Articles tagués : romantisme

Mr et Mrs Smith d’Alfred Hitchcock

La seule comédie d’Hitchcock ; elle a eu du succès mais n’est pas vraiment drôle à notre époque. L’épouse, Ann (Carole Lombard) est insupportable. Une infantile, capricieuse, exigeante, tout pour sa pomme. Son mari David Smith (Robert Montgomery) est un brave gars un peu conventionnel et content de lui mais pas vraiment macho pour les normes de l’époque. Ce qu’elle lui reproche peut-être, au fond, multipliant les « règles » maniaques pour le soumettre et tenter qu’il lui résiste. Car elle aime ça, qu’on lui résiste : elle a l’impression d’exister, fille unique à maman qui ne fait rien et se laisse entretenir.

Tout commence au lit dans une chambre d’hôtel à New York, où le couple s’est enfermé depuis trois jours, n’ouvrant la porte que pour les repas. Et encore, la femme de chambre ne peut rien voir, elle qui est si curieuse. C’est qu’il s’agit d’une « règle » instaurée par Ann pour assujettir David : quand ils s’engueulent, ils doivent rester ensembles dans la même chambre jusqu’à ce qu’ils se soient réconciliés.

Ce qui finit par arriver, par lassitude des deux. Lui repart au travail, avocat associé à son ami de collège Jefferson Custer (Gene Raymond). Mais la première visite qu’il reçoit est celle de Harry Deever (Charles Halton), un officiel de l’Idaho qui l’informe que, pour raisons d’imbroglio administratif entre États, son mariage depuis trois ans avec Ann dans une ville frontière n’est pas valide. Le couple doit se « remarier » officiellement dans l’État et obtenir un nouveau certificat ; les 2 $ payés pour le premier lui sont remboursés. Cela l’amuse, David ; il s’est d’ailleurs demandé dans la chambre s’il se remarierait avec Ann, finalement. Lui disant « la vérité » (autre « règle » d’Ann) il serait plus libre. Elle a été vexée de cette vérité exigée, mais cette faute administrative offre à David la possibilité de réfléchir.

Il n’en parle pas à son épouse lorsqu’il rentre du travail. Fatale erreur ! Harry est l’oncle d’une amie d’enfance d’Ann et l’a connue toute petite, ce qu’il dit à David ; en passant ensuite devant la rue que le couple habite, il est venu donner un petit bonjour et il apprend à Ann la nouvelle qu’ils doivent se remarier administrativement. Ann, en perfide qui, elle, ne dit pas la vérité, attend que David lui en parle, ce qu’il ne fait pas. Il l’emmène à leur restaurant de fiançailles pour faire renaître le moment, d’autant qu’Ann a remis sa robe du temps qui la serre un peu trop, ce qui permet un peu de comédie. Mais le resto est devenu un bouge et le quartier s’est dégradé : on ne dîne plus au-dehors sans se faire reluquer par des gamins en guenilles. La soirée est ratée, c’est bien le signe que l’idéalisme de la jeunesse ne dure plus, et qu’il s’est évaporé trois ans plus tard.

David ne dit donc rien pour le moment à Ann, ce qui la met en fureur. Elle lui lance un vase empli d’eau, en gamine hystérique, l’accuse de ne plus vouloir d’elle et le fout carrément à la porte. Il se laisse faire… C’est à son club qu’il trouve une chambre pour une nuit – qui durera plusieurs jours. Son ami et associé Jefferson lui conseille de l’ignorer, elle se calmera d’elle-même. David pense lui couper les vivres mais elle a trouvé un emploi de vendeuse dans un magasin de lingerie féminine chic tenu par un « vieux singe » libidineux qui n’engage que des demoiselles (pour mieux les séduire, ce qui est objet de comédie). David la suit, la fait sortir et coupe son emploi en affirmant devant tous qu’elle est mariée – même si c’est juridiquement contestable. Jefferson tente un peu plus tard une médiation… mais Ann le choisit pour avocat (avec des arguments de jurisprudence, objets de comédie). De quoi rendre jaloux David et le faire réagir.

David tente bien de s’afficher avec des filles, présentées par un copain de sauna au club, mais elles sont vulgaires et guère belles, l’une d’elle bouffe son « faisan » qui n’est que du vieux coq (autre objet de comédie). Il voit Ann en compagnie de Jefferson dont elle cherche à faire son amant – qui reste platonique. Mais David reste au fond casanier, attaché à celle qu’il a choisie pour la vie (vieux refrain conventionnel). Ann tente de se faire épouser par Jefferson, très prévenant et « homme du monde » qui ne lui saute pas dessus dès le premier jour. Elle voudrait bien qu’il la désire, d‘ailleurs, et l’emmène sur la grande roue pour lui donner des sensations mais il pleut et vente et ils rentrent trempés ; elle tente alors de le saouler pour qu’il ose, mais il ne boit jamais et, s’il se laisse faire en toutou bien dressé (ce l’Ann adore), il tient mal l’alcool et il ne l’embrasse même pas. Elle se fait présenter à ses parents mais David est au cabinet et intervient avec ironie pour les mettre en doute sur sa moralité en rappelant son mal de mer chronique et ses caleçons d’époux qu’elle doit aller chercher à la laverie.

Lorsque Jefferson et Ann vont passer un week-end au ski à Lake Placid, un comté de l’État de New York, David les précède et se fait attribuer le chalet voisin. Il simule un malaise dû au froid pour voir la réaction de son ex. Elle se précipite, le soigne, se préoccupe de lui. David sait alors qu’elle tient autant à lui que lui à elle. Le pauvre Jefferson s’avère bien pâle face à ce qu’il devrait être, et qu’Ann a fantasmé. Il est trop « faible » à ses yeux et elle le jette. Encore une critique implicite de l’idéalisme « romantique » de femelle qui gâche l’amour – et son désir qu’on lui résiste en vrai mâle, selon les conventions du temps.

David et Ann se remettent ensemble, ils vont probablement réinitialiser leur mariage officiellement. Quant à leur vie privée, elle n’ira pas sans orages mais, comme les véritables éclairs et tonnerre, ils éclaircissent l’atmosphère et rendent l’air plus supportable. L’idéalisme étouffant masque la réalité des sentiments. Peut-être est-ce le message hitchcockien de cette comédie un peu lassante par moments.

DVD Mr et Mrs Smith, Alfred Hitchcock, 1941, avec Carole Lombard, Robert Montgomery, Gene Raymond, Jack Carson, Philip Merivale, Éditions Montparnasse 2003, 1h35, €24,30

Alfred Hitchcock sur ce blog

Catégories : Cinéma | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Jules Vallès, Le Bachelier

Concilier la passion littéraire avec la passion sociale n’est pas une réussite. Après l’obsession de la mère dans L’Enfant, place à l’obsession de la dèche. Une fois bachelier, le jeune Jacques Vingtras est autorisé à résider à Paris pour quitter Nantes, son ennui, et le foyer familial, sa haine. Ses parents lui assurent 40 francs par mois, ce qui ne suffit qu’à grand peine pour se loger pauvrement et se nourrir un jour sur deux. Quant au reste… à lui de se prendre en main !

Mais Jacques, qui est largement Jules, préfère pérorer devant ses copains et imaginer « la révolution » en boute-en-train et foutraque qu’il est plutôt que de travailler un brin. Il donne certes quelques cours particuliers de grec ou de latin mais ne persévère jamais, toujours pris entre la honte sociale et l’ennui que cela lui cause. Il n’aime pas les collégiens. Il préfère carrément les petits à qui il faut « rentrer la chemise dans le pantalon », mais l’école où il le fait est en faillite et son directeur ne le paye pas au bout d’un mois.

Il cherche donc sans conviction d’autres métiers mais il n’est pas fait pour ça et les ouvriers comme les commerçants le lui signifient très vite. Il est toujours « trop » ou « pas assez » : trop diplômé pour être répétiteur privé ou pas assez pour les collèges ; trop mal sapé pour se présenter ou trop bien vêtu pour faire illusion devant les imprimeurs ou les débardeurs place de Grève ; trop féru de tournures latines et de préciosités littéraires pour répondre au courrier commercial ou pas assez soigneux pour faire des écritures… Les temps n’ont pas changé et quiconque est passé entre les griffes du fameux « Pôle » emploi le sait bien : pour les emplois offerts, on est toujours trop ou pas assez – sinon, on aurait déjà trouvé et pas besoin de « Pôle » d’emploi !

Le Bachelier est donc l’âge bête qui va de 1848 à 1860 environ, de 17 à 28 ans. Il n’est plus enfant contraint, ni encore insurgé par volonté, mais dans cet entre-deux incertain et inconfortable où il n’est pour le moment rien. « Ne voyant la vie que comme un combat ; espèce de déserteur à qui les camarades même hésitent à tendre la main, tant j’ai des théories violentes qui les insultent et les gênent ; ne trouvant nulle part un abri contre les préjugés et les traditions qui me cernent et me poursuivent comme des gendarmes, je ne pourrais être aimé que de quelque femme qui serait une révoltée comme moi » p.660 Pléiade. Une égale donc, pas une soumise. Vallès respecte les femmes malgré son temps.

L’œuvre est malheureuse, qui conte les années de misère entre échec de la révolution de 1848 et l’instauration de l’empire autoritaire : que des défaites, de l’illusion sociale à l’illusion de faire sa situation. Déjà le bac ne suffit plus, une licence est au moins requise ou alors rien – car si l’on est moins payé on paraît plus docile. La culture donnée par la société n’assure pas le pain – au contraire, elle apparaît comme inutile, une fioriture de nantis. Les « lumières » ne servent à rien pour travailler puisque la société devient industrielle et réclame des ingénieurs, ou commerçante et exige d’être pratique plutôt que poète ou lettré.

Pire, la culture isole du peuple d’où l’on vient, établissant dans les limbes sociaux un état ni paysan ni bourgeois ! Paris est toujours peuplé de nos jours de ces petits intellos déclassés qui croyaient à la vertu du « diplôme » et se retrouvent à gagner moins qu’à la chaîne en usine via des piges de hasard dans de « petites » revues ; on comprend qu’ils soient, comme Vallès, aigris et volontiers portés à renverser la table dans les manifs, les complots, les antis, les casseurs.

Rappelons cependant que la trilogie de Jacques Vingtras est un roman, pas une autobiographie. Vallès joue avec les dates, les lieux, les personnages ; si certains sont transparents, d’autres sont inventés ou décalés. Ainsi fait-il mourir son père à Lille alors qu’il meurt à Rouen, l’affuble d’une maîtresse qui le fait renvoyer alors qu’il est dans le réel muté dans un meilleur poste. Ainsi occulte-t-il son internement à Nantes à 19 ans, demandé à un médecin complaisant par son père qui a eu vent de ses débordements révolutionnaires parisiens (le complot de l’Opéra-Comique) et craint pour sa propre carrière. Ainsi fait-il l’impasse sur ses aventures érotiques, malgré sa vigueur de lutteur et son tempérament fougueux qu’il avoue, alors que les variantes gommées en révèlent de fort riches.

C’est qu’il écrit 1848 à la lumière de la Commune 1871 et l’adolescence à l’aune de l’âge adulte qu’il a fini par atteindre malgré lui. L’idéalisme romantique, qu’il a tant reproché à l’icône nationale Victor Hugo, a contaminé la jeunesse et a empêché la véritable révolution qui est pratique et sociale, non religieuse laïque (les Grands principes) et parlementaire. La bohème si chère à Murger et aux poètes maudits n’est que noire misère et fins de mois affamées. A chaque fois l’illusion a amené la force, le romantisme a suscité le bonapartisme : après 1789, après 1848. Nous pouvons même ajouter, pour notre temps, la Chambre introuvable gaulliste après mai 1968. L’idéalisme prépare au fascisme, si l’on caricature – et il n’y a qu’un pas de Hugo à Wagner : il s’agit toujours de « mythes » qui font mouvoir la masse, agitée par des fureurs et guidée par des gourous. Mélenchon ces dernières années a tenté de jouer cela, autant que les sbires intelligents que Marine Le Pen a viré successivement.

Vallès : « Mais tu nous le paieras, société bête ! qui affame les instruits et les courageux quand ils ne veulent pas être tes laquais ! » p.713. L’écrivain polémiste voulait faire l’histoire de sa génération ; il s’aperçoit au fond qu’elle n’existe pas, qu’elle est un trou noir de l’histoire sociale française. Ce n’est qu’à la fin de sa trentaine qu’il émergera… dans le volume suivant.

Jules Vallès, Le Bachelier, 1879-1881, Folio 2020, 512 pages, €5.70

Jules Vallès, Œuvres tome II 1871-1885, Gallimard Pléiade 1990, édition de Roger Bellet, 2045 pages, €72.00

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Joseph Kessel, Une balle perdue

Roman raccourci issu d’un reportage vécu, selon le style de Kessel, il se situe à Barcelone en 1934 au moment où la Catalogne se pique de révolution indépendantiste. Idéaliste, mal préparée, naïve – elle échoue (ce ne sera pas la dernière fois). Ce décor sert à l’auteur pour confronter les « purs » aux réalités prosaïques de la nature humaine majoritairement lâche, prompte à collaborer, à aller dans le sens du plus fort.

Le pur est Alejandro, pauvre orphelin cireur de chaussures, jeune adolescent anarchiste à la Rimbaud de peut-être 14 ou 15 ans, encore vierge et qui rêve de fraternité humaine. En accord avec la nature et avec sa nature (selon l’idéal de Marx), il communie avec les jardins et les rues, le souffle de la mer et les gens qui passent. Sa libido éclot à peine sur une jeune étrangère blonde entrevue au balcon de l’hôtel Colón, place de Catalogne, dont il fait le modèle d’une pure enfant de l’âge d’or dans l’anarchie heureuse. Pacifiste, il répugne à toute contrainte sur les autres mais il admire la force de l’étudiant Vicente, fils de riche de 20 ans, autonomiste intello qui s’est frotté de surréalisme, de psychanalyse et de marxisme sans adhérer à rien.

Lorsque la révolte armée se déclenche, avec l’aval des autorités de la province, Vicente est chef d’un groupe Somatén (milice catalane) chargé de garder la place de Catalogne et Alejandro, bien que pacifiste, le suit par amitié. Ils pillent une armurerie et s’arment, mais les adolescents candides qui voient la révolution comme une aventure romantique ne résistent pas à la tension des combats. Ils s’angoissent d’attendre sans savoir ce qui se passe, tirent en entendant tirer, paniqués par des fantômes issus de leur imagination, s’imitent et se suivent comme des moutons de Panurge sans discipline ni raison – et leur « chef » n’en est pas un. Ils ne sont pas des soldats ni « des hommes » mais des exaltés impressionnables qui fuient dès que la troupe arrive. L’idéal ne résiste jamais à la réalité, ni la révolution à ses opposants déterminés.

C’est ce que découvre tragiquement Alejandro, observant que les ouvriers sont pacifistes et les bourgeois guerriers, n’hésitant pas à tirer sur les premiers comme n’importe quel gouvernement qui asservit, que les révolutionnaires sont les premiers à crier « haut les mains » et à fouiller la foule comme des flics, que les autonomistes n’ont pas la carrure de leur ambition et détalent dès que parait l’armée régulière. « A chacun son métier », lui dit un sergent d’active. Le seul « métier » qui vaille, Alejandro le découvrira, est « celui d’aimer ses camarades ».

Vicente est un fantoche et Alejandro le répudie au moment où met en joue la fille au balcon dans une ivresse de toute-puissance impuissante. L’humanité n’est pas digne du paradis terrestre promis par n’importe quelle révolution. Seuls comptent les actes individuels et Alejandro quitte donc la troupe des couards pour devenir guérillero. Il monte sur les toits et tire au hasard pour semer la peur parmi les soldats de Madrid. Il sait que les légionnaires du Tercio, rompus aux combats de rue en Afrique, vont le déloger mais il se fait gloire d’aller jusqu’au bout sans tuer personne.

Ce n’est que lorsqu’il voit la blonde anglaise boire un verre à son balcon, en spectatrice détachée un brin méprisante, alors que le corps d’un franc-tireur embusqué – « un camarade » – est balancé dans le vide par les mercenaires sous ses yeux, qu’Alejandro brutalement empli de haine se venge de sa désillusion sur l’humanité entière : sa dernière balle est pour la belle « inaccessible ? Inconsciente ? Indifférente ? », frappée en plein front pour déni d’humanité.

C’est brut, c’est beau, c’est impitoyable. Joseph Kessel décortique le romantisme révolutionnaire pour n’en laisser que la camaraderie et les actions individuelles ; il ne croit pas au collectif comme idéal car tout collectif est un collectivisme en puissance, qui « asservit » inévitablement.

Joseph Kessel, Une balle perdue, 1935 revu 1964, Folio 2€ 2009, 144 pages €2.00

Joseph Kessel, Romans et récits tome 1 – L’équipage, Mary de Cork, Makhno et sa juive, Les captifs, Belle de jour, Vent de sable, Marché d’esclaves, Fortune carrée, Une balle perdue, La passagère du Sans-Souci, L’armée des ombres, Le bataillon du ciel, Gallimard Pléiade 2020, 1968 pages, €68.00

Catégories : Joseph Kessel, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Corinne Hofmann, La Massaï blanche

Voici le récit d’une Suissesse de 27 ans aussi naïvement allemande qu’obstinément suisse. Cette écervelée tombe raide dingue en 1987 d’un guerrier Massaï qu’elle aperçoit à Mombasa en pagne, paré et torse nu. N’écoutant que sa vulve, elle n’a de cesse que de coucher avec lui. Après cela, de se l’attacher à la Suisse par les liens du mariage. Elle lâche tout, ses affaires, sa famille, son pays, pour s’immerger dans la brousse loin du monde. Ce qui lui importe est seulement d’être prise chaque soir et de passer la nuit entre les bras musclés à respirer l’odeur du mâle.

Moi, lecteur, forcément extérieur au coup de foudre féminin, je prends cet état de fait comme une donnée. Pour le reste, je ne peux qu’être partagé entre agacement et empathie. Agacement pour cette raideur calviniste qui veut que tout soit fait « dans les règles », même les plus manifestes dingueries. Agacement pour cette niaiserie du grand amour sous la case, ce romantisme godiche qui laisse de côté tout fonctionnement d’intelligence. Mais empathie pour cette attirance sexuelle brutale, pour cette puissance immédiate du désir qui sonne comme un destin. Que Corinne s’y abandonne, pourquoi pas ? La jobardise naît plutôt de toutes ses tentatives de justification idéalistes et profondément égoïstes dont elle enjolive le brut appel de la chair. Tous les mythes sont rameutés dans un brouet qui ne donne pas une haute idée de la Suissesse, ni de la femme : le bon sauvage, l’amour-qui-peut-tout, l’envoûtement de l’Afrique, la révolte hippie écologique, la rébellion anti-bourgeoise, le nivellement culturel de tout le monde il est beau tout le monde il est gentil… Le désir primaire ne suffisait-il pas ?

Pourquoi vouloir de force convertir l’Africain guerrier et volage à ses fantasmes de Blanche petite-bourgeoise mal baisée et rêvant au mariage fusionnel ? Les plus belles pages sont de la veine réaliste, les pires sont du rêve égocentrique de la midinette mondialiste. L’attraction virile des muscles Massaï est une évidence bien décrite : « Son visage est d’une beauté si harmonieuse qu’on dirait presque un visage de femme. Mais son attitude, son regard fier et sa musculature puissante ne laissent aucun doute quant à sa virilité. Assis devant le soleil couchant, il ressemble à un jeune dieu » p.9. Le portrait n’est-il pas bien troussé ? Et derechef, la donzelle le piste, le traque, le poursuit. Lui, guerrier de brousse étranger à la ville, en est tout désemparé. Il se laisse faire timidement, la volonté blanche ayant l’obstination d’un sortilège.

Les Massaïs, par coutume, n’embrassent pas, ne touchent pas les femmes sous la ceinture, ne baisent que par assauts brefs et répétés comme des lapins, ne mangent pas avec la gent féminine. Corinne nous énumère ces frustrations avec un souci horloger du détail. Aux femelles de s’occuper des enfants, les mâles passent le plus clair de leur temps avec des guerriers de leur condition. La vie d’une femme compte même moins que celle d’une chèvre. Naturellement Corinne se fait gruger, son capital fond parce que ce son mari ne comprend rien au commerce ni au bénéfice. A vivre en Massaï, Corinne s’anémie, son hygiène devient déplorable. Selon les mythes de la tribu à laquelle Corinne appartient désormais, toute femme est une goule et le fier Lketinga voit en tout autre homme, écoliers pubères compris, un amant potentiel. Il se saoule avec les stocks de bière et souhaite, à la Massaï, promettre la fille issue de leur union à un vieux dès ses 9 ans, après l’avoir fait exciser sans anesthésie… Le mariage « pour la vie » est un désastre.

Mais Lketinga, « avec son torse nu, son pagne rouge et ses longs cheveux roux, est d’une beauté éblouissante » p.32. « Savoir que sous le pagne se trouve directement la peau m’excite beaucoup » p.36. La voilà, l’évidence, et elle est humainement sympathique. Le désir surgit, brut et nu. Pourquoi, dès lors, Corinne veut-elle « se marier » ? Ce n’est pas devant Dieu, dont elle ne parle pas, mais devant la société et pour la bureaucratie. Le lecteur soupçonne, et cela lui est désagréable, une exigence égoïste de ferrer l’amant, d’enchaîner son nègre à son service exclusif. Elle transgresse pour cela les conventions sociales blanches et le revendique parce que cela fait « révolutionnaire » et tiers-mondiste. Mais elle accepte alors la polygamie, le rôle dominé de la femme et les mœurs Massaï d’excision, de baise avec les enfants, et là cela devient irrespectueux, aliénant, colonial. Elle veut garder pour elle « mon chéri » (ainsi écrit-elle sans cesse), l’obliger par contrat, l’enfermer dans une paperasserie irrévocable. Donc se soumettre à ce qui est à ses propres valeurs dégradant.

En Suisse allemande, Corinne ne peut vivre son désir librement, ni accepter la liberté de l’autre. Il faut que tout soit fait dans « ses » règles à elle, celles de la lourdeur précise de son pays : papiers, autorisations, tampons, robe blanche… Et tout cela pour se retrouver arroseuse arrosée, enchaînée à un mari qui a désormais des droits légaux sur elle et sur leur enfant comme sur son capital.

La passion morte, l’obstination l’ayant conduite droit dans le mur, Corinne se trouve obligée de fuir sa destinée comme dans une tragédie grecque, et de quitter le Kenya en usant de procédés illégaux. Une Blanche et un Massaï ne sont pas du même monde et c’est naïveté que de faire comme si, voulant en même temps tout régenter.

Si toutes les Suissesses sont comme cette Corinne, maris potentiels, fuyez !

Corinne Hofmann, La Massaï blanche, 1999, Pocket 2002, 399 pages, €7.60

DVD La Massaï Blanche – d’après le best-seller de Corinne Hofmann, 2005, Hermine Huntgeburth, avec Nina Hoss, Jacky Ido, Katja Flint, Lumière, 2h11

Catégories : Cinéma, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Théo Kosma, En attendant d’être grande 6 (rebaptisé 4)

En 18 chapitres, les épreuves sensuelles d’une ado précoce de 12 ans en cinquième que le lecteur a pu cueillir dès 8 ans aux différents tomes précédents dans ses jeux innocents.

L’époque n’est plus vraiment à la sensualité exhibée des enfants… Même l’innocence est perverse aux yeux hantés des puritains. L’affaire Matzneff (83 ans) rend les éditeurs plus bêtes de moraline à la mode qu’inconséquents de bonne et due morale. Gallimard, La Table ronde, Stock, Léo Scheer, baissent culotte devant les gros yeux des chiennes de garde : que n’ont-ils plutôt agi durant des décennies ! La pédo « philie » est traduite en « criminalité » – avant même que la justice ne se prononce – et toutes les œuvres sont mises dans le même sac des « péchés » condamnables. « Cachez ce sein que je ne saurais voir ! » dit le Tartuffe – et il devient réactionnaire faute d’être raisonnable.

Théo Kosma n’est en rien Gabriel Matzneff : lui ne se vante pas de pénétrer le sexe de très jeunes filles. Il se met au contraire dans l’esprit d’une enfant, ce qui est une sorte de tour de force qu’on ne peut que saluer. Sa Chloé conte ses aventures des sens avec pudeur, entre copains et copines du même âge. Il s’agit d’exploration, de construction de soi, de sensations naturelles. Les dire est beauté ; les exprimer (une fois adulte, comme elle le fait) est une nostalgie des verts paradis ; les lire d’un regard extérieur une meilleure façon de comprendre ses propres enfants. Il ne s’agit pas d’un journal relatant des faits vrais mais d’un roman imaginant l’existence libre de l’enfance, dans ces années 1970 où il y avait le pire, mais aussi le meilleur.

« Cette faculté de m’exciter d’un rien m’habitait depuis longtemps », déclare Chloé p.11. Elle a vécu une initiation sensuelle épanouissante lors de ses dernières vacances d’été à 11 ans avec un garçon de son âge, après des préliminaires collectifs gamins et suaves. Elle ne rêve plus de « petit copain collé contre soi », ou pas vraiment, mais revient aux « petites fleurs, le romantisme, les yeux doux » p.23. Elle fantasme sur un camarade de classe, 12 ans lui aussi mais pas très mûr, Jérôme ; les garçons sont souvent en retard au même âge. « Mèches brunes bouclées, petit air vaguement ténébreux, jolis yeux, plutôt bien bâti pour son âge, grand et mince tout en étant musclé. Il aimait le sport, s’habillait bien » – tel est le programme offert p.26. Sauf que rien ne se passe que du flirt : « Se tourner autour, se faire la cour sans vrai rapport tactile, se fréquenter. Les mots flatteurs, une tête penchée, un effleurement » p.28. Un boy toy prépubère pour une préado en avance.

Mais Chloé a besoin de combler un désir physique qui la rend irritable et l’auteur note, avec un brin d’humour : « Oui, si les cours étaient moins barbants je n’y penserais peut-être pas. C’est à se demander si les jeunes ne baisent pas à tout-va par ennui » p.49. Si mes souvenirs sont bons (plutôt en quatrième), je crois bien que c’était vrai. Cela le reste-t-il à l’ère du Smartphone et de YouPorn ? C’est moins sûr. Tout ce qui est d’accès trop facile lasse et dégoûte. Le retour du moralisme et de la fleur bleue est vraisemblable, si j’en juge par celles et ceux que je croise aujourd’hui de cet âge tendre.

Les scènes se succèdent, un peu lentes au début, pleines d’imagination dès la moitié. C’est un cours de baisers avec sa copine, une douche nue vasistas ouvert pour qu’un jeune garçon puisse mater, un orgasme violent en grimpant la corde à nœuds du collège – le copain en dessous qui la tient -, une séance de yoga nu entre filles. C’est se « donner » à un garçon de 13 ans qui a envie, Daniel le Suisse, mais pour qui « faire l’amour » signifie seulement embrasser et peloter. C’est observer avec une curiosité d’entomologiste bien de cet âge sa grande sœur en acte, fantasmer des caresses avec les petits et les plus grands de la communauté, juste pour faire semblant. C’est organiser une partie nue entre filles, se baigner à poil à minuit avec les garçons, se lancer à dix en coquineries mixtes sans aucun vêtement, mais limitées aux baisers enfantins et caresses de tout le corps. Chloé est une vraie chatte qui se roule, se tortille et ronronne.

Il est vrai que la petite fille reste toujours en attente de grandir, ce qui fait un peu piétiner le récit par rapport aux premiers opus où elle prenait vite les années. Surtout au début où « la rentrée » reste assez plate sur de nombreuses pages. Passer aux 13 ans est délicat à conter dans le contexte actuel, âge où l’on passe du sensuel au sexuel, de l’érotisme au génital, même si les préliminaires restent privilégiés. Chacun peut aisément comprendre la réticence de l’auteur à sauter le pas.

