Lassé de tout et même de l’espérance, Pepe Carvalho se prend de plus en plus pour Philip Marlowe, comme lui observateur cynique et pessimiste d’une société corrompue. La société est l’Espagne post-franquiste du début des années 1990, bientôt post-socialiste. Car « la révolution » n’a consisté, comme souvent, qu’à remplacer une caste par une autre, les catholiques conservateurs par des sociaux-démocrates affairistes. Scandales et corruption minent le pouvoir.
Quel meilleur portrait de cette nouvelle société que celui du milliardaire catalan Lazaro Conesal, bâtisseur de holding, créateur d’une banque, rachetant à bas prix des entreprises qui battent de l’aile pour les rationaliser ? Il a l’oreille du pouvoir, et surtout les mains avides de tous ceux qui ont un intérêt « objectif » à se hausser du col dans la société. Revanchards, petit-bourgeois, paysans montés à la ville, hommes qui se sont faits tout seul, les socialistes espagnols copient servilement, comme à l’école, l’exemple de leurs aînés européens.
Un jour, Pepe Carvalho est convié à côtoyer ce milieu de près. C’est à Madrid, où le milliardaire doit remettre un prix littéraire richement doté de 100 millions de pesetas dans l’un de ses grands hôtels, le Venice. Il a convié le gratin des lettres et de la culture, le président de la communauté « autonomique » de Madrid (autonome n’aurait-il pas été plus judicieux ?), la ministre socialiste de la Culture en fin de règne, un prix Nobel de littérature espagnole, un éditeur, un vendeur d’encyclopédie, et divers auteurs plus ou moins représentatifs, du jeune poète pédé (ainsi disait-on à cette époque) au puriste qui déteste voir ses livres vendus entre les mains de n’importe qui « pour s’endormir ». Le détective doit ouvrir ses yeux et ses oreilles pour observer les convives car l’hôte se sent menacé.
Il retrouve à Madrid Carmela, un amour fugace de Meurtre au Comité central, survenu quinze ans avant, dont le gamin est devenu un jeune tatoué pédé percé qui a fondé un groupe de rock appelé Dieu nous prend à confesse – fils à la dernière mode, bien loin de l’austère communisme militant de la pasionaria.
Le premier chapitre est succulent, tout de description sociologique acerbe de ce milieu littéraire d’Europe provinciale nouveau riche ! Mais les amateurs d’action peuvent le sauter sans séquelles afin d’entrer dans le vif du sujet. Le soir de la remise du prix, entre caviar (soviétique) et champagne (catalan), saumon (d’élevage) et pan con tomate (paysan), les Importants se la jouent. Ils attendent le verdict de l’oracle, un jury payé à déguster caviar et champagne et à surtout ne rien décider. Seul le maître, Lazaro Conesal, désignera souverainement le lauréat ou la lauréate.
Dans sa suite à l’étage, en attendant la remise du prix, défilent les solliciteurs et les quémandeuses. Il a fait des affaires avec les premiers et a couché avec les secondes, selon le rituel bien rôdé des « affaires ». Tous et toutes ont des raisons de lui en vouloir, d’autant qu’il vient d’avoir un entretien avec le président de la Banque d’Espagne qui ne lui a pas caché devoir mettre sa banque sous tutelle. Cela sent l’hallali et chacun cherche à se démarquer, à reprendre ses billes. C’est alors que Lazaro Conesal est retrouvé assassiné, en pyjama dans sa chambre, juste avant l’heure du prix.
Personne n’a rien vu, rien entendu, les caméras de surveillance étant déconnectées. Tous ont plus ou moins quitté la salle de réception pour monter dans les étages et forcer l’audience du grand maître. Il s’est empoisonné sans le vouloir avec ses comprimés de Prozac trafiqués par un être malveillant. Qui ? C’est tout le sel de l’enquête, menée par un jeune inspecteur de police intéressant, Ramiro, et le vieux détective alcoolique Carvalho.
Le principal associé de Lazaro a quitté le navire en revendant ses parts et couche avec le fils, Alvaro, un fin jeune homme titulaire d’un master du MIT. Sa mère, vieillissante, jalouse les maîtresses de son mari et se raccroche à son fils : « Tu es la seule chose importante qui me reste » p.365. Lazaro Conesal a fait établir des dossiers sur chacun des requins de la finance qui l’entourent pour mieux les tenir, mais l’un d’eux a fait écrire par un jeune prétendant en lettres un roman transparent qui met en scène le pouvoir de l’argent et du sexe, l’associé d’un milliardaire séduisant le fils de celui-ci. Et « le meilleur romancier et poète gay des deux Castilles » se remémore le mot d’Oscar Wilde : « Chaque humain tue ce qu’il aime » p.365. Entre les intrigues de pouvoir et celles de la jalousie, les motifs de tuer ne manquent pas ! Le lecteur rebondira sur la fin comme la boule d’un billard à trois bandes pour connaître enfin le vrai coupable.
Entre temps, le plaisir de lecture tient à la satire sociale du milieu littéraire madrilène des années 1990 (que le nôtre reproduit à l’envi) et à la virtuosité gastronomique de Carvalho qui goûte plusieurs whiskies et conseille les menus d’un Conesal amené à rencontrer le président de la Banque d’Espagne. Car il croit qu’on ne mange pas la même chose selon son interlocuteur et qu’il faut se préparer par nourritures et boissons à toute épreuve sociale. Pour la littérature, il y a longtemps qu’il a commencé à brûler tous les livres. « Quand je pense que ces petits minimalistes sont montés en épingle et présentés comme l’espoir de la littérature espagnole parce qu’ils pondent un roman de 150 pages où l’on passe son temps à couter des disques et à décrire par le menu une vie idiote et décadente, j’en perds la voix » p.361.
Manuel Vasquez Montalbán, Le prix (El premio), 1996, Points Seuil 2000, 382 pages, €7.60
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