Grèce

Maurice Sartre, Histoires grecques

Le pouvoir grec a duré mille ans, comme le romain, et perdure sous-jacent à notre culture. En témoignent ces 43 petites études rassemblées par un grand historien à la retraite, classées par la chronologie. Prenant prétexte d’une découverte, monnaie, inscription, statue, ou fragment de texte classique, l’auteur plonge dans la civilisation même et évoque un univers qui nous gouverne encore. C’est passionné et érudit, rigoureux et amoureux. Le curieux comme l’historien y trouvent leur provende parce que l’on y parle du passé mais aussi du présent.

Ainsi le droit de saisie des biens des étrangers par le pays dont un membre était en litige avec eux rappelle la politique de Trump faisant payer des « amendes » pour infractions extraterritoriales aux entreprises européennes, comme les menées de l’Iran qui « retient » des pétroliers dans le détroit. « Dans le traité aristotélicien de l’Economique, l’auteur mentionne comment la cité de Chalcédoine, pour se procurer des ressources, exerça un droit de saisie sur tous les navires qui franchissaient le Bosphore et qui appartenaient à un citoyen d’une cité avec laquelle l’un quelconque de ses citoyens avait un conflit d’affaires » chap.15. L’auteur note que ce droit du plus fort est considéré comme archaïque en 370 avant notre ère déjà, et que des accords étaient signés pour éviter ces désagréments dans les échanges. Trump les foule aux pieds dans son égoïsme de gros paon fier d’étaler son pouvoir.

Ainsi la tuerie des hilotes en 424 avant, selon le bon vouloir de la cité et des éphèbes en initiation à Sparte, rappelle le sort des Juifs sous le nazisme. L’histoire ne se répète jamais mais elle bégaie car l’humain reste le même, n’évoluant que sur des millénaires. « Le ‘mépris des hilotes’ constitue l’un des piliers idéologiques de la société spartiate (…) Il maintient les hilotes dans la crainte, voire la terreur de leurs maîtres : celui qui se distingue de quelque manière que ce soit risque la mort, donnée notamment par les cryptes lors de leur initiation. Mais il contribue aussi à l’éducation morale, politique et physique des jeunes, qui trouvent chez les hilotes l’image inverse de l’idéal à atteindre. (…) Enfin (il) contribue à établir la distance nécessaire entre deux groupes de même origine, mais dont l’un domine l’autre à tout jamais » chap.13. Chacun peut aisément remplacer hilote par Juif sous le nazisme ou l’islamisme, ou par Arabe ou immigré pour les extrémistes ou poutinistes. La technique idéologique du bouc émissaire garde de belles perspectives.

Ainsi encore de la démagogie qui établit les tyrans (chap.5). Ceux-ci sont populaires parce qu’ils flattent les petits contre les « gras », tout comme Trump, allant jusqu’au partage des terres ou des richesses – ce que le vieux milliardaire se garde bien de prôner. Mais il suit la ligne antique : « La tyrannie a aidé à mieux établir l’identité civique en restaurant les cultes et ne leur donnant plus d’éclat ». La frontière contre les Latinos, la guerre commerciale contre les Chinois, les menaces contre l’Iran et le mépris des Européens qui ne font pas assez restaurent « les valeurs » et « la grandeur » de l’Amérique… pour un temps. Car la tyrannie est vite renversée dans l’histoire.

Ainsi enfin de la monnaie, aujourd’hui le pouvoir exorbitant du dollar du à l’hégémonie militaire, économique et culturelle des Etats-Unis sur le monde. « L’invention de la monnaie s’accompagne, dès l’origine, d’une manipulation de l’Etat » chap.3. « Athènes décida, un peu après le milieu du Ve siècle, d’imposer l’usage de ses monnaies à l’ensemble de ses alliés de la Ligue de Délos ».

Maurice Sartre, par petites touches au gré des occasions, définit la société et la civilisation grecque telle qu’elle s’est constituée et a duré de – 600 à + 400 environ. Ainsi la cité, la polis : « Pour faire court, la cité serait un modèle de structure politique participative (quelles que soient les limitations imposées aux participants), à l’opposé des régimes monarchiques en vigueur dans les grands empires du Proche-Orient. (Ou) toute communauté qui (…) établit en son sein des relations de solidarité imposant à tous un minimum de règles et d’obligations communes ». Mais « La mention des dieux et des cultes communs vient en premier dans toute définition classique de la cité ; intégrer un étranger dans la cité, ce n’est donc pas seulement lui accorder des droits politiques, mais d’abord le faire participer aux cultes communs, lui donner les mêmes dieux qu’à soi-même » chap.1. Rien de nouveau sous le soleil : le « contrat » social n’est pas un contrat de travail entre forces interchangeables mais un désir humain de vivre ensemble et « la religion » (aujourd’hui les mœurs, coutumes et habitudes) en fait partie. L’exotisme est toléré, dans des limites raisonnables qui enrichissent mais, lorsqu’il envahit trop l’espace public, il devient néfaste et fracture la nation.

Pour faire corps, rien de tel que l’éducation. Les cités grecques formaient des citoyens-soldats dès le plus jeune âge pour les garçons (et pour les filles aussi à Sparte). Dès lors, « le gymnase constitue le symbole même de la vie ‘à la grecque’, c’est-à-dire de la vie civilisée. (…) La pratique du sport, avec la nudité qui l’accompagne, apparaît aux Grecs comme ce qui les distingue le plus sûrement des barbares » chap.26. Ce pourquoi la cité de Toriaion en Phrygie vers 160 avant, tout comme le Juif Jason à Jérusalem ou la ville d’Alexandrie sous l’Empire, réclament tous un gymnase. Il est le lieu même où l’on se mesure et s’observe en toute transparence, égaux par la peau, où l’on s’exerce et on lutte en commun, où l’on apprend, dans l’éphébeion tout proche, les lettres, la rhétorique et la musique, sous une discipline sévère. Le lieu est protégé du monde extérieur moins pour éviter les tentations homosexuelles, fort courantes et qui font partie de la civilisation jusqu’au mariage, que pour conserver l’attention aux exercices. Aujourd’hui on éteint son portable au collège, hier on éteignait son désir. Ce n’est qu’une fois sorti du gymnase que les relations d’admiration, d’affection et de désir étaient autorisées.

Ce recueil livre encore des remarques fort instructives sur le rôle de la femme, sur les chrétiens confrontés au monde païen grec, sur le commerce des Grecs dans tout le monde arabe, sur les concours et championnats où le record n’existait pas mais être le premier parmi ses pairs était l’essentiel. D’une écriture facile mais sans concession érudite, muni d’un glossaire des termes historiques, ce livre peut se lire d’un bout à l’autre ou se déguster selon les chapitres, toujours présentés avec des titres comme au journal Libération tels que « Manger des racines », « Pasion lègue sa femme », « Nu et sans armes dans la nuit » ou « Uriner devant Aphrodite ».

Maurice Sartre, Histoires grecques, 2006, Points 2009, 464 pages, €10.80 e-book Kindle €10.99

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Maria Daraki, Dionysos

Dionysos est un dieu dialectique. Ambivalent, il unit aussi les contraires. C’est un dieu de synthèse, entre le monde d’en bas et celui de l’Olympe, entre l’avant et l’après. Ancien professeur d’histoire ancienne à l’université de Paris-VIII, Maria Daraki nous offre dans ce petit livre une étude d’anthropologie historique passionnante sur la pensée sauvage et la raison grecque.

Il est lumières et ténèbres. Un éclair marque sa naissance. Lorsqu’il sort de la cuisse de Zeus, où il a parachevé sa gestation commencée dans le ventre d’une mortelle, il est armé de deux torches. Il est gardien du feu, rôdeur de nuit, assurant la jonction des ténèbres et de la lumière. Sa couronne est de lierre, plante de l’ombre, soporifique, et il porte la vigne, plante solaire, enivrante, qui pompe les sucs de la terre pour les faire chanter au soleil. Union de la surface terrestre et du monde souterrain, Dionysos circule entre le monde des morts et celui des vivants. C’est pourquoi il est le maître de l’élément liquide, l’eau qui sort de sous la terre puis y retourne. La mer, dit Maria Daraki, n’est « couleur de vin » selon Homère que dans sa fonction dionysiaque d’antichambre du monde ténébreux. Le serpent est l’animal du dieu car il joint le terrestre et le souterrain. Il joint aussi la saison ; par les offrandes alimentaires aux morts, les rituels de végétation relancent la circulation entre sous terre et sur terre. L’abondance est un cycle de dons et de contre don entre Gaïa et ses fils. Le milieu est magique, non humanisé par le travail. Le « sacrifice » de Dionysos, en ce sens, n’est pas une passion souffrante comme celle du Christ, mais un cercle qui traverse la mort pour renaître comme celui d’Osiris.

Pour cela même, Dionysos intègre les enfants à la cité. Il dompte par les rites, dont celui du mariage, les poulains et les pouliches sauvages que sont les jeunes garçons et les jeunes filles. C’est la « culture » qui établira la distinction entre enfants légitimes et bâtards, dont dépend la citoyenneté. Le mariage dompte la virginité (Artémis) et le désir (Aphrodite). Il humanise parce qu’il juridise la sexualité brute. Mais, toujours ambivalent, le dieu instaure les Dionysies qui sont une fête de transgression dans une Athènes très masculine. C’est un carnaval qui lève toutes les barrières. Les temples des dieux sont tous fermés sauf celui de Dionysos. La civilisation est mise entre parenthèses pour se ressourcer et renouveler, comme chaque année, l’alliance du dieu et de la cité. Comme rite d’intégration, on offre au garçonnet dès trois ans des cruches de vin, on fait s’envoyer en l’air les petites filles sur des balançoires, symbole sexuel rythmique. Moitié divin, moitié animal, l’enfant est un petit satyre dionysiaque qui se passe de déguisement. Freud, plus tard, a retrouvé cette intuition en le qualifiant de « pervers polymorphe ». Dionysos lui-même est un amant, un séducteur, pas un satyre. Ni homme, ni enfant ; ni humain, ni taureau ; il se propose à la reine en amant–fleur. Il est l’éphèbe fugace, beauté fragile, triomphe du printemps entre enfance et virilité, inachevé mais en devenir. Une fois de plus, le dieu unit les contraires dans les catégories comme dans le temps.

Car l’humanité grecque antique se pense en catégories collectives : masculin, féminin, enfant. L’union sexuelle est le miracle ou les trois se rejoignent pour perpétuer l’espèce. Homme et femme sont des instruments de la terre, non des agents. Ils doivent subir l’épreuve de médiation pour récolter ce qu’ils attendent, des nourritures et des rejetons. Les figurines « d’enfant–phallus » symbolisent les pères qui renaissent en fils, transmettant au-delà des personnes la catégorie collective mâle. Maria Daraki conclut, dans ce contexte, que l’inceste n’est pas transgression sexuelle mais transgression du temps de filiation. Œdipe est la tragédie des deux logiques : l’une, collective, de reproduction de la catégorie mâle, l’autre de quête d’identité ; le désordre filial produit par l’inceste est insupportable.

Le but d’un homme est de produire un fils, voir un petit-fils s’il n’a que des filles. La continuité de la filiation masculine importe, les femmes ne sont que des vases de nutrition. De même, les femmes sont une race à part, issue de Pandora. Pour les Grecs, la somme des âmes est stable et tourne. Dès que la terre a repris son « germe fécond », l’aïeul devient fécond à son tour et un petit-fils peut surgir du sol. Pour que le groupe humain se perpétue, il faut que s’épanouisse l’ensemble du règne vivant, espèces sauvages comprises. C’est l’activité procréatrice équitable de la terre. L’écologie aujourd’hui en revient à cette conception du tréfonds très ancien de l’esprit occidental.

La religion grecque est séparée en deux ensembles : céleste et chtonien. Les Olympiens conduits par Zeus sont personnes juridiques. Les divinités collectives patronnées par Gaïa sont anonymes et polyvalentes (Erinyes, Heures, Grâces, Titans, Nymphes). Elles sont des valeurs vitales dont l’orientation est la reproduction de tout ce qui vit, et sa nutrition. Les hommes, par l’institution civilisée de la société, se donnent comme milieu. Ils s’adaptent à la nature magique par le culte et le rituel, car la terre enfante tout, enfants, bêtes et plantes. Le monde est circulaire, la vie naît de la mort, les opposés sont également nécessaires au système. Les rituels ne sont pas des événements mais l’éternel retour du même, l’aller–retour cyclique des échanges vitaux entre sur terre et sous terre. Au contraire, la raison des dieux use exclusivement des oppositions. Elle est « logique de non–contradiction », selon Aristote. Le vote à l’Assemblée, la décision du tribunal, doivent trancher. La religion olympienne distingue un espace civilisé – ou règnent les rapports contractuels – et un espace sauvage – ou règnent les rapports magico-religieux. L’homme doit choisir, et cette capacité de choix est à la base de l’invention de la morale, de la logique, de l’histoire.

Coexistent donc deux systèmes, deux « intelligences adultes » : la pensée circulaire et la pensée linéaire ; les valeurs vitales et les valeurs politiques ; les rapports magico-religieux au milieu et les rapports de travail sur le milieu ; la logique circulaire « éternelle » et la logique linéaire du « temps » ; le culte et le droit ; Gaïa avec les divinités chtoniennes et Zeus avec les Olympiens ; le mariage reproduisant tout le règne vivant et le mariage reproduisant la cité politique et mâle ; le oui ET le non comme le oui OU le non ; le cercle d’éternel retour et le linéaire du progrès. La tragédie va naître de la transition entre ces deux logiques, et Dionysos va émerger comme médiateur.

« C’est l’athénien qui est tragique au Ve siècle. Mais tragique dans l’euphorie. La nouvelle société, celle de la cité démocratique, est une société profondément voulue. Nul n’a exprimé l’attachement général à la polis plus ardemment que les tragiques. Et ce sont eux qui, en même temps, ont mesuré dans toute sa profondeur le plus épouvantable des gouffres : l’écart entre le social et le mental que nous appelons désadaptation » p.188. L’émergence du dionysisme coïncide avec la carte des cités en Grèce. Le contrat politique importe plus que l’origine ethnique autochtone. L’hellénisation engendre un sentiment de supériorité plus que l’origine. On ne naît pas grec (donc civilisé), on le devient par l’éducation de la cité.

Présent en Grèce depuis le IIe millénaire, fils de Zeus et d’une princesse mortelle, Dionysos s’éveille brusquement vers la fin de l’époque archaïque. C’est le moment où le démos s’oppose aux nobles, où se fixent les cités et les rapports juridiques. La fonction de Dionysos est de gérer l’antique passé en tant que dieu olympien nouveau. Un Olympien atypique car il permet à tous les autres grands dieux de l’être dans les normes. Dionysos subordonne le système de reproduction au royaume du père, dieu du politique. La religion de terre fut repoussée du côté des femmes et des cultes à mystères. Le dionysisme participe à la fois à la religion de la terre et à la religion civique. Féminin et secret d’une part, masculin et public de l’autre, son culte a deux volets qui se déploient sur deux univers religieux. Il est un médiateur entre deux mondes étrangers. Il aménage l’âme sauvage sans l’altérer, il ménage la raison et l’éthique.

Entre la logique du logos et celle qui l’a précédée en Grèce, il n’y a pas eu passage mais affrontement, puis négociation. Dès que la nouvelle pensée surgit, l’ancienne dispose d’un pôle de comparaison qui lui permet de se penser depuis « l’autre ». La culture grecque que nous aimons est « fusion de deux modes logiques. Celui, linéaire et exclusif, qui est conforme aux besoins de la Grèce du politique, et cet autre exprimant une Grèce sauvage qui avait pensé le monde en cercle et développé une autre logique, circulaire et inclusive, qui traite les oppositions par oui et non. C’est pour avoir superposé le cercle et la ligne que la Grèce a pu réussir cette combinaison des deux qui en est le plus beau produit : non « la raison » mais la raison dialectique. C’est elle qui est en œuvre dans tout ce qui en Grèce est beau, le dionysisme, la tragédie, la dialectique spéculative, les mythes dont l’intrigue inclut son propre commentaire, et la beauté des formes qui, dans l’art, nous donne à voir la greffe de l’abstraction sur les valeurs anciennes, elle, corporelles… » p .230.

La synthèse dialectique est équilibre instable, sans cesse remis en cause. Le débat grec dure encore. « Dans le cas de la Grèce, nous serons précis : c’est la construction de la « personne », de l’identité individuelle, qui introduit contrainte et intolérance, et ouvre une guerre sans merci à « l’âme sauvage ». On ne peut pas être à la fois individu et sujet collectif, avoir et n’avoir pas de contours. Mais comme cela mène loin ! La vraie « personne » est au centre de l’ordre olympien, au centre de la filiation linéaire, au centre du temps irréversible, au centre du tribunal et de la citoyenneté active. En d’autres termes, elle est au centre de toutes les composantes de la « raison grecque ». » p.235.

Le dionysisme a surgi comme une protestation contre le prix à payer. Elle a été protestation organisée, formalisée en fête. Zeus, dieu juste, a eu deux enfants-dieux seulement, qu’il a pris la peine d’engendrer tout seul : Athéna, déesse de la raison, et Dionysos, dieu de la folie. Le nouveau et l’ancien coexistent en nous comme les deux cerveaux de notre évolution et en notre culture avec la science et le sacré. Et nul besoin d’avoir la foi pour ressentir du sacré. Dionysos est un dieu complexe, intéressant les origines de notre civilisation, et que nous devons connaître.

Maria Daraki, Dionysos et la déesse Terre, 1985, Champs histoire 1999, 287 pages, €9.00

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La mort en Grèce antique

Alain Schnapp est professeur d’archéologie grecque à l’université de Paris I Panthéon-Sorbonne et a fondé l’Institut national d’histoire de l’art. Son dernier livre est une Histoire des civilisations à La Découverte, écrite sous la direction de Jean-Paul Demoule et Dominique Garcia.  Il a surtout publié un ouvrage sur Préhistoire et Antiquité, des origines de l’humanité au monde classique.

Dans un article déjà ancien, paru dans la revue L’Histoire en juillet 1978, il évoque la mort en Grèce ancienne. A comparer avec la nôtre. La mort grecque se dessine chronologiquement en trois figures : le héros, la mort en commun, le tombeau royal. La nôtre n’est plus aucune des trois mais a gardé un peu de toutes, avec une dimension supplémentaire due au christianisme.

En Grèce archaïque, notamment dans l’Iliade, le héros doit mourir dans la plénitude de ses moyens physiques et dans l’auréole intacte de son prestige social. Son corps exprime la figure éternelle de la beauté du guerrier, ce pourquoi il lui faut éviter les mutilations et le récupérer à tout prix. Il sera brûlé pour conserver dans les mémoires le souvenir de ses hauts faits et de son physique imposant. Dans le courant du huitième siècle (avant) apparaissent les tombes princières qui se donnent à voir dans la richesse de leurs inhumations. Le culte héroïque assure le souvenir et les tombes héroïques désignent et organisent l’espace collectif, le territoire et les frontières. Cette évolution est due à la nouvelle conscience sociale des groupes de paysans libres. Notre Panthéon des Grands hommes (et femmes) est un symbole du même type, organisant l’adhésion républicaine.

En Grèce classique, la mort devient abstraite et surtout égalitaire. Ce ne sont plus les héros qui font la guerre individuellement, entraînant leurs compagnons, mais la phalange des citoyens, organisée et disciplinée. Les guerriers morts au combat sont incinérés sur le lieu même de leur mort. On fait une oraison funèbre collective des citoyens tous égaux, même s’il s’agit parfois d’aînés et de cadets, d’hommes mûrs ayant adopté comme amants des garçons plus jeunes pour les former à la virilité et au métier des armes. L’épitaphe collective est mise en vers et l’inscription du nom du combattant gravée sur l’obituaire. Ce fut le cas durant la guerre de 14 avec les monuments aux morts et dans les cimetières collectifs du Débarquement ; aujourd’hui, une cérémonie aux Invalides en tient lieu.

En Grèce hellénistique surgit le tombeau royal. Certains citoyens bienfaiteurs se montrent plus riches et plus puissants que les autres. Ce sont les évergètes qui éternisent leur existence par des fondations. C’est ainsi que l’on découvre des tombes–sanctuaire des rois de Commagène au premier siècle avant notre ère. Elles sont autonomes avec des dépendances et des territoires, comme les futurs monastères médiévaux. L’État royal fonctionne symboliquement comme une cité dont le centre économique, civique et religieux est le tombeau royal. Là, les citoyens républicains ne suivent pas. Depuis le pillage de la basilique des rois à Saint-Denis, le tombeau des ancêtres communs ne fait plus référence. Le mausolée de Napoléon, comme celui de Lénine, de Staline, de Mao et de Franco, étaient une tentative pour répéter le rite, mais l’individualisme croissant a fait que les dirigeants célèbres sont tout bonnement enterrés chez eux, avec leur famille : de Gaulle, Mitterrand ; Staline a été viré de la place rouge, Lénine a failli sous Eltsine avant d’être conservé pour raisons marchandes et Mao, souvent vandalisé depuis Tien-An-Men, sorti « pour restauration ». Quant à Franco, sa dépouille devrait être sortie du mausolée pour entrer dans le cimetière familial.

Durant l’ensemble de ces périodes, les Grecs ont utilisé les barbares Scythes pour se différencier.

  • Le roi Scythe mort est transporté sur un char autour du royaume – tandis que les Grecs archaïques font défiler le groupe entier devant le héros mort.
  • Les Scythes s’infligent des mutilations rituelles, inscrivant leur peine dans leur chair – les Grecs inscrivent le souvenir dans la pierre.
  • Le tombeau Scythe est placé en un point extrême – le héros grec est placé au centre de la cité.

Pour les Grecs, les Scythes apparaissent comme le comble de la différence, ce qui leur permet de fonder leur propre culture. Car une société fonctionne toujours sur une symbolique issue de l’imaginaire, ce qui permet la politique : la vie de la cité dont la transmission du savoir et des mœurs.

Le christianisme, surtout dans sa version catholique, se veut universel – mais on ne fonde pas une culture sur l’universel : tout au plus peut-on favoriser son ouverture et sa curiosité pour les autres. C’est ce qu’a fait l’Occident. Mais aujourd’hui, les morts sont nationaux et privés, pas universels. Les rites qui entourent la mort sont culturels et avoir la même religion ne suffit pas pour suivre les mêmes usages. Les seuls barbares auxquels nous nous opposons sont ceux qui décapitent et démembrent, puis jettent les corps dans des charniers. Pour le reste, nous admettons diverses pratiques. Mais les âmes restent attachées à leur nation ou à leur famille, comme en témoignent nos rituels républicains.