D’autant que les garçons semblent bien passifs et presque de bois face à l’exubérance des filles dans ces aventures les plus récentes. Or ils sont à un âge – certes encore plus ou moins de latence où les copains et le foot comptent plus que les sens – mais où les frissons sur la peau et les bouffées de chaleur, le jeu de leurs muscles et les éblouissements des yeux, l’admiration physique pour les copines mais aussi les copains, mêlée d’histoires de cœur et d’affect, sont très fortement ressentis. Dommage qu’ils n’apparaissent pas aux yeux de Chloé ; elle en trouverait peut-être quelque épice à ses sens.

Il reste qu’En attendant d’être grande est un roman mignon, attendrissant, pudique. Une préadolescence qui patiente de mûrir, âge fragile mais traversé de pulsions qu’il vaut mieux comprendre qu’interdire, dans le respect des êtres. Une humanité en bourgeon, touchante pour cela, qu’on observe en ces pages d’un regard paternel.

Théo Kosma, En attendant d’être grande 6 (rebaptisée 4) – calme-tempête, autoédition 2019, 146 pages, disponible sur :

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Michel Crouzet, M. Myself ou la Vie de Stendhal

Henri Beyle le Grenoblois, né en 1783, est devenu par lui-même en 1817 baron Frédéric de Stendhal il Milanese, officier de cavalerie. C’est qu’il est né avec la Révolution (6 ans en 1789) et qu’il a admiré Bonaparte parti de rien pour arriver à égaler Alexandre et César (il a moins aimé Napoléon, empereur autoritaire installé). Comme les révolutionnaires qui voulaient faire table rase du vieux monde et des « Vieux », Beyle a haï son enfance (ayant perdu sa mère en couches à 7 ans) et son père, distant et désirant modeler le Fils en enfant modèle ; il a haï son précepteur jésuite Raillane « hypocrite » ; haï Grenoble, ville provinciale et bourgeoise, coincée et conservatrice. Il « n’a jamais joué, jamais couru ou nagé librement avec les autres enfants, jamais disposé de son corps, que l’on voulait domestiquer et non laisser se dépenser et jouer » p.25.

Pour cela, il a dû se révolter contre le Père (prénommé Chérubin !) et inventer sa vie d’individu, hors des liens de naissance, de famille (excepté Pauline, sœur et âme-sœur) comme de milieu, « un Moi audacieux et sans freins (…) l’image même du Moi absolu évoqué par les philosophes et les libertins : ils se référaient pour le définir à l’enfant incestueux, parricide, homicide, être de la nature dans toute sa force et sa première et irrésistible impulsion » p.13. Seul le désir est loi (le Rouge), tout le reste est éteignoir, clérical, humide, sombre, moralisateur, persécuté, esclave des conventions et de la famille (le Noir). Mais le ressentiment est encore esclavage, la haine empoisonne et emprisonne. Pour se libérer, seule l’imagination le peut si elle prend son essor et ouvre à la « beauté » (qui est œil de l’amour). Car l’érotisme romantique n’est pas l’érotisme freudien (encore moins celui des puritains d’aujourd’hui qui voient de la saleté dans tout désir) : « fidèle à l’éros platonicien, le Romantique fait du désir le révélateur de l’idéal, la voie d’accès aux transcendantaux du Bien et du Beau ; l’image, ou vision de l’homme meilleur, de l’homme tel qu’il est dans sa nature profonde, c’est l’autre nom du désir ; il y a un sens du désir, il unit les sens au désir suprême qui est celui de l’âme et du rêve, ou du ‘romanesque’, qui est le rêve de l’homme » p.47. Le prime adolescent Beyle trouve cet élan dans les romans de chevalerie du Tasse, de l’Arioste, de Cervantes où l’aventure héroïque est ironique et voluptueuse à la fois – avant de découvrir Félicia ou mes fredaines le roman libertin de Nerciat : « Je devins fou absolument ».

Ce pourquoi il a dû inventer aussi un autre style littéraire – le romantisme, cette « maladie de l’azur » – où le réalisme du Moi en situation dérive vers l’imaginaire amplifié, où le mouvement fait confiance à l’expression libre de l’intériorité tout en mettant à distance de soi-même par l’objectivation de l’écriture. Car « toute sa famille est ‘cultivée’ : les lettres pour elle sont une œuvre de civilisation, de communication civile, un moyen d’approfondissement et d’amélioration de l’humanitas, qui met à parité le savoir et l’expression… » p.21 Ainsi l’Amour (dont Flaubert se moquera une génération après sous le vocable d’Hâmour) est-il moins inclination pour une personne réelle que pour la passion elle-même. Stendhal a l’amour de l’amour plus que « foutre » telle ou telle ; ou plutôt telle ou telle enflamme en lui l’imaginaire : il se fait du cinéma. « Avoir » ou pas la femme importe moins que les élans du cœur qui « cristallisent » sur une image, comme jadis l’image de Dieu. Il comptabilisera treize femmes « eues » qui ont compté dans sa vie (outre sa mère, Kubly, Angela, Victorine, Mélanie, Wilhelmine, Alexandrine, Angelina, Métilde, Clémentine, Alberte, Giulia I et II) et peut-être une quatorzième, sans parler des putes. Il aimera aussi beaucoup les enfants – ceux des autres – et leur racontera des histoires. Toujours l’imaginaire. Eugénie de Montijo, future impératrice, se souvient de Monsieur Beyle lorsqu’elle avait 9 ans et qu’il contait l’épopée de Napoléon, assise sur ses genoux ; adulte, elle apprendra qu’il s’agissait de ce « baron de Stendhal » devenu célèbre.

En tout cela il est « moderne » (ce qui signifie post-Ancien régime), donc plus ou moins « actuel » selon nos époques. Il a été peu connu de son vivant, adulé une génération après lui pour de mauvaises raisons (anti enflure hugolienne notamment), disséqué et délaissé début XXe siècle au profit de Proust, avant d’être réhabilité dans les années 1950 pour son style sec sans fioritures et qui va droit au but. Aujourd’hui ? La biographie date d’il y a vingt ans et c’était déjà une autre époque. Il semble que l’imagination revienne plus que l’action dans la sexualité de notre temps. Les femmes « ayables » comptent moins que les émotions qu’elles procurent par leur présence, même platonique. Mais à chacun de juger, Michel Crouzet se garde d’en parler.

D’autant que l’individualisme, s’il libère, exige de s’imposer : la liberté ne va jamais sans la responsabilité, ce qui répugne aux paresseux et met en face de leur veulerie les autres : « La mauvaise honte, la timidité, les tortures de l’amour-propre farouche et apeuré, c’est le calvaire du Moi moderne » p.68. Sous l’Ancien régime, la société exigeait le naturel (de naissance) ; la démocratie exige le convenable (socialement égalitaire). Stendhal s’en échappera par le voyage, étranger aux contraintes du civilisé français en Italie, manière d’être inconnu et amour du nouveau. Il s’en échappera par l’opéra, féérie sensuelle d’un soir par la musique et théâtre communautaire des regards. Mieux, il traitera dès lors la société comme un bal masqué pour s’en amuser et y trouver son plaisir, sans rien en attendre d’autre et surtout rien de durable. Et il se méfiera de ses intrusions au nom de la « transparence » égalitaire ; Stendhal chiffrera ses lettres, déguisera noms, lieux et dates dans son journal et sa correspondance. Être libre, c’est aussi rester masqué pour éviter de déplaire et écrire dégagé des contraintes sociales – d’où les quelques 350 pseudonymes que Henri Beyle prend au cours de sa carrière d’écrivain journaliste, une manière de rester aristocrate en démocratie.

Le pavé biographique de Michel Crouzet réjouira tous ceux qui aiment Stendhal, dont je suis. Laid et gros dès l’enfance, ses camarades se moquent de lui et l’appellent « la tour ambulante », il demeurera disgracieux et enveloppé toute sa vie, avec une « face de boucher ». Il compensera en se vêtant avec recherche et élégance selon l’adage que l’habit fait le moine. Mais il a les yeux vifs, un pli ironique à la bouche et sa conversation est toute de paradoxes et de moqueries. Il se taillera un succès dans les salons parisiens avec ses diableries – lui qui ne croit pas en Dieu – mais effraiera les bons bourgeois conventionnels et les bigotes. « Stendhal, c’est un style (de vie ou d’écriture indifféremment), né d’un immense travail sur soi dont les écrits intimes sont le dépositaire… » p.96.

Stendhal est né tard au roman, à 47 ans avec Le Rouge et le Noir (après l’échec d’Armance trois ans plus tôt). Son chef d’œuvre, il le publiera à l’extrême fin de sa vie (écourtée par le cœur, physiquement malade) : La Chartreuse de Parme fut écrite ou dictée à raison de 5 à 7 pages par heure. Le reste de l’œuvre romanesque est surtout inachevée ou composée de nouvelles. Mais Stendhal n’est pas que romanesque. Il compose un traité devenu célèbre, De l’amour, une Histoire de la peinture en Italie et des récits de voyages, en observateur incisif, qui eurent du succès : Mémoires d’un touriste, Rome, Naples et Florence, Promenades dans Rome. Il n’est pas un « intellectuel » (le terme n’a pas existé avant l’affaire Dreyfus) mais un « homme pensant » ; lui-même ne se dit pas littérateur ou écrivain mais « observateur du cœur humain » p.508. Faire de l’esprit c’est créer sa forme, entre l’énergie et la grâce, entre la vérité et le goût – en bref définir son propre style (« l’homme de gauche, toujours indigné, est sans esprit. Il lui manque le naturel de la pensée » p.526). Sa biographie (incomplète) La vie de Henry Brulard, informe plus ou moins sur ce qu’il a vécu (amplifié et déformé par la mémoire).

Pour le reste, élève à l’Ecole Centrale de Grenoble (fondée par son grand-père Gagnon), il aurait pu intégrer à Paris l’Ecole Polytechnique, récemment créée, mais s’est dégoûté. Bon en maths et en dessin, il a opté à 17 ans pour s’engager dans les dragons avec Bonaparte grâce à son cousin Daru. Arrivé souvent après les batailles, il romance son épopée adolescente dans La Chartreuse sous les traits du beau Fabrice del Dongo, son Moi idéalisé (emprunté aussi au réel Pierre Napoléon Bonaparte, cousin de Napoléon III, rencontré près de Civitavecchia). Car Stendhal se veut plus Milanais que Français, plus bonapartiste que Bourbon ou Juste-Milieu, plus Moi-Même que collectif.

Pour lui, chaque énergie doit faire son trou et inventer sa vie, jouant des « rôles » dans la comédie humaine sans investir son Moi profond. Il n’aura de cesse que d’appliquer cette maxime, faisant feu de tout bois pour obtenir un poste dans la foire aux vanités et réussissant assez bien dans la méritocratie napoléonienne comme auditeur au Conseil d’Etat à 27 ans puis Commissaire aux armées. Il fera même l’expérience de la défaite avec retraite de Russie en 1812. Hélas, les Bourbon reviennent et il devient demi-solde, courant après les louis pour vivre « décemment » (il suffisait à l’époque de 6000 francs par ans). Il obtiendra dans la douleur un consulat à Trieste, jamais rempli puisque refusé par les Autrichiens, puis à Civitavecchia dans les Etats du Pape, mais sera surveillé constamment par l’empire austro-hongrois et l’Eglise catholique comme subversif, « libéral » et athée. Ce n’est que lors de ses « congés » qu’il retrouvera l’élan pour écrire et que paraîtront les chefs d’œuvre. Sa maxime sociale était SFCDT : « se foutre carrément de tout » pour exister.

Il mourra le 22 mars 1842 à hauteur du 22 rue des Capucines à Paris, d’une attaque d’apoplexie, à 59 ans et trois mois, « esprit d’enfer et cœur angélique » comme conclut Michel Crouzet p.762. Il est inhumé à Montmartre sous une épitaphe composée par lui : « Arrigo Beyle Milanese, scrisse, amò, visse » (Henri Beyle Milanais, il écrivit, il aima, il vécut).

Ecrire contre son temps permet de durer ; dire le vrai de soi permet d’atteindre l’universel. « Tout livre écrit pour se plaire à soi-même, en pleine autarcie, pour trouver des semblables, un jour, en un lieu, est un acte de foi dans la chance du Moi » p.410. Mais l’état démocratique, en détruisant l’otium humaniste (le loisir de vivre pour soi) et en généralisant le negotium bourgeois (l’état constamment occupé et pressé), est-il compatible avec l’imagination, la littérature, le sens de la beauté ?

La pagination indiquée est celle de l’édition de 1999.

Michel Crouzet, M. Myself ou la Vie de Stendhal (nouvelle édition de Stendhal ou Monsieur Moi-Même, 1999), Kimé 2012, 728 pages, €30.00

Catégories : Livres, Stendhal | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Les désarrois de l’élève Toerless de Volker Schlöndorff

Nous sommes dans l’empire austro-hongrois sur sa fin. Des adolescents de 16 ans intègrent le collège militaire Prinz Eugen dans un schlöss à la campagne. Ils sont en uniforme à boutons de cuivre et collet monté, une simple chemise tombant aux genoux par-dessous, casquette de rigueur. Comme toutes les pensions, l’ennui des cours se dispute aux rivalités de pouvoir entre garçons. Tiré d’un roman autobiographique de Robert Musil Die Verwirrungen des Zöglings Törleß (La confusion du comte Törless) écrit à 25 ans et publié en 1906, le film de l’Allemand Schlöndorff, élevé à l’adolescence en France dans une pension de Jésuites à Vannes, marque les débuts de la nouvelle vague du cinéma allemand d’après-guerre. Il marque aussi la célébrité de l’acteur Mathieu Carrière, 16 ans, élevé à Berlin et à Vannes qui parle aussi bien le français que l’allemand. A noter que le ö allemand se prononce eu, d’où l’orthographe en français Toerless plutôt que Törless.

La couleur coûtait trop cher en 1966 et le film est tourné en noir et blanc mais cette grisaille ajoute à l’impression qu’il donne. Grisaille du paysage de plaine empli de moissons en été et de neige en hiver ; grisaille des murs des classes et du dortoir de pension, grisaille des mentalités et des enseignements, brouille des visages encore enfant, hésitant à prendre leurs angles d’adulte. La seizième année est en effet d’initiation ; la personnalité du garçon hésite entre plusieurs voies. Si Toerless est un nom (et même titré comte dans le roman), il n’est encore personne ; le spectateur apprendra tout à la fin qu’il possède un prénom : Tomas. Entré vierge, encore dans les jupes de sa mère au collège militaire, il jette sa gourme avec une pute au village – comme tout le monde. Mais il entretiendra aussi des désirs troubles et une attitude équivoque envers Basini, un autre élève de sa classe que ses plus proches amis vont tourmenter et qu’il va observer.

C’est que Basini porte un nom fort peu autrichien, qu’il est le fils d’une veuve au budget assez serré, et qu’il frime tant et plus en payant des tournées et en misant au jeu. Il emprunte à droite et à gauche et a du mal à rembourser. Son condisciple Beineberg (Bernd Tischer), à qui il doit de l’argent, en exige le remboursement le lendemain sous peine de devoir lui obéir en tout. Basini voit bien le piège dans lequel sa vanité s’est fourrée. La nuit, il fracture le casier d’un autre élève, Reiting (Alfred Diertz) et rend l’argent dû. Mais Beineberg ne croit pas qu’il ait pu en obtenir aussi facilement ou par un nouvel emprunt. Il l’accuse donc de vol, honte ultime pour des hobereaux d’un collège militaire ; Basini doit donc se soumettre.

Le trio Beineberg, Reiting et Toerless décide alors de sa peine ; lorsqu’il l’aura purgée, il sera oublié (mais pas vraiment réhabilité). Entre temps, il sera esclave et devra faire tout ce qu’on lui demande. Il commence par être cogné, puis doit déclarer lui-même qu’il est un « chien », leur chien, puis doit se soumettre à une séance d’hypnose pour que Reiting prouve que le cerveau soumis se déconnecte pour ne laisser qu’une machine corvéable à merci. Cet épisode marque les prémices de l’esprit qui donnera le nazisme : les êtres veules et sans volonté doivent être dominés par les êtres supérieurs qui « en ont ». Car tout est lié en l’homme : sexe, cœur et âme. Un Basini soumis l’est entièrement et aussi bien Reinting que Beineberg en profitent pour l’attirer chacun à leur tour au grenier pour vivre avec lui une relation homosexuelle. Elle n’est jamais explicite et commence par la vision partagée de photos et dessins de nus, féminins et masculins, et se poursuit par l’exigence qu’il se déshabille. Y a-t-il plus ? Le spectateur ne le saura pas, le début des années soixante restant assez pudibond sur le sujet. Le rêve du réalisateur d’introduire une scène d’orgie entre les trois garçons avec Toerless en observateur n’a pas retenu l’assentiment du producteur allemand. Mais il y a relation entre violence et sexualité. Fouetter la chair dénudée est une jouissance (sadique), tout comme caresser le sein de la Bozena, la pute mystérieuse du village. Les garçons font les deux en toute nature.

Seul Toerless doute. Son nom est en effet composé et Tör-less veut dire « sans pause », inquiet, tourmenté. A 16 ans, il n’a aucune certitude (ce qui est normal) mais surtout aucun repère (ce qui montre l’indigence de l’éducation). Ce qu’on lui apprend lui apparaît comme psittacisme ; son prof de math qui, avec la racine carrée de moins un, crée un « nombre imaginaire » est incapable de lui expliquer ce que cela représente. « Vous n’en savez pas assez pour comprendre et, lorsqu’on ne peut comprendre, il faut croire », lui dit-il. La science ne serait-elle qu’un avatar de la religion ? Dès son arrivée au collège, d’ailleurs, il avait pris conscience que la vie hors de sa famille était autre que celle qu’il avait toujours connue. En aristocratie comme en bourgeoisie aisée, tout a une cause et ce qui survient reste banal, canalisé – pas dans les autres classes. La putain Bozena était servante dans une famille aisée avant d’être engrossée par le père ou le fils, puis chassée lorsque son ventre est devenu visible. Elle est désormais serveuse du Gasthaus et fait la pute à l’occasion auprès des jeunes élèves. La scène où elle titille Toerless devant Reiting a fait d’ailleurs bander comme un âne le jeune acteur de 16 ans, il l’avoue à 70 ans dans le supplément. Lorsqu’on le sait, l’échange de regards entre la femme et le garçon prend tout son sens, le cadrage caméra restant au-dessus de la ceinture.

Les concepts de la métaphysique de Kant, très à la mode en cette fin de siècle, ne sont pas opérants car ils sont flous. Les mots ne veulent pas dire la même chose pour chacun et la raison même ne peut rendre compte de l’intangible. Le garçon ne parvient pas à remonter à l’origine des choses ni des comportements, et cela le laisse en désarroi. Il ne saisit pas pourquoi Basini s’est abaissé à voler, bafouant l’honneur, ni pourquoi il se soumet alors qu’il lui suffirait d’aller en parler au directeur. La soumission engendrerait-elle quelque jouissance trouble ? Les coups seraient-ils désirés pour un quelconque affect sexuel, affectif ou moral ? L’acteur Marian Seidowsky qui joue Basini est juif, ce qui ajoute aux interrogations germaniques des années 60 sur le nazisme. Si Dieu est mort par fossilisation et si la philosophie n’a pas de fondement, la morale n’est plus que de convention, ce qui conduit au nihilisme. Il s’agit alors pour chacun de s’éprouver en tentant d’aller le plus loin possible dans ce qu’il veut : c’est ce que tente Reiting avec Basini. Mais Toerless ne suit pas, ce pourquoi Reinting et Beineberg livrent leur victime à la classe entière, en salle de sport.

Basini est entouré, fusillé du regard, moqué, puis sa chemise lui est arrachée et on se le renvoie comme une balle inerte, lui qui n’est plus rien. Ses pieds sont attachés à la corde puis l’élève topless en désarroi est pendu la tête en bas comme un cochon avant qu’on l’égorge ; il est ballotté de main en main, les élèves s’excitant de jouissance avec des voix aiguës en frappant son corps nu. La chair, pour la société prude hantée de morale religieuse puritaine, est à la fois le maléfique et le désirable, ce qu’on ne montre pas mais auquel on aspire. Toerless l’a prévenu la nuit d’avant mais Basini n’a pas réagi, il se laisse faire en croyant – dit-il – que lorsqu’il aura subi toutes les épreuves, elles cesseront et qu’on le laissera tranquille. Ce qui n’arrive jamais ; l’absence de réaction pousse à en rajouter toujours plus, que ce soit en harcèlement scolaire, en manif de casseurs dans la rue ou en pogrom. Toerless est moralement complice, il se retire – mais trop tard – tout comme les intellos qui ont laissé monter l’état d’esprit nazi en se disant qu’il faut que jeunesse se passe ou que le ressentiment populaire doit s’exprimer.

Pas plus que Basini, il n’a donc sa place au collège militaire. Dans le film, il demande à ses parents de venir le chercher, dans le roman c’est le conseil de discipline qui pense qu’il est trop intellectuel pour être militaire et le renvoie aux collèges privés. Le problème est cependant bien posé par ce garçon de 16 ans : les pulsions en nous ne demandent qu’à sortir si elles ne sont pas disciplinées par l’exercice, canalisées par la passion commune et contrôlées par la raison individuelle. La prostitution, l’homosexualité, le viol, ne sont que des conséquences de l’absence de barrières, un « tout est permis » de la loi de nature. Avant-hier la religion, hier la morale sociale, aujourd’hui la conscience de soi sur le modèle d’épanouissement individuel des Lumières, doivent établir les limites au-delà desquelles l’humain devient bête. Le nazisme, qui surviendra à la génération d’après, sera justement cette éradication des Lumières au profit d’un romantisme nihiliste des instincts, le retour du refoulé.

Ce qu’on ne peut exprimer est indicible mais ce qui est innommable est ce qui ne peut pas être nommé – par tabou, par dégoût, par ignorance. De l’indicible à l’innommable il n’y a qu’un pas – pour les ignares. Bien agir, c’est d’abord bien nommer les choses. Laisser régner la chienlit des mots fait le lit de tous les fascismes, qu’ils soient politiques ou religieux, qui ne prospèrent que dans la confusion des notions et le vide de la langue de bois. La véritable responsabilité des intellectuels est là : donner un bon sens aux mots.

Prix de la Critique Internationale FIPRESCI 1966, prix Max-Ophüls.

DVD Les désarrois de l’élève Toerless (Der junge Törless), Volker Schlöndorff, 1966, avec Mathieu Carrière, Barbara Steele, Marian Seidowsky, Bernd Tischer, Alfred Dietz, Gaumont 2015, 1h24, €12.99

Catégories : Cinéma, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

George Mosse, L’image de l’homme

Les stéréotypes sont des cubes de la pensée moyenne. Ils objectivent, rendent visible et jugeable. La nature humaine n’échappe pas à leur rage classificatoire et normalisatrice. George Mosse retrace l’histoire du stéréotype masculin qui nous régit encore aujourd’hui, depuis son émergence à la fin du XVIIIe siècle. Il montre que les valeurs de volonté de puissance, d’honneur et de courage, ont été imposées par la classe moyenne, en empruntant et déformant celles de l’aristocratie. Ces normes ont envahi tout le corps social, de l’ancienne noblesse à la classe ouvrière, au fur et à mesure de l’ascension bourgeoise. Formés à l’époque moderne, les stéréotypes masculins sont les symboles médiateurs d’une société désorientée par les bouleversements historiques.

L’auteur observe successivement la formation, la cristallisation, puis la crise du stéréotype masculin. Il s’interroge enfin sur les prémices d’un autre modèle de virilité.

La norme masculine moderne se forme à la rencontre du duel noble et du modèle grec. Les idéaux de l’aristocratie étaient ceux d’une caste guerrière. L’honneur était lié à la puissance du sang, à la noblesse du lignage. La lâcheté étant la pire des insultes, l’aspect physique était de peu d’importance. Ces idéaux se sont peu à peu abâtardis en « code chevaleresque » de simple appartenance sociale, au fur et à mesure que la société se pacifiait. L’apogée est vécu à la Cour avec ses rituels purement mondains et ses intrigues en coulisses. La sensibilité bourgeoise moralise les valeurs des guerriers, l’apparence l’emporte sur le comportement, la vertu est préférée à l’honneur, l’individu à la lignée. Le duel, des rencontres de salon au rite de passage des étudiants allemands, sont le symbole de cette émergence. L’idéal masculin, dans sa force et sa prestance, devient le symbole même de la société et de la nation dès la Révolution française.

Plus profondément, alors que le Moyen Âge croit qu’une âme vivante habite un corps inerte, les Lumières considèrent l’unité du corps et de l’esprit. La Renaissance a fait retrouver les principes antiques d’esprit sain dans un corps sain, la beauté physique devenant alors le reflet de la beauté morale. À la fin du XVIIIe siècle, ce modèle rencontre l’individualisme bourgeois en plein essor. La physiognomonie de Johann Lavater (1781), l’éducation d’Emile de Jean-Jacques Rousseau (1762) et l’histoire de l’art de l’Antiquité de Johann Winckelmann (1764), reflètent l’aspiration à la jeunesse, à la vigueur, à l’harmonie des athlètes grecs. La virilité devient puissance et maîtrise de son corps et de ses passions. Les édifices publics sont décorés à l’antique et les musées font entrer l’art académique dans la sensibilité bourgeoise.

La société avait besoin d’ordre et d’énergie : le modèle grec, revisité, est un accomplissement de la nature et de ses lois, il donne un fondement solide à un monde en rapide transformation industrielle et sociale. Pour se différencier et s’établir, la virilité s’oppose à la féminité, perçue comme un négatif. Le peintre David crée le Serment des Horaces (1784) pour dresser les vertus du mâle romain face aux faiblesses des passions féminines. L’enseignement des humanités n’aura dès lors de cesse, dans les collèges de la bourgeoisie, de faire de même jusque dans les années 1960.

Ce modèle bourgeois normatif n’était pas le seul possible pour l’époque. Le romantisme préférait plus de sentimentalité, de concret incarné au détriment de l’idéal abstrait, le prochain plus que la nation ou l’universel. Son modèle était plus androgyne, moins outré, Apollon plutôt qu’Héraclès. Il ressurgira périodiquement dans les utopies anarchistes, chez les « décadents » fin de siècle comme chez nos modernes hippies et routards des années 1970.

La cristallisation du stéréotype bourgeois s’est opérée différemment selon les pays : la gymnastique germanique, le fair-play anglais, la chrétienté musclée des calvinistes, le patriote français. La gymnastique alliait l’hygiène aux vertus éducatives ; il s’agissait de retrouver l’homme à l’état de nature, Apollon du belvédère ou guerrier indien, avant d’établir un équilibre bourgeois à la maturité entre témérité et couardise. La jeunesse devait être réunie en vraie communauté germanique sans distinction de religion, de région ou de caste. En France, la gymnastique a été liée au service militaire dès la Révolution. La bourgeoisie voulait éduquer de « vrais » hommes – pas efféminés – disciplinés, travailleurs, modestes et persévérants. Tel était l’idéal de la hiérarchie militaire et industrielle qui connaîtra son acmé en 1914.

Le Royaume-Uni fait figure d’exception en Europe en promouvant les sports d’équipe plutôt que la gymnastique des individus. Dans les collèges privés, réformés en 1830, la force morale du sport vient renforcer les enseignements de piété et de vertu. Ces comportements normatifs de chrétienté musclée remontent à Calvin : maîtrise des passions, tempérance, pureté sexuelle et morale. S’impose alors la vision victorienne de piété et de virilité, où la vertu chrétienne complète et tempère la virilité esthétique grecque. Cet idéal est adapté aux soldats modernes à qui l’on demande discipline, sacrifice, héroïsme. Les idéaux militaires pénètrent toute la société par l’idée de patrie et l’essor du nationalisme.

