – il faut dire que peu d’étrangers parlent russe, et peu de Russes une langue étrangère. Un passage du livre de Dominique Colas sur Le Léninisme, paru en 1982 me revient, qui pourrait expliquer cette attitude : « un sophisme classique attribue tout ce qui choque et déplaît exagérément dans l’histoire du mouvement communiste depuis 1917 à des facteurs exogènes : arriération économique, archaïsmes politiques, agressions étrangères, ou bizarreries psychologiques de Joseph Staline. Mais puisque l’idéologue et l’organisateur du bolchevisme, Lénine, a fait l’éloge de la dictature du parti unique, du monolithisme, puisqu’il a souhaité la guerre civile, qu’il a ordonné les camps de concentration, la terreur de masse et l’extermination des koulaks, il serait absurde de ne point considérer tous ces éléments comme des caractères intrinsèques de cette politique. » Par-là, l’URSS se mettait à l’écart de l’Europe et de sa tradition humaniste. D’où la gêne d’aujourd’hui, perceptible dans la rue. Saint-Pétersbourg est peut-être la plus européenne des villes de Russie mais le despotisme asiatique y a pris le pouvoir et y a été accepté. Les Pétersbourgeois ne savent plus comment renouer ces liens historiques disparus depuis plus de 75 ans – trois générations.

Nous déambulons vers la synagogue, le théâtre Marinski où avaient lieu les ballets impériaux, le palais Youssoupov au rez-de-chaussée duquel fut tué l’intriguant Raspoutine, et revenons par la rue du Deuxième Bataillon Izmaïlov où Dostoïevki a vécu, et l’église de la Trinité dans laquelle il s’est marié en 1867. De belles couleurs surgissent du soir tombant. Le bleu mat des coupoles de la Trinité, terminée en 1830, me rappelle celui des boules que ma grand-mère mettait dans sa lessive pour la blanchir. L’atmosphère est douce et incite à l’amour. Nous n’avons pas envie de nous coucher ; il le faudra bien, cependant. Le russe appris il y a 15 ans avec Ana (soviétique qui obtint un passeport en se mariant avec un Français) à Paris, durant une année, me revient par bribes. J’ai relu mon carnet de vocabulaire et des mots ressurgissent à ma mémoire.

Un gros orage a fait rage cette nuit, grondement longuement avant un violent coup de tonnerre qui l’a terminé avec brusquerie. Ensuite, il a plu. Ce matin, il fait frais, le vent souffle de la Baltique. Il ne fait plus que 18° qui monteront à 20° durant la journée.

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La liberté française ?

En-dehors du court terme de la guerre entre une démocratie et un pays totalitaire, où sont nos idéaux de liberté ?

Le choc des cultures a du bon car l’exemple des autres enrichit réciproquement les pays. À la condition évidemment que le pays qui vous choque ne tente pas de vous imposer sa façon de voir. A condition aussi d’assurer la diversité continue des cultures, ce qui signifie refuser le métissage généralisé de l’idéologie commerciale du divertissement qui ne veut affecter personne : pas de genre, pas de race, pas de religion, pas de sexe, pas de nu… La mixité fade ou tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil, n’enrichit personne mais appauvrit tout le monde.

Le divertissement commercial, dans son excès, aboutit à la revendication communautaire des sous-cultures revendicatrices, radicalisées, donc figées dans une essence qui n’a rien d’historique mais tout d’une construction idéologique. L’islam se dit ainsi discriminé en France tandis que les Noirs se disent racialisés aux États-Unis. Les minorités, plus ou moins discriminée socialement, franchissent le pas d’énoncer une essence radicale de leur culture, au risque de voir leur discrimination latente se changer en discrimination affirmée, assumée, dans un rejet pur et simple. C’est ce que l’on a constaté aux États-Unis sous l’ère Trump et que propose en France le candidat « sauveur » d’Afrique du Nord, collabo de l’agresseur mongol.

La France n’est pas les États-Unis, n’en déplaise aux Yankees qui voudraient que tout le monde leur ressemble.

La France ne reconnaît que des individus, pas les communautés, même si les « associations » tendent à réduire l’écart citoyen entre les deux. Une association n’est pas l’opinion, mais seulement un courant militant. C’est aux citoyens de décider par le vote de leurs représentants ou par référendum de ce qu’ils veulent vraiment, pas à des minorités agissantes. La liberté d’expression est limitée par la loi en France, elle n’est pas absolue comme aux États-Unis, ce qui encourage certaines communautés a exiger ici des lois « mémorielles » pour criminaliser la négation de crimes historiques plus ou moins documentés. Il n’y a pas en France de religion officielle, contrairement aux États-Unis, mais une mentalité plutôt laïque depuis le XVIIIe siècle. La croyance est du domaine personnel et non pas du domaine collectif.

Ces écarts de ne pas être pareil empêchent d’imiter, d’être « d’accord » (cette scie des réseaux sociaux). La pulsion névrotique de l’internaute qui commente n’est rien de moins que la passion mimétique de René Girard qui évalue, se compare et jalouse, allant jusqu’au lynchage de foule des injures et de la Cancel sous-culture.

Cette incapacité à comprendre l’autre, à songer même qu’il puisse penser autrement que soi, exacerbe la radicalité. Le fascisme d’entre-deux-guerres revient, récupéré dès les années 50 par le stalinisme communiste, avant les sectes gauchistes des années 70 et l’intolérance grandissante depuis l’élection de Trump. « Tout est politique » était le slogan. Dans ce contexte, le militant est un croyant et fait de la morale, il n’est pas un citoyen qui dit le droit mais juge les autres et les réprime par la force ou par l’ostracisme. C’est tout le contraire du débat démocratique et aboutit, par force d’inertie, au totalitarisme, qu’il soit d’opinion comme aux États-Unis, ou de pouvoir comme en Russie.

Ces dernières années en Occident, nous avons préparé Trump, nous avons préparé Poutine, nous préparons peut-être le collabo Zemmour. Mussolini et Hitler reviennent, dans un siècle nouveau.

Nous sommes le 22 mars : où serait donc un nouveau Mouvement du 22 mars qui a libéré 1968 ? Je vois plutôt de l’enfermement venir.

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Pierre Lemaitre, Couleurs de l’incendie

Les Enfants du désastre comprennent trois volumes qui vont de la fin de la guerre de 14 à la fin de la guerre de 40. Pierre Lemaitre en fait une suite de thrillers historiques à la Ken Follet mais saute à chaque fois d’un personnage à un autre, ce qui permet de lire les volumes indépendamment. Bien que venu du polar et du cinéma, l’auteur semble vouloir saisir l’essence de l’époque dont il parle au travers de destins individuels pris dans la folie collective. Il est vrai que les années folles puis l’Occupation fournissent un terrain de jeu extraordinaire pour camper des personnalités hors norme.

Couleurs de l’incendie (dont on ne voit pas le rapport du titre avec le roman) se déroule de 1927 à 1933, avec un épilogue qui situe les personnages dans la suite de leur histoire. Dans l’hiver 1927, le patriarche fondateur de la banque Péricourt meurt, à plus de 90 ans. Il laisse un empire financier géré par son fondé de pouvoir Gustave et une fille veuve, Madeleine, qui a refusé de se remarier – et surtout d’épouser Gustave. Lubie de femelle qui devrait être soumise, ayant été éduquée pour la maison et les enfants. Mais elle ne pense qu’à son cul, baisant et rebaisant le précepteur de son seul fils, Paul, 7 ans. Sans savoir que son jeune amant André la subit et préfère d’autres pratiques sexuelles…

Elle est donc coupable, et de là tout survient. Le jour des obsèques de son grand-père, alors que le président de la République lui-même vient de présenter ses condoléances et que le convoi doit prendre le chemin du cimetière, le petit Paul se jette du second étage droit sur le cercueil. « Il portait son costume noir de cérémonie mais la cravate avait été arrachée, sa chemise blanche était grande ouverte » p.17. Pourquoi ? Pourquoi ce désespoir et pourquoi cette tenue ? Le lecteur attendra page 207 pour le savoir – je ne vous le révèle donc pas. L’enfant ne meurt pas mais reste tétraplégique.

Dès lors tout change dans la vie de Madeleine et de la maisonnée. Gustave veut punir la fille de son maître de l’avoir délaissé ; Léonce, la gouvernante de Madeleine, veut se venger d’être si peu payée ; André, désormais sans élève, se fait entretenir mais a de l’ambition littéraire et fait intriguer Madeleine pour entrer en journalisme ; l’oncle Charles, frère raté du patriarche décédé, guigne sa part de la fortune mais le testament y met le holà – il a déjà beaucoup obtenu et beaucoup dilapidé.

L’essence de l’époque, plus qu’une autre, est l’argent. « La politique disait s’il serait possible d’en gagner, l’économie, combien on pourrait en gagner, l’industrie, de quelle manière on pourrait le faire, et les femmes, de quelle façon on pourrait le dépenser » p.117. L’auteur a souvent de ces traits d’ironie qui croque une époque ou un personnage férocement. C’est par l’argent que chacun veut se venger, c’est par l’argent que Madeleine va riposter. Gustave lui déconseille des placements tout en incitant en sous-main Charles, qu’il aide, à les lui conseiller, comme les journaux où écrit André – ce qui la ruine entièrement, la crise de 1929 passe justement par là. Gustave marie Léonce, qui y voit sa revanche sur sa patronne car c’est Gustave qui rachète l’hôtel particulier des Péricourt.

Dès lors, c’est un feuilleton à la Dumas qui commence. Madeleine, élevée comme une oie blanche, se révèle redoutable comme une oie du Capitole. Comme chacun sait, il n’y a d’ailleurs pas loin du Capitole à la roche Tarpéienne. Madeleine l’a vécu, ignorante et sans s’intéresser ; les autres le vivront, chacun à son tour, dans un raffinement à la Monte Cristo. Gustave qui a démissionné de la banque quand la crise fait sentir le roussi au système financier, a voulu créer une industrie aéronautique, aidé par un club qu’il a fondé, la Renaissance française. Son moteur à réaction qui devait équiper les avions est prometteur mais de mystérieux contretemps retardent le financement et lasse les financeurs. C’est Madeleine qui est à la manœuvre. Léonce la grande bourgeoise se révèle Marie de Casa, pute bigame au premier mari queutard de première mais trop court du neurone. C’est Madeleine qui est à la manœuvre et elle la fait chanter. Charles, élu député grâce aux fonds de son frère décédé, a défendu les contribuables antifiscaux qui constatent le gaspillage d’Etat et toujours plus d’impôts ; nommé à la commission fiscale de la Chambre, il se trouve compromis par une accusation d’évasion fiscale en Suisse. C’est Madeleine qui est à la manœuvre. André, pervers et ingrat, est l’apothéose de la vengeance ; il ne sera pas moins qu’accusé de meurtre. C’est Madeleine qui est toujours à la manœuvre.

Elle est aidée par Dupré, un ancien contremaître de son premier mari emprisonné et dont elle a divorcé. Il fait le détective pour elle, place les hommes où il faut pour agir, crochète les serrures pour déposer les indices compromettants. Communiste rebelle à l’autoritarisme du parti, il couche cependant avec Madeleine la grande bourgeoise ; il comprend sa vengeance, il compatit. Dans la valse de l’argent qui rend fou et le désastre de la corruption et de la spéculation qui font le lit du fascisme qui monte (tiens ! on dirait notre époque), la justice est une mission qui lui convient. Pierre Lemaitre a soutenu Mélenchon en 2012.

Nous sommes dans « la crise de régime, le flottement des dirigeants, l’incertitude de la politique étrangère et, a posteriori, le manque de lucidité de la majorité des élus de la République », écrit l’auteur p.535. Dans cette époque déboussolée où tout est permis dans le chacun pour soi (tiens ! on dirait la nôtre), le destin de chacun n’est écrit que par chacun ; il y a ceux qui aiment à se laisser aller, ils subissent ; il y a ceux qui se rebellent et résistent ; ils agissent.

Quant à Paul, il grandit. Né en 1920, il a à peine 14 ans fin 1933 quand Dupré le place entre les mains d’une gentille fille de 16 ans qui va l’initier. Car sa mère a découvert les cahiers où il colle les filles dénudées de publicités pour les cosmétiques et la parapharmacie. Mais le jeune Paul est moins tourmenté par le sexe, bien qu’un duvet commence à lui pousser sur la lèvre, que par la publicité. Il se lance dans un produit et réussit. Longtemps déprimé par son suicide raté, il a surmonté son désespoir par l’opéra lorsqu’il a entendu chanter la Gallinato ; il lui a écrit, la solitaire au cœur d’artichaut a fondu, ils se sont rencontrés, elle l’appelle son « petit Pinocchio en sucre ». L’enfant qui s’est jeté dépoitraillé du second étage sur le cercueil de son grand-père devient un homme résilient qui réussit. Il « fit des enfants, des profits et des slogans », confie l’auteur en raccourci jubilatoire dans l’épilogue.

Pierre Lemaitre, Couleurs de l’incendie, 2018, Livre de poche 2020, 543 pages, €9.20

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George Orwell, La ferme des animaux

Fort de son expérience stalinienne en Catalogne et devant l’irénisme de la presse anglaise qui encense le régime soviétique au nom des intérêts de la guerre mondiale, George Orwell décide d’écrire une fable à la Swift. Il se fonde sur le conte enfantin des gentils cochons de Beatrix Potter pour délivrer son message simple : chaud le cochon ! comme Brassens chantait gare au gorille.

« Maréchal, le vieux verrat primé au concours des blancs-moyens » a fait un rêve après « avoir eu le bonheur de méditer lorsque j’étais seul dans ma soue ». En bref, nous animaux menons « une vie misérable, laborieuse et brève » avec tout juste à manger pour nous garder en vie alors que le terrain est riche et la ferme prospère. « Pourquoi ? (…) parce que tout le produit de notre travail, ou presque, nous est confisqué par les humains ». Le seul problème qui fait obstacle au bonheur est donc l’Homme et la seule solution est de s’en débarrasser. « C’est là mon message, camarades, le Soulèvement ! » Nous deviendrons alors « riches et libres » et vivrons nus, sans vêtements plein d’affectation de rang social. Unité et camaraderie et nous vaincrons. Mon rêve : « un âge d’or vous est promis (…) nous recevrons tout en partage ».

Les cochons – qui sont considérés comme les plus intelligents des animaux domestiques – s’emparent du sujet et poussent les autres à la révolte au nom de la doctrine : l’Animalisme. Le plus gros, le plus méfiant et le plus habile s’appelle Napoléon et (tout comme le vrai Napoléon Bonaparte) capte la révolte à son profit pour s’emparer du pouvoir. Il est aidé de Boule-de-Neige, industrieux et actif, qu’il poussera vers la sortie avant de l’accuser de trahir et d’en faire un espion à la solde des Hommes. Il s’entoure d’une garde prétorienne de molosses élevés par lui tout petits qui grondent et mordent tous les opposants. Le culte de sa personnalité infaillible et suprême s’impose par la terreur – et les animaux qui se croyaient libérés se retrouvent dans des rets encore plus serrés, travaillant du matin au soir et même le « dimanche socialiste » pour engraisser les cochons qui se sont instaurés « intellectuels » et dirigeants et boivent tout le lait, mangent toutes les pommes, se vautrent dans les lits de la ferme et éclusent la bière et le whisky des réserves, trafiquent avec les fermes voisines, tandis que le bas peuple des moutons et autres volatiles assez bêtes trime et reste exposé aux intempéries.

Pour l’époque, l’allégorie est transparente : le vieux verrat est Karl Marx, juif barbu qui a engendré des cochonnets sans jamais s’en occuper et médité dans sa soue pour accoucher d’un rêve socialiste où demain on rase gratis ; Napoléon est le grand Staline Père des peuples et tyran sanguinaire qui n’hésite pas à éradiquer ses ennemis par le pic ou l’autocritique publique avant mise à mort ; Boule-de-Neige est Trotsky, organisateur de l’armée rouge et fidèle lieutenant mais juif et trop intelligent pour le rusé géorgien qui le chasse du gouvernement puis du parti avant de le faire assassiner au Mexique car il n’y a qu’un seule trône pour tous les cochons.

Mais l’œuvre transcende les époques en faisant méditer sur le mythe de « la révolution ». Tout changer fait qu’au fond rien ne change : l’élite se renouvelle mais elle reste un pouvoir qui exige et opprime. La leçon des Animaux est que « le peuple », bien que niais, doit rester vigilant sur le respect des valeurs pour lesquelles la révolution est faite : l’égalité, la camaraderie, le partage. Cela est du bon sens, du sens moral, de la décence commune que chaque humain possède en partage. Lorsque le lait mystérieusement disparaît, personne ne s’en préoccupe, or il a été donné aux cochons ; lorsque les pommes sont gardées pour eux par les cochons et que les murmures sont réprimés comme les marins de Cronstadt qui réclamaient que le pouvoir reste aux soviets et n’aille pas au seul pari bolchevique, la dictature s’installe – et nulle dictature n’est jamais bienveillante.

Or l’inégalité est dans la nature humaine, c’est toute la fonction du droit de poser des principes d’égalité de dignité et de voix. Le cochon, « plus intelligent », commande aux chiens, voués à la garde, aux chevaux, dont le rôle est de travailler en bête de somme, et aux moutons, destinés à se faire tondre comme aux poules, dont la fonction est de se faire plumer puis rôtir. Les « travailleurs pleins de bonne volonté, d’agréables camarades, mais parfaitement stupides » se feront toujours avoir par les pervers narcissiques qui accaparent le pouvoir à leur seul gloire et profit. Seul le débat démocratique, les règles de droit et les contrepouvoirs permettent de tempérer et de corriger cette pente naturelle des plus doués à s’imposer « naturellement ». Le mécanisme du césarisme est clair et le fascisme rouge communiste comme le fascisme brun mussolinien ou nazi ou le fascisme noir polpotiste restent des tyrannies dans lesquelles les dirigeants commandent sans contestation possible et vivent bien tandis que le bas peuple obéit et subit dans des conditions minimales. L’idéologie, en substitut de religion, justifie tout cela. Aujourd’hui c’est le cas en Chine de Xi, en Russie de Poutine, en Turquie d’Erdogan, en Inde de Modi ; cela a failli être le cas des Etats-Unis de Trump (mais les contrepouvoirs l’ont emporté), c’est en partie le cas en Hongrie d’Orban et en Pologne de Morawiecki, cela sera peut-être le cas en France de Marine Le Pen. Que « le peuple » ne se leurre pas : le grand chamboulement n’est jamais à son avantage car ce sont les plus durs qui gagnent.

La révolution ne peut qu’être l’affaire de chacun et pas seulement des intellos en chambre (ou en soue), et faire table rase du passé est le meilleur moyen d’imposer la force sans aucun recours. Car l’histoire humaine nous apprend que le meilleur comme le pire ont toujours cohabité en l’humain et qu’il faut composer avec, l’expérience montrant que seules les règles de droit, débattues et contrôlées, permettent d’endiguer le pire tandis que le meilleur ne parvient que par à-coup, mais c’est le prix à payer pour une liberté minimale et une relative prospérité. Ce qu’on appelle le régime démocratique. Car l’Âge d’or n’a jamais existé et le régime parfait n’existe pas.