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Jean-Pierre Vernant, Les origines de la pensée grecque

C’est un petit bijou de synthèse et de clarté commandé par Georges Dumézil que nous a laissé l’historien anthropologue de la Grèce antique Jean-Pierre Vernant, premier à l’agrégation de philo 1937, accessoirement colonel Berthier dans la Résistance avant d’être nommé professeur au Collège de France. En trois parties, il part de l’histoire pour aborder l’univers de la cité et l’organisation du cosmos humain. La pensée grecque était l’émanation d’une culture originale, une façon de voir le monde.

Lors de l’invasion achéenne entre 2000 et 1900 avant notre ère, des indo-européens importent un nouveau style de mobilier et de sépulture, donc un autre mode de vie ; ils s’étendent dans tout le Proche-Orient du XIVe au XIIe siècle avant. La vie sociale est centrée autour du palais dont le rôle est religieux, politique, militaire et administratif, économique. Tous les pouvoirs sont concentrés en la personne du roi (anax) qui contrôle un territoire étendu, soumis à la comptabilité et aux archives des scribes, une caste fermée qui fixe la langue écrite. Le roi s’appuie sur une aristocratie guerrière liée par une fidélité personnelle d’allégeance. Ce n’est ni une royauté bureaucratique comme à Sumer, ni une monarchie féodale comme au Moyen Âge, mais un service du roi. Les dignitaires du palais manifestent, partout où la confiance du roi les a placés, le pouvoir absolu de commandement qui s’incarne dans le fief non héréditaire.

L’invasion dorienne du XIIe siècle avant détruit le système palatial achéen et l’écriture dite Linéaire B. L’anax disparaît, la distance entre les hommes et les dieux devient incommensurable et deux forces sociales sont laissées en présence : les communautés villageoises et l’aristocratie guerrière. Cet état de fait n’est pas sans nous rappeler certains états sociaux contemporains.

La recherche d’un équilibre entre ces deux forces antagonistes fait naître, au début du VIIe siècle avant, une « sagesse » fondée en ce monde-ci.

Pour la guerre, le char a disparu avec la centralisation politique et administrative qu’il exigeait pour le payer et l’utiliser. En religion, chaque clan familial (genos) s’affirme possesseur de rites et de récits secrets qui leur confère du pouvoir. En politique, la joute oratoire devient une méthode publique d’échange d’arguments. La ville se bâtit autour de l’agora et non plus autour de la forteresse du roi ; la citadelle est remplacée par le temple de la cité. L’Exécutif se scinde en fonctions spécialisées : le basileus (roi) voué aux fonctions religieuses, le polémarque chef des armées, l’archontat qui exerce la magistrature élu pour dix ans, puis chaque année.

Dans l’univers de la polis règne la parole (divinisée en Peitho, force de persuasion). Ce n’est plus énoncer des mots rituels mais débattre, ne plus formuler un verbe définitif mais soumettre des arguments rationnels dans un double mouvement de démocratisation et de divulgation. Le savoir n’est plus secret, réservé à une caste, mais répandu par l’écriture et les controverses : les plus anciennes inscriptions en alphabet grec remontent au VIIIe siècle avant. La rédaction des lois (diké) est soustraite à l’autorité du roi pour être publique, objective et annoncée ; il s’agit d’établir une règle commune à tous, pleinement humaine et non plus divine, mais supérieure à tous par sa force rationnelle. La loi reste soumise à discussion et est modifiable par décrets.

Les anciens sacerdoces sont confisqués par la polis qui en fait des cultes officiels dans des temples ouverts et publics, sans plus de salles secrètes réservées à des initiés. Les vieilles idoles perdent leurs mystères et n’ont plus d’autre réalité que leur apparence. La lumière grecque – que mon prof de philo disait être à l’initiative de la clarté philosophique – chassait l’obscurité, l’obscurantisme et les obscurs complots. Les associations purement religieuses fondées sur le secret et dont le but est de faire son salut personnel prennent le relai, mais en marge, indépendamment de l’ordre social. Les philosophes ont alors un rôle ambigu, entre l’élitisme de n’enseigner qu’à quelques disciples choisis et aimés, et les débats publics qui sont la seule façon de se qualifier pour diriger la cité. Apollon ou Dionysos ?

Les citoyens se conçoivent abstraitement comme interchangeables dans un système où la loi est l’équilibre et la norme l’égalité (isonomia). A noter que les esclaves et les métèques sont exclus du statut de citoyen, sauf à le devenir par leurs mérites pour la cité. Le hoplite ne connaît plus le combat singulier et la gloire personnelle (eris) mais la bataille en rang et la discipline dans le groupe (philia). Les grands guerriers nus gaulois n’ont pas connu cet enrôlement collectif, ni la société celtique l’objectivation des règles par l’écriture – ce pourquoi ils n’ont pas survécu à la puissance romaine organisée. L’idéal de comportement grec devient la réserve et la retenue qui effacent les différences de mœurs et de conditions entre les citoyens dans le but de les unir comme une seule famille.

Le cosmos humain s’organise autrement qu’avant. La cité entre en crise en raison de la poussée démographique qui fait rechercher par mer de nouvelles terres, du métal, et qui ouvre vers l’Orient dont le luxe séduit l’aristocratie. Naît alors une opposition entre les propriétaires fonciers qui concentrent la richesse et les paysans périphériques qui s’appauvrissent. L’argent remplace l’honneur, mais il ne comporte aucune limite et pousse à la démesure (hubris). C’est alors que, par contraste, nait l’idéal de juste milieu (sophrosyne), un équilibre social de classe moyenne incarné par le législateur Solon. La justice lui apparaît comme un ordre naturel se réglant de lui-même, dont le désordre n’est dû qu’à l’hubris personnel. L’idéal libéral en est la continuation historique, les vices humains devant être disciplinés et les écarts corrigés par la loi, l’Etat arbitre définissant les règles communes. Les affects (humos) se doivent, en Grèce ancienne, d’être disciplinés par la raison.

L’égalité géométrique de proportions (isotes) conduit à une cité harmonieuse si chacun est à sa place et a le pouvoir que lui confère sa vertu : le mérite est ici moral et pas uniquement intellectuel. L’homme grec est total, incluant volonté, courage et caractère en plus des capacités cérébrales – l’intelligence est la logique mais aussi la ruse (metis). Vers 680 avant notre ère apparaît la monnaie d’Etat, substituant à l’ancienne image affective l’abstraction de la nomisma, un étalon social de valeur pour égaliser les échanges.

Au VIe siècle avant naît un mode de réflexion neuf avec Thalès, Anaximandre, Anaximène : le divin et le monde font partie d’une même nature (physis) ; l’origine et l’ordre du monde ne sont plus la souveraineté d’une puissance magique mais une question explicitement posée, susceptible de quête scientifique et de débat public. Les religions du Livre reviendront sur cette avancée de la pensée. Pour les Grecs, il existe une profonde analogie de structure entre l’espace institutionnel humain et l’espace physique naturel. Platon avait fait graver au fronton de son académie cette maxime : « que nul n’entre ici s’il n’est géomètre ». L’univers est connaissable car il est mathématique et l’intelligence peut appréhender sa logique, même si elle reste limitée face à l’incommensurable de l’univers. Et si homo sapiens est homo politicus (zoon politicon en grec), c’est que la raison est d’essence politique : elle n’est pas purement individuelle et ne progresse que par le débat ouvert ; elle ne se soumet en tout cas pas au diktat d’un prétendu divin que ses interprètes autolégitimés captent pour assurer leur pouvoir !

Ces origines grecques nous font mesurer aujourd’hui combien le balancement est éternel entre le fusionnel et le rationnel, l’autorité d’un seul par la bouche duquel parlent les dieux et l’autorité collective construite par l’approbation de la majorité aux règles communes après débat public et transparent. Nous n’en sommes pas sortis : les forces tirent aujourd’hui sur le repli, l’abandon au plus fort, la protection royale ; elles rejettent la curiosité et l’exploration, la discipline et la construction de soi, la participation démocratique. Communauté ou société ? L’éternel combat des Doriens modernes contre l’ancien régime achéen.

Relire ce petit livre d’anthropologie historique est un bonheur pour penser l’essentiel.

Jean-Pierre Vernant, Les origines de la pensée grecque, 1962, PUF 2013, 156 pages, €10.00

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Démocratie athénienne

La démocratie directe est une tentation contemporaine face à la captation par une oligarchie de la démocratie représentative. La démocratie antique athénienne apparaît comme un exemple plus que la république romaine. Je me suis donc replongé dans les œuvres de Claude Mossé, agrégée d’histoire arrivée première en 1947 et qui a étudié sa vie durant la Grèce classique.

Elle note que la première inscription mentionnant un conseil populaire a été trouvée dans l’île de Chios, mais le système athénien est mieux connu. Il commence avec Clisthène en -508. Le peuple est divisé en 10 tribus territoriales comprenant chacune un district côtier, un campagnard et un urbain, préfigurant la répartition des sondages modernes. Le conseil populaire est la Boulé, 500 membres tirés au sort annuellement, soit 50 par tribu. L’assemblée est l’Ecclésia, réunion de tous les citoyens sur la colline de la Pnyx, quatre fois par prytanie (ces 36 jours durant lesquels les 50 boulés d’une tribu constituent le bureau permanent). Les magistratures sont tirées au sort comme aux États-Unis aujourd’hui et le cens exigible est abaissé, bien que payer l’impôt montre que l’on participe matériellement à l’entretien de la cité. Les magistrats sont les archontats ont une fonction judiciaire, au nombre de trois puis de neuf. Le collège des 10 stratèges est élu, il s’occupe de la politique générale, des activités militaires et de la politique extérieure. Les tribunaux populaires sont recrutés parmi les 6000 citoyens tirés au sort chaque année.

La politique est la querelle des factions et le procès politique plus que le compromis en apparaît à l’expérience la pièce maîtresse – ce sera pire à Rome sous Cicéron. Les procès du IVe siècle étaient surtout des querelles d’options entre reconstituer l’empire ou seulement assurer le ravitaillement de la cité. Périclès aurait institué une indemnité pour charges publiques contre son adversaire, mais cela n’enlève rien au fait qu’il a créé aussi les conditions d’établissement d’une véritable démocratie, même si son autorité était en fait quasi monarchique (à la de Gaulle) : il a été réélu stratège pendant 15 ans. En développant l’empire, Périclès assurait les salaires du démos. Les démagogues (qu’on appelle aujourd’hui populistes), de – 429 à -338 (défaite de Chéronée) avaient un ascendant certain sur les votes de l’assemblée mais défendaient globalement une politique qui servait les intérêts du démos (le peuple).

Le démos athénien a exercé une souveraineté effective, de façon absolue pour la politique proprement dite, et après consultation des spécialistes quand la décision était technique (comme les travaux publics la construction de navires). Après avoir été dûment informé, le démos prenait alors un choix qui était politique, tout comme le parlement actuel lorsqu’il consulte des experts ou demande des rapports à ses haut-fonctionnaires. Reste que, dans le système français, la tentation du gouvernement des experts sur le modèle saint-simonien, est constante – d’où l’intérêt des contrepouvoirs.

Mais il ne faut pas oublier qu’à Athènes seuls les citoyens mâles étaient appelés au vote sur l’agora – sans les femmes, les jeunes, les métèques ni les esclaves. Les aptes à voter représentaient environ 10 à 12 % de l’ensemble de la population et, sur ces 10 à 12 %, seulement 2 à 3 % venaient effectivement débattre et choisir, souvent les mêmes, des familles urbaines et intéressées par la politique de père en fils. La démocratie athénienne n’était donc pas idéale, même si ses règles le paraissent.

La composition sociale d’Athènes était fondée sur l’esclavage qui permettait aux citoyens de libérer une part de leur temps pour le service de la cité. Démocratie et esclavage paraissent donc liés, bien loin du mythe de l’égalité parfaite. Nous avons depuis remplacé l’esclavage par la machine, mais l’ouvrier ou l’employé qui travaille à plein temps est moins disposé à participer au débat citoyen que, par exemple, les retraités, les professions libérales ou les riches, qui peuvent choisir leur emploi du temps. Les paysans formaient les quatre cinquièmes du corps civique au début du IVe siècle athénien. Ils cultivaient eux-mêmes avec leurs esclaves et ne se rendaient à l’assemblée que si la question à débattre les concernait, ce qui n’était pas le cas la plupart du temps. Les artisans et petits commerçants formaient donc l’essentiel de ceux qui siégeaient. De condition modeste, les salaires publics apportaient un complément de revenu, ce qui montre qu’il faut aussi un certain niveau de vie pour participer à la vie démocratique. Les riches, enfin, se distinguaient par l’absence de nécessité du travail. Ils vivaient de leurs rentes, des domaines ou des ateliers qu’ils possédaient. Ils pouvaient consacrer l’essentiel de leur temps à la vie politique pour leur intérêt, leur gloire personnelle ou la représentation de leur lignée. Ils forment donc souvent, à Athènes comme de nos jours, l’essentiel du personnel politique.

Au Ve siècle avant, les riches et les pauvres trouvaient des satisfactions psychologiques et matérielles à l’empire athénien. La guerre du Péloponnèse a détruit des domaines paysans selon la tactique d’abandon de Périclès ; les paysans ont donc aspiré à la paix furent réticents à mener tout autre guerre. Les riches, par la perte de l’empire, ont dû soutenir de plus en plus les frais de guerre et des expéditions maritimes ; ils ont aspiré à la paix eux aussi et ont renoncé à l’empire. Seul le démos urbain souhaitera rétablir l’empire et l’emportera entre – 378 et – 356, rappelant que la démocratie plébiscitaire type 1793, des deux Napoléon, ou plus tard fasciste, est souvent expansionniste…

La rupture du consensus se fait lorsque la démocratie est perçue comme un régime de classe. Le mot démos a un double sens, à la fois l’ensemble du corps civique et aussi le petit peuple opposé aux notables – comme aujourd’hui. Cette rupture n’a porté à Athènes que sur la politique générale, le partage des terres – et l’abolition des dettes toujours associée à la fin de la démocratie. L’égalité était d’abord conçue comme une égalité politique et son principe ne mettait pas en cause le régime de la propriété.

Nous pouvons donc voir que la démocratie athénienne était loin de l’idéal participatif auquel nous avons envie de croire. Il n’y a jamais eu que très peu de citoyens prêts à participer constamment à la vie publique, et c’étaient en général ceux qui avaient un intérêt certain, psychologique, social ou matériel à le faire. Il apparaît dès lors vain de vouloir remplacer aujourd’hui la démocratie participative par la démocratie directe car le risque qu’une étroite minorité sans contrepouvoir remette en cause les droits et les libertés est réel.

Mais il est probablement nécessaire d’aménager la démocratie représentative en l’ouvrant par un renouvellement plus fréquent du personnel politique, de la doubler éventuellement d’une assemblée tirée au sort pour un temps limité pour débattre d’un sujet précis, et d’organiser des référendums réguliers portant sur des sujets matériels et sociaux. Sans oublier quand même que la France jacobine n’est pas la Suisse fédérale et qu’on ne dégage pas une opinion aussi facilement à 65 millions d’habitants qu’à 8. La démocratie directe est un mythe, sauf à la centraliser en la personne d’un seul homme plébiscité, aidé d’un parti organisé à ses ordres – ce qui parait le contraire même de « la démocratie » comme participation de tous.

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Luc Brisson, Lectures de Platon

Recueil de textes disparates pas toujours à la portée de tous, ce livre permet cependant quelques percées fulgurantes dans la pensée de Platon.

D’aucuns, avec l’arrivée du multimédia, déplorent le recul de la lecture d’écrits. Mais l’outil a toujours façonné le message, rien de nouveau sous le soleil. Platon, déjà, critiquait l’écriture ; il préférait enseigner oralement. A l’Académie, son activité était double, il professait et écrivait. Mais il trouvait bien meilleure la transmission de maître à disciple ; l’écrit lui paraissait froid, impersonnel et figé alors que la parole est vive, adaptée et persuasive. La parole est d’action et l’écrit de repos ; la parole est progression et l’écriture conservation. Même mes dialogues, dit Platon, ne valent pas mon enseignement réel.

Il a quand même écrit 42 dialogues, 13 lettres et de multiples définitions, mais pour lui la mise en texte est une mise en conserve du vivant. L’information devient éternelle, immobile, alors qu’elle n’a d’intérêt humain que transmise, en mouvement. Elle est dialectique et ajustement perpétuel. Ce moyen de transmettre a cependant quelque avantage : il est indépendant de toute mémoire individuelle et évite la déformation. Notre époque est tellement habituée à l’écrit qu’elle ne sait s’en passer. Cela fait cinq siècles que l’imprimerie a répandu la parole sous la forme de signes recueillis dans les livres, à disposition de tous. Nous avons oublié que l’écrit laisse seul avec le texte, allant jusqu’à réduire l’intelligence humaine. Qu’en dit Platon ?

Ecrire oblige à résumer les idées, à comprimer le discours, écrire exige des choix.

Une fois le message écrit, il est figé ; toute modification est une transformation, voire une falsification.

Le message reste général, il ne s’applique à aucun des destinataires singuliers, il ne se préoccupe pas de se faire comprendre de la personne particulière qui le lit ici et maintenant. D’où les contresens, les imprécisions, les indignations qu’un fragment peut susciter contre son gré.

Le texte est linéaire, il se déroule comme un parchemin mais sa signification est dans le tout, qu’on ne trouve qu’après complète lecture. A condition d’être attentif de bout en bout. Un texte écrit se doit d’être logique et construit comme un récit, voire un moment de théâtre ; il est donc contraire à la pensée vivante qui n’est pas linéaire mais saute d’un point à l’autre, en hypertexte.

L’écrit permet la paresse, donc l’oubli. N’étant plus obligé d’apprendre par cœur ni d’exercer sa mémoire, on se fie aux documents. Mais il faut les chercher, les rassembler, en éprouver la pertinence, organiser les arguments… ce qui est bien plus fastidieux que lorsqu’on a tout en mémoire ! Savoir le texte écrit incite aux impasses, aux approximations, à l’à peu près.

C’est du dehors (du livre) que vient l’information écrite, et non pas du dedans retenu (sa propre mémoire). L’écrit est donc le risque de la cuistrerie sans réflexion, du scolaire sans assimilation, de la répétition sans invention. La masse des documents n’est pas la science ; celle-ci est une méthode pour découvrir le vrai – pas la compilation du déjà écrit.

Au fond, pour Platon, l’écriture fait partie du monde matériel (qu’il appelle le sensible, l’accessible aux seuls sens). Le discours, lui, parle directement à l’âme, une réalité humaine intermédiaire entre le sensible et l’intelligible (l’harmonie éternelle du cosmos qui dit le Juste). L’écriture est utile, elle est un jeu, un outil, mais elle est limitée.

Est-ce que la parole seule approche la vérité ? Pas plus, dit Platon, car les mots rendent mal compte des réalités et la parole hors sagesse peut être manipulation. C’est le cas de la rhétorique : l’art d’influencer les âmes selon Socrate. Le rhéteur se moque de la vérité et de la référence, il se veut efficace pour convaincre. La logique dialectique est la seule méthode du discours, selon Platon, qui permette de dégager une vérité car elle évolue en fonction des contradictions rencontrées. Elle offre les instruments d’analyse de l’intelligible en le dégageant du sensible. Ce n’est qu’ensuite que le philosophe s’adresse à la personne particulière qu’il a devant lui, se mettant à son niveau. Son but est de faire connaître la vérité, pas de convaincre de le suivre.

C’est toute la différence entre deux attitudes, l’argument d’autorité ou l’incitation à la responsabilité. Nous, modernes, les qualifions ainsi : autoritarisme et libéralisme.

Lorsque Platon évoque l’Egypte (Lois XII, 953e), il réprouve l’immobilisme autoritaire de la religion qui force à penser comme il est écrit et transmis depuis des millénaires. Il lui préfère Athènes, où la philosophie est un constant mouvement de l’esprit, présent dans chaque individu doué de raison, apte à découvrir par lui-même – et sans cesse – ce qui est vrai. Si le dieu régente tout, la société reste immobile, attendant sa provende, ses ordres et ses loisirs du Maître. Platon ne nie pas les dieux, mais les situe à leur place, dans le ciel et l’au-delà. Le règne de Zeus n’est pas celui de Kronos. Si le second s’occupe de tout, le premier se contente de l’équilibre général. Aux dieux secondaires de gérer leurs territoires spécialisés, ce qui permet aux hommes la politique, cet art de découvrir par eux-mêmes la justice. Si tout est écrit, seul le Livre fait foi et l’intégrisme d’interprétation littérale des écritures engendre une glaciation de la société. Si au contraire la pensée est autonome, elle s’appuie sur la multiplicité des écrits et encourage la parole libre pour découvrir un peu plus le vrai et inciter chacun à l’initiative.

N’est-ce pas la raison pour laquelle la France est si autoritaire ? Pays de droit écrit, aimant à graver dans sa Constitution un peu n’importe quoi, fonctionnant selon « le règlement » et n’échangeant des informations officielles que par lettres recommandées, la France apparaît ô combien rigide et archaïque par rapport au droit coutumier anglo-saxon, à la parole donnée asiatique, à la fidélité clanique musulmane et à la tradition du contrat germanique.

Le monde est beau, nous dit Platon, il est harmonie des sphères célestes ; le monde est bon, il est mouvement qui enracine l’âme dans la vie ; le monde est intelligible, grâce à la faculté humaine de raison. Alors pourquoi régresser dans l’écriture figée une fois pour toutes ? C’est ainsi que nous, civilisations, sachons que nous sommes actuelles.

Platon, Phèdre (274b-279b), Lettre VII (342a-345c), Garnier-Flammarion poche 2006, 418 pages,, €8.50

Luc Brisson, Lectures de Platon, 2000, Vrin, 272 pages, €29.00 e-book Kindle €14.99

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Christian Meier, La politique et la grâce

Ce petit livre se veut une anthropologie politique de la beauté grecque. L’homme s’élève à la culture par la « grâce », cette aisance physique doublée de vertu oratoire et de noblesse d’âme.

Dès –460, dans l’Orestie d’Eschyle, la grâce apparaît déterminante pour la destinée humaine. Composé au lendemain de la chute de l’aréopage d’Athènes, vieux conseil de la noblesse, le procès d’Oreste retracé par Eschyle devient le conflit du droit ancien avec un droit nouveau, celui des divinités vengeresses contre le nouvel Apollon. Athéna persuade les Erinyes avec patience, Peitho est la grâce de la parole.

