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Manuel Vasquez Montalbán, Le prix

Lassé de tout et même de l’espérance, Pepe Carvalho se prend de plus en plus pour Philip Marlowe, comme lui observateur cynique et pessimiste d’une société corrompue. La société est l’Espagne post-franquiste du début des années 1990, bientôt post-socialiste. Car « la révolution » n’a consisté, comme souvent, qu’à remplacer une caste par une autre, les catholiques conservateurs par des sociaux-démocrates affairistes. Scandales et corruption minent le pouvoir.

Quel meilleur portrait de cette nouvelle société que celui du milliardaire catalan Lazaro Conesal, bâtisseur de holding, créateur d’une banque, rachetant à bas prix des entreprises qui battent de l’aile pour les rationaliser ? Il a l’oreille du pouvoir, et surtout les mains avides de tous ceux qui ont un intérêt « objectif » à se hausser du col dans la société. Revanchards, petit-bourgeois, paysans montés à la ville, hommes qui se sont faits tout seul, les socialistes espagnols copient servilement, comme à l’école, l’exemple de leurs aînés européens.

Un jour, Pepe Carvalho est convié à côtoyer ce milieu de près. C’est à Madrid, où le milliardaire doit remettre un prix littéraire richement doté de 100 millions de pesetas dans l’un de ses grands hôtels, le Venice. Il a convié le gratin des lettres et de la culture, le président de la communauté « autonomique » de Madrid (autonome n’aurait-il pas été plus judicieux ?), la ministre socialiste de la Culture en fin de règne, un prix Nobel de littérature espagnole, un éditeur, un vendeur d’encyclopédie, et divers auteurs plus ou moins représentatifs, du jeune poète pédé (ainsi disait-on à cette époque) au puriste qui déteste voir ses livres vendus entre les mains de n’importe qui « pour s’endormir ». Le détective doit ouvrir ses yeux et ses oreilles pour observer les convives car l’hôte se sent menacé.

Il retrouve à Madrid Carmela, un amour fugace de Meurtre au Comité central, survenu quinze ans avant, dont le gamin est devenu un jeune tatoué pédé percé qui a fondé un groupe de rock appelé Dieu nous prend à confesse – fils à la dernière mode, bien loin de l’austère communisme militant de la pasionaria.

Le premier chapitre est succulent, tout de description sociologique acerbe de ce milieu littéraire d’Europe provinciale nouveau riche ! Mais les amateurs d’action peuvent le sauter sans séquelles afin d’entrer dans le vif du sujet. Le soir de la remise du prix, entre caviar (soviétique) et champagne (catalan), saumon (d’élevage) et pan con tomate (paysan), les Importants se la jouent. Ils attendent le verdict de l’oracle, un jury payé à déguster caviar et champagne et à surtout ne rien décider. Seul le maître, Lazaro Conesal, désignera souverainement le lauréat ou la lauréate.

Dans sa suite à l’étage, en attendant la remise du prix, défilent les solliciteurs et les quémandeuses. Il a fait des affaires avec les premiers et a couché avec les secondes, selon le rituel bien rôdé des « affaires ». Tous et toutes ont des raisons de lui en vouloir, d’autant qu’il vient d’avoir un entretien avec le président de la Banque d’Espagne qui ne lui a pas caché devoir mettre sa banque sous tutelle. Cela sent l’hallali et chacun cherche à se démarquer, à reprendre ses billes. C’est alors que Lazaro Conesal est retrouvé assassiné, en pyjama dans sa chambre, juste avant l’heure du prix.

Personne n’a rien vu, rien entendu, les caméras de surveillance étant déconnectées. Tous ont plus ou moins quitté la salle de réception pour monter dans les étages et forcer l’audience du grand maître. Il s’est empoisonné sans le vouloir avec ses comprimés de Prozac trafiqués par un être malveillant. Qui ? C’est tout le sel de l’enquête, menée par un jeune inspecteur de police intéressant, Ramiro, et le vieux détective alcoolique Carvalho.

Le principal associé de Lazaro a quitté le navire en revendant ses parts et couche avec le fils, Alvaro, un fin jeune homme titulaire d’un master du MIT. Sa mère, vieillissante, jalouse les maîtresses de son mari et se raccroche à son fils : « Tu es la seule chose importante qui me reste » p.365. Lazaro Conesal a fait établir des dossiers sur chacun des requins de la finance qui l’entourent pour mieux les tenir, mais l’un d’eux a fait écrire par un jeune prétendant en lettres un roman transparent qui met en scène le pouvoir de l’argent et du sexe, l’associé d’un milliardaire séduisant le fils de celui-ci. Et « le meilleur romancier et poète gay des deux Castilles » se remémore le mot d’Oscar Wilde : « Chaque humain tue ce qu’il aime » p.365. Entre les intrigues de pouvoir et celles de la jalousie, les motifs de tuer ne manquent pas ! Le lecteur rebondira sur la fin comme la boule d’un billard à trois bandes pour connaître enfin le vrai coupable.

Entre temps, le plaisir de lecture tient à la satire sociale du milieu littéraire madrilène des années 1990 (que le nôtre reproduit à l’envi) et à la virtuosité gastronomique de Carvalho qui goûte plusieurs whiskies et conseille les menus d’un Conesal amené à rencontrer le président de la Banque d’Espagne. Car il croit qu’on ne mange pas la même chose selon son interlocuteur et qu’il faut se préparer par nourritures et boissons à toute épreuve sociale. Pour la littérature, il y a longtemps qu’il a commencé à brûler tous les livres. « Quand je pense que ces petits minimalistes sont montés en épingle et présentés comme l’espoir de la littérature espagnole parce qu’ils pondent un roman de 150 pages où l’on passe son temps à couter des disques et à décrire par le menu une vie idiote et décadente, j’en perds la voix » p.361.

Manuel Vasquez Montalbán, Le prix (El premio), 1996, Points Seuil 2000, 382 pages, €7.60

Les romans policiers de Manuel Vasquez Montalbán sur ce blog

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Manuel Vasquez Montalbán, Histoires de famille

Trois fictions qui sont plus de petits romans avec un début, une histoire et une fin, que des nouvelles écrites selon les règles de la nouvelle avec la montée progressive et la chute in extremis. L’auteur aurait pu développer pour réaliser de véritables romans policiers comme il en a le secret. Tout tourne autour de la relation parent-enfant.

Du haut des toits (d’un quartier pauvre, le cinquième district de Barcelone), un fils de 13 ans s’occupe de son père fantasque qui l’a élevé depuis l’âge de 3 ans, lorsque sa mère s’est enfuie en Amérique du sud. Saoul, il la battait ; mais l’amour n’a jamais régné entre ces deux-là. Entre le père et le fils, si. Sauf que le père, qui aimait sauter de terrasse en terrasse comme lorsqu’il avait 15 ans, a chu brutalement pour s’écraser dans la cour. Suicide ? Meurtre ? Pepe Carvalho penche pour la seconde hypothèse : lorsqu’on aime un rejeton, on ne fuit pas par le suicide. Dès lors, pourquoi ? Occasion d’observer le petit peuple de Barcelone en cette fin des années 1980, l’attitude de mère indigne indifférente à tout « amour maternel » : porter un être en son ventre n’induit pas l’attachement, contrairement à l’idéal naïf que porte la société.