George Orwell, La ferme des animaux (Animal Farm – A Fairy Story), 1945, Folio 2021, 176 pages, €4.50 e-book Kindle €3.99

George Orwell, Œuvres, édition de Philipps Jaworski, Gallimard Pléiade 2020, 1599 pages, €72.00

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George Orwell, Wigan Pier au bout du chemin – Le quai de Wigan

Commandé par un éditeur sur la vie des chômeurs du nord de l’Angleterre durant la crise de 29, Orwell va passer plusieurs mois dans une région où les mines de charbon et les filatures de coton ont partiellement fermé. Il séjourne dans des familles ouvrières à Wigan, Sheffield, Barnsley et même dans une triperie qui fait pension, dont il décrit l’horreur dès le début du livre. Il visite quelques mines et va au fond, ce qui donne une description dantesque et superbe de la première partie où il voit les mineurs, dès 15 ans, en titans de bronze quasi nus, aux muscles forgés par l’effort dix heures par jour. La mine oppresse, la mine humilie, la mine transforme en « nègre » – les ouvriers sont comme une tribu opprimée par le colonialisme patronal. Il décrit aussi le crassier des terrils, la poussière qui s’incruste dans les murs des maisons, la promiscuité et la boue des paysages miniers. Seule la neige, en hiver, forme des « îlots de propreté et décence ».

Décence : le mot est lancé. C’est un fétiche d’Orwell, une traduction british de notre vieux « bon sens » doublé du « sens moral » très anglais. La Common decency – la décence commune – est ce naturel qui vous vient humainement et vous permet de juger de tout, des autres comme du système économique et politique.

Parmi les ouvriers autodidactes, il établit son idée encore vague du « socialisme » qu’il expose en seconde partie. Pour Orwell, c’est moins le “capitalisme” qui fait problème (rien qui ne puisse évoluer sous la pression sociale) que « l’industrialisme » qui est le règne progressivement envahissant de la machine. Un thème à la mode en ces années-là comme en témoignent H. G. Wells mais aussi Heidegger ou Spengler. Un thème qui demeure aujourd’hui avec l’effroi envers l’IA, « l’intelligence » artificielle dont le seul mot intelligence fait peur alors qu’il ne recouvre que des processus automatiques initiés par l’homme. Pour Orwell, l’être humain va par intelligence au plus efficace : si une machine existe pour faire le travail, pourquoi continuer à trimer ? Ce qui va faire dégénérer la race comme il le constate en une génération, comparant les types humains qu’il croise dans la rue ou chez les soldats de la Garde royale : de colosses ils sont devenus filiformes. Un témoignage de plus du virilisme mâle affiché par Orwell, une probable rançon de son dressage à Eton. C’est donc une autobiographie intellectuelle et idéologique qu’il écrit, à tâtons parce que la réflexion progresse de se voir couchée sur le papier. Je ne peux qu’inciter tout lecteur à faire de même, écrire en une page la conception qu’il se fait du monde et de la société : il y verra plus clair.

George Orwell n’est pas communiste au sens du parti marxiste-léniniste, dans lequel il voit clairement la dictature de quelques-uns et le machinisme de pensée. Il compare ces fanatiques aux catholiques romains anglais, tout aussi religieux, tout aussi sectaires. Mais sa critique porte surtout sur les petits intellos des classes moyennes – classe à laquelle il appartient – qui vont au prolo comme la vache au taureau tout en étant incapables par construction éducative et sociale de changer. On ne devient pas ouvrier, on y nait. Quiconque se déclasse pourra singer les gestes et les manières mais il restera ce que sa prime éducation l’a fait. Le socialiste bourgeois aime « le progrès », « la machine », il a « un sens hypertrophié de l’ordre » chap. XI p.612 Pléiade. Ce qui conduira certains au fascisme. Car l’intello socialiste sait mieux que vous ce qui est bon pour vous et vous l’imposera par la loi des urnes et de l’Etat transformé en mécanisation administrative. « La vérité, c’est qu’aux yeux de bons nombres de gens, qui se disent socialistes, la révolution ne présente pas un mouvement de masses auquel ils comptent s’associer ; elle représente un ensemble de réformes que « nous », les gens intelligents, allons leur imposer à « eux », les « classes inférieures » chap. XI p.613. Une dérive qui déshumanise mais qui est bel et bien dans la mentalité petite-bourgeoise socialiste. Le socialisme n’est-il pas l’idéologie de la période industrielle de l’histoire humaine ? « Seul l’homme ‘instruit’, notamment l’homme de lettres, s’arrange pour tomber dans le sectarisme. Et, mutatis mutandi, il en va de même avec le communisme. On n’en trouvera jamais le credo sous sa forme la plus pure chez un authentique prolétaire » chap. XI p.612. Il nous suffit de citer Sartre, Bourdieu, Mélenchon Badiou, Ian Brossat… et les écolos – venus de la gauche socialiste.

Car l’écologie est le nouveau socialisme de notre temps, imbu des mêmes rhétoriques, qui se sent une même mission de sauver les gens malgré eux, avec les mêmes petits intellos sectaires aux commandes. « L’intellectuel socialiste, à la culture livresque, qui juge nécessaire de jeter notre civilisation aux orties et qui est tout prêt à le faire. Pour commencer, ce dernier type se trouve exclusivement dans la classe moyenne, qui plus est la fraction citadine et déracinée de la classe moyenne. Plus ennuyeux encore, il inclut (…) les pourfendeurs de la bourgeoisie tout écumants de rage, les réformateurs plus tiède (…), les jeunes arrivistes astucieux des milieux littéraires, qui sont communistes à l’heure actuelle comme ils seront fasciste d’ici cinq ans, parce que c’est ce qui fait fureur, et toute cette sinistre tribu de femmes animées de nobles sentiments, de dévots de la sandale et de fanatiques du jus de fruit barbus et massivement attirés par le fumet du ‘progrès’ comme des mouches bleues fondant sur un chat crevé » chap. XI p.615. Nous reconnaissons aisément, près d’un siècle plus tard, les mêmes types politiques qui se croient originaux… Et nous verrons peut-être « d’ici cinq ans » si d’aventures Marine Le Pen gagne les présidentielles, les dévots du gauchisme et de l’écologie, venir lui lécher la main « parce que c’est ce qui fait fureur ». Après tout, si l’écologisme doit être imposé aux gens malgré eux, pourquoi pas un bon vieux fascisme à la chinoise ou à la russe pour le réaliser ?

Car, expose Orwell, le fascisme n’est pas le Mal en soi mais peut exercer une certaine fascination qu’il faut comprendre pour mieux la combattre. Les gens « n’ont pu être précipité vers le fascisme que parce que le communisme s’attaquait ou paraissait s’attaquer à certaines choses (le patriotisme, la religion, etc.) plus profondes que les motivations économiques ; et, en ce sens-là, il est tout à fait exact que le communisme mène au fascisme » Chap. XII p.619. C’est ce qui risque de nous arriver après les excès intello-sectaires de la gauche et le politiquement correct de lâcheté envers les extrêmes minorités : c’est ce qui est arrivé aux Etats-Unis avec Trump, sauf que les Américains sont pragmatiques et n’hésitent pas à tout changer (Trump a été viré) alors que c’est plus difficile et plus lourd en nos pays. « Il n’est sans doute pas très difficile, quand on en a soupé de la propagande socialiste la plus grossière, de voir dans le fascisme le dernier rempart contre ce qui menace le meilleur de la civilisation européenne » Chap. XII p.642. D’autant que le discours des socialistes est un repoussoir : « Parfois, quand j’écoute parler ces gens, et plus encore quand je lis leurs livres, j’ai le sentiment qu’à leurs yeux le mouvement socialiste dans son ensemble n’est rien d’autre qu’une sorte de chasse aux hérétiques grisante – les sauts de cabri de sorciers en transe dansant au son des tams-tams et sur l’air d’un ‘Abracadabra, je sens le sang d’un déviationniste de droite !’. C’est pour cette raison qu’il est bien plus facile de se sentir socialiste quand on se trouve parmi des ouvriers » chap. XIII p.648. Ils ne sont pas idéologues mais connaissent très bien la différence entre les opprimés et les  oppresseurs.

Orwell se met en verve dès qu’il en parle car, pour lui, le vrai socialisme se résume à deux mots que réclame la décence commune : « justice et liberté » – rien de plus, rien de moins. Pas besoin de château de cartes idéologique pour cela (un Mitterrand, qui venait de la droite calotine, l’avait bien compris, au fond). Il vilipende donc la trahison des clercs, ces intellectuels qui devraient donner le sens et fournir le modèle de la société à venir. « Le socialiste-type (…) est soit un bolchevique de salon à l’air juvénile dont il est vraisemblable que, moins de cinq ans plus tard, il aura épousé un bon parti et se sera converti au catholicisme romain ; soit, plus fréquemment encore, un petit employé de bureau collet monté, en général secrètement abstinent et souvent d’inclination végétarienne, au passé protestant non-conformiste, et, surtout, avec un statut social auquel il n’a nulle intention de renoncer » chap. XI p.608. Le type subsiste de nos jours, nous en avons tous rencontrés. Ceux qui s’affligent des mortifications comme se passer de sexe, d’alcool, de viande ou de voiture, voudraient que tous soient aussi malheureux qu’eux : c’est cela « l’égalité » à leurs yeux.

Inspirateur de Jean-Claude Michéa, ce livre de George Orwell mérite la postérité tant il décrit encore parfaitement les mouvements humains vers la politique.

George Orwell, Le quai de Wigan (Wigan Pier au bout du chemin), 1937, Ivrea 1982, 260 pages, €18.00

George Orwell, The Road to Wigan Pier (Wigan Pier au bout du chemin), 1937, Penguin Books Classics 2001 (en anglais), 240 pages, €11.14 e-book Kindle €0.65

George Orwell, Œuvres, édition de Philipps Jaworski, Gallimard Pléiade 2020, 1599 pages, €72.00

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Sleepers de Barry Levinson

Ils sont quatre garçons de 12 à 13 ans qui vivent dans le quartier de Manhattan surnommé Hell’s Kitchen – la Cuisine de l’enfer. Un quartier mélangé de familles modestes où la loi du mâle règne en ce milieu des années 1960 : le mari bat sa femme, le mafieux italien fait sa loi, les caïds du quartier punissent les dealers, et le père Bobby (un Robert De Niro éblouissant) gère les conflits tout en gardant un œil affectionné aux garçons qui grandissent et qui servent la messe.

Lorenzo dit Shakes – « Secoue », surnom donné à son agitation ? – (Joe Perrino jeune puis Jason Patric adulte), Michael (Brad Renfro puis Brad Pitt), John (Geoffrey Wigdor puis Ron Eldar) et Tommy (Jonathan Tucker puis Billy Crudup), en ce jour d’été 1967 où il fait 37° grillent torse nu sur le toit et s’ennuient. Ils n’ont plus l’âge d’aller se rouler en slip dans la rue où la borne d’incendie trafiquée crache son jet, ni de se jeter dans l’Hudson River.

L’un d’eux, le plus grand par la taille et le plus joli de figure, Michaël, avise du haut du toit un vendeur de hot dog, la seule attraction du quartier en ce jour caniculaire.

La bande des quatre décide de s’amuser un peu par une arnaque classique : commander un hot dog puis filer sans payer, laissant au commerçant l’alternative de poursuivre le délinquant ou de laisser sa marchandise à la convoitise des autres. C’est la première voie qu’il choisit mais Shakes est ardent et le fatigue. Pendant ce temps, les autres se servent puis décident de faire une blague : pousser le chariot jusqu’à une bouche de métro et l’engager sur la première marche ; lorsque le vendeur reviendra, il aura du mal à le sortir tout seul.

Sauf que l’imprévu survient : les garçons n’ont pas la force de retenir le chariot ; il dévale les marches et… emboutit un vieux passager qui sortait justement sans regarder. L’homme n’est pas tué, c’est miracle, mais sévèrement blessé, les garçons passent en jugement et écopent, grâce au témoignage de moralité du père Bobby, d’une peine réduite de 6 à 18 mois dans le centre pour jeunes délinquants Wilkinson Home For Boys de l’Etat de New York.

Les mœurs y sont fascistes, les adolescents étant une proie facile pour les gardiens frustrés de leur emploi et de leur vie personnelle, notamment Sean Nokes au groin de cochon (Kevin Bacon), qui entraîne dans son bon plaisir ses trois collègues.

Comme les quatre sont parmi les plus jeunes, ils passent à la casserole. Tout est prétexte à brimades, bastonnades, coups pour leur apprendre la fameuse « discipline », héritage de la guerre que les années 50 ont inculqué à coup de ceinture aux adultes des années 60. Ils sont tendres et ont la beauté de la puberté : après avoir fait se déshabiller entièrement Shakes dans sa cellule, Nokes le désire et les sévices sexuels ne tardent pas, de la pipe à la sodomie en passant par diverses pratiques éludées dans le récit. Car le film est tiré d’une histoire vraie parue sous forme de roman par Lorenzo Carcaterra en 1995 (en français Pocket 1996) qui dénonce ces pratiques. Ce que nieront farouchement l’Etat, la municipalité, l’institution et la justice, comme il est rappelé en bandeau final. Shakes (Carcaterra lui-même) a été pénétré le jour de ses 14 ans ; il le sera pour la dernière fois l’ultime jour des 6 mois qu’il a à tirer au printemps 1968.

Cette violence crue à l’âge tendre va profondément perturber les personnalités. Par contraste, l’année 1968 voit la rébellion de la jeunesse contre la chiourme militaire et la morale bourgeoise, prônant une sexualité épanouie de tous. Pour les adolescents de Wilkinson, c’est moins le sexe que la barbarie avec lequel il est consommé qui va rendre les garçons impuissants avec les filles, leur donner des cauchemars encore quinze ans après, et les pousser à la vengeance. Car le livre fétiche de Shakes adolescent est Le comte de Monte-Cristo d’Alexandre Dumas. Il raconte l’emprisonnement injuste d’un jeune homme, sa rédemption entre les bras de l’abbé Faria, puis sa vengeance lentement mûrie et exécutée méthodiquement. La vengeance des quatre sera de la même eau.

Adultes, deux sont devenus tueurs pour la pègre, John et Tommy, un procureur adjoint de l’Etat de New York, Michael, et le quatrième, Shakes, journaliste débutant. La justice ? Ils n’y croient guère ; « elle est réservée à ceux qui ont l’argent pour se payer de bons avocats ». Ils la font donc eux-mêmes en dignes enfants du quartier où règne « la justice de la rue ». John et Tommy, reconnaissant en 1980 leur tortionnaire violeur Nokes dans un restaurant l‘abattent de plusieurs balles.

Michaël demande qu’on lui confie le dossier d’accusation et Shakes s’entremet auprès du parrain de la pègre locale King Benny (Vittorio Gassman), auprès de qui il a travaillé lorsqu’il avait 13 ans. Le vieux l’aide, « tu as toujours été un bon gosse », lui dit-il. Justement, son neveu est flic intègre et il va arrêter, sur le dossier de Shakes monté d’après les archives de son journal, Adam Styler, gardien devenu policier qui continue à violer allègrement les jeunes garçons qu’il conduit au poste. Le troisième gardien brutal, Henry Addison (Jeffrey Donovan), est fortement endetté, ce qui permet à King Benny de racheter ses dettes pour les offrir à Little Cesar (Wendell Pierce), un prêteur sur gages noir, frère aîné de Rizzo (Eugene Byrd), un adolescent copain des quatre au centre de détention, mort sous les coups des gardiens pour avoir gagné un match de football américain contre eux. Il sera descendu pour incapacité à régler ses dettes mais surtout pour avoir tué le petit frère.

Reste le dernier gardien, Ralph Ferguson (Terry Kinney), le meilleur ami de Nokes à Wilkinson, qui a des remords de conscience chrétienne. Michaël le procureur adjoint le cite à comparaître comme témoin de moralité de Nokes et l’avocat alcoolique de John et Tommy (l’excellent Dustin Hoffman), sur instructions écrites de Michaël qui écrit les questions, va d’une voix atone mais implacable le forcer à admettre devant la Cour et le jury, dans les larmes et la douleur, qu’il existait, a vu personnellement et a même pris part à des séances de torture et de relations sexuelles non consenties sur les jeunes garçons du centre Wilkinson Home for Boys. Le juge demande à ce que ces minutes ne soient pas enregistrées au procès mais l’impression sur le jury est forte.

Le père Bobby, à qui Shakes sollicite le faux témoignage que John et Tommy étaient avec lui à un match à l’heure du crime, consulte les profondeurs de sa conscience et finit in extremis par jurer devant la Cour. Shakes lui a raconté en effet, en présence de l’amie d’enfance Carol (Minnie Driver), tout des sévices subis par les garçons, ce qu’il n’avait pu lui dire lorsqu’il avait 14 ans lorsqu’il venait le voir à la prison. Le parjure et le mensonge étant pour une cause supérieure, Dieu est laissé juge dans l’au-delà. John et Tommy sont acquittés par la justice du système, pas faite pour des gens comme eux.

La bande se réunit une dernière fois avec Carol, ils reforment le cercle de la bande de quartier puis s’évaporent : Michaël démissionne pour devenir menuisier « au calme » en Angleterre, John et Tommy sont descendus avant leur 30 ans, Shakes a une petite promotion dans son journal et Carol, qui aurait bien épousé l’un des quatre, se retrouve mère célibataire avec un fils de 12 ans prénommé de chacun des prénoms des garçons. Peut-être est-il finalement le fils de Shakes ? Il en porte le surnom.

La vengeance du clan et du quartier l’emporte sur la justice démocratique, et même Dieu semble se mettre à leurs côtés via le père Bobby. C’est une tendance très américaine de se faire justice soi-même en croyant Dieu avec soi, depuis l’archaïque loi de Lynch qui pendait sommairement ceux qui transgressaient les règles de l’Ouest, aux « services spéciaux » qui agissent incognito pour le compte du gouvernement et les actuelles lois extraterritoriales qui imposent la loi des Etats-Unis aux entreprises du monde entier. Ce n’est pas moral, mais l’empreinte égoïste de la force. Dans le cas des garçons, le pathos des viols répétés le justifie aux yeux des spectateurs, ce qui rend ce film prenant mais un brin malsain. Je me souviens que le Gamin avait été très impressionné lorsqu’il a vu le film à 15 ans et qu’il a désiré en parler.

Le prétexte de la vengeance « légitime » conduit aux dérives de vouloir imposer sa propre loi au détriment des autres, jusqu’à cette Cancel culture des enragés qui lynchent sans débat sur les réseaux sociaux et imposent leur terreur publique lors de violentes manifestations physiques. Une mode venue comme par hasard des Etats-Unis et qui atteint la France ces temps-ci, prodrome au fascisme. Cela s’est vu dans les années 1920 et 30 ; cela revient avec la force candide du « bon droit » supérieur au droit.

DVD Sleepers (La Correction) – couplé avec The Game car difficile à trouver en single en français, Barry Levinson, 1996, avec Kevin Bacon, Robert De Niro, Brad Pitt, Jason Patric, Vittorio Gassman, Ron Eldard, Dustin Hoffman, Billy Crudup, Universal Pictures 2001, 2h35, €34.90

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Gilbert Cesbron, On croit rêver

Second roman d’un auteur mort en 1979 et déjà oublié car trop catholique social, On croit rêver est écrit en 1943. Il ne sera publié qu’en 1945 et conte, entre Le rouge et le noir et Candide, l’initiation à l’insouciance cupide à la française d’un jeune corse monté à Paris, Bixio.

Le garçon est un Julien Sorel, amoureux d’une fille d’une classe supérieure à la sienne mais plein de ressources pour manœuvrer son bonhomme de père puis pour tirer parti des aléas de la fortune. Il débute comme valet de chambre de Monsieur Jean Despaty, héritier d’un journal du matin qu’il est incompétent à diriger. Il demande à Bixio de donner quinze francs chaque jour au mendiant unijambiste qui passe dans la rue pour lui demander son opinion populaire sur tel ou tel sujet. Bixio voit le parti qu’il peut en tirer et oriente ses réponses. Monsieur Jean en persuade ses rédacteurs, malgré les commissions qu’ils touchent souvent des lobbies pour dire le contraire.

