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Les vrais rois devraient être les premiers, dit Nietzsche

En descendant à la recherche de l’homme supérieur dont il a entendu le cri au chapitre précédent, Zarathoustra rencontre deux rois et un âne. Pourquoi un seul âne ? Dit-il. A ces mots, les rois se mettent à soliloquer. Les « bonnes mœurs » se perdent, celui qui parle n’est pas de la « bonne société ».

Mais « plutôt, en vérité, vivre parmi les ermites et les gardeurs de chèvres qu’avec notre populace dorée, fausse et fardée – bien qu’elle se nomme la « bonne société » – bien qu’elle se nomme « noblesse ». Mais là tout est faux et pourri, avant tout le sang, grâce à de vieilles et de mauvaises maladies et à de plus mauvais guérisseurs ». Beaucoup de choses sont dites en une seule phrase. La noblesse n’a plus rien de noble mais a dégénéré en apparence, ses vertus se sont réduites en fausseté. Elle se croit « bonne » et exemplaire, elle n’est plus qu’une caricature infatuée d’elle-même, une caste malade qui défend ses privilèges sans plus les mériter. Que défend-t-elle aujourd’hui par les armes ? Quel exemple donne-t-elle de la vertu ? Nietzsche incrimine comme en son époque « le sang », autrement dit la santé du corps et l’hérédité des gènes, sachant que pour notre philosophe, le corps est la base de l’humain et l’enveloppe de l’énergie vitale. Pas de vertu morale sans grande santé, pas de caractère trempé sans volonté de puissance, pas de vitalité génésique sans désir de créer et d’élever.

A l’inverse, « ce qui vaut le mieux aujourd’hui, c’est le paysan valide ; il est grossier, rusé, tenace et endurant : c’est aujourd’hui l’espèce la plus noble. Le paysan est le meilleur aujourd’hui ; et l’espèce paysanne devrait régner. Mais c’est le règne de la populace – je ne me laisse plus tromper. Or, populace signifie : tohu-bohu. Pêle-mêle populacier : tout se mêle à tout, le saint et le gredin, le hobereau et le juif, et toute la ménagerie de l’arche de Noé ». Nietzsche apparaît donc non pas comme populiste (il hait la populace !) mais comme un conservateur traditionnel, préférant la vraie noblesse de la terre à celle, factice, des villes. Nietzsche est un aristocrate de l’énergie, et il trouve son aristocratie non dans les titres formels hérités du passé mais dans les classes sociales qui sont élevées sainement : de son temps, les paysans. Mais les national-populistes actuels se trompent en faisant des paysans d’aujourd’hui une classe plus saine ; nous ne sommes plus aux XIXe siècle où plus de huit personnes sur dix vivaient à la terre. Les gens vivent à plus de 80 % en ville désormais. Là où tout peut se mêler – mais nous savons qu’il n’en est rien, les distinctions de classes existent toujours, en témoigne la polémique à la française (et à la con) sur le collège privé Stanislas ; en témoignent aussi les votes avec leurs pieds des habitants des banlieues trop composées d’immigrés. On veut bien cohabiter en bonne intelligence, on ne se mélange pas, ou peu.

Nietzsche n’aime pas le mélange, le melting-pot à la Trump, le tout vaut tout des bobos, le métissage branché, les genres qui se déclinent en mille nuances de sexes (LGBTQAI+…). Quant au « juif », cité, il s’agit d’une classe sociale de son temps déconsidérée, pas d’une « race » – pour laquelle Nietzsche aura des mots adulateurs dans d’autres œuvres. « Rusé, tenace et endurant » sont d’ailleurs des qualités que l’on porte au crédit des diasporas juives dispersées dans le monde. Ainsi dans la Généalogie de la morale (III.22) où il admire l’Ancien testament et ses « grands hommes », « bien plus, j’y trouve un peuple » ; ou dans Aurore : « ils ont tous la liberté de l’esprit et aussi celle de l’âme que donne le changement fréquent de lieu, de climat, de mœurs, de voisins et d’oppresseurs » ; dans Le gai savoir : « L’Europe doit être reconnaissante aux Juifs quant à la logique et aux habitudes de propreté intellectuelle » ; dans L’Antéchrist : « les Juifs sont le peuple le plus extraordinaire de l’histoire », « qui possède la plus tenace vitalité ».