Déjà, dans l’Odyssée, la grâce est donnée ou refusée indépendamment de l’apparence, de la beauté et de la noblesse de sang. Chez Thucydide, l’éloge funèbre des Athéniens marque la grâce des citoyens de la cité, la beauté de leur personnalité « autarcique », épanouie. Pour les aristocrates, la danse pour charmer et assouplir le corps, et la musique pour élever et discipliner l’esprit, formaient le noyau de l’éducation. Puis le sport est venu tout naturellement s’y ajouter, comme école de maîtrise de soi et de grâce corporelle vouée à la défense de la cité. Plus tard, ce sera le rôle de la rhétorique puis de la philosophie d’orner de grâce les esprits. L’idéal poursuivi est la mesure, l’équilibre, l’harmonie. La beauté physique est le reflet des vertus intérieures, contenance morale et élévation spirituelle. Elle est image humaine du divin. La grâce, que l’on peut apprendre et développer, compense les défauts physiques du tout-venant. Contrôle des gestes, charme du sourire, fermeté du regard – tel est l’idéal humain dont les sculpteurs grecs parent les dieux.

« Le mot ‘charis’, avec toutes ses connotations, appartient au monde archaïque des échanges de dons. Il désigne aussi bien d’une manière caractéristique, la grâce, la faveur avec tous ses dons et complaisances, que la reconnaissance qui lui est due ; il embrasse tout le domaine de la largesse, de la prévenance et de la réciprocité ainsi que la façon agréable, amène et gracieuse de se comporter, entre donateur et bénéficiaire » p.37. La grâce est le style de la noblesse – qui l’apparente aux dieux. Beauté physique, enchantement de caractère, élégance d’esprit, sont des vertus politiques. Elles sont l’héritage des idéaux aristocratiques de l’époque archaïque, universalisées dans la démocratie. Puisque l’épopée n’a pas su servir à légitimer les dynasties et que le rituel est resté éclaté entre divers cultes particuliers, les poètes ont imposé leur esthétique dans la religion. Les nobles ont été les plus sensibles à cet aspect poétique, faisant leur cet idéal de grâce et de légèreté prêtée aux dieux.

Dès lors que le progrès de la pensée envisageait un ordre des choses où plus rien n’était garanti par une autorité mais où chaque chose pouvait être examinée par la raison, chacun était amené à scruter les causes, les lois, les connexions. Cet état d’esprit a contribué à l’épanouissement de soi, à une sagesse conciliatrice, cherchant – au contraire de la tyrannie – l’adhésion de chacun au tout que forme la cité. Être citoyen, c’est être « autarcique », c’est-à-dire à la hauteur d’un défi des circonstances. Périclès en énumère les vertus : l’estime portée à chacun selon ses mérites sous le regard de la cité ; la force de caractère, la rectitude du jugement, la lucidité ; le respect des fantaisies individuelles au nom de la liberté ; la décontraction, une éducation non répressive, l’aisance.

Mais les hommes ne sont pas les dieux et la grâce humaine a ses limites. L’effroi, les mystères, l’angoisse, subsistent malgré le monde poétisé des dieux. Les femmes sont reléguées hors de la vie publique, dans l’intimité du domaine privé, où la grâce a peu d’effet. La liberté civique établie trace une frontière plus forte avec les esclaves, les métèques, et tous les « malgracieux », vulgaires ou difformes. L’ordre politique, fondé sur l’apparence gracieuse (physique, morale, intellectuelle) est artificiellement distingué de l’ordre social et des forces économiques qui le fondent.

Il ne faut sans doute pas idéaliser la grâce grecque. Résultat anthropologique de circonstances géographiques, historiques, et psychologiques précises, la vertu politique de la grâce ne saurait convenir à nos Etats modernes, selon l’auteur. Il en reste cependant un idéal d’humanité, selon nous encore efficace aujourd’hui. L’éducation des élites en Occident n’est-elle pas fondée sur la maîtrise des « manières », la discipline du comportement et l’art de présenter les choses ?

Christian Meier, La politique et la grâce, 1984, Seuil 1987, 124 pages, occasion rare €56.47

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Edmond Lévy, Sparte

Sparte, cité grecque égale d’Athènes en réputation, est devenue un mythe. Son système égalitaire, sa vertu revendiquée, ses filles sportives, l’émulation des adolescents, son excellence à la guerre, ses deux rois et leurs contrepouvoirs, ont fait rêver depuis l’Antiquité. Dans l’époque récente, Sparte a inspiré Jean-Jacques Rousseau et Gracchus Babeuf mais aussi Joseph de Maistre et Maurice Barrès, avant les communistes et les nazis. Chacun prenait ce qui lui convenait – nul doute que les deux rois et les contrepouvoirs n’eurent pas l’heur de plaire à Staline ou Hitler. Aujourd’hui même, la répugnance au « capitalisme », l’austérité écolo et les incantations aux vertus civiques, voire la réinstauration d’un service militaire obligatoire pour tous les jeunes, filles comprises, ou la « saine » compétition sportive à tous niveaux, reviennent en force comme idéal de vie commune. Si l’Italie vient de conjuguer les extrêmes dans le rejet de la corruption et de la mentalité de négociation, peut-être verra-t-on un jour prochain nos Staline et Hitler nationaux – pardon, les Mélenchon et Le Pen – se rejoindre sur une spartisation de la société française ?

D’où l’utilité du retour aux sources, sous la houlette d’un historien spécialiste du sujet, professeur honoraire d’histoire grecque à l’université de Strasbourg après avoir été membre de l’Ecole française d’Athènes. Son propos, dans ce petit livre de synthèse, est de faire la part des sources et de critiquer les textes des différentes époques anciennes sur Sparte et les Spartiates. Il y réussit fort bien, même pour les non-spécialistes.

La cité austère, fondée sur l’agriculture des riches plaines de Laconie, n’était démocratique que pour les Homoioi, les semblables (qui ne sont pas des Isoioi, des identiques, erreur des révolutionnaires français). N’est pas semblable qui veut ; pour l’être, il faut avoir reçu une éducation collective (agôgé), participer financièrement et physiquement aux repas collectifs (syssities) et posséder un domaine (kléros) qui permet de payer. Il faut être aussi issu de deux Spartiates, les bâtards ayant un statut inférieur. Il s’agit donc d’une aristocratie du sang et de la culture, qui domine le reste de la société : les citoyens déchus pour lâcheté au combat ou corruption, les Périèques (ceux qui vivent autour) et les Hilotes (les serviteurs pas tout à fait esclaves).

L’éducation spartiate a fait beaucoup jaser. Elle est obligatoire et collective pour être citoyen ; elle est organisée par la cité et commence dès 7 ans par lire, écrire et chanter, et se poursuit par le sport orienté vers la discipline, la vie à la dure et l’émulation pour les adolescents jusqu’à 20 ans, âge où ils deviennent soldats. S’ils peuvent dès lors se marier et avoir des enfants (ce qui est socialement requis !), ils sont contraints cependant de vivre avec leurs camarades jusqu’à 30 ans, ne caressant et honorant leur femme que dans les intervalles de la vie collective. Ils sont aussi tenus de prendre sous leur protection vigilante un plus jeune (pédérastie) et de lui servir d’exemple de vertu ; les relations affectives n’excluent pas les relations sexuelles mais celles-ci sont secondaires et nullement obligées : ce qui compte est d’élever un éphèbe au rang de citoyen-soldat (p.62). Si les paidès (12-20 ans) « marchent pieds nus et ont un seul manteau pour toute l’année » (cet « uniforme » égalitaire que certains aimeraient voir revenir), cela « n’implique pas nécessairement l’absence de chiton » p.57, tempère l’auteur – contre Plutarque. On ne se met nu que pour la lutte et la course, et pour nager, se laver et dormir, pas toute la journée. Contrairement aux autres cités grecques, Sparte se souciait de l’éducation des filles ; on les entraînait physiquement et leur enseignait le chant choral, les poètes professionnels leur apprenaient les vertus civiques.

Mais l’égalité théorique était en contradiction avec l’encouragement à la constante émulation, tout comme l’inégalité des biens subsistait malgré les apparences. L’obéissance aux lois et la discipline militaire, l’intériorisation dès l’enfance des valeurs civiques et du sens de l’honneur qui incite à l’héroïsme, les chants patriotiques et la fusion émotive des votes par les cris, unifient les citoyens et les rendent semblables plus que les biens matériels. Mais la cité apparaît plutôt comme une société de contrainte où tous surveillent tous sur les écarts à la norme et où le conformisme est encouragé (comme sous le socialisme réalisé). La quête du prestige (timé), fait de Sparte plus une timocratie qu’une démocratie (comme sous le nazisme) !

L’accroissement des inégalités avec le temps, l’exclusion du rang de citoyen de ceux qui ont failli, les guerres coûteuses en hommes de valeur et la démographie en berne ont eu raison de la fière cité spartiate. Les éphores (surveillants) sont devenus tyrans, la gérousie (conseil des anciens) a été achetée et des deux rois un seul a subsisté, tournant au démagogue. La concorde n’a plus existé et la base civique s’est rétrécie. Rome est venue qui a mis tout le monde d’accord – sous sa botte (comme les Etats-Unis trumpistes).

Le régime spartiate n’est donc pas meilleur qu’un autre, mais il constitue un mythe auquel les démagogues contemporains reviennent systématiquement faute d’idées sur le présent : Yaka renforcer l’éducation égale pour tous ! Yaka rétablir l’uniforme à l’école ! Yaka encourager les valeurs du sport ! Yaka rétablir le service militaire qualifié de « civique » ! Yaka multiplier les lois sur les « bonnes » mœurs ! Ne restent que la pédérastie (honnie des religions du Livre), les « cuisses nues » des filles sportives, et les cantines obligatoires qui ne soient pas reprises – on se demande pourquoi. La lecture de ce livre érudit mais accessible, bourré de références et muni de trois index, sera très utile à ceux qui veulent démêler le fantasme de la réalité et ne pas lire le présent avec les fausses lunettes du passé.

Edmond Lévy, Sparte – Histoire politique et sociale jusqu’à la conquête romaine, 2003, Points histoire Seuil, 370 pages, €10.00 e-book Kindle €10.99

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Jacqueline de Romilly, Pourquoi la Grèce ?

Un soir, un ami m’appelle. Il venait de découvrir dans un livre la Grèce, le monde grec, la culture antique. Ce livre, c’est Pourquoi la Grèce ? de Jacqueline de Romilly, acheté un jour de désœuvrement. Certes, il avait lu Platon chez les Jésuites – il était au programme ; il avait vu des photos du Parthénon sans y penser – cela fait partie de la culture ;  il avait admiré conventionnellement les statues nues du Louvre – parce que, Français et Parisien, il se devait d’avoir fréquenté le Louvre. Mais il n’en avait pas été marqué ; cela faisait partie de son univers scolaire au même titre que n’importe quel bagage obligatoire dans l’éducation.

Or, en ce moment où il divorce après sept ans de vie commune, il s’interroge, il s’analyse, il cherche ce qui l’a inhibé dans son adolescence et ce qu’il a manqué. Il me dit que l’éducation catholique traditionnelle l’a déformé. Il a découvert la lumière grecque au travers du livre de Jacqueline de Romilly, le souffle léger de la liberté qu’il cherchait, l’amour de l’humain, mesure de toutes choses. Il en avait entrevu le rayonnement au fil de nos conversations, il a désormais envie d’aller dans le pays, d’en savoir plus.

Jacqueline de Romilly connaît bien la civilisation grecque dont elle a fait toute sa vie son objet d’études. Elle note un « surgissement extraordinaire » entre Hérodote et Thucydide, une pensée qui s’aiguise et, dans Homère, « une densité intemporelle ». Un seul siècle, dans toute l’histoire jusqu’à présent, a eu pour elle « une influence incroyable ». « Le Ve siècle athénien a inventé la démocratie et la réflexion politique. Il a créé la tragédie et, en moins de cent ans, a vu se succéder les trois auteurs qui ont connu la postérité : Eschyle, Sophocle et Euripide. Il a donné forme à la comédie avec Aristophane. Il a vu l’invention de la méthode historique avec Hérodote, d’abord (qui n’était pas Athénien mais vécut longuement à Athènes), puis avec Thucydide. Il a vu la construction de l’Acropole et les statues de Phidias. Il a été le siècle de Socrate. Socrate, dans les dernières années du siècle, s’entretenait avec le jeune Platon ou le jeune Xénophon, et avec les disciples de ces sophistes qui venaient d’inventer la rhétorique. On apprenait alors les progrès d’une nouvelle médecine, scientifique et fondée sur l’observation – celle d’un certain Hippocrate… » p.15.

La Grèce antique se distinguait « par un effort exceptionnel vers l’humain et l’universel ». « Et l’on ne saurait nier que l’envie de connaître la Grèce antique ne naisse bien souvent de l’émoi plus ou moins lucide que suscitent les ruines de marbre montant vers le ciel ou le corps d’un athlète vous accueillant, tout droit et fier au seuil d’un musée » p.20. Plus encore : « Cette culture conserve quelque chose des forces irrationnelles auxquelles elle s’arrache et quelque chose aussi de l’intensité secrète des débuts. Elle laisse entrevoir mystères et sacrifices. Elle demeure la patrie des cosmogonies et devient vite celle du tragique. Bien plus, elle tire une part de son attrait du rayonnement de ses dieux et de la présence du sacré, souvent inséparable de l’humain. Comment nier que ces ombres venues de loin, cette dimension supplémentaire et la charge d’émotion qui l’accompagne jouent un rôle considérable et attirent les esprits, à telle ou telle époque, et peut-être toujours, vers la Grèce antique ? » p.21.

Homère retient dans le héros l’aspect le plus humain. Il simplifie et met en scène des sentiments purs, universels, à leurs limites extrêmes. Les « mortels » ont le respect de l’autre, de la pitié pour les souffrances humaines. Les dieux s’incarnent, ramenant la métaphysique à l’humaine condition, la grandissant et la glorifiant par là même. Sont exaltées « l’hospitalité, la courtoisie, l’indulgence (…) les solutions sages par le débat en commun », la vérité qui se cherche à plusieurs.

Les Grecs ont un maître : la loi. Ils se soumettent au « principe d’une règle, ce qui suppose la revendication d’une responsabilité » p.100. Polythéiste, le Grec ne pouvait trembler devant une volonté divine, et la tolérance religieuse allait de soi. « Parler, s’expliquer, se convaincre les uns les autres : c’est là ce dont Athènes était fière, ce que les textes ne cessent d’exalter » p.105. « Le principal, dorénavant, était l’entraînement de l’intelligence, la technè, qui n’est le privilège que du savoir » p.110. En histoire, Hérodote voulait sauver de l’oubli les événements passés et leurs enchaînements instructifs. Pour Thucydide, il s’agit de comprendre ce qui peut se reproduire. Hippocrate fait de même pour soigner.

« La tragédie naît et meurt avec le grand moment de la démocratie athénienne » p.185, du même élan fondamental que l’éloquence, la réflexion politique ou la science historique. « Il lui faut émouvoir tout le monde, et tout de suite ». Le théâtre est un débat d’idées, des plaidoyers, des analyses. « Les tragiques ont évidemment élagué dans le fond déroutant des récits légendaires, mais ils ont gardé ces soudains retournements des bonheurs humains, ils ont gardé les passions et les violences, l’homme secoué en tous sens, perdu, voué à l’erreur. Leur lucidité n’a donc jamais la froideur du penseur qui croit tout savoir. Et, pour eux, la lumière de la raison prend d’autant plus de prix qu’elle éclaire des creux et des abîmes, dont elle cerne l’existence sans jamais les méconnaître » p.214.

La tragédie conduit tout droit à la philosophie. Socrate est déçu de voir que l’esprit qui offre un sens à tout n’est pas une finalité et que l’homme fonde son action en-dehors de lui, sur des causes morales. Plutôt que les discours habiles, masques des passions, Socrate pratique la maïeutique, la méthode critique pour apprendre à penser par soi-même, à réfléchir. « Il le fait patiemment, avec de longs détours, car autrement rien ne peut jamais être conquis et gardé. Il le fait avec tendresse, parce que l’on aime voir un esprit encore naïf se tourner vers le vrai et le bien. Il le fait avec une exquise politesse, mais sans jamais laisser passer une seule erreur » p.267. Son objectif est celui de la civilisation grecque tout entière : voir clair et assumer lucidement.

« L’homme exalté par les Grecs était un homme complet. Il aimait la vie et les fêtes, les banquets, l’amour, la gloire » p.287. Pourquoi la Grèce ? Parce qu’elle est toujours vivante en nous, parce qu’elle est la matrice de notre civilisation et la base de notre identité, parce qu’elle nous parle encore, à nous, Occidentaux.

Jacqueline de Romilly, Pourquoi la Grèce ? 1992, Livre de poche 1994, 316 pages, €7.10

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Mary Renault, Alexandre 1 – Le feu du ciel

Quel merveilleux garçon que cet Alexandre que l’on surnommera plus tard « le Grand ». L’auteur sait nous le faire aimer. De son écriture fluide, l’émotion naît bien souvent. Le sujet s’y prête sans peine tant l’on admire chacune des anecdotes qui courent les siècles sur l’enfant.

A 4 ans, un serpent le prend pour ami et vient se chauffer le long de son corps nu, la nuit. L’enfant ne l’étrangle pas comme Héraclès auquel il se réfèrera plus tard, mais le caresse et le porte à sa mère. Premier signe de son destin exceptionnel : prendre les choses comme elles viennent, avec innocence, aller jusqu’au bout de son premier mouvement, se sentir l’ami des bêtes et l’ami des dieux.

Cheveux blond-roux, yeux gris, peau fine et laiteuse, corps nerveux et chaud, de petite taille, Alexandre enfant ne tenait jamais en place. Qu’est-ce qui le faisait courir, consumer son existence, tout entier à l’instant ? Peut-être l’angoisse née de l’inconfort d’un père volage et d’une mère tumultueuse ? Ecartelé entre l’amour exigeant de l’une et l’admiration pour l’autre, voudra-t-il se prouver qu’il peut égaler le roi et protéger la reine ? Associé tout petit par sa mère aux fêtes religieuses où l’on chante et danse, il sera pris par la musique. Un jour qu’il jouait devant son père, celui-ci lui reproche violemment de se laisser aller à des plaisirs de femme. Alexandre s’est alors enragé à devenir un homme, un soldat, un stratège, dans le but de forcer son admiration.

A 7 ans, il est confié à Léonidas, son oncle, qui lui donne une éducation spartiate. Le garçon résiste, se forge un corps d’acier et une âme trempée. Mais il n’a pas de garde-fou : il se jette dans la lutte comme dans la musique ou dans la lecture d’Homère. Il en rêve la nuit, il le pense en macédonien, sa langue maternelle, et non en grec. D’une intelligence vive, doué d’une excellente mémoire, il se souvient de passages entiers de tirades héroïques – et du nom de tous les gardes de son père.

Il tue son premier sanglier et son premier homme vers 12 ans – et devient adulte. A 13 ans, il rencontre son cheval Bucéphale, qu’il gardera jusqu’à 30 ans, et Héphaistion, né le même mois et la même année que lui. Eduqué trois ans par Aristote, il garde à 16 ans le sceau du royaume en l’absence de son père, devient général à 18 ans et roi à 20 ans.

Ce destin fabuleux est aussi profondément humain. Il est orgueilleux mais l’honneur prime tout. Entier partout, il l’est surtout en amour. Celui pour sa mère est difficile, pour son cheval absolu et pour Héphaistion évident. Il ne se discute pas. Il s’agit d’une affection vraie d’avant les sens, un attachement profond d’adolescent, jamais remis en cause, qui ne se terminera que dans la mort. Le mystère du « compagnon idéal », comme un jumeau, était sans doute nécessaire à cet enfant hypersensible et déchiré entre ses parents. Aurait-il accompli sa destinée sans cette présence attentive et toute dévouée à ses côtés, jour et nuit ?

Les deux meilleurs passages du livre, peut-être les deux moments les plus forts de sa vie, sont des moments d’amitié : celui où il apprivoise l’ombrageux Bucéphale sous les yeux de son père, et ce soir de bataille à Chéronée où il erre avec Héphaistion parmi les cadavres des trois cents du Bataillon sacré.

On peut exister sans amour, mais peut-on vivre ? Toute la jeunesse d’Alexandre répond que non.

Mary Renault, Alexandre 1 – Le feu du ciel, 1970, Livre de poche 2004, 604 pages, occasion €1.98

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Mary Renault, Le masque d’Apollon

Ce roman me comble, comme d’ailleurs les autres romans de Mary Renault. J’y retrouve pour quelques heures cette Grèce de l’antiquité in vivo qui est pour moi un pays familier. Je m’y sens bien, en accord, comme si cette terre du IVe siècle avant notre ère avait réussi ce délicat équilibre de la connaissance, de la politique et de l’amour. Terre superbe de Grèce : ta lumière, tes fruits, ton vin, ta poussière, tes îles et la mer alentour, font que tu es à la mesure de l’humain. Et tes rocs, le mont Olympe enneigé, tes gorges profondes, tes grottes sombres sur la mer, te rendent mystérieuse, tellurique, à la mesure des dieux et des puissances non-humaines.

Au travers des aventures d’un acteur de théâtre, élevé depuis tout jeune sur la scène, Mary Renault évoque ces hommes épris de philosophie autour de Platon, en proie à la politique autour du tyran Denys ou de Dion le noble, aimant par-dessus tout les jeux et le théâtre. Ah, ce théâtre ! Toute la puissance de la parole est révérée en ce lieu, cette parole qui a donné aux Grecs l’avidité de connaissance et la notion du juste gouvernement, cette parole qui régénère la vertu sur la scène par l’incarnation des mythes sacrés. Les acteurs, derrière leurs masques, ne sont que les porte-paroles des ancêtres, des héros ou des dieux. A la fois représentation et cérémonie, le théâtre en Grèce est l’art miroir en lequel, comme chacun, la cité se mire et ravive ses valeurs. Achille et Patrocle sont remis en scène, Médée, Hector, Troilus – mais aussi Dionysos, Athéna, Apollon. Sont célébrées la valeur, l’amitié, la passion, mais aussi le courage, le dérèglement, le destin, l’aveuglement.

En ce monde, les dieux sont vivants, présents dans le mystère de toute chose. Ils parlent aux hommes inquiets ou tourmentés. Mary Renault fait bien sentir ce plain-pied avec les dieux lors d’un doute ou d’une intense émotion. Ce vieux masque d’une beauté hiératique est l’image d’Apollon ; en le regardant, Nikerato lui parle. Au fond de lui, il est à l’écoute du dieu – il sent, il croit, il sait. Et dans Syracuse livrée au pillage, le tonnerre, la voix caverneuse et le tremblement de terre, mimés par la machinerie du théâtre, sont aussi la voix courroucée de Dionysos. L’amour fiévreux après la terreur est un hommage à ce dieu. Apollon lumière est la raison ambigüe, la sérénité de l’aube, les traits purs et le teint doré des adolescents mâles, cette satisfaction de la parole logique, virile, et du raisonnement clair. Dionysos est joyeux et terrible, il est passion qui emporte, dans le vin comme dans le sexe, il vient des profondeurs de la nuit, rappel de la sauvagerie de la montagne et des bêtes, il s’exprime dans la sensualité charnelle des amants. Ces dieux-là étaient vivants et proches de l’homme, au IVe siècle avant.