L’image de la femme en émerge en négatif. Le corps féminin est connoté d’une beauté sensuelle et sexuelle qui l’oppose au corps du héros viril. Les raisons de cette division entre les sexes trouvent leur fondement dans les mouvements de la société : établissement de la famille nucléaire, exclusion de la femme dans la société industrielle, besoin bourgeois d’ordre et de dynamisme.

Une fois cristallisé, le stéréotype établit son contretype : les parias de la société symbolisent le désordre physique et moral. On en crédite les juifs, les bohémiens, les vagabonds, les homosexuels, les dépravés, les classes dangereuses. La laideur est perçue comme un désordre : rien n’a d’harmonie, tout bouge, le dessin physique n’est pas clair et net, l’attitude « pas très catholique ». La sensibilité est assimilée à un désordre nerveux et sexuel (masturbation, luxure, vice). Le médecin remplace le curé comme arbitre de la morale. Le Juif devient le « sous-homme » concret d’Europe, son nez « crochu » s’oppose au nez droit grec, sa vieillesse rabougrie à l’idéal de jeunesse virile. Les nègres sont forts mais barbares (désordonnés) ; on les crédite d’une vie sexuelle débridée et d’un goût pour l’agitation violente (la « musique nègre »). Les homosexuels franchissent la barrière tranchée établie entre les sexes, et cette transgression angoisse profondément la société qui perd ses repères « naturels » ; ils sont persécutés surtout en période d’insécurité. Les femmes dangereuses sont celles que l’on appelle les « femmes fatales », insatiables, qui dévirilisent et pompent l’énergie du mâle, le détournant de ses devoirs (conjugaux, familiaux, professionnels, civiques et patriotiques).

« L’idéal de l’homme moderne fut vulgarisé par les textes et les images : pour l’atteindre, il fallait affermir son corps, faire la guerre, défendre son honneur et endurcir son caractère. Ce stéréotype est resté étonnamment constant depuis sa naissance jusqu’à récemment » p.81.

La crise de ce modèle allait engendrer l’idée de « décadence » et précipiter une réaction militariste. La médecine définit la santé et la beauté comme des valeurs morales, et le débat porte sur les déviances sexuelles et autres « dégénérescences » sentimentales et sensitives, volontiers qualifiées d’hystériques. Dès 1890, les homosexuels revendiqués, les efféminés, les garces, garçonnes et autres femmes masculines, suscitent les avant-gardes, les mouvements de jeunesse, le naturisme. Les Expressionnistes sont des révoltés actifs qui veulent renverser les mœurs, exagérant la virilité pour instaurer le règne des émotions. Les mouvements de la jeunesse allemande des Wandervögel parcourent la campagne, campant, chantant, exaltant pureté et endurance, exhibant de virils torses nus, symboles d’un authentique corporel et d’une sincérité morale. La force n’a rien à cacher et la santé s’impose d’elle-même.

La société tout entière se durcit : les ligues de pureté chrétienne, l’influence des médecins, la discipline des collèges et du service militaire visent à mettre au pas les déviances. « La volonté de puissance, le courage, la force face à la douleur, faisaient rempart contre la décadence » p.106. Le modèle encouragé est la virilité chaste des scouts. La première guerre mondiale va promouvoir le sens du sacrifice, la camaraderie, le courage. La virilité sera durablement associée au militarisme avec une nouvelle dimension : la brutalité. Montherlant (guerre, sport, tauromachie), Drieu (guerre égale vitalité), Jünger (guerre égale aventure virile), T.E. Lawrence (le courage guerrier des vrais hommes) mythifient l’aventurier, tandis que le pilote de guerre (Mermoz, Saint-Exupéry) joint l’aventure à la chevalerie. George Mosse note un écart révélateur entre les représentations des soldats sur les monuments aux morts : chez les Anglais, les expressions sont vives et radieuses ; chez les Allemands, elles sont sérieuses, dévouées, disciplinées. Ces derniers donneront les modèles jumeaux du nazisme et du stalinisme.

L’homme nouveau du socialisme est un impératif moral. Le mâle prolétaire, avant-garde de l’histoire, doit s’accomplir en servant une cause qui est de créer une société « plus humaine » ; il doit donc travailler à devenir plus libre et plus moral. La compétition est une valeur capitaliste et il faut lui préférer la solidarité. Mais le socialisme respecte la respectabilité : il a le goût du travail, de la sobriété, de l’ordre, de la moralité et du soin. Le communiste modèle est la virilité militante, en guerre contre la dégénérescence bourgeoise. Le militant est un combattant discipliné d’une URSS victorienne ; l’ouvrier est un soldat d’usine, magnifié dépoitraillé pour montrer ses muscles ou héroïquement à moitié nu sur les statues en bronze qui peuplent les places des villes socialistes.

Nazisme et fascisme ne procéderont pas autrement : regard droit, pose inspirée et port de tête altier dans l’iconographie des militants. Le nouvel homme fasciste est la virilité extrême. Le fasciste est un guerrier, en croisade pour sa foi nationaliste. L’énergie conduit à la violence, à la barbarie, au combat jusqu’au sacrifice. La culture va aux machines, pas aux livres, car la machine demande d’être actif alors que le livre laisse passif. La famille est un lieu de domination où l’on asservit plutôt que l’on aime : il s’agit de dresser plutôt que d’épanouir, de raidir le bras et la verge en guise de courage plutôt que de laisser la sensiblerie l’emporter. Le soldat de la première guerre mondiale est magnifié par Hitler et opposé au bourgeois, sa discipline portée au pinacle, à l’inverse des traîtres de l’arrière qui ne pensent qu’à l’argent et aux plaisirs. Le nu fasciste de la statuaire est musclé, discipliné et solidaire. Si l’homme nouveau du fascisme italien est flou (il devra se créer avec le temps), celui du nazisme est la froide exécution d’un projet national, hygiéniste et racial.

Mais, comme les communistes, fascistes et nazis restent englués dans le modèle de la respectabilité bourgeoise. Le corps doit rester abstrait, sa représentation cantonnée dans un rôle de symbole social héroïque. La nudité affichée est toujours préparée (peau lisse, imberbe, bronzée), dépourvue de toute charge sexuelle. La virilité pousse à l’extrême sa logique d’exclusion dans le fascisme : la femme nordique a des canons de beauté à l’exact opposé du beau masculin (hanches larges, épaules étroites, poitrine pleine). Quant au Juif, il est l’antithèse caricaturale de l’Aryen : courbé, poitrine creuse, teint blafard, toujours trop habillé par honte de montrer son corps.

Bourgeois, communistes et fascistes conservent le même idéal de virilité. « Si un monde semble séparer l’élégant gentleman britannique et le brave garçon américain du SS idéal, ils sont au fond façonnés dans le même moule réunissant en lui les qualités de force et de séduction esthétique, de réserve et de violence, de dispositions à la générosité et à la compassion ou au combat acharné et impitoyable. Le fascisme et le national-socialisme ont démontré les effrayantes possibilités de la virilité moderne, une fois celle-ci réduite à ses fonctions guerrières » p.179.

Une autre virilité est-elle possible ? L’auteur s’interroge. Même si elle risque d’être infléchie, il y a peu de chances que la vision traditionnelle s’évanouisse. La publicité contemporaine montre des hommes normatifs sur le modèle américain : grands, souples, athlétiques, aux traits ciselés. Ce sont des « durs », ex-joueur de rugby ou ex-commando des marines.

« C’est par érosion et non par confrontation que l’idéal masculin s’est modifié à la fin du XXe siècle » p.184. La « culture jeune » de masse à réhabilité l’androgyne : les Beatles, James Dean, la Beat generation, Jane Birkin. A côté, les punks allemands font plutôt kitsch. Mais, en opposition avec le stéréotype masculin traditionnel, la modernité exalte le joyeux déchaînement physique, valorise les décharges affectives indisciplinées, accepte les cheveux longs et les vêtements unisexes. David Bowie, Boy George, Michael Jackson, contestent la masculinité et la féminité traditionnelle ; le stéréotype masculin s’érotise. « Malgré une plus grande égalité entre hommes et femmes, au sein de la famille en particulier, l’idéal masculin a jusqu’ici tenu bon. Sans être purement dépendant des relations de pouvoir, il se nourrit de tout un réseau de valeurs morales, sociales et comportementales. En tant que ciment de la société moderne, il sera difficile à vaincre. L’histoire pèse de tout son poids » p.194.

Il est utile de comprendre ainsi les ressorts de nos comportements. Comprendre ne veut pas dire forcément accepter ni modifier. L’histoire pèse en effet de tout son poids et les inerties de société ne se changent pas par décret. Nous ne sommes que des êtres partiellement libres, ayant été élevés et éduqués dans une société et une époque données, avec des modèles mâles et femelles particuliers véhiculés par le cinéma, les arts et la littérature. Nous devons surtout y vivre en bonne entente avec nos contemporains.

Ce modèle masculin de virilité je ne peux faire autrement qu’il me convienne, sous peine d’être inadapté et asocial. Tout au plus puis-je préciser ici ma conception relative de la beauté. Pour moi, l’idéal esthétique de l’homme et de la femme résulte de leur vitalité. La beauté est avant tout le résultat de la santé. En cela, je rejoins en tous points les Grecs antiques. Leur idéal est celui de la jeunesse où la santé est la plus vigoureuse, et ils font les dieux sur le modèle de l’éphèbe. Ce modèle rejoint la beauté utilitaire des sociétés traditionnelles où est qualifié de « beau » celui qui accomplit pleinement son être : prestance sociale issue de ses qualités de chasseur et de guerrier. La générosité – le fair-play – résulte de la puissance. Est généreux celui qui est au-dessus de tout cela, le grand pour le petit, le riche envers le pauvre, le sage envers le commun.

La femme est pour l’homme une compagne qui a ses qualités propres. Elle peut être guerrière ou sportive, ce n’en est que mieux pour devenir compagne d’égal intérêt qu’un compagnon ; les films d’action américains en sont désormais remplis, loin du stéréotype de la femme hystérique, pauvre petite chose aux appâts sexuels hypertrophiés et qu’il faut protéger. Que sa physiologie et sa psychologie soit différentes, c’est un fait, mais la société ne doit en faire ni une antithèse, ni une ennemie du masculin. Laissons être chacun dans son essence et que mille fleurs s’épanouissent.

L’équilibre auquel j’aspire ressemble fort à celui de l’Antiquité, avec deux millénaires et demi d’écart. Je suis surtout très loin des enflures disciplinaires de la bourgeoisie industrielle comme de la barbarie des militarismes bottés. Pour moi, est beau qui s’accomplit pleinement comme la fleur s’ouvre au soleil.

George Mosse, L’image de l’homme – L’invention de la virilité moderne, 1996, Pocket 1999, 250 pages, occasion

Catégories : Livres, Société | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Manuel Vasquez Montalbán, La Rose d’Alexandrie

Le plus littéraire des romans policiers catalans, La Rose d’Alexandrie est aussi le nom d’un bateau ; c’est également le nom d’une fleur, blanche le jour, rouge la nuit, dit la chanson populaire. Tout comme la pute qui s’est fait zigouiller et couper en morceaux à Barcelone. La famille, effarée, demande à Pepe Carvalho, via la cousine Charo qui exerce le noble métier de call-girl au-dessus des Ramblas, de découvrir qui est l’assassin.

Le roman s’étage en marbré, les chapitres Carvalho à Barcelone alternant avec les chapitres Ginès dans les Caraïbes. Le lecteur comprend vite que le beau marin empli de saudade qui hésite à rembarquer, a vécu une histoire d’amour désespérée et qu’il est prenant de la partie carrée qui s’est déroulée autour de la pute dépecée.

Mais l’histoire est compliquée, comme toute histoire d’amour, surtout vécue à ce moment précis où la société espagnole, après Franco, bascule dans la modernité accélérée. Les siècles de catholicisme doloriste et les décennies de franquisme conservateur ont fragilisé les êtres. Leur amour a des relents de tiers-monde et de vieillerie, une sorte d’impuissance à se vivre naturellement. L’homme adulte a des pudeurs et des asthénies d’adolescent puceau ; la femme adulte a des envies et des déchainements de jouvencelle hystérisée au couvent. De leurs relations ne pouvait rien sortir de bon.

C’est ce que met au jour progressivement notre détective, entre deux rencontres d’êtres pitoyables et deux plats de cuisine populaire. Le lecteur pourra obtenir la recette du très roboratif riz aux sardines, d’un gaspacho aux galettes non moins nourrissant, et d’épinards tombés à la béchamel de gambas servis avec une cuissette de chevreau aux prunes qui met l’eau à la bouche (p.324). Narcís est l’autodidacte catalan toujours content de lui qui observe les autres comme un entomologiste les insectes ; le Quêteur d’âme est l’ancêtre mafieux d’une lignée de pauvres qui veille jalousement sur les intérêts de sa descendance ; Contreras est le flic franquiste qui sévit sous les socialistes et applique la loi avec une jubilation de comptable ; le capitaine Tourón ne tourne pas rond, se déguisant volontiers en Môme du Cabaret dans sa cabine verrouillée…

Quant à la pute, son prénom commence comme encular et comme encarnatión, un mixte d’Incarnation mystique purement catholique et de chair impure inassouvie. Encarnatión est mariée mais insatisfaite ; son mari viveur fin de race se meurt d’une maladie des os. Lorsqu’elle retrouve par hasard son amourette d’adolescente sur une avenue de Barcelone où elle passe le temps (officiellement) à consulter « des docteurs », elle renoue volontiers. Ginès la fait rêver d’exotisme dans la grisaille espagnole d’Albacete (ou elle vit maritalement) et de Barcelone (où elle s’envoie des mecs).

Mais la fille ne fait plus bander le marin et les rôles sont inversés : c’est elle qui réclame du sexe torride et lui qui préfère le romantisme du rêve à deux. Un « docteur » de trop suscitera le crime, embrouillé par l’entremetteur de la maison et le dépeceur de cadavre. Comprenne qui devra mais le voile est levé à la fin, ne laissant guère de bonheur à la société socialiste de l’Espagne du temps.

Nous sommes, dans ce roman mi-littéraire mi-policier, en univers Almodovar version pessimiste et cynique où les vins de pays, la bonne bouffe mijotée et les câlins sexuels de l’experte Charo finissent par laisser Pepe de marbre et le lecteur doux-amer. Une réussite.

Manuel Vasquez Montalbán, La Rose d’Alexandrie (La rosa de Alejandria), 1984, Points policier Seuil 2016, 384 pages, €7.90

Les romans policiers de Manuel Vasquez Montalbán chroniqués sur ce blog

Catégories : Livres, Romans policiers | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Norman Spinrad, Rêve de fer

Rêve de fer est un livre à préface et postface. Entre les deux le vrai roman, écrit par un certain Adolf Hitler né en Autriche en 1889 et émigré à New York en 1919 où il fit une carrière de dessinateur de bandes dessinées et d’œuvres de science-fiction. La dernière qu’il écrit juste avant sa mort, en 1953 – après l’invasion du Royaume-Uni par l’Union soviétique en 1948 – s’intitule Le seigneur du svastika. C’est ce livre qu’on va lire.

Il décrit la geste d’un héros racial, animé d’une volonté de surhumanité assez forte pour galvaniser son peuple génétique et conquérir non seulement la Terre mais aussi les étoiles. Le Heldon est un pays enclavé qui a eu la volonté de rester pur après la grande guerre nucléaire. Ses habitants, les Helders (« héros » en allemand), sont menacés d’abâtardissement par les mutants du Borgrave (France) à sa frontière, et par la puissance du Zind à l’est (URSS), par-delà l’insignifiant Wolak (Pologne). Féric Jaggar, descendant de pur homme, a vécu son enfance exilé parmi la lie de l’humanité mutante et métissée ; il désire réintégrer le vrai pays de ses ancêtres.

A la frontière il doit montrer patte blanche, ou plutôt haute taille, physique athlétique, regard franc et bleu, cheveux blonds de rigueur – plus quelques autres indices génétiques attestant de sa pureté. Mais il constate du relâchement parmi les fonctionnaires chargés des tests : ils sont sous l’emprise psychique d’un Dom (dominateur) dont l’unique visée est de souiller le sang pur et d’avilir l’humain pour assurer sa domination sur un troupeau d’esclaves. Ainsi fait le Zind à grande échelle ; ainsi font les Doms disséminés dans les autres pays comme des rats.

Féric, « animé d’une juste colère raciale », ne tarde pas à entraîner avec lui des buveurs d’auberge et des commerçants indignés massacrer le Dom de la frontière et faire honte aux purhommes dominés. Il ne tarde pas non plus à faire connaissance d’un gang de loubards à motos qui écume la grande forêt d’émeraude du pays, à défier son chef, à le vaincre virilement, et à prouver à tous qu’il est bien le descendant des anciens purs : il lève d’une seule main la grande massue phallique appelée Commandeur d’acier que seul un pur peut soulever – tel Arthur le glaive du rocher.

Il fonde du même élan un parti, les Fils de la svastika (Sons of Svastika, en abrégé SS) et se fait élire au Conseil de l’Etat avant de prendre le pouvoir par un coup de force. L’armée se range de son côté et la sélection des meilleurs commence. Les camps d’étude raciale trient le bon grain de l’ivraie : les purs peuvent passer les tests d’entrée dans la garde d’élite SS, ceux qui ont échoué intégrer l’armée, et les impurs s’exiler ou être stérilisés. Le Borgrave est reconquis pour être purifié de ses mutants génétiques ignobles, hommes-crapauds, peaux-bleues et autres perroquets.

Mais très vite le Zind s’agite ; il se sent menacé par la volonté raciale du peuple des purs. Lorsqu’il envahit le Wolak, Féric décide d’attaquer – et de vaincre. Ce qu’il fait dans une suite de batailles grandioses où mitrailleuses, avions, chars, fantassins à moto – et massues – abattent à la chaîne les esclaves nus, velus et musclés dominés psychiquement dans chaque escouade par un Dom soigneusement protégé en char de fer. Une fois le Dom tué, les esclaves qu’il dominait se conduisent comme des robots fous : ils bavent, défèquent, se mordent les uns les autres, s’entretuent, se pissent dessus. C’en est répugnant.

La bataille finale permet d’annihiler Bora, la capitale du Zind (Moscou), mais un vieux Dom réfugié en bunker souterrain actionne l’arme des Anciens : le feu nucléaire qui va détruire le génome de tous les beaux spécimens aryens, leur faisant engendrer à leur tour des mutants. Qu’à cela ne tienne ! La volonté raciale incarnée par son Commandeur Féric trouvera la solution du clonage afin de perpétuer la race à la pointe de l’Evolution, appelée à la surhumanité et à conquérir les étoiles.

Ainsi s’achève le roman d’un psychopathe sadique à l’imagination enfiévrée de chevalerie médiévale et de romantisme kitsch. La postface parodie les critiques psychiatriques en usage aux Etats-Unis dans les années soixante et pointe non seulement la fascination de la violence, le fétichisme du cuir, des uniformes, du salut mécanique et de la parade armée, mais aussi l’absence totale de femmes, d’animaux et d’enfants, et l’homoérotisme viril dû au narcissisme de la perfection raciale.

Norman Spinrad, en Dom particulièrement puissant, sait captiver son lecteur. Ecrit en 1972, ce roman rejoue la scène hitlérienne sous la forme du conte de science-fiction avec Féric dans le rôle d’un Adolf racialement magnifié (le vrai Hitler était petit, brun, nullement sportif et végétarien), la Russie soviétique sous l’aspect du Zind et les Juifs en Dom. Le Heldon aux trois couleurs noir, blanc, rouge, aux maisons de pierres noires et aux avenues impeccables de béton, bordé de la forêt d’émeraude, est l’Allemagne mythique avec son architecture, son obsession de propreté, son goût de l’ordre et sa Forêt noire. Stopa est Röhm, Walling est Goering, Remler est Himmler, Ludolf Best est Rudolf Hess… et les partis universaliste, traditionaliste et libertarien calquent les partis socialiste, conservateur et libéral. Comme aujourd’hui, les Fils du svastika sont nationalistes, xénophobes, animés de volonté raciale tendant à la purification et d’aspiration à la surhumanité. Leur croyance est le gène et leur Coran le code génétique, le Commandeur des croyants les soulève en unanimisme fusionnel pour accomplir la volonté divine du plus fort en une nouvelle Cité de Dieu aryenne. La manipulation des masses passe par les défilés mâles, les couleurs vives, les uniformes ajustés et « quelques cadavres universalistes dans les caniveaux » p.132 pour la couverture télévisée. Nul n’a mieux réussi, surtout pas les gilets jaunes malgré leurs manifs, leurs gilets et leurs blessés par la police – pourtant sur le même schéma.

« Debout, symbolisant dans l’espace et le temps ce tournant de l’Histoire, son âme au centre d’une mer de feu patriotique, Féric sentit la puissance de sa destinée cosmique couler dans ses veines et le remplir de la volonté raciale du peuple de Heldon. Il était réellement sur le pinacle de la puissance évolutionniste ; ses paroles guideraient le cours de l’évolution humaine vers de nouveaux sommets de pureté raciale, et ce par la seule force de sa propre volonté » p.144. Qui n’a jamais compris le nazisme ou Daech doit lire ce livre : la race est Dieu ou l’inverse, mais le résultat est le même.

Le jeune et pur Ludolf Best massacrant les guerriers du Zind, « rivé aux commandes du tank et à sa mitrailleuse, montrait un visage crispé par une farouche détermination ; ses yeux bleus exprimaient une extase sauvage et totale » p.283. La même que celle des SS combattants, la même que celle des terroristes islamistes. Mais aussi, à un moindre degré, les amateurs de jeux vidéo et de space-opera – ingénument fascistes…

Car cette uchronie débusque la tentation fasciste en chacun, le plus souvent dans les fantasmes comme chez un Hitler qui aurait émigré, mais aussi dans le goût pour les grandes fresques galactiques d’empire où les aliens sont à éradiquer et les terriens à préserver.

Prix Apollo 1974

Les pages citées sont celles de l’édition Livre de poche 1977

Norman Spinrad, Rêve de fer (The Iron Dream), 1972, Folio 2006, 384 pages, €9.00

 

Catégories : Livres, Science fiction | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Michel Henry, Marx philosophe de la réalité (1)

Karl Marx est un monstre comme le siècle 19e a su en faire naître. Il s’agissait de tout embrasser de l’histoire et du savoir humain, d’être philosophe, politicien, économiste, sociologue. Marx est Protée.

  • Il écrivait en journaliste, pas en hégélien, ce pourquoi il reste lu ;
  • Sa pensée était mouvante comme la vie, chaque événement le faisait retoucher l’ensemble, ce pourquoi son œuvre est inachevée ;
  • Son existence ne devrait pas parler en sa faveur, lui qui a laissé mourir de faim ses enfants plutôt que de s’abaisser à travailler pour gagner sa vie, mais ce misérabilisme passe bien auprès des démagogues.

En bref, Marx est incontournable et compliqué. Ma génération, celle des années 1970, a été tellement imbibée de marxisme approximatif, dogmatique et prédigéré, qu’il nous a donné une indigestion : trop rationaliste, trop je-sais-tout, trop bardé d’interdits. Mais Marx existe, comme d’autres, il est bon de ne pas l’ignorer. Il faut cependant lui ôter les oripeaux des contresens et des récupérations. Jamais peut-être un homme n’a été autant catéchisé par ses disciples. La catéchèse simplifie, déforme, met l’accent sur ce qui est utilisable au détriment du tout. C’est le mérite de Michel Henry, philosophe, de nous resituer Marx dans sa dynamique philosophique.

Karl Marx est avant tout un philosophe ; il n’est économiste que par dérivé et politologue que par suite. Ce qui l’intéresse est de comprendre le monde avant de le changer. Ce pour quoi il est nécessaire d’aborder Marx par la philosophie. Michel Henry écrit chiant, trop complaisant envers les formes de la tradition allemande férue d’obscurité, de mots-valises et de complexité qui conduit souvent à l’obscurantisme. Mais résistez au touffu de l’expression et vous verrez Marx débarrassé du marxisme.

Car le marxisme est l’ensemble des contresens qui ont été faits sur Marx. La théorie retenue jusqu’aux années 1960 n’était qu’une caricature justifiant l’activisme politique de certains récupérateurs. La pensée philosophique même de Marx est restée volontairement ignorée, les ‘Manuscrits de 44′ et ‘L’idéologie allemande’ inédits jusqu’en 1932 en allemand ! Engels lui-même, l’ami et mécène, avait appauvri les concepts faute d’intelligence aussi vaste et de scrupules intellectuels aussi pointilleux que ceux de Karl.

Michel Henry montre que la pensée de Karl Marx n’est ni matérialiste, ni dialectique, ni activiste politique, ni positiviste scientiste, ni althussérienne – ni même une idéologie !

Marx critique l’essence politique. Le manuscrit de 1842 met en cause la philosophie de l’Etat de Hegel pour qui la Nation s’inclut dans l’Esprit pour le rendre possible – un avatar de Dieu dont il faudrait réaliser la Cité chrétienne… Pour Marx, la réalité est politique – pas l’essence. Et la réalité est avant tout économique.

L’aliénation est la condition dans laquelle l’amour est contrarié, la volonté empêchée. La vie morale authentique est extérieure à la réalité de l’État, ce carcan moralisateur qui enferme dans le collectivisme. Et l’économique est l’aliénation du politique. La signification pour la cité (polis) de l’activité de chacun ne consiste pas dans sa participation aux affaires de l’Etat, mais doit qualifier son activité personnelle et professionnelle. Car l’individu n’existe qu’en relation – ce qui fonde une société. L’universalité idéale du politique est donc remise en cause.

L’humanisme du jeune Marx fait de la religion une illusion de l’essence humaine, une représentation fantasmée. Elle est compensation imaginaire de ce qui n’est pas satisfait dans le réel. Le secret de la religion est donc à chercher dans l’utilité personnelle, l’égoïsme, le trafic, l’argent. Luther a vaincu la servitude par dévotion en la remplaçant par la servitude par conviction. Il s’agit d’aller au-delà.

L’origine de la dialectique allemande est dans l’alchimie médiévale où le fond du réel est le changement, le plomb transmuté en or. Le Prolétariat est le Christ, c’est seulement en sombrant dans le désespoir absolu que peuvent naître la foi et le salut. Par invasion de la philosophie allemande dans l’économie, la politique retrouve sa position dans l’Etat hégélien. Mais la vraie vie y est absente : la politique y est considérée comme protestation contre la misère, en bref une religion qui est le complément idéologique du monde vrai. La mythologie de l’Histoire devient alors une conception apocalyptique, messianique. La métaphysique allemande a été recyclée dans le romantisme de Schiller, Novalis et Hölderlin, avant d’être rationalisée par Hegel – qui reprend le bon vieil ordre hiérarchique catholique. Le salut est annoncé, le passage se fera par la négation des contraires.