Mais Bixio est amoureux de Marine, la fille du patron, qui l’aime bien mais sans plus. Il doit l’éblouir, la mériter par son talent. Il quitte donc ce bon Monsieur Despaty, sénateur en campagne qui a échoué en Corse puis ministre dans un  gouvernement qui n’a duré qu’une semaine. Il part pour Marseille.

Il ne sait trop quoi faire lorsqu’il observe de riches clients sous la fenêtre de son hôtel, qui entrent et sortent à tout moment pour acheter des paquets de farine chez le boulanger du coin. Intrigué, il va en demander aussi mais on lui donne un autre paquet. Il l’échange à l’étalage et se fait assommer. Le bon boulanger est en réalité trafiquant de cocaïne et toute la bonne société comme les « artistes », toujours prêts à donner des leçons de morale et de vie, viennent se fournir chez lui. Il prend en amitié le blessé par sa faute, qui lui susurre avoir été envoyé par un gros bonnet. Le trafiquant pas futé le prend comme associé. Le temps pour Bixio de comprendre la combine, de repérer les lieux de production, de stockage et d’échange, de prendre quelques photos et de rédiger un papier. Peut-être la Martine le reconsidérera-t-il lorsqu’il sortira son scoop dans le journal de papa ? Sauf qu’il aperçoit à la mairie de Marseille la silhouette de celui que le boulanger lui a désigné comme le grand patron…

Il lui faut donc différer ses révélations, au risque de voir étouffer l’affaire et de se faire descendre. Il va voir son frère à Nice, qui végète dans une agence immobilière où les clients, dans les années 1930, ne se bousculent pas. Il veut faire envoyer des fleurs à Martine mais apprend que les fleuristes sont en grève. Qu’à cela ne tienne, le voilà qui s’improvise fleuriste et, face au syndicat des commerçants qui veut lui faire fermer boutique, fleuriste itinérant sur camions. C’est le succès, qu’il décline en remontant avec son frère sur Paris et essaimant, à chaque étape, sa boutique de fleurs d’une chaîne bientôt nationale.

Fortune faite, il retrouve Martine mais celle-ci le méprise du haut de sa fortune plus ancienne. Bixio s’embarque donc pour l’Amérique tandis que Martine, guignant un marquis mondain qui ressemble à Bixio, se fait rembarrer par le snob qui lui montre qu’elle n’est pas de sa race et qu’elle sent encore trop l’argent durement gagné. Bixio, pendant ce temps, fait la connaissance d’un Antoine, noble désargenté né en 1900 qui a été boy-scout en 14 et aviateur en 17, refaisant fortune à chaque fois qu’il va aux Etats-Unis pour en rapporter une invention que ces balourds de Français adoptent aussitôt parce qu’ils n’y ont pas pensé.

Il y a là quelques pages au vitriol qui restent d’actualité : « J’ai compris, il y a des années, que les Français étaient à la remorque. De quoi ? Du plus facile, donc du pire… (…) La chose que les Français copieront facilement dans deux ans parce qu’elle est facile, abêtissante, ou snob, ou parce qu’elle permettra à quelques-uns de gagner beaucoup d’argent » p.183. Les « start up » et autres « applications » de nos jours sont du même acabit – et si elles marchent sont aussitôt vendues aux Américains qui (eux) savent en tirer du fric.

Bixio rapporte quelques idées sur la presse : les potins, la mise en page, le futile, qu’il s’empresse d’adapter en France pour conforter la frivolité des années d’avant-guerre à l’esprit trop léger, portées à l’hédonisme et aux congés. Ce qui nous donne d’autres vérités bonnes à dire sur notre époque – qui était déjà celles d’alors. Un second hebdomadaire a « adopté le titre Marche. Il ne voulait presque rien dire : il était donc presque parfait. Le jeu consistait, pour ses rédacteurs, à juxtaposer des éléments sans aucun rapport apparent entre eux » p.252. Cela ne vous rappelle-t-il rien de notre temps ?

Quant à la radio, Bixio lance Paris-Radio qui promeut « la mode des ‘amateurs’ : chanteurs, comédiens, virtuoses, conteurs d’histoires, tous amateurs, se succédèrent dans les studios où ils chantaient faux, jouaient mal et détaillaient pesamment des histoires vieilles comme la République. (…) C’était justement cela qui plaisait. « J’aurais pu en faire autant ! » devint le critère de l’admiration. Le public-roi envahit les studios » p.256. Toute ressemblance avec le PAF actuel ne saurait être fortuit. Il faut savoir que Gilbert Cesbron a dirigé jusqu’en février 1941 les services sténo-radio et propagande du quotidien Le Petit Parisien. Toute la niaiserie des Années folles renaît dans les années 2000 où « le temps de cerveau disponible » est engloutit par les publicités pour des parfums inutiles ou des bagnoles polluantes, entre deux séries américaines où le héros est toujours une femme et les méchants toujours des mâles blancs. En 1940, cela a produit le fascisme et la guerre, aujourd’hui quoi ? Le Covid, le radicalisme des vagins enragés et le néofascisme à la Trump, Erdogan, Orban et autres Pénistes ? Nous aurons été prévenus.

La fin du roman est tragique, comme chez Stendhal, parce qu’il était l’un des auteurs favoris de l’auteur, ainsi le dit-il dans son Avant-propos : « Je suis parti pour la guerre avec quatre livres dans ma cantine : les Essais de Montaigne, le Théâtre de Racine, l’Anthologie de la poésie française de Thierry Maulnier et Lucien Leuwen » (de Stendhal). Je remplacerai pour ma part l’anthologie (non rééditée) par celle, plus récente et plus maniable, de Pompidou et Lucien par La Chartreuse de Parme, mais le cœur y est.

Ce petit roman léger et picaresque ne se relit pas mais il laisse un bonheur de l’avoir lu qui reste long en bouche – ce qui se fait très rare chez nos contemporains.

Gilbert Cesbron, On croit rêver, 1946, J’ai lu 1975, 311 pages, occasion €2.99

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Camus décape l’identité nationale

Tout débat est utile en ce qu’il fait ressurgir les non-dits et permet de discuter des angoisses comme des espoirs des uns et des autres. Le débat est l’essence de la démocratie. Mais démocratie dit ‘demos’ (le peuple), pas ‘ethnos’ (la tribu). L’identité nationale n’est pas un gros mot mais un sentiment légitime. C’est une culture, une manière de vivre, une conception du monde, différente des autres sans être fermée. Elle doit se garder des dérapages, à droite comme à gauche : elle était dans le programme commun de Mitterrand en 1981 ; elle a été relancée par Eric Besson sous Nicolas Sarkozy.

C’est aussi une identité nationale que défendent les opposants de Hong-Kong ou de Loukachenko en Biélorussie, et une autre idée de l’Amérique chez les partisans démocrates. Sans cette culture politique, ces traditions, cette façon de voir le monde comme aucun autres, la dictature ou le bon plaisir d’un seul apparaîtraient comme des modalités pratiques utiles en ces temps de Covid et de repli sur soi. Si ce n’est pas le cas, c’est bien qu’il y a autre chose qui transcende l’utilitaire : une certaine idée du pays, une identité particulière.

Nous ne croyons pas que l’identité française doive se dissoudre dans l’Universel comme le revendiquent les méprisants de toutes frontières (« il est interdit d’interdire ») et les relativistes absolus (« internationalistes » faute d’être d’abord quelqu’un). Nous ne croyons pas non plus que l’identité française doive se crisper sur ses zacquis ethniques, religieux, éducatifs ou d’habitudes, comme le revendiquent les xénophobes et les communautaires.

Le 30 octobre 1939, Albert Camus faisait paraître dans Le Soir républicain un délicieusement sarcastique Manifeste du conformisme intégral intitulé « Oui ! Oui ! » (pp. 757-767 Pléiade). Il fustigeait le politiquement correct de son époque et le suivisme du gouvernement – phare de la France, donc du monde (hi ! hi !).

Comme c’est le jeu de tout gouvernement de vouloir qu’on le suive, l’examen des recettes d’avant-guerre éclaire celles d’aujourd’hui. Ces recettes, les voici :

1 – l’heure est grave, rassemblement !

2 – les chefs sont élus démocratiquement, notre système est sain, suivons les chefs.

3 – nous sommes solidaires de notre patrie parce que c’est la nôtre, même dans ses erreurs.

4 – la France a toujours revendiqué être le phare de l’universel, soyons Français pleinement, nous serons ainsi universels.

5 – tant pis pour ceux qui ne nous comprendrons pas.

Signé « Les conformistes conscients et résolus », l’article se termine par cet hymne patriotique, dans le style incorrect de rigueur aux démagogues : « C’est eux tous qui sont et font la France et son gouvernement. Et donc c’est eux tous qui peuvent compter sur nous : nous les croirons, nous leur obéirons, et sous leurs ordres et pour les objectifs qu’ils nous auront assignés et contre les ennemis qu’ils nous auront désignés nous combattrons jusqu’à la mort. » Ces rodomontades sont assez risibles lorsque l’on sait ce qu’il adviendra en juin 1940 de « la première armée du monde » (à pied et à cheval) face aux jeunes nazis (en panzers et automitrailleuses légères).

Quand un gouvernement en est là sur l’identité nationale, le fascisme n’est pas loin ! Ou son équivalent XXIe siècle avec le conflit comme existence psychologique, la xénophobie politicienne pour éviter de s’intéresser aux inégalités sociales, le bouc émissaire diplomatique pour masquer son propre impérialisme économique (Trump et la Chine, Xi et Hong-Kong, les conservateurs britanniques et l’Europe, Poutine et l’hédonisme multiculturel occidental…). Il n’est que d’observer Trump, Erdogan, Bolsonaro, Poutine, Xi, Kim le jeune…

Camus se marre mais la guerre de 39-45 est à sa porte ; nous rigolons mais la suivante est peut-être proche. L’identité nationale existe, elle est dans les têtes. Pas besoin de se boucher le nez en snob qui pose sur les réseaux pour afficher théâtralement son appartenance vaniteuse à « l’identité » (tiens donc !) de la gauche – mais à la mode. Les pires socialistes furent les plus ardents votants des pleins pouvoirs à Pétain en 1940…

Une identité « nationale » n’a rien de figé, elle est vécue, partagée et change – lentement. Nous voyons bien, à l’étranger, l’image que nous donnons en tant que Français – pour le meilleur et pour le pire ; et elle n’est pas la même qu’il y a vingt ans ou quarante ans. La crispation vient des injonctions à disparaître dans le grand métissage migratoire et la mondialisation économique, là où la « sécurité » sociale se dilue dans le nombre croissant des « ayant-droit » venus de partout sans devoir, et où la sécurité de l’emploi ou de la santé se perd dans les « délocalisations » pour cause de bas coûts et de meilleure docilité de main d’œuvre. L’égoïsme économique prévaut et l’identité nationale vient rappeler qu’il n’est pas de « nation » sans intérêts et idéal communs. Cette identité est moins la « race » que la culture, moins la « communauté » (ethnique, tribale, économiste) que le savoir-faire, le pouvoir-faire et les traditions, moins la « religion » que les valeurs communes de spiritualité et de vie ensemble.

Alors qu’approchent les élections (jusqu’ici) démocratiques aux Etats-Unis (novembre 2020), à Hong-Kong (repoussées à 2021 ?), en Allemagne, Norvège, Pays-Bas, Russie (2021), en France, au Brésil, en Australie, Autriche, Suède, Algérie (2022), en Turquie, au Danemark, en Pologne, Espagne, Portugal, Italie, Grèce, Israël (2023), l’identité nationale ne doit pas être laissée aux populistes. Elle doit être réaffirmée sereinement dans son élan – qui tire ses racines du passé mais élève ses branches vers l’avenir.

Albert Camus, Œuvres complètes, tome 1 1931-1944, Gallimard Pléiade 2006, 1584 pages, €72.00

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Liberté menacée

Le projet des Lumières était simple et attirant : arracher l’individu à ses déterminismes biologiques et sociaux pour le faire s’épanouir par la raison naturelle. La liberté était au prix de l’abondance qui, seule, permettait de s’élever au-dessus de la condition matérielle du manger, se loger et se vêtir. L’essor des échanges permettait la croissance économique et celle des idées, donc la circulation des biens, des hommes et des techniques. Le mouvement naturel de tout cela éclairerait et enrichirait tous et toutes. Maîtriser le monde pour se maîtriser soi était une conception optimiste de l’existence : pourquoi l’abandonner ?

Nous voyons aujourd’hui le lien symbolique qui existe entre l’énergie au double sens de la volonté humaine et des matières premières : nul ne peut faire, réaliser, s’accomplir que parce qu’il consomme de l’énergie naturelle : le feu, le cheval, le vent, le charbon, le pétrole, l’uranium, le soleil, l’hydrogène… Le paradoxe des écologistes, souvent bornés par leur obsession apocalyptique pour être capables de « voir » au-delà de l’immédiat toujours « urgent », est qu’ils croient l’énergie naturelle limitée. C’est vrai du charbon, du pétrole, de l’uranium – mais le reste ? L’hydrogène est partout, comme le vent, et le soleil a encore plusieurs milliards d’années à briller. L’énergie existe, elle est abondante, il faut seulement basculer d’un modèle technique à l’autre, ce qui prend quelque temps.

Le libéralisme prônait la liberté, au contraire du « sang bleu » d’Ancien régime qui établissait la hiérarchie sociale ou de la contrainte totalitaire des fascismes et communismes, jusqu’aux « socialismes » qui régnent par surveillance et culpabilisation. Tous ces -ismes ne sont au fond que des réactions au pacte libéral des Lumières pour lequel les échanges entre individus libres et responsables d’eux-mêmes allaient assurer l’abondance et l’élévation savante, morale et spirituelle de tous les hommes. Le libéralisme est politique avant d’être économique, la liberté de penser, de s’exprimer et de faire est première sur la liberté de posséder, de produire et d’échanger. Les réactions antimodernes du fascisme et du communisme haïssent la liberté au profit de la contrainte Ils rétablissent les déterminismes anciens de sang (ou être né prolétaire) et de sol (ou la patrie du communisme), avec la « race » (ou le parti des socialement « purs ») et l’Etat toujours en garant. Les Chinois Han en sont le dernier exemple, persécutant les minorités ethniques (Tibétains, Ouïghours) et les religions (Falun Gong, islam) et voulant imposer un pays, un système à toutes ses entités.

Or la propriété de soi n’est pas divisible, sauf à régresser à la bande et aux réflexes de lynchage de la tyrannie sociale. L’être humain en collectivité se réduit à la pulsion majoritaire, n’osant pas faire entendre sa voix particulière et « imitant » les autres sans penser. Être propriétaire de soi commence par sa propre raison, l’intelligence personnelle du monde et le penser par soi-même. Cela ne peut naître que par une certaine autonomie matérielle qui dégage des contingences matérielles vitales pour se nourrir, se loger, aller et venir. Anatole France disait qu’il n’était né à la pensée personnelle que lorsqu’il avait eu une chambre à lui, vers 10 ans, et qu’il a pu lire des livres sans le bruit familial ni être sollicité par sa communauté d’existence. Il n’est pas indispensable d’être propriétaire du sol pour bien produire ni de son logement pour être autonome, c’est une modalité parmi d’autres (le bail à très long terme, le seul droit d’usage, …) – mais ce qui compte est d’y être libre et à soi tout entier.

Pierre Charbonnier, perdu dans l’histoire des idées (avec jargon y afférent), a la volonté de prouver que liberté et abondance doivent désormais divorcer pour obéir au nouveau diktat social-écologique moderne. Il prône le renouveau des « limites » … sans penser qu’il ne fait que retrouver (sans le dire) les principes de vertu et de tempérance des Antiques. Grecs et Romains avaient en effet bien mieux que lui prouvé qu’il vaut mieux jouir de ce que l’on a plutôt que d’accumuler par désir sans freins – car cela rend plus heureux – et qu’il est plus gratifiant de s’attacher que de s’arracher. Qu’est-ce que cela signifierait donc pour aujourd’hui ?

Si nous pensons par nous-mêmes et non pas dans la horde à la mode poussée par l’auteur, cela veut dire bien concrètement : ne pas sans cesse recomposer les familles, ni faire des gosses sans père, ni avorter par convenance, ni papillonner en don Juan, ni nomadiser d’un poste à l’autre, ni sans arrêt contester ceux qui gouvernent, ni s’abstenir d’aller voter, ni aller sans cesse se faire voir ailleurs comme si l’on fuyait – et qui pourrait bien être soi. Au fond tout ce que le « social-écologisme » politique ne cesse de créer comme « droits individuels » nouveaux… Est-il conscient du poussier qu’il soulève, le Charbonnier normal-supiens ? La « solidarité » prônée du bureau solitaire sert à se faire mousser auprès des collègues, pas à améliorer la société.

Mais l’érudition en langage pesant ne suffit pas à prouver, même si le tarabiscotage et l’obscurité des mots fascine, selon les études marketing des menus de restaurants. La revue des idées pour aboutir au présent ne donne pas une bifurcation nécessaire au chemin que nous suivons depuis des millénaires. Car il y a un lien de mentalité depuis les Grecs antiques jusqu’aux pensées de liberté d’aujourd’hui. Il ne faut pas le réduire au matériel de l’énergie dépensée, dans la plus pure vulgate marxiste. L’hubris (la démesure due à l’orgueil) a toujours existé – et elle toujours été moralement condamnée car elle a toujours conduit les individus comme les peuples à leur perte. C’est enfoncer la porte ouverte que d’en faire une découverte. En revanche l’ingéniosité a toujours existé aussi, et plus encore depuis que nous sommes plus nombreux à être savants (vertu de la collectivité). Se limiter parce que la Terre a des limites est nier l’humain au profit de la fourmilière et nier l’espace et les étoiles.

Aussi savant que soit le livre de Charbonnier, il n’est maître que chez lui et je ne peux souscrire à sa thèse que tout est fini et que nous devons nous repentir et penser autrement. Comme un chevalier à la triste figure, il combat des moulins : la démesure vaniteuse yankee n’est pas celle de la planète et les Lumières ne se réduisent pas à épuiser les réserves fossiles.

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Peur de disparaître et réaction

Johann Chapoutot, professeur en Sorbonne spécialiste du nazisme, publie dans le numéro double de la revue L’Histoire de juillet-août 2020, un article sur le rituel de deuil des nazis. Ce numéro d’été plutôt macabre est en effet consacré à la mort, Covid oblige. Mais l’auteur parle surtout du contexte nazi, assez peu des fameux rituels, d’essence très classique (rétablir le lien avec les ancêtres) – avec le contrepoint obligé sur la Shoah.

L’intérêt de l’article réside donc dans l’exposition longue des causes qui ont favorisé la montée du nazisme.

La principale est la guerre de 14, le traumatisme du massacre de masse et, concernant les Allemands… pour rien, puisqu’ils ont été vaincus et soumis aux diktats des vainqueurs. Deux millions et demis de morts au front et à l’arrière par la famine de masse due au blocus maritime allié. En 1919 à Versailles, l’Allemagne disparaît comme puissance. Les soldats tombés « pour l’empereur, Dieu et la patrie » n’ont plus d’empereur, une patrie humiliée et rabougrie, et un Dieu qui s’est mis aux abonnés absents. Tout ce qui pouvait conférer un sens a disparu.

Les années 1920 sont un « contexte apocalyptique » avec la guerre civile entre rouges et corps francs, l’hyperinflation ; la crise de 29 partie des Etats-Unis ne fera qu’aggraver les choses. « Les fantasmes eugénistes, le socle culturel raciste et l’obsession sociale-darwiniste s’offrent aux Allemands pour penser ce qui leur arrive », écrit Chapoutot. La hantise de l’extinction biologique du peuple allemand par la guerre, la politique « exterminatrice » des Alliés, les conditions d’une paix « carthaginoise », et la révolution délétère de la vie moderne (exode rural, émancipation des femmes, contraception, homosexualité, mélange des races) achève le tableau. No future – de quoi désespérer.