Platon et les idéalistes ont choisi Apollon, sûrs du Bien suprême, pourfendeurs de l’ignorance et du superficiel. La morale est de suivre son cœur et sa raison qui domptent les instincts, tous deux détenteurs d’une parcelle enfouie du Bien absolu. Le péché n’existe pas, l’erreur vient de l’inconstance et de l’ignorance. Que chacun écoute en soi parler la Vérité, que les philosophes, plus avancés dans la connaissance de soi, aident ceux qui cherchent à en accoucher. Les anciens masques d’Apollon frappent les enfants car ils sont chargés de la sagesse et de la plénitude de l’être adulte.

Mais la foule et le peuple restent ignares et incultes comme les enfants. Envers eux, il faut user de politique, manipuler les passions et frapper par des exemples concrets pour gouverner. Le sage ne saurait être reconnu qu’auprès d’un peuple de dieux. Une longue éducation est nécessaire à la cité pour que la raison s’installe dans son gouvernement, avec le débat selon les règles. Des années de tyrannie ne peuvent être abolies en un jour. Qui se laisse guider par ses passions, le tyran comme le peuple, la raison ne peut le mouvoir. Dion le découvre, lui qui était trop platonicien. La philosophie échoue en Denys le jeune, échoue à Syracuse, où Héraclide entraîne les factieux, échoue en son fils même, malléable et débauché.

Nikératos l’acteur, soucieux de raison et d’équilibre, mais servant les passions et le mystère du théâtre, découvre en fin de carrière cet enfant fulgurant que fut Alexandre de Macédoine. Il eut la beauté du soleil, la sensualité d’une prairie au printemps. Il fut un descendant spirituel de Platon, bien qu’éduqué par Aristote, porté par le rêve et la foi en son destin. Alexandre reste peut-être le modèle inégalé de l’Occident, ce chant du signe de la Grèce antique, cet équilibre surhumain entre Apollon et Dionysos que le vieux philosophe allemand martèlera au siècle industriel. Il fut harmonie parfaite entre goût du Bien et respect des Mystères, vertu des dieux et foi des hommes.

Mary Renault, Le masque d’Apollon, 1966, éditions Jean(Cyrille Godefroy 1985, occasion €2.86

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Paul Faure, Ulysse le Crétois

Ulysse est un mythe, et en même temps le symbole même de l’homme grec. Il est pourtant Crétois, comme le montre Paul Faure sur 278 pages plus 112 pages de notes bibliographiques et documents, ainsi que plusieurs cartes et plans. Paul Faure fut professeur de langue et de civilisation grecques à l’université de Clermont-Ferrand – et à demi crétois lui-même. La tradition orale de la grande île a conservé de nombreuses versions du héros achéen qu’un aède – Homère – a synthétisé sous une forme puissante et personnelle. Son livre érudit se lit facilement et nous en apprend beaucoup sur ce monument de civilisation occidentale qu’est l’Iliade, mais surtout l’Odyssée.

Comme Jésus Christ selon Michel Onfray, Ulysse n’a pas « existé » matériellement, mais comme concept humain. Est-ce la menace culturelle de l’immigration massive en cours ? La poussée brutale des nationalismes dans le monde ? La manifestation évidente du déclin américain avec son président clown ? L’été est en faveur du « retour » à Ithaque, du périple d’Ulysse, de la boucle de l’Odyssée. Ce ne sont qu’émissions d’été sur les radios, depuis les lourdingues « Grandes traversées » France-culturelles où ladite culture est souffrance et où il faut s’emmerder de longues heures à écouter du grec dans le texte pour acquérir le Savoir – au nettement plus dynamique et passionnant Sylvain Tesson sur France-Inter qui met l’épopée au rang du peuple – redonnant à la culture son rang évident de religion populaire (religion = ce qui relie).

Se fondant sur la linguistique, l’archéologie et l’ethnologie, Paul Faure démontre qu’Ulysse fut Crétois, probablement demi-frère ou compagnon du roi Idoménée (p.69), guerrier médiocre (p.138) mais ambassadeur hors pair. « L’Iliade nous le présente moins comme un soldat que comme un négociateur ou un champion » p.139. En sept chapitres, il décline les sept adjectifs qu’Homère utilise dans l’Odyssée pour définir Ulysse : le Petit Prince, l’endurant, l’ingénieux, le rusé, le personnage aux mille tours, le fameux, le divin. D’ailleurs, Ulysse se dit Odysseus en crétois : l’Odyssée n’est donc que la geste d’Ulysse, l’Ulyssiade comme on inventait jadis le nom des épopées.

« Je dis qu’il n’y a qu’en Crète que l’on retrouve, d’un bout à l’autre de l’époque historique, un rituel d’initiation ou de probation de l’adolescence, dont le scénario bien attesté corresponde terme à terme aux cinq premières phases de l’initiation d’Ulysse : l’épreuve du fruit défendu, l’épreuve des ténèbres, l’épreuve du sexe, l’épreuve des eaux, l’épreuve de l’Au-delà. (…) Si l’on ajoute à cela que le nom d’Odysseus est crétois, que les armes du héros comme ses exploits et ses mensonges sont crétois, que les mythes relatifs à ses antagonistes et même leurs noms se sont conservés en Crète de siècle en siècle jusqu’à nos jours : Cyclopes, Circé, Sirènes, Calypso, Néréides, Tartare et Revenants, il n’y a pas lieu de douter que le mensonge sept fois répété d’Ulysse : « Je suis véritablement Crétois », n’était pas tout à fait un mensonge. Et que, si son histoire paraît bien celle d’une sorte de Petit Poucet local, elle a servi de modèle et de garant des centaines d’années avant Homère à tous les enfants de l’aristocratie que l’on initiait publiquement en Crète à la vie » p.59.

Les mystères, le merveilleux, les géants, le loto qui donne l’oubli, le cheval de Troie (p.169) – tout cela n’est que mythe. Télémaque est moins le fils d’Ulysse que son double, son successeur dans le temps (p.229). Et la sage Pénélope tisse moins une toile que des ruses et est moins fidèle que la cane sauvage pénélops d’où vient son nom (p.231). Mais qu’importe ? Homère est un auteur qui met en scène « l’essentiel des chants de l’Odyssée, y compris le XIe et la majeure partie du XXIVe, (…) auteur en tout cas du plan et du thème de l’Odyssée » p.240. Il a nourri ses récits de son expérience de voyageur et des récits des commerçants – d’où les détails géographiques qu’il donne – mais la réalité ne fait que servir la fiction. Retrouver l’itinéraire d’Ulysse est une gageure car une part est inventée (p.242).

« Aussi, l’épopée n’est-elle qu’à moitié mythique, à moitié logique. Pour employer une opposition très fréquente en grec, elle participe à la fois du mythos, ou parole qui raconte, et du logos, ou parole qui démontre. (…) Son épopée est caractérisée par le mélange constant de l’humain et du surhumain, de l’intemporel et du vécu, de l’extraterrestre et de la plus humble réalité » p.244. Ulysse est un modèle de vie exemplaire proposé aux adolescents grecs. « Ipso facto, Ulysse, devenu le meilleur des Grecs, quasi divinisé (théios, antithéos) à force d’être universel, cessait d’être crétois » p.244.

Homère est un auteur qui semble avoir réellement existé. « Homère a donné à Ulysse une bonne partie, qui n’est pas la meilleure, de son caractère, de son âge, de sa propre destinée. Il s’est trop attaché au conflit des générations pour ne pas y avoir été lui-même largement impliqué. Même l’intérêt qu’il porte à la jeune Nausikaa – un des moments les plus purs et les plus discrets de l’immense poème – ou bien encore la paternelle affection dont il entoure l’adolescent Télémaque, montrent l’auteur qui a passé la cinquantaine. (…) L’intrigue et l’action nous attachent parce qu’elles sont d’un homme de l’an 700 av. J.C. » p.271.

« Relire » l’Iliade et l’Odyssée, écouter Sylvain Tesson en parler bien mieux que Pierre Bergougnoux, se documenter dans le livre de Paul Faure plutôt que par les bavardages entrecoupés de musique criarde de France-Culture, voilà un beau programme de civilisation pour l’été. Car, si l’hospitalité était l’une des vertus du monde grec, elle ne s’entendait que comme accueil d’un Autre parce que l’on est sûr de sa civilisation – pas comme une invasion acculturante au nom d’un métissage général.

Paul Faure, Ulysse le Crétois, 1980, Fayard 406 pages, €25.00

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Michel Déon, Le rendez-vous de Patmos

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Non réédité pour le moment, et c’est dommage, ce périple en couple parmi les îles dans les années soixante est captivant. Les gens, les paysages, les éléments, composent une symphonie grecque, celle de la Grèce ancienne dans la Grèce d’aujourd’hui. L’histoire se mêle aux histoires, l’antiquité aux personnages bien vivants. Romanisée, islamisée, turquifiée, asservie aux Italiens, aux Allemands, aux Anglais, la Grèce a failli devenir communiste sous Staline avant de se livrer aux colonels en 1967.

Seules les îles restent relativement préservées de ces bouleversements du monde que l’auteur, ayant perdu toute espérance en la noblesse et le courage de l’Occident, cherche à fuir. Comment mieux oublier que dans un paysage grec, réduit au plus simple ? Le ciel outremer, la mer vineuse en soirée, la terre sèche et les oliviers légers, les masures chaulées de blanc à la terrasse ombrée de vigne – que faut-il de plus pour le bonheur ?

L’auteur, son épouse et leur premier enfant habiteront longtemps l’île de Spetsai avant que les études universitaires – et l’envahissement du tourisme – les poussent à s’établir en Irlande. Pas en France, dont Michel Déon n’apprécie pas plus l’esprit étroit du petit bourgeois avide de biens de consommation que les politiciens montés sur leurs ergots. Durant ces années soixante, il parcourt d’île en île cette Grèce d’aujourd’hui, souvent en automne après le départ des estivants. Je me demande cependant qui garde l’enfant, puis le deuxième enfant, durant ces voyages de plusieurs mois. Rhodes, Corfou, Spetsai, Lesbos, Skyros, Patmos, Naxos, Chypre, Hydra, Kalymnos et Leros se succèdent au gré des caïques et des opportunités.

Plus l’île mystérieuse de Miroulos, qui n’existe sur aucune carte. Car l’auteur raconte une histoire dont il est le dépositaire, issue de la grande Histoire et qui pourrait impliquer des personnes vivantes. Deux vieilles folles habitent une grande maison isolée qui recèle une tombe, celle du prince H., un Allemand exilé à qui un sous-marin est venu promettre un temps le trône de Grèce en 1942.

Personnages pittoresques et hôtels miteux recèlent parfois des légendes, souvent des aperçus profonds sur l’humanité. Il faut voir les gros barbus édentés de pêcheurs, balourds et sans grâce, rester bouche bée devant un éphèbe scandinave qui danse devant deux pédés sur la plage. Il faut observer les lesbiennes à Lesbos – oh, pas les femmes de l’île mais celles qui viennent de l’étranger sur la réputation de la poétesse antique. Il faut s’interroger sur la beauté absurde d’enfants de couples laids, dans un village isolé. Sur l’amour éperdu pour Anna d’un homme venu de loin – Olaf. Il l’a connue lorsqu’elle avait 11 ans et en est tombé raide. Les études et la guerre ne lui ont pas permis de revenir à temps et Anna s’est mariée en fin d’adolescence. Elle a eu une fille à son tour, Anna II, aussi jolie et qui lui ressemble. Olaf a fait promettre qu’elle deviendrait sa femme. Il a attendu sa croissance et a fini par épouser « son » Anna, à qui il a fait une fille qui devient Anna III. L’auteur et sa femme la rencontrent à ses 11 ans. Elle est pleine d’une telle grâce préadolescente que c’en est troublant. Ils comprennent combien le sortilège a pu être puissant. Olaf n’a plus jamais quitté la Grèce, ni son île de Skyros, lui qui venait d’hyperborée.

Des histoires humaines de ce type, il y en a plusieurs. Jusqu’au rendez-vous inopiné de Patmos qui donne le titre au recueil de ces récits des îles. Michel retrouve « Pierre », le héros de La carotte et le bâton, flanqué de son fils Emery, désormais 17 ans. Le père et le fils voyagent et s’entendent bien. L’auteur, ému plus qu’il ne consent à l’écrire, lui qui a perdu son père à 13 ans, regarde cette amitié malgré les liens du sang avec quelque envie. Pierre fait rencontrer l’autre personnage de l’organisation secrète, l’Allemand von Brauchitsch, officier aux pieds gelés à Stalingrad. Il a retrouvé sa ferme de Prusse-Orientale ruinée par l’armée soviétique et sa femme aux derniers degrés de la syphilis, après avoir été violée par tout un régiment. Lui aussi est flanqué d’un fils, un beau Aryen de 20 ans qu’il avait exilé par précaution en Suisse juste avant la défaite. Ayant compulsé les manuscrits du monastère, von Brauchitsch a élaboré une théorie sur la traduction de l’écriture linéaire A du Minoen, toujours non  déchiffrée à ce jour. Lui pense qu’il en a percé le secret… et que l’Apocalypse véhiculée par Jean de Patmos d’après les légendes très anciennes, est pour bientôt. Une désagrégation de l’atome.

Bien que le monde ait failli disparaître d’un coup, en 1962, lorsque le fantasque Khrouchtchev eu mis le monde au bord de la guerre nucléaire, la raison l’a emporté. Mais la leçon demeure : plutôt que se préoccuper du sort du monde lorsque l’on ne peut rien pour lui, mieux vaut vivre et bien vivre. Malgré les invasions, les orages et les vents qui mettent la mer en tempête, les gens des îles ont passé les siècles en conservant leur âme. Il faut prendre exemple sur eux. Dionysos, sur la plage de Naxos où l’auteur rêve à Ariane délaissée par Thésée, apparaît comme « le dieu de la Grèce triomphante, synthèse du corps et de l’âme (…) sa volonté de vie » p.202. Il faut avoir le goût de vivre.

Michel Déon, Le rendez-vous de Patmos, 1971, Folio 1978, 309 pages, occasion €4.81

Repris dans Michel Déon, Pages grecques, Folio 1998, 640 pages, €9.80

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Michel Déon, Le balcon de Spetsai

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En 1960 Edouard Michel (dit « Michel Déon ») et C. (sa femme Chantal), louent une maison sur l’île isolée de Spetsai (Spetses), non loin d’Hydra, à 52 miles nautiques d’Athènes. La flotte turque en 1822 subit au large de l’île une défaite qui aboutira à la sortie de la Grèce du califat musulman. Quinze ans après la guerre, l’île ne connait qu’à peine encore la modernité. Elle est alors un refuge contre le monde qui va, déplaisant, et un paradis pour qui sait apprécier la nature et l’histoire.

Michel Déon tient un « journal » du 1er janvier au 18 mai, décrivant les paysages de l’île, le pittoresque des gens, les échappées sur le continent, les célébrités littéraires qui viennent. Dans ce lieu clos par la mer, tout le monde se connait, commerce, s’entraide, ce qui n’exclut pas les tragédies. L’existence patriarcale se double de mœurs encore mauresques et les filles comme les femmes sont cantonnées à la maison. Seules les « étrangères » (à l’île) ou les « prostituées » (qui ne trouveront pas de mari) peuvent se montrer seules, aller au café ou – pire ! – se baigner comme les estivantes.

Mais ce monde de jadis a bel et bien disparu. Je suis allé en Grèce vingt ans plus tard sans avoir lu encore ce livre – et les mœurs comme les gens s’étaient déjà internationalisés. « Tout ce que l’on voit, c’est fini », disait Jacques Chardonne, ami que l’auteur recevra en sa maison de Spetsai, cité par lui au dernier jour (p.225). Le récit plus ou moins complété et enjolivé de ces six mois est devenu un témoignage historique et anthropologique. Une première postface de 1972 en fait le point, suivie d’une seconde postface de 1984…

Restent le climat méditerranéen et la terre rocheuse, le parfum du thym ou des amandiers en fleurs, le goût fruité de l’huile d’olive et les délices du mouton grillé (ou de la daurade farcie aux crevettes), l’amertume riche du vin résiné et l’âpreté apéritive de l’ouzo à peine voilé d’eau.

Reste aussi la philosophie d’un peuple querelleur et hanté d’indépendance, inventeur de la politique et de la cité : « une grande et difficile mission : muer l’anarchie et l’esclavage en liberté », dit l’auteur p.22. La Grèce moderne garde encore quelque chose de l’aura de la Grèce antique, « une victoire de la qualité, de l’intelligence, du courage, du beau et du noble, c’est-à-dire tout le contraire de ce qui mène le monde : la grossièreté, la bestialité, la lâcheté, la laideur et la foule » p.112. Le désastre de notre civilisation, née en Grèce, serait venu pour Michel Déon de Rome, la chute ultérieure de Byzance parachevant la défaite culturelle face à la barbarie. Pourquoi pas ? Si les Etats-Unis reproduisent aujourd’hui le schéma anthropologique de l’empire romain, multiethnique et multiculturel, traversé de religions antagonistes, on comprend comment la barbarie gagne à nouveau notre monde – le contraire même « de la qualité, de l’intelligence, du courage, du beau et du noble »

Spetsai en 1960 est une oasis contre l’envahisseur moderne. Du moins est-ce ainsi que la voit l’auteur, une décennie avant que les routards internationaux ne lui emboitent le pas pour fuir la morale et l’argent. « D’un côté la surexcitation à vide, la sentimentalité imbécile, l’inattention complète à tout ce qui importe. De l’autre, un univers où la pluie, le scandale du voisin, une harde en folie, le passage d’un banc d’anchois remplissent si bien le temps que les insulaires ont perdu toute antenne avec le drame qui se joue en-dehors d’eux dans la folie, l’abêtissement et la psychose de la technique » p.121.

Comme on le voit, Le balcon de Spetsai n’est pas seulement un récit de voyage, mais aussi une réflexion sur l’homme et ses fins. Le monde, depuis, est allé à son train, malgré le mouvement hippie et les récents écolos. La technique continue de triompher, le relais étant pris par l’Internet, comme toujours la meilleure et la pire des choses – car ce qui compte n’est pas l’outil mais ceux qui l’utilisent. Les objets connectés de la marque à la pomme qui séduisent tant aujourd’hui, que seront-ils dans l’histoire ? Sparte n’a rien laissé, qu’une légende et quelques anecdotes. « Si l’on n’écrit pas un beau vers, si l’on ne sculpte pas dans le marbre, si l’on n’exprime pas dans une forme parfaite une idée (…) on est perdu, qu’on soit un individu ou qu’on soit un peuple » note p.196.

Michel Déon a laissé le carnet vivant d’un long séjour à Spetsai, île grecque isolée du monde et vivante. J’en suis à ma troisième lecture de ce livre sur les décennies et je l’apprécie toujours. Peu importe que le temps ait passé et que la réalité d’aujourd’hui soit loin désormais de la réalité décrite. Ce qui compte est la forme, et l’humain qu’elle décrit.

Michel Déon, Le balcon de Spetsai, 1961, postface de 1984, Folio 1984, 252 pages, occasion €14.76

e-book format Kindle, €7.99

Repris dans Michel Déon, Pages grecques, Folio 1998, 640 pages, €9.80

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Gustave Flaubert, Voyage en Orient

flaubert voyage en orient
L’Orient (moyen) était le rêve romantique, le voyage d’une vie. Maxime Du Camp était parti en Orient en 1844, l’année où il est devenu l’ami de Flaubert. Gustave s’est mis à en rêver, surtout après avoir voyagé en Italie en 1845. En 1847, il randonne à pied et en voiture trois mois en Anjou, Bretagne et Normandie avec Maxime Du Camp. L’amitié se consolide, le rêve se développe, un long voyage est désormais envisageable. Maxime veut repartir en Orient pour photographier, ce qui est neuf en ce temps ; Gustave, à 28 ans, veut en être. Non pour publier (il gardera ses carnets pour lui) mais pour « la sensation ». Voir et sentir valent mieux que tous les livres et l’on sent bien plus fort quand on est jeune. L’Orient lui inspirera les romans et contes qui révéleront son talent : Salammbô, la Tentation de saint Antoine version 2, Hérodias

Il lui faudra un an pour convaincre sa mère, six mois de préparation, nécessitera six cents kilos de bagages, un domestique appelé Sassetti, deux ordres de mission des ministères de l’Instruction publique et de l’Agriculture pour favoriser les autorisations locales de visites – et durera pour Flaubert 19 mois. Les compères visiteront Egypte, Liban-Palestine (Syrie), Rhodes, Asie mineure (Turquie), Grèce, Italie. Mais pas la Perse, pourtant prévue au départ, mais dangereuse d’accès ; Flaubert y renoncera sur les instances de maman… Il est vrai qu’il est sujet à des « crises nerveuses », en fait une épilepsie due à une ancienne syphilis. Ce qui ne l’empêchera pas de coïter avec enthousiasme les almées, courtisanes et autres putains d’Egypte et d’ailleurs. Il tombera même amoureux de Kuchiuk-Hanem, célèbre fille de joie dans la trentaine qu’il baisera plusieurs fois la même nuit (« coup » puis « recoup », écrit-il sobrement). De quoi choquer les lecteurs de la première édition (posthume) en 1910, aussi prudes et coincés que les islamistes rigoristes aujourd’hui. L’éditeur Conard – c’est son vrai nom – a expurgé soigneusement ces baisades et autres allusions au sexe.

L’Orient représente à l’époque cet espace de liberté sexuelle que l’Europe a réduit et Gustave comme Maxime en profitent, avides d’expériences avec, pour Flaubert, le goût des gens. Contrairement à ce que croient certains, Flaubert n’a eu qu’une ou deux expériences homosexuelles « pour voir » avec un jeune garçon de bain en Égypte ; il ne l’évoque pas dans ces carnets « sérieux » mais en passant dans sa Correspondance à ses amis masculins. Il relate en revanche pour la couleur locale les anecdotes piquantes qu’il a recueillies : « Il y a quelque temps un enfant sur la route de Choubra [5 km au nord du Caire] se faisait enculer par un singe » (p.624 Pléiade). Ou encore à Damas, raconté par le supérieur des Lazaristes : « M. Guyot a surpris, ces jours derniers, deux de ses élèves, âgés de douze ans environ, qui s’entreculaient à la porte du couvent ; l’un d’eux avait appris la chose d’un chrétien qui l’avait dépucelé moyennant la somme de vingt paras. Selon le supérieur, la pédérastie est ici excessive » p.793. Il semble que les psys aient aujourd’hui remplacés les curés en faisant du traumatisme l’équivalent scientifique du péché originel, mais l’interdit social à l’expérimentation sexuelle des adolescents reste sans changement. Gustave préfère les femmes, il aura même le coup de foudre pour une inconnue en Italie (p.1012). Ce ne sont que descriptions du visage, de l’allure, des seins à demi découverts pour l’allaitement de celles qu’il rencontre. Êtres vivants ou statues, Flaubert ne voit que les femmes – en Égypte, en Grèce, en Italie, les hommes, les vieillards et les éphèbes ne lui sautent pas aux yeux.