En cherchant Sherezade (sans le he), Carvalho mandaté par une mère opulente et débordante d’amour frustré, va découvrir que tout est bon pour échapper à l’étouffoir maternel : se contorsionner nue devant les hommes, s’agripper à la première bite assez raide qui passe, se laisser embringuer dans un réseau de traite. Car les femmes mûres qui ne peuvent plus avoir d’amants et qui ont laissé perdre leur mari se reportent sur leur fille unique, au point de l’empêcher de vivre. Pas simple d’enquêter pour découvrir la vérité…

J’en ai fait un homme, proclame de son fils unique un père patron entrepreneur qui s’est fait lui-même de ses propres mains. Il l’a façonné tout petit pour qu’il n’ait jamais à travailler manuellement : école, études, sport, culture, milieu – tout était bon pour le Fils. Jusqu’à son mariage, à l’âge adulte, avec une fiancée approuvée sinon goûtée par le pater familias. Sauf que, durant la nuit de noce, le couple est assassiné chacun d’une balle. Par Qui ? Pourquoi ? Régenter l’existence de l’enfant prépare-t-il à vivre autonome ? Incite-t-il à prendre des risques ? A se façonner une double vie pour échapper à Big Father ?

Chacune à sa manière, ces histoires content les difficiles relations du couple parent-enfant lorsque le parent reporte son amour sur son rejeton unique, faute de savoir en conquérir parmi ses pairs. « Familles, je vous hais ! » lançait Gide. A lire Montalbán un siècle après, le lecteur peut constater que rien n’a changé dans la pathologie familiale.

Manuel Vasquez Montalbán, Histoires de famille (Historias de Padres e Hijos), 1987, 10-18 1995, 191 pages, occasion €2.17

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Manuel Vasquez Montalbán, Le labyrinthe grec

Deux enquêtes en même temps pour le détective qui se fait vieux après la mort de Biscuter tandis que Charo s’éloigne. Un certain Brando (qui ne se prénomme pas Marlon) lui confie la rude tâche de suivre sa fille de 17 ans pour savoir pourquoi elle baise avec tous les vieux qu’elle rencontre depuis ses 14 ans. En même temps, un couple de Français le convie à rechercher un certain Alekos, jeune Grec de trente ans au corps d’Antinoüs et au visage de pirate turc. Il était en couple depuis quelques années avec la dame puis a disparu ; on sait qu’il se cache à Barcelone.

C’est le Normalien, ancien ami d’études de Carvalho, qui a conseillé ses services aux Français, rencontrés en Thaïlande. Mais par où commencer ? Alekos est peintre et s’est enfui avec un autre Grec, un éphèbe d’à peine 17 ans, tels Verlaine et Rimbaud. Barcelone bruit des destructions et reconstructions schumpétériennes des Jeux olympiques car l’année qui va suivre, 1992, verra la consécration postfranquiste de l’Espagne : Jeux olympiques à Barcelone, Exposition universelle à Séville, Capitale culturelle de l’Europe pour Madrid. Les vieux quartiers sont détruits, tel le Pueblo Nuevo – quartier neuf au XIXe – et les derniers « artistes » anarchistes et fauchés y donnent les ultimes fêtes dans la fumée en souvenir de mai 68, baise à l’appui. Un jeune d’aujourd’hui bien monté « défonce la rondelle » de celle qui fut jeune 25 ans avant.

C’est probablement là que le détective trouvera Alekos et son mignon. Quant à la fille Brando, il l’aperçoit en train de chevaucher nue une bite de vieux puis de gifler un jeune musclé à petite bite avant de comprendre qu’elle cherche l’aventure « sociale » pour écrire des romans. Son livre préféré est naturellement Peter Pan, l’enfant qui ne voulait pas grandir.

Il y a plus de sexe et moins de cuisine dans cet énième roman du détective, la seule recette longuement proposée (p.115 édition 10-18 1995) étant un étouffe-chrétien à base d’aubergines frites à l’huile inondées de sauce à la tomate et à l’anchois, surmontées d’un œuf poché baignant dans la sauce hollandaise et d’une cuillerée de caviar par-dessus. Ce n’est guère appétissant… Peut-être une façon de se moquer de ses lecteurs gastronomes comme de ses lecteurs tout court. Le volume de rhum, whisky et martinis que s’envoie Carvalho est humainement impossible et renvoie à la caricature du détective new-yorkais de légende.

Car on sent l’auteur lassé des aventures et intrigues dans un monde qui change à toute vitesse, une fois le couvercle du conservatisme bourgeois ôté. Les « socialistes » font comme partout ailleurs : ils instaurent un néo-conservatisme, mais petit-bourgeois, à base d’imitation servile du libéralisme égoïste yankee. Le fils Brando, éditeur à la suite de son père et de son grand-père, ne s’y est pas trompé en changeant en cinq jours seulement la politique éditoriale au profit de ce qui se vend : de la mode, des paillettes et du cul, surtout pas de la littérature.

Carvalho se passionne pour la quête du couple de Français, lui directeur-adjoint de la télévision platoniquement énamouré de l’éphèbe et elle amante charnelle esseulée du beau Grec qui l’a entraîné. Il expédie en revanche la fille Brando, trop vieux pour tester ses talents sexuels. Les années 1990 qui débutent sont celles où il se sent devenir vieux, passé 50 ans, et aspire au repos dans sa propre maison. L’auteur est né en 1939 et l’on vieillissait dix ans avant aujourd’hui.

Manuel Vasquez Montalbán, Le labyrinthe grec (El laberinto griego), 1991, Points Seuil 2009, 224 pages, €6.60

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Manuel Vasquez Montalbán, Hors-jeu

Pepe Carvalho vieillit, avec le siècle qui se transforme. La fin des années 1980 voit la gauche au pouvoir, en Espagne comme en France, et le socialisme adapter là comme ailleurs le pays à la mondialisation américaine. Barcelone vise les jeux olympiques et le foot devient professionnel et mercenaire. Il attire le fric et la spéculation pour la plus grande gloire populiste du socialisme triomphant à la veille de la chute du mur de Berlin.

Le titre espagnol est moins lapidaire que le titre français pour ce roman policier sociologique qui observe avec amertume et une certaine ironie la fin d’un monde ancien et l’émergence d’un monde jeune, individualiste et cruel. « L’avant-centre sera assassiné en fin d’après-midi » : tel est la teneur d’un message (anonyme) envoyé au Barça – qui vient d’engager un jeune footeux blond anglais marqueur de but comme avant-centre. Bien que la stratégie de l’entraîneur soit de traiter les avants comme des défenseurs et les arrières comme des avants, la lettre intrigue. Qui en veut au joueur ? au club de foot ? à la ville ? à l’époque ?

La police est bien-sûr mise au courant mais le commissaire Contreras, bien connu des lecteurs comme de Carvalho, est soumis aux lenteurs des procédures. Le club engage donc le détective en plus, pour fouiner là où la police ne peut aller, sous le prétexte d’une étude socio-psychologique des fans et des joueurs de foot de Barcelone – un thème fumeux très à la mode intello à la fin des années 80 mais qui permet d’entrer partout et de justifier sa présence.