Tout le monde pense ainsi en Allemagne dans les années 20, dans tous les partis. Mais le seul mouvement qui fera la synthèse de ces hantises et de ces fantasmes sera le parti nazi. L’homme nouveau n’est pas au programme réactionnaire, mais plutôt l’homme régénéré par les rites aux ancêtres. Retour à l’origine : biologique, culturelle, territoriale. Le nazisme s’est voulu instinct de vie, élan sauvage pour des rapports de force, impérium moral et de culture avant le territorial. Il s’agissait d’effacer le traumatisme de la saignée démographique et du rabaissement impérial pour assurer sur des siècles l’immortalité de la race en dégageant de l’espace à l’est.

Cet état d’esprit archaïque ressurgit partout sur la planète, chez tous les peuples même les plus « civilisés », dès lors que leur intégrité est mise en cause. Il s’agit d’une réaction de survie qui fait régresser la raison au profit de la passion et surtout des instincts. La morale se réduit à ceux de son clan, l’universalité à sa race, l’honneur à ceux qui le méritent. Il est bon de le comprendre car cela nous permet d’observer combien les Etats-Unis de Trump, la Russie de Poutine, la Turquie d’Erdogan, le Brésil de Bolsonaro, la Hongrie d’Orban, la Birmanie de la junte militaire, le Rwanda, le Soudan, la Chine de Xi Jinping et même l’Inde de Modi prennent cette tendance.

Il s’agit moins de sauver la planète que de sauver son peuple.

Pour le mobiliser, les boucs émissaires allogènes sont le plus facile (latinos de Trump, « éléments étrangers » de Poutine, kurdes d’Erdogan, indiens de Bolsonaro, immigrés syriens d’Orban, rohingyas de Birmanie, musulmans de Modi, tutsi du Rwanda, chrétiens ou animistes pour les musulmans soudanais, ouïgours de Xi).

Pour activer la politique, la théorie du complot, les tribuns de masse, les manifs monstres. Ce n’est pas nouveau, cela renaît. Jusqu’en nos villes et nos prétoires. Et malheureusement les tribuns « de gauche » ne sont pas plus décents que les tribuns de droite – qui sont qualifiés aussitôt « d’extrêmes » pour faire bonne mesure. La paille et la poutre, vous connaissez ? Une vieille tactique stalinienne pour détourner l’ire populaire… Mais brutaliser la vie politique, en appeler à la guerre civile, faire des forces de sécurité des ennemis à abattre au fusil, comme en Essonne, c’est encourager les instincts primaires et conduire au fascisme. Mais oui ! Nulle « civilisation » ne résiste longtemps aux forces du chaos et à la puissance des passions. Pas plus la nôtre que celle des autres.

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Philip K Dick, Docteur Bloodmoney

L’anticipation, cette fois, décentre l’histoire dans le temps. Ce n’est ni une uchronie, ni une aventure spatiale mais un futur « après la Bombe » – toujours dans la région de San Francisco, le nid de l’auteur. Le personnage principal ? Il n’y en a pas – mais tout commence lorsque Stuart McConchie, vendeur de télévisions, observe « le premier cinglé de la journée » qui se faufile furtivement chez le psychiatre Stockstill. Le lecteur n’apprendra qu’incidemment, plus tard, que Stuart est Noir. Effet de la lutte pour les droits civiques ? De l’ère Kennedy ? De la fin de l’apartheid, officialisée en 1964 ? Ce roman est pour une fois moins raciste… sauf envers les handicapés, connotés frustrés et revanchards, un danger pour la société, et envers les Allemands comme toujours, notamment ce Mister Tree dont le nom est en fait Bluthgeld.

Bluthgeld, en allemand, veut dire Bloodmoney, soit Prix du sang. C’est le terme employé par Luther pour traduire la somme remise par les Juifs à Judas pour trahir le Christ ; c’est aussi le prix d’une vie humaine, le wergeld allemand, demandé pour un crime dans le droit germanique. Bruno Bluthgeld (BB) est un docteur Folamour (film sorti en 1964), physicien atomiste – évidemment schizophrène, une obsession de Philip K. Dick – qui a mis en place le système de déclenchement de bombes nucléaires automatique en cas d’attaque des Etats-Unis. Evidemment, la technique échappe aux fols humains orgueilleux, dans la bonne tradition biblique, et l’Apocalypse se déchaîne ; seuls survivent ceux qui plongent dans les sous-sols de la ville. Bluthgeld n’est pas personnellement responsable mais il en est l’initiateur. Sa paranoïa aiguë le fait craindre au maximum et la surprotection qu’il développe en miroir dérape, l’Orient appelle cela le karma.

Après la Bombe, Bluthgeld/Tree se cache à la campagne à Marin County, non loin de la conurbation détruite de San Francisco, et élève des moutons comme un hippie. Bonny, une ancienne assistante à l’université qui l’a protégé pour son savoir, habite tout à côté et est la seule à le savoir… jusqu’à ce que Stuart débarque en commercial pour proposer d’industrialiser la production d’ersatz de cigarettes que produit Andrew Gill. Philip K. Dick fait de Stuart le Noir l’incarnation du vendeur à l’américaine, parfait citoyen toujours positif et expert à convaincre les autres, peut-être le seul personnage sensé du roman. Mais chacun reste dans sa bulle – dans sa paranoïa intime. Les relations ne sont qu’utilitaires, même le sexe, et les affaires de la communauté ne sont que relations de pouvoir. Andrew Gill, installé dans le coin depuis le Jour de la Bombe où il passait par hasard en camion, a été carrément violé par Bonny dans l’émotion. Une fille est née, Edie, qui parle à un frère jumeau fantôme, Bill, que le docteur Stockstill, réfugié dans le coin lui aussi, comprend être à l’intérieur d’elle, dans son ventre. Elle a désormais 10 ans, âge fétiche de « l’enfant » chez l’auteur.

Le lecteur un peu au fait de la biographie tourmentée de Philip K. Dick reconnaîtra sans peine en Bonny (qui veut dire Belle) sa propre mère fantasque, nymphomane et qui délaisse son rejeton, et en Edie l’auteur lui-même (inversé en fille) avec le spectre de sa sœur jumelle morte bébé en lui. Elle est un kyste qu’il lui faut extirper pour enfin exister et, par l’imagination, il en fait le deus ex machina de l’histoire.

Car une victime mâle de la thalidomide Hoppy (déformation dérisoire de happy…) prend du pouvoir dans la société d’après. Le médicament (évidemment allemand pour la paranoïa de Philip K. Dick) produit par Grünenthal GmbH dans les années 1950, l’a fait naître sans bras ni jambes ; son père le portait sur son dos à la messe et le pasteur lui faisait honte en le désignant aux fidèles sous prétexte du Christ. Il n’était rien avant, méprisé et peu ragoutant à voir ; il devient tout après lorsque son expertise en réparation et mécanique se révèle précieuse aux survivants.

Comme toujours avec les frustrés, leur ressentiment est tel que donnez-leur une main et ils prendront le bras. Hoppy Harrington se prend pour un nouveau maître du monde puisqu’il maîtrise la technique – celle-là même qui a fait défaillir la civilisation et que les survivants reconstruisent brique par brique. Il développe le pouvoir de projeter sa volonté comme une force et tue Bluthgeld lorsqu’il recommence à actionner ses bombes dans une crise de paranoïa aiguë. La communauté lui en est reconnaissante mais le phocomèle trouve que ce n’est pas assez. Il veut prendre la direction du satellite qui envoyait un homme sur Mars et que la Bombe a laissé tourner en orbite autour de la Terre sans que le dernier étage de la fusée ait pu être déclenché. L’astronaute Walt Dangerfeld sert de lien de communication entre les régions et les pays, puisque tout le réseau terrestre a été détruit ; son nom commence comme Walt Disney).

Seul l’auteur dans le ventre de sa sœur – ou l’inverse – peut mettre le holà au fascisme qui vient avec un frustré au pouvoir. Il pénètre en lui et l’éjecte, prend sa place. Facile à écrire, imaginable à faire, mais nous sommes dans la fiction. Les animaux ont muté, comme les humains, et certains chats sont devenus intelligents tandis que le chien de berger de Mister Tree parle. Cette fantaisie fait beaucoup pour le plaisir de la lecture.

Je me suis cependant aperçu, en lisant aujourd’hui ce roman, que je l’avais déjà lu à une époque lointaine, vers mes 17 ans, et que rien n’en était resté. Le terme assez rare de « phocomèle » m’en a fait souvenir. Ce roman est un divertissement écrit sous amphétamines, pas une œuvre qui fait penser ni des personnages auxquels on puisse s’attacher. Une histoire au kilomètre, comme ces séries qui envahissent la télé ; une production en chaîne comme les Yankees savent en servir aux consommateurs avides d’acheter. Je comprends de moins en moins l’engouement durable des SFistes pour Philip K. Dick.

Philip Kindred Dick, Docteur Bloodmoney (Doctor Bloodmoney or How we got long after the bomb), 1965, J’ai lu SF 2014, 316 pages, €6.00, e-book Kindle, €4.99 CD €14.18

Philip K Dick, Substance rêve : Le maître du Haut Château, Glissement de temps sur Mars, Docteur Bloodmoney, Les joueurs de Titan, Simulacres, En attendant l’année dernière, Presses de la Cité 1993, 1246 pages, €26.77

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V pour Vendetta de James McTeigue

S’inspirant de l’historique Conspiration des poudres déjouée in extremis le 5 novembre 1605 à Londres, et plus immédiatement du « comic » V pour Vendetta d’Alan Moore et David Lloyd publié de 1982 à 1990, cette histoire conte la résistance d’un homme seul contre une société devenue fasciste.

Nous sommes au Royaume-Uni quelque part vers un demain proche (et de plus en plus proche en cette année 2019, treize ans après la sortie du film). Les Etats-Unis sont en proie à une nouvelle guerre civile raciste et sociale. L’Europe est absente. Au Royaume-Uni, un parti conservateur se crispe à l’appel du Norsefire (le feu nordique) et un leader à la Oswald Mosley surgit, croyant, éructant, imposant la vertu et l’ordre. Pour arriver au pouvoir, il agit comme Poutine (et Hitler) : terroriser la population par des émeutes, des incendies et une bonne vieille épidémie répandue exprès dans une école, une station de métro et une station d’épuration des eaux qui tue près de 100 000 personnes, dont de nombreux enfants. La société a peur, les citoyens votent pour l’ordre comme en 1933.

C’est ainsi que le Premier ministre (John Hurt) devient Haut chancelier comme sous les nazis, Adam Sutler vocifère comme Adolf Hitler. Tous les immigrés, les « païens », les musulmans, les malades mentaux, les homosexuels et les lesbiennes, les anarchistes et tous les intellectuels critiques sont bannis, emprisonnés ou fusillés lors de l’Assainissement. Comme sous Bush après le 11-Septembre, les libertés fondamentales sont supplantées par la sécurité nationale et la « lutte contre le terrorisme » – dont la définition est élargie au gré du pouvoir. Une seule chaine de télé, la BTN dans une tour comme un donjon qui surplombe Londres, diffuse la propagande naze du conservatisme paranoïaque aux accents d’Apocalypse. Protero (Roger Allam), un ex-militaire, enrichi par les vaccins contre l’épidémie répandue et qui se fait appeler « la Voix de Londres » se vautre dans des imprécations à la Céline contre tous les déviants qui menacent le pouvoir blanc, chrétien et anglais. Une ligue de vertu dirigée par l’évêque anglican Lilliman censure les œuvres d’art et retire des musées tous les nus, même religieux, comme saint Sébastien torturé de flèches, jugé trop lascif, Bacchus et Ariane du Titien, la Dame de Shalott de Waterhouse ou une copie de la Vénus de Milo dont les seins nus sont provocants.

Une milice politique bien armée nommée le Doigt maintient la paix civile et contraint au couvre-feu. Ses agents en civil arborent l’insigne à croix de Lorraine rouge aux deux branches horizontales égales sur fond gris. Ils ont tous les droits passé l’heure fatidique. Y compris celui de violer à loisir la belle égarée avant de la relâcher au matin, déchirée et matée. C’est ainsi qu’ils découvrent Evey (Natalie Portman), assistante à la BTN, qui brave le couvre-feu en tête de linotte pour aller dîner avec son producteur Gordon (Stephen Fry). Quatre agents du Doigt le lui mettraient bien profond dans les orifices mais un mystérieux homme en cape noire au visage masqué de Guy Fawkes (Hugo Weaving), surgit de la nuit et, tel Zorro, sauve la fille sur le point d’être poinçonnée par des inspecteurs trop zélés. Il la convie à venir voir sur le toit le feu d’artifices qu’il a préparé, précédé par l’Ouverture solennelle 1812 de Tchaïkovski passée sur les haut-parleurs à la chinoise, installés pour la propagande dans toutes les rues. Les gens sortent, attirés par le bruit incongru, et l’Old Bailey, la plus vieille cour de justice criminelle de Londres, saute en beauté sous leurs yeux. Il faut détruire la vieille « justice » qui s’est dévoyée au service du pouvoir pour en instaurer une neuve. Dans un an, prophétise V, ce sera au tour du Parlement de sauter pour l’anniversaire de Guy Fawkes.

La fille est épatée, elle ne le croit pas, puis se laisse circonvenir. C’est que son frère a été l’une des victimes de l’épidémie inoculée à l’école et que ses parents, lui écrivain critique, elle devenue activiste, sont morts sous la répression. Elle accepte de faire entrer avec son badge celui qui se fait appeler « V » (pour vendetta) afin qu’il lance sur les ondes de la télé un appel à résister au régime hypocrite et corrompu. Au moment où V, après quelques péripéties, est mis en joue par un inspecteur, elle le sauve en détournant l’attention puis s’évanouit, frappée par le policier. V la ramène dans son antre, un souterrain au cœur de Londres.

Il se présente à elle comme l’émule d’Edmond Dantès, devenu comte de Monte-Cristo, revenu se venger des traîtres qui l’ont emprisonné et torturé à tort. Le régime, en effet, avait raflé tous les marginaux pour entreprendre sur eux des expériences de vaccins contre l’épidémie, comme on le faisait volontiers à Auschwitz quelques décennies auparavant, dans les camps japonais en Mandchourie et dans le goulag soviétique sous Staline. Résistant physiquement, résistant mentalement, le jeune homme avait fini par faire sauter et incendier le laboratoire-prison de Larkhill où il occupait la cellule 5 (V en chiffre romain) et s’en échapper, gravement brûlé. D’où le masque et les gants qu’il porte en permanence. Sa vie est foutue mais il veut délivrer celle des autres.

L’inspecteur Finch (Stephen Rea) enquête, soumis aux foudres du Haut chancelier lors de conseils restreints par vidéo-conférence. C’est un bon flic, épris d’ordre mais aussi de justice. Il va peu à peu découvrir que V n’est pas un vulgaire terroriste mais plutôt un résistant politique, et que l’épidémie qui a semé la terreur est peut-être le fait du parti conservateur pour instaurer le régime autoritaire qui permet tout pouvoir et enrichissement assuré à ses dirigeants.

Evey suit V jusqu’à ce que les meurtres systématiques de tous les affreux lui paraissent trop : Protero, Lilliman, la docteur Surridge nouveau Mengele de la prison-labo… Elle se réfugie chez Gordon – qui lui présente sa chambre secrète où trône un Coran et où sont affichées des reproductions de sadisme homosexuel (cette cohabitation en dit long sur les préjugés britanniques). La police perd sa piste mais arrête Gordon qui n’a pu s’empêcher de ridiculiser le Haut chancelier dans une émission de divertissement : tandis qu’Evey se réfugie sous le lit, comme lorsque sa mère a été arrêtée, elle voit Gordon à qui l’on enfile un sac noir sur la tête (comme à Guantanamo), signe qu’il va disparaître sans jamais revenir dans les geôles du régime. En fuyant par la fenêtre, Evey est arrêtée par un homme en noir.

Elle se retrouve en cellule et on lui demande chaque jour d’avouer le nom de V ou les indices qui permettraient de le trouver. Elle n’a rien à perdre, que la vie, et résiste, aidée par les lettres écrites sur papier cul d’une lesbienne emprisonnée avant elle qu’elle découvre dans un trou à rat. Si bien qu’un jour elle est libérée… C’était V qui voulait l’éprouver. Une fois que l’on accepte l’idée de mourir, c’est alors que l’on est vraiment libre.

V va utiliser le chef de la milice Creedy (Tim Pigott-Smith) pour amener le Haut chancelier à fuir par les souterrains – où il va le cueillir. Creedy croit pouvoir posséder le justicier solitaire et prendre la place de Haut chancelier tout en éliminant la résistance, mais tel est pris qui croyait prendre. V ne s’en sort pas mais a réussi son pari : le fasciste est mort, la population se répand dans les rues où la milice, sans ordres, ne tire pas, et Evey abaisse la manette qui fait partir le métro sous le Parlement pour le faire exploser.

C’est un bon thriller romantique de science-fiction (si l’on ose ce rapprochement inattendu), malgré l’air ahuri de Natalie Portman dans presque toutes les scènes. Le pouvoir des idées transforme l’acte terroriste en acte de résistance, bien que « les idées » puissent être mises au service de toutes les causes. La vengeance est-elle révolutionnaire ? Et s’avancer masqué est-il le meilleur moyen d’être démocrate ? Ce sont ces contradictions qui font la profondeur de cette histoire plus que les effets spéciaux qui réjouissent les ados. Chacun y verra midi à sa porte : les anars, les démocrates, le parti communiste chinois (qui l’a diffusé à la télé en 2012 !), les Anonymous (qui ont repris le masque).

Mais la montée de la peur par contamination (des immigrés, des croyants, des idées subversives, des peintures de nu, de la violence black bloc, des virus), la théorie du Complot qui se répand, la surveillance généralisée, la pudeur qui s’hystérise en censure, les lois de « sécurité nationale » de plus en plus rapprochées et sévères votées par une large majorité de consentants, les fausses vérités de la propagande télévisée officielle, la corruption hypocrite des puissants – tout cela est de plus en plus actuel et nous mène vers un néo-totalitarisme de moins en moins feutré. Le néofascisme est-il analogue au virus informatique qui déforme, paralyse et immobilise l’esprit ? L’intelligence humaine na-t-elle être dominée par l’intelligence artificielle manipulée par quelques-uns ?

DVD V pour Vendetta (V for Vendetta), James McTeigue, 2006, avec Hugo Weaving, Natalie Portman, Stephen Rea, Stephen Fry, John Hurt, Tim Pigott-Smith, Rupert Graves, Roger Allam, Warner Bros 2006, 2h08, standard €6.99 blu-ray €7.99

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Manuel Vasquez Montalbán, Histoires de politique fiction

Trois nouvelles qui reprennent des thèmes souvent abordés par l’auteur dans ses romans policiers. A chaque fois le détective Pepe Carvalho est sollicité pour résoudre une affaire, en général la mort suspecte d’un vieux. Il est intéressant de noter que, dans l’Espagne post-franquiste des années 1980, la vieillesse commence tôt : il n’est pas rare, dans ces histoires de politique fiction, de voir des « vieillards » en maison de retraite dès leurs 70 ans.

Les trois obsessions de l’Espagne, à cette époque, sont le coup d’état, les conséquences de la guerre civile des années 30 et la hantise d’une résurgence du fascisme catholique. Chacune de ces obsessions fait l’objet d’un court roman que les français appellent nouvelles.

Dans la première, un groupe de factieux appartenant à l’armée, à l’Eglise et aux affaires, mandate un spécialiste des coups de main pour renverser le « faux » roi Juan Carlos et mettre à sa place un fantoche, Federico III de Castille et de Léón, ainsi qu’il s’autoproclame lui-même dans les rues et les bars de Barcelone. C’est un pauvre vieux un peu fou qui se croit le seul descendant légitime des rois qui firent l’Espagne. Il est encouragé, enlevé, manipulé et… rien ne se passe comme prévu, avec Pepe Carvalho aux premières loges.