Il a beaucoup lu avant de partir mais cite peu ses références durant le voyage (contrairement à Maxime qui les confirme, les infirme ou les complète en érudit). Flaubert préfère le vivant, le matériau brut, la sensation. Ce pourquoi il décrit longuement visages ou paysages, statues ou monuments, comme si la photo n’avait pas été inventée. « J’ai vu une petite fille de douze ans environ, nue, charmante, avec son petit caleçon de cuir battant sur ses cuisses et ses petites mèches tressées tombant sur ses épaules – ses yeux d’émail souriaient – ses reins cambrés – elle avait un petit collier rouge et des bracelets à grains bleus. Elle portait un panier dans une pauvre maison et elle en est ressortie » p.671. C’est parfois fastidieux à lire, mais c’était surtout pour lui un aide-mémoire, pour affiner sa plume, un exercice de précision, de concision et d’exactitude. D’où le ton parfois détaché qu’il prend pour décrire les turpitudes, la misère des mômes, la bêtise brutale des muletiers envers un chien ou la crasse des femmes dans les montagnes d’Asie mineure. D’où l’aspect parfois « peinture », chaque mot étant un trait de pinceau pour composer un ensemble en couleurs.

1849 sphinx egypte maxime du camp

Il a aimé en Égypte les chameaux (« la première chose [que j’ai vue] sur la terre d’Égypte » p.613 ; ils apparaissent hiératiques comme des vaisseaux de haut bord chaloupant au-dessus du khamsin, ce vent qui soulève le sable au ras du sol, leur face a parfois des ressemblances risibles avec des personnages connus. Il a ressenti une intense émotion en découvrant le Sphinx : « il nous regarde d’une façon terrifiante » p.626. Il a vécu une jouissance indicible devant Thèbes, qu’il tente pourtant d’exprimer en mots dérisoires : « C’est alors que jouissant de ces choses, au moment où je regardais trois plis de vagues qui se courbaient derrière nous sous le vent, j’ai senti monter du fond de moi un sentiment de bonheur solennel qui allait à la rencontre de ce spectacle ; et j’ai remercié Dieu dans mon cœur de m’avoir fait apte à jouir de cette manière. Je me sentais fortuné par la pensée, quoiqu’il me semblât pourtant ne penser à rien – c’était une volupté intime de tout mon être » p.658. Il a aimé les couchers de soleil fulgurants sur le Nil, avec les nuances du rouge vif au bleu pâle du ciel ; le dégradé d’ombre des montagnes au Liban. Bon vivant, blagueur et bien accepté, il n’hésite pas à « régaler de Vénus nos trois bourriquiers moyennant la somme de soixante paras » (p.643) – autrement dit à leur payer des putes.

Il est aussi capable d’impatience, de spleen, de mélancolie de l’exil ou de la destinée, d’ennui qui le saisit et l’empêche de faire quoi que ce soit. Jérusalem, après un émerveillement devant ses murailles, le déçoit. Cette ville arabe est d’une crasse indicible : « Jérusalem me fait l’effet d’un charnier fortifié – là pourrissent silencieusement les vieilles religions – on marche sur des merdes et on ne voit que des ruines – c’est énorme de tristesse » p.754. De même au Saint-Sépulcre : « Ce qui frappe le plus (…) est la séparation de chaque église, les Grecs d’un côté, les Latins, les Coptes – c’est distinct, retranché avec soin – on hait le voisin avant toute chose – c’est la réunion des malédictions réciproques, et j’ai été rempli de tant de froideur et d’ironie que m’en suis allé sans songer à rien plus ». D’ailleurs « les clés sont aux Turcs, sans cela les chrétiens de toutes sectes se déchireraient » p.758. En revanche, Bethléem l’enchante, malgré l’excès baroque des bondieuseries : « Rien n’est suavité plus mystique et d’une splendeur plus douce que l’entrée de la crèche par le côté gauche : l’œil se perd dans l’illuminement des lampes qui brillent au milieu des ténèbres, on en voit devant soi une longue enfilade – à droite et à gauche et au fond » p.761.

1849 le caire egypte maxime du camp

Les Européens sont mal vus en Orient, surtout dans l’empire turc après l’indépendance de la Grèce. Un racisme latent éclate parfois en mimiques ou en coups de fusil, auquel se mêle une xénophobie religieuse envers les chrétiens mécréants. En Asie mineure au village de Bordall (ou Bodzal) : « Rencontré deux Grecs, le gamin est à cheval et le jeune homme à pied. L’enfant de douze ans qui est l’aide de notre moucre (muletier), resté en arrière avec Sassetti, lui propose de couper le cou aux Grecs, et comme il ne comprend pas il lui fait signe avec son couteau » p.845. La haine ethnique n’est pas un vain mot en Turquie musulmane. La corruption et la dépravation non plus, comme en témoigne un jeune derviche : « autour de lui il ne voit que putains : ‘Qu’est-ce que fait un Turc ? Il prend une femme, la baise trois jours ; puis il voit un jeune garçon, lui soulève son bonnet, le prend chez lui et quitte la femme, qui se fait enfiler par le jeune garçon !’ » p.860.

Mais la politique laisse les deux amis indifférents, ils ne s’intéressent en rien à la question d’Orient. Et Flaubert n’est pas raciste, il ne se sent pas supérieur parce qu’il est Blanc venu d’un pays développé, il juge seulement de la beauté des visages et de la vertu des âmes. « Le regard n’est ni sémitique ni nègre, il est doux et malicieux », dit-il par exemple des hommes du Sennahar en Haute-Egypte (p.678). Il décrit le rameur du Nil Mohammed : « J’ai avec moi un petit raïs de quatorze ans environ, Mohammed ; il est de couleur jaune, une boucle d’oreille d’argent à l’oreille gauche ; il ramait avec une vigueur plaine de grâce, il criait, chantait en passant les courants, menant tout le monde, – ses bras étaient d’un joli style, avec ses biceps naissants. Il a ôté sa manche gauche, de cette façon il était drapé sur tout le côté droit, avait le côté gauche et une partie du ventre à découvert. Taille mince – plis du ventre qui remuaient et descendaient quand il se baissait sur son aviron. Sa voix était vibrante en chantant ‘el naby, el naby’. C’est là un produit de l’eau, du soleil des tropiques, et de la vie libre ; – il était plein de politesses enfantines : il m’a donné des dattes et relevait le bout de ma couverture qui trempait dans l’eau » p.679. Les deux amis ont dîné à Constantinople avec le général Aupick, beau-père du poète Baudelaire, dont Flaubert a vanté les vers choquant le bourgeois sans le savoir.

1839 athenes parthenon

Il a repris au propre ses carnets d’Égypte, au retour ; l’Asie mineure n’a pas été oubliée mais il l’a moins aimée. Quant au Liban, à la Palestine et à la Grèce, il a été souvent déçu et a laissé ses notes en l’état. C’était l’hiver, le voyage s’étirait, il a vu Marathon sous la pluie, il a galopé trempé et transi, enfoncé dans la boue parfois jusqu’aux cuisses. Il passera le reste du voyage, d’Athènes à l’Italie à se contenter de décrire les statues des musées et des églises, sans plus. On sent moins l’enthousiasme, le retour au scolaire et à la vie bourgeoise, la préparation des œuvres envisagées. L’ironie ressurgit parfois, mais fugace, comme au passage du Jardanus en Grèce : « En face de nous, dans cette maison : servante bossue avec de gros seins : de quel côté la prendre si son mari aime les tétons durs ? » p.941.

Parti de Paris avec Maxime le 29 octobre 1849, Flaubert y revient fin juin 1851 sans Maxime, qui a prolongé ailleurs, mais avec maman qui l’a rejoint à Venise. Les deux amis ont passé 8 mois en Égypte, dont 4 et demi sur le Nil, 4 mois en Palestine 3 mois et demi en Grèce, 1 mois et demi en Turquie et 5 mois en Italie. L’Égypte et la Turquie sont une mine de renseignements, de descriptions et d’anecdotes intéressantes au voyageur d’aujourd’hui – comme à ceux qui préfèrent voyager par procuration, bien au chaud dans leur lit, l’imagination enfiévrée sous la lampe.

Gustave Flaubert, Voyage en Orient, 1851, Folio classique 2006, 752 pages, €12.90
Gustave Flaubert, Œuvres complètes tome 2 – 1845-1851, Gallimard Pléiade 2013, 1680 pages, €72.00
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Benoist-Méchin, Alexandre ou le rêve dépassé

jacques benoist mechin alexandre le grand

Quelle que soit la part d’embellissement, d’interprétation de la réalité historique, en bref quelle que soit la part du mythe que recèle toute tentative de biographie d’Alexandre le Grand, il reste que ce livre vous laisse plus vif qu’avant de l’avoir lu.

Benoist-Méchin a opéré une synthèse rapide, subjective mais brillante, de la vie du jeune Grec. Alexandre est présenté comme un météore, le premier Grec à faire le rêve de fusionner orient et occident, ce qui hante et a hanté plus ou moins tous les hommes de culture. C’est plus un essai qu’une biographie scientifique : l’ouvrage présente un « type » d’homme plus qu’un homme réel.

Alexandre est un adolescent. Il est resté tout au long de sa vie jeune, impulsif, qui va jusqu’au bout de ses aventures. Pour lui, rien n’existe hors ce qu’il fait. Il a cette frénésie de l’en-avant qui fait le prix de cet âge. Mais il est aussi inquiet, tendu, miné d’obscure angoisse. Est-ce cela qui le pousse toujours en avant ? L’ombre de son père qui l’oppresse ? L’ambition de sa mère qui l’aiguillonne ? Il y a de la démesure en ce jeune général.

Ses conquêtes ? Une chevauchée avide d’immensité, la gloire d’aller toujours plus loin. Sa tactique militaire ? Simpliste, elle consiste à masser ses forces au point le plus faible de l’ennemi, à l’enfoncer, et à recommencer ; pour le reste, rapidité de mouvement et discipline ; avec la science grecque des machines de siège. Rien d’extraordinaire sinon une bougeotte perpétuelle.

alexandre le grand carte des conquetes

Le fleuve grec se serait sans doute perdu dans les sables si les soldats, plus rationnels que le jeune homme à leur tête, n’avaient refusé un moment d’obéir. Ceci se passait devant le fleuve Hyphase qui se jette dans l’Indus, en août 326. J’y suis allé, le pays est désertique et les rochers, sévères, dessinent comme une mise en garde. Alexandre traverse seul le fleuve, nul ne le suit. Déçu, il revient et donne le signal du retour. Mais il fait ériger auparavant douze grands autels en forme de tours (aujourd’hui disparus), sexes dressés au dieux, défis aux pères. L’adolescent prouve ainsi qu’il devient adulte. Mâle par la guerre, femelle par les villes qu’il fonde et par les femmes qu’il féconde.

L’esprit grec est cette combinaison d’intelligence, d’audace et de technique. Elle est chantée dans les récits de l’Iliade, Ulysse et le cheval de Troie, le pieu rougi au feu et les moutons de Polyphème, dans le mythe de Dédale et de ses ailes artificielles, des sièges d’Halicarnasse, de Tyr et d’autres lieux. Mais Alexandre n’a pas l’équilibre grec en lui-même, il est trop fougueux, trop frénétique. Il sait entraîner, mais sait-il bâtir ? Qu’aurait été son périple s’il avait eu pour compagnons de vrais adultes grecs mesurés et savants plutôt que Néarque, Parménion, Hephaestion, Polyèdres, Diades et autres ? Ce général, cet amiral, ces ingénieurs et ce merveilleux ami-amant, ministre et grand vizir, confident, consolateur, tampon et exécutant critique de la fougue alexandrine ?

alexandre le grand

Certes, Alexandre n’est pas un dieu ; il est bien plus le symbole de la Grèce antique. Ce sont sa technique, son courage, sa culture qui ont vaincu, plutôt qu’un homme seul, fût-il le plus grand.

Il reste qu’Alexandre est une figure qu’un garçon aime invoquer. Il a tout ce qui fait l’idéal d’un Grec : la beauté, la jeunesse, l’audace, la puissance, l’amour – et ce destin tragique qui lui donne une existence intense comme celle d’Achille, si vite consumée. C’est en ce contraste tragique, probablement, que réside l’émotion que suscite le récit de sa vie. L’association de la jeunesse et de la mort a toujours fasciné et Benoist-Méchin rend bien cette antithèse.

Jacques Benoist-Méchin, Alexandre ou le rêve dépassé, 1976, Tempus Perrin 2009, 352 pages, €9.00 

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Alecos Papadatos, Démocratie, BD

papadatos democratie
Nous sommes en 490 avant notre ère, à la veille de LA bataille. Dans la nuit de Marathon, sur les hauteurs qui dominent la plage où campent les Perses, hulule la chouette, symbole d’Athéna. Deux jeunes hommes qui ne peuvent pas dormir se racontent leur existence, peut-être avant de mourir demain. Ils sont bientôt entourés de leurs compagnons tant l’existence de l’un se confond avec ce pourquoi ils sont là : la naissance de la démocratie, pour la première fois dans le monde.

Le premier jeune homme est Thersippe, qui sera le coureur de Marathon selon certains historiens (d’autres lui donnent un nom différent) ; il périra dans son effort pour annoncer la victoire aux Athéniens le lendemain, après 42 km et 195 m – performance que l’on reproduit aujourd’hui à chaque épreuve olympique. Le second, le narrateur, est Léandre, personnage inventé.

Léandre remonte cette nuit-là à l’été de ses 16 ans, beau gaillard gracile perpétuellement torse nu, féru de dessin et de peinture. Après avoir enfreint les ordres de son père qui ne lui a permis de peindre qu’un seul des murs de la salle alors qu’il a peint les quatre, emporté par son enthousiasme, il est envoyé se colleter à la dure réalité : celle de négocier un bon prix pour l’huile d’olive du domaine auprès d’un marchand de Thrace. Porter les ballots d’olives et les jarres d’huile lui exercera les muscles tandis que le négoce lui assainira la tête, pense son père qui veut en faire un homme.

Lorsqu’il est de retour à Athènes après avoir réussi, c’est le jour de la procession des Panathénées. Tout le peuple est autour de la citadelle pour voir le spectacle. Dans cette presse, deux tyrannoctones ont prévu d’abattre le tyran Hipparque, qui gouverne avec son frère Hippias en manipulant la masse et en s’en mettant plein les poches. Aristogiton et son jeune amant Harmodios, dont on dit que le tyran les avait insultés, poignardent Hipparque avant d’être pour l’un, le plus jeune, abattu par la garde et pour l’autre arrêté, torturé puis exécuté après avoir donné le nom de ses complices aristocrates. Dans la répression qui suit l’acte, le père de Léandre est tué par la police scythe.

harmodios et aristogiton

Son géniteur mort, sa maison incendiée, ses biens confisqués (par un ex-ami de son père…), Léandre s’exile, toujours en pagne, jusqu’à Delphes où une connaissance de son père le fait travailler à inventorier les offrandes dans le Trésor. L’adolescent retrouve Hero, la jeune nièce du commerçant à qui il a négocié ses olives il y a peu ; elle est pythie apprentie.

Peu à peu, le garçon se rend compte que l’oracle délivre des messages qui sont filtrés par des prêtres de Delphes appelés « saints », éminemment corruptibles. Malgré l’oracle sibyllin, l’interprétation penche vers qui paie le plus. Mais qu’importe : ce qui compte est d’y croire. La foi insuffle une volonté bien plus forte que la seule raison. La force d’un oracle tient à l’histoire racontée qui donne sens. Qui croit est doué d’un pouvoir de convaincre et de vaincre.

C’est ce qu’apprend au candide Léandre un mystérieux Athénien, Clisthène, venu solliciter de l’oracle l’appui de Sparte pour renverser le tyran survivant Hippias. Clisthène l’Athénien sera considéré comme le père de la démocratie. Il instaurera un système de votes où les citoyens ne sont plus regroupés en tribus clientélistes, mais en circonscriptions où les diverses classes sont mélangées. Chacun verra donc plus l’intérêt général que celui de son clan – et ce sera bien le peuple qui décidera à la fin et non pas quelques aristocrates.

papadatos democratie bd
Ce roman dessiné historique conte donc une double quête : celle de l’adolescent Léandre de 16 à 32 ans – et celle de la démocratie athénienne qui émerge avant Marathon. Devenir adulte et devenir citoyen s’apprend, s’entretient et se conforte, car l’état d’homme libre et responsable est toujours précaire, dans un combat sans fin.

Athéna, qui parle au garçon dans ses rêves, représente la transition entre le monde ancien des dieux (les forces obscures qui meuvent l’humain) et le monde nouveau des hommes (ce rationnel scientifique et démocratique sans cesse à consolider). Les deux totems de la déesse sont le serpent et la chouette, alliant la force de qui sort de la terre à la clairvoyance de qui voit dans la nuit – le désir et la raison. Athéna se situe entre ses frères : Apollon garant de l’ordre, de la beauté et de l’intelligence, et Dionysos en état de perpétuelle ébriété hormonale et de joie, insufflateur du désir et de la volonté. Si Dionysos est sorti de la cuisse de Zeus, Pallas Athéna est sorti du même par la tête. Déesse emblématique d’Athènes, elle se veut l’équilibre du bon sens, état fragile toujours à rectifier, paix armée sans cesse sur le qui-vive. La cité ne sera grande que lorsqu’elle incarnera cette double vertu de puissance et de discipline – notamment face aux Perses à Marathon.

  • Ainsi le corps du citoyen est-il celui d’un athlète, pareil aux dieux représentés sur les vases que Léandre aime peindre et par les statues. Il est soldat plus que travailleur – et le lecteur pourra comparer les anatomies respectives de Léandre (fils de négociant libre) et de Givrion (fils d’esclave, son ami).
  • Ainsi l’esprit du citoyen est-il entre la logique volontiers sophiste et manipulatrice des philosophes, et la passion collective de la foule – le lecteur pourra comparer les personnages de Pisistrate et de Solon.

Le dessin, plutôt sommaire et volontiers pressé, fait souvent surgir la grâce du mouvement et de l’expression, inspiré des lutteurs minoens d’Akrotiri à Santorin. Léandre et Hero sont beaux en leur jeunesse, ils irradient la lumière du désir et courbent leurs formes en élans gracieux. Ils se détachent comme l’avenir sur un passé plus grossier – comme la démocratie qui naît sur l’asservissement coutumier.

papadatos democratie garcon

Papadatos fait passer la leçon de l’histoire – les valeurs de notre civilisation – par le dessin. L’aventure et l’amour sont complétés par des annexes d’historiens pour mieux comprendre. Le lecteur percevra plus clairement cette ligne arbitraire qui passe entre moutons et citoyens, mais aussi mieux que sur une carte cette frontière impalpable entre la Grèce et la Turquie (hier la Perse) – ce pourquoi ce pays n’a rien à faire dans l’Union européenne (sauf à ne vouloir qu’un marché de libre-échange sans aucune âme).

« Toute fin nous ramène aux intrigues », dit le Léandre de 32 ans à ses compagnons d’insomnie. Il parle de la démocratie, sans cesse menacée par les clans et par les castes, sans cesse à refonder. « Au temps où nous pensions qu’on était les bons, et tous les autres les mauvais (…) cette façon de penser met toujours en avant ceux qui agissent par eux-mêmes, pour eux-mêmes, les ‘grands’ noms, les ‘chefs’, les tyrans, et ceux qui nous sauvent des tyrans » p.197.

Une leçon que les partis politiques d’aujourd’hui devraient méditer, au parti Socialiste comme chez les Républicains, politiciens qui se croient volontiers investis de la mission de commander aux autres. « Cette façon de penser nous ramène à la peur et à la folie, au visage de la Gorgone. Et la force de la Gorgone peut se retourner vers nous à tout moment. Nous pouvons être notre pire ennemi ». Ce ne sont pas les élections régionales de décembre 2015, faisant surgir brutalement un Front national menaçant, qui vont démentir cette antique leçon de politique.

Pour vivre ensemble et faire cité, il ne faut pas diviser mais unir – donc adhérer à une histoire commune. Seule une histoire donne un sens à la vie (p.198) – donc une histoire particulière, patriotique, à construire et à transmettre. Avis au ministre Belkacem et aux pédagogos du mammouth ! Dompter la sauvagerie de l’homme pour rendre l’existence plus douce à tous est la voie d’Athènes, dit le Poète (Eschyle, lui aussi présent à la bataille de Marathon). Une grave leçon de notre culture – il y a déjà 25 siècles ! Leçon que l’inculture de nos politiciens est en train de nous faire perdre.

Alecos Papadatos et al., Démocratie (Democracy), 2015, bande dessinée Vuibert, traduit de l’américain, 237 pages, €21.00

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Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?

paul veyne les grecs ont ils cru a leurs mythes
Par cette question blasphématoire, le professeur d’histoire romaine au Collège de France depuis 1975 Paul Veyne, né en 1930, remet en question à la fois l’illusion linéaire du « progrès » de l’esprit humain, mais aussi le statut en noir et blanc de la croyance. Le mythe grec se trouve en effet au carrefour de plusieurs modalités de la « vérité ».

Inspiré par Nietzsche et Foucault, l’auteur ne « croit » pas en la Vérité platonicienne, immuable et hors du temps. Peut-être en existe-t-il une, que les mathématiques tenteraient d’approcher ? Toujours est-il que la vérité n’est qu’historique, contingente à chaque peuple et à chaque époque. Même Einstein savait que sa théorie de la relativité n’était que provisoire, bien que vérité jusqu’à nos jours.

La vérité est « l’expérience (…) la plus historique de toutes » p.11 ! Et l’auteur de citer les Dorzé, une tribu d’Éthiopie qui croit le léopard animal chrétien (qui respecte donc les périodes de jeûne de l’Église copte) – mais que cela n’empêche nullement de protéger leur bétail contre lui les jours de jeûne… C’est que l’on croit, mais jusqu’à un certain point.