Pepe ne découvre pas grand-chose, mais la police rien du tout. Il s’agit surtout de mettre au jour le réseau d’intérêts bien partagés des milieux économiques et du milieu sportif, les politiciens comme d’habitude en arbitres corrompus. La ville s’urbanise et guigne les terrains des pauvres ; les clubs de quartier traditionnels qui occupent les gamins et les défoulent ne sont plus à la mode ; le club « international » pour la façade olympique compte beaucoup plus car l’Espagne socialiste du post-franquisme veut présenter un visage moderne et dans le vent (la Movida).

L’intrigue policière est donc la métaphore de l’époque. Si elle parait ringarde aujourd’hui, après une génération de socialistes aussi intellos que méprisants, se croyant nés avec la science infuse qu’il faut tout bouleverser pour se faire une caste au soleil, les rouages décrits avec une jubilante précision restent éternels. Donald Trump reprend les mêmes recettes. « Les rouges sont contre tout parce qu’ils cherchent des noises au pouvoir jusqu’à ce qu’ils l’aient obtenu, et alors ils cherchent à leur tour des poux dans la tête des autres » p.98.

Ce serait déflorer l’intrigue que de trop en parler mais disons seulement que la prophétie se réalisera, bien qu’autrement, sur fond de rivalité entre l’ancien et le nouveau, le club « international » et le club de quartier, les terrains occupés de PME en  crise et l’ambition urbaniste. Les junkies décatis et déjà passés de mode se heurtent aux nouveaux caïds (arabes immigrés après Franco) qui se sont taillé un territoire au couteau à cran d’arrêt. Pepe Carvalho évolue dans tous les milieux, traînant son nez empathique et sa propension à boire plus qu’à déguster de bons plats car il semble en perdre le goût (une seule recette de poivrons farcis accompagnés d’une épaule d’agneau, trop farcie elle aussi).

En revanche, que d’acuité dans la description du milieu footeux ! Les entraîneurs se croient obligés d’en rajouter en matière de « bite » et de « couilles », émaillant leurs interjections aux joueurs d’un virilisme exacerbé un brin louche. Ils me rappellent les entraîneurs du Gamin, traitant les adolescents de « pédés » et les incitant à « se mettre des couilles au cul » pour « jouer avec la bite » – ce qui pouvait se traduire par galvaniser leur énergie pour en vouloir et gagner. Mais ce vocabulaire rudement sexué laissait planer un doute sur les penchants de l’adulte entraineur envers les jouvenceaux rosis par l’effort, surtout lorsqu’ils ôtaient leur maillot en fin de match. Le foot, Montalbán l’expédie en deux phrases, dans la bouche de Monsieur relations publiques du Barça : « En tant que sport, je le trouve d’une stupidité lamentable. En tant que phénomène  sociologique, je le trouve fascinant » p.22.

Manuel Vasquez Montalbán, Hors-jeu (El delantero centro fue asesinado al atardecer), 1988, in Les enquêtes de Pepe Carvalho tome 3 : Les thermes, Hors-jeu, Le labyrinthe, Seuil 2013, 656 pages, €25.00

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Manuel Vasquez Montalbán, Histoires de politique fiction

Trois nouvelles qui reprennent des thèmes souvent abordés par l’auteur dans ses romans policiers. A chaque fois le détective Pepe Carvalho est sollicité pour résoudre une affaire, en général la mort suspecte d’un vieux. Il est intéressant de noter que, dans l’Espagne post-franquiste des années 1980, la vieillesse commence tôt : il n’est pas rare, dans ces histoires de politique fiction, de voir des « vieillards » en maison de retraite dès leurs 70 ans.

Les trois obsessions de l’Espagne, à cette époque, sont le coup d’état, les conséquences de la guerre civile des années 30 et la hantise d’une résurgence du fascisme catholique. Chacune de ces obsessions fait l’objet d’un court roman que les français appellent nouvelles.

Dans la première, un groupe de factieux appartenant à l’armée, à l’Eglise et aux affaires, mandate un spécialiste des coups de main pour renverser le « faux » roi Juan Carlos et mettre à sa place un fantoche, Federico III de Castille et de Léón, ainsi qu’il s’autoproclame lui-même dans les rues et les bars de Barcelone. C’est un pauvre vieux un peu fou qui se croit le seul descendant légitime des rois qui firent l’Espagne. Il est encouragé, enlevé, manipulé et… rien ne se passe comme prévu, avec Pepe Carvalho aux premières loges.

La seconde remémore la guerre civile dans un hospice (catholique) de vieux débris de 70 ans et plus qui attendent avec patience et résignation que « Dieu les rappelle à lui » selon le mantra des bonnes sœurs. Même si la cantine n’est pas mauvaise, ils s’ennuient. D’où l’effervescence de la volière usée lorsque l’un d’eux, un vieillard orgueilleux et solitaire, meurt. Il était encore jeune, à peine 70 ans, et il se trouve qu’il a été étouffé par son oreiller. De lui-même parce qu’il avait l’habitude de le mettre sur sa tête ? Par malveillance d’un autre qui en avait marre de l’entendre râler ? Pour motif politique remontant à une génération en arrière, lorsque rouges et noirs se battaient férocement pour le pouvoir ? Un cahier qu’il tenait de sa vie se montre beaucoup moins précis dès lors qu’il est envoyé en mission par son groupe de républicains radicaux pour régler une vague affaire de corruption. Est-ce le nœud de l’intrigue ?

La troisième est la plus sordide car elle met en scène la sainte famille en proie à l’avidité et à la prétention, qui cherche à se débarrasser du vieux qui a le fric. Rien de tel que de manipuler le fameux 23 février, tentative providentielle de coup d’état en Espagne en 1981, pour terroriser le vieux et l’isoler du monde jusqu’à ce que mort s’en suive. Reste la petite-fille, qui aimait bien l’ancêtre et qui veut savoir pourquoi cet « arrêt cardiaque ». Elle mandate Pepe Carvalho pour enquêter et celui-ci commence par aller au restaurant où il s’enfile des escargots au beurre de chèvre et de l’agneau avec une sauce nouvelle cuisine.

Militaires, bourgeois, catholiques et bonnes sœurs n’ont jamais digéré les rouges ni les communistes étudiants sous Franco, et l’Espagne vit encore à cette heure en cette fin des années 80. Nourrir la peur permet de raviver les plaies afin qu’elles ne s’éteignent, sinon jamais, du moins pas avant que tous les protagonistes qui ont vécu ces périodes ne soient enfermés sous terre. Carvalho est dans cet entre-deux inconfortable d’ancien étudiant rouge devenu sbire de la CIA et détective privé après Franco qui le rend apte à comprendre les deux bords et à résoudre les contradictions des Espagnols qui se font trucider et de ceux qui les trucident. C’est assez bien vu même si cela commence à dater.

Manuel Vasquez Montalbán, Histoires de politique fiction (nouvelles), 1987, 10-18 1993, 193 pages, occasion €0.99

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Manuel Vasquez Montalbán, Histoires de fantômes

Il n’est pas sûr que l’auteur et son personnage de détective Pepe Carvalho, croient aux fantômes. Ce serait plutôt des fantasmes, l’imagination qui travaille, débridée, lorsque la raison ne lui dit rien. Ces trois histoires mettent en scène des fantômes différents et mythiques : une femme inconnue qui avertit d’un accident, un bateau fantôme, et deux cadavres qui ont l’air de ce qu’ils ne sont pas.