Marx lui préfère le fond des choses, le matérialisme historique. Pour lui l’histoire n’est pas Esprit mais réalité. Seule existe la relation des individus entre eux, toute explication par un Tout n’est que théorie verbale. Le cœur de l’histoire, ce sont les individus, leurs actions et interactions. L’essence du mouvement historique est « la réitération indéfinie du désir, du besoin et du travail » p.198. Ce qui fait qu’il y aura toujours une histoire en train de se faire. La proposition célèbre que « l’histoire de toute société jusqu’à nos jours, c’est l’histoire de la lutte des classes » (Manifeste du parti communiste) énonce une propriété de l’histoire accomplie. Elle appartient à la science empirique : « la théorie de la lutte des classes est étrangère au matérialisme historique » p.201. Car « s’il peut encore être question de dialectique, c’est seulement d’une dialectique de la vie, c’est de son mouvement, celui de la souffrance qui, de par sa nature et en vertu de ce qu’elle est, essaye de se supprimer soi-même » p.214. Marx est un Bouddha positiviste : « La forme de production, l’état social et la conscience peuvent et doivent entrer en contradiction parce que la division du travail entraîne la possibilité et même la réalité que l’activité spirituelle et matérielle, la jouissance et le travail, la production et la consommation, échoient à des individus différents. » (Idéologie allemande VI, 171, cité p.218).

Les classes sociales naissent de ce que les individus ne sont pas seuls mais en interactions entre eux et prennent conscience d’être dans un même état. Une société est la somme des rapports entre individus. Le concept de classe est hégélien parce qu’il est une ‘totalité objective’ où un concept théorique remplace la réalité vécue. Il entraîne l’illusion que les conditions sociales sont ‘objectives’ et que des ‘structures’ sont objets de science (grand tropisme français des années 60 que le structuralisme…).

Marx s’élève contre cette abstraction, affirmant que la seule réalité réside dans l’existence individuelle concrète. Le concept de classe est utile aux manipulateurs politiques parce qu’il leur permet des généralités, d’enflammer les gens sur la peinture de conditions semblables, créant ainsi une unité idéale. Or ce n’est pas la liberté que Marx réclame comme désaliénation de chacun ! La liberté est avant tout un certain état de la société : les déterminations de l’existence qui sont une condition sociale et le produit de l’histoire. Ces conditions sociales ne sont pas objectives. On ne peut pas les changer volontairement d’en haut, par la politique (illusion du XVIIIe siècle). Les conditions sont modifiées par les hommes eux-mêmes dans leur existence concrète – et les éducateurs doivent être eux-mêmes éduqués (ce qu’ignorent apparemment les profs de gauche français…). D’où la dérive courante du politique (et des partis communiste ou socialiste) vers l’autoritarisme et la dictature d’avant-garde : ils croient savoir tellement mieux que vous ce qui est bon pour vous !

L’état de la société qui aliène est dû, pour Marx, à la division du travail. Les oppositions ville/campagne, production/commerce, manuel/intellectuel, comme le travail en miettes ou Paris et le désert français – enlèvent à la personne son pouvoir sur les choses et sur sa destinée. L’homme est agi par des structures imaginaires qui tiennent à l’organisation de la société. La suppression de la division du travail est donc la condition même du socialisme, entendu par Marx comme une ‘communauté sociale organique’ à l’allemande (pas une ‘société par adhésion volontaire’, à la française). Nous avons donc deux socialismes et il est clair que Marx avait en tête le premier lorsqu’il parlait de conditions objectives :

  1. Le socialisme qui vient de la base et se fonde sur les syndicats et associations émanant de la société même (Proudhon puis la social-démocratie allemande),
  2. Le socialisme qui vient d’en haut, d’un modèle théorique qu’une avant-garde s’efforce d’imposer au bas peuple ignare (le socialisme bismarckien puis le communisme léniniste, qui sans cesse houspille le ‘socialisme’ à la française).

Michel Henry, Marx, 1976, Gallimard Tel 2009, 966 pages, €91.84

Catégories : Livres, Philosophie, Politique | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Dépendance affective et lien social

La société japonaise est pour nous étrange et familière, comme un à-côté auquel nous avons par miracle échappés. Décentrer notre regard trop français vers l’étranger est une façon de revenir à soi pour observer notre propre société d’un œil différent. Le psychothérapeute Takeo Doï a étudié la matrice culturelle et affective dans laquelle il a baigné et il en retire le concept de dépendance affective, « amae », qui engendre une attente d’indulgence en société.

Il s’agit d’un modèle de relations sociales fondé sur les relations mère-enfant, fusionnelles. Elles sont plus importantes au Japon qu’ailleurs étant donné que le mari et père part chaque matin à 7 h pour ne rentrer que vers 21 h, passant le reste du temps avec ses collègues et ses chefs dans l’entreprise où il travaille.

« A mon avis, c’est dans la mentalité d’amae que, depuis deux millénaires, les Japonais ont puisé les forces émotionnelles qui ont eu un rôle fondamental dans leur développement, qui leur ont donné l’élan nécessaire. Or, apparemment, il a fallu la défaite de la Seconde guerre mondiale pour qu’on s’avise du fait que cette mentalité est d’essence infantile » p.63.

Le Japon est une île, donc porté à l’isolement. Le pays est essentiellement montagneux, séparant les villages dans d’étroites vallées, donc porté à la communauté. La maison est le cocon de la famille, où règne la grand-mère, ce qui resserre les liens entre les jeunes et les matriarches. Le zen même engendre l’idée que sujet et objet ne font qu’un. Le respect fonde un statut sécurisant, l’individu se fond dans le groupe que mène le chef qui, lui-même, dépend de ses vassaux. Le chef ne décide pas, il est le porte-parole de l’unanimité du groupe.

« C’est celui qui incarne la dépendance infantile sous sa forme la plus pure qui est le plus qualifié pour se tenir au sommet de la société japonaise » p.46. Exemple l’empereur, les grands patrons de firmes – mais aussi les enfants et les vieillards qui ont droit à plus d’indulgence que les autres parce qu’ils sont plus dépendants.

La soumission affective aux réactions des autres engendre une attente d’indulgence qui fonde le giri : le devoir, les obligations parents-enfants, maîtres-élèves, chef-troupe, amis et voisins. Cette dépendance exalte le ninjo, le sentiment humain de compassion que vante le bouddhisme et que promeut le zen.

Le revers est la honte. « Le sens de la honte, qui porte avec soi une impression d’imperfection, d’inaptitude, d’insuffisance de sa propre personne, est plus fondamental. Celui qui éprouve de la honte doit nécessairement souffrir de son désir d’amae, exposé aux regards d’autrui » p.44. D’où le taux de suicides mâles élevé au Japon, plus qu’ailleurs. La honte est impardonnable à ses propres yeux.

A l’inverse, quiconque n’a aucun lien avec soi, ni de parenté ni d’obligations, est géré par le tanin : cette indifférente froideur qui frappe dès que l’on débarque au Japon. « Les autres » ne sont pas du cercle d’indulgence réciproque et l’on se conduit autrement avec eux.

La pathologie d’amae, selon l’auteur, est l’obsession et l’immaturité. On a besoin d’apparaître parfait aux yeux des autres parce que l’on dépend d’eux pour sa propre image. La figure de l’autre est crainte. D’où la perpétuelle insatisfaction qui, en contrepartie, motive le zèle au travail. D’où aussi la propension à se comparer, à admirer meilleur que soi, à s’égaler au miroir de l’autre. Ce qui engendre des sentiments homoérotiques vers ceux qui vous ressemblent. Il s’agit moins de pulsions sexuelles, encore que le sexe ne soit ni tabou ni péché, que de narcissisme. L’intimité entre hommes se traduit par la révérence envers le sensei, le maître, le désir étant jeune d’avoir l’air mignon, touchant, digne de protection par les autres (hommes ou femmes).

L’Eglise catholique avait quelque tendance à susciter ces mêmes comportements issus de la dépendance affective. La Vierge Marie étant la Mère à qui l’on son confiait et le curé un Protecteur qui avait une relation directe avec Dieu – et qui pouvait donc se « permettre » des comportements affectifs à la limite du sexe. Ce n’est plus admissible aujourd’hui que la société a évolué, mais peut-être faut-il chercher dans cette dépendance affective longtemps couvée en serre par la bourgeoisie conservatrice catholique ces enfermements affectifs du patronage, des scouts, des collèges et pensions ou couvents.

Un autre trait de ce sentiment d’amae est la mélancolie, l’apitoiement sur un héros défunt. Nous l’avons eu en Occident dans le romantisme comme dans la pratique religieuse où le Christ martyr suscitait des émois empathiques au point d’attraper les stigmates de ses plaies. Ce sentiment victimaire est proche du sentiment d’injustice, d’être en butte aux persécutions, surtout à l’adolescence (voir L’enfant de Jules Vallès, Poil de carotte de Jules Renard, et Vipère au poing d’Hervé Bazin).

Le moi n’est pas construit mais malléable au groupe ; au Japon il ne se construit pas. L’enfant parle de lui à la troisième personne, s’identifiant à un héros imaginaire ou à un être persécuté, se complaisant vers la puberté dans les tortures fantasmées et la mort théâtrale. Le moi n’émerge que par le groupe, sans le groupe l’individu est comme un escargot sans coquille, nu et fragile, croqué par le premier prédateur qui passe.

D’où la recherche éperdue de consensus, qui nous étonne dès que l’on s’immerge dans la société japonaise, mais qui arrive comme une vague dans nos contrées avec les réseaux sociaux, surtout à cette période immature de l’adolescence. « Être d’accord » est le mantra de tous ; la hantise de devoir penser par soi-même et s’affirmer, même gentiment, contre les autres apparaît insupportable.

L’amae ne permet jamais d’être adulte, mûr et responsable de soi et des autres. Les Japonais sont dépendants de leurs familles, connaissances et supérieurs ; les Français sont dépendant de l’Etat-providence qui les materne (trop) et a remplacé l’Eglise pour les empêcher une fois de plus de se prendre en main.

Takeo Doï, Le jeu de l’indulgence, 1973, L’Asiathèque 1991, €23.85

Catégories : Japon, Livres, Société | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Les dessous du retour à la nature

Revenir aux sources, respirer, reprendre des rythmes naturels, vivre et manger selon les saisons, pratiquer le tourisme « vert » – quoi de plus attirant dans nos sociétés urbaines, civilisées et stressées ? Sauf que ce tropisme n’est pas innocent, ses dessous ne sont pas immaculés. Or la clé du naturel réside dans l’équilibre : les humains sont des êtres de nature ET des êtres sociaux. L’un ne va pas sans l’autre et, à trop oublier un plateau, la balance penche d’un seul côté.

Les années 60 sont allées trop loin dans la dénonciation du béton, de la jungle urbaine et de l’aliénation au travail – lisez Le Clézio. Les années 80 ont appliqué de façon scolaire le chèvre chaud collectiviste, les sabots suédois sociaux et les poutres apparentes traditionnelles, transformant toute vieillerie en « objet de mémoire » et toute bourgade française en village-Disney puisé dans les pages de Balzac. Qui n’aperçoit ces mêmes réverbères « ancien régime » coulés au moule en Ile-de-France comme en Périgord ou en Savoie ? Ces pavés « authentiques » ? Ces auberges « de charme » ? Ces produits « bio-du-terroir » provenant parfois d’Europe de l’est ou de Chine (le foie gras, les champignons, les pommes…) ? Les années 2000, travaillées d’identitaire et d’anti-gaspillage, ne sont pas en reste : voyager, ça coûte à la planète ! Tout déplacement en avion vous rend coupable d’un bilan-carbone que la vox populi dénonce en vous montrant du doigt. Quand vous allez à l’hôtel, vous consommez de l’eau trop rare pour laver vos serviettes ; quand vous achetez, vous confortez des rapports d’exploitation ; quand vous marchez, vous écrasez l’herbe ; quand vous respirez, vous nous pompez l’air…

De tels excès dans le discours ont tout d’une nouvelle religion et rien du « naturel » prôné par ailleurs.

Quels sont ses fondements ? Un vague mélange d’orientalisme zen et de new-age californien, peut-être parce que seules les idées venues des antipodes pourraient écarter le soupçon d’être « classique » – trop Européen, mâle, blanc, adulte, rationnel, raisonnable, modéré… ? Ne faut-il pas une haine de soi particulière pour évacuer d’un coup toute la tradition européenne, accusée de tous les maux ? Elle serait :

  • impérialiste – comme si la Chine ou le monde musulman n’avaient jamais été ou n’étaient pas « impérialiste »
  • colonialiste – comme si les Han en Chine, les Turcs anti-Kurdes, les Saoudiens haineux de tout ce qui n’est pas conforme à la charia, les Russes intolérants aux Tchétchènes, les Japonais si conventionnels, n’avaient pas des traits coloniaux
  • industrielle – comme si l’Europe seule exploitait les ressources à outrance, mais surtout pas les Etats-Unis, ni la Chine, ni le Brésil…
  • libérale – dans le sens réduit de l’économie prédatrice des pétroliers texans

Il nous est donc enjoint de « lutter », de « résister », de boxer en poids alter :

Contre ledit libéralisme, surtout valoriser le « petit », en idée reçue : petit producteur, petit commerçant, petit artisan. Seul le petit-bourgeois a droit de cité, surtout s’il pratique la méditation et se nourrit bio dans une maison solaire en cultivant son jardin « biodynamique » et conduisant son « hybride » ou sa Zoé tout-électrique. Et s’il vote à gauche – pas la gauche traditionnelle mais les marges survalorisées des anarchistes écologistes : surtout sans structures !

Contre l’impérialisme, replions-nous sur nous : on est bien sous la couette, pas besoin de sortir, on commande par le net ou le mobile, on ne voyage surtout pas, on ne sort pas de ses petites zabitudes et on vote intolérant à toutes différences. Et Dieu m’habite, comme disait l’humoriste.

Contre le colonialisme, changez de religion : tout ce qui est métissé, soft, spirituel, vaut mieux que n’importe quelle église ou tradition instituée. En revanche, pas touche à « notre » identité ni à « nos » mœurs, on ne va plus chez les autres alors pas de ça « chez nous » !

Contre l’industrie – néfaste, forcément néfaste – valoriser le « naturel », le proche, le troc. Le bio mais pas le sauvage, le cru mais pas le nu ! Car « la morale » reste chrétienne – forcément chrétienne – même chez les laïcards écolos. Sauf dans le « culturel vivant », réduit à la provocation toujours en surenchère : se vautrer nu dans le sang sur la scène en hurlant, peindre avec des étrons sur des paquets de lessive, vendre sa merde en conserve, pisser sur le Christ, autodétruire son œuvre peinte en pleine salle des ventes… Un écrivain gagne-t-il de l’argent ? quelle médiocrité de style ; un chanteur a-t-il du succès ? vite le télécharger gratuitement : l’argent est le mal, peut-être parce qu’il prend toutes les formes comme le Diable, qu’il permet tous les désirs au détriment de l’égalité revendiquée.

L’Occident était la raison scientifique et l’essor des techniques. Revalorisons donc son inverse : le cœur plutôt que la raison, le sentiment plutôt que le savoir méthodique, le bricolage plutôt que la technique – en bref le romantisme antimoderne contre le classique de raison, l’adolescence plutôt que la maturité.

C’est ainsi que les écolos de la revue Ushuaïa s’exilent en maisons de torchis au toit de chaux et boivent des tisanes d’orties. Contre la cité des hommes, vive la nature sauvage. Il faut la préserver, la conserver, s’y immerger sans s’imposer. Comme seule la nature est « authentique », elle dicte sa loi naturelle. Le règne de la nature ne se discute pas démocratiquement : qui y croit déteste la négociation qui crée des « droits » humains et toute culture qui transforme inévitablement le naturel. Le sauvage devient forcément « bon », le spontané la seule éducation, la terre le seul « être » qui ne mente pas et toutes les bêtes des « personnes » douées de droits (mais sans devoirs) ! La morale qui vaut ne saurait être « contre nature », pointez donc du doigt les déviants comme les koulaks au temps de Staline, pourchassez les grands voyageurs, les dévoreurs de kilomètres, les bouffeurs de viande ! Se retirer au désert devient alors le seul moyen de « se trouver », tous les autres sont plus ou moins nocifs. La société aliène, tout comme le travail, il faut s’en retirer. C’est ainsi qu’on valorise d’abord la famille, ensuite le clan, puis le terroir, sans se préoccuper de France ou d’Europe. Quant au « monde », il ne peut être qu’hostile depuis qu’il est globalisé. Même le paon ricain Trump est d’accord.

A-t-on compris ce qu’il y a de régressif, de fusionnel, de nostalgie fœtale, de pensée « réactionnaire » (antimoderne, préfasciste, pétainiste, maoïste) dans de telles idées ?

L’équilibre est le raisonnable.

On l’appelle aussi le durable (« soutenable » n’est qu’un anglicisme snob). L’homme est un être de nature ET un être social. Il est un animal, prédateur comme les autres – mais intelligent, donc conscient de ce qu’il fait. Un individu mais qui ne se construit que dans le groupe. Il n’agit pas tout seul mais réfléchit en grappe et aménage son nid avec les autres et près des autres. Savoir « raison garder » veut dire que l’émotion primaire ou le sentiment immédiat n’est pas tout et qu’on ne lâche pas la bride aux instincts. La maîtrise doit rester l’idéal humain. Sans positivisme béat ni mystique romantique. En équilibre : humain, raisonnable, civilisé.

Vaste programme à la fois contre les fumeurs de clopes et les bouffeurs de racines !

Catégories : Politique | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Fascisation politique

Un Mélenchon haineux qui hait la démocratie, le droit et la justice quand ils vont contre lui, et qui appelle à « pourrir » les journalistes de la cellule d’investigations de Radio-France qui enquêtent sur ses comptes de campagne et sur le financement de sa maîtresse par l’impôt des citoyens.

De multiples colis piégés chez Clinton, Obama, Brennan, Soros, de Niro, Biden ; un partisan déclaré « fanatique » de Trump arrêté.

Un candidat à la présidentielle au Brésil qui se fait poignarder en pleine campagne par un opposant, comme un vulgaire mécréant afghan par un taliban intolérant ; quoiqu’on pense du Trump latin, sont-ce des mœurs démocratiques ?

Un prince saoudien, pressenti pour devenir l’héritier, qui se permet en toute impunité de commanditer le meurtre par dix-huit personnes (18 !) d’un journaliste ex-ami qui le connaissait bien mais devenu opposant, au cœur de la Turquie, au consulat d’Arabie saoudite ; et qui dément, avant d’avouer peu à peu, sous le poids des évidences.

A quand la prochaine Nuit des longs couteaux ?

Quand les mœurs se font moins policées au profit de la force brute (autoritarisme, machisme, négation de toute vérité, menace physique de mâle dominant), quand le débat rationnel recule au profit des invectives passionnelles, quand la vérité est abandonnée nue au profit des falbalas enjolivés des belles histoires et du storytelling des communicants – alors s’éloigne la démocratie. Les uns et les autres ont beau en avoir plein la bouche, elle disparaît – et le fascisme renaît.

Ce n’est pas étonnant de la part d’un féodal resté à la conception du pouvoir absolu de ses ancêtres bédouins ; ce ne l’est guère de la part d’un « Républicain » qui a fait du rentre-dedans commercial sa marque de fabrique au pays de l’individualisme pionnier ; c’est plus étonnant de la part d’un tribun qui se proclame « de gauche » et s’affirme adepte de « la » démocratie. Quelle démocratie est-ce donc que ce pouvoir d’un seul ? Que de nier l’enquête et l’évidence ? Que cette affirmation du droit de gueuler le plus fort en guise de légitimité ?

Hitler aussi se disait au service du peuple, à l’écoute de ses sentiments profonds, l’incarnant à lui tout seul : il a pris le pouvoir par les urnes, « démocratiquement ». Est-ce pour cela qu’il était démocrate ? Le pouvoir du peuple ne se résume pas aux urnes, ni aux tribuns charismatiques. Il se tisse de mille liens de droits et d’assentiments, de contre-pouvoirs et de contrôles. Il ne saurait y avoir « démocratie » sans civilité ni droit. Car la démocratie n’existe pas : il n’existe que des PREUVES de démocratie.

Or ce qui survient dans l’actualité 2018 s’éloigne de plus en plus du pouvoir égal de tous à dire son mot et à suivre la majorité jusqu’à convaincre du contraire – ce qu’on appelle communément « démocratie » dans nos pays européens. Même Salvini l’Italien rejoue le populisme fasciste contre « l’Europe » conçue comme une technocratie mythique, alors que son pays a une voix au Conseil et accepté les règles de l’Union. L’Italie n’est pas un Etat seul contre tous mais un partenaire parmi les autres, tous élus démocratiquement, comme lui.

MBS ne « libéralise » pas la société saoudienne, comme les croyants des DDH (Droit de l’Homme) le croient sans rien voir : il impose son pouvoir personnel en jouant de son image à l’international ; Trump n’est pas le « représentant » du peuple américain : il provoque pour négocier, ment quand ça l’arrange en commercial sans scrupule, et insulte tous ceux qui ne pensent pas comme lui ; Mélenchon n’est pas l’incarnation du « Peuple » : il est une grand gueule aigrie qui n’a pas trouvé sa voie au parti socialiste et se venge de ses anciens « amis » – déconsidérant par ses outrances toute « la gauche » avec lui.

La prétention à détenir « la vérité » unique, issue des profondeurs du peuple ou de l’histoire, est bien d’essence fasciste. La race ou le destin sont remplacés par le projet utopique, mais dans les faits quelle différence ? Il s’agit toujours de religion, pas de raison ; de pensée magique, pas de conviction rationnelle ; d’imposer par la force sa propre loi, pas de débattre ni – surtout – de décider en commun.

Nier l’individu pour la masse, diluer les responsabilités dans le Complot, faire des opposants des ennemis à abattre, attiser la haine pour mieux manipuler les passions de foule et passer ainsi sous silence ses propres antagonismes – tout cela est bel et bien fasciste. L’égalité de tous n’existe plus, même en théorie : il y a les chefs et la masse, le Pape et les ouailles, le berger et les moutons. La hiérarchie du plus fort prend le pouvoir et ne le rendra pas sans violence.

Le fascisme est un état d’esprit anti-Lumières. La force, le mâle, le romantisme d’un âge d’or exalté, un Etat fort pour le réaliser et contraindre : tout cela est fasciste. L’Arabie du petit-fils d’Ibn Séoud désire préparer l’après-pétrole dans une société qui se laisse vivre et n’ose pas revoir ses traditions bigotes ; l’Amérique menacée par la montée de la Chine se proclame forte et invincible, capable de tout ; la France mélenchoniste se décrit comme « insoumise », éternellement « révolutionnaire » pour on ne sait quelle égalité qui ne sert que les plus forts en gueule à sa tête. Tout cela est fasciste, un mauvais théâtre de plus en plus dangereux.

Car l’histoire nous a montré que la brutalisation des mœurs aboutit au fascisme : ce fut le cas dans les années trente, après la « Grande » guerre de quatre ans et la « crise » financière de 1929.

Catégories : Politique | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Christian Signol, La rivière espérance (trilogie)

Christian le rossignol nous chante en trois volumes une belle histoire, celle d’un passé idéalisé pour le meilleur et pour le pire mais où l’homme vivait au rythme de la nature, accordé aux paysages qui l’avaient vu naître. Alors le lecteur marche pour les bons sentiments, pour le romantisme diffus, pour le vieux rêve d’une humanité à sa place dans son environnement. Et puis, un peu de réflexion éloigne et rend sévère.

Une documentation serrée ne fait pas le réalisme des personnages comme des situations. Il s’agit plutôt d’une utopie, sous des oripeaux à la Zola. Nous n’avons rien contre les utopies, même si elles ne sont plus dans l’air du temps. Rien non plus contre le réalisme à la Zola, même s’il nous paraît un peu voyeur. C’est le mélange qui nous irrite : la prétention de faire vrai alors que l’imagination devrait être au pouvoir. Il y a presque falsification, une amplification de presse du cœur ou de littérature sentimentale. Et c’est dommage : le site, le métier, l’époque, les personnages, auraient tous mérité mieux. L’auteur aussi, qui sait écrire, il l’a montré dans d’autres romans plus resserrés. Tout se passe comme si, cette fois, la Dordogne et ses bateliers l’avaient dépassé bel et bien, entraîné dans ses méandres et ses tourbillons pour le laisser sans gouvernail, à la dérive. Comme son héros, l’auteur abdique presque, sa barque va où elle veut, jusque dans l’océan d’où l’on ne revient pas, à ce qu’on dit.

Le premier tome est le plus réussi, peut-être, parce qu’il évoque l’enfance et que les personnages sont encore frais, à peine éclos de l’imagination, parés de mille beautés. Ni l’époque, ni le métier, ne les ont encore vraiment agrippés, et l’auteur reste roi. Benjamin est un gosse de rêve parmi un rêve de parents. Amoureux dès 10 ans, vigoureux, volontaire, courageux, il a une mère aimante et dynamique qui mourra au tome trois dans son sommeil, à un âge avancé, un sourire encore aux lèvres ; il a un père fort, tenace et consciencieux, qui aime et protège son petit comme Dieu seul sait le faire. Alors on s’étonne passablement par la suite que Benjamin devienne obstiné et borné, anarchiste égoïste, envie son propre fils aîné, voulant que tous se courbent devant lui, orgueilleux jusqu’au suicide, ne s’arrêtant plusieurs fois que juste au bord – somme tout un vieux con. Il y a quelque invraisemblance à cette métamorphose. Une hérédité idéale, une éducation parfaite, des épreuves d’homme à l’âge nécessaire – comment tout cela peut-il aboutir à cette quarantaine obtuse et aigrie, à ce conservatisme replié sur sa routine, violent contre l’époque et le monde entier ?

Ce n’est pas la seule invraisemblance. Qu’un homme découvre la lecture, les philosophes et le grand large, qu’il devienne républicain, marin, qu’il trouve l’amitié, la solidarité, et qu’il voie du pays – comment peut-il finir braqué contre le progrès, contre le temps qui change, haineux du fils qui s’adapte, celui-là même qui ressemble le plus à son grand-père, ce père aimant et aimé, exemplaire ? Cette malfaçon psychologique suffirait à elle seule. Mais que les filles disparaissent est plus invraisemblable encore. Le Benjamin avait deux sœurs : pfuit ! Envolées. L’enfance finie, où l’on s’aimait, on ne les revoit plus. Ceux que l’on côtoie encore n’ont pour enfants que de petits garçons qui deviennent vite des gamins magnifiques, musclés, vifs et volontaires – des utopies de gosses – avant de se transformer aussi vite en adultes balourds et falots. Christian Signol n’aime ni les femmes (sauf les mères de héros ou la vierge Marie ?), ni les adultes moyens. Il fait une véritable fixation sur les prénoms qui se terminent en « in »  ou « ien » : Benjamin, Victorien, Vivien, Aubin, Émilien…

Parmi les mères, Marie, la femme de Benjamin, est un personnage réussi. Modeste mais tenace, elle aime et sait ce qu’elle veut. On la respecte comme mère et comme épouse, celle qui seconde son mari et le remplace lorsqu’il est empêché. C’est à se demander si ce n’est pas Marie la véritable héroïne du roman. C’est elle qui fixe l’amour du garçon, lui fait de beaux petits mâles, les élève avec équilibre, après avoir élevés et aimés ses petits frères difficiles ; celle qui maintient l’entreprise de batellerie ; celle qui conserve et transmet, en rythme avec l’époque.

Malgré toutes ces critiques, la saga se lit bien. Le style coule comme de l’eau, l’auteur a un véritable amour pour ses personnages, assez rare en littérature où les écrivains se font volontiers entomologistes. Un amour pour le paysage aussi, cette vallée de la Dordogne cent fois décrite, complaisamment, en ces trois volumes.

Mais le lecteur reste avec cette idée que les êtres imaginés ont dépassé leur créateur. Qu’une fois le premier livre écrit, l’auteur avait tout dit. En labourant lourdement une suite, il a gâché l’ouvrage, usant du raccourci, de l’agacement, du parti pris. Les bons sentiments ne supportent pas de s’étaler. Pas plus que les modes politiques d’être plaquées sur une histoire. La saga des Donnadieu était belle sans la démagogie « républicaine », qui apparaît bien plus anarchiste et individualiste que fraternelle ou révolutionnaire dans le déroulement de cette histoire. Elle eut gagné aussi à éviter les outrances suicidaires des protagonistes qui, rituellement toutes les 150 pages, tentent de se perdre. Sans évoquer les caricatures tout d’une pièce que sont les comparses du décor, tous bien bons ou bien méchants sans nuance, ou bien l’insignifiance insigne de la piétaille avec qui, pourtant, ces paysans enrichis par le commerce, ont été élevé !