La seconde remémore la guerre civile dans un hospice (catholique) de vieux débris de 70 ans et plus qui attendent avec patience et résignation que « Dieu les rappelle à lui » selon le mantra des bonnes sœurs. Même si la cantine n’est pas mauvaise, ils s’ennuient. D’où l’effervescence de la volière usée lorsque l’un d’eux, un vieillard orgueilleux et solitaire, meurt. Il était encore jeune, à peine 70 ans, et il se trouve qu’il a été étouffé par son oreiller. De lui-même parce qu’il avait l’habitude de le mettre sur sa tête ? Par malveillance d’un autre qui en avait marre de l’entendre râler ? Pour motif politique remontant à une génération en arrière, lorsque rouges et noirs se battaient férocement pour le pouvoir ? Un cahier qu’il tenait de sa vie se montre beaucoup moins précis dès lors qu’il est envoyé en mission par son groupe de républicains radicaux pour régler une vague affaire de corruption. Est-ce le nœud de l’intrigue ?

La troisième est la plus sordide car elle met en scène la sainte famille en proie à l’avidité et à la prétention, qui cherche à se débarrasser du vieux qui a le fric. Rien de tel que de manipuler le fameux 23 février, tentative providentielle de coup d’état en Espagne en 1981, pour terroriser le vieux et l’isoler du monde jusqu’à ce que mort s’en suive. Reste la petite-fille, qui aimait bien l’ancêtre et qui veut savoir pourquoi cet « arrêt cardiaque ». Elle mandate Pepe Carvalho pour enquêter et celui-ci commence par aller au restaurant où il s’enfile des escargots au beurre de chèvre et de l’agneau avec une sauce nouvelle cuisine.

Militaires, bourgeois, catholiques et bonnes sœurs n’ont jamais digéré les rouges ni les communistes étudiants sous Franco, et l’Espagne vit encore à cette heure en cette fin des années 80. Nourrir la peur permet de raviver les plaies afin qu’elles ne s’éteignent, sinon jamais, du moins pas avant que tous les protagonistes qui ont vécu ces périodes ne soient enfermés sous terre. Carvalho est dans cet entre-deux inconfortable d’ancien étudiant rouge devenu sbire de la CIA et détective privé après Franco qui le rend apte à comprendre les deux bords et à résoudre les contradictions des Espagnols qui se font trucider et de ceux qui les trucident. C’est assez bien vu même si cela commence à dater.

Manuel Vasquez Montalbán, Histoires de politique fiction (nouvelles), 1987, 10-18 1993, 193 pages, occasion €0.99

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George Mosse, L’image de l’homme

Les stéréotypes sont des cubes de la pensée moyenne. Ils objectivent, rendent visible et jugeable. La nature humaine n’échappe pas à leur rage classificatoire et normalisatrice. George Mosse retrace l’histoire du stéréotype masculin qui nous régit encore aujourd’hui, depuis son émergence à la fin du XVIIIe siècle. Il montre que les valeurs de volonté de puissance, d’honneur et de courage, ont été imposées par la classe moyenne, en empruntant et déformant celles de l’aristocratie. Ces normes ont envahi tout le corps social, de l’ancienne noblesse à la classe ouvrière, au fur et à mesure de l’ascension bourgeoise. Formés à l’époque moderne, les stéréotypes masculins sont les symboles médiateurs d’une société désorientée par les bouleversements historiques.

L’auteur observe successivement la formation, la cristallisation, puis la crise du stéréotype masculin. Il s’interroge enfin sur les prémices d’un autre modèle de virilité.

La norme masculine moderne se forme à la rencontre du duel noble et du modèle grec. Les idéaux de l’aristocratie étaient ceux d’une caste guerrière. L’honneur était lié à la puissance du sang, à la noblesse du lignage. La lâcheté étant la pire des insultes, l’aspect physique était de peu d’importance. Ces idéaux se sont peu à peu abâtardis en « code chevaleresque » de simple appartenance sociale, au fur et à mesure que la société se pacifiait. L’apogée est vécu à la Cour avec ses rituels purement mondains et ses intrigues en coulisses. La sensibilité bourgeoise moralise les valeurs des guerriers, l’apparence l’emporte sur le comportement, la vertu est préférée à l’honneur, l’individu à la lignée. Le duel, des rencontres de salon au rite de passage des étudiants allemands, sont le symbole de cette émergence. L’idéal masculin, dans sa force et sa prestance, devient le symbole même de la société et de la nation dès la Révolution française.

Plus profondément, alors que le Moyen Âge croit qu’une âme vivante habite un corps inerte, les Lumières considèrent l’unité du corps et de l’esprit. La Renaissance a fait retrouver les principes antiques d’esprit sain dans un corps sain, la beauté physique devenant alors le reflet de la beauté morale. À la fin du XVIIIe siècle, ce modèle rencontre l’individualisme bourgeois en plein essor. La physiognomonie de Johann Lavater (1781), l’éducation d’Emile de Jean-Jacques Rousseau (1762) et l’histoire de l’art de l’Antiquité de Johann Winckelmann (1764), reflètent l’aspiration à la jeunesse, à la vigueur, à l’harmonie des athlètes grecs. La virilité devient puissance et maîtrise de son corps et de ses passions. Les édifices publics sont décorés à l’antique et les musées font entrer l’art académique dans la sensibilité bourgeoise.

La société avait besoin d’ordre et d’énergie : le modèle grec, revisité, est un accomplissement de la nature et de ses lois, il donne un fondement solide à un monde en rapide transformation industrielle et sociale. Pour se différencier et s’établir, la virilité s’oppose à la féminité, perçue comme un négatif. Le peintre David crée le Serment des Horaces (1784) pour dresser les vertus du mâle romain face aux faiblesses des passions féminines. L’enseignement des humanités n’aura dès lors de cesse, dans les collèges de la bourgeoisie, de faire de même jusque dans les années 1960.

Ce modèle bourgeois normatif n’était pas le seul possible pour l’époque. Le romantisme préférait plus de sentimentalité, de concret incarné au détriment de l’idéal abstrait, le prochain plus que la nation ou l’universel. Son modèle était plus androgyne, moins outré, Apollon plutôt qu’Héraclès. Il ressurgira périodiquement dans les utopies anarchistes, chez les « décadents » fin de siècle comme chez nos modernes hippies et routards des années 1970.

La cristallisation du stéréotype bourgeois s’est opérée différemment selon les pays : la gymnastique germanique, le fair-play anglais, la chrétienté musclée des calvinistes, le patriote français. La gymnastique alliait l’hygiène aux vertus éducatives ; il s’agissait de retrouver l’homme à l’état de nature, Apollon du belvédère ou guerrier indien, avant d’établir un équilibre bourgeois à la maturité entre témérité et couardise. La jeunesse devait être réunie en vraie communauté germanique sans distinction de religion, de région ou de caste. En France, la gymnastique a été liée au service militaire dès la Révolution. La bourgeoisie voulait éduquer de « vrais » hommes – pas efféminés – disciplinés, travailleurs, modestes et persévérants. Tel était l’idéal de la hiérarchie militaire et industrielle qui connaîtra son acmé en 1914.

Le Royaume-Uni fait figure d’exception en Europe en promouvant les sports d’équipe plutôt que la gymnastique des individus. Dans les collèges privés, réformés en 1830, la force morale du sport vient renforcer les enseignements de piété et de vertu. Ces comportements normatifs de chrétienté musclée remontent à Calvin : maîtrise des passions, tempérance, pureté sexuelle et morale. S’impose alors la vision victorienne de piété et de virilité, où la vertu chrétienne complète et tempère la virilité esthétique grecque. Cet idéal est adapté aux soldats modernes à qui l’on demande discipline, sacrifice, héroïsme. Les idéaux militaires pénètrent toute la société par l’idée de patrie et l’essor du nationalisme.

L’image de la femme en émerge en négatif. Le corps féminin est connoté d’une beauté sensuelle et sexuelle qui l’oppose au corps du héros viril. Les raisons de cette division entre les sexes trouvent leur fondement dans les mouvements de la société : établissement de la famille nucléaire, exclusion de la femme dans la société industrielle, besoin bourgeois d’ordre et de dynamisme.

Une fois cristallisé, le stéréotype établit son contretype : les parias de la société symbolisent le désordre physique et moral. On en crédite les juifs, les bohémiens, les vagabonds, les homosexuels, les dépravés, les classes dangereuses. La laideur est perçue comme un désordre : rien n’a d’harmonie, tout bouge, le dessin physique n’est pas clair et net, l’attitude « pas très catholique ». La sensibilité est assimilée à un désordre nerveux et sexuel (masturbation, luxure, vice). Le médecin remplace le curé comme arbitre de la morale. Le Juif devient le « sous-homme » concret d’Europe, son nez « crochu » s’oppose au nez droit grec, sa vieillesse rabougrie à l’idéal de jeunesse virile. Les nègres sont forts mais barbares (désordonnés) ; on les crédite d’une vie sexuelle débridée et d’un goût pour l’agitation violente (la « musique nègre »). Les homosexuels franchissent la barrière tranchée établie entre les sexes, et cette transgression angoisse profondément la société qui perd ses repères « naturels » ; ils sont persécutés surtout en période d’insécurité. Les femmes dangereuses sont celles que l’on appelle les « femmes fatales », insatiables, qui dévirilisent et pompent l’énergie du mâle, le détournant de ses devoirs (conjugaux, familiaux, professionnels, civiques et patriotiques).

« L’idéal de l’homme moderne fut vulgarisé par les textes et les images : pour l’atteindre, il fallait affermir son corps, faire la guerre, défendre son honneur et endurcir son caractère. Ce stéréotype est resté étonnamment constant depuis sa naissance jusqu’à récemment » p.81.

La crise de ce modèle allait engendrer l’idée de « décadence » et précipiter une réaction militariste. La médecine définit la santé et la beauté comme des valeurs morales, et le débat porte sur les déviances sexuelles et autres « dégénérescences » sentimentales et sensitives, volontiers qualifiées d’hystériques. Dès 1890, les homosexuels revendiqués, les efféminés, les garces, garçonnes et autres femmes masculines, suscitent les avant-gardes, les mouvements de jeunesse, le naturisme. Les Expressionnistes sont des révoltés actifs qui veulent renverser les mœurs, exagérant la virilité pour instaurer le règne des émotions. Les mouvements de la jeunesse allemande des Wandervögel parcourent la campagne, campant, chantant, exaltant pureté et endurance, exhibant de virils torses nus, symboles d’un authentique corporel et d’une sincérité morale. La force n’a rien à cacher et la santé s’impose d’elle-même.

La société tout entière se durcit : les ligues de pureté chrétienne, l’influence des médecins, la discipline des collèges et du service militaire visent à mettre au pas les déviances. « La volonté de puissance, le courage, la force face à la douleur, faisaient rempart contre la décadence » p.106. Le modèle encouragé est la virilité chaste des scouts. La première guerre mondiale va promouvoir le sens du sacrifice, la camaraderie, le courage. La virilité sera durablement associée au militarisme avec une nouvelle dimension : la brutalité. Montherlant (guerre, sport, tauromachie), Drieu (guerre égale vitalité), Jünger (guerre égale aventure virile), T.E. Lawrence (le courage guerrier des vrais hommes) mythifient l’aventurier, tandis que le pilote de guerre (Mermoz, Saint-Exupéry) joint l’aventure à la chevalerie. George Mosse note un écart révélateur entre les représentations des soldats sur les monuments aux morts : chez les Anglais, les expressions sont vives et radieuses ; chez les Allemands, elles sont sérieuses, dévouées, disciplinées. Ces derniers donneront les modèles jumeaux du nazisme et du stalinisme.

L’homme nouveau du socialisme est un impératif moral. Le mâle prolétaire, avant-garde de l’histoire, doit s’accomplir en servant une cause qui est de créer une société « plus humaine » ; il doit donc travailler à devenir plus libre et plus moral. La compétition est une valeur capitaliste et il faut lui préférer la solidarité. Mais le socialisme respecte la respectabilité : il a le goût du travail, de la sobriété, de l’ordre, de la moralité et du soin. Le communiste modèle est la virilité militante, en guerre contre la dégénérescence bourgeoise. Le militant est un combattant discipliné d’une URSS victorienne ; l’ouvrier est un soldat d’usine, magnifié dépoitraillé pour montrer ses muscles ou héroïquement à moitié nu sur les statues en bronze qui peuplent les places des villes socialistes.

Nazisme et fascisme ne procéderont pas autrement : regard droit, pose inspirée et port de tête altier dans l’iconographie des militants. Le nouvel homme fasciste est la virilité extrême. Le fasciste est un guerrier, en croisade pour sa foi nationaliste. L’énergie conduit à la violence, à la barbarie, au combat jusqu’au sacrifice. La culture va aux machines, pas aux livres, car la machine demande d’être actif alors que le livre laisse passif. La famille est un lieu de domination où l’on asservit plutôt que l’on aime : il s’agit de dresser plutôt que d’épanouir, de raidir le bras et la verge en guise de courage plutôt que de laisser la sensiblerie l’emporter. Le soldat de la première guerre mondiale est magnifié par Hitler et opposé au bourgeois, sa discipline portée au pinacle, à l’inverse des traîtres de l’arrière qui ne pensent qu’à l’argent et aux plaisirs. Le nu fasciste de la statuaire est musclé, discipliné et solidaire. Si l’homme nouveau du fascisme italien est flou (il devra se créer avec le temps), celui du nazisme est la froide exécution d’un projet national, hygiéniste et racial.

Mais, comme les communistes, fascistes et nazis restent englués dans le modèle de la respectabilité bourgeoise. Le corps doit rester abstrait, sa représentation cantonnée dans un rôle de symbole social héroïque. La nudité affichée est toujours préparée (peau lisse, imberbe, bronzée), dépourvue de toute charge sexuelle. La virilité pousse à l’extrême sa logique d’exclusion dans le fascisme : la femme nordique a des canons de beauté à l’exact opposé du beau masculin (hanches larges, épaules étroites, poitrine pleine). Quant au Juif, il est l’antithèse caricaturale de l’Aryen : courbé, poitrine creuse, teint blafard, toujours trop habillé par honte de montrer son corps.

Bourgeois, communistes et fascistes conservent le même idéal de virilité. « Si un monde semble séparer l’élégant gentleman britannique et le brave garçon américain du SS idéal, ils sont au fond façonnés dans le même moule réunissant en lui les qualités de force et de séduction esthétique, de réserve et de violence, de dispositions à la générosité et à la compassion ou au combat acharné et impitoyable. Le fascisme et le national-socialisme ont démontré les effrayantes possibilités de la virilité moderne, une fois celle-ci réduite à ses fonctions guerrières » p.179.

Une autre virilité est-elle possible ? L’auteur s’interroge. Même si elle risque d’être infléchie, il y a peu de chances que la vision traditionnelle s’évanouisse. La publicité contemporaine montre des hommes normatifs sur le modèle américain : grands, souples, athlétiques, aux traits ciselés. Ce sont des « durs », ex-joueur de rugby ou ex-commando des marines.

« C’est par érosion et non par confrontation que l’idéal masculin s’est modifié à la fin du XXe siècle » p.184. La « culture jeune » de masse à réhabilité l’androgyne : les Beatles, James Dean, la Beat generation, Jane Birkin. A côté, les punks allemands font plutôt kitsch. Mais, en opposition avec le stéréotype masculin traditionnel, la modernité exalte le joyeux déchaînement physique, valorise les décharges affectives indisciplinées, accepte les cheveux longs et les vêtements unisexes. David Bowie, Boy George, Michael Jackson, contestent la masculinité et la féminité traditionnelle ; le stéréotype masculin s’érotise. « Malgré une plus grande égalité entre hommes et femmes, au sein de la famille en particulier, l’idéal masculin a jusqu’ici tenu bon. Sans être purement dépendant des relations de pouvoir, il se nourrit de tout un réseau de valeurs morales, sociales et comportementales. En tant que ciment de la société moderne, il sera difficile à vaincre. L’histoire pèse de tout son poids » p.194.

Il est utile de comprendre ainsi les ressorts de nos comportements. Comprendre ne veut pas dire forcément accepter ni modifier. L’histoire pèse en effet de tout son poids et les inerties de société ne se changent pas par décret. Nous ne sommes que des êtres partiellement libres, ayant été élevés et éduqués dans une société et une époque données, avec des modèles mâles et femelles particuliers véhiculés par le cinéma, les arts et la littérature. Nous devons surtout y vivre en bonne entente avec nos contemporains.

Ce modèle masculin de virilité je ne peux faire autrement qu’il me convienne, sous peine d’être inadapté et asocial. Tout au plus puis-je préciser ici ma conception relative de la beauté. Pour moi, l’idéal esthétique de l’homme et de la femme résulte de leur vitalité. La beauté est avant tout le résultat de la santé. En cela, je rejoins en tous points les Grecs antiques. Leur idéal est celui de la jeunesse où la santé est la plus vigoureuse, et ils font les dieux sur le modèle de l’éphèbe. Ce modèle rejoint la beauté utilitaire des sociétés traditionnelles où est qualifié de « beau » celui qui accomplit pleinement son être : prestance sociale issue de ses qualités de chasseur et de guerrier. La générosité – le fair-play – résulte de la puissance. Est généreux celui qui est au-dessus de tout cela, le grand pour le petit, le riche envers le pauvre, le sage envers le commun.

La femme est pour l’homme une compagne qui a ses qualités propres. Elle peut être guerrière ou sportive, ce n’en est que mieux pour devenir compagne d’égal intérêt qu’un compagnon ; les films d’action américains en sont désormais remplis, loin du stéréotype de la femme hystérique, pauvre petite chose aux appâts sexuels hypertrophiés et qu’il faut protéger. Que sa physiologie et sa psychologie soit différentes, c’est un fait, mais la société ne doit en faire ni une antithèse, ni une ennemie du masculin. Laissons être chacun dans son essence et que mille fleurs s’épanouissent.

L’équilibre auquel j’aspire ressemble fort à celui de l’Antiquité, avec deux millénaires et demi d’écart. Je suis surtout très loin des enflures disciplinaires de la bourgeoisie industrielle comme de la barbarie des militarismes bottés. Pour moi, est beau qui s’accomplit pleinement comme la fleur s’ouvre au soleil.

George Mosse, L’image de l’homme – L’invention de la virilité moderne, 1996, Pocket 1999, 250 pages, occasion

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Confirmation des tendances aux européennes

Une surprise, les résultats des élections européennes ? Pas vraiment. Nous l’avons dit, les gilets jaunes ne représentent qu’eux-mêmes, morcelés. Leurs listes électorales ont fait un score ridicule. Le Rassemblement national a raflé la mise des déçus de la mondialisation et des oubliés de l’administration ; là encore rien de neuf. La République en marche a consolidé ses positions et arrive presque ex-aequo. Quant aux Verts, leur score est loin d’être une surprise puisque, nous l’avons dit, ils représentent une idée plus que des personnes ou même un programme.

Examinons chacun de ses arguments.

Karl Marx avait raison, les petits-bourgeois n’ont aucune conscience de classe et se comportent comme des pommes de terre dans un sac. Dès lors, parler de lutte de classe n’a pas beaucoup de sens, sinon pour faire simple dans les médias. Chacun veut sa liste et son programme et surtout pas qu’un autre parle à sa place. C’est bien ce qui arrive aux gilets jaunes dont les listes comme Alliance jaune fait 0,54 %, les Oubliés de l’Europe 0,23 %, le Parti pirate 0,14 %, le Mouvement pour une initiative citoyenne 0,03 % ! Mais l’idéologie du petit-bourgeois forme aussi le cœur des mouvements fascistes dans l’histoire. Selon Wikipédia, « le fascisme est un système politique autoritaire qui associe populisme, nationalisme et totalitarisme au nom d’un idéal collectif suprême ». Manque aux gilets jaunes l’idéal ; ils ne veulent qu’augmenter leur ration de soupe et recevoir considération des puissants. Pour cela, ils braillent et cassent.