Ce sont trois courts romans plutôt que trois nouvelles, tant l’intrigue y est détaillée comme dans une enquête de détective. À chaque fois, Pepe Carvalho est mandaté par les proches d’une victime pour en savoir plus sur ce qui est arrivé. Personne ne croit vraiment aux fantômes, mais l’histoire étrange, à force de se répéter et de se déformer, prend des allures légendaires que l’on somme le détective de bien vouloir ramener sur terre.

Une nuit sur la route, une jeune femme blonde et bien faite tend le pouce pour faire du stop. Ceux qui la prenne la voix mal, elle ne parle pas, sauf pour dire à un moment : « freinez, le virage qui vient est dangereux ». Le virage, en effet, sinue assez pour que la vitesse engendre un accident. Et le chauffeur, tout à son affaire, ne regarde pas derrière lui. Lorsqu’il se retourne pour remercier du conseil, la femme a disparu. Elle n’est plus dans la voiture, la porte ne s’est pas ouverte, et lorsqu’on revient sur la route et explore les fossés, nulle trace ne subsiste d’elle. Ce ne sont pas une mais plusieurs personnes qui l’ont aperçue et la Garde civile se remplit de dépositions toutes aussi fantastiques qu’inutiles. Pepe Carvalho va trouver une explication plutôt bancale, mais pourquoi pas ?

Le bateau fantôme est un cargo de pêche aux Canaries. Le poisson est là-bas une valeur sûre, ancestrale, mais convoitée désormais par les flottes modernes des pays gros consommateurs de poissons. Aussi, la concurrence fait rage. C’est pourquoi, lorsque le cargo Maria Asunción disparaît sans laisser de traces, la communauté canarienne est en deuil. Sauf que l’on aperçoit de temps à autre, par des nuits de brume, le cargo passer tous feux éteints alors que l’océan bouillonne autour de lui et que les pêcheurs sur le pont ont des faces blafardes de fantômes. Pepe Carvalho va découvrir les dessous de cette mise en scène, et les soi-disant fantômes n’ont qu’à bien se tenir.

Pablo et Virginia sont deux jeunes Espagnols hippies attardés du début des années 80, créés sur le modèle un peu niais de Paul et Virginie. Ils sont venus sur l’île de Tenerife après de multiples voyages en Asie. Ils sont frais, beaux, cools. A rendre jalouse la société bourgeoise madrilène mûre qui vient respirer le bon air de l’été. Un matin, un chevrier fou les découvre tous deux nus, éventrés, attachés et bien morts. Qui a fait le coup et pourquoi ? Un slogan sur le mur laisse penser à une querelle de secte, mais Pepe Carvalho n’y croit guère. Il découvre, dans le gourou d’une bande de drogués qu’il ramène dans le droit chemin, un ancien copain de fac qui faisait la fête avec leur bande. Celui-ci le met sur la piste et l’invite à observer ce qui se passe sur l’île. L’habillage imaginaire du meurtre est-il le masque de trafics plus matériels ?

Ces trois courtes histoires sont rondement menées, assaisonnées comme il se doit de gastronomie et de conseils culinaires, ainsi que de baise torride de femmes mûres. Le détective s’y révèle tel qu’en lui-même.

Manuel Vasquez Montalbán, Histoires de fantômes (Historias de fantasmas) – nouvelles, 1986, 10-18 2000, 182 pages, occasion €3.45

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Manuel Vasquez Montalbán, La Rose d’Alexandrie

Le plus littéraire des romans policiers catalans, La Rose d’Alexandrie est aussi le nom d’un bateau ; c’est également le nom d’une fleur, blanche le jour, rouge la nuit, dit la chanson populaire. Tout comme la pute qui s’est fait zigouiller et couper en morceaux à Barcelone. La famille, effarée, demande à Pepe Carvalho, via la cousine Charo qui exerce le noble métier de call-girl au-dessus des Ramblas, de découvrir qui est l’assassin.

Le roman s’étage en marbré, les chapitres Carvalho à Barcelone alternant avec les chapitres Ginès dans les Caraïbes. Le lecteur comprend vite que le beau marin empli de saudade qui hésite à rembarquer, a vécu une histoire d’amour désespérée et qu’il est prenant de la partie carrée qui s’est déroulée autour de la pute dépecée.

Mais l’histoire est compliquée, comme toute histoire d’amour, surtout vécue à ce moment précis où la société espagnole, après Franco, bascule dans la modernité accélérée. Les siècles de catholicisme doloriste et les décennies de franquisme conservateur ont fragilisé les êtres. Leur amour a des relents de tiers-monde et de vieillerie, une sorte d’impuissance à se vivre naturellement. L’homme adulte a des pudeurs et des asthénies d’adolescent puceau ; la femme adulte a des envies et des déchainements de jouvencelle hystérisée au couvent. De leurs relations ne pouvait rien sortir de bon.

C’est ce que met au jour progressivement notre détective, entre deux rencontres d’êtres pitoyables et deux plats de cuisine populaire. Le lecteur pourra obtenir la recette du très roboratif riz aux sardines, d’un gaspacho aux galettes non moins nourrissant, et d’épinards tombés à la béchamel de gambas servis avec une cuissette de chevreau aux prunes qui met l’eau à la bouche (p.324). Narcís est l’autodidacte catalan toujours content de lui qui observe les autres comme un entomologiste les insectes ; le Quêteur d’âme est l’ancêtre mafieux d’une lignée de pauvres qui veille jalousement sur les intérêts de sa descendance ; Contreras est le flic franquiste qui sévit sous les socialistes et applique la loi avec une jubilation de comptable ; le capitaine Tourón ne tourne pas rond, se déguisant volontiers en Môme du Cabaret dans sa cabine verrouillée…

Quant à la pute, son prénom commence comme encular et comme encarnatión, un mixte d’Incarnation mystique purement catholique et de chair impure inassouvie. Encarnatión est mariée mais insatisfaite ; son mari viveur fin de race se meurt d’une maladie des os. Lorsqu’elle retrouve par hasard son amourette d’adolescente sur une avenue de Barcelone où elle passe le temps (officiellement) à consulter « des docteurs », elle renoue volontiers. Ginès la fait rêver d’exotisme dans la grisaille espagnole d’Albacete (ou elle vit maritalement) et de Barcelone (où elle s’envoie des mecs).

Mais la fille ne fait plus bander le marin et les rôles sont inversés : c’est elle qui réclame du sexe torride et lui qui préfère le romantisme du rêve à deux. Un « docteur » de trop suscitera le crime, embrouillé par l’entremetteur de la maison et le dépeceur de cadavre. Comprenne qui devra mais le voile est levé à la fin, ne laissant guère de bonheur à la société socialiste de l’Espagne du temps.

Nous sommes, dans ce roman mi-littéraire mi-policier, en univers Almodovar version pessimiste et cynique où les vins de pays, la bonne bouffe mijotée et les câlins sexuels de l’experte Charo finissent par laisser Pepe de marbre et le lecteur doux-amer. Une réussite.