Soit histoire exemplaire pour la tradition, soit généalogie imaginaire pour le peuple, soit noyau de vérité orné de fariboles ajoutées, le mythe « explique » sans épuiser l’explication. Il a une vertu rhétorique chez les poètes, idéologique chez les politiciens, éventuellement historique chez les auteurs. Le mythe remplit une fonction sociale mais le temps du mythe n’est pas le nôtre : il sert de matrice, de forme stable dans le perpétuel changement du monde, donne une personnalité à la cité – donc une appartenance à chacun.

« Entre une réalité et une fiction, la différence n’est pas objective, n’est pas dans la chose même, mais elle est en nous, selon que subjectivement nous y voyons ou non une fiction : l’objet n’est jamais incroyable en lui-même et son écart avec LA réalité ne saurait nous choquer, car nous ne l’apercevons même pas, les vérités étant toutes analogiques » p.33.

Lorsqu’apparaissent des « centres professionnels de vérité », cercles philosophiques et écoles scientifiques, l’autorité de la tradition vacille sous la réflexion critique. Mais la littérature continue : la fiction construit un monde imaginaire, mais qui est « vrai » le temps de la lecture et laisse des traces sous formes d’exemples humains et de ressorts psychologiques, voire de cas pratiques, dans l’esprit des lecteurs.

Nous croyons-nous plus « avancés » que les Grecs antiques ? Nous avons aussi nos Mythologies, comme Roland Barthes l’a brillamment montré. Nous avons aussi nos croyances, sous le vernis « scientifique », comme Michel Onfray l’a montré à propos de l’Idole des psys : Sigmund Freud.

Paul Veyne décrivait déjà, bien avant Onfray : « l’œuvre de Freud, dont il est surprenant que l’étrangeté surprenne si peu : ces opuscules qui déroulent la carte des profondeurs de la psyché, sans l’ombre d’une preuve, sans aucune argumentation, sans une exemplification, même à des fins de clarté, sans la moindre illustration clinique, sans qu’on puisse entrevoir d’où Freud a tiré tout cela et comment il le sait ; de l’observation de ses patients ? Ou plus probablement de lui-même ? On ne s’étonnera pas que cette œuvre si archaïque ait été continuée par une forme de savoir non moins archaïque : le commentaire. Que faire d’autre que commenter, quand le mot de l’énigme a été trouvé ? » p.42.

Depuis l’Antiquité, n’avons-nous pas régressé ? « Ne pas tout croire était une qualité grecque par excellence » p.43, note Paul Veyne…

Car il y aura toujours des gens pour qui l’exigence de vérité existe, et d’autres pour qui elle n’existe pas. Déjà chez Diodore, la vérité sur Héraclès était double, l’une critique et l’autre respectueuse. « Le conflit avait fait passer les partisans du second de la spontanéité à la fidélité à soi-même : ils avaient désormais des ‘convictions’ et en exigeaient le respect : l’idée de vérité passait au second plan : l’irrespect était scandaleux, et ce qui était scandaleux était donc faux. Tout bien étant aussi vrai, seul était vrai ce qui était bien » p.59. On croirait entendre les Évangélistes yankee sur la création du monde, les cathos sur la procréation ou les islamistes sur ce qui est ou pas dans le Coran ! Diodore a pourtant vécu au IVe siècle…

Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Essai sur l’imagination constituante, 1983, Points essais 2014, 168 pages, €7.50

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Praxitèle

Athénien célèbre du siècle d’or, le IVème, Praxitèle est réputé incarner dans la pierre la parfaite beauté humaine. Il ne glorifia pas seulement les hommes par le marbre, ni même les éphèbes, mais aussi les femmes. On dit qu’il fut le premier grec classique à sculpter une femme nue. Il est vrai qu’incarner une déesse en une courtisane montrait que ce sacré grec n’avait pas le pesant sérieux du nôtre. L’érotisme humain – trop humain – s’élevait au sacré. Ce dernier n’écrasait pas l’homme de son infinitude comme le firent plus tard les religions du Livre.

Le paradoxe de Praxitèle est qu’il n’existe plus. Comme Homère, il est un nom, une réputation, mais ses « œuvres » ne sont que des échos. À l’exception possible d’une tête, rien n’a subsisté des statues originales qu’il a créées. L’humain de marbre a été volé, emporté, caché, détruit. Trop beau pour rester pur.

phryne copie romaine

Les Romains, ces Japonais d’hier, ont copié et recopié les Grecs faute de savoir inventer une telle perfection. Mais avec la lourdeur qui les caractérise, cet esprit juridique et systématique qui préfère l’inventaire à l’harmonie et le solide à l’envol. Que reste-t-il du style grec dans ces pastiches classiques ? De cette esthétique grecque qui était un accord profond de l’homme avec sa nature en devenir (d’où sa prédilection pour la représentation d’éphèbe) ? A-t-on envie de faire l’amour à la statue, comme le fit ce jeune grec à la statue de Phryné, amante du sculpteur et sublimée en Aphrodite, dans le temple où il se fit enfermer ?

praxitele apollon sauroctone marbre

Peut-être, mais il y faut le goût actuel pour le spectacle et le célèbre. Si la star passe à la télé, il est légitime d’en tomber amoureux. Pas pour elle-même mais pour son aura, pas pour son corps ou son esprit mais pour le parfum de célébrité qu’il ou elle traîne. L’observation des adolescents dans les expositions en donne quelque idée. Deux filles dans les 15 ans, devant l’Éros de Centocello :

« – T’as vu, il a le torse de Jérémie.

– Tu rigoles ? Il est pas si musclé !

– Eeehhh, tu l’as pas vu enlever sa chemise, Jérémie !

– Et pis il est pas bouclé avec les cheveux longs.

– Oui mais il est beau.

– Toi, tu es amoureuse !

– Moi !?

– Hé ! Hé !

– Vas pas le répéter, hein. – … (silence éloquent) »

praxitele eros

Un ado tout en noir, cheveux noirs, yeux noirs, blouson et jean noirs, tee-shirt noir et bijou barbare en argent noirci au cou, contemple la Vénus d’Arles en tordant la bouche. Il ne dit rien, sa mère l’accompagne. Difficile de savoir ce que pense ce front buté, peut-être (dans le langage approximatif actuel) quelque chose comme « mais pourquoi les filles de ma classe elles sont pas comme ça ? ».

venus d arles

Les copies les meilleures voisinent avec les pires, sans ordre apparent ; à chacun de faire le sien. Les expositions se veulent « scientifiques », axées sur la comparaison et sur les styles, pas sur les œuvres elles-mêmes. Depuis la fatwa de Bourdieu, « le goût » est forcément de classe et les fonctionnaires conservateurs de Musée se gardent bien de proposer leur jugement ! Laissons donc le goût de chacun se manifester, pour le meilleur et pour le pire. En ce qui me concerne, je trouve encore le goût des cardinaux romains de la Renaissance comme le meilleur. Ils préfèrent le naturel, l’harmonieux, cet élan qui passe dans le regard enveloppant la sculpture comme une grâce. Rien à voir évidemment avec les « beautés » de nos modes contemporaines, anorexiques de haute couture ou minets invertis de parfums italiens – une esthétique est aussi une éthique.

praxitele ephebe de marathon

L’Éphèbe de Marathon, bronze d’athlète au déhanchement délicat, est l’ombre de ces ombres de Praxitèle. Sa souplesse un peu gracile et son air rêveur éclaire ce garde à vous du trop classique. Hermès portant Dionysos enfant, un minuscule bébé à peine sorti du ventre, est un ensemble tellement ressassé qu’on ne le voit qu’à peine. Et pourtant ces deux œuvres, trouvées sur le sol grec, sont probablement plus près des originaux de Praxitèle que les autres. Le bébé Dionysos tend les bras vers la virilité puissante d’Hermès, messager des dieux, son modèle ; cet élan suscite une troublante émotion qui n’a rien de sexuel ; un remuement de paternité, peut-être, la vie qui prend son envol, encore.

praxitele hermes et dionysos enfant olympie

Les Aphrodites sont toutes des copies romaines. Celle d’Arles (dite Vénus) a ma préférence. La tête portant à gauche avec ce regard des dieux qui traverse tout ce qu’ils voient, une coiffure rangée vers l’arrière qui dégage l’ovale serein du visage, les lèvres pleines sous le nez droit qui conduit le regard tout droit vers la nudité de la poitrine, les seins jumeaux fermes et le sillon juvénile qui descend au nombril, les hanches rondes n’ayant jamais porté d’enfant. En revanche, quelles sont lourdes ces copies de copies alentour, celle du Belvédère ou celle dite Colonna ! Seul le torse sans bras, ni tête, ni mollets de l’Aphrodite de Cnide reste remarquable. Ce marbre de Paros a été longtemps exposé au jardin du Luxembourg sans que les éléments ne fassent autre chose que le patiner. D’où peut-être cette douceur du modelé qui va bien avec les seins de jeunesse et les muscles souples de l’abdomen.

praxitele venus

Parmi les hommes, l’Apollon Sauroctone a pris son nom de tueur de lézard d’après la petite bête qui monte sur le tronc auquel il appuie la main. L’éphèbe attentif se prépare à saisir le lézard au filet, d’un mouvement vif, comme le prouve la tension de tout le corps qui donne son dynamisme à la statue. Dommage que la copie de copie Borghèse soit si abîmée qu’il ait fallu probablement la raboter un peu, gommant le dessin du corps. La copie du Vatican apparaît plus précise, le torse réduit au tronc de la collection Choiseul-Gouffier, datant du début 1er siècle, révèle une tension musculaire plus proche du réel. L’original de Praxitèle devait être si vivant…

Apollon sauroctone Louvre

Ce genre d’exposition montre encore d’innombrables « satyres » dont le nom ne signifie rien, sinon la convention classique pour tout homme figuré nu sans attribut d’un dieu. Rien de « satyrique » dans cet enfant verseur de vin ou cet athlète éphèbe verseur d’huile. Rien d’autre que le sexe apparent, minuscule. Mais le puritanisme cul-bénit qui a sévit dès le 17ème siècle n’a vu dans le corps que la boue terrestre – et dans le sexe masculin un viol déjà, par le regard. Cet autre « satyre » de Mazara del Vallo n’a plus de pénis ni de testicules, attributs rongés par la mer, ce pourquoi il plaît tant à nos bourgeois d’aujourd’hui.

Ce bronze de danseur découvert dans le canal de Sicile en 1997 a le corps dynamique, arqué comme en extase. Il s’agit cette fois d’un vrai « satyre » avec oreilles pointues et trou au bas du dos pour une queue disparue. Il se perd dans la danse de Pan et son mouvement est délicieusement vrai, vivant. Il ressemblerait à un satyre de Praxitèle mais est attribué par les spécialistes à l’époque romaine hellénistique.

satyre de mazara del vallo

J’ai relevé aussi un torse d’Aphrodite du IIème siècle après, du type Vénus de l’Esquilin au corps de nageuse jeune et robuste, de délicieux Éros du Ier siècle après, le Farnèse-Steinhäuser et le Centocello aux proportions délicates, à la musculature en formation, à l’épiderme doux de l’extrême jeunesse. Les deux sont des répliques d’Éros de Praxitèle, selon les experts. Rien de l’androgynie dont on dit qu’elle serait délicieuse à l’œil, mais de jeunes garçons parfaitement garçons, dans le modelé inachevé de leur devenir.

Ce devenir deviné plus que le flou sexué crée en sculpture le délice de la tension. L’harmonie, chérie des grecs, est fille d’Arès (Mars), le dieu guerrier. L’agencement en vue d’une même fin est figuré par ce contrapposto des attitudes, le corps livrant son énergie dans cet accord des contrastes.

eros centocello musee capitolin

Mais c’est Phryné qui remporte la palme, célébrée au 19ème siècle comme « petite femme de Paris ». Elle a été peinte à l’Aéropage par Gérôme. Elle se trouve dénudée brusquement par son avocat, ultime argument face aux vingt satyres déguisés en juges. Ce tableau n’a pas plu à Zola, il y note « un geste de petite maitresse surprise en changeant de chemise. » Maxime du Camp ne voyait en elle « qu’une lorette égrillarde qui a les hanches trop hautes, les genoux en dedans, les mains trop grosses et la face boudeuse. » Ne s’agit-il point là de ce travers psychologique de la « dénégation » qui fait critiquer ce qu’on désire ? Travers très bourgeois, très français, qui fait dénier par exemple que notre système éducatif soit médiocre et que notre système de retraite soit loin d’être financé.

gerome phryne devant les juges

Un tel « retour du refoulé » n’est pas absent de notre siècle. Les salles du Louvre sont souvent tendues de noir et à peine éclairées. Esthétiquement, cela fait ressortir les nuances du marbre et focalise le regard sur les œuvres. Moralement, les conservateurs se défendent ainsi des ligues de vertus et autres professionnels du choqué, mettant cet étalage d’humanité nue, de pédérastie, de zoophilie, d’égrillardise et d’exhibitionnisme, sous l’apparence ecclésiastique de rigueur. L’art n’est noble que sacralisé : « l’Hart », disait Flaubert pour se moquer de l’enflure.

On se croirait parfois, au musée du Louvre, comme dans une église. La pédanterie scolaire qui aligne pour étude le meilleur avec le pire en rajoute probablement une couche. Il faut – hélas ! – payer son tribut à l’époque : et la nôtre n’a plus rien de cette « libération » vantée hier par la génération soixantenaire.

Jackie Pigeaud, Praxitèle, 2007, éditions Dilecta, 58 pages, €8.00

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Madeline Miller, Le chant d’Achille

madeline miller le chant d achille
Le roman historique est une gageure, d’autant plus qu’il est loin dans le temps. La seule œuvre qui donne une idée des mœurs et des coutumes de l’âge du bronze achéen est l’Iliade, récit hanté de divinités qui se battent autour des hommes, assurant leur gloire ou leur chute en même temps que leur destin. Si chaque héros se veut supermâle, chaque individualité est sujette à caution puisque ce sont les puissances invisibles qui les guident.

Ce pourquoi cette « biographie » romancée d’Achille est un portrait en creux. Le personnage principal est Patrocle, bien plus sensible, plus humain, laissé à sa vile condition et qui n’aime pas se battre. Il a plutôt la curiosité élargie d’un médecin, bienveillant à tous et préférant réparer que pourfendre. Madeline Miller enseigne aux États-Unis le grec ancien et Shakespeare, ce qui lui donne la profondeur épique et la nuance vocale des mots antiques. Elle prend des libertés avec les traditions littéraires sur Achille et n’évite pas certains anachronismes : « cette porte se referma derrière lui avec un petit clic » p.166. Est-on sûr que dans ces âges farouches les portes aient eues des « serrures » susceptibles de cliquer ? Des loquets de bois, à la limite de bronze, seraient plus réalistes à l’époque mycénienne… Elle évoque un « puma » alors qu’on parle de « lion » à Némée (qui serait plus probablement un lynx), et même de la ponte des tortues d’eau… en Grèce. Question de traduction ? Lorsqu’Achille caresse le corps de Patrocle, sa main glisse de la joue avant de descendre par le V de la gorge jusqu’à « toucher son pouls » – ne serait-ce pas plutôt son cœur, qui bat sous le sein ?

Ce qui n’est pas dû à la traduction en revanche est qu’avant les interdits des religions du Livre les garçons assouvissent leurs désirs dès la puberté, entre eux ou avec les filles à disposition. Or l’auteur choisit de ne laisser jouir Achille et Patrocle l’un de l’autre qu’à l’âge de 16 ans. Est-ce pruderie puritaine ou respect dévoyé des lois contemporaines aux États-Unis au détriment de la réalité ?

Malgré ces préjugés lourdement yankees, son roman reste une réussite.

L’auteur prend le ton égal des chroniqueurs pour faire conter à Patrocle sa propre histoire. Lui, enfant malingre et pas bien beau, à la mère demeurée et au père déçu, castrateur. Il a atteint la gloire immortelle qu’il n’a jamais cherchée en étant l’ami du plus beau et du plus illustres des Grecs, ravi avant ses 30 ans au combat, selon la prophétie. A dix ans, Patrocle tue sans le vouloir un gros de son âge avide de lui piquer ses osselets : en le repoussant, son crâne va s’ouvrir sur une roche. Fils de prince, il n’est pas mis à mort mais exilé, renié par son père qui le confie avec une forte somme au roi Pélée en Thessalie pour qu’il le serve. C’est dans ce palais important que, parmi les dizaines d’autres garçons réunis comme lui en vassaux, il va se faire remarquer par le fils du roi, Achille à la chevelure éclatante et à l’agilité légendaire. Pourquoi ?

Par étapes qui sont autant de gradations à l’amour :

  • Le sentiment qui unit les deux garçons commence dès l’âge de 5 ans par l’admiration de Patrocle pour la course légère d’Achille, qui gagne aux jeux la couronne de laurier ; Patrocle est né la même année que lui mais quelques mois plus tard, choisit l’auteur (les textes sont contradictoires).
  • L’attachement se confirme par leur reconnaissance réciproque : il est « surprenant », dit Achille à son père ; « tu n’es pas comme les autres », dit Patrocle à son ami.
  • L’affection se creuse avec la vie en commun, les jeux, les bagarres, la protection mutuelle : la force et le prestige d’Achille, la gratitude en miroir de Patrocle.
  • La tendresse nait et l’auteur décrit avec sensibilité le Patrocle de 11 ans : « Et durant toutes ces activités [en commun seul avec Achille], un sentiment s’imposait à moi. Sa façon d’enfler dans ma poitrine d’un coup évoquait presque la peur, et il arrivait très vite, un peu comme les larmes. Pourtant, ce n’était ni l’un ni l’autre, car il appelait gaieté et lumière… » p.59.
  • La passion se confirme avec l’exil d’Achille, à 13 ans, auprès du centaure Chiron : Patrocle s’enfuit du palais pour le rejoindre, et cela touche Achille autant que cela le flatte : sa gloire grandit à ses propres yeux lorsqu’il la voit dans l’admiration sans condition de son ami.
  • Il s’approfondit par la sensualité des exercices à deux, dans la solitude de la montagne, la nudité sur les fougères, les jeux érotiques dans l’eau fraîche, les étreintes tendres sur la couche de roseaux – jusqu’au plaisir sexuel découvert en commun et à égalité à l’aube des 16 ans. Dès lors, le compagnonnage est pour la vie. Après le premier plaisir conjoint, nus sur la couche : « Il me regardait résolument de ses iris verts pailletés d’or. Une certitude s’épanouit en moi et vint se loger dans la gorge. Je ne le quitterai jamais. Je serai à lui pour toujours, autant qu’il voudra de moi » p.112.

Achilles chez Lycomedes sarcophage athenien v240 Louvre

Thétis, déesse néréide mère d’Achille, a beau mépriser le vermisseau humain qui accapare la gloire et la substance de son fils, elle a beau comploter pour l’arracher de ses bras et le forcer à engrosser Deidamie, fille de Lycomède roi de Skyros, elle ne peut empêcher le destin de s’accomplir : Achille aime Patrocle, Patrocle aime Achille, bien au-delà du sexe, sans que l’un soit actif et l’autre passif mais comme deux frères jumeaux attachés l’un à l’autre. Ce que le film de Wolfgang Petersen a mal rendu, gêné par l’omnisexualité imposée en Occident par la psychologie de Freud.

L’amour était plus vaste et plus naturel que l’obsession « homo » sexuelle du militantisme gai. Dans un monde mâle de guerriers mycéniens, l’attachement de deux garçons dès leur enfance produisait une fraternité pour la vie, sans que les femmes en soient forcément exclues. L’égalité par l’adresse, la culture et les passions était le fait des hommes parce que la société était martiale, centrée sur la force. Ce qui n’empêchait pas l’amour d’un homme pour une femme, mais d’un ordre différent.

achille et patrocle amourmadeline miller the song of achilles new york times bestsellers

A 17 ans, forcé par une ruse d’Ulysse de sortir de la cachette où sa mère l’avait placé (déguisé en fille) pour dévier la prophétie, « Achille avait choisi de devenir une légende » p.195. Il sera Aristos Achaion – le meilleur des Grecs – devant Troie.

Il y laissera la vie avant d’avoir trente ans, par la vanité autoritaire d’Agamemnon, par la Passion de Patrocle et par son propre orgueil de demi-dieu, entretenu par sa glaçante néréide de mère. Patrocle suivra son destin, refusant gentiment et avec émotion que la captive Briséis ait un enfant de lui, alors qu’Achille en a un de Déidamie, Néoptolème. L’auteur en donne une scène très délicate au chapitre 24.

Le fils d’Achille, 12 ans, viendra à Troie car, dit la prophétie, sans lui la ville ne pourra être prise : impitoyable, il tuera Priam, cassera la tête d’Astyanax et violera Andromaque, sans amour pour quiconque ni amitié pour personne, façonné par sa seule grand-mère, froide comme un poisson. En creux, Achille est plus humain, réchauffé à l’amour de Patrocle.

Les dernières pages sont d’une émouvante beauté. La néréide impitoyable qui pardonne… Reste chrétien de l’auteur peut-être, mais qui atteint ici à la grandeur. J’en ai été saisi et, dans les dernières phrases, emporté.

Madeline Miller, Le chant d’Achille, 2012, traduit de l’américain par Christine Auché, édition Rue Fromentin 2014, 388 pages, €23.00 Format Kindle €9.99

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Jean-Pierre Vernant, La mort dans les yeux

jean pierre vernant la mort dans les yeux

Professeur au Collège de France, anthropologue et helléniste, Jean-Pierre Vernant né en 1914 est mort en 2007 ; il était un grand homme de la culture, un professeur pour mes jeunes années d’archéologue. J’aimais en lui son souci de la précision et l’adéquation des mots, ce pourquoi il récusait les interprétations freudiennes, trop simplistes selon lui. L’anthropologue, contrairement au psychanalyste freudien, ne fait pas une idéologie de son savoir, il tient compte du contexte social et de la dimension historique des faits dont il forme système. « Je ne crois pas que la psychanalyse puisse proposer un modèle d’interprétation à valeur générale et qu’il s’agirait seulement d’appliquer ici ou là. C’est cette façon de penser et de vivre la psychanalyse que j’appellerai ‘illusion’, comme il y a un mode illusoire de vivre et de penser le marxisme » (entretien avec Pierre Kahn, 1996).

Dans ce long article édité en petit livre, il étudie ces trois puissances divines grecques au masque : la Gorgone, Dionysos et Artémis. Toutes trois concernent des expériences de l’Autre. L’homme grec antique, contrairement à nous, était exclusivement extraverti. Il ne cherchait pas son identité en lui-même, mais dans le regard des autres. Sa personnalité était une suite d’actes qui le définissait dans la famille, la cité, la civilisation. Artémis situe chacun dans l’horizon, Dionysos et la Gorgone dans la verticalité. Artémis montre l’homme autre, Dionysos l’autre en soi, la Gorgone l’autre de l’homme.