Ils ont parfois à comportement proche des exactions des chemises noires de Mussolini, comme samedi dernier au Mans, au domicile du secrétaire d’État l’égalité hommes femmes Madame Schiappa. « On n’est venu te crever » ! Démocratique, non ? À une heure du matin, sifflets, cornes de brume, pétards, frappes aux fenêtres, tout a été fait pour terroriser les enfants et la famille de cette féministe (souvent maladroitement activiste), auteur d’une loi contre le harcèlement et de l’extension de la définition du viol. L’exaltation des valeurs traditionnelles masculines et une autre face des mouvements fascistes. Les opposants sont considérés comme des ennemis intérieurs et non plus le statut d’humains.

De ce genre de comportement violent aux brutalités du fascisme de type mussolinien, poutinien ou erdoganien, il n’y a qu’un pas. Ce qui explique pourquoi le Rassemblement national a fait le plein des voix, rameutant non seulement ceux qui croient en l’extrême droite, mais aussi ceux qui veulent bouleverser le système et se venger du mépris des élites. Les gilets jaunes modérés se sont abstenus, les gilets jaunes radicaux ont voté Le Pen. Mais ce vote, si spectaculaire qu’il paraisse, n’est qu’un feu de paille tant que le parti de Marine et sa dirigeante sont aussi indigents en termes de programme et de projet politique. Voter au Parlement européen engage moins que voter au Parlement national et si la voie des extrêmes se fait entendre, elle promet trop la lune pour engager une politique crédible. Le nombre de députés du Rassemblement national Parlement européen va d’ailleurs baisser, tout comme celui des nationalistes aux Pays-Bas, en Slovénie et en Finlande. Les partis nationalistes sont d’ailleurs divisés et ne forment pas un parti unique en Europe. Il y a d’ailleurs contradiction entre nationalisme et union européenne, donc guère d’avenir au Parlement.

Le mouvement français participe de la hausse des mouvements populistes en Europe, moins portés vers un nationalisme à la Mussolini que par le ressentiment et la rancœur de ceux qui demandent protection. Ils veulent en finir avec le laxisme à prétexte moral que la gauche socialiste et les sociaux-démocrates chrétiens ont longtemps utilisé pour faire honte à ceux qui réclament des frontières, le respect des règles et la réciprocité des échanges. Le monde devient plus dur et plus égoïste sur ses intérêts, en témoignent les États-Unis, la Chine, la Russie, la Turquie, le Royaume-Uni, l’Inde, le Brésil, Israël, et tant d’autres. Pourquoi pas nous ?

La montée du score écologiste ne doit pas faire illusion : on vote écolo quand on ne sait pas quoi voter d’autre et, une fois encore, le vote pour l’Europe engage moins que le vote pour des représentants nationaux. Les jeunes sous 30 ans, qui n’ont participé que pour environ 40 %, sont lassés de la politique politicienne emplie d’egos en lutte pour la vanité médiatique, dont le parti socialiste il y a 10 ans à peine a montré toute l’ampleur. Ils préfèrent voter pour des partis différents, mettant leur universalisme et leur générosité pour la planète et la santé plutôt que pour des programmes ouvriéristes ou misérabilistes. La poussée verte n’apparaît d’ailleurs que dans les pays développés de l’Ouest de l’Europe tels que l’Allemagne, l’Irlande, la Belgique et la France. Il s’agit d’un luxe de riches plus une conscience culturelle qui porte au-delà du quotidien. Il y a quelque chose aussi d’une nouvelle religion après les utopies mortes du communisme, de la social-démocratie humaniste et tu droitdelhommisme sans frontières. Il ne faut donc pas exagérer la poussée verte en termes politiques.

L’effondrement est en revanche confirmé pour la gauche morale (Hamon, Glucksman) et les discours radicaux hors de toute réalité du monde (France insoumise, Parti communiste). La faute de la gauche française a été clairement de nier, puis de minimiser les conséquences migratoires par un discours bêlant d’intentions généreuses doublé de leçons de morale sur le péché d’égoïsme, sans surtout ne rien faire de concret pour prévoir, limiter et adapter les migrations aux possibilités humaines d’intégration de cultures différentes. Le peuple se rebiffe dans presque tous les pays et le repli est extrême car il n’a pas été géré dans la durée.

Sauf au Royaume-Uni où la liste du Brexit de Farage l’emporte avec 31,5 %, les listes eurosceptiques font de petits scores. En France, Asselineau ne réunit que 1,17 %. Le problème n’est pas l’Union mais la technocratie qui la gouverne. Le nouveau parlement élu va rebattre les cartes et pousser vers ce que demandent les peuples : des frontières contre l’émigration sauvage, une protection stratégique, des barrières économiques et écologiques.

Restent les partis de gouvernement, confortés dans 17 pays sur 28 : l’Italie de Salvini, l’Espagne socialiste, la France de la République en marche par exemple. Leur tâche est difficile et leur score prouve qu’ils résistent plutôt bien. Même si Emmanuel Macron a plus parlé qu’il n’aurait dû, la liste Loiseau est deuxième avec un écart symbolique de 0,9 % par rapport au Rassemblement national, bien loin en avant des suivantes. Un socle centriste raisonnable assure encore la vie quotidienne de la République. Mais il doit désormais tenir compte des peurs populaires et des aspirations des jeunes pour la planète, tout en continuant à gérer au mieux le déficit trop grand, la fiscalité trop lourde, l’écologie exigeante et les relations de force avec les grandes puissances – dont l’Allemagne toute proche. Les titres de certaine presse sur « limiter les dégâts » (les Échos), sont très exagérés.

Pour le moment, il ne se présente aucune alternative crédible en France à la République en marche. Les Républicains de Laurent Wauquiez ont un score divisé par deux, la gauche socialiste s’est morcelée, la gauche radicale se ridiculise, quant au Rassemblement national, redisons-le, il n’offre pour le moment qu’un défouloir et pas un programme réaliste ni crédible. Seule la liste du Parti animaliste, qui réunit 2,18 % des votes, est une nouveauté. Elle rend compte des nouvelles sensibilités qui traversent la société moderne contemporaine et doit faire réfléchir sur la suite. Mais on ne fonde pas une politique européenne, ni même nationale, sur le seul amour des petites bêtes.

Au Parlement européen, la recomposition élargira le débat et les deux partis prédominants que sont le PPE conservateur et le S&D socialiste devront faire place à un ou deux groupes supplémentaires dont le centre libéral apparaît charnière. La démocratie sera plus représentative et poussera peut-être le Parlement à prendre des positions plus efficaces pour l’intérêt général européen. Mais rappelons que c’est la Commission qui gère l’Europe, c’est-à-dire la réunion des chefs d’État et de gouvernements nationaux.

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François-Xavier Bellamy, Les déshérités

A 29 ans, ce natif de Versailles scout d’Europe, qui fit Henri IV avant d’intégrer l’Ecole normale supérieure, a tout compris de la crise de l’Education nationale. Cet essai, paru en 2014, en témoigne. Il reste malheureusement d’actualité. Les déshérités sont cette génération née dans les années 1980 sous Mitterrand et la gauche au pouvoir, qui non seulement n’a pas été éduquée mais qui a été laissée à ses pulsions, désirs et démons. Quoi d’étonnant à ce que cette pédagogie laxiste ait produit des « sauvageons » ?

En deux parties, le professeur agrégé de philosophie donne son diagnostic et ses préconisations. Pour lui, les Lumières ont été entachées du poison corrosif de la critique individualiste par Descartes qui doute de tout, puis du rêve naïf écologique du retour à la nature prônée par Rousseau pour qui toute société est artificielle et détruit la nature profonde de l’homme, enfin de l’idéologie rigide de la domination développée par Bourdieu qui fait de la tradition un carcan, des classiques un impérialisme et de la langue un fascisme.

Le diagnostic surtout est réjouissant, les préconisations plus faibles. Bellamy, désormais tête de liste aux Européennes pour les Républicains, donne la cohérence du laisser-faire au laisser-aller poste soixante-huitard des IUFM et autre officines idéologiques « de gauche » qui ont détruit l’idée même d’éducation au profit de l’animation. « Nous nous sommes passionnés pour le doute cartésien et l’universelle corrosion de l’esprit critique, devenus des fins en elles-mêmes ; nous avons préféré, avec Rousseau, renoncer à notre position d’adulte pour ne pas entraver la liberté des enfants ; nous avons reproché à la culture d’être discriminatoire, comme Bourdieu, et nous avons contesté la discipline qu’elle représentait. Et nous avons fait naître, comme il aurait fallu le prévoir, « des sauvages faits pour habiter dans les villes » p.156. La phrase citée est de Rousseau dans L’Emile. L’illettrisme a prospéré, la compréhension d’un texte diminué, l’agilité mathématique s’est réduite, comme le montrent les différentes enquêtes PISA pour la France.

« Cette crise de la culture n’est pas le résultat d’un problème de moyens, de financement ou de gestion ; c’est un bouleversement intérieur. Il s’est produit, dans nos sociétés occidentales, un phénomène unique, une rupture inédite : une génération s’est refusée à transmettre à la suivante ce qu’elle avait à lui donner : l’ensemble du savoir, des repères, de l’expérience humaine immémoriale qui constituait son héritage. Il y a là une ligne de conduite délibérée » p.12.

L’écologie devient à la mode, et ce n’est pas un hasard ni une « urgence pour la planète » mais ce diktat de l’émotion à la Rousseau qui n’a jamais quitté le cœur des Français depuis l’origine des Lumières. Plus l’homme a perfectionné la culture, selon le Genevois, plus il s’est perdu en s’éloignant de sa nature. Dès lors, toute société est vue comme corruptrice et le bon sauvage est érigé en modèle naturel, tel Adam avant la Chute. L’auteur, catholique, se garde bien de mentionner ce parallèle des idées de Rousseau avec celui de la Genèse dans la Bible. Mais le fait est là : la connaissance est un péché originel et Rousseau prône l’ignorance comme règle de vie à son élève.

Seul ce qui est immédiatement utile doit être expérimenté et l’enseignement d’Emile doit se borner à cela. Les livres sont des dangers (comme les bibliothèques expurgées des collèges catholiques ou la surveillance puritaine des diacres dans les paroisses américaines). Émile n’a le droit de lire qu’à 12 ans, et qu’un seul livre, Robinson Crusoé. « L’enfant ne doit rien faire malgré lui ». D’où les animations plutôt que les apprentissages dans les classes, les jeux plutôt que les leçons, les expériences et cas pratiques plutôt que les exposés théoriques, et ces fameux QCM plutôt que les questions ouvertes aux examens. L’incompétence est préférable aux connaissances acquises de seconde main. Émile devient donc un sauvage social, « il exige rien de personne, et ne croit rien devoir à personne. Il est seul dans la société humaine ; ne compte que sur lui seul », Rousseau cité p.80.

D’ailleurs, selon Bourdieu, la culture est un arbitraire culturel, celui imposé par la classe dominante. Le savoir de l’école n’est donc pas meilleur que n’importe quel savoir sauvage. Ce qui encourage évidemment les plus paresseux à ne rien foutre et excuse les profs de leur impéritie : c’est toujours la faute des autres ou du « Système ». « L’autorité pédagogique est ainsi dénoncée comme un pouvoir violent au service de la reproduction des rapports de domination, dissimulé derrière le mythe irrationnel d’une promesse d’égalité. Ce diagnostic ne pouvait pas apporter de remèdes : il signait l’arrêt de mort de la transmission, désormais définitivement criminalisée » p.104.

Il n’en reste pas moins qu’il n’était pas utile d’attendre la génération 68 pour constater les ravages de l’inculture. L’enfant sauvage Victor de l’Aveyron, découvert en 1797, a montré qu’un gosse isolé qui n’a acquis aucune culture transmise par des humains mais a toujours vécu dans la bonne nature, est resté une sorte d’animal – non pas épanoui naturellement, mais handicapé sensoriel et mental. « Parmi tous les êtres vivants, l’homme se distingue par le fait qu’il a besoin de l’autre pour accomplir sa propre nature ». Nous ne sommes pas une espèce programmée comme les abeilles ou les fourmis, ni apte à une éducation basique fondée sur une courte période d’imitation comme les chats, mais des êtres sociaux qui ont besoin de la société pour devenir humain.

Définir des règles, poser des limites, parler selon une langue au vocabulaire et à la grammaire éprouvés par l’histoire, lire des textes anciens, sont autant d’expériences indispensables pour devenir soi-même et former sa propre pensée. Nul ne peut devenir indépendant sans avoir appris à l’être. Oui, les mots choisis permettent de découvrir ses propres sentiments et nuances de pensée ; oui connaître l’orthographe des mots libère de la maladresse d’écriture ; oui, apprendre des récitations fait acquérir du vocabulaire. Lorsque l’on a rien de tout cela, l’expression ne peut pas passer par le langage et passe par les poings – alors la violence remplace le débat.

Nous en sommes là dans les banlieues, laissées à elles-mêmes et à leur sauvagerie. Le profil des terroristes de Charlie, de Toulouse ou de l’hypermarché kasher le montre à l’envie. Ce n’est pas la religion qui a armé les barbares, mais leur inculture crasse qui les a isolés de la société et a engendré leur violence à prétexte spirituel. C’est ce que l’auteur indique dans une postface de 2015 et nous le suivons volontiers. Il est inutile de faire des cours de morale féministe, antiraciste et pour la tolérance, mieux vaut apprendre sa propre culture de façon à créer une base à partir de laquelle goûter les différences et les apprécier. On ne s’ouvre aux autres que lorsque l’on est sûr de soi. Qui n’a ni les mots ni les valeurs assurées, a peur de tous ou de tout et réagit par la violence à tout ce qui le dérange. « Quand « aimer », « estimer », « apprécier », « admirer » sont invariablement remplacés par « kiffer », le problème n’est pas seulement que l’expression perd sa précision, mais surtout que l’émotion perd sa richesse » p.136.

Et l’ignorance rend esclave du divertissement marchand et des pensées uniques du populisme. Les dictatures ont toujours brûlé les livres et un fameux nazi déclarait volontiers : « lorsque j’entends le mot culture, je sors mon revolver ». Du bûcher des écrits au bûcher des sorcières et des fours, il n’y a qu’un pas. « Nous avons décrété que la langue était fasciste, la littérature sexiste, l’histoire chauvine, la géographie ethnocentrique et les sciences dogmatiques – et nous ne comprenons pas que nos enfants finissent par ne plus rien connaître » p.152.

François-Xavier Bellamy prône donc un retour à la transmission assumée de la culture par l’Education nationale. Cela ne signifie pas un retour aux années 50, mais la fin du pédagogisme et du spontanéisme dont nous constatons les ravages. Il s’agit d’être soi-même, mais pas contre les autres. Les particularismes ne sont pas des ennemis et nous devons les cultiver, non pas parce que nous les considérons comme supérieurs à ceux des autres, mais parce que ce sont les nôtres et que nous ne sommes ni indéterminés, ni indifférenciés, ni surtout indifférents. « Un individu sera considéré comme tolérant dans l’exacte mesure il parviendra à faire comme si la différence n’existait pas. Par là, en réalité, nous ne valorisons pas la diversité, mais plutôt au contraire l’indifférence à la diversité » p.172. Jetez un œil  aux Ricains, c’est exactement ce qu’ils font !

D’où le tropisme pour la jeunesse de la société contemporaine, cette période indéterminée ouverte à l’infini des possibles et qui refuse l’enfermement dans des choix adultes ou même sexuels avec le « genre ». Ce refus de la responsabilité par ceux qui sont censé avoir acquis la maturité génère une grande anxiété parmi les jeunes. Ils n’ont plus de repères et se demandent qui imiter pour devenir eux-mêmes. Rien d’étonnant à ce qu’ils suivent désormais les héros des séries télévisées – évidemment américaines, ce qui colonise un peu plus leur esprit pour le divertissement marchand et la domination numérique des GAFAM. D’autant que ne pas transmettre la culture permet aux classes aisées de se distinguer en la transmettant entre soi, en famille, laissant les pauvres et les ignorants dans la crasse scolaire. « Cinquante ans aprèsLes Héritiers(de Bourdieu et Passeron) notre système éducatif, largement influencé par cette condamnation de la transmission, est devenu le plus inégalitaire d’Europe » p.203. CQFD.

Cet essai cohérent et percutant, facile à lire, montre les origines de la bêtise contemporaine. Pas besoin « d’être d’accord » avec ses idées politiques pour s’enrichir de lire l’auteur. Il pourfend avec raison cette dérive de la raison des Lumières qu’est le culte du soupçon, la croyance au paradis perdu et la culture de l’excuse. De quoi bien mieux comprendre notre époque.

François-Xavier Bellamy, Les déshérités ou L’urgence de transmettre, 2014, J’ai lu essais 2016, 223 pages €6.50 e-book Kindle €11.99

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La honte jaune

Les gilets pouvaient avoir des choses à dire sur la fiscalité et l’organisation économique inégalitaire dans notre pays. Mais « les » gilets n’existent pas : ils se révèlent un agglomérat de pommes de terre mises dans le même sac par des médias en mal de chocs. Les premiers gilets jaunes ont obtenu qu’on les écoute et 10 milliards d’euros ont été consacrés à mettre du baume au cœur de leur malaise. Ce n’est pas suffisant car on ne règle pas une situation durable par un versement de circonstance. Mais changer de modèle prend du temps et le grand débat en est l’initiation qu’il faudra suivre dans la durée.

Débat démocratique que refusent les plus radicaux des gilets, la honte des jaunes : ceux qui aiment à casser ou à regarder autant excités qu’enamourés les plus violents casser pour eux. Ça fait du buzz, coco ! Les médias lassés autant que l’opinion après quatre mois et dix-huit baroufs de démolition systématique, ont besoin de chocs supplémentaires pour s’intéresser encore à ces gilets qui s’effilochent et dont le jaune se noircit.

Car le « mouvement » rassemblait au départ le ressentiment des classes très moyennes qui se sentaient glisser sur la pente du déclassement. Elles étaient sociologiquement les mêmes qu’en Italie dans les années 1920 et en Allemagne dans les années 1930 : une marge de manœuvre du fascisme et du nazisme. Pourquoi la France a-t-elle à cette époque résisté au « mouvement » ? Peut-être parce qu’elle était un Etat établi depuis plus longtemps, avec une identité plus forte que l’amalgame trop récent des royaumes italiens et des principautés allemandes sous la férule de la Prusse. Mais aujourd’hui ? Parce qu’il n’y a aucun projet équivalent à celui du fascisme dans l’offre politique, qu’aucun chef charismatique n’émerge (autre que la pâlotte Marine à la peine), et que les individualismes exacerbés de l’ultra-modernité sont allergiques à tout collectif, donc aux partis.

Reste le nihilisme : depuis le « ça ne changera jamais » des fatalistes qui rentrent lentement chez eux en préparant d’autres actions plus ciblées (sur l’écologie ou les salaires) aux extrémités de la violence aveugle, enivrée de son pouvoir sans limite lorsque la foule anonyme permet n’importe quel déchainement en toute impunité. Là est le fascisme : dans l’ultra-individualisme qui mandate Anders Breivic et Brenton Tarrant (suprêmes racistes blancs) et Mohammed Merah ou autres Kouachi (dévots de la lettre d’Allah au point de se croire sans aucune humilité Son bras armé) autant que les Black blocs anars qui se revêtent de noir – la couleur de la mort – pour commettre leurs méfaits. Ils sont nés en Allemagne de l’est, le pays vitrine du socialisme triomphant ; ils font des émules en Occident, pays des libertés mais du chacun pour soi.