Manuel Vasquez Montalbán, La Rose d’Alexandrie (La rosa de Alejandria), 1984, Points policier Seuil 2016, 384 pages, €7.90

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Manuel Vasquez Montalbán, Les oiseaux de Bangkok

Au début des années 1980, l’Espagne s’ennuie. C’est que la démocratie est un régime qui minimise les contradictions et les résout par la négociation. On ne se sent plus vivre dangereusement comme sous une dictature. La bourgeoisie barcelonaise, chère à l’auteur, se consume en soirées arrosées et en discours vains. Lors d’une soirée, une lesbienne est assassinée à coups de bouteille de champagne sortie du congélateur. Pepe Carvalho, le détective gastronome et cynique créé par Montalbán, lit ce fait-divers dans la presse et, curieusement, s’y intéresse. C’est qu’il croit se souvenir avoir vu cette femme blonde au corps déjà mûr, déambuler devant lui vers le supermarché. Il l’avait remarquée, il ne sait plus pourquoi.

Malgré tous ses efforts pour convaincre ses amis de le mandater pour une enquête parallèle, les intellos vaniteux égoïstes qui composent l’entourage de Célia l’éconduisent ; ils ne sont pas prêts à payer pour savoir, ni pour se disculper, eux qui sont les derniers à l’avoir vue vivante. Carvalho termine une enquête sordide sur un gendre d’un patron  de société qui a piqué dans la caisse et que son beau-père veut mettre au pied du mur, mais il s’ennuie. C’est alors que lui parvient un coup de téléphone affolé d’une relation volage nommée Teresa, qui l’appelle de Bangkok. Elle est en danger, poursuivie, et demande du secours.

Le détective s’emploie alors à retrouver la famille et à la convaincre de se manifester. L’ambassade d’Espagne en Thaïlande ne peut pas grand-chose, la police locale est en charge de l’enquête et ce pays n’obéit pas aux mêmes règles qu’en Europe. La Thaïlande des années 1980 hésite entre corruption et façade légale à destination du tourisme, et mélange allègrement les deux dans la vie quotidienne.

Teresa est une foldingue qui ne voit pas plus loin que les poils de son con. Elle a divorcé après avoir pondu un fils qui, à 16 ans, a mis enceinte sa petite copine. Le garçon, chevelu et habitant un quartier marginal, travaillote dans la restauration comme serveur. Il n’a pas de moyens et son père, un playboy nomade qui vit de petits boulots à la petite semaine, ne peut rien non plus. Il faut convaincre le grand-père qui a les moyens, le père de Teresa, d’envoyer quelqu’un en Thaïlande pour faire tout son possible et sauver sa fille.

C’est le détective qui s’y colle. Montalbán aime la Thaïlande, où il a beaucoup séjourné et où il mourra en 2003. Il décrit celle du début des années 1980 avec gourmandise et impertinence. Ce sont surtout les touristes occidentaux qui encouragent sa verve. Ils viennent avec tous leurs préjugés, attirés par le sexe et le soleil, sans se préoccuper des humains locaux ni de la décence commune ; ils baisent comme on prend un cocktail et reluquent les danses lascives de filles comme les enculades de mecs comme autant de spectacles au programme. Les Thaïlandais apparaissent à Montalbán comme ces oiseaux qui piaillent en bande sur les fils de Bangkok et dont il cherche désespérément le nom.

De bordels de massage en sentiers de jungle, Pepe Carvalho va poursuivre une Teresa qui se cache avec son petit ami thaï de 20 ans plus jeune. Car la niaise est tombée amoureuse du joli corps fin de l’adolescent qui fait plus jeune que son âge, mais qui n’a rien de plus qu’elle dans le citron. Elle l’a convaincu de détourner à leur profit un convoyage de rubis que la mafia locale cherche désormais à récupérer. Pire, dans leur fuite, le jeune homme a tué le fils de Jungle Kid, le mafieux chinois le plus puissant du nord de la Thaïlande, issu d’une section réfugiée de l’armée de Tchang Kai-chek.

Le détective suit un voyage organisé pour minimiser les frais. Il laisse ses compagnons aller aux excursions tandis que lui enquête. Mais il est surveillé à la fois par l’inspecteur de police thaïlandais en charge, par les sbires de l’impitoyable Jungle Kid et par le gang de Madame Lafleur qui veut récupérer les rubis. Ce n’est pas simple de les semer et de découvrir par lui-même où peut bien se cacher le couple aux abois.

Il découvrira leur cachette, mais trop tard. Ils sont déjà partis pour l’Europe en passant clandestinement la frontière malaise. Un tantinet vexé et récriminant contre cette Teresa décidément non fiable, Pepe Carvalho rentre à Barcelone et découvre les tourtereaux se bronzant sur une plage de la Mare Menor. Tout se termine bien, mais… pas vraiment !

Pendant ce temps, les petites cellules grises dans sa tête ont reconstitué le puzzle du meurtre à la bouteille de champagne ; il sait qui a tué et pourquoi. Mais l’affaire se dénoue sans lui. Il aime bien que les affaires soient bouclées entièrement.

Ce roman un peu épais nous vaut quelque belles pages critique sur les bobos de Barcelone, le tourisme exotique des années 1980, les flics contraints à la démocratie, et quelques recettes savoureuses de la cuisine provinciale espagnole dont le détective, comme l’auteur, est friand. Vous avez (page 288 de l’édition 1993 en 10-18) la recette de la fideuá, une sorte de paella aux vermicelles au lieu de riz, inventée vers 1915 par les pêcheurs entre Valence et Alicante. Vous avez aussi (page 58) une description de la culture telle que la vivent les bourgeois barcelonais : « Dans les studios, des gamins et des musiciens fous avides de violoncelle, contemplant leur instrument comme pour le masturber ; quant aux papas des gamins, ils affichaient la désinvolture requise par leur condition de père de gamins chanteurs de la fin du XXe siècle, autrement dit rien à voir avec les pères émus, compétitifs ou infantiles d’antan ». Si la description du tourisme en Thaïlande a quelque peu vieilli plus de trente ans après, les mœurs des gens aisés qui n’ont pas de culture mais qui en affichent une à leur boutonnière pour faire bien reste éternelle.

Manuel Vasquez Montalbán, Les oiseaux de Bangkok (Los pájaros de Bangkók), 1983, Points policier 2009, 416 pages, €7.80

Les romans policiers de Manuel Vasquez Montalbán chroniqués sur ce blog

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Manuel Vasquez Montalbán, Les mers du sud

Un riche homme d’affaires en rupture de ban est retrouvé mort lardé de coups de couteau à l’Hospitalet, quartier neuf des basses classes, le San Magin de Barcelone. Il avait disparu depuis un an et sa veuve veut savoir ce qu’il avait fait durant ce temps afin de sécuriser sa position personnelle et l’héritage de ses enfants. Elle mandate donc Pepe Carvalho comme détective privé, la police étant soucieuse de classer l’affaire.

Nous sommes à la fin des années soixante-dix dans la pleine Movida espagnole dont le cinéaste Almodovar a décrit la fantaisie niaise, toute en baise et psy. Le pays, avec dix ans de retard, se met au sexe, aux drogues et aux libertés dont Franco l’avait frustrée jusqu’à sa mort en 1976. Tout le monde se déchaîne et brutalement le monde change : « les putes ne sont plus des putes » mais des étudiantes bourgeoise qui veulent vivre des expériences ou des ménagères pressées de mettre plus d’huile d’olive dans la paella. Les anciens dirigeants font profil bas tandis que les nouveaux paradent comme des nouveaux riches politiciens – de gauche évidemment. Les riches, promoteurs, hommes d’affaires, avocats, se sentent plus ou moins coupables d’être riches ou deviennent cyniques.