On a trop aimé le cœur du sujet – la Dordogne – et les personnages idéalisés qu’elle secrète sous la plume de Christian Signol, pour ne pas souffrir de les voir déformés, abîmés par l’absence de maîtrise. L’auteur aurait pu être grand ; il a failli. Nous en avons, nous lecteurs, un profond regret.

Christian Signol, La rivière espérance / Le royaume du fleuve / L’âme de la vallée, 1993, trilogie Robert Laffont 2007, 848 pages, €28.50 e-book Kindle €19.99 ou Pocket tome 1 €6.40, tome 2 €5.50, tome 3 occasion €3.50

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Hitler

L’idée m’est venue de regarder à nouveau cet autre monstre sacré de l’histoire du siècle précédent qu’est Adolf Hitler. Je l’avais survolé durant mes études mais, au contraire de Lénine dont les œuvres, bien que sectaires, ont une certaine séduction intellectuelle, Hitler ne m’a jamais attiré. Son œuvre n’est qu’un tissu de hantises plates ou hystériques, sa personnalité bien falote. Reste sa politique, dont les conséquences furent énormes en son siècle – et qui fait toujours question. On ne peut l’ignorer, donc il faut tenter de le comprendre l’homme.

La biographie de Marlis Steiner, paru en 1991, ainsi que les souvenirs d’Albert Speer, parus en 1966, peuvent y aider. Le premier est d’une historienne française ; il opère une belle synthèse, claire et abondamment référencée. Le second est un participant au Reich, un ministre proche de Hitler, dont l’intelligence aiguë offre un regard de l’intérieur, une observation acérée de technocrate imperméable à la propagande et tenu seulement par une fidélité personnelle. Il apparaît comme le meilleur ouvrage sur le nazisme et le régime hitlérien. Tout y est : l’exposé de la doctrine, la pratique de la dictature, la flagornerie et les rivalités de clans, le fanatisme borné de Hitler et son magnétisme personnel, ses innombrables erreurs, la faillite d’un système archaïque et ossifié dans son principe, fondé sur une propagande c’est-à-dire une illusion permanente, qui vendait une énergie dont le relai devait impérativement être pris par la réalité sous peine de retomber – enfin une idéologie brumeuse, mythologique et névrosée.

Qui était Adolf ?

Son grand-père est inconnu, peut-être était-il même juif bien que les recherches de Himmler n’aient rien donné. On soupçonne l’inceste : l’oncle de Hitler serait en fait son vrai grand-père… Son père est coureur de jupon et arriviste, il se rêve. Rien de bien glorieux pour le führer du Reich. Après la mort de ses trois premiers enfants, avec un mari souvent absent, l’amour de sa mère pour Adolf est excessif. L’enfant est dévoué et anxieux, il préfère l’imagination à la réalité, perçoit les choses sélectivement, n’apprend que ce qui l’intéresse. Opposé à toute discipline, il rejette son père et son arrivisme. Timide et renfermé, il n’aime personne et nul ne l’aide à s’insérer dans la société. Alors il joue à faire des bulles de savon, à se bâtir des châteaux imaginaires, et il s’en prend à l’ensemble du monde lorsque tout s’écroule. Il échoue deux fois à l’Académie des beaux-arts de Vienne. La musique de Wagner produit chez lui une excitation hystérique. Le vieux musicien manieur de mythes et producteur d’art « total » répond au désir du jeune Adolf d’échapper au carcan rationaliste et à la discipline positiviste de l’époque, pour lequel il n’est pas fait, afin de se réfugier dans un monde onirique et héroïque où tout est possible en imagination. Hitler se voit en Rienzi, le tribun romain de l’un des opéras.

Mais le jeune homme n’est pas à part : « En se remémorant le climat de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, on est frappé de voir à quel point Adolf Hitler est un produit de la culture ambiante, qu’il a absorbée comme une éponge » Steiner p.35. Quête d’identité, la germanité héroïque suscite le rejet du cosmopolitisme capitaliste, du socialisme internationaliste, des juifs « apatrides », des ploutocrates qui n’ont pour dieu que l’argent. En quête de reconnaissance pour sa puissance nouvelle, l’Allemagne est comme Hitler : elle a peur du déclassement, elle veut rester dans la cour des grands. Le jeune Adolf, seul et pauvre à Vienne, découvre le monde ouvrier et la crainte de la déchéance qui guette artisans et petits commerçants, ainsi que les fonctionnaires subalternes. Pudibond, Hitler répugne à se dévêtir et ressent du dégoût devant les prostituées. C’est une vraie névrose ; il verra dans le Juif un bouc émissaire lubrique de son impuissance sexuelle.

La société allemande reste à la fois industrielle et féodale, écartelée entre deux mondes. La bourgeoisie est incapable de prendre en main la politique. On assiste à une résurgence de l’irrationnel, du culte de l’instinct et du sentiment. Le rationalisme est considéré à la fois comme Français, abstrait et trop sec, l’esprit scientifique trop réducteur, l’individualisme trop égoïste. C’est la lutte finale du romantisme contre les Lumières. On cultive la « profondeur de l’âme » allemande, en opposition au superficiel rationaliste des Français. L’individu ne se conçoit que comme lié à la nature et à la réalité supérieure du peuple en tant qu’entité historique et biologique qui réalise un destin. Les sciences sociales encouragent cet esprit : en biologie Darwin et Gobineau, en psychosociologie Gustave Le Bon et Vacher de Lapouge, en historiographie Taine et Renan (mais aussi Hegel), en philosophie Schopenhauer, Nietzsche, et Bergson. Les Germains se veulent anti-Romains. Ils constituent une société médiévale, hiérarchique, religieuse et organique, en opposition avec la société industrielle considérée comme niveleuse, scientiste et nihiliste. L’impérialisme économique des milieux d’affaires allemands rencontre l’impérialisme colonial des victimes de la modernisation.

Et c’est la guerre, celle de 1914. Hitler, soldat, y fut très bon ; il reçut plusieurs distinctions dont les croix de fer de deuxième puis de première classe. Il apprécie surtout la camaraderie égalitaire forcée, l’esprit des tranchées, la règle – loin du relâchement moral de l’arrière. Il se saisira de la psychose allemande de la défaite pour échapper à sa propre psychose personnelle. L’Allemagne, ce sera lui ; il la fera basculer du monde paysan au monde technique. « Chien errant » après la défaite, il est embauché par un capitaine au vu de son excellente conduite pour assurer la propagande contre les spartakistes. C’est le succès : Hitler révèle ses dons d’orateur, mêlant du fanatisme à une attitude populaire. Il se montre brutal, cynique, vulgaire : il plaît à l’époque. Il devient expert en techniques du discours, prévoyant par avance les objections pour y préparer des réponses détaillées. Il fait appel à l’émotion et, sensitif, suit les mouvements de son auditoire ; il lui donne le sentiment de le comprendre. Albert Speer, jeune architecte peu convaincu par le nazisme, en sera séduit presque immédiatement. L’éclatement de la personnalité de Hitler correspond à l’éclatement de l’Allemagne, ce qui lui permet de jouer plusieurs rôles où chacun peut se reconnaitre. Hitler réalise ainsi l’identité mythique du peuple qui fusionne en lui.

Ses idées ?

Avant tout acquérir et consolider son pouvoir, puis celui de l’Allemagne. La politique étrangère sera une fin mais aussi un moyen pour cela. Hitler a une vision social-darwiniste d’une lutte éternelle entre les hommes et entre les peuples, où la race a la prééminence d’un destin à l’antique, où les personnalités jouent un rôle providentiel. Selon Speer, son évolution intellectuelle s’est figée lors de ses années de jeunesse, entre 1880 et 1910. Il n’a pas de consistance intérieure, il est un pur acteur qui n’aime ni le sport, ni les spécialistes, ni l’humour. En fait, il ne supporte ni l’effort, ni la critique (qui est un effort d’argumenter). Il préfère l’intuition, la volonté, la providence. Le fanatisme lui tient lieu de doctrine. « Il ne savait rien de ses adversaires et se refusait aussi à utiliser les informations qu’on mettait à sa disposition ; il faisait bien plus confiance, même si elles étaient souvent contradictoires dans le détail, aux intuitions spontanées, déterminées par un mépris extrême de l’adversaire » Speer, p.236.

Il admire Lénine pour sa technique de prise du pouvoir et la lui emprunte : il crée un petit groupe organisé, prêt à tout et tenu d’une main de fer ; il manipule et embrigade les masses par les cortèges, la propagande, les organisations. Son « socialisme » est une attitude éthique entre gens de même race : un esprit communautaire suscité et encadré par l’État. C’est le contraire du socialisme marxiste qui est « juif », c’est-à-dire réduisant les relations des hommes au matérialisme, à l’économie, à l’opportunisme égoïste sans notion de patrie ni de race. La politique prévaut : c’est le destin de la race assurée par la providence ; la production suivra. On aboutira à une sorte d’économie mixte faite de planification au sommet et de libre initiative à la base ; notons que c’est un peu la voie que choisira la Chine après Mao.

La théorie de l’espace vital viendra plus tard, mais appartient au même corps de doctrine. Hitler est « fou de la technique » mais regrette ses effets de prolétarisation des masses et de destruction écologique. Il rejette cependant le mysticisme, l’occultisme, les religions et même la mythologie SS de Himmler, selon Speer et Steiner. Il déclare par exemple : « Quelle absurdité ! Alors que nous en sommes presque à une époque libérée de toute mystique, le voilà qui recommence ! (Il parle de Himmler). Tant qu’à faire, nous n’avions qu’à en rester à l’église. Elle, au moins, avait des traditions. Penser qu’un jour on puisse faire de moi un saint SS ! Vous vous imaginez ! » Speer p.136. Rosenberg ? Son Mythe du XXe siècle est « un truc que personne ne peut comprendre », écrit « par un Balte obtus à la pensée terriblement compliquée », « une rechute dans des conceptions moyenâgeuses ! » Speer p.139. Hitler considérait sa conception du monde comme fondée sur la science moderne, mais sans avoir les moyens intellectuels de percevoir les présupposés des sciences sociales. Il maniait les mythes sans construction intellectuelle.

La fin du siècle XIXe a découvert, effaré, les bacilles et les microbes avec les travaux de Koch, de Pasteur, de Virchow. L’homme de la rue qu’était Hitler en a retiré le sentiment d’une lutte insidieuse de tous les instants pour survivre, à tout niveau. Il existe, depuis les corps particuliers aux peuples entiers, toujours des risques de contagion, de maladie, de perte de substance vitale. La question raciale est pour Hitler la clé de tout et il assimile les Juifs à la syphilis, aux vampires suceurs de sang ou aux prostituées suceuses de sperme. Pour lui, pureté de race égale pureté d’âme. L’identité idéale ne peut se construire qu’en projetant tout son mal sur une image opposée, une « anti-race » en bouc émissaire. Les qualités héroïques que l’on peut promouvoir se sélectionnent par la lutte. Il s’agit de purifier la race de ses éléments allogènes. L’État n’est qu’un moyen pour la conservation et pour la réalisation de ce destin. Mais « la politique, pour Hitler, était une question d’opportunité. Même sa profession de foi, Mein Kampf, n’échappait pas à ce critère. Il prétendait, en effet, que bien des parties de son livre n’étaient plus valables » Speer p.175. Par-là, il rejoint Lénine en pragmatisme et machiavélisme.

Son système politique ?

Il est devenu un corporatisme qui isole et déresponsabilise, un idéal de société de caste avec une élite grossière vouée à l’épate, à l’étalage de sa force et de sa fortune, avec de rares intellectuels le plus souvent technocrates comme Albert Speer. Pour Hitler, l’intelligence ne compte pas, seule compte la volonté. Et les êtres frustres en manifestent plus que les êtres de raison qui sont prudents et mieux avisés. La politique biologique n’était qu’un leurre selon Speer. Il récuse la Napola et les « châteaux de l’ordre » SS : « Il est cependant vraisemblable que cette sélection n’aurait abouti qu’à former une classe de bureaucrates tout juste apte à occuper des positions dans l’administration du parti. Coupés de la vie par la claustration de leur jeunesse, ils auraient cependant été imbattables pour leur arrogance et leur suffisance, comme le montraient déjà certains indices. Fait caractéristique, les hauts fonctionnaires n’envoyaient pas leurs enfants dans ces écoles » Speer p.175. Le sentiment d’une providence, d’un destin aveugle de la race, ajouté au sentiment de faire partie d’un ensemble qui dépasse l’individu, n’incitent ni à la réflexion, ni à la critique. Tout cela déresponsabilise et tend à réduire les problèmes moraux ou politiques à leur seule dimension technique ou administrative. Cette neutralisation est totalitaire et conduit aux camps d’extermination sans aucun état d’âme.

Ce système, dit Speer, était Inférieur au système démocratique parce qu’il ne connaissait aucun contrepoids : il n’y avait plus personne pour faire la critique interne des abus et des erreurs et permettre au système de s’auto-corriger.

Un entourage flagorneur, le surmenage de qui veut tout décider par lui-même, la réclusion de qui se sent malade et vieillissant, la sclérose et la rigidité intellectuelle sans contrepartie, entraînent Hitler à multiplier les erreurs :

  • il a cru possible un accord avec l’Angleterre ;
  • il a pensé que la France et la Grande-Bretagne n’interviendraient pas pour la Pologne ;
  • il a voulu attaquer Leningrad et Stalingrad à la fois au lieu de faire porter tous ses efforts sur Moscou, puis de négocier ;
  • il a laissé le biologisme conduire son action plutôt que la politique, la préparation économique et les manœuvres diplomatiques – la politique raciste lui aliénait les pays occupés à l’est, alors qu’il aurait pu les retourner contre l’URSS ;
  • émerveillé par les gadgets techniques, il a refusé longtemps d’équiper l’infanterie de pistolets mitrailleurs (ils n’existaient pas du temps de « sa » guerre de 14), de développer le missile sol-air plutôt que les V1, de produire l’avion à réaction en chasseur plutôt qu’en bombardier, de produire des chars légers et rapides plutôt que lourds ;
  • il a qualifié la physique nucléaire de « physique juive » et interdit toute poursuite des recherches ;
  • il prenait toujours les hypothèses les plus favorables dans ses plans de campagne, négligeant toutes les mises en garde, préférant les improvisations aux préparations méticuleuses, la volonté et le courage devant suppléer au matériel manquant ; c’est ainsi que son entêtement à ne jamais reculer a rendu impossible de préparer le moindre glacis défensif en URSS et a conduit à lâcher trop vite le terrain…

Produit des frustrations de l’histoire allemande, Hitler a échoué, son idéologie haineuse et son système dinosaurien avec lui. Et la conclusion d’Ernst Jünger sur les nazis dans La cabane dans la vigne est sans appel : « Étrangers aux langues anciennes, au mythe grec, au droit romain, à la Bible et à l’éthique chrétienne, aux moralistes français, à la métaphysique allemande, à la poésie du monde entier. Nains, quant à la vie véritable, Goliath de la technique – et, pour cette raison, gigantesques dans la critique, dans la destruction, la mission qui leur est impartie, sans qu’ils en sachent rien. D’une clarté, une précision peu commune dans tous les rapports mécaniques ; déjetés, dégénérés, déconcertés sitôt qu’il s’agit de beauté et d’amour. Titans borgnes, esprits des ténèbres, négateurs et ennemis de toutes les forces créatrices – eux qui pourraient additionner leurs efforts pendant des millions d’années sans qu’il en reste une œuvre dont le poids égale celui d’un brin d’herbe, d’un grain de froment, d’une aile de moustique. Ignorants du poème, du vin, du rêve, des jeux, et désespérément englués dans les hérésies de cuistres arrogants. Mais ils ont leur tâche à remplir » Kirchhorst, 22 septembre 1945.

Cette conclusion est la mienne.

Marlis Steinert, Hitler, 1991, Fayard 1991, 713 pages, €37.00 e-book Kindle €27.99

Albert Speer, Au cœur du IIIe Reich, 1966, Fayard Pluriel 2011, 848 pages, €16.20 e-book Kindle €10.99

Catégories : Livres, Politique | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Hermann Hesse, Le voyage en orient

Hermann Hesse est peut-être le dernier avatar du romantisme parmi les grands écrivains, ce romantisme allemand obscur et informulé qui est, par là, magique. L’auteur apparaît comme le précurseur des hippies, le chantre de cette période immortelle de l’existence qu’est l’adolescence.

Le voyage en Orient est en allemand Die Morgenland Fahrt, le voyage au pays du matin ; il signifie le pays où naît le soleil, le pays de l’aube. C’est la contrée mythique des origines mais aussi la jeunesse du monde. « Notre orient n’est pas seulement un pays, c’est quelque chose de géographique, c’était la patrie et la jeunesse de l’âme, il était partout et nulle part, c’était la synthèse de tous les temps » p.40. Vous l’avez compris, le voyage est initiatique et le chemin mystique ; « l’orient » n’est qu’un décentrement rêvé.

La contrée « orientale » de Hesse est la magie, la fête des fleurs, la poésie ; c’est « la liberté de vivre » p.41 – faire un avec la nature et se couler dans son rythme, libéré de la raison, de l’organisation, du doute et de la crainte, de tous ces carcans du monde adulte qui n’ont qu’un objectif : le travail utile. Chacun, dans sa jeunesse, a été « voyant » au sens de Rimbaud, l’adolescent pervers et superbe. Il a vécu le plus beau de l’existence, la vie toute simple, évidente, la vie comme un jeu d’enfant. « Elle est justement cela, la vie, quand elle est belle et heureuse : un jeu. Naturellement, on peut faire d’elle tout autre chose, un devoir, une lutte, une prison, mais elle n’en devient pas plus belle » p.81.

C’est là où ce romantisme rejoint le zen. Hermann Hesse aimait tout de l’Orient, y compris sa philosophie. Il faut être dans l’instant, naturellement, concentré sur le présent avec aisance, absolu comme le sont les enfants – mais par un effort volontaire, une maîtrise qui n’est pas naturelle à l’adulte. Il faut s’ouvrir au monde, le laisser être pour nos yeux.

Les livres de Hesse sont un peu laborieux, la leçon est un peu lourde, à l’allemande, et la pédagogie un peu trop exemplaire – mais le message, reçu en mon adolescence, me plaît.

Hermann Hesse, Le voyage en Orient, 1948, Livre de poche 1993, 126 pages, €4.60

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Valentin vendu comme esclave

Valentin fêtait le sexe chez les Romains ; il est aujourd’hui vendu comme esclave par les marchands du temple commercial. Des adolescents nus, symboles de l’énergie sexuelle, couraient jadis les rues et fouettaient les filles pour qu’ils procréent car il fallait profiter de l’été à venir pour bien nourrir les mères. Aujourd’hui, ils leur offrent une boite de petites pilules et de petits cœurs niais sur de petites cartes roses (car elles ont déjà la bleue, l’orange, la grise, la noire dans le café, et parfois la verte si elles sont assurées ou immigrées aux States). La seule qui manque, c’est carte blanche.


Le romantisme est venu après Rome et, avec lui, l’idéalisme du grand amour fusionnel pour l’éternité – comme si la vie entière ne suffisait pas déjà. C’était au temps pudibond de l’après révolution politique et de la vraie révolution industrielle qui fit quitter la nature agreste pour s’entasser dans les taudis des villes. Promiscuité et labeur encourageaient à se défrustrer sauvagement, d’où l’appel à « la morale » des bourgeois bien-pensants, accessoirement croyants, effarés de tant de foutre et de gosses pullulant. Le jour de Valentin était pour eux celui des Cendres. Ils réactivaient de la Bible tout ce qui contraint, ignorant volontairement tout ce qui encourage l’accouplement par volonté de cacher ce sein qu’ils ne sauraient voir.

L’histoire a passé, la société du spectacle est née avec le cinéma d’abord, la télévision ensuite et le phénomène des chanteurs enfin, le tout désormais relié par Internet via le téléphone mobile. Elle a fait de l’amour une marchandise. On s’achète un look dans les boutiques de fringues, on file le grand amour (en fait la baise torride) sur le modèle des acteurs, on divorce et trompe aussi vite que dans les films pour rester à la mode.

Les filles se veulent plus égales que les garçons pour compenser leur histoire d’avant droit de vote-divorce-droit au chèque-pilule-avortement et j’en passe. Les garçons, plus timides car plus regardés par la société et à qui l’on demande plus, restent parfois entre eux, à la mode gaie servie par le cinoche et les boites de nuit, ou baisent ici ou là comme les footeux dont ils font des idoles (petite tête, grosse queue).

Alors, puisqu’il faut bien vanter « l’amour », le parer de sentiment ou même d’estime pour masquer le sexe sous-jacent qui ne fait pas « bien », le spectacle a inventé « la » saint Valentin. Ni celle des Romains, ni celle de l’Eglise, mais celle du marchand.

Pauvres adolescents, galvaudés par la société narcissique. Pauvre Valentin, esclave réduit à trimer pour vendre des fringues et des cadeaux, lui qui courait libre dans les rues de Rome jadis…

Catégories : Société | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Villa Carlotta

Une chapelle en bord de route offre un plafond en trompe l’œil d’une telle perfection que nul d’entre nous ne parvient à distinguer ce qui est en bas-relief de ce qui n’est qu’illusion peinte. Les statues le long des murs comme les bas-reliefs néoclassiques séduisent. Toute une jeunesse nue célèbre la vie et le corps, dans des attitudes olympiennes ou même chrétiennes. L’endroit est un beau préalable à la villa d’habitation elle-même.

Construite dès 1690, la villa vénérable a appartenu à un banquier de Milan, marquis Georges Clerici, avant d’appartenir en 1795 au marquis Jean-Baptiste de Sommariva, entrepreneur sous Bonaparte. Ce marquis rêvait de devenir vice-président de la nouvelle République italienne, ce pourquoi il a enrichi sa collection d’autant d’œuvres du favori du futur empereur, le sculpteur Canova. Mais son ambition fut déçue : c’est Andréco Melzi d’Eril qui devient vice-président. Ce nouveau promu a construit aussitôt une villa rivale en 1808, en face, près de Bellagio, dont les jardins voulaient rivaliser avec ceux de villa Carlotta pour ses rhododendrons, ses azalées et ses arbres exotiques.

La villa est passée ensuite entre les mains de la famille Rubini, puis, en 1843, entre celles de la princesse Marianne de Nassau, femme d’Albert de Prusse. Lorsque sa fille Charlotte se maria avec Georges, prince héritier de Saxe-Meiningen, la princesse offrit la villa au jeune couple en cadeau de mariage. C’est pourquoi aujourd’hui l’endroit porte le nom de « villa Carlotta ». Après 1918 et l’écroulement des empires centraux, l’Etat italien en devint propriétaire. Il en confia la gestion en 1927 à une fondation privée, à charge pour elle d’entretenir le jardin et de préserver les collections, contre droit de faire visiter au public.

Une haie d’arbustes nous conduit, comme dans un labyrinthe, depuis l’entrée des touristes jusqu’à la fontaine où danse un faune nu, face à la grille du lac qui est l’entrée officielle. De là montent trois volées d’escaliers arrondis jusqu’à l’étage de la villa, construite en hauteur. Celle-ci est carrée, classique, à deux étages, un balcon surmonté d’une horloge de gare surplombant le porche d’entrée à colonnes.

Les autres se dirigent en groupe vers les jardins. Je me distingue en allant tout de suite à l’intérieur de la villa. J’aime à visiter seul de temps à autre. Le rez-de-chaussée comprend surtout des sculptures de Canova, Amour et Psyché, Mars et Vénus, l’Amour abreuvant deux colombes. Certaines statues sont de Thorwaldsen. Si Stendhal affecte de mépriser un peu la collection (« Là se trouvent deux statues de Canova, plusieurs bons tableaux et une quantité de croûtes françaises, paratonnerres dudit Sommariva ! »), Flaubert raconte dans ses Notes de voyages qu’il a été transporté par Amour et Psyché, au point d’y poser ses lèvres. Son amour des corps a transcendé la pierre inerte. Le groupe est impeccablement exécuté, un hymne à la fragilité et au volontarisme de la jeunesse, un caractère trempé dans un corps tendre, tout à fait dans le style du Premier Consul. Le romantisme et la raison ont donné cette fleur très française qu’est la sculpture de Canova : rien d’échevelé ou de tordu, rien non plus de froid ni de mort, mais cet équilibre miraculeux d’époque (qui n’a pas su durer).

A l’étage est reconstituée une « chambre impériale », deux petits en chemise de nuit attendent sur un guéridon le baiser du soir, sculpture attendrissante. Du plus haut, la clarté de l’atmosphère donne une belle vue sur le lac et sur Bellagio.

Je redescends l’escalier monumental vers les jardins, qui s’étendent sur sept hectares. Ils sont fameux pour la floraison des rhododendrons et des 150 variétés d’azalées qui poussent sur une moraine glacière très riche en vieux dépôts fertiles. Je remonte la « vallée des fougères », humide et sombre comme il se doit, pour déboucher, par un sentier vers la droite sur la bambouseraie, aérée et lumineuse par contraste. J’y ai vu des bambous là, tout noirs !

Le reste du jardin descend en pente douce vers les eaux du lac, sans y accéder à cause de la route. Des massifs d’azalées, blanches, mauves, jaunes, poussent entre les arbres d’essences exotiques et diverses, paulownias, prunus, cèdre de l’Himalaya, cèdre du Liban, magnolias, rhododendrons sans nombre. Parmi ces plantes, quelques fleurs humaines, de pâles jeunes filles, un adonaissant blond aux yeux très bleus, un papillon d’argent au bout d’un lacet noir au cou, de petits enfants babillant et piaillant – qui ont payé trois euros (tarif enfant) pour se planter là. Défilent encore des cyprès, un chêne rouge, un palmier Jubea du Chili, une belle femme, un érable rouge du Japon. Deux petits Alsaciens gazouillent en dialecte et ils sont très intéressés par deux tortues d’eau et les poissons qui prennent le soleil dans une fontaine au bord de laquelle je me suis assis en attendant les autres.

Nous quittons le jardin vers 17 h pour prendre un bateau au pied de la villa, à l’arrêt motoscafo de Cadenabbia. Nous revenons à Bellagio par une fin de journée qui s’embrume un peu sur les lointains. Le bourg n’est pas très vivant, nous ne sommes pas « en saison ».

Nous prenons notre dîner à l’hôtel. Cette fois, l’entrée est une soupe de légumes minestrone, typique de la région, une tranche de veau aux cèpes de Toscane conservés dans leur jus et des haricots beurre, la sempiternelle salade variée (salade verte, tomates, poivrons, oignons), puis une boule de glace.

Catégories : Italie, Voyages | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

A pied de Lenno à Tremezzo

Surprise ! Ce matin, il fait grand beau. Le ciel clair sourit de toutes ses dents, son visage s’est lavé de ses larmes. Les couleurs sont fraîches comme une joue de jeune fille un matin d’avril. La neige, sur les sommets, donne une touche suisse, un trait de gouache blanche qui fait ressortir le bleu céruléen du ciel immensément vide de tout nuage. Une légère brise souffle une haleine de sève de pin sur le paysage.

Une fois le petit déjeuner avalé, nous sortons pour notre première journée. Le guide nous apprend, sur le bateau, que la région de Tremezzo, en face, est appelée la conqua del olio, la coquille de l’olivier, parce qu’elle rassemble en son microclimat une variété d’oliviers à huile.