Réclament-ils un niveau décent de revenus, d’éducation et de santé ? Pas même, ils réclament un idéal pour lequel se battre et pas un niveau de croissance. Hier d’extrême-droite poussés par Poutine pour déstabiliser la France, en pointe sur les sanctions après l’annexion de la Crimée (environ 40% des gilets jaunes au début), ils sont aujourd’hui plutôt anarchistes et d’extrême-gauche, du moins à Paris. Le grand remplacement des gilets jaunes a commencé et il menace la démocratie.

Les petits-fils de Mélenchon qui cassent du capitaliste ne savent pas qu’ils vivent en Etat de droit. Pour eux, c’est naturel ; ils ont le « droit » de manifester. Qu’en serait-il si leur chef chéri parvenait au pouvoir ? Autant Poutine que Chavez ou Castro (ces modèles politiques de Mélenchon) feraient très vite tirer dans le tas et enverraient les survivants en camp de rééducation par le travail. Cela apprendrait par la force à ces cervelles de piafs égoïstes incapables de servir le collectif, à respecter le travail des autres. Pour un kiosque à journaux brûlé sur les Champs-Elysées, cinq ans de travaux forcés à bâtir des kiosques dans toutes les villes du pays. Pour un meurtre évité in extrémis en foutant le feu à un bâtiment dont le rez-de-chaussée est une banque, vingt ans de goulag.

Est-ce à ce genre régime qu’ils aspirent ? Est-ce à ce genre de régime qu’ils poussent les citoyens modérés prêts à voter autoritaire pour endiguer l’intolérable ? Lorsqu’on les attrape, ces petites frappes, ils apparaissent tout aussi soumis que les autres à la Consommation mondialisée venue du modèle yankee : Smartphone Apple dernier cri, YouTube évidemment où ils se mirent, Facebook où ils commentent leurs exploits, Twitter pour dénigrer et injurier tous ceux qui ne sont pas de leur bande, chaussures Nike et jean Lewis, rock alternatif US dans la tête. Ils sont les frustrés de la marchandise, les laissés pour compte de la globalisation heureuse, les nuls de l’emploi – ce pourquoi, comme des gamins vexés, ils cassent les jouets. Que personne n’en jouisse puisque je n’y ai pas accès !

La démocratie, c’est autre chose : c’est participer au grand débat, apporter sa contribution, voter aux élections, se proposer pour agir à son niveau – dans les associations, les communes, les partis.

Le contraste est flagrant entre des gilets jaunes en capilotade, qui marchent en rond, et les marcheurs pour le climat de la génération d’après. Les nihilistes adultes destructeurs du monde sont dépassés par l’espoir plein de vie de la jeunesse en fleur. Malgré leurs naïvetés et l’emprise de la mode les adolescents, menés le plus souvent par les adolescentes, sont dans le positif – pas dans le négatif. Ils pensent au futur, pas au no future.

D’ici peu, on ne parlera plus des gilets jaunes, ces patates égoïstes du sac sociologique ; mais on continuera à parler des filles et jeunes, cet espoir collectif en un demain vivable.

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Georges Simenon, Pedigree

Simenon n’est pas seulement auteur de romans policiers avec le commissaire Maigret en héros. Simenon est auteur tout court. Après deux volumes repris dans la collection, qui recueillent 21 romans (dont quelques Maigret), la Pléiade édite sous le titre Pedigree les romans et essais autobiographiques de l’auteur : ceux qui constituent son « identité ».

L’auteur est en effet belge né d’un père Liégeois et d’une mère aux origines hollandaises et allemandes. Lui a vécu surtout en France, aux Etats-Unis et en Suisse. D’où sa volonté pour ses enfants, et surtout pour son premier fils Marc, de leur donner un pedigree. Un jour de 1940, un médecin apprend à Georges Simenon qu’il est malade du cœur comme son père avant lui et qu’il n’a peut-être plus que deux ans à vivre. Le diagnostic sera infirmé plus tard mais Simenon se préoccupe de donner à son fils une lignée, de lui raconter pour plus tard ce père qu’il n’aura peut-être qu’à peine connu. Uniquement les années de jeunesse, jusqu’à l’adolescence et l’émancipation par le travail. Comme un exemple pour le guider. Il commence par Je me souviens, un récit édité en 1945 qui connaîtra plusieurs procès en diffamation de la part de gens qui se sentent moins bafoués dans leur honneur (qui se souviendrait d’eux sans le livre ?) qu’avides des gros sous d’un auteur riche et célèbre. Ce pourquoi il transforme ce récit en véritable roman, dont la trame est autobiographique mais les noms des personnages changés et les dates réajustées à sa fantaisie. Il l’intitule Pedigree. Si tout y est vrai, rien n’y est exact.

Un pedigree est une carte d’identité pour animaux ; elle dit de qui l’on descend et privilégie l’hérédité. Simenon utilise ce concept animal avec ironie : « Quant à certains hommes qui ont aussi un pedigree et qui s’en vantent, comme leurs aïeux n’ont jamais vécu à l’attache ou dans une cage, il est difficile de donner entière créance à leur parchemin. » (Je me souviens… p.957). Ecrit fin 1940, ce passage est une claire allusion aux nazis qui se vantent de leurs origines « pures », comme s’il n’y avait jamais eu invasions, viols ou intermariages pour cause de grande épidémie. Simenon n’aime pas trop les Allemands, ayant été adolescent entre 1914 et 1918 sous l’occupation de la Belgique par les cruelles troupes du Kronprinz. La ville de Visé fut brûlée par l’armée allemande le 15 août 1914, détruisant plus de 600 maisons ; armée qui n’a pas hésité, plus tard, à fusiller 300 habitants pour résistance à leur avance. Les germes du nazisme étaient déjà présents dans le tempérament prussien de 1914.

S’il écrit pour son gamin, c’est donc moins pour se vanter de ses origines biologiques que pour définir ses origines sociales. Il croit au milieu et à la culture plus qu’à l’hérédité, à l’exemple des parents plus qu’au sang. Il décrit donc ce milieu des petites gens parmi lesquels il a évolué. Cet entourage est fourni et très divers, il se distingue des riches (que l’on n’aime pas) et du populeux (dont on veut se démarquer par les manières et la culture). L’enfant, déjà sensuel, sera fasciné par « les petits crapuleux » qui courent en bandes hurlantes dans les ruelles, les garçons à demi-nus l’été et en haillons superposés l’hiver, les fillettes sans culotte sous leur robe courte et qui s’asseyent en écartant les jambes. L’adolescent sera méprisé par ses condisciples aristocrates et grands bourgeois qui ne l’invitent jamais, même s’il paye sa part, et ira volontiers se frotter aux filles des rues qui cherchent des garçons dans la pénombre du couvre-feu ou dans les loges des cinémas. Ni riche, ni peuple, Simenon est de cet entre-deux des petites gens qu’il ne cessera de décrire dans ses romans et qui se compose d’une infinie gradation de strates.

Quoi de commun en effet entre la famille de son père, artisans de père en fils qui n’ont jamais bougé du seul quartier central de Liège, et la famille de sa mère, entreprenante et commerçante, que la soûlographie du père a conduite à la ruine ? Le papa de Simenon est un employé d’assurances heureux qui se contente de sa famille et du strict nécessaire ; la maman est névrosée, hantée par le déclassement et la pauvreté, ce qui la rend perpétuellement anxieuse et avare. Elle a toujours peur de gêner, rien ne va jamais : « Mon Dieu, Désiré ! ». C’est entre ces bancals que grandit l’enfant dont il escamote dans le roman le petit frère.

Mais chaque individu est unique et, si le milieu l’imprègne, il ne le conditionne pas. Le garçon observe, écoute, réfléchit. Il vit ses propres expériences dont sa mère surtout n’a rien à savoir. Elle qui fait une neuvaine à la Vierge chaque année pour que son garçon arrive « pur » au mariage, sait-elle qu’il s’est laissé violer avec jubilation, à douze ans et demi, par une fille de quinze ans ? Ces quelques pages de Pedigree (p.803-806) sont d’un grand écrivain. Elles disent avec intelligence toute l’émotion et la sensualité de cette expérience unique à cet âge. Loin de le « traumatiser », cela donnera au jeune Georges le goût sensuel des femmes.

Il raconte aussi sa quête d’identité adolescente, un jour en sabots et prêt à se faire raser la tête, un autre jour vêtu en dandy pour impressionner ses camarades. Ou comment il a lâché le collège lors de la maladie de son père pour travailler dans une librairie. Sa jeunesse, sa bonne volonté et son humeur gaie ont hérissé le patron qui n’y connaissait pas grande chose pour croire que Le Capitaine Pamphile était de Gautier et non de Dumas. Il en a profité pour se débarrasser du commis trop vif pour lui. Comment le Liégeois moyen de ces années 1920 pouvait-il se méfier autant des êtres jeunes ? Par dépit de ne plus en être ? Parce que cela troublait sa petite-bourgeoise torpeur ? Il y a là comme une indication de ce qui sera, quelques années plus tard, le fascisme : la révolte des jeunes contre les vieux des années 30. Le message au fond de Pedigree

Au-delà des oripeaux sociaux et du génétique, c’est bien la recherche de l’homme nu, de l’individu tel qu’en lui-même, que Simenon a en quête. En commençant par lui-même.

Georges Simenon, Pedigree et neuf autres romans et documents autobiographiques, Pléiade Gallimard, 2009, 1699 pages, €64.00

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Steven Saylor, L’étreinte de Némésis

Après l’enquête précédente huit ans auparavant, Gordien le Limier a adopté Eco, le fils muet que sa mère avait abandonné. Le jeune homme a désormais 18 ans et porte depuis quelques mois la toge virile. Gordien est amoureux de son fils, « il ressemblait à une statue de Narcisse contemplant son reflet sous le ciel étoilé » p.29. Il lui est aussi cher que son esclave égyptienne Bethesda, qu’il affranchira, épousera et dont il attendra un enfant à la fin.

Mais un coup est frappé un soir à sa porte du quartier de l’Esquilin à Rome : un officier, bras droit de Marcus Crassus, riche rival de Pompée, vient le quérir pour une enquête secrète. Dans sa villa de Baia, au nord du golfe de Naples, Lucius le cousin de Crassus a été assassiné. Comme la révolte de Spartacus bat son plein en Italie, deux esclaves sont vite soupçonnés, d’autant qu’ils ont pris des chevaux et ses sont enfuis. Les chevaux reviennent sans eux au matin.

Le scénario est trop simple pour le Limier, trop évident, comme si l’on avait mis en avant de faciles boucs émissaires dans une affaire privée et familiale un brin tortueuse. Crassus est très riche et se moque pas mal des esclaves. Lucius vivait dans une villa qui est la propriété de son cousin et, comme le bétail contaminé est abattu pour éviter toute contagion, tous les esclaves doivent être massacrés pour donner l’exemple. Rome se doit d’être impitoyable aux émules de Spartacus le Thrace qui tue les hommes et les garçons et viole les femmes romaines avant de piller les maisons. Aux jeux funéraires qui suivront les sept jours du deuil de Lucius, les quatre-vingt-dix esclaves seront sacrifiés dans une arène après les combats de gladiateurs sur ordre de Crassus.

Gordien est furieux, humaniste avant la lettre, préchrétien dans un monde pourtant resté bien païen au 1er siècle avant. L’auteur rejoue les bons sentiments de La Case de l’oncle Tom et assimile peut-être trop vite esclaves nègres des Sudistes avec les esclaves des Romains. C’est du moins l’impression qu’il laisse par sa propension à s’apitoyer sur n’importe lequel – surtout s’il est jeune et mâle. C’est le cas pour Apollonius, grec de 18 ans bâti en athlète avec une grâce de dieu, dont l’officier bras droit de Crassus est éperdument amoureux ; c’est le cas pour Alexandros, jeune Thrace musclé et velu dont Olympias, apprentie Sybille, aime à baiser le beau corps ; c’est le cas pour l’enfant Meto, vaillant et dégourdi, qui doit y passer avec les autres. Autant la précédente enquête était centrée sur Cicéron, autant celle-ci est intégralement centrée sur l’esclavage sous toutes ses formes : aux galères, au service dans la maison, aux champs, dans les mines.

Lucius a été retrouvé dans son atrium mais n’est pas mort sur place, quelqu’un l’a transporté. Il est décédé d’un coup violent à la tête mais l’arme n’a pas été retrouvée. Des documents comptables manquent dans la bibliothèque et de mystérieux plouf retentissent près du hangar à bateaux, en contrebas de la villa sur les hauteurs avec vue sur la mer. Flanqué d’Eco, Gordien enquête, mais piétine longtemps car l’énigme est particulièrement coriace.

Ce n’est qu’in extremis, après avoir interrogé la Sybille de Cumes environnée d’herbes odoriférantes et côtoyé les bouches de l’Hadès dans les vapeurs de soufre des solfatares, s’être à demi noyé pour découvrir une grotte dans la falaise, avoir été battu une fois et assommé une autre, qu’il va approcher la vérité. Mais celle-ci est à peine croyable. Est-ce vraiment lui le coupable ? Evidemment non, il n’y aurait de coup de théâtre sans cela car ce roman historique est aussi un roman policier. L’érudition n’empêche nullement l’action, ni l’enquête les sentiments familiaux. Autre coup de théâtre, Eco retrouve la voix, une émotion et quelques herbes suffisent à le guérir de cette inhibition due à une maladie d’enfance.

Le lecteur aura pénétré l’intimité de l’existence à la villa avec ses bains privés chauffés par le volcanisme, ses fresques décoratives de dauphins et poissons, ses élevages de murènes, ses plats d’oursins au cumin sous la lumière douce de Campanie. Il mesurera aussi l’inflexibilité de la loi romaine et la cruauté de la fameuse « vertu » vantée dans les textes classiques sur lesquels nous avons peiné au collège en classe de latin. Les Romains sont loin des Grecs, plus matérialistes et concrets, moins cultivés et intellectuels. Marcus Crassus a parfois même des propos de « vertu romaine » qui susciteront le fascisme, tant la grandeur de Rome passe avant les sentiments des individus. Steven Saylor rend bien l’esprit du temps, malgré une faiblesse anachronique pour les esclaves. Némésis, la juste colère des dieux, ne permet pas tout aux humains : l’équilibre doit être respecté pour l’ordre du monde.

Steven Saylor, L’étreinte de Némésis (Arms of Nemesis), 1992, 10-18 Grands détectives2000, 368 pages, €3.24 e-book Kindle €9.99

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Alain Finkielkraut, Un cœur intelligent

La génération née avant-guerre attendait les œuvres des « littéraires » comme la génération d’aujourd’hui attend la dernière série américaine. Les auteurs étaient des marques et chacun appréciait, durant les trajets en métro ou en train ou le soir avant de s’endormir, leurs facéties et leurs pensées. C’était hier. Aujourd’hui, envahis de télé et de net, de mobiles et de réseaux sociaux, la « pensée » se dilue dans le magma de la « com’ ». Les livres sont réduits aux objets, voire au twitt, des marchandises « vues à la télé » ou rigolées dans le buzz. On les achète « pour consommer tout de suite » entre un paquet de lessive et un kilo de tomates. Cela donne du jetable à la Nothomb, des dictées courtes à la Delerm, du prêt à penser – tout un histrionisme de papier que l’horreur de s’encombrer fera bientôt donner au recyclage.

Rien de tel avec Alain Finkielkraut. Grand Français né à Paris de parents venus d’ailleurs, agrégé de lettres modernes, vingt-cinq ans enseignant l’élite polymatheuse avant d’être élu Immortel, il renoue avec ses ancêtres intellectuels des années 50. Il lit, il pense, il prend du temps – contrairement aux fronts bas et masques de bêtise immonde de ceux qui l’ont conspué samedi dernier sous couvert de « gilet jaune ». « La France est à nous ! » braillaient les imbéciles, tandis qu’Alain Finkielkraut était la preuve même de la méritocratie française.

La populace sait-elle lire ? A regarder les interjections des « réseaux sociaux », ça gonfle (version bas-ventre), ça déprime (version cœur d’artichaut), ça prend la tête (version beauf potache). Or, nous dit Alain Finkielkraut, la lecture nous fait homme. C’est-à-dire ni ange, ni bête, ni « bureaucrate (…) d’une intelligence purement fonctionnelle », ni « possédé (…) d’une sentimentalité sommaire, binaire, abstraite, souverainement indifférente à la singularité et à la précarité des destins individuels » p.9. En bref sans la littérature, cette médiation, « la grâce d’un cœur intelligent nous serait à jamais inaccessible » p.10.

Le fascisme de rue en chemise jaune est l’occasion de relire un livre paru en 2009, un livre de lectures, neuf exactement, toutes du XXe siècle. Un seul Français : Albert Camus ; deux Russes et deux Américains, un Tchèque, un Allemand et une Hollandaise. Ajoutons (le total peut être supérieur à 100) au moins deux Juifs. On sait la sensibilité juive écorchée de Finkielkraut qui le fait parfois déraper dans l’irrationnel quand il s’agit de la politique, cette mauvaise foi permanente. Rendons-lui grâce de sortir de sa culture identitaire (contrairement à ses conspueurs) pour apprendre d’autres écrivains qui ne sont pas de son ethnie. Mais ils sont de sa « culture » et c’est ce qui importe. Nous savions Alain Finkielkraut doué d’une grande intelligence ; il prouve qu’il a aussi du cœur.

Car ses lectures sont des passions. Elles nous font, certes, réfléchir sur l’humain, mais pas sans exemple incarné, éphémère, singulier. L’humain ne se réduit surtout pas à l’Humanité, cet objet d’abstraction d’une Histoire à la Hegel. L’humain est au contraire l’être là, devant soi, celui qui désire et qui aime, qui a du courage et de la lâcheté, ancré dans sa petite vie aussi respectable qu’une autre. « L’œuvre d’art, disait en substance Alain, ne relève pas de la catégorie de l’utile. Si l’on veut juger de sa valeur, on doit donc se demander non à quoi elle peut nous servir, mais de quel automatisme de pensée elle nous délivre » p.13.

C’est donc le Ludvik de Kundera qui écrit par dérision « vive Trotski ! » à sa fiancée partie en formation militante. Ce qui enclenche l’engrenage de la bêtise socialiste, du Complot contre le Peuple, du grain contre la marche de l’Histoire, en bref tout ce « sérieux » ineffable des croyants.

C’est l’Ivan de Grossman, dénoncé par un « camarade » de Parti, qui se refuse à condamner le délateur en montrant que chaque Judas est un être irréductible à son acte.

C’est le Sebastian de Haffner (l’auteur et son double) qui montre combien « l’encamaradement » des hommes tend à rendre l’Etat totalitaire, le groupe fusionnel comptant plus que tous les principes moraux. Ce qui réduit la « race » à la biologie alors qu’elle signifiait, dans l’Ancien Régime, « une forme de noble fermeté, une réserve de fierté, de force d’âme, d’assurance, de dignité, cachée au plus intime de l’être » p.89.

C’est le Jacques de Camus (son double là aussi) qui refuse d’abandonner l’existence humaine à l’Histoire et la justice concrète aux slogans militants.

C’est le Coleman de Roth, professeur d’université d’origine nègre qui s’est dit juif pour se marier, accusé de racisme par l’ignorance de langue de deux potaches qui séchaient les cours. Et tout l’engrenage de la moraline, de la bien-pensance abêtie de grégarisme médiatique, rejette ce mouton noir du consensus politiquement correct. Cela au pays des libertés américaines, évidemment.