C’est dans ce contexte social affairiste et désemparé que tout se passe. Carvalho passe plus de la moitié du livre à ne pas avancer d’un pouce, accumulant les rencontres dans des milieux différents pour offrir un panorama sociologique de la Catalogne de son temps. Et puis, de pute en ménagère, il découvre qui est l’assassin et pourquoi il a tué. Pour pas grand-chose, bien sûr, dans ce monde nouveau qui s’émerveille de toutes les possibilités offertes mais qui reste ancré dans la morale d’honneur traditionnelle aux machos méditerranéens et dans la morale bourgeoise catholique.

Carvalho bouffe et boit, Carvalho baise et adopte une petite chienne, bergère allemande comme on dit maintenant pour faire genre. Carvalho brûle encore des livres, même de la collection Pléiade (p.101), parce que les mots sont pour lui sans plus de signification : ils font croire au lieu de constater, ils font rêver au lieu de vivre. Pessimiste noir, Pepe Carvalho ne veut pas de femme mais use d’une pute ; il ne veut pas d’enfant car il ne saurait pas les élever ; il ne veut pas de livres et il brûle sa vie à l’alcool comme les pages dans la cheminée.

Le mort aussi rêvait d’aller dans les mers du sud, il avait même pris des billets d’avion pour Tahiti. Il voulait, comme Gauguin, retrouver la vie naturelle et baiser des jeunettes jusqu’à en crever. Sauf qu’il n’a jamais eu les couilles de son ambition et qu’il s’est contenté du quartier ouvrier de Barcelone tout en lisant et écrivant de la poésie. Une suite de vers disparates a d’ailleurs été retrouvée sur son cadavre pour brouiller les pistes et Carvalho passe des pages à se creuser la tête. En guise de bons sauvages, le grand bourgeois a été servi. Les vices sont les mêmes qu’ailleurs, accentués par l’égoïsme de la pauvreté. Le dirigeant qui s’encanaille ne sera jamais comme les vauriens qu’il côtoie et il se perdra.

Ce qui n’empêche pas le détective de se concocter de bons petits plats maison comme ces aubergines à la béchamel de crevettes p.110 ou cette paella authentique dont il livre la recette p.141. Un marquis, entre deux bouteilles, lui fera goûter de ce fameux pâté de chasse catalan, le morteruelo parfumé. Contrairement au cadavre, lui aime la vie par ses sens et ne rêve pas plus loin que l’horizon de sa maison (d’où il peut voir quand même tout Barcelone jusqu’à la mer).

Un brin bavard comme on n’en fait plus depuis les années soixante-dix, qui aime l’Espagne catalane, la cuisine et la critique des bourgeois bohèmes (la fille de vingt ans nommée Yes est tout un poème !), appréciera ce livre comme un vieux cru mûri quarante ans en cave et qui renaît, pas tellement différent somme toute de notre monde qui régresse au franquisme à peine fini.

Manuel Vasquez Montalbán, Les mers du sud (Los Mares del Sur), 1979, Points policier 2011, 320 pages, €7.50

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Manuel Vasquez Montalbán, La solitude du manager

Pepe est de retour avec la politesse du désespoir. Car l’Espagne post-franquiste se trouve vulnérable, en proie aux démons de la toute neuve démocratie qui a ouvert toutes grandes les vannes de la liberté, permettant aux prédateurs d’en user les premiers, aux dépends des autres. Lorsqu’il était encore instructeur pour la CIA, Pepe Carvalho le Galicien ayant élu domicile en Catalogne, a rencontré en avion pour Las Vegas un Espagnol et un Allemand, tous deux travaillant dans une multinationale.

Jauma est l’Espagnol, il a fondé la succursale à Barcelone. Rhomberg est l’Allemand, inspecteur pour la firme. Pepe ne les côtoie que trois jours, dînant de façon succulente avec eux avant de jouer vaguement sur les machines à sous. Puis les années passent…

Un jour, la police retrouve Jauma assassiné en Espagne, sans slip et une petite culotte de femme dans la poche. Sa veuve mandate Carvalho, devenu détective privé, pour en savoir plus sur les causes de la mort. La version officielle veut qu’un mac ait fait son affaire à l’homme d’affaires parce qu’il avait un peu trop abusé d’une fille. Mais la petite culotte est neuve et n’a jamais été portée – Carvalho conclut donc à un montage.

A qui le crime profite-t-il ? A la multinationale ? Pepe renoue avec ses anciens condisciples de fac, au temps où ils étaient de gauche avant de bourgeoisement se ranger. Un banquier l’aide à comprendre les ramifications de la firme et les Espagnols aux conseils d’administration des diverses filiales. Jauma, ayant gardé de solides habitudes de province, faisait contrôle sa comptabilité par un ami de son père ; il a découvert quelques trous dans les comptes, dont le dernier très élevé. Est-ce pour cela qu’il a été éliminé ?

La veuve, confortablement pensionnée par la firme et ayant quatre orphelins à charge, se rétracte et veut clore l’affaire, tout comme la police sur laquelle « on » fait pression – « d’en haut » ajoute un policier. De quoi allécher Carvalho qui n’aime pas le travail mal fini. Il n’aura de cesse de découvrir qui est derrière tout cela et pourquoi, n’hésitant pas à mettre en danger ses amis, sa pute favorite Charco dont on torture les seins et l’ex-taulard ancien de la division Azul Biscuter, rencontré en prison et à qui il a appris la bonne cuisine. Il livre d’ailleurs une recette sophistiquée de salmis de canard p.164 que chacun peut suivre, tout en allumant le feu avec Critique de la raison dialectique de Sartre p.76. Car il s’agit, comme tant de livres d’intellos, d’une fausse culture qui se glose mais ne se vit pas, « une orthopédie verbale ou écrite » p.247 –autrement dit un redressement de pensée dont chacun peut se passer s’il veut garder sa liberté.

Montalbán explique la politique à la faction cultivée qui lit ses livres à la fin des années soixante-dix : « Franco nous a donné une grande leçon. C’est à coup de pied au cul qu’on fait produire un pays. La démocratie ne peut pas employer de telles méthodes, mais elle a besoin d’une certaine terreur parallèle, sale, qui pousse les gens dans les bras des forces rééquilibrantes, propres » p.279. Le centre fait apparaître la violence des ultras comme un moindre mal ; la gauche s’en sert comme alibi car elle ne peut renverser les centristes sans que le vide du pouvoir ne soit occupé par les sauvages ; les ultras sont contents car ils peuvent casser et même tuer à l’occasion, ce qui maintient la gauche à distance et conforte les centristes. Au fond, cet équilibre machiavélien va à tout le monde sans qu’un quelconque « complot » soit utile. Il a été pratiqué dans l’Italie des années de plomb et renaît, de nos jours en France avec les black-bloc et les jaunes-gilets. En politique politicienne, rien ne change – et relire Montalbán permet de s’en rendre compte.

L’action est pimentée par ces considérations de stratégie civiques et par des observations sociologiques qui valent leur pesant de pâte humaine. Tel ce bar où « des cadres moyens de gauche puritains disposés à voir de près l’espace d’une nuit le spectacle décadent et sans doute scandaleux de la gauche noctambule » p.69. Ou la philosophie du bourgeois arrivé Argemi : « Lorsqu’on découvre qu’on ne vit qu’une fois, alors on a atteint la maturité. Et de deux choses l’une : soit on décide de vivre matériellement le mieux possible, soit on se drogue de transcendance et on devient mystique » p.141. Pas bête, si l’on y pense. Garder son idéal tout en vivant bien est cependant la balance précaire à laquelle se contraint Pepe Carvalho, ce pessimiste tendre.