« Les bonnes mœurs ! Chez nous tout est faux et pourri. Personne ne sait plus vénérer ; c’est à cela précisément que nous voulons échapper. Ce sont des chiens friands et importuns, ils dorent les feuilles des palmiers. » Quand l’apparence compte plus que la vertu, la carapace que le cœur, l’arbre est bel et bien pourri – et les humains aussi. Ce pourquoi le retour des « bonnes » mœurs nous fait rire aujourd’hui : il n’est que le masque de l’indigence native de ceux qui le prônent – les cathos tradi, les islamistes rigoristes, les national-étatistes, les nationalistes blancs – en bref les Poutine, les Erdogan, les Zemmour, les Le Pen. Ceux qui ont peur du changement pourtant inéluctable et incessant, ceux qui ont peur de ne pas être à la hauteur, ceux dont l’énergie vitale et culturelle décline.

Nous, rois, « nous ne sommes pas les premiers et il faut que nous signifions les premiers. » En effet, le roi est originellement à la tête de ses troupes, élu par ses pairs comme le meilleur d’entre eux ; il est responsable de l’abondance ou de la ruine. Plus aujourd’hui… et depuis longtemps déjà. Ce pourquoi les Anglais d’abord, puis les Français ensuite, on coupé la tête de leurs rois. Les premiers en ont importé un de Germanie, un plus fort et plus vertueux, mais ont drastiquement limité ses pouvoirs ; les seconds en élisent un tous les cinq ans, vite jaloux de son pouvoir tout en le rendant toujours comme avant bouc émissaire commode de tout ce qui ne va pas.

Mais surtout pas un tribun issu de la populace, dit Nietzsche, ni un duce, ni un führer, ni un caudillo. « C’est de la populace que nous nous sommes détournés, de tous ces braillards et de toutes ces mouches collantes et écrivassières, pour échapper à la puanteur des boutiquiers, à l’agitation des ambitieux, aux haleines fétides ». Non, Nietzsche n’aurait certainement pas été nazi ! De là à préférer un roi…

Les rois cherchent eux aussi « l’homme supérieur » – supérieur aux rois qu’ils sont. Ils lui amènent un âne, comme au Christ avant d’entrer à Jérusalem, toujours cette référence biblique dont Nietzsche est imprégné comme fils de pasteur. « Il n’y a pas de plus dure calamité, dans toutes les destinées humaines, que lorsque les puissants de la terre ne sont pas en même temps les premiers hommes. Alors tout devient faux, oblique et monstrueux. » Voyez Hitler, Mussolini, Trump – des ratés parvenus, des faux. Nos présidents en France sont quand même souvent parmi les meilleurs, nous devrions nous en réjouir.

Car, lorsqu’ils sont aussi bas que la populace, c’est pire ! « Et quand ils sont les derniers mêmes, plus bêtes qu’hommes : alors la populace monte et monte en valeur, et enfin la vertu populacière finit par dire : ‘Voici, c’est moi seule qui suis la vertu’ ! » Les délires mystiques de l’Allemand, les désirs de grandeur de l’Italien, la foutraquerie du deal de l’Américain, deviennent des « vérités alternatives », de fausses vérités, le mensonge assumé en vertu, la bassesse en politique…

Devant Zarathoustra, « il arriva que l’âne, lui aussi, prit la parole. Il prononça distinctement et avec malice : I.A. » Car désormais, notre « intelligence » devient artificielle.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

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Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra – Œuvres III avec Par-delà le bien et le mal, Pour la généalogie de la morale, Le cas Wagner, Crépuscule des idoles, L’Antéchrist, Nietzsche contre Wagner, Ecce Homo, Gallimard Pléiade 2023, 1305 pages, €69.00

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Pas facile que la grandeur, dit Montaigne

Le chapitre VII du Livre III des Essais disserte – courtoisement et pour une fois courtement – de « l’incommodité de la grandeur ». Pas facile en effet d’être grand, et reconnu comme tel. D’abord il faut le vouloir et Montaigne ne le veut pas ; il se suffit à sa condition. Ensuite il faut le supporter et Montaigne énumère tous les maux de la grandeur, comme la courtisanerie, la flatterie, l’hypocrisie, la jalousie.