C’est le Jim de Conrad, féru d’aventures et d’héroïsme dans ses rêves mais toujours en décalage d’un bon choix dans la réalité vécue. Il n’est jamais à la hauteur de la mission qu’il se donne et, au lieu de se contenter de vivre sa vie, il veut la créer, toujours en retard parce qu’il ne peut rien prévoir de l’inattendu.

C’est le narrateur sans nom des ‘Carnets du sous-sol’ de Dostoïevski, qui croit que l’intérêt et la volonté ne font qu’un, ne réussissant dans l’existence qu’à se rendre invivable. Egoïste, aigri, cherchant à se faire reconnaître, il se rend inexistant.

C’est l’Austin de Sloper qui croit être avisé et aimant en montrant à sa fille combien son soupirant est un coureur de dot, faible et inintéressant. Au risque d’inhiber un destin qui aurait pu être heureux, sait-on jamais ?

C’est la Babette de Blixen, servante française communarde exilée en Suède luthérienne, qui monte un banquet énorme avec ses gains de loterie pour affirmer que l’art est plus fort que l’ascétisme croyant. Parce que l’on vit ici et maintenant et pas dans l’éternité ; avec tous nos sens et pas en purs esprits ; avec les autres hommes et pas avec ses seuls principes.

Ce sont tous ces « héros » trouvés dans la littérature qui font penser. Penser à l’esprit de sérieux, à la croyance en la Vérité absolue. Penser à la culpabilité du bon droit ou de la bonne conscience, à cette raison pure qui est comme un alcool sans eau : elle brûle immédiatement tout ce qu’elle touche en faisant disparaître aussitôt tout raisonnable. Finkielkraut dénonce à l’envi « les ravages provoqués par la prétention humaine à occuper la place que Dieu a laissé vacante » p.20 ou ceux qui se veulent « déchargés du fardeau de la liberté par l’instance qui s’assignait pour mandat la libération de tous les hommes » p.49. Il exalte plutôt la « révolte des modérés », ces humains trop humains et qui tiennent à le rester. Vous peut-être, moi en tout cas.

Il y a beaucoup à lire, à méditer, à citer, dans Un cœur intelligent. Il vaut bien mieux que les tonnes de littérature à l’estomac, aussi insipides qu’indigestes, qui peuplent à chaque rentrée les rayons. Voici un livre qu’on ne jette pas : on le transmet. Ce qui est peut-être le plus bel hommage.

Alain Finkielkraut, Un cœur intelligent, 2009, Stock/Flammarion, 282 pages, €20.30 e-book Kindle €6.49

Egalement sur ce blog : Alain Finkielkraut, Et si l’amour durait

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Egalité ou équité ?

Les gens confondent bien souvent les deux notions, dans une brume artistique née des lacunes de l’éducation. L’équité traite chacun selon ses particularités ; l’égalité traite tout le monde pareil. Dans un cas vous avez une attention, dans l’autre une globalisation.

Faut-il offrir à chaque personne ce qui lui est dû (équité) ou bien diluer l’offrande globale de façon arithmétique à part égale entre tous les sujets, les assujettis, les citoyens abstraits ? Il me semble que le « mouvement » des gilets jaunes s’inscrit dans cette confusion. L’Etat, dans sa grande abstraction, par la flemme de ses fonctionnaires décideurs et par le goût d’ouvrir le parapluie de la « neutralité », redistribue la manne de l’impôt sans tenir compte des particularités des ayants-droits. D’où le sentiment d’injustice de la plupart.

Les allègements d’impôt « pour la croissance » ont en effet été financés par la baisse des prestations « d’assistance » aux classes moyennes et populaires – qui arborent plus volontiers le gilet. Un article tout récent du sociologue Pierre Merle, paru dans La vie des idées, le montre bien. Si « les riches » payent plus sur leurs revenus, ils payent moins sur leur patrimoine – mais les épargnants modestes se voient laminés par le différé d’abolition de taxe d’habitation, la hausse de la CSG pour les retraités, la baisse des dotations sociales, la non-compensation de l’inflation pour les retraites et pour le Livret A – et le mauvais prétexte de « l’écologie » pour surtaxer carburant, électricité et automobile.

L’Etat français redistribue plus que les autres et, dans les statistiques, l’inégalité entre les plus riches et les plus pauvres y est moins forte qu’ailleurs. Mieux, elle s’est moins accentuée qu’ailleurs sur la dernière décennie malgré la mondialisation, l’essor des technologies et la crise financière. Mais les statistiques mesurent une masse et une moyenne, pas la dispersion des cas individuels. Globalement tout va mieux ; pour chaque groupe, c’est moins sûr.

Surtout lorsque la classe « moyenne » voit que les impôts qu’elle paye s’alourdissent alors qu’elle bénéficie de services en baisse ;  que les revenus qu’elle tire de son travail ne permettent plus de faire progresser son patrimoine comme avant, en tout cas moins que la classe immédiatement supérieure des plus aisés sans être « riches ». Quant aux « vrais riches », les ex-millionnaires aujourd’hui milliardaires, l’écart se creuse mais ils sont infiniment peu nombreux. S’ils attisent l’envie (et font rêver), ils ne constituent pas des rivaux en société : ils ont le talent sportif, artistique ou d’invention – ou sont héritiers. La classe « moyenne » ne ressent pas la jalousie de la classe populaire pour ceux qui « ont » ; elle exprime plutôt le ressentiment de ne plus pouvoir accéder à l’espoir de devenir un peu plus riche elle-même par le travail et par l’épargne – ce moteur de la démocratie. Elle paye (en proportion) autant d’impôts que les riches (qui en payent plus en volume) car les tranches d’imposition grimpent très vite, mais a besoin plus que les riches des services publics : écoles publiques, hôpitaux publics, transports publics, retraites publiques, aides publiques à l’emploi… Les vrais riches n’ont pas besoin de tout ça : ils peuvent se payer le privé.

D’où la rancœur de voir que « l’écologie » est un prétexte moral à leur faire encore plus payer de taxes sur leur mode de vie périphérique ou semi-urbain, sur la voiture, le chauffage, les vacances, les assurances obligatoires. La pression étatique les incite à quitter famille, campagne et pavillon pour rentrer en ville, où vivre en bobo sans voiture et en vélo, ayant peu d’enfant ou pas du tout en DINO (double income, no kids), prenant le TGV ou l’avion pour les congés et faisant livrer ses courses par Internet. Et ils n’ont pas leur mot à dire, le politiquement correct des intellos pilonnant les médias consentants pour déterminer le Modèle auquel se conformer. Les politiciens suivent le vent (comme d’habitude) et concoctent lois et règlements pour formater les comportements (bio, tri, transports électriques, patinettes et vélos n’importe où sur les trottoirs, à contresens des voies – mais 80 km/h sur les routes moyennes, interdiction progressive de tout diesel et des herbicides, taxe carbone, etc.). Le compte n’y est pas.

Dans cet égalitarisme, il semble y avoir des gens (les urbains hédonistes des métropoles) plus égaux que les autres devant la loi (uniforme partout et pour tous). Ce ne sont pas « les pauvres » qui endossent le gilet jaune : eux habitent les taudis des villes ou les cités des banlieues, ils ont des aides sociales et pas d’impôts. Ce sont les classes moyennes, surtout inférieures, qui ont la hantise de déchoir de leur position sociale et régresser, qui manifestent. Le terreau du populisme, terme générique qui englobe les volontés de « changer de voie » d’extrême-gauche et d’extrême-droite – mais dont on voit aujourd’hui, selon les enquêtes de terrain, que l’aspect conservateur, « réactionnaire », porté à droite, l’emporte sur le reste. En cas de « crise », le réflexe est de se protéger : ce qui fit il y a moins d’un siècle le lit du fascisme. Il ne faut pas avoir peur du mot : il faut examiner les faits.

Un « grand » débat national changera-t-il les choses ? Il permettra d’éclairer, de parler, d’approfondir – à condition d’y participer. Permettra-t-il d’adapter la redistribution, de corriger le « tout le monde pareil » et autre « je ne veux pas le savoir », typiques du traitement de masse de l’Administration à la française ?

Rien n’est moins sûr.

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La France vire-t-elle fasciste ?

Comme après la crise boursière des années 1930, vite devenue financière, économique et sociale, la crise boursière des années post-2008, vite devenue financière, économique et sociale, suit son cours. La dernière étape est inévitablement politique. Comme dans les années 30, le populisme un peu partout dans le monde occidental développe ses outrances, ses naïvetés et ses mensonges intéressés. Cela a abouti hier à Mussolini en Italie, à Hitler en Allemagne, à d’autres régimes ou partis plus ou moins autoritaires en Europe (Franco en Espagne, Horthy en Hongrie, le rexisme en Belgique, Pétain et Laval en France…).

Et aujourd’hui ? L’histoire ne se répète jamais, sauf que le tempérament humain reste le même. Les « réactions » pavloviennes aux mêmes événements produisent des mêmes comportements malgré l’histoire qui enseigne, la culture qui progresse, les années qui passent. Ce qui est arrivé hier arrive donc aujourd’hui : la révolte antiparlementaire, anti-représentative, anti-élite, anticapitaliste, antilibérale, anti-étrangers ; la peur du déclassement culturel, la hantise de dégringoler l’échelle sociale, de payer trop d’impôts par rapport aux autres, de ne pas avoir sa part du gâteau redistributif, d’être exclu du petit rebond de prospérité après crise. Ce fut le cas en 1925 en Italie, en 1933 en Allemagne, en 1936 en Espagne, en 1940 en France…

Les classes moyennes et populaire s’unissent alors pour contester « le système » : dans les années 30 les petits capitalistes, artisans et commerçants, les petits fonctionnaires et les intellos mal reconnus, les ouvriers qualifiés déclassé par le lumpenprolétariat, les retraités grugés par les impôts, les paysans laminés par la distribution. Tous ont formé le terreau du fascisme, du nazisme, du franquisme, du pétainisme, du rexisme… Le Parti populaire français rivalisait avec le Rassemblement national populaire et Solidarité française pour contester le pouvoir et prôner la démission du gouvernement et l’instauration d’un plébiscite par appel direct au « peuple ».

La passion était l’Etat seul et ni les partis, ni les élites, ni les administrations : « Tout dans l’Etat, rien hors de l’Etat, rien contre l’Etat ! » braillait Mussolini, ancien combattant et militant socialiste engagé devenu homme fort du fascisme naissant. Comme à l’école primaire, les gens primaires en appelaient au maître contre les frustrations dues aux copains plus habiles ou plus forts. L’Etat allait égaliser tout et tous, protéger la nation et « le peuple », nationaliser les profiteurs et rétablir les frontières contre les « étrangers » (tout en allant soumettre quelques pays nègres – comme l’Ethiopie – pour offrir de la promotion sociale aux incapables – mais blancs).

La revendication des frontières, de la France seule, l’égalitarisme jaloux et des impôts pour « les riches » reviennent aujourd’hui chez les fachos des ronds-points ; ils portent gilet jaune en guise de chemise noire, sauf que… manquent dans la France d’aujourd’hui les partis de masse et les hommes forts – machistes à la Poutine, Trump ou Bolsonaro. Cela fait une différence : si le terreau social est le même, la solution n’est pas trouvée.

Le fascisme voulait l’héroïsme contre l’égoïsme ; le gilet jaune étale son égoïsme (et moi ? et moi ? et moi ?), refusant toute organisation, programme ou porte-parole. Leur seul héroïsme consiste à tourner en rond – uniquement le samedi –  et à laisser casser les biens publics par des bandes couvées avec indulgence (ça fait du buzz à la télé). Tout patriotisme est absent, une seule revendication aussi vaine qu’inepte réussit seule à faire un semblant d’unanimité : « Macron démission ». Le président Macron, élu sans conteste en 2016, ne démissionnera pas. Alors quoi ?

Qui proposer à sa place ? La duccesse marinée en la peine, au casque chevelu décoloré pour faire propre aryen ? Le ducce du camion qui ne connait ni droit ni loi ? Le Dupont trop feignant pour vérifier ses affirmations avant de balancer un gros mensonge afin de Trumper son monde ? Quand ces matamores de ronds-points l’ouvrent, c’est pour se rendre ridicules. Faut-il écouter les leçons de démocratie de l’Italien arrivé par hasard au pouvoir contre l’immigration ? Le pays qui a inventé le fascisme tout comme la Russie qui a inventé stalinisme et goulag sont-ils vraiment des « modèles » pour la France ? Mélenchon se tait, ne voulant pas subir de sort de Karl Liebknecht ou de Rosa Luxembourg, tant les extrémistes de droite sont survoltés, jouant volontiers du couteau au Brésil ou en Pologne et menaçant « de mort » en France même les députés de la République. Le « socialisme » est inaudible, même si « Pépère » essaie de chevroter qu’un président ne devrait pas faire ça. L’opposition Wauquiez est aux abonnés absents, une hémorragie de militants centristes éclaircissent les rangs de « La » République (LR), sauf une poignée de sénateurs qui justifient leur fauteuil en creusant « l’affaire » des possibles dysfonctionnements de l’Elysée.

Alors qui, les gilets ? Un bon gros beauf tiré au sort ? Referait-on des élections présidentielles aujourd’hui, selon les sondages, ce serait… Macron qui repasserait : faute d’alternative crédible. Le problème avec le mouvement jaune est qu’il s’agit d’un agrégat sans lien autre que brailler ensemble et frire des merguez dans la grande fête « où l’on se parle » – pas d’un parti politique proposant un programme politique et des leaders politiques aptes à gouverner. Se sentir bien ensemble (un seul jour par semaine) ne fait pas un projet dans la durée. Un sac à patates, selon le mot de Marx, n’est pas une classe sociale consciente de ses intérêts.

Ce qui domine est l’anarchie. Ni Dieu, ni maître, ni Macron. Bon : et l’on se gère comment ? Par des référendums sur tout et n’importe quoi ? Par une mosaïque de revendications locales, tribales, minoritaires ? La juxtaposition des égoïsmes a-t-il jamais accouché d’un projet collectif ? On comprend sans peine pourquoi les gilets jaunes ne veulent surtout pas « participer » au grand débat : il est national et devra formuler des propositions de lois concrètes. Or ils sont bien incapables de s’élever au niveau de la nation (encore moins de l’Europe face aux géants du monde !), incapables de formuler des projets d’intérêt collectif autres que « Macron démission » et que « moi y’en a vouloir des sous » pour moi !

Ils se disent « apolitiques » ce qui est le signe, depuis Alain, d’un conservatisme qui ne propose aucun progrès. L’anarchisme de droite (à la Céline) est proche de l’extrême-droite mais refuse l’embrigadement (à la Brasillach) : il est une maladie infantile du fascisme, peut-on dire en paraphrasant Lénine. Seul le processus de brutalisation des années 1930, l’accoutumance à la violence verbale et physique – jusqu’aux menaces de mort – est préoccupant : il fait le lit du premier macho fort en gueule qui passera ramasser les miettes et les pétrira en parti puissant. Mélenchon aurait bien voulu jouer ce rôle, las ! l’époque est plutôt à droite et, sauf à virer Doriot (passé du communisme au fascisme d’un seul élan), peu de chance qu’il y arrive.

Le « mouvement » des gilets jaunes apparaît donc comme un geste, pas comme un acte ; comme une velléité, pas comme une volonté ; comme une jacquerie à prétexte fiscal, pas comme un projet pour le pays. Alors, non, la France ne vire pas fasciste. Pour le moment.

Les années 30 sur ce blog

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Christian de Moliner, Trop loin de Campo Villa

Dans une république bananière d’Amérique du sud parlant espagnol, un étudiant de bonne famille revient au pays. Sa mère, à la tête du parti libéral, l’a suppliée de ne pas le faire mais la queue est plus forte que le sentiment et le jeune homme veut absolument revoir son grand amour, la gauchiste rouge Virginia.

Il manque de se faire tuer par les éléments « progressistes » qui occupent l’université où siège Virginia au comité central. Elle ne veut plus le revoir car il est d’une famille exploiteuse et elle dans l’autre camp. Elle use cependant de son autorité pour le faire sortir du piège dans lequel il s’est volontairement fourré.

La bêtise succède alors à la stupidité. Francesco veut absolument assister au meeting libéral que va tenir sa mère, malgré les risques insensés que tous les « modérés » prennent toujours dans un pays en proie aux affres de la guerre civile. Il faut choisir son camp et la neutralité n’est pas de mise. Evidemment maman est assassinée par un garde que l’on a menacé en prenant sa famille en otage. Francesco appelle à une manifestation de protestation où – évidemment – des provocateurs viennent tuer encore plus.

Va-t-il s’en tenir là et quitter le pays comme le bon sens le voudrait ? Hélas, non. Le pays est pris entre révolutionnaires soutenus par Cuba et nationalistes soutenus par les Etats-Unis. Où se situer ? Les circonstances réclament un choix clair – tout comme en 1940. Francesco hésite et finit par se laisser enlever par les nationalistes qui voient en lui une belle prise politique.

Il râle, vocifère, refuse de collaborer, mais il n’a désormais plus le choix. Ou il choisit le refus et c’est la mort, ou il collabore même du bout des lèvres et il reste un espoir. Pour lui et pour son pays. Comme l’heure est grave, il est envoyé avec le grade de capitaine au fort de Campo Villa, qu’il doit défendre à la tête de sa compagnie. Il n’a aucune formation militaire mais l’instinct de survie et son intelligence font qu’il s’adapte au combat très vite et réussit à tenir. Au fond, ses scrupules de conscience se sont évanouis dès qu’il a vu que le Mal lui tirait dessus tandis que le Bien le défendait. Peu importe qui représente le bien et le mal, il s’agit d’abord de survie, « tel un fauve acculé » p.61.

L’instinct dicte aussi le sexe et il a une aventure d’un coup avec Héléna, docteur qui soigne les blessés et dont c’est « la première fois ». Ce sera le coup de trop, engendrant sa cascade de conséquences que je vous laisse découvrir. Rien de « romantique » mais le pur et simple chantage à l’engrossement, dont il est très difficile de croire que cela puisse s’affirmer au bout de seulement une semaine. Mais il fallait cette rapidité pour faire avancer l’histoire.

Car le roman est écrit comme un thriller, d’un style direct aux phrases rapides qui se lit avec avidité. Reconnaissons-le, même si la psychologie des personnages et les dialogues parfois un peu lourds ne restent pas dans les mémoires, la lecture tient en haleine car Christian de Moliner a un style. Il excelle dans le récit haletant.

Quant au cas de conscience posé par la guerre civile, il est clair : la révolution ou la réaction, tout modéré s’exilera. Embringué par sa bêtise, le jeune homme se retrouvera dans le camp des possédants qui veulent garder leur pouvoir et les richesses. Il ne choisit pas, les circonstances l’y conduisent. Bien que… « Il ressentait la barbare attirance du fascisme, de cette communion sauvage dans laquelle ses camarades de combat se fondaient. Son esprit savait combien cette idéologie était morbide et nihiliste mais il n’arrivait pas à réprimer l’attraction qu’elle exerçait sur lui » p.81. C’est assez finement analysé : en cas de crise, la peur exige l’unité de son camp, le fusionnel de la communauté. Le « fascisme » peut être aussi bien rouge que brun, ce qui compte est la foi qui amalgame le groupe. L’idéologie n’est qu’un prétexte à cette union animale en horde, dans laquelle on se sent au chaud, programmé par des millénaires de survie.

L’auteur cite le cri de ralliement des franquistes espagnols, mais bizarrement : Viva la muerte ! est transformé en viva EL muerte comme s’il s’agissait d’un personnage. Or Arrabal en a fait un film, sorti en 1971. Rien que ce souvenir suffirait à qui connait mal l’espagnol.

Christian de Moliner, Trop loin de Campo Villa, Les éditions du Val 2018, 157 pages, €9.00

Attachée de presse Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 balustradecommunication@yahoo.com

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