Car il veut finir l’enquête par la vérité, pour l’avenir du fils encore enfant de Rhomberg qui a lui aussi été tué. Il y parviendra, renonçant à tout le fric qu’il pourrait se faire et à ce grand vin de France dont on lui propose un verre et qui finit sur le tapis.

Manuel Vasquez Montalbán, La solitude du manager (La Soledad del Manager), 1977, Points policier 2014, 320 pages, €7.50

Les pages indiquées dans le texte sont celles de l’édition 10-18 1996

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Manuel Vasquez Montalbán, Meurtre au Comité central

Franco est mort et la gauche est au pouvoir un peu partout en Europe au début des années 1980 ; le communisme se fait vieux, aussi vieux que les dinosaures en youpala de l’Union soviétique. L’austérité révolutionnaire sûre de détenir la Vérité de l’Histoire a fait place à la désillusion, à l’embourgeoisement et au réformisme. C’est alors que le secrétaire général du Parti communiste espagnol Fernando Garrido est assassiné d’un coup de poignard en plein cœur lors d’un Comité central à Madrid.

La police est sur les dents, les politiciens bien embêtés ; Franco est à peine mort que la guerre civile est prête à renaître avec l’extrême-droite qui se réjouit. Santos, membre du CC du PCE, a connu Pepe Carvalho lorsqu’ils étaient tous deux étudiants. Le détective était alors militant du syndicat communiste et un bref temps membre du parti. Il lui est alors demandé d’opérer une enquête parallèle à l’officielle pour savoir qui est derrière tout cela.

La CIA comme le KGB ont des raisons d’éliminer le vieux rigide du PC alors que la démocratie nait en Espagne sous l’égide monarchique. L’Europe se forme et l’Espagne aspire à y entrer, le communisme de jadis n’est-il pas un obstacle ? L’eurocommunisme italien et, d’une façon moindre, français, qui déteint sur l’Espagne n’est-il pas une façon pour l’URSS d’affaiblir l’OTAN ? Le syndicalisme de gauche a-t-il intérêt à conserver un parti communisme fossilisé dans la nostalgie ? Le parti socialiste en Espagne ne souhaite-t-il pas rallier à lui les éléments progressistes du parti de révolutionnaires professionnels qui n’ont plus leur raison d’être ?

Carvalho analyse, enquête, s’entretient, observe. Madrid n’est pas sa ville, même s’il y a habité quelque temps durant ses études. Mais la population a changé ; les enfants des nouveaux bourgeois lui apparaissent tous blonds, « européens ». Les restaurants ne sont plus populaires mais branchés, reniant la cuisine provinciale pour les standards internationaux. L’Espagne s’avachit sous le post-franquisme, elle s’amollit, elle se normalise.

Qui a tué, dans une pièce fermée aux protagonistes triés sur le volet, et dans l’obscurité ? Un proche ? Les lumières se sont éteintes trois minutes au moment du meurtre. Il est dit que le secrétaire fumait, or l’enregistrement en témoigne : il a plaisanté en ouvrant le comité sur le fait qu’il n’était pas dictateur puisqu’il obéissait au règlement non-fumeur.

Carvalho retrouve un vieil adversaire, le flic franquiste qui l’avait interrogé avant de l’envoyer en prison ; il est désormais au service de la démocratie mais reste un flic soucieux d’informations et de preuves. Le détective dérange ; on le lui fait comprendre plusieurs fois par des menaces crescendo, la dernière le photographiant nu avec une fille mineure après qu’il eut été drogué par un cocktail chilien appelé bajativo, servi par une fille aux beaux mollets mais vendue. « On » veut savoir où il en est dans son enquête, s’il connait le nom du coupable, ou au moins la liste restreinte des possibles. Il ne dit rien, il réserve la primeur de la nouvelle à son client Santos, au Comité central du Parti.

Car il va découvrir qui et pourquoi. Et ce n’est pas politique… dans un parti soumis tout entier à la politique, glosant sur les conditions objectives et les conditions subjectives, dans cette dialectique sans fin dans laquelle se complaisait l’époque, confite en marxisme verbeux qui prenait les mots pour de la radicalité et la radicalité pour la révolution. Montalbán n’est pas tendre avec sa génération étudiante dans les années 1970, tout enivrée de discours et appliquant la théorie à la pratique sans jamais faire l’inverse. Une maladie venue de France et que l’Italie a apprivoisée alors que l’Espagne est restée en retard, donc scolaire. Dans le restaurant branché Oliver de Madrid, la faune est typique de la mode du temps et Montalbán s’en moque avec jubilation : « Des héritiers de charcuteries industrielles à Ségovie, convertis à la négation de la négation de la négation du bakouninisme dodécaphonique paradigmatique abrasif radical à sept kilomètres de tout et à sept lieues de l’avant- et de l’après-découverte du fait que le progrès est fini… » p.141.

Ce qui fait un roman original et critique, un peu long et souvent bavard, voire filandreux comme le voulait cette ère gauchiste dans le vent, mais rempli de mangeaille, de sexe et d’action. Même la recette fétiche qui agrémente tous les volumes est cette fois baroque comme l’époque, une sorte de thon lardé d’anchois au gras-double, agrémenté d’artichauts dans un roux de tomate et d’oignon… p.204. De quoi faire bien comprendre tout ce que l’intellectualisme marxiste 1981 avait d’indigeste et combien l’assassinat du secrétaire général du PC espagnol pouvait avoir de rapport avec une certaine façon de trancher le nœud gordien.

Manuel Vasquez Montalbán, Meurtre au Comité central (Asesinato en el Comité central), 1981, Points policier 2013, 352 pages, €7.308

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Manuel Vásquez Montalbán, Tatouage

Mort en 2003 d’une crise cardiaque à Bangkok, Montalbán est le père du détective catalan Pepe Carvalho. Comme lui il vient du peuple, comme lui il enquête – mais comme journaliste -, comme lui il a fait de la prison, comme lui il est fin gastronome. Mais Carvalho a été agent de sécurité avant de travailler pour la CIA, jusqu’à ce qu’il prenne son indépendance comme détective privé. Il n’est ni marié, ni n’a de fils comme son auteur.

Créé en 1972 par un père de 33 ans, Pepe a 30 ans et vit dans une villa modeste d’un quartier de Barcelone. Il a pour compagne une pute, Charo, qu’il a installée en appartement dans le centre-ville pour qu’elle puisse exercer son métier sans les inconvénients ; elle ne reçoit que sur rendez-vous. Il a pour ami Bromure, un vieux cireur de chaussures qui lui sert d’indic car il a les oreilles grandes ouvertes et connait tout le quartier. Il a pour passion la cuisine et donne volontiers ses recettes, pas souvent bien traduites d’ailleurs. Il aime les feux de cheminée et les alimente par toute une collection de livres qu’il brûle à mesure : la littérature lui paraît vaine, même Don Quichotte. Ces transgressions, dans les années 1970, plaisent à l’Espagne qui s’ouvre après la mort de Franco en 1975.