Artémis est la déesse du monde sauvage et des confins, elle hante tous les lieux non cultivés et guide les personnalités non encore civilisées – notamment les jeunes filles et les adolescents. Patronne de la chasse, elle conduit par la sauvagerie vers la civilisation en disciplinant les jeunes hommes à respecter les règles qui les distinguent de l’animalité. « Pendant le temps de leur croissance, avant qu’ils n’aient sauté le pas, les jeunes occupent, comme la déesse, une position liminale, incertaine et équivoque, où les frontières qui séparent les garçons des filles, les jeunes des adultes, les bêtes des hommes, ne sont pas encore nettement fixées. Elles flottent, elles glissent d’un statut à l’autre… » Chez Atalante, par exemple, la virginité volontairement prolongée fait que tout se brouille, l’enfant ne se distingue plus de la femme mûre, la féminité se virilise, l’humain se fait ours. Les jeunes, à Sparte, sont appelés Pôlos – poulains et pouliches – pour dire leur statut non entièrement acquis à la civilisation. Artémis préside aussi à l’accouchement, moment où la femme est la plus naturellement animale, et à la guerre, qui fait du guerrier une bête saisie de fureur.

Artémis est donc la déesse qui permet à la culture d’intégrer ce qui lui est étranger. Fondatrice de la cité (poliade), elle institue une vie commune pour tous ceux au départ différents. « En faisant de la déesse des marges une puissance d’intégration et d’assimilation, comme en installant Dionysos, qui incarne dans le panthéon grec la figure de l’Autre, au centre du dispositif social, en plein théâtre, les Grecs nous donnent une grande leçon. Ils ne nous incitent pas à devenir polythéistes, à croire en Artémis et Dionysos, mais à donner toute sa place, dans l’idée de civilisation, à une attitude d’esprit qui n’a pas seulement valeur morale et politique, mais proprement intellectuelle et qui s’appelle la tolérance ».

Dionysos dépayse de l’existence quotidienne par le déguisement, le jeu, le théâtre, l’ivresse, la danse et la transe. Il permet de devenir soi-même autre. Il tire vers le haut, vers le dieu.

La Gorgone (ou Méduse), à l’inverse, tire l’homme vers le bas, vers les enfers (Hadès) et la mort. Elle pétrifie, son extrême altérité terrifie, elle glace en mettant face à soi le miroir de soi figé, immobile dans le néant. Puissance de mort, elle est représentée sur les boucliers des Achéens qui attaquent Troie. Les guerriers renvoient en miroir ce qu’ils promettent à leurs ennemis, tout en poussant des cris gutturaux pareils aux sons proférés par les serpents, les chiens et les chevaux en fureur, qu’on dit être ceux poussés aussi par les morts dans l’Hadès. Les éphèbes sont incités à laisser pousser une longue chevelure qui les rendra plus terrifiants au combat, comme les serpents autour de la tête de Méduse. Cette crinière ajoute à leur aspect sauvage et contribue à les posséder d’une fureur de carnage.

Artémis, Dionysos, la Gorgone, sont les trois dieux au masque qui ponctuent le rapport à l’Autre en Grèce ancienne. L’humanité se trouve définie par l’appartenance à la vie politique, à la vie citoyenne, privilège qui distingue des barbares, des étrangers, des esclaves, des femmes et des jeunes. Seules les pratiques institutionnelles permettent d’intégrer ces êtres aux marges de la cité pour avoir contact et commerce, ou les assimiler. Cette attitude rationnelle, bien loin de la haine passionnée des sauvages pour tout ce qui n’est pas eux, est une distance critique par rapport à soi – un grand pas de l’humanité.

Attitude que l’on se doit de rappeler aujourd’hui, où les « racines » de notre civilisation occidentale sont bien malmenées par des groupes extrémistes qui se réclament pourtant d’elles !

Jean-Pierre Vernant, La mort dans les yeux, 1998, Fayard Pluriel 2011, 128 pages, €17.00

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Pierre Lévêque, Les grenouilles dans l’Antiquité

pierre leveque les grenouilles dans l antiquite

L’helléniste archéologue, longtemps fouilleur grec de l’École française d’Athènes, étudie en ce petit livre érudit et joyeux l’animal le plus humble mais présent partout : la grenouille. Pourquoi s’intéresser à ce pullulant bavard ? Parce qu’il est présent partout, pas seulement en Europe, et ceci depuis des millénaires !

La déesse Artémis elle-même est parfois qualifiée de Grenouille la Juste. Plutarque, Aristophane et d’autres évoquent ces démons des eaux abondants et croassants, des monnaies la représentent, tandis que le petit peuple offre en ex-voto des grenouilles aux temples et dans les tombes. La grenouille est attestée en Grèce au Ve siècle avant au moins. Elle est toujours associée aux déesses mères (Léto, Héra) ou aux divinités de la jeunesse féconde (Artémis, Apollon, Dionysos).

Les Égyptiens, dès 4500 ans avant notre ère, célébraient déjà les grenouilles à l’origine de la création du monde et Héquet, la déesse-grenouille des naissances. « Terre bénie des batraciens » en raison des marais du Nil, l’animal est le symbole de ce qui naît du limon et renaît sans cesse, il gouverne l’éternité des morts. « Les frétillantes et pétulantes bêtes cernent de toutes parts l’univers mental : genèse du monde, génération spontanée, crue vivifiante, fécondité des femmes et des femelles, espoirs d’éternité, elles sont partout présentes » p.59.

En Mésopotamie elles sont amulettes, en Chine associées aux rites de l’eau – un fonctionnaire est même chargé de l’expulsion des grenouilles à chaque nouvelle année -, en Inde elles font l’objet d’un hymne du Rig Veda et sont citées dans l’Atharva Veda, elles sont maîtresses de la pluie et donneuses de nourriture chez les Aztèques et associées à la fertilité chez les Amérindiens. Au Japon et en Grèce, la grenouille fait rire les déesses Amaterasu et Déméter, ce qui apaise leur colère. La Bible les cite peu, pour s’en méfier, comme Seconde plaie d’Égypte dans l’Ancien testament et comme sortant de la bouche du dragon de l’Apocalypse. La grenouille réapparaît devant la Vierge Marie et dans la légende orthodoxe de saint Tryphon.

C’est que la grenouille est célébrée depuis le néolithique en Europe, associée à la déesse de la fécondité dès le 7ème millénaire avant, peut-être par identification à l’embryon dans un ventre. Associée à l’eau, à la pluie, à la lune, à la reproduction, au sexe féminin (son apparence est celle d’une vulve), à la joie exubérante et pullulante, elle est indispensable à l’ordre primordial du temps qui passe et à la nature vivante qui se renouvelle. « Ces coasseuses [… sont] des démons familiers, expression la plus pure de la musique de l’univers » p.92. Le monde est construit de petites forces distinctes et de pulsions intimes : c’est ce que les grenouilles représentent dans la mythologie humaine depuis le Néolithique ancien.

Insolite, plaisant, éclairant, cette étude anthropologique de la grenouille mérite l’attention.

Pierre Lévêque, Les grenouilles dans l’Antiquité – cultes et mythes de grenouilles en Grèce et ailleurs, 1999, éditions de Fallois, 139 pages, €17.38

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Christian Meier, La politique et la grâce

christian meier la politique et la grace

D’un exposé présenté au 35ème Congrès des historiens allemands dans la Berlin soviétique en 1984 est né ce petit livre. Ce n’est pas par hasard qu’il a retenu l’attention de Michel Foucault, Jean-Claude Milner, Paul Veyne et François Wahl pour leur collection Des travaux au Seuil. L’époque était au tout politique et les intellectuels cherchaient désespérément à sortir de l’ornière marxiste pour laquelle tout était écrit de tout temps. L’historien allemand aborde ici l’anthropologie grecque et les rapports inattendus de la vie de la cité avec la grâce de la personne.

Il prend pour témoignage principal l’Orestie d’Eschyle, jouée en 460 avant notre ère, dans une période où les Athéniens quittaient l’ordre ancien oligarchique pour la démocratie. Athéna ne parvient à convaincre des Érinyes de ne pas menacer la cité grâce à Persuasion, l’une des formes de la grâce. « La leçon principale en était claire : l’ordre nouveau, avec l’abaissement de l’Aréopage, devait être tenu pour légitime, mais le parti vainqueur devait se montrer conciliant. On ne pouvait se passer de la noblesse. Les dieux voyaient les choses ainsi » p.21. Et il est vrai que l’URSS et ses satellites n’ont jamais pu se passer du capitalisme, moteur de la science, de la technologie et de l’innovation, ce qui était particulièrement visible dans les années 1980…

La grâce ne dépend pas de l’apparence (des gènes) ni de la noblesse (de la naissance) , mais du charme (de l’éducation). « Les auditeurs ne sont pas convaincus par les seuls arguments, mais par quelque chose qui vient s’y ajouter : la manière de les formuler, de les exprimer, la façon de se présenter en public ; la grâce en somme, où s’unissent l’esprit et le corps, le naturel et la réflexion, la réserve et l’aisance. Homère a raison d’associer la grâce aux égards, à la retenue, au respect » p.18. Entre les citoyens, la politique n’est plus rapport de force, mais fondée sur le droit et l’équité.

Christian Meier va donc chercher dans la culture grecque les racines de cette grâce en politique. Il la situe dans l’aristocratie, seule classe disposant d’assez d’aisance pour développer les arts civils et civiques. La danse et la musique étaient le noyau de l’éducation. Dans la plupart des cultes religieux et quel que fut l’enthousiasme, l’idéal était (alors) la mesure. La beauté corporelle était valorisée, mais plus comme acquise que comme native, « de cette grâce qu’on peut développer, qu’on peut pour ainsi dire apprendre, afin de réparer ce dont le défaut réside dans la personne physique de chacun » p.32. La forme humaine des dieux, sculptée sur les temples et érigée en place publique, se confond avec un développement complet de l’homme, les dieux poussant un peu plus loin les qualités humaines.

Mais les conditions historiques et matérielles n’en sont pas moins présentes. « Le puissant mouvement qui commence vers le milieu du VIIIe siècle et qui entraîne tout le monde grec dans une vaste transformation est parti d’une foule d’entrepreneurs nobles qui étaient plus ou moins indépendants : navigateurs, marchands, aventuriers et surtout fondateurs de colonies » p.39. L’initiative individuelle et les capacités personnelles d’organisation et d’entraînement des autres sont valorisées. Ulysse n’est pas très beau, mais charmeur.

Les poètes ont chanté les dieux et les déesses, les façonnant peu à peu sur l’idéal de la grâce. « Les Charites, qui personnifient plus particulièrement la grâce, étaient primitivement des déesses de la Fertilité, et aussi de l’Amour, du Mariage et de la Naissance. (…) Puis la poésie en fit les filles de Zeus. Elles chantaient et dansaient pour réjouir les dieux, mais procuraient aussi aux hommes la solennité, la beauté, la victoire dans les concours, l’inspiration poétique, le charme. (…) Avec les Muses, les Saisons et Peitho, les Charites personnifient encore la grâce de la conciliation, de la parole efficace sans violence, toutes conditions d’une vie en commun lorsque les circonstances en deviennent difficiles » p.45. Avec la grâce, la faiblesse apparente qui ne prétend rien s’arroger, devient force. D’où les vertus politiques de respect, de conciliation, de mesure, de style, de maîtrise de soi, de sagesse, qui vont se développer sur l’exemple de l’éducation des jeunes nobles.

« En face d’une double lacune institutionnelle (la rupture avec les vieilles évidences paisibles et l’absence d’une autorité monarchique qui aurait pu établir des institutions nouvelles), on avait besoin d’une pensée politique autonome, laquelle, de son côté, réclamait pour s’étayer une méditation sur l’ensemble du cosmos » p.61. La grâce a donc un rôle chez l’individu, dans la cité et dans l’ordre du monde. Les trois se répondent, formant un schéma anthropologique original. Ce qui était une manière de se comporter devint l’objet d’une politique.

Mais cette grâce, qui a poussé au plus haut peut-être l’épanouissement humain dans l’histoire, connait de cruelles limites dans le rôle secondaire accordé aux femmes et aux esclaves, comme dans le refoulement des démons intérieurs et des dilemmes moraux que mettent en scène les tragédies. La grâce est la vertu d’une minorité de mâles citoyens restant entre eux dans la cité et imbus de leur civilisation. Même si les barbares étaient considérés : « Ils étudiaient les barbares avec beaucoup d’attention, ils les respectaient et, même s’ils étaient leurs ennemis, ils ne leur déniaient pas toute valeur, ne les méprisaient pas » p.87.

Pourquoi cette grâce est-elle hors de notre portée ? Parce que le monde a cessé d’être à la mesure de l’homme.

  • Nous ne vivons pas dans d’étroites cités où tout le monde peut se connaître mais dans des États Léviathan dans lesquels chacun est spécialisé, sans prise sur l’ensemble.
  • Nous ne vivons pas dans un cosmos ordonné mais dans un chaos soumis au hasard, malgré les utopies abstraites comme le progrès ou la maîtrise de la nature.

Déjà les Romains ont voulu conquérir et organiser le monde connu ; pas les Grecs. « Tout se passe comme si les Grecs n’avaient pas pu ou voulu compter les uns sur les autres ; comme s’ils avaient eu un sens si aigu de leur personnalité qu’ils en étaient fermés de tout côté à autrui (à de rares exceptions près, telles que l’institution de la phalange) » p.103. Ils n’ont été ni monarques, ni impériaux, n’établissant que des comptoirs. Tout se passe comme si « les rapports de domination, hors de la seule sphère domestique, avaient parus aux Grecs être trop exigeants et de nature à les empêcher d’être eux-mêmes » p.104.

C’est peut-être vers cette attitude que nous devrions retourner, délaissant les grandes causes inaccessibles, afin que notre monde perdure. Exploiter la nature, exploiter les peuples, exploiter les individus au nom d’idéologies ou du Progrès, n’est sans doute pas viable à long terme puisque le monde est fini et que les rivalités mimétiques épuisent très vite les ressources. Rester « sire de soi » est peut-être la bonne mesure, celle qu’il faudrait retrouver, vieil idéal humaniste au fond, tiré de l’exemple grec antique.

L’utopie écologique actuelle, dans ses bons côtés, est-elle autre chose que cette grâce des Grecs fondée sur l’autarcie domestique, le travail de ses propres terres, une vie à l’abri de la nécessité laissant des loisirs, le tout dans la liberté de cette aisance assurée, faisant apparaître des vertus de magnanimité ? (p.114).

Les intuitions des intellectuels français des années 1980, valorisant ce petit livre, méritent qu’on s’y arrête. Surtout en ces temps-ci où la grâce est absente, dévalorisée au profit de l’intolérance de la force brute – qui favorise la bêtise.

Christian Meier, La politique et la grâce, 1984, traduit de l’allemand par Paul Veyne, collection Des travaux, Seuil 1987, 127 pages, €32.99

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Luciano Canfora, La démocratie comme violence

luciano canfora la democratie comme violence

L’historien philologue italien de l’université de Bari édite en ce petit opuscule la première critique antique, probablement la plus ancienne, de la démocratie. Le texte de cette Constitution des Athéniens est attribué à Xénophon, qui n’en est sans doute pas l’auteur. Écrite vers 429-424 avant notre ère par un oligarque athénien en exil qui avait fait de la politique sa vie, cette œuvre sous forme de dialogue entre lui et un démocrate orthodoxe, nous apprend beaucoup sur notre démocratie d’aujourd’hui.

Nous avons hérité de la tradition du droit établi, supérieur aux lois de circonstances votées par l’Assemblée. La Constitution, les Droits de l’homme, les Principes généraux du droit, les Chartes des libertés et les Conventions internationales protègent les individus de l’arbitraire. Même si « la loi » se veut souveraine, « les principes » peuvent s’opposer à elle pour garantir un minimum de libertés.

Rien de tel dans l’antiquité. Le demos ne voit que son propre intérêt et impose à tous ses décisions légales. Il s’agit bien de la suprématie d’une partie du corps social (même majoritaire) sur l’ensemble, et pas d’une égalité formelle de tous. Le droit des minoritaires est de se taire, comme le disait si bien Laignel, député socialiste en 1981 : « il a juridiquement tort car il est politiquement minoritaire ». Le droit c’est moi, dit la majorité jacobine, se prenant pour le tout. Mélenchon ne dit pas autre chose, Marine Le Pen probablement non plus.

Rien d’étonnant à ce que pour Aristote comme pour Platon, « la démocratie » en ce sens soit la tyrannie des médiocres. « Partout sur terre, les meilleurs sont les ennemis de la démocratie – dit le Pseudo-Xénophon – Car c’est chez les meilleurs qu’il y a le moins de licence et d’injustice et le plus d’inclination au bien ; mais c’est chez le peuple que l’on trouve le plus d’ignorance, de désordre, de méchanceté : la pauvreté les pousse à l’ignominie, ainsi que le manque d’éducation et l’ignorance qui, chez certains, naît de l’indigence » p.22. Le peuple n’est pas inconscient pour cela, la démocratie est cohérente, dit l’auteur. « Le ‘peuple athénien’ sait bien distinguer, parmi les citoyens, les honnêtes gens des méchants. Mais, tout en le sachant, il préfère ceux qui lui sont favorables et utiles, même si ce sont des méchants, et il hait les honnêtes gens, justement parce qu’ils sont honnêtes » p.35. Plutôt le grand Méchant con que l’austère équitable, « pas assez à gauche, ma chère » comme disent les bobos qui se croient peuple.

Ce système démocratique, totalitaire et jacobin, aboutit dans l’histoire à ce que l’on sait : la Terreur de 1793, le coup de force léniniste en 1917, l’appel au peuple mussolinien puis hitlérien (tous deux élus « démocratiquement »), la monopolisation du pouvoir des Castro, Mao, Pol Pot et autres tyranneaux. La démocratie comme violence de tous sur tous, menée par quelques-uns dans une guerre civile où les opposants sont des ennemis à abattre ou (plus gentiment) des malades à rééduquer. Athénagoras, chef des démocrates de Syracuse vers 415 avant JC, prônait de frapper d’avance les adversaires politiques, de les punir « déjà pour ce qu’ils veulent, sans en avoir encore les moyens » p.65. Délit d’intention, délit d’opinion, délit de pensée : la pente est rapide de la réprobation politique à la condamnation morale – et à l’interdiction juridique, appliquée par la force.

Je n’ai aucun goût pour les histrions comme Dieudonné, Noir anti-impérialiste qui accuse les Juifs d’être à la source de tous les maux, mais sa récente interdiction par le fait du Prince montre que le droit, en France, reste mal admis par une partie (un parti ?) de la société. Si le militant humoriste enfreint la loi, le condamner pour des faits établis et contrôler l’application de l’amende ou de la peine, aurait mieux valu que l’interdiction préalable. Jamais l’antisémitisme n’a été aussi fort qu’après ce coup de force – assimilant volontiers et sans nuance antisionisme (opposition à la politique d’Israël en tant qu’État envers les Palestiniens) et antisémitisme (condamnation de gens en raison de leur appartenance raciale ou religieuse).

Luciano Canfora – inscrit sur les listes du Parti communiste italien comme candidat européen – n’hésite pas à critiquer ce genre de démocratie (en 1982…) : « la prévention est souhaitée non seulement à l’encontre des délits d’opinion, mais encore assurément à l’encontre des simples opinions, en fonction du présupposé qu’il est difficile de surprendre un complot antidémocratique en acte et sous-entendu que, de toute façon, s’en apercevoir quand le complot existe déjà signifie intervenir trop tard » p.65. On aimerait que le ministre de l’Intérieur ait la même force pour interdire les sites juifs qui dénoncent nommément avec photos, téléphone et adresse à l’appui les démonstrateurs de « quenelles ». Je trouve choquante cette façon de « loi du talion » qui rappelle les dénonciations de Vichy et le lynchage sans jugement des Noirs par le Ku Klux Klan. Je connais la vraie quenelle, je ne sais d’où vient le mot dieudonnesque, mais ce geste potache antisystème s’apparente plus à un salut à l’arabe main sur le cœur qu’à un geste « nazi » anti-juif. Nul ne pourra-t-il plus « faire un geste » sans être aussitôt accusé d’arrière-pensées mauvaises ? Définies arbitrairement par une infime minorité paranoïaque qui y voit on ne sait quoi ? Ce sont les actes qu’il faut punir, pas les intentions. Est-ce la guerre civile que l’on veut ?

La justice doit passer en silence, mais implacablement – et la justice civile, pas la justice administrative qui est juge et partie. L’antisémitisme est un délit : que fait la ministre ? Où en est l’exécutoire des décisions jugées ? Pourquoi ne saisit-on pas les recettes des spectacles, comme le fisc sait si bien le faire sur les salaires lorsque les impôts ou amendes fiscales ne sont pas payées ? Doit-on toujours, en France, passer par l’autoritarisme et les mouvements de menton faute de décision des responsables à faire appliquer la loi qui existe et l’autorité de la chose jugée ?

L’étude de Luciano Canfora, il y a plus de vingt ans déjà, a le mérite de pointer d’où vient l’erreur : dans la démocratie comme tyrannie de masse. Et dans son antidote : édicter le droit, faire respecter le droit, appliquer le droit. Or le droit, chacun sait, est n’est pas en France un pouvoir indépendant : il reste à la botte.

Luciano Canfora La démocratie comme violence, 1982, traduit de l’italien par Denise Fourgous, éditions Desjonquères 1989, 79 pages, €9.03

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Lawrence Durrell, L’esprit des lieux

Il est né le né le 27 février 1912 et l’on fêterait son centenaire s’il n’était mort il y a douze ans déjà, le 7 novembre 1990 à Sommières dans le sud de la France. Cette célébration virtuelle permet cependant d’évoquer un auteur injustement oublié car trop hédoniste dans une époque qui ne pense qu’à la thune et la frime.

Lawrence Durrell savait vivre. Anglo-irlandais né aux Indes, il n’aimait pas l’Angleterre, découverte à la prime adolescence, sa brume et son puritanisme frileux. Il a choisi d’habiter ailleurs et autrement, choisissant le métier de diplomate. Il se sentait plus proche des méditerranéens et sa terre d’élection fut successivement Corfou, Le Caire, Chypre, la Yougoslavie, l’Argentine puis le Gard. Lumière crue, lignes dures, odeur forte des plantes et fade de l’eau qui coule toujours. Pays de l’huile, du vin, des légumes et de la convivialité. Il lui fallait tout cela pour se sentir heureux de vivre.