Le bateau nous dépose à Lenno, nous reviendrons à pied jusqu’à Tremezzo durant la matinée. Nous passons par le sentier pavé qui court sur la corniche, bien au-dessus de la route littorale. A Lenno, la place du marché donnant sur le lac exhibe une statue de bronze d’un partisan marchant d’un pas prudent (à l’italienne). Le bronze brun vert (couleur allemande) se détache puissamment sur le fond ocre jaune de la façade d’un grand bâtiment derrière lui. C’est un véritable théâtre organisé pour le regard qui me frappe aussitôt.

Nous montons par les ruelles pavées, le long des maisons refaites qui suintent la richesse acquise à Milan ou dans le tourisme. Pline possédait deux villas à Lenno, l’une près de l’eau et l’autre sur les pentes. L’une de ces villas serait devenue l’église San Stefano, bâtie au 11ème siècle, à ce que l’on sait.

Le sentier en haut du village laisse déborder les fleurs et les herbes folles de ses murets maçonnés – comme la chair jeune éclate des vêtements au printemps ou comme les passions emportent le compassé social. Tel est le romantisme et nous en saisissons l’essence en ce sentier. C’est la jeunesse, son pulsionnel libidinal et son irrationnel sentimental, qui fait irruption dans la société rassise des adultes trop policés. C’est Fabrice Del Dongo, révolutionnaire des sentiments, gentil mais d’une sottise à peine pardonnable. C’est un jaillissement, mais hors de raison, une allégresse, mais qui ne dure pas faute d’être canalisée.

Du petit chemin, nous avons une vue directe des toits qui dévalent vers le lac immobile, scintillant de soleil. Les villages nous apparaissent comme des tomates dans la salade, dans leur écrin de verdure, cadrés dans de petites baies littorales. Les arbres moutonnent à l’assaut des pentes. La neige poudre toujours les sommets. Tombée hier, elle commence déjà à fondre, ruisselant vers le lac par des ravines profondément incisées dans les flancs de la montagne.

Nous passons, sur la route côtière, à l’endroit même où fut tué Mussolini alors qu’il cherchait à gagner la Suisse dans les fourgons allemands. La station s’appelle Azzano et le hameau même Giulino di Mezzegra.

Le guide, qui est en train de lire une biographie de Benito, dictateur italien, nous raconte que Mussolini s’était déguisé en soldat allemand et qu’il avait pris place à l’arrière d’un camion vert de gris. Ses compagnons germaniques disaient qu’il n’était rien qu’un soldat ivre. Mais les partisans italiens qui tenaient les cols ont reconnu le dictateur dont les portraits avaient orné les murs du pays durant des années et ils l’ont arrêté avec sa maîtresse Clara Petacci. Ils voulaient l’emprisonner et le juger, mais l’ordre est venu d’en haut, des Britanniques qui fournissaient les armes : « descendez-le sur place ». Ainsi fut fait. le Mussolini et sa Petacci ont été fusillés, puis exposés comme des cochons pendus à des crocs de boucher.

De Petacci on a fait en français « pétasse » pour désigner une fille de peu (et de mauvaise vie), comme de tapetti, ces marchands de tapis italiens dont les boutiques fleurissent ici, on a dû faire « tapette » qui signifie tortilleur de cul, embobineur au boniment (et homme peu viril). Fin de la séquence culturelle.

Sur les murs de la villa au numéro 14, en ce coin resserré de la route où cela s’est passé, une plaque commémore l’événement. Elle est religieusement fleurie chaque année au 28 avril depuis 1945, date fatidique. Certains contestent l’histoire écrite par les vainqueurs et osent dire aujourd’hui qu’après tout, Mussolini n’était pas un Hitler (et encore moins un Staline) et que ses mesures sociales ont été bénéfiques au peuple.

Nous poursuivons par les petites églises des villages et hameaux. Les Guelfes ont la queue d’aronde et les Gibelins la queue carrée – c’est ainsi que les résume le guide pour les reconnaître aux restes gravés des pierres. A Rogaro, le portail de l’église de la Vierge noire, du 18ème siècle, porte cette inscription latine : nigrasum sed formosa, « je suis noire mais bien faite » – nous en demeurons d’accord.

Redescendant vers le lac, nous passons dans le parc d’une grande villa fermée à la façade décorée de faux balcons et d’anges. Nous descendons les marches arrondies de la fontaine où se gèle une naïade arrosée malicieusement par deux gamins qui chevauchent des dauphins tout en se pâmant à force de se frotter à leur cuir soyeux. Le pique-nique aura lieu à cet endroit, sur les balustrades au-dessus de l’eau, devant le lac où nagent des canards et des cygnes, fort intéressés par le pain que nous leur jetons. Le menu est toujours le même mais les ingrédients varient : salade mélangée, fromage différent, charcuterie locale… Nous allons prendre un vrai café au kiosque installé au bord du lac un peu plus loin. Des revues sur papier glacé recueillent de belles femmes aux formes sexuelles outrées, des éphèbes comme l’on rêverait d’être encore malgré l’âge qui vient, et des articles « nature » sur les mystères des découvertes. La lenteur de la promenade oblige à nous occuper comme l’on peut.

Catégories : Italie, Voyages | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Le sentiment de la nature chez Tolstoï

Le comte Lev Nicolaïevitch Tolstoï n’a jamais pu se faire à la vie à Moscou. Il préférait de loin la campagne, à Yasnaïa Poliana où il est né et où il a grandi jusqu’à l’âge de 8 ans. Il y était au calme pour écrire, aller se baigner dans un trou d’eau l’été et pouvait participer aux travaux des moujiks. Il faut dire que son adolescence anarchique et sa jeunesse dissipée l’on conduit à la repentance pour ses péchés. Profondément chrétien, même s’il doute au fond de l’existence de Dieu, il révère la morale du Christ, loi de nature révélée selon lui. Vivre à la campagne lui évitait les tentations de la ville, les futilités de la bonne société, et lui permettait de « faire le bien » nommément, aux gens qu’il connaissait et à qui il avait parfois fait la classe.

Le lyrisme sensuel, sublimation probable de son désir sexuel inassouvi, sourd dans les mots emphatiques et un brin maladroits, mais sincères, du 10 août 1851 (23 ans) : « L’avant-dernière nuit était merveilleuse, j’étais assis à la lucarne de ma cabane de Starogladkovskaïa, et de tous mes sens, à l’exception du toucher, je savourais la nature. – La lune n’était pas encore levée, mais au sud-est déjà commençaient à rougir les nuages nocturnes, un léger vent apportait une odeur de fraîcheur. – Les grenouilles et les grillons se mêlaient en un bruit nocturne indéfini, uniforme. Le ciel était pur et parsemé d’étoiles » p.98.

La civilisation ne convient pas à ses appétits, restés bruts, comme en friche, parce qu’orphelin trop tôt et enfant trop sensible. 25 juin 1856 (28 ans) : « J’ai souvent rêvé de la vie agricole, perpétuellement le travail, perpétuellement la nature, et je ne sais pourquoi une grossière sensualité s’est toujours mêlée à ces rêves : c’est toujours une forte femme aux mains calleuses et à la solide poitrine, et aussi aux jambes nues, qui travaille devant moi » p.384.

Il observe en sensitif les gens et les plantes. Tout le Carnet numéro 10 de 1879 (51 ans) est consacré aux changements de saisons. S’il chasse, il est peu amène aux animaux ; en revanche le spectacle de la nature qui bouillonne au printemps ravive en lui des pulsions vitales, qu’il enrobe dans un vague panthéisme à la gloire de Dieu. 23 avril 1858 (30 ans) : « Vent froid, les bourgeons enflent, avant-hier il y avait des perce-neige. Le rossignol chante depuis hier » p.493. 14 juin 1858 : « Nuit admirable. Un brouillard blanc de rosée. Sur lui les arbres. La lune derrière les bouleaux et le râle des genêts ; il n’y a plus de rossignols » p.495.

L’époque n’est pas non plus sans influence sur lui, même loin des préoccupations littéraires européennes. Lors d’un voyage à Iéna en Allemagne, le 16 avril 1861 (33 ans) : « Sur la montagne dans la forêt, je me suis enivré de nature simplement et béatement » p.524. Le romantisme le contamine aussi facilement que lui, le Russe un peu brut, n’a jamais vraiment quitté la vie dans la nature.

Léon Tolstoï ressent son animalité qui l’attache à la terre, les pulsions sourdes qui l’enchaînent aux instincts. Il lutte contre, par la raison mais plus encore par la « conscience », ce miroir chrétien des commandements qui interdisent comme « péchés » condamnables toute une série d’actes et même de pensées. Il se sent coupable, se répugne, se repent. Il en est insupportable aux autres une fois l’âge venu car, si ses désirs se sont apaisés, ceux des autres, plus jeunes, lui apparaissent comme incompréhensibles, à corriger.

Il ne cesse de juger et de pardonner à ses fils remplis d’appétit pour la vie, qu’il critique sans appel, leur faisant la leçon en permanence comme un « vieillard grognon ». Mais humilier, puis s’humilier, lui est une jouissance en Christ. Il ne sait pas être naturel, en phase avec les gens comme avec les éléments ; il faut sans cesse que se mêle « la morale », cette infection qui gangrène tout écart. Il n’est pas lui mais constamment cet autre mesuré à l’aune de la vertu chrétienne rigide. Seule « la nature » lui permet d’éprouver des émotions libres…

Léon Tolstoï, Journaux et carnets 1 – 1847-1889, Gallimard Pléiade 1979, édition Gustave Aucouturier, 1451 pages, €45.20

Catégories : Livres, Russie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Droit et morale

Le droit est une consécration des Lumières, un triomphe de la raison sur le bon plaisir et sur les passions. Le droit n’est pas la morale. Ni droit du plus fort, ni loi de Lynch, « le » droit est au-dessus des personnes. Il est appliqué par un Etat au-dessus des individus, il exerce seule la puissance légitime. Certes, les individus et les groupes peuvent contester l’Etat, mais c’est en général pour l’investir : ils chassent le clan au pouvoir pour l’occuper eux-mêmes. Sans Etat comme instrument social, pas de droit applicable – ni droit national, ni droit « universel », ni droit sans limite.

D’une part, aucune anarchie ne crée de droit ; les façons de faire sont des coutumes admises, qui changent au gré des gens, une morale versatile selon « ce qui se fait », la mode, les mœurs, le goût – pas de « droit » au-dessus d’eux. C’est ainsi que l’autogouvernement ou les chartes éthiques des entreprises ne sont que des cahiers des charges que l’on promet de respecter – mais rien ni personne ne peut en sanctionner les écarts.

D’autre part, il n’y a pas de société universelle, il n’y a que des sociétés particulières. Le paradoxe des Lumières, mais aussi sa tension créatrice, est que certaines sociétés particulières d’Occident attribuent des droits universels à leurs membres. Mais leur réalisation passe obligatoirement par les sociétés elles-mêmes. L’universel est donc réduit à la communauté de pensée et aux accords internationaux.

Enfin, les Lumières ont élaboré un droit abstrait pour que l’individu puisse s’arracher à ses déterminismes – mais pas sans limites. Toute revendication n’est pas un droit, la loi doit faire l’objet d’un débat contradictoire et être emportée par une majorité qualifiée. Il ne suffit pas de naître pour faire ce qu’on veut, tous les « droits » sont accordés par les sociétés et leurs frontières définies par elles.

Cette révérence au droit au-dessus des intérêts particuliers et des passions politiques collectives est un trait occidental, notamment anglais et français, les deux premières nations à avoir créé des parlements modernes. Elle s’oppose pour les Anglais à l’absolutisme royal d’essence catholique, calqué sur la hiérarchie papale ; pour les Français aux lettres de cachet et aux privilèges de l’Ancien régime (mais aussi ou oukases du régime jacobin de la Terreur).

Malgré la résistance réactionnaire du romantisme, où instincts et passions définissent l’appartenance et l’action de chacun plus que la raison, cette conception abstraite de la loi et « du » droit est restée jusqu’à nos jours.

Jusqu’à ce que l’on extrémise « le » droit issu de la majorité en « droits pour tous » qui font de multiples exceptions pour chaque minorité biologique (le genre), sexuelle (gai, bi, trans, lesbien), sentimentale (contre la corrida, contre la viande, contre les OGM, contre etc…), régionale (Catalogne, Corse, Ecosse, Bretagne…), communautaire ou religieuse (islamistes, juifs, témoins de Jéhovah, etc.). Le droit quitte alors le domaine de la raison pour entrer dans celui des passions ou des instincts bruts. La société se diffracte en ses multiples composantes, on ne « fait » plus société en admettant une loi commune, on revendique chacun pour soi – tout en croyant naïvement que la majorité démocratique va accepter poliment sa remise en cause.

En Occident, « j’ai le droit » remplace « le droit », l’égoïsme personnel la référence collective. En Orient, la morale remplace le droit, la coutume ou la volonté du parti la référence au-dessus de tous.

En Chine, le Parti communiste ne connait pas d’appareil judiciaire indépendant. Il profère des injonctions morales en prenant pour référence la philosophie de Confucius – mais déformée par l’État pour l’accommoder aux besoins du Parti. Condamner un responsable « corrompu » vise à éradiquer un opposant politique tout en se parant de vertu dans les médias (tiens ! ces mœurs réapparaissent en France sous les socialistes avec « l’affaire » Fillon… mais Cahuzac est oublié). Il s’agit de faire un exemple pour que tous suivent « le droit » – réduit à la ligne du Parti.

Depuis le milieu des années 90, la direction politique chinoise craint une dérive idéologique vers les concepts occidentaux d’indépendance des militaires à l’égard du Parti. La référence au droit dans les armées permet de corriger l’absence de discipline, d’idéologie, d’idéal et de foi dans le métier. Il s’agit, pour les dirigeants communistes, d’« éradiquer le mal » – la loyauté aux dirigeants du Parti étant le seul critère du « Bien ».

C’est la même chose en Russie, où les pratiques de l’ex-URSS sont revenues avec Poutine, gamin des rues sauvé par l’armée et formé par le KGB. Le « droit », il s’assoit dessus, seule compte la force d’imposer les vues de son clan et la vertu patriotique de rendre la Russie grande puissance. Les arrestations, procès et jugements ne sont là que pour l’édification des foules qui seraient tentées d’imiter les dissidents et de contester le dirigeant. Plus efficace, mais uniquement lorsqu’il y a urgence ou aucune preuve juridique, l’assassinat ciblé est pratiqué. Le « droit » est ainsi celui du plus fort…

Droit de contrainte morale ou droit de contrainte physique, peut-on encore parler de droit ? Il s’agirait plutôt d’obligations, comme en Chine celles des grands parents à qui l’on confie les petits-enfants, ou les responsabilités des enfants envers leurs parents. Bien que « garantis par la constitution » pour l’affichage international, les droits fondamentaux des citoyens restent soumis à la discrétion du Parti qui gouverne et ne sont pas fonction des individus. Les priorités de sécurité, de cohésion et de stabilité sociale l’emportent sur le confort individuel des minorités ou des personnes. Liang Huixing, chercheur à l’Académie des Sciences Sociales, prévient depuis des années que l’inscription des droits individuels dans la loi conduirait inévitablement à une révolution pareille à celles des anciens pays de l’URSS. Mettre le droit au-dessus des partis remplacerait le clanisme par la démocratie…

Même Confucius, maître de morale en Chine, fait obligation d’une justice qui doit tempérer l’exercice du pouvoir ; il insiste sur le devoir moral des intellectuels à critiquer les erreurs du souverain et de s’opposer à ses abus, même au prix de leur vie. Avant le droit, Confucius croyait à la vertu. Elle aussi s’impose à tous, mais de l’intérieur ; elle est inculquée dès l’enfance par l’éducation et seuls les vertueux peuvent gouverner, sous peine de voir s’effilocher la confiance du peuple, ressort même de l’État ; quand cette confiance se perd, le pays est condamné. L’important, pour Confucius, n’est pas d’accumuler de l’information, du savoir-faire technique, ni d’acquérir une compétence spécialisée, mais de développer son humanité générale. L’éducation ne relève pas du domaine de l’avoir, mais de l’être. Ainsi le droit rejoint-il la vertu pour imposer la raison aux bas instincts égoïstes et aux passions sans limites.

Sur ces mauvais exemples russes, chinois, turcs, arabes et autres, il semble que nos sociétés éteignent de plus en plus les Lumières pour en revenir à l’obscurantisme de « l’avant ».

Le droit ne serait plus le même pour tous, pas plus que la vérité selon des critères scientifiques ne serait plus « la » vérité. Chacun veut n’exister que pour lui-même et jouir de tout ce qu’il peut ; il fait de tous ses désirs « des » droits, au rebours « du » droit commun à tous. L’Occident perd donc sa vertu, qui est de raison, au profit d’un retour aux instincts et aux passions – qui sont proprement réactionnaires.

Catégories : Politique | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Fidel meurt mais le castrisme survit

Fidel Castro est enfin mort. La biologie aide l’histoire et c’est heureux. Car, avec la politique enchantée du communisme et du fascisme, le XXe siècle a connu les pires horreurs humaines – au nom d’un avenir radieux. Reste aujourd’hui le salafisme et ses avatars totalitaires, et c’est bien la même forme de société fusionnelle où il n’est qu’un seul dieu, une seule voie, un seul parti.

Certes, Fidel Castro a renversé le régime corrompu de Batista qui avait fait de l’île de Cuba le bordel de l’Amérique, où les casinos et le jeu rivalisaient avec la prostitution et la drogue pour assouvir les riches yankees. Certes, il a établi la souveraineté de Cuba face à son puissant voisin, en dépit d’un embargo. Mais à quel prix ! Obligé de s’allier au diable soviétique pour obtenir du pétrole et vendre son sucre, menant le monde au bord de la guerre nucléaire par affirmation têtue qu’il lui faut des missiles balistiques, réduisant sa population à la misère socialiste durant des décennies… jusqu’aux magasins en dollars réservés à une élite fidèle et la prostitution des enfants endémique auprès des touristes pour acquérir ces fameux dollars de faveur. Que valent trois ou quatre bonnes années initiales contre plus d’un demi-siècle de pénurie et de répression ?

hollande-et-castro

Fidel est le bâtard d’un riche propriétaire terrien cubain dont le père, venu de Galice, était analphabète. Mais le garçon ne sera reconnu par son père qu’à l’âge de 17 ans. Cette honte des origines et l’éducation en collège catholique, mariste puis jésuite, ne prédisposaient pas le jeune Fidel à être heureux dans la société telle qu’elle était. D’abord nationaliste, puis révolté, il devient communiste par adhésion au « leader maximo » Staline, lui-même maillon du délire rationaliste de refaire le monde à partir d’une table rase.

Car les deux idéologies postchrétiennes nées au XVIIIe siècle en Europe ont accouché chacune de leurs monstres. L’idéologie des Lumières a glorifié la Raison, l’idéologie romantique a réagi en glorifiant le sang et le sol. Pour les Lumières, ce qui était au départ légitime envie de libération des liens obscurs de la naissance, du milieu et de la religion, ensuite légitime envie d’épanouissement via l’éducation et la participation à la vie politique, a dégénéré en diverses utopies totalitaires : Rousseau et sa Volonté générale, Robespierre et son Salut public, Lénine et son avant-garde éclairée, Staline et son régime policier, Mao et ses gardes rouges, Pol Pot et son sociocide de toutes les classes éclairées. Fidel Castro s’inscrit dans cette filiation avec ses 631 condamnations à mort dès les premiers mois de son pouvoir, l’exportation de « la révolution » en Amérique du sud et en Angola, et ses 8500 opposants encore emprisonnés en 2016.

Pour les idéologies des Lumières et du romantisme, les solutions sont les mêmes. La société aliène ? – détruisons de fond en comble les liens sociaux au profit du seul lien partisan et de l’allégeance à un chef. Les humains sont inégaux ? – faisons de la culture table rase et instruisons les gamins à la dure, d’une seule façon. La réalité résiste ? – nions la réalité et réprimons tous ceux qui pensent autrement que le pouvoir réputé infaillible. En ce sens, socialisme et fascisme, communisme et nazisme, ont beaucoup de points communs. Ce pourquoi nombre d’intellectuels, tentés par la grande lueur à l’est dans les années 30 après l’absurdité industrielle de la guerre de 14, ont erré du socialisme au fascisme et réciproquement – à commencer par Mussolini. Mais aussi Doriot, Drieu La Rochelle et même Mitterrand, décoré de la francisque par Pétain lui-même avant de s’accoquiner (on ne sait jamais) aux mouvements de résistance.

Ce que ce siècle nous a appris, est qu’il est fondamental de désenchanter la politique, de lui retirer son pouvoir de créer des mythes. Plus que jamais la raison critique doit être mise en œuvre – non pour dissoudre systématiquement tout dans l’ironie grinçante, mais pour relativiser, soupeser, mesurer. Castro est adulé comme l’était Staline et comme l’est encore Sarkozy. Malgré les erreurs, malgré les crimes, malgré le malheur. En ce sens, Mouammar Kadhafi, Saddam Hussein et Bachar el Assad devraient être aussi des héros anti-impérialistes, eux qui ont résisté au grand Satan américain… N’oublions pas que Castro accusait les États-Unis d’avoir eux-mêmes organisé les attentats du 11 septembre 2001.

cuba-sartre-et-beauvoir-avec-castro-1960

Nous allons assister, ces prochains jours, aux hommages des partisans de la répression sociale de tous les déviants, des adulateurs de l’économie autoritaire, des admirateurs de la dictature politique d’un seul. Les Maduro au Venezuela, Poutine en ex-URSS, Xi Jinping en Chine pop, Mélenchon en France insoumise, Lang en France rétro-socialiste, vont regretter « une perte pour l’humanité », une disparition de ce « modèle » qui a su durer depuis 1958 en asservissant les individus à son pouvoir personnel.

Car il faut être habile pour faire surgir le tempérament d’esclave qui existe en chacun par flemme, renoncement ou indifférence. S’aliéner au collectif est une démission de l’être, surtout lorsque le collectif est récupéré sans vergogne par des ego sans scrupules. Les maîtres, à l’inverse, sont indifférents à toute croyance, ils sourient à toute foi et à son inénarrable sérieux qui a l’illusion que le ver humain pourrait se faire dieu tout-puissant, comme s’il suffisait de dire pour tout refaire, comme s’il suffisait d’espérer pour entreprendre…

Ceux qui ne se veulent pas esclaves doivent méditer ce mot de Nietzsche dans Par-delà le Bien et le Mal : la religion ? « un moyen, pour les forts, de dominer ; pour les aristocrates de l’esprit, un moyen de se préserver du vacarme de l’action politique. Pour les moins forts, elle est une discipline, un guide pour dominer un jour, un ascétisme qui éduque. Pour le vulgaire, la religion les rend content de leur sort, ennoblit leur obéissance. » Que ce soit Jéhovah, Dieu, Allah, la race « biologique » ou le communisme « scientifique », toute religion est un opium du peuple et tout clerc de la secte un manipulateur. Fidel en était un – parmi les premiers. Son (mauvais) exemple n’empêchera pas son modèle de se reproduire, tant l’humanité est avide de croire et de suivre, plutôt que de constater par elle-même et d’agir. Castro est mort mais le castrisme a encore de beaux jours devant lui.

Le Cuba réel visité sur ce blog

Catégories : Cuba, Politique, Religions, Voyages | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

George L. Mosse, Les origines intellectuelles du Troisième Reich

george-mosse-les-origines-intellectuelle-du-troisieme-reich

J’ai déjà parlé de cet ouvrage de l’historien juif américain, né en Allemagne, qui a pu fuir le nazisme à 15 ans à quelques heures de l’obligation de visa. Je voudrais y revenir aujourd’hui non pour analyser ce qui y est dit, mais pour sélectionner ce qui fut hier et se reproduit aujourd’hui. Car, si l’histoire ne se répète jamais, les êtres humains et les sociétés ont des réactions identiques aux événements qui les mettent en cause.

S’indigner contre le nazisme est stérile, comprendre les ressorts du nazisme est utile.

Ceux qui braillent dans la rue « contre le fascisme » (ou contre Trump) sont aussi vains que ceux qui pissent dans un violon en croyant jouer la musique. Le fascisme est un état réactif de toute société menacée. Il vaut mieux comprendre ce qui menace et les moyens d’y faire face – que de gueuler pour rien dans le désert. Et c’est bien la faute de la gauche minable des Indignés, Frondeurs, Atterrés, pseudo-ministres et autres impuissants, qui n’a plus aucune idée ni projet, si l’extrémisme monte en notre pays plus qu’ailleurs en Europe et dans le reste du monde.

« Chaque pays développe son propre fascisme, approprié à son propre nationalisme », écrit George Mosse p.33. Le nazisme allemand comme le fascisme italien sont nés des unités nationales, fragiles, qu’il fallait conforter par une langue et une culture commune. Le fascisme français n’a pour l’instant jamais pris, nous n’en avons eu qu’un ersatz sous Pétain, vieillard conservateur et surtout cacochyme, qui a laissé faire sous la botte les petits agitateurs intellos séduits par la communauté masculine nazie.

Ce que montre George Mosse, étayé par une vaste documentation, est que le nazisme n’est pas une aberration : il a été appelé par des électeurs normaux, adulés par des gens normaux et suivis par la majorité de la population – comme Trump. Pourquoi ? Non par une quelconque essence satanique, comme voudrait le faire croire la morale de la bonne conscience après Auschwitz ; non par un quelconque développement des forces productives ayant secrété leur antidote par réaction, comme a longtemps voulu le faire croire la propagande marxiste stalinienne au mépris des documents historiques. Mais selon Mosse par une véritable « religion civique ». La propagande n’a aucun effet si elle ne répond pas aux attentes de la société – tout comme la publicité ne vous fera jamais acheter si vous ne désiriez pas déjà le faire.

Robert Paxton, historien américain spécialiste de la France de Vichy récemment : « je crois que le fascisme c’est avant tout le pouvoir, la prise du pouvoir, l’exercice du pouvoir. Je pense que le fascisme est aussi animé par de forts préjugés et des sentiments profonds, des sentiments d’aliénation, un désir de revanche nationale, la colère contre ceux dont vous pensez qu’ils ont poignardé le pays dans le dos«  (sur Slate.fr).

Toute société nécessite une cohésion : le besoin d’une communauté organique, une continuité historique, une normalité bien établie.

Cette normalité évolue avec le temps, mais lentement. L’imprégnation des mœurs et de l’idéologie subsiste au-delà des générations. Ce pourquoi George Mosse ne condamne en rien les « traditions », au prétexte que les nazis les auraient utilisées à leur profit. La morale n’a jamais rien à faire avec la vérité, mais bien plutôt avec le confort de ceux qui la brandissent.

La cohésion sociale se manifeste dans les rituels collectifs, que préparent la famille, qu’encouragent l’école, que la communauté locale puis nationale font exister. Le sentiment de participer à la vie politique sous le nazisme était plus fort que sous la démocratie de Weimar, constate l’historien. La faute en est non pas au nazisme – qui a su séduire – mais à Weimar, dont l’indigence de gauche fut patente. Si nous pouvions en tirer une quelconque leçon sous le président Normal…

La dimension religieuse du politique est ignorée des positivistes et des marxistes, qui croient la « science » politique presqu’aussi exacte que la science économique ou physique. Or l’adhésion à la collectivité passe par l’esthétique, par l’émotion, par les rassemblements qui permettent d’agir ensemble. Encore une fois, l’élection de Trump nous le montre après le Brexit, la débâcle socialiste aux Européennes et ainsi de suite…

C’est ici que l’Allemagne et la France divergent.