Le contraste entre une Espagne arriérée, restée très catholique, prude et conventionnelle, avec le reste de l’Europe, notamment les Pays-Bas permissifs et démocratiques, est un choc culturel. Pepe Carvalho aime s’y rendre pour visiter les canaux, les quartiers à putes en vitrines, l’église transformée en centre culturel pour hippies, la marmaille nue qui joue au soleil. Au cinéma à Amsterdam, « quelques couples jeunes, d’allure plus ou moins hippie, avaient amené leur progéniture au cinéma, en partie parce qu’ils ne savaient pas qu’en faire, en partie parce que Fritz the Cat était un dessin animé. Mais dès les premières scènes du film, Carvalho conclut que la présence des enfants était probablement due à quelque volonté cachée d’éducation sexuelle. Fritz le chat était un véritable maniaque, un marginal qui fomentait la révolution sexuelle chez les fumeurs de hasch de l’intelligentsia new-yorkaise, et la révolution sociale à Harlem ».

A Barcelone, un beau blond a été retrouvé noyé sur une plage, en slip, un étrange tatouage sur le dos où il est écrit : « Né pour révolutionner l’Enfer ». Un beau slogan pour un pays catho. Ramón, qui a établi sa maitresse coiffeuse dans un salon de Barcelone, mandate Pepe pour savoir qui est le noyé. Il veut son nom et si possible ce qu’il a fait. Une belle enquête pour un détective.

L’occasion pour l’auteur de plonger dans les strates sociales de l’Espagne qui se réveille, ses bourgeoises affranchies en tuniques indiennes qui vendent des fringues et baisent à droite et à gauche ; ses macs qui friment, en concurrence directe avec les macs étrangers qui importent des filles depuis la mort du dictateur ; ses trafics en tous genres, dont la drogue et les filles en premier ; ses commerçants en poisson frais et congelé du port de Barcelone ; ses petites gens des cafés, des bars et des commerces. Pepe Carvalho a une philosophie cynique et humaniste, ce qui est un peu contradictoire mais fait le charme de son caractère.

Il apprendra le nom du jeune homme mort, ce qu’il faisait en Espagne après un séjour en Hollande, qui il baisait et pourquoi il est mort. On ne lui en demandait pas tant, mais il aime les enquêtes bien faites et boucler complètement un dossier.

Malgré les mœurs des années 1970 très différentes de celles d’aujourd’hui (machisme, sexualité hippie, armes dans les avions, absence de téléphone), le lecteur passera un bon moment. Montalbán écrit direct, à l’américaine. Ce n’est pas du grand style mais ça percute. Et son personnage a quelque chose de sympathique malgré ses manies. Au chapitre 4, il réfléchit à la meilleure manière de commencer son enquête en préparant une recette pour lui tout seul : la chaudrée. « Il fit revenir ensemble une tomate, de l’oignon, un piment, puis, quand la préparation eut épaissi suffisamment, il ajouta les pommes de terre et laissa mijoter le tout à petit feu. Il jeta ensuite les langoustines dans la casserole [plus probablement ces grosses crevettes catalanes analogues aux scampis italiens !], la baudroie [qu’on appelle en français de cuisine la lotte], enfin le colin. (…) Carvalho mouilla alors avec un bol de court-bouillon. En dix minutes, la chaudrée galicienne était prête ». Régalez-vous !

Manuel Vásquez Montalbán, Tatouage (Tatuaje), 1976, Points policier 2012, 264 pages, €6.80

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Manuel Vasquez Montalbán

Manuel Vasquez Montalbán, Espagnol de Barcelone, compose des histoires avec le sel du crime pour stimuler l’imagination. Autour de ce squelette, il façonne de la chair sociologique, un brin de Simenon, un zeste de Balzac, avec des digressions catalanes.

La cuisine est pour lui une philosophie. Bien manger et grande santé vont de pair. Un estomac rempli par un palais de qualité équilibre le jugement et donne sens et regard critique, selon les principes antiques. L’époque rend ce regard critique nécessaire. La nouvelle société espagnole de l’après franquisme est socialiste, petite-bourgeoise, moderniste. Elle a surtout le snobisme quasi religieux des arrivistes. Montalbán décrit bien cette Espagne de González, on s’y croirait pour avoir connu à peu près la même chose à Paris dans les années Mitterrand. Cela fait le charme déjà un peu daté de ses histoires policières.

Il en est, lui l’auteur, de cette Movida démocratique. Il fut emprisonné sous Franco et il a la sagesse de l’âge. Du spectacle des excès « nouveaux riches », il retire une impression désabusée, critique, cynique.

Tout n’est pas bon dans sa production. Il lui manque le sens de l’humour, et même de l’ironie, façon bien peu espagnole. Il est sérieux désespérément, selon le dolorisme catholique, un Don Quichotte lucide, un Sancho ascète. Montalbán aime à inverser les valeurs de la tradition. Son détective, Pepe Carvalho, est un épargnant soigneux qui, dans chaque livre, recompte son livret d’épargne. Il ne boit pas le whisky au litre comme dans les romans américains, ni la bière au comptoir pour sentir l’atmosphère comme Maigret ; il débouche religieusement du vin, de préférence espagnol, qu’il accompagne d’un plat de sa composition cuisiné par lui-même ou commandé avec soin au restaurant sélectionné par ses intimes. Il n’est ni célibataire, ni marié, mais couche régulièrement avec une putain indépendante de Barcelone. Son assistant est un nabot ex-voleur de voitures ; son indic est un vieux cireur de chaussures presque clochard, ancien légionnaire fasciste. Les personnages se doivent d’être originaux à tout prix. Carvalho lui-même a travaillé – horresco referens ! – pour la CIA tant honnie de la bien-pensance de gauche. Grand lecteur, mais revenu de tout, le détective se sert des livres qu’il n’aime pas de sa bibliothèque pour allumer sa cheminée. Il a la nausée de l’imagination, qui fut la seule liberté sous le franquisme. Il hait « les idées » pour les avoir trop entendues s’étaler dans le vide par « la gauche » caquetante et peu active. Il préfère vivre plutôt que lire, dans le réel social économique plutôt que dans l’imagination ou l’idéologie.

Chacune de ces histoires aborde un univers nouveau : les amours arrivistes des très petits-bourgeois (La rose d’Alexandrie), la drogue et l’exotisme thaïlandais (Les oiseaux de Bangkok), la spéculation immobilière et l’industrie démagogique du foot (Hors-jeu), les cures de nouvelle santé des gros et riches (Les thermes), l’envie de fuir d’un PDG sensible et fatigué (Les mers du Sud), le pouvoir totalitaire des multinationales (La solitude du manager).

Seul J’ai tué Kennedy est franchement mauvais. Cette parodie sans humour se moque du lecteur. La vraisemblance s’outre tellement que l’on se demande si l’auteur n’a pas tenté ainsi de voir jusqu’où peut aller le snobisme des critiques littéraires et de ses lecteurs à la mode. Ce livre-là est un objet que je brûlerai, sur son exemple, avec le sentiment de faire œuvre utile. Pour les autres, la génération suivante dira s’ils forment une œuvre ou ne sont que le reflet commercial de l’air du temps. Pour moi, je les ai appréciés à la fin des années 1990.

Les romans de Manuel Vasquez Montalbán sont réédités en collection Points Seuil ; ils étaient initialement édités par 10-18

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