Son roman le plus connu est ‘Le Quatuor d’Alexandrie’ mais ‘L’esprit des lieux’ est le livre qui le montre en entier, celui que je préfère encore aux romans. Recueil de lettres et d’articles qui montrent le bonheur de vivre. Lorsqu’il évoque les Grecs, il se décrit lui-même. Leurs deux qualités primordiales sont, selon lui, « curiosité infinie et sensualité ». Ce sont ces qualités qu’on retrouve dans ses livres, perdus aujourd’hui dans le matérialisme de crise. Sa prose fluide est riche d’évocation. Il décrit minutieusement sa sensation et injecte son impression dans les phrases. Rien de froidement photographique mais le regard chargé d’affect. Derrière les mots se profile une sensibilité, un auteur chaud et vivant, un être de passion. Il captive parce qu’il veut faire partager ce feu qui couve sous la cendre. Paysages et personnes, jamais les uns ne vont sans les autres : le pays est façonné de mains d’hommes avec les siècles, chargé de mythes et d’histoire. Les gens sont façonnés par le paysage dans lequel ils évoluent, au point de se demander même qui est premier de la symbiose entre une terre et un peuple.

Durrell traverse les pays comme un élément rapporté, mais jamais étranger. Il a la vertu du voyageur, ce qu’il appelle « l’identification ». Il assure qu’une dizaine de minutes, assis sur l’omphalos de Delphes, l’esprit silencieux, font plus que vingt années d’études des textes grecs antiques pour comprendre la Grèce. Contempler le paysage alentour en imposant silence au moi, pour s’en laisser pénétrer, donne une empathie avec l’âme du pays. Cette attention compréhensive, respectueuse, est ouverture à ce qui est autre, accueil de l’étrange, seule façon efficace de connaître et de comprendre. Ainsi disait Heidegger.

D’un battement de paupières, laver l’œil de toute image antérieure. Rendre son esprit vierge d’échos pour accueillir ce qui vient. Recueillement de la conscience qui fait taire ces idées surgissant toujours comme des bulles. Il ne faut rien de plus pour « être » dans un paysage, en accord avec la terre et au diapason des bêtes, des enfants, des gens. Il faut faire silence en soi pour dompter ces mots toujours prêts à surgir, impérieux, tranchants et catégoriques, des mots qui nomment et déforment sans laisser être la chose ou la personne. Ce que Durrell voit n’est jamais confirmation d’a priori. Cela ne le fait pas penser à une lecture ou à une opinion. Ce qu’il voit « est » tout simplement, tel qu’en soi-même le présent l’offre, tout nu dans sa vérité première.

Ce pourquoi la Méditerranée a inventé la vérité et la démocratie avec la lumière, ce pourquoi toute compétition s’effectuait nu, tout débat avait lieu au grand jour, devant tout le monde, sur l’agora.

Cette capacité rare de saisir l’être des choses est celle du regard. Effacer son ego pour laisser venir à soi la réalité qui s’offre. Tel est la vigilance, œil libre, vierge de toute référence, de toute habitude comme de tout jugement. Les poètes, les guerriers et les maîtres ès arts martiaux ont ce regard qui « voit ». Pour un artiste, ce sont les mots qui se trouvent difficiles à manier. Transmettre un peu de cette expérience unique est ardu tant les expressions dérivent vers le tout fait, vers le convenu, vers la connotation qui tord le sens. C’est en parlant de lui, de ce qu’il, a fait, de ce qu’il a vu, de ce qu’ils ont dit, les autres, que Lawrence Durrell réussit le mieux à donner au lecteur une part de la vérité des paysages et des gens qu’il rencontre. Cela se nomme empathie.

Sa disponibilité lui permet des rencontres uniques, celles d’initiateurs. Il voit le palais du Facteur Cheval avec le directeur d’un journal de province. Son propre plombier Recul lui fait découvrir Avignon. L’ineffable Pepe l’initie à la Provence profonde, lui qui s’est fait tatouer une carte du pays sur l’abdomen. Les vignes sont le mystère du vieux Mathieu. Grenoble, la patrie de Stendhal, ne se trouve vraie qu’avec Martine et ses copains étudiants. La Gascogne serait bien fade sans Prosper, voyageur de commerce et spécialiste des bons restaurants, amateur du vin de pays…

Réceptif, Lawrence Durrell s’enrichit de tout ce que la vie lui offre : les paysages et les gens, les expériences uniques et les amitiés sans nombre.

Voyager, connaître, c’est laisser venir à soi.

Lawrence Durrell, L’esprit des lieux, 1969, Gallimard 1976, 489 pages, €17,38 

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Jacqueline de Romilly, La Grèce antique à la découverte de la liberté

Article repris par Medium4You.

La réflexion humaine commence en Grèce et l’auteur, qui vient de disparaître, réfléchit sur l’universel à partir de l’histoire. Pour elle, la pensée d’Athènes vit encore en Occident.

L’expérience première, qui a ému et terrifié les Grecs, était la possibilité, par la guerre et la défaite, de devenir esclaves. Les clameurs aujourd’hui contre le voile intégral ou la prière dans la rue sont de cet ordre. Le premier trait de la liberté athénienne s’obtient donc par la cité. On « nait » libre avant de l’être. On ne le devient vraiment que par l’instruction et le penser par soi-même que donne l’enseignement philosophique. On ne reste libre que par le droit et le service militaire décidés en commun sur l’agora – en bref par la cité. Quiconque perd la liberté perd l’essentiel. L’helléniste Jacqueline rappelle que le mot ‘libre’ en grec s’apparente à la souche de naissance.

Ce sont les guerres médiques qui ont permis de mesurer la différence entre Grecs et Perses. Ce pourquoi l’Iran d’aujourd’hui, où vivent les descendants des Perses, est autant repoussoir. Les barbares obéissent à un maître (aujourd’hui Allah et son dictateur temporel ayatollah, avec son bras armé Ahmadinedjad) – les Grecs sont tous libres, ce qui signifie que leur seul maître est la loi. Celle-ci est collective, non venue d’en haut mais décidée en commun. Elle n’est pas éternelle ni arbitraire, mais négociée sur l’agora par les citoyens libres. La liberté politique est une ardeur morale. Peiner pour un maître, fût-il dans l’au-delà, rend moins valeureux que si l’on peine pour son propre intérêt et sa propre cité.

Athènes, en ce sens, va plus loin que Sparte. La démocratie y naît grâce à la loi. Selon Euripide, « quand les lois se trouvent écrites, pauvres et riches ont les mêmes droits. (…) Alors, à son gré, chacun peut briller ou se taire » (Prométhée, 433-441). La loi surplombe les intérêts particuliers pour dire la règle de tous. Mais sa fabrication exige la liberté de penser et de dire. Seul l’esclave doit dissimuler, les citoyens sont les « véridiques », forme de noblesse de ceux qui disent ce qu’ils pensent. A Athènes chacun peut, s’il observe les lois, vivre à sa guise. Cette liberté personnelle permet l’épanouissement humain et les qualités qui y sont associées :

  • Le courage : qui n’est habitué ni à craindre ni à plier n’a pas l’habitude de la peur ;
  • L’intelligence : l’homme habitué à la liberté prend confiance en son propre jugement ;
  • La tolérance : l’usage de discuter et la confiance en soi permettent d’examiner lucidement et sans passions les idées d’autrui ;
  • La noblesse : cette liberté d’allure et d’esprit qui engendre générosité et désintéressement, qui rapproche l’homme des dieux en exaltant ce qu’il a de meilleur en lui.

En bref, les Grecs du Vème siècle athénien ont développé en chacun son humanité par les humanités.

Certes, la liberté était réservée aux citoyens, ceux qui sont « nés » athéniens. Mais elle pouvait être conférée par l’Assemblée pour hauts faits rendus à la cité. C’est la loi qui rend citoyen aussi bien que la naissance. La véritable liberté de faire ce qui plaît nécessite une fortune que tout le monde n’a pas. Mais l’esprit d’entreprise est encouragé et chacun peut se bâtir son destin. C’est aussi cela, la liberté, elle a deux faces : la licence et la responsabilité. Que tout soit possible ne signifie pas qu’on ait l’énergie ou le goût d’explorer les possibles. La liberté offre des chances égales au départ, à chacun de semer son grain comme il l’entend.

Outre les lois débattues entre citoyens sur l’agora, existe aussi une culture grecque qui forme les lois non écrites. Ce sont les règles communes à tous venues de la tradition et de la conscience morale. Antigone s’oppose aux dispositions légales de Créon en vertu de ces lois non écrites. Ce sont elles qui constituent, par sédimentation historique, l’humain opposé au barbare, la « civilisation » opposée à la sauvagerie. Sont ainsi non écrites les dispositions de respect des dieux, des parents, des amis et des bêtes. Épargner un suppliant était reconnaître non pas ses droits, mais ceux des dieux. La liberté individuelle était donc encadrée à la fois par les lois librement débattues dans la cité, mais aussi par les traditions non écrites de la culture.

Oh, certes, les difficultés ont surgi. Les Grecs antiques ne vivaient pas dans un monde de dieux. Les maux politiques sont nombreux et toujours actuels :

  • La démagogie, qui flatte les désirs de la masse au détriment de l’intérêt général ;
  • Le despotisme populacier, qui voit la foule grégaire et excessive abandonner l’écoute et le débat contradictoire pour imposer sa force aveugle ;
  • L’anarchie, où les sophistes en profitent pour désorienter les citoyens et manipuler leurs croyances en jouant sur la logique formelle et la connotation des mots, trouvant toujours une argutie pour se mettre au-dessus des lois ;
  • La licence ou l’individualisme égoïste qui ne cherche que son plaisir et son intérêt, que rien ne retient, ni les scrupules de la morale, ni l’ordre légal, ni son statut social.

Les remèdes grecs étaient dans :

l’exemple que devaient donner les dirigeants,

• l’importance accordée à l’éducation de la jeunesse.

On le voit, rien n’a changé sous le soleil ! C’est une fois de plus l’organisation des pouvoirs publics et l’explication politique du projet de la cité qui permettent la pression sociale nécessaire à réaliser et contrôler la loi. Pas de liberté sans collectif qui en assure les cadres. Mais pas un collectif arbitraire ni oppresseur. Les Grecs antiques nous le disent, la liberté réside dans la loi librement négociée par les citoyens et dans la culture commune.

Jacqueline de Romilly, La Grèce antique à la découverte de la liberté, 1989, Livre de poche, occasion.

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Véritable histoire d’Alcibiade

L’éditeur traditionnel des traductions de textes gréco-romains ‘Les Belles Lettres’ a eu la judicieuse idée de créer une collection de poche pour présenter les grands personnages de l’antiquité. Recyclant les traductions du grec et du latin, les auteurs font une compilation des textes qui parlent des hommes illustres avec quelques phrases de lien, à la manière des moralistes latins. Sont déjà parus Caligula, Périclès, Alexandre et Marc Aurèle, suivront Constantin, Julien, Hannibal, César et d’autres. Voici Alcibiade. Il est célèbre surtout grâce à Platon, qui l’évoque dans ‘Le Banquet’ car Socrate en était amoureux.

Alcibiade était Athénien, descendant du fameux Clisthène et cousin du non moins fameux Périclès. Clisthène a fondé la démocratie athénienne en 510 avant, quant à Périclès, il devint chef du parti démocratique en 459 et fit orner la cité de monuments après avoir établi la puissance navale et soumis l’Eubée et Samos. Cousin germain de sa mère, il adopte Alcibiade lorsqu’il a cinq ans, à la mort du père tué à Coronée contre les Béotiens.

Le gamin, parmi ses cousins, n’a de cesse de briller et de se faire reconnaître comme le plus aimé. Il est d’une particulière beauté et le restera à tous les âges. Les femmes comme les hommes se pâment devant lui. Tout petit, il séduit déjà et gardera volontairement les cheveux longs, en crinière. Encore enfant, rapporte Plutarque, « Alcibiade s’enfuit de la maison chez Démocratès, un de ses amants ». L’éphébophilie n’avait pas ce caractère hystérique de notre siècle américano puritain. Les jeunes Grecs étaient volontiers admirés, caressés et embrassés depuis la puberté jusqu’à la première barbe. La différence avec notre époque est qu’il ne s’agissait ni d’exploitation sexuelle ni de marchandisation de la chair, mais d’un hommage à la fertilité et d’une initiation à la citoyenneté par les relations sociales prestigieuses. Le plaisir n’était pas tabou en cette ère préchrétienne, mais selon la maturité et en respectant l’honneur du mâle libre, sous l’œil public de la société. Être aimé flattait l’éphèbe et l’amant s’efforçait d’en être digne en l’élevant aux belles vertus de la cité. Elles étaient militaires et civiques. Il s’agissait d’être fort et souple, habile aux armes de jet et de traits, et fidèle à ses compagnons au combat. Il s’agissait aussi d’être intelligent et diplomate, habile à l’argumentation et aux discours pour convaincre l’assemblée et entraîner les hommes.

Faute de père, Alcibiade est prêt à tout pour qu’on parle de lui, mais il a une bonne nature. C’est elle que reconnaît Socrate, sous les apparences trop brillantes de jeune dieu. Riche, Alcibiade se débauche et se pare, s’enivre et fait la fête, entraînant autour de lui une couche d’oisifs de son âge qui l’admirent. Ce qui ne l’empêche pas d’être courageux, entraîneur d’hommes à la guerre, négociateur retors et apte à s’adapter à tous les milieux. Le luxe n’est pas pour lui une nécessité de dandy, mais une façon d’être aimé. Il recherchera toute sa vie cet amour qui lui a manqué, père mort et mère effacée. Il couchera adolescent avec des hommes, ce qui ne l’empêchera nullement d’avoir le goût des femmes une fois adulte. Il se mariera avec le parti le plus riche d’Athènes, aura un fils qu’il prénommera comme lui Alcibiade, et engrossera même la reine de Sparte, au grand dam du roi parti en guerre qui le fera tuer, à 47 ans.

Sa relation avec Socrate est restée « platonique », dit-on. Le philosophe, laid et volontiers adepte du renoncement et de la sublimation, vénérait la beauté morale plus que la physique, ce qui ne l’empêchait pas d’admirer l’éphèbe. Alcibiade, vers quinze ans, a voulu le séduire en couchant nu contre lui, l’enlaçant sous leurs manteaux, dans le même lit. Mais « je me levai après avoir dormi aux côtés de Socrate, sans que rien de plus extraordinaire ce fut passé que si j’avais dormi près de mon père ou de mon frère aîné », dit-il au Banquet (219 b-e). « Il est le seul homme devant qui j’ai honte » (216 a-c), son père de substitution, en quelque sorte. Plutarque note qu’il était encore adolescent à l’expédition de Potidée. Il appartenait à la tente de Socrate. Durant la bataille, blessé, Alcibiade était tombé à terre et Socrate se plaça devant lui pour le protéger. C’est ce que rappelle Alcibiade dans ‘Le Banquet’ en rendant hommage à son vieux maître. A 19 ans, il y gagne le prix de la valeur au combat. Huit ans plus tard, il rendra la pareille à la défaite du Délion, protégeant physiquement la retraite de Socrate. Le vieux philosophe l’a sans doute rendu meilleur en rabaissant son orgueil et lui donnant exemple des vertus qu’il pouvait receler.

Poussé par sa popularité et la réputation de sa famille, Alcibiade entre en politique à 26 ans pour renforcer les moyens financiers d’Athènes. Ses ennemis l’ont accusé de s’être empli les poches, mais Alcibiade, s’il était flambeur, n’était pas avare ; il préférait sa réputation à la richesse. A 31 ans, il est élu stratège, il conclut avec Argos une alliance contre Sparte. Ce qui le conduit, à 36 ans, à encourager l’expédition de Sicile contre Syracuse, alliée de Sparte, en faveur des Léontins.

Ses ennemis, jaloux de sa beauté et de son succès, l’accusent alors de blasphème, d’avoir martelé les bornes d’Hermès et mimé en parodie les Mystères d’Éleusis. L’appel aux convenances religieuses est toujours le dernier recours des envieux emplis de ressentiment, sous toutes les latitudes et en toutes les époques. Le peuple, volage et entrepris par des démagogues, va rappeler Alcibiade et celui-ci jugeant que la lutte est biaisée, s’enfuit à Sparte. Il aide la cité à combattre ces Athéniens qui l’ont rejeté sur des accusations fantaisistes et saisi ses biens. Mais, lorsqu’Athènes se trouve en difficulté, Alcibiade se fait des alliés et gagne des batailles pour la cité. Il y fait son retour avec succès, adulé par ce peuple à la tête de linotte. Peuple tellement arrogant et sûr de lui que son déclin historique commence…

L’habileté d’Alcibiade, et son caractère résolument moderne, est son relativisme. Formé à la dialectique par Socrate, il sait que le discours peut faire dire tout et son contraire. Sa pensée, dès lors, est toute pratique. « La démocratie, nous savions, nous les gens sensés, ce qu’elle vaut », rapporte de lui Thucydide. Mais être aimé de tous est l’ambition d’Alcibiade, ce pourquoi il préfère la gloire de sa cité à ses intérêts matériels. Il n’a jamais tenté un coup d’état et ce fut même lorsqu’il était en exil que les Athéniens ont choisi les oligarques. Mais il se méfie de l’exemplarité des « lois » car celles-ci, disait-il à son père adoptif Périclès, sont la règle définie par le pouvoir – pas toujours par la conviction du plus grand nombre. C’est donc la loi de la nature qui s’impose, pas celle de la raison.

Voilà l’ambigüité de la démocratie athénienne, pas encore moderne : elle confond les deux. Platon le dit admirablement dans le Gorgias (cité p.156) : « Nous formons les meilleurs et les plus forts d’entre nous, que nous prenons en bas âge, comme des lionceaux, pour les asservir par des enchantements et des prestiges, en leur disant qu’il faut respecter l’égalité et que c’est en cela que consiste le beau et le juste. Mais qu’il paraisse un homme d’une nature assez forte pour secouer et briser ces entraves et s’en échapper, je suis sûr que, foulant aux pieds nos écrits, nos prestiges, nos incantations et toutes les lois contraires à la nature, il se révoltera, et que nous verrons apparaître notre maître dans cet homme… »

Claude Dupont, La véritable histoire d’Alcibiade, 2009, Les Belles Lettres poche, 176 pages, €12.35

Voir aussi Jacqueline de Romilly, Alcibiade, 2008, Texto Tallandier, 275 pages, €7.60

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Jacqueline de Romilly faisait vivre la Grèce antique

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La doyenne de l’Académie française vient de s’éteindre à l’âge de 97 ans. Elle laisse la trace d’une éducation classique, au sens noble du terme, sens bien vieilli aujourd’hui. Elle a milité toujours pour que vive la Grèce, l’antique, ce pays vivace tourné vers le présent, vers l’aménagement politique de la cité et vers le bien vivre. Coincés qu’ils étaient entre la civilisation du mausolée et celle du monastère, entre l’Égypte éternisant la mort en cette vie et le catholicisme tout entier tourné vers l’au-delà, les Grecs étaient la lumière.

Heureusement pour nous, la Renaissance vint, qui fit redécouvrir la grande santé du corps, les élans du cœur et la logique de raison. Dans ‘Pourquoi la Grèce’, paru en 1992, Jacqueline de Romilly décrivait à merveille ce souffle léger de la liberté et l’amour de l’humain tel qu’il est, mesure de toute chose. L’historienne note « un surgissement extraordinaire », une pensée qui s’aiguise et, avec Homère « une densité intemporelle ». Le Vème siècle grec (avant JC) a eu « une influence incroyable » dans l’histoire de l’humanité. Ce siècle athénien a inventé la démocratie et la réflexion politique. Il a créé la tragédie et, en moins de cent ans, a vu se succéder trois auteurs immortels : Eschyle, Sophocle et Euripide, portés par leur société. Ce même siècle a donné forme à la comédie avec Aristophane, a inventé l’histoire comme objet d’étude scientifique avec Hérodote puis Thucydide. Il a vu la construction de l’Acropole et les statues de Phidias. Il a été le siècle de Socrate…

Le philosophe condamné pour pédophilie en son temps (il subvertissait les jeunes gens !) s’est suicidé à la cigüe. Mais Socrate, dans les dernières années de ce fameux Vème siècle, a formé les jeunes Platon et Xénophon, et ces disciples des Sophistes qui venaient d’inventer la rhétorique. Une nouvelle médecine fondée sur l’observation et l’expérimentation a vu le jour, sous Hippocrate.

Quel effort vers l’humain ! Quelle tension vers l’universel ! Les ruines de marbre comme les statues de pierre nue émeuvent encore, surgies de deux millénaires et demi. La fierté du maintien ne va pas sans pression d’un irrationnel volcanique qu’on sent dans l’inquiétude des yeux ou l’infime raidissement des muscles. La Grèce antique n’est pas l’idéal d’un monde hors du nôtre, peuplé de dieux, mais le naturel humain d’ici-bas tendu vers l’harmonie. Bien vivre, c’est être en équilibre. Ne pas nier les forces souterraines des instincts puissants et des passions délirantes mais les maîtriser par la raison, tels des étalons sous la poigne du dompteur. C’est un effort de chaque jour. D’abord une conquête de l’âge tendre vers l’âge adulte, d’où l’importance accordée à l’éducation du corps, de la raison et de l’âme avec les sports guerriers, la logique dialectique et la musique ou les mathématiques. Ensuite un effort adulte pour être à l’aise dans son existence : heureux dans sa cité, avisé en affaires, soucieux du droit et de la justice.

L’effort constant mène au tragique car des ombres venues de loin et du profond remettent en cause sans cesse l’élan vers la lumière. « La tragédie naît et meurt avec le grand moment de la démocratie athénienne » p.185. Elle participe du même mouvement fondamental que l’éloquence, la réflexion politique ou l’histoire. Le tragique est lucide, il n’a pas la froideur du penseur qui deviendra scientifique et qui croira tout savoir. D’où ces délires de la raison des départements carrés de notre Révolution, du positivisme technocrate qui sévit encore et des subprimes financières. Bercé trop longtemps aux téléologies platoniciennes et bibliques, nous avons oublié que le monde est tragique. Le mérite de Jacqueline de Romilly est d’ouvrir la Grèce à autre chose qu’à préparer le christianisme, ce que les écoles ont enseigné durant des siècles.

La tragédie conduit tout droit à la philosophie. Cette discipline est l’émancipation de l’esprit humain des superstitions et des injonctions cléricales dont le pouvoir se fonde sur la peur de l’au-delà. Plutôt que les discours habiles, masques des passions, Socrate pratique la maïeutique, la méthode critique qui apprend à penser par soi-même. Pourquoi la Grèce ? – mais parce qu’elle dit « liberté » ! Merci de nous l’avoir montré à la grande dame des lettres qui est partie.

Jacqueline de Romilly, Pourquoi la Grèce ? 1992, Livre de poche, 316 pages

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