La première croit à la culture, nous croyons à la civilisation. La culture est un enracinement dans le sang et le sol des valeurs ; la civilisation une adhésion volontaire et de raison à la vie en commun. Bien sûr, ces deux concepts ressortent de l’idéal-type, des caricatures de ce qui se passe en réalité. Aucun Français n’adhère seulement par raison, mais aussi par habitude, par ses ancêtres ou par volonté de s’approprier la culture francophone, de se joindre à cette lignée historique qui va « du sacre de Reims à la révolution française », selon les mots de Marc Bloch. Aucun Allemand ne croyait complètement au pur Aryen blond et athlétique, issu des forêts de Germanie depuis les temps les plus reculés ; l’Allemagne est resté un carrefour de peuples, venus de l’est et du sud, poussés par les encore plus à l’est, et accaparant les exilés de l’ouest ou du nord (les Huguenots, les commerçant hanséatiques, les Russes germanophiles…).

Il y avait en Allemagne, bien avant le nazisme, un courant Völkish issu du romantisme qui désignait non seulement le peuple, mais son « âme ». Celle-ci était réputé issue de la terre même, des atmosphères et paysages. D’où la célébration du sang et du sol, composantes indispensables au peuple sain ; d’où la méfiance envers les villes, qui déracinent, et envers l’industrie, qui désocialise. Ce courant, un brin ésotérique, a été chanté par les Wandervögel, ces jeunes gens itinérants, randonneurs du pré-scoutisme, qui vivaient quasi nus dans la nature et célébraient le soleil et l’eau. Il a été repris par les organisations nazies, qui ont vanté le stéréotype mâle au corps classique de la beauté grecque, sculpté par l’effort individuel et la volonté collective. L’attirance sexuelle de la camaraderie masculine devait être refoulée par sublimation pour créer le type du chevalier qui se contraint, héros et chef.

lancer-ado

C’est bien cette religion Völkish, en conjonction avec le nationalisme, puis avec les rancœurs de la défaite de 1918 et de la crise économique majeure des années 30, qui a fait émerger le nazisme. L’auteur précise, en historien : « Le nazisme n’était pas une aberration : pas plus qu’il n’était dénué de fondement historique. Il fut plutôt le produit de l’interaction de forces économiques, sociales et politiques, d’une part, et de perceptions, d’espérances et d’aspirations humaines à une vie meilleure, d’autre part » p.32.

Avons-nous aujourd’hui une telle conjonction ?

La religion écologique célébrant Gaïa la Terre-Mère que ses fils industrieux ne cessent de blesser malgré la grand-messe rituelle des COP numérotés, la défaite face au terrorisme islamique qui engendre une rancœur contre les « basanés » sans reconnaissance pour la France qui les accueille, la crise économique de la mondialisation mais surtout de l’essor technologique très rapide – cela peut-il faire conjonction comme dans les années 30 ?

La culture était alors réputée authentique, assurant l’accord de l’être humain avec les autres et avec la nature ; la civilisation était vue comme superficielle, adonnée à la simple satisfaction béate des besoins matériels, sans solidarité ni spiritualité. Ne voyez-vous rien de cet hier qui ne surgit aujourd’hui ?

Qu’en est-il de la haine envers « le capitalisme » des multinationales, contre l’avidité matérielle de « la finance » ou l’impérialisme économique, culturel et militaire des Yankees ? Le Juif a été remplacé par le Capitaliste (encore qu’on confonde volontiers les deux dans l’islamo-gauchisme à la mode). Mais le « retour à la terre », l’accord avec la nature, les aliments « bio », la vie saine détressée à la campagne, l’aspiration à la chaumière de la retraite paisible… tout cela a fait le lit des états d’âme Völkish, du nationalisme protectionniste – et du nazisme.

Si les écolos d’aujourd’hui sont aussi inaudibles (7000 militants et 17 000 sympathisant si l’on en croit leurs primaires… 0.03% du corps électoral de 47 millions !), c’est qu’ils mêlent l’eau et le feu en célébrant la nature ici et maintenant tout en prônant l’universalisme éternel et l’internationalisme hors sol.

Si les socialistes d’aujourd’hui sont devenus quasi inaudibles, c’est qu’ils restent attachés à cette chimère du « matérialisme scientifique » qui court après l’évolution du climat et l’accord écologique homme-nature sans les relier au présent des gens et des revendications de classe.

La petite-bourgeoisie allemande – qui a permis le nazisme – voyait en Hitler une « révolution de l’âme » qui ne menaçait en réalité aucun des intérêts économiques de sa classe moyenne. Le nazisme édifiait l’idéal, et désignait l’Ennemi de principe – le Juif apatride, cosmopolite et capitaliste. L’écologie d’aujourd’hui et son fade avatar déconsidéré, « le socialisme », proposent une même révolution de l’âme et son ennemi de principe – le Capitalisme industriel et financier. Mais cela ne séduit manifestement pas « la France périphérique »,  pas intello comme les bobos urbains, prête à voter – en réaliste – pour la famille Le Pen. Même s’il est à craindre que, comme sous le nazisme, la déception soit d’autant plus grande et rapide que les attentes auront été plus fortes.

Nous n’avons pas l’humiliante défaite de 1918 mais le terrorisme, issu d’une frange étroite de l’islam. La rancœur deviendra-t-elle de même ampleur pour qu’elle produise les mêmes effets ? Il suffirait selon certains d’un attentat ou deux de plus pour que… Un tiers des policiers et gendarmes seraient prêts à voter extrême-droite, si l’on en croit les médias.

Le nationalisme est-il assez puissant dans les profondeurs françaises pour emporter l’adhésion à un parti Völkish qui mêle sang et sol dans une célébration de destin ? Pour ma part, j’en doute, mais il en est qui y croient.

Reste qu’il vaut mieux comprendre par soi-même que suivre les hordes moutonnières. Afin d’avoir le choix de participer ou de se retirer, pour résister.

George L. Mosse, Les origines intellectuelles du Troisième Reich – La crise de l’idéologie allemande, 1964, Points Seuil 2006, préface de Stéphane Audouin-Rouzeau, 512 pages, €11.80

Catégories : Livres, Politique | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Sophie Chauveau, Fragonard

sophie-chauveau-fragonard

Ceux de ma génération se souviennent-ils d’une forte exposition au Grand Palais, en 1988 ? Voir une peinture reproduite dans le manuel de littérature Lagarde & Michard n’incitait pas à aller plus loin ; voir toutes ces œuvres exposées en un même lieu et mises en scène par la lumière était autre chose ! C’était un univers : légèreté, galanterie, jubilation… Frago, de son nom d’état-civil Jean-Honoré Fragonard, nait à Grasse en 1732 sous Louis XV, dans un milieu d’artisans et commerçants gantiers. Il meurt en 1806 sous Napoléon 1er, patriarche et peintre reconnu, créateur du musée du Louvre. Il a vécu entre deux mondes et s’est fait tout seul.

Deux mondes car il quitte la côte d’Azur à 6 ans parce que son père a naïvement cru un couple de jeunes escrocs qui lui ont fait miroiter un investissement rentable dans « le progrès ». Ses parents montent à Paris avec lui pour tenter de regagner la perte. Des lumières, des couleurs et des odeurs du sud, l’enfant restera à jamais nostalgique, au point d’en déprimer et de s’anémier à 13 ans. On le renvoie pour six mois à Grasse, où il assiste à la naissance de sa femme… Ce sera bien sûr pour plus tard, mais il reste très attaché à la famille, aux femmes, aux enfants. Même s’il se méfie des Grassois, trop volontiers inquisiteurs de la communauté, il restera Grassois.

fragonard-italie

Deux mondes car il connait l’acmé de l’Ancien régime sous Louis XV, le moralisme du roi bigot Louis XVI qui finira sous le rasoir républicain à 38 ans, les bouleversements iniques de la Révolution où l’on massacre ou viole sur simple soupçon, et la nouvelle pruderie bourgeoise de l’ordre moral sous l’empire.

fragonard-enfants

Deux mondes car il nait peuple et devient l’un des grands de sa profession et de son art, bâtissant sa réputation de ses propres mains. Sans jamais lécher de bottes, il a toujours su se faire aimer de ses maîtres Boucher, Chardin, Natoire, et s’entourer d’amis chers comme Hubert Robert, l’abbé de Saint-Non, Jacques-Louis David.

fragonard-le-modele

Deux mondes car il est mâle et aime par-dessus tout le monde des femmes ; il en a plaisir, il les consomme à loisir, il séduit. Qui les a peintes mieux que lui, dans tous leurs atours, physique et fanfreluches ? Vierge nue qui s’évanouit, belle gentiment forcée par un galant, privilégiée qui s’amuse au jardin sur une balançoire, jeune fille modèle dont la mère dévoile les seins au peintre qui veut la faire poser, mère mignotant un petit ou deux, adolescente jouant sur son lit cul nu avec son chien, petite fille se faisant voler un baiser par son garnement de voisin… « Il s’y entend à déshabiller les femmes, les filles, les faciles comme les austères, les bourgeoises comme les ouvrières, les fermières… » p.209.

fragonard-la_lutte_inutile

Son existence, son siècle et son talent ont fait de Fragonard le peintre du bonheur. Celui d’une époque galante et sans préjugés sur le plaisir, celui des Lumières naissantes, celui des émois et des élans du romantisme qui pointait tout juste. Il a le « libertinage léger, brossé de couleurs délicates, et d’un pinceau trop rapide pour s’appesantir. Il suggère avec esprit sans charger jamais » p.209.

fragonard-baiser

Son jaune de lumière est resté célèbre, ses traits vifs de pinceau également. Il brosse un portrait en moins d’une heure, directement à l’huile, et son Diderot donne une impression de dynamisme, malgré le moralisme du philosophe sur sa fin. Fragonard aime les gens, les bêtes et les enfants. Son atelier au Louvre en est rempli.

fragonard-diderot

Être entouré d’affection, épouse, famille et amis ; bien baiser, si possible avec les jeunesses et à deux ou trois couples qui s’échangent les corps (p.127) ; peindre et toujours peindre pour exprimer et décrire, pour dire la joie de vivre et le bonheur d’exister – Fragonard est le parfait exemple de l’être humain équilibré selon Wilhelm Reich : qui baise bien va tout bien.

fragonard-jeune-fille-et-son-chien

Certes, si l’auteur ne dit pas à quel âge ce Frago fut déniaisé, gageons que cela fut fort tôt et avec suffisamment de douceur et de plaisir pour qu’il en garde sa vie entière une empreinte bénéfique. Certes, sa vie ne fut jamais facile, n’ayant pas de fortune, sa mère s’échinant à Paris au travail, son père étant un incapable, et sa formation devant passer par les étapes obligées de l’atelier, du concours, de l’Académie et du séjour à Rome. Certes, il est tombé désespérément amoureux d’une putain de haut vol qui lui a commandé quatre tableaux qu’elle ne lui a jamais payés, sauf à baiser une fois entre deux portes avec lui. Certes, il a épousé sa cousine par amour et lui a fait une fille mais n’a pas hésité à se laisser baiser par sa belle-sœur pour lui faire un garçon. Sa fille est morte dépressive à 15 ans et son garçon, trop gâté, lui a toujours voulu du mensonge de sa naissance.

fragonard-enfant-au-beret-vert-1770-1790

Mais le peintre comme l’homme ont traversé tout cela. Parce qu’il était bien dans sa peau, le talent dans le regard et les mains, « peintre de l’harmonie » disait Diderot (p.157). Il a regardé la vie avec optimisme et les gens avec bienveillance. Il est l’un des derniers grands de la peinture classique et c’est un bonheur non seulement de lire ce bonheur de peindre, mais aussi de lire ce livre et de revoir ses œuvres. Certes, Sophie Chauveau se perd parfois dans les détails et saute quelques transitions, mais le sujet était un ogre difficile à embrasser.

Sophie Chauveau, Fragonard – l’invention du bonheur, 2011, Folio 2013, 531 pages, €8.20

Les livres de Sophie Chauveau déjà chroniqués sur ce blog

fragonard-le-berceau

Catégories : Art, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Gustave Flaubert, Madame Bovary

flaubert-madame-bovary

Je ne vais pas écrire en 1500 mots une étude sur ce chef-d’œuvre de la littérature française, qui a introduit la modernité, mais seulement en livrer mes impressions de lecteur. C’est la troisième fois que je lis ce roman, profitant de sa réédition en œuvres complètes dans la collection la Pléiade. La première fois, j’étais au lycée et c’était au programme de seconde ; la seconde fois, c’était bien plus tard, par curiosité ; la troisième, c’est à l’âge mûr. A chaque fois mes lectures ont été différentes : jeune, j’ai surtout retenu l’histoire et suivi l’action ; plus mûr, je me suis délecté plutôt aux détails, aux descriptions, aux état psychologiques. Ne vous découragez pas si vous n’avez pas aimé ou si vous vous êtes ennuyés : attendez une dizaine d’années et reprenez, vous découvrirez des richesses insoupçonnées.

Car il s’agit d’un roman « total » : tout y est, la psychologie des personnages, une peinture de la société, un goût du siècle, les qualités et travers universels de l’humanité. Rien que les noms propres : Bovary, Tuvache, Leboeuf, montrent combien « la province », pour l’auteur, était assoupie à ruminer comme une vache. Flaubert s’est mis en entier dans cette œuvre et, s’il n’a probablement jamais prononcé « Madame Bovary, c’est moi » (« ici, je suis chez le voisin », écrit-il au contraire dans une lettre du 13 janvier 1852), nombre de traits de sa personnalité sont contenus en Emma (sa manière de sentir, sa maladie nerveuse, sa fêlure intime) comme en Charles (son obstination bovine, la vie de province), et nombre de ses personnages futurs : la servante Félicité (Catherine Leroux aux Comices), Bouvard et Pécuchet (le pharmacien Homais).

Si « total » que la bonne société de l’Empire ne s’y est pas trompé, qui a intenté dès janvier 1857 un procès à l’auteur et aux éditeurs pour « offense à la morale publique et à la morale religieuse » – en bref tout ce qui fait tenir une société ! Si le procès a été au final gagné par Flaubert, c’est non sans remontrances pour excès de réalisme descriptif dans les attendus. Alors, « histoire des adultères d’une femme de province » comme le dit l’avocat impérial ? ou « excitation à la vertu par horreur du vice », comme le prétend la défense ? Eh bien il y a de tout cela, ce qui confirme l’aspect « total » du roman.

En bref, c’est l’histoire d’une fille de fermiers élevée au couvent qui se marie avec un officier de santé (un sous-médecin sans bac ni doctorat) de la province de Rouen. Elle s’enterre à Yonville, village à l’écart des routes où il ne se passe rien. Son mari lui paraît vulgaire, sans ambitions, maladroit ; elle ne jouit pas et la fille qu’elle en a ne lui donne aucune joie. « La conversation de Charles était plate comme un trottoir de rue, et les idées de tout le monde y défilaient dans leur costume ordinaire, sans exciter d’émotions, de rires ou de rêverie » (I.7) Elle s’ennuie… Elle rêve au prince charmant, aux amours de luxe, à la danse avec un vicomte rencontré lors d’une invitation unique au château du coin. Idéaliste, elle se languit dans ce monde terne et sans passions. Il lui faudrait des drames, du théâtre, des amants : « Je déteste les héros communs et les sentiments tempérés, comme il y en a dans la nature », dit Emma à Léon (II.2). Le naturel ne la contente pas, elle veut le hors-nature, l’Idéal ! « Mais, s’il y avait quelque part un être fort et beau, une nature valeureuse, pleine à la fois d’exaltation et de raffinements, un cœur de poète sous une forme d’ange, lyre aux cordes d’airain, sonnant vers le ciel des épithalames élégiaques, pourquoi, par hasard, ne le trouverait-elle pas ? » (III.6).

flaubert-plan-de-yonville-madame-bovary

Elle flirte avec Léon, mais il est trop jeune et trop inexpérimenté. C’est avec Rodolphe, jeune vieux-garçon viveur d’une certaine aisance, qu’elle « s’abandonne » un jour de promenade à cheval en forêt. Elle va dès lors s’imaginer qu’il va l’enlever et passer avec elle des années torrides de transports passionnels en Méditerranée. Mais Rodolphe, qui a pris son plaisir, ne veut pas s’encombrer d’une sangsue et, au lieu du voyage convenu, lui fait porter une lettre de rupture au fond d’an panier d’abricots mûrs. « Ce qu’il ne comprenait pas, c’était tout ce trouble dans une chose aussi simple que l’amour » (II.12).

Évanouissement, drame, maladie de langueur qui dure… Jusqu’à ce que le pauvre mari Charles, un benêt bêtement amoureux de sa femme, lui propose d’aller au spectacle à Rouen. Elle a la surprise d’y retrouver Léon, dessalé à Paris, qui achève son droit par un stage comme clerc. Elle le séduit, elle se donne, elle invente des leçons de musique pour le voir une fois par semaine à la ville, où ils baisent toute l’après-midi à l’hôtel. Elle s’enfonce dans l’adultère, donc le mensonge, donc l’illusion. N’y connaissant rien en affaires (élevée par les sœurs !), elle se fait escroquer par le père Lheureux, un commerçant qui l’appâte avec de belles étoffes et lui fait signer avec procuration de son mari des billets à ordre.

Lorsque survient l’inévitable faillite, il n’y a plus personne pour aider Emma Bovary. Elle doit retomber sur terre et assumer personnellement son échafaudage de songes, d’illusions et de dépenses sans compter. Il n’y a plus qu’une voie pour échapper à la honte, aux regards des autres et des siens : le suicide. Elle va profiter de l’égarement qu’elle a allumé chez le préparateur en pharmacie Justin pour se procurer et avaler de l’arsenic, périssant ensuite dans d’atroces souffrances décrites avec une précision clinique par Flaubert (ce qui horrifia Lamartine, pourtant admiratif du roman).

Il y a de multiples personnages, bien croqués, mais la figure centrale reste cette femme, symbole de la niaiserie de province, des mensonges de la religion, des songes creux de l’idéalisme. Bovaryser est devenu nom propre, donné à celles (et parfois ceux) qui ne peuvent accepter le monde qui leur est donné et rêvent d’un autre monde possible, usant pour cela de toute la panoplie du déni, de l’illusion, des mensonges qu’on se fait d’abord à soi-même, puis aux autres, puis à la destinée… jusqu’à ce qu’elle vous rattrape brutalement.

Et pourtant, il y avait un amoureux vrai dans l’entourage d’Emma. Tout à ses rêves d’idéal, elle n’a jamais su le voir : c’était Justin. La chronologie du roman est floue (d’où l’aspect magique de ce « réalisme » flaubertien), les adultères se déroulent sur dix à quinze ans. Justin, encore « enfant » au début, peut avoir dans les neuf ou dix ans pour aider à la pharmacie (l’instruction obligatoire ne date que de 1882 avec Jules Ferry) ; il a donc au moins 20 ans à la mort d’Emma, peut-être près de 25… Or Flaubert écrit dans un paragraphe magnifique, soigneusement balancé : « Sur la fosse, entre les sapins, un enfant pleurait agenouillé, et sa poitrine, brisée par les sanglots, haletait dans l’ombre, sous la pression d’un regret immense plus doux que la lune et plus insondable que la nuit » (III.10). Le terme « enfant » doit être pris au sens d’innocent ou de puceau, comme au moyen-âge la « croisade des enfants ». Emma avait caressé sa poitrine nue vers ses 14 ans alors qu’il avait eu un étourdissement et qu’elle lui délaçait sa chemise ; il humait ses vêtures de femme au repassage ; il regardait de tous ses yeux Emma se coiffer ou converser… A force d’être dans la lune de ses songes prétentieux, Emma ne voit pas l’être réel qui l’aime tout près d’elle.

Gustave Flaubert a pris cinq années de sa vie pour accoucher de son premier roman publié, à 35 ans : plus de 1800 pages de manuscrit pour ne donner au final que 308 pages en format Pléiade. Un scénario revu maintes fois ; des passages biffés et réécrits, d’autres supprimés ; le style testé sur ses amis et dans le « gueuloir » où le passage à l’oral permettait de gommer les dissonances et de donner une harmonie musicale à la phrase… Car Gustave est un exubérant qui se laisserait volontiers aller au romantisme – comme Emma. Sauf qu’il a mûri, grâce aux voyages et aux lectures, et qu’il est devenu comme son père médecin, méticuleux et précis. Il lui faut écrire dans la fièvre de l’imagination pour plonger ensuite le texte dans l’eau glacée de l’analyse. C’est par cette alternance qu’il parvient au réalisme magique, plus vrai que la réalité.

dvd-madame-bovary-de-claude-chabrol

Or, voir le réel dérange les sociétés qui se croient, les gens qui prétendent et se font des illusions sur eux-mêmes. D’où le procès : le réalisme de l’auteur est immoral parce qu’il choque « la bienséance », ce qu’on doit croire. Notre époque d’intellos contents de leur moralisme, étiqueté « de gauche » pour faire bien, sont dans le même cas que l’avocat impérial de la « bonne » société face à Flaubert : ils répugnent à voir la réalité en face ; ils lui préfèrent – comme Emma Bovary – le monde Bisounours de l’idéal. Ils se croient « démocratiques » et avancés, ces bourgeois bohêmes, alors que le réalisme de Flaubert a justement été jugé comme issu de l’égalitarisme de la Révolution qui ramenait tout au réel, à la volonté pratique de faire de son mieux, sans s’abandonner au rêve démobilisant de l’irréalisable idéal… « Si elle était comme tant d’autres, contrainte à gagner son pain, elle n’aurait pas de ces vapeurs-là », dit fort justement la mère de Bovary de sa bru évaporée (II.7).

Peut-on vivre en situation ? Est-on obligé de passer par les béquilles de l’idéalisme pour supporter le monde mêlé de bon et de mauvais dans lequel chacun est forcé de vivre ? « Le style est en lui-même comme une manière absolue de voir les choses », écrivait Flaubert à une admiratrice, le 16 janvier 1852. Qui bovaryse ne vit pas dans ce monde mais en-dehors – avec toutes les conséquences que Flaubert démontre et qui restent vraies de nos jours.

Flaubert règle d’ailleurs leur compte aux bobos dès son époque : « la foule bigarrée des gens de lettres et des actrices (…) Ils étaient (…) prodigues comme des rois, pleins d’ambitions idéales et de délires fantastiques. C’était une existence au-dessus des autres, entre ciel et terre, dans les orages, quelque chose de sublime. Quant au reste du monde, il était perdu, sans place précise, et comme n’existant pas » (I.9). Il fustigera par la suite « la bêtise » des bourgeois, bêtise « au front de taureau » (qui nous ramène aux bovins ruminants Bovary, Tuvache et Leboeuf). Dans ce roman, Homais le cuistre, qui adore écrire des articles et faire valoir son érudition pédante, « vient de recevoir la croix d’honneur ». C’est la dernière phrase du livre, tant la société bête récompense ce (ceux) qui lui ressemble…

Gustave Flaubert, Madame Bovary suivi des actes du procès, 1856, GF Flammarion 2014, 606 pages, €3.80

e-book format Kindle, €3.49

Gustave Flaubert, Œuvres complètes tome 3 – 1851-1862, Gallimard Pléiade 2013, 1360 pages, €67.00

Gustave Flaubert chroniqué sur ce blog

Catégories : Gustave Flaubert, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Rousseau a pavé l’enfer de bonnes intentions

Les racines du caporalisme français se trouvent chez Rousseau.

rousseau du contrat social

Curieusement Jean-Jacques Rousseau, ce penseur fantasque, imprègne assez peu les textes institutionnels, rédigés par des juristes plus proches de Montesquieu. Mais il imbibe littéralement la pensée populaire. Véhiculé par l’école, exalté avec Robespierre et la grande Révolution, précurseur du romantisme, illustré par Victor Hugo, Rousseau répond à ce besoin ‘démocratique’ de passion débridée et de revendication égalitaire. Couper des têtes, égaliser la société, croire en « la bonté naturelle » composent un mythe puissant. Il travaille aujourd’hui la société plus que jamais :

Le courant antilibéral et altermondialiste d’aujourd’hui rejoint nombre de catholiques et de serviteurs de l’État dans son mépris du commerce, sa haine de l’argent et de la société (mode, marchandise, médiatique). Comme Rousseau, ils prônent l’austérité de mœurs (mais conservent quand même la propriété petite-bourgeoise et singent comme Jean-Jacques l’art de vivre aristocratique).

Les écologistes comme nombre d’éducateurs (surtout après 1968, un peu moins aujourd’hui) sont séduits par l’idée que la nature fait l’homme « naturellement bon » et que « la société » dans tout ce qu’elle représente (l’artificiel, l’industriel, le marketing, les normes sexuelles, la contrainte morale) rend les gens malheureux. « Il n’y a pas de malheur dans la nature », affirme Rousseau (un peu légèrement à mon avis…).

Les souverainistes (Seguin, Chevènement, Guaino, Dupont-Aignan) tiennent à cette fiction de la « volonté générale » pour justifier leur refus qu’un citoyen français puisse saisir un juge en exception d’inconstitutionnalité (comme cela se pratique dans les pays développés de culture proche) ; ils refusent également toute idée de fédération européenne ; ils voudraient sanctuariser « dans la Constitution » tout ce qui peut faire polémique (précaution, discrimination, mémoriel…).

Les bonapartistes (et gaullistes) pour qui les divisions et les partis sont « le Mal français » voient dans l’indivisible souveraineté de Rousseau le fondement théorique de leur croyance en l’État-nation absolu. Mais la référence qui leur est chère, la Résistance, fut un mythe gaulliste et communiste plus qu’une réalité « unanime »…

Les néo-socialistes tels Ségolène Royal justifient les « jurys citoyens » et les « forums participatifs » par la souveraineté « inaliénable ». C’est aussi le cas pour l’Exécutif quand il exige du Parlement de voter sans contestation tous les textes émanant du gouvernement.

Notons que le tropisme personnel de Rousseau le poussait vers une souveraineté certes « générale » mais un gouvernement clairement « aristocratique ». Ce type de régime a été le rêve des saint-simoniens et… la réalisation des technocrates d’aujourd’hui sortis de l’ENA.

Benjamin Constant a critiqué fort justement le mythe Rousseau.

benjamin constant de la liberte des anciens comparee a celle des modernes

Il distingue la liberté des Anciens de celle des Modernes :

  1. Chez les Anciens, Lacédémoniens ou Romains souvent en état de guerre, les citoyens étaient sous mobilisation constante. Ils participaient aux décisions politiques par « assujettissement des individus à l’autorité de l’ensemble. » Aucune action ne pouvait rester privée mais toutes étaient « soumises à une surveillance sévère ». Dans ce type de communauté, la société est tout, l’individu un organe : « Rien n’est accordé à l’indépendance individuelle, ni sous le rapport des opinions, ni sous celui de l’industrie, ni surtout sous le rapport de la religion. »
  2. Chez les Modernes, vivant en sociétés complexes et incomparablement plus nombreuses, les citoyens ont une autonomie et le droit individuel de faire ce qu’ils veulent – dans le cadre de la loi. La différence avec les Ancien est le droit établi, qui surplombe la société, donc toutes les libertés individuelles. « Notre liberté, à nous, doit se composer de la jouissance paisible de l’indépendance privée. »

Par cette distinction, célèbre en science politique, Constant remet Rousseau à sa place d’idéaliste : le droit écrit, concret, discuté et régulièrement amendé par les assemblées, doit primer la trop vague « volonté générale »; celle-ci est en effet unanimiste et manipulable à merci par n’importe quel démagogue (de tribune, de grands mots ou de media). Pas de « mobilisation citoyenne » constante et pour n’importe quoi, mais le libre exercice par chacun de ses droits et initiatives, sous la régulation de la loi. Elle-même débattue et votée dans deux chambres avec navette de compromis, avant d’être promulguée (ou non) par le président, voire soumise au Conseil constitutionnel par une poignée de parlementaires en cas de contestation d’une part de la société. Toute cette temporisation et ces filtres successifs visent à assurer que « la loi » n’est pas de circonstance mais répond à « l’intérêt général ».

A noter que c’est la conception archaïque de la liberté qui subordonne les individus au collectif, qu’il soit la cité, la religion, la race ou l’Humanité prolétaire, ou encore la citoyenneté planétaire. Le communisme, le nazisme, le pétainisme, le catholicisme hier et l’islamisme aujourd’hui, le socialisme fusionnel à la Valls, le jacobinisme Aubry, l’écologisme de Gaïa, le national-étatisme Le Pen, ou le chavisme Mélenchon poursuivent cette liberté-là : au nom de l’Égalité fusionnelle. Chacun se doit de rester à sa place dans le Collectif, nul ne doit passer devant ni faire prévaloir son intérêt égoïste – même si l’exercice de sa liberté n’entrave pas celle des autres. Le seul fait de voir combien il se veut « différent » est en soi une atteinte à la dignité de tous – voire de la race, de l’Histoire ou de Dieu.

Benjamin Constant apparaît bien plus moderne que Jean-Jacques Rousseau… et fait apparaître les mœurs de la Ve République française comme archaïques, peu « démocratiques » par rapport aux pays voisins. Elles sont inadaptées à l’adhésion de citoyens désormais éduqués qui n’ont pas besoin de tuteurs, d’adjudants, de profs, de curés, de califes, de gourous ou d’intellos qui leurs disent ce qu’ils doivent faire. Seuls les « cendriers vides » ont besoin d’imams ou de grands frères.

Benjamin Constant, De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, Mille et Une Nuits 2010, 59 pages, €3.00

e-book format Kindle, €2.49

Benjamin Constant, Ecrits politiques (choisis par Marcel Gauchet), Folio essais 1997, 870 pages, €13.90

Rousseau, Du contrat social, Garnier-Flammarion 2011, 255 pages, €3.90

e-book format Kindle, €2.99

Catégories : Livres, Philosophie, Politique | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Stendhal, Voyage en France

stendhal voyages en france
Cet écrivain sur le tard, aventurier à 17 ans, passionné cérébral, aimait le ” voyage “. Il suivait ainsi Montaigne, qu’il décrit comme ” cet homme rare qui sut réfléchir l’habitude, chose si rare en France ” (Bordeaux, 9 avril 1838 p. 653). Les éditions de la Pléiade ont réuni sous le titre choisi par l’auteur lui-même, Voyages en France, trois œuvres dont une partie est restée inédite de son vivant. Mémoires d’un touriste, publié en 1838, est suivi de papiers posthumes du Voyage en France, enfin du Voyage dans le midi de la France. En ces temps de vacances et d’errance, relire Stendhal est un enchantement.

Oh, non pas pour le descriptif des villes et paysages, qui ont bien changés et pour lesquels Stendhal n’hésite pas à plagier ses amis lorsqu’il n’a pas eu l’occasion d’y passer – mais pour sa façon de voyager, de réfléchir l’habitude. ” Je me suis promené par la ville, jouissant du délicieux plaisir de voir ce que je n’avais jamais vu, “ écrit-il avec humour p.564.

Chacun d’entre nous a un métier, c’était plus rare des voyageurs de l’époque, où les oisifs vivaient de rentes. Stendhal prend le masque de marchand de fer, ce qui le rend moderne, pour allier des préoccupations économiques aux remarques humanistes. Le voyageur d’aujourd’hui est bien plus proche de ce personnage que du rentier d’alors. Il peut, comme l’auteur, examiner avec précision ce qu’il connaît, parler du reste avec les natifs et se faire une idée de tout avec son tempérament. La philosophie à la Montaigne, celle ” qui aide à vivre “, est bien plus proche du quotidien que les grandes envolées des théoriciens romantiques. Nietzsche en loue Stendhal dans Par-delà le bien et le mal (1.39) : « Pour être philosophe, dit ce plus récent des grands psychologues, il faut être clair, sec, sans illusion. Un banquier qui a fait fortune a une partie des caractères requis pour faire des découvertes en philosophie, c’est-à-dire pour voir clair dans ce qui est ».

Stendhal voyage en quête de sensations et de savoirs nouveaux. ” J’aime les beaux paysages ; ils font quelquefois sur mon âme le même effet qu’un archet bien manié sur un violon sonore ; ils créent des sensations folles ; ils augmentent ma joie et rendent le malheur plus supportable “ (Langres, 5 mai 1837, p.50). Il y a un art de voyager qui ressort de l’expérience de soi parmi les autres. La rupture de ses habitudes permet de prendre conscience de ce qu’on est, de ce qu’on sait, de ce qu’on croit. Bienfaits de l’ouverture. ” Le provincial ne sait pas que tout en ce monde est une comédie “ (Langres, 5 mai 1837, p.54).

Stendhal était rare : le manque de curiosité des Français pour autre chose que leur quartier ou leur village était largement dénoncé au 19ème siècle. Cette inertie se perpétue aujourd’hui où seulement 12% des Français vont à l’étranger chaque année – dont la moitié sont des écoliers forcés d’aller apprendre une langue. Si les Français visitent enfin leur propre pays, ils répugnent manifestement à en sortir – tout comme les Américains. Sont-ils aussi imbus d’eux-mêmes que les Yankees ? Ont-ils la même crainte qu’eux du reste du monde ? Une semblable indifférence pour ce qui est autrement ?

stendhal plaque de sejour 1838

Le voyage à la Stendhal est décousu, pas très organisé, désinvolte. C’est ce qui fait pour nous son charme, intact après six générations. Il donne en exemple une provinciale qu’il rencontre : ” Mme de Nintrey ose faire à chaque moment de la vie ce qui lui plaît le plus dans ce moment-là. Ainsi tous les sots l’exècrent, eux qui n’ont pour tout esprit que leur science sociale “ (De la Bretagne, 3 juillet 1837, p. 269). La science sociale signifie le code de la société du temps. Quant à faire ce qui lui plaît, c’est le principe de base du Beylisme.

stendhal voyage dans le midi de la france

Il aime le naturel – mais est-ce celui tant vanté du ” gamin de Paris ” ? Non car, en bon réaliste, Stendhal se méfie des outrances du romantisme, dans lesquelles va se vautrer Hugo une vingtaine d’années plus tard en créant son Gavroche. Stendhal est un observateur aigu, pas un naïf idéaliste. ” Ce n’est pas que le caractère du gamin de Paris me plaise : cet être, quoique si jeune, a déjà perdu la gentillesse et surtout la naïveté de l’enfance ; il calcule jusqu’à quel point il peut profiter du privilège de sa jeunesse pour se permettre des impertinences. C’est déjà le Parisien de 25 ans. Il tire parti de sa position avec adresse et sang-froid pour se donner la supériorité sur la personne avec laquelle il traite, et son assurance décroît pour peu qu’il trouve de résistance. Ce n’est point ma vanité froissée qui abhorre le gamin de Paris, c’est l’amour que j’ai pour les grâces de l’enfance qui souffre en la voyant dégradée. Hazlitt, homme d’esprit, Anglais et misanthrope, prétendait qu’à Paris le naturel n’existe plus même chez l’enfant de huit ans. A Lyon, on voit encore le gamin ; à Marseille, nous sommes en plein ‘naturel’, l’enfant y est déjà grossier, emporté, et bien comme son père, et de plus il a toutes les grâces de l’enfance. Le Dauphiné en entier est le pays du naturel chez les enfants “ (Lyon, 7 juin 1837, p.131).

Stendhal excelle dans la marqueterie littéraire. Il fond avec virtuosité et bonheur ses propres impressions, ses notes éparses, et les études des guides auxquels il se réfère. Il réussit son récit en égotiste, il passe en quelques pages du journal aux descriptions, assaisonnées d’anecdotes, rendues vivantes par l’irruption de personnages. Et toujours avec goût, le sien : ” Je me méfie beaucoup de ce genre de renseignements, surtout donnés par un Français. On appelle ‘beau’, parmi nous, ce qui est vanté dans le journal, ou ce qui est fertile et produit beaucoup d’argent “ (Sur le bateau à vapeur, 15 mai 1837, p.71).

Ne pas croire, vérifier – tel est le credo de ce Polytechnicien du siècle Nouveau Régime. Comme auteur, il sait rompre le rythme comme au théâtre, on ne s’ennuie pas à le suivre. ” Autant je suis réservé et plat à un comptoir et dans mes réunions avec mes collègues, les hommes à argent, autant je prétends être naturel et simple en écrivant ce journal le soir. Si je mentais le moins du monde, le plaisir s’envolerait et je n’écrirais plus. Quel dommage ! », écrivait-il de lui-même (Fontainebleau 10 avril 1837 p.5).

Stendhal, Voyages en France, Gallimard Pléiade 1992, 1664 pages, €70.00
Stendhal, Mémoires d’un touriste, Folio 2014, 848 pages, €10.40
e-book format Kindle, €9.99
Stendhal, Voyage dans le midi de la France, éditions François Bourin 2010, 242 pages, €6.00
e-book format Kindle, €0.99

Catégories : France, Livres, Stendhal, Voyages | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Michel Tournier, Le Roi des Aulnes

michel tournier le roi des aulnes
Roman éneaurme, comme disait Flaubert, roman mythologique qui peut se lire au premier degré mais en perdant beaucoup de son suc. Nous sommes dans l’histoire et dans la psychologie, dans le social et dans le signe – nous sommes à l’orée des années 1970 où tout devient possible, après mai 68 ; où tout est remis en cause de l’univers bourgeois ; où tout est sémiotique avec Roland Barthes, René Girard, Jacques Lacan, Roland Jacobson, Bruno Bettelheim

Nous avons donc Abel Tiffauges dont le nom est celui du fief du violeur en série Gilles de Rais, saisi dès l’enfance comme enfant martyr de ses camarades pré virils qui l’appellent Mabel comme une fille, et protégé par Nestor, un pervers obèse de son âge dans le pensionnat catholique Saint-Christophe. Lequel Abel, grandi et devenu géant malgré un petit zizi (microgénitomorphe) et un entonnoir sternal comme Michel Tournier (p.114), s’établit mécanicien faute de capacités intellectuelles, et voyeur photographe pour capturer la beauté d’enfance à laquelle il reste accroché. S’il échappe au renvoi du collège à cause d’un incendie, il échappe à la prison pour un viol de fillette qu’il n’a pas consommé à cause de la déclaration de guerre. Pension, armée française, camp de prisonnier allemand, il est remarqué par un garde-chasse de Goering puis est envoyé à la forteresse de Kaltenborn (source froide), en Mazurie aux confins de la Prusse-Orientale, terre de forêts et de marais, où sont dressés à l’art militaire en Napola l’élite aryenne du Reich entre 12 et 18 ans.

Très vite, les 16 à 18 ans sont envoyés au front, Abel étant chargé de recruter d’autres 11 à 13 ans aux alentours sur son grand cheval noir qu’il a nommé Barbe-Bleue (surnom de Gilles de Rais). Il joue au Roi des Aulnes du poème de Goethe, mis en musique par Schubert, cet elfe des marais rusé qui ensorcelle et s’empare des enfants pour en jouir, malgré la pauvre rationalité de déni par leur père, inapte à les protéger. Mais la guerre avance, avec sa démesure, l’ogre Hitler dévore les enfants allemands au rythme du rouleau compresseur soviétique, et les 400 Jungmannen de Kaltenborn mourront les armes à la main, les trois plus beaux empalés dans un grand cri primal sur les épées de parade – par les soldats communistes ivres de vengeance, croit le lecteur – mais au contraire par les enfants mêmes qui se sacrifient pour réunir l’apha et l’omega, explique Michel Tournier à Gallimard (Lettre de la Pléiade n°59), fin exigée par la mécanique héraldique. Une parodie criarde de Golgotha où les jumeaux roux encadrent un Lothar aux cheveux presqu’argent. Héneaurme, aurait dit Flaubert, qui crucifie de même les lions dans Salammbô et fait apporter la tête tranchée de Oaokannan à la fin du banquet d’Hérodiade. Abel Tiffauges a sauvé un petit Juif affaibli « entre 8 et 15 ans », qu’il portera sur les épaules avant de s’enfoncer lentement dans le marais. Il rejoindra ainsi dans l’éternité mythologique les hommes des tourbières, découverts par les archéologues en ces confins, victimes émissaires sacrifiées à l’âge du bronze pour faire vivre la société.

Telle est la trame de ce gros livre en six parties dont la première, jusqu’au tiers du livre, attire peu. L’esclavage de pension et la propension à la scatologie sent trop lourdement sa psychologie freudienne du stade anal (« l’acte défécatoire »). La partie armée française permet déjà l’évasion, Abel s’occupant des pigeons voyageurs aux plumes soyeuses et tendres comme une peau d’enfant. Mais dès qu’il entre en Allemagne, le roman prend tout son charme. Michel Tournier, germaniste depuis l’âge de 9 ans, est incontestablement séduit par les paysages de brumes et de lisières un brin sauvages, par les gens un peu lourds (paysans fiables et avisés, ex-Wandervögels « chantants et enlacés, dépenaillés » p.418, ou gauleiters brutaux et vulgairement parés), par les bêtes (élans, cerfs, aurochs, chevaux) qui vivent comme au premier matin du monde – et par les jeunes garçons blonds aux muscles noueux et à la vitalité joyeuse. Il passera crescendo des pigeons aux gamins avec la même tendresse voyeuriste et caressante, avec le même amour panthéiste (et non génital).

Michel Tournier n’est pas Abel Tiffauges, même si un auteur met toujours de lui dans ses personnages. « Dans mes romans, je n’exprime pas du Tournier, je fais du roman », dit-il volontiers en entretien. Il n’a jamais été pensionnaire, il était trop jeune pour un camp de prisonnier, il n’a jamais été mécanicien ni racoleur de gosses pour école militaire. Ce pourquoi la lecture au premier degré d’un « fou » pédophile et séduit par le nazisme qui « gêne » certains contemporains, n’est pas la bonne. La honte coupable d’avoir laissé se développer le nazisme et la répulsion viscérale pour toute attraction même sublimée envers les moins de 15 ans disent d’ailleurs beaucoup sur notre époque de chochottes, « mal à l’aise » avec tout ce qui sort des normes confortablement puritaines et effarée devant toute violence fondamentale. Les islamistes et autres totalitaires ont de beaux jours devant eux, à terroriser cette faiblesse devant l’inconnu et le profond.

Mais la lecture au premier degré, qui est le fait de la majorité, n’est heureusement pas la seule. Pour bien comprendre, il faut de la culture, denrée rare en notre époque d’éducation « nationale » appauvrie et d’Internet plaçant tout sur le même plan. Le roman est symbolique, irrigué de mythologies à la Roland Barthes, de signes à la structuraliste et de psychologie de masse à la Wilhelm Reich. Embrigadé depuis tout petit en pension, garage, armée et camp, Abel Tiffauges est écartelé entre le nomadisme de son prénom biblique et l’enracinement ogresque de son nom de féodal prédateur, compagnon de Jeanne d’Arc. Ce n’est que par cette lecture que la première partie prend son sens. Abel n’aura de cesse que de procéder à « l’inversion » de toutes les normes d’une société qui cherche toujours à l’enfermer : dans la pension religieuse, dans l’instruction scolaire, dans l’amour conjugal, dans la sexualité hétéro obligatoire, dans le guerrier patriotique, dans le travailleur modèle. S’il couche avec une femme c’est avec « une garçonne », en outre « juive » : ce n’est pas par démagogie pour notre époque, mais par transgression des normes de bienséance bourgeoise avant-guerre. Après le viol dont la fillette qu’il révère l’accuse, alors qu’il ne l’a pas touchée, il fait une croix sur tout ce qui est féminin, « fausse fenêtre » de l’être originel : Adam l’androgyne.

Le garçon impubère représente pour lui comme pour les poètes érotiques de l’Antiquité l’idéal humain, l’espère originaire avant le sexe, « l’enfant de douze ans a atteint un point d’équilibre et d’épanouissement insurpassable qui fait de lui le chef-d’œuvre de la création » p.154. Ce pourquoi il aime enregistrer les voix des écoliers parisiens ou les jeux des jeunes nazis, capturer l’image des corps en mouvement avec l’appareil à objectif « sexe énorme, gainé de cuir » (p.167), palper, mesurer, caresser les peaux duveteuses où roulent déjà les muscles, se vautrer dans les cheveux dorés des gamins récemment tondus, oindre les lèvres gercées, soigner les plaies, faire chanter les poitrines, aligner les torses nus après le sport dans le matin frisquet de Kaltenborn. Cela est sensuel et même érotique, mais sans aucune génitalité. Comme Raspoutine prêchait l’innocence du sexe, il s’agit de la tendresse humaine – et pourquoi un homme en serait-il dépourvu ? Par convention d’une société étriquée de fonctionnaires et de boutiquiers ? Par castration d’une religion impérieuse, qui vise à soumettre les corps aux clercs et les âmes à « Dieu » ? La grande inversion subversive, deux années après mai 68, est là – dans ces pages d’un Michel Tournier de 46 ans. A la suite de Bronislaw Malinowski (La sexualité et sa répression dans les sociétés primitives), d’Herbert Marcuse (L’homme unidimensionnel), d’Alexander Neill (Libres enfants de Summerhill) et de Gilles Deleuze (L’anti-Œdipe). L’auteur est resté toute sa vie vent debout contre le politiquement correct et l’ordre moral.

hitlerjugend

Christophe, Christo-phoros, le porte-Christ, Porte-Enfant qui fit traverser le fleuve au Fils, est « à la fois bête de somme et ostensoir » p.86. Il se soumet au garçon androgyne et en même temps célèbre l’humanité parfaite, créateur de rites jusqu’au sacrifice. Son désir est inversé en protection. Soulever dans ses bras un enfant est « une extase phorique » une offrande à la vie et à la beauté. L’inverse absolu du sous-officier SS Raufeisen qui marche en bottes de cuir crottées sur « les torses nus, jambes nues » des jeunes garçons à plat ventre dans la neige (p.548). L’innocence est la version positive de son inversion perverse : la pureté. L’innocence est asexuelle, affective, cherchant des relations fusionnelles (les jumeaux atteignant seuls la perfection). Pervers en revanche est l’adulte viril en société : pervers le curé catholique qui cherche les péchés, perverse la justice qui condamne l’amoureux platonique des petites filles qui ne sont pas les siennes, pervers le nazi qui dompte les corps gracieux des jeunes bêtes blondes pour en faire des mâles vulgaires et brutaux, poussés à la force et à la guerre sans espoir.

L’exigence de pureté est toujours une phobie de l’impur, une « gêne » devant le corps de nature, une obsession névrotique envers ses pulsions refoulées. L’islam, « religion de caserne » selon Claude Lévi-Strauss dans Tristes tropiques, a poussé depuis quelques décennies cette névrose paranoïaque de l’impur au paroxysme, contaminant les bobos vaguement réactionnaires sur leur jeunesse brûlée en 68 comme les laïcs chantres de « la Morale ». Mais l’amour n’est pas le sexe, contrairement à ce que croit la psychologie de bazar des magazines pour mémères de vingt ans et plus. L’amour est plus large et plus profond, il n’a nullement besoin du sexe et c’est bien dans l’œil de ceux qui « croient soupçonner » que réside la saleté.

le roi des aulnes film de volker schlondorff

L’auteur passe très vite du Sigmund Freud anal au Wilhelm Reich de la répression de masse du fascisme. Ces deux psychiatres sont juifs, pas d’accord entre eux, mais complémentaires pour analyser ce qui leur est intégralement étranger : le nazisme. Le Surmoi social superficiel ne tient plus dans les périodes exceptionnelles ; ce sont les pulsions refoulées qui font surface : sadisme, lubricité, cupidité, envie (Freud) ; ce refoulement empêche le noyau biologique profond – amour, bonté – de se manifester naturellement (Reich). Le nazisme, variante germanique du fascisme, est le retour d’autant plus brutal du refoulé que la soupape était close après 1918, l’exaltation des pulsions de combat et de mort, de génération et de destruction, l’état de nature de la violence à douze ans. La faute à la société bourgeoise chrétienne qui a trop longtemps refoulé les pulsions, dit Wilhelm Reich, Qu’un être puisse les satisfaire dès l’enfance, elles resteront bénignes, sans pression accumulée ; elles permettront l’épanouissement de l’être fondamental qui est amour envers les autres. Utopie ? Mais qui a rencontrée, autour de 1968, nombre de hippies rousseauistes du gauchisme, aujourd’hui recyclés en écologistes – malheureusement revenus au puritanisme bourgeois.

« Horrible miroir inversé » de Kaltenborn est Auschwitz raconté par le petit Ephraïm à Tiffauges – la race blonde des fils de Caïn sédentaires contre les races nomades des Juifs et Gitans, fils d’Abel, dit l’auteur (p.560). L’unité de l’Adam primitif ou de l’androgyne originel (Tournier a fait une thèse sur Platon) est reconstituée par l’enfant juif perché sur les épaules du géant protecteur des garçons aryens.

Eneaurme à la Rabelais, baroque dans la ligne du romantisme allemand, réaliste ironique à la Céline, ce roman asexuel et amoral subvertit les codes soixantuitards du jouir sans entraves. Mais la nature est-elle morale ? Les profondeurs de la psyché humaines seulement sexuelles ? Le passage de l’enfance à l’âge adulte ne se fait pas sans douleur, qu’il concerne l’individu ou sa société. A cet égard, le contraste entre le pensionnat catholique et la napola nazie est criant, montrant tout l’écart des cultures française et allemande : la règle comme contrainte castrant toute liberté ou la règle comme limite permettant un épanouissement contenu. Abel devra passer par les épreuves, renoncer à être père ou amant ; la société française trop rationaliste devra être vaincue par les bêtes blondes avant de se régénérer ; le peuple allemand trop chimérique devra passer par l’écrasante défaite pour évacuer les brumes de son inconscient. L’histoire n’est pas une Raison qui se déploie mais une suite de mythes agissants (l’Ogre, l’Androgyne, le massacre des Innocents, l’Apocalypse) ; le roman n’est pas une sèche chronologie sans acteurs mais un réalisme magique ; l’authentique s’appréhende aussi par le grotesque.

Il y a bien des lectures de cette interprétation du Roi des Aulnes, ce pourquoi le roman, prix Goncourt 1970, continue à fasciner les générations : il se vend autour de 40 000 exemplaires par an.

Michel Tournier, Le Roi des Aulnes, 1970, Gallimard Folio 1975, 528 pages, €9.20
e-book format Kindle, €8.99
DVD Le Roi des Aulnes, film de Volker Schlöndorf avec John Malkovich, 1996, Lancaster 2000, €35.00
Les œuvres de Michel Tournier chroniquées sur ce blog

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Robert-Louis Stevenson, Voyage avec un âne dans les Cévennes

robert louis stevenson voyage avec un ane dans les cevennes
Il fallait être excentrique pour dormir à la belle étoile en Gévaudan en 1878. Robert-Louis l’est ; il est de plus écossais, ce qui fait de lui un excentrique au carré. Durant 12 jours, du 17 septembre au 4 octobre 1878, il va parcourir les quelques 200 km de chemins entre le Monastier (près du Puy) et Saint-Jean du Gard (près d’Alès) avec une ânesse « pas plus grosse qu’un chien », Modestine.

Nature et paysages mais aussi gens et animaux, sont autant de rencontres au voyageur. Il est pris pour un colporteur, un prédicateur, un géographe. Peu lui chaut : son âne est sa compagne et la Nature une autre, lui qui est tourmenté par la séparation d’avec Fanny Osbourne, retournée aux États-Unis, dont il est amoureux et qu’il épousera un an plus tard, après le divorce de la dame.

Ne chemine-t-il pas par une sorte d’expiation ? Ne désire-t-il pas retrouver la pureté primitive d’Adam, premier homme amoureux de la première femme ? La religion est très présente en son cœur comme dans le paysage – ce pourquoi Robert-Louis garde quelque-chose du romantisme. Le monastère trappiste de Notre-Dame des Neiges et la persécution des camisards, notamment par le fanatique catholique du Chayla, sont autant de cruautés pour la foi. Comme si le fanatisme et la macération devaient régner en ce bas- monde, afin de mieux faire ressortir l’éclat de l’autre, promis au-delà.

Avec ces contre-exemples, il y a de quoi sentir sa liberté d’homme : « Je me suis rarement senti autant mon propre maître, jamais je ne me suis senti plus indépendant des aides matérielles. (…) Nuit après nuit, un lit est fait et nous attend dans les champs, où Dieu tient chambre ouverte » p.167 Pléiade.

Cette randonnée est un pèlerinage spirituel, un ressourcement en solitude auprès de la nature (assimilée à Dieu), avant de se lancer dans la vie adulte : celle de mari et de père faisant bouillir la marmite. D’où cet austère effort des collines à gravir, du froid mordant du vent, des nuits glacées à la belle étoile. « On eût dit le pire des Highlands d’Écosse, mais pis encore, froid, nu, et ignoble, avare de bois, avare de bruyères, avare de vie », dit-il du paysage autour du Luc, p.143.

Heureusement, Modestine met de la fantaisie, aussi capricieuse qu’une femme – et aussi obstinée. Elle lui mange cependant dans la main le pain noir qu’il transporte pour elle en complément, et il aura une larme au moment de s’en séparer. Heureusement aussi, l’auteur est prévoyant – il fait confectionner d’une peau de mouton enrobée de toile imperméable un sac de couchage qui sert aussi de poche à tout son bagage. Bien loin du duvet léger et efficace que l’on fabrique aujourd’hui, le résultat en est une sorte de monstre technique que l’ânesse a du mal à porter, avant qu’un muletier avisé montre comment équilibrer l’ensemble.

robert louis stevenson voyage avec un ane dans les cevennes carte

Sensible aux sons innombrables de la campagne – cloches des églises, clochettes des moutons, cris des petits bergers, sifflements ou hurlements du vent, roulement des pierres, grondement des eaux – le voyageur immergé dans la nature ressent aussi fortement les différentes lumières – gris des nuages, noir de la nuit, pâleur de l’aube, irradiation du soleil levant, blancheur blafarde de la lune. C’est tout son corps qui éprouve l’air et l’eau, tous ses sens les sons, les odeurs et les lumières, et même le goût du vin rouge.

L’écrivain est peintre et musicien, comme si le bain dans la nature le rendait à ses qualités originelles – trop souvent perdues dans la grande ville. Il est plus réceptif aux histoires et aux légendes, comme celle de la Bête du Gévaudan ou la geste de camisards révoltés contre l’immonde édit du Grand roi Louis.

On peut aujourd’hui remettre ses pas dans les chemins de Stevenson en Cévennes, et ses pattes avec un âne. Les petits voyageurs (moins de 40kg) apprécient l’animal.

robert louis stevenson topo guide gr cevennes

Robert-Louis Stevenson, Voyage avec un âne dans les Cévennes, 1879, Garnier-Flammarion 2013, 170 pages, €6.00
Robert-Louis Stevenson, Œuvres 1, Gallimard Pléiade 2001, 1242 pages, €59.00
Les œuvres de Robert-Louis Stevenson chroniquées sur ce blog

Les Cévennes avec âne par une mamie écolo d’aujourd’hui : Viviane Daguet-Lievens, Tour de l’Ardèche avec mon âne et ma mule

Fédération française de randonnées pédestres, Le chemin de Stevenson, topoguide GR 2015, 128 pages, €16.00
Association Sur le chemin de Robert-Louis Stevenson
Terres d’aventure, 9 randonnées en France avec âne en famille
La Balaguère, 10 randonnées à l’étranger et en France avec ânes
Fédération ânes et randonnées

Catégories : France, Livres, Voyages | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,