« Puisque nous ne la pouvons atteindre, vengeons-nous à en médire », commence Montaigne. Mais pour sa part, c’est le désir de grandeur qui lui manque. Il n’en veut pas, trop peu à sa portée. Réaliste et pragmatique (deux qualités d’un vrai philosophe), il vise moins haut. « Autant ai-je à souhaiter qu’un autre, et laisse à mes souhaits autant de liberté et d’indiscrétion ; mais pourtant, si ne m’est-il jamais advenu de souhaiter ni empire ni royauté, ni l’éminence de ces hautes fortunes et commanderesses. Je ne vise pas de ce côté-là, je m’aime trop. Quand je pense à croître, c’est bassement, d’une excroissance contrainte et couarde, proprement pour moi, en résolution, en prudence, en santé, en beauté, et en richesse encore. » De l’audace, de la circonspection, du naturel, un peu de fortune – voilà ce que vise le sage, pas plus. Montaigne, contrairement à César, préfère être « troisième à Périgueux que premier à Paris ». Il reste de sa condition et ne veut pas péter plus haut que son cul. « Je suis formé à un étage moyen, comme par mon sort, aussi par mon goût. » Trop s’élever demande trop d’efforts, il n’y tient pas.

Mais s’il n’a pas de grande ambition, il est ouvert et proclame hautement ce qu’il désire. C’est une vie tranquille comme celle de l’obscur L. Thorius Balbus cité par Cicéron : « Galant, beau, savant, sain, entendu et abondant en toutes sortes de commodités et plaisirs, conduisant une vie tranquille et toute sienne, l’âme bien préparée contre la mort, la superstition, les douleurs et autres entraves de l’humaine nécessité, mourant en enfin en bataille, les armes à la main, pour la défense de son pays ». Une vie d’aristocrate ordinaire – la condition même de Montaigne.

Car, « le plus âpre et difficile métier du monde, à mon gré, c’est faire dignement le roi. J’excuse plus de leurs fautes qu’on ne fait communément, en considération de l’horrible poids de leur charge, qui m’étonne. Il est difficile de garder mesure à une puissance si démesurée. » C’est ainsi que le bas-peuple et les aigris de l’opposition critiquent à gueule ouverte celui qui gouverne, sans en mesurer la charge. Pas facile d’être roi, même temporaire par élection. Vous ne faites « aucun bien qui ne soit mis en registre et en compte, et ou le moindre bien-faire porte sur tant de gens, et où votre suffisance, comme celle des prêcheurs, s’adresse principalement au peuple, juge peu exact, facile à piper, facile à contenter. Il est peu de chose auxquelles nous puissions donner le jugement sincère, parce qu’il en est peu auxquelles, en quelque façon, nous n’ayons particulier intérêt. » Il y a plutôt envie et contestation, jalousie viscérale et manifestation. Gouverner est ingrat, tous les présidents vous le dirons.

Il y a pire : la flatterie, la société de cour qui vous entoure. Nul n’est plus vrai mais affecté ; ils vous laissent le dernier mot, et gagner en toutes joutes. Vous avez toujours raison, ce qui vous isole et vous renferme dans vos préjugés pas toujours heureux. « Votre fortune rejette trop loin de vous la société et la compagnie, elle vous plante trop à l’écart. » L’omnipotent est abîmé, dit Montaigne, « il faut qu’il vous demande par aumône de l’empêchement et de la résistance ; son être et son bien sont en indigence. » S’opposer est la première vertu d’un ami, afin de faire réagir et avancer. La flagornerie endort et affaiblit alors que la critique (constructive) renforce et fait réfléchir.

Le résultat de l’hypocrite flatterie est que l’on finit par croire toutes ces louanges approbatrices. Et l’on dérive… « Comme on leur cède tous avantages d’honneur, aussi conforte-t-on et autorise les défauts et vices qu’ils ont, non seulement par approbation, mais aussi par imitation. » Combien de « conseillers » ont-ils pris la voix et les intonations de Mitterrand, par exemple ? Quant à notre président actuel, il n’est pas assez remis en cause par ses proches pour prévoir les agitations sociales et rancœurs de la population. Le pouvoir isole, mais plus encore la grandeur qu’on y attache. Ce pour quoi être « roi » provisoire vaut mieux qu’être roi à vie ; le suivant sera autre (et pas forcément meilleur).

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Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Le limier de Joseph Mankiewicz

Un long et curieux film britannique adapté d’une pièce de théâtre d’Anthony Shaffer, créée en 1970 au Music Box Theatre de Broadway sous le nom de Sleuth (le sleuth-hound est un chien limier). Il s’agit d’une double histoire policière avec retournement, suivies d’un final doublement retourné. Difficile d’en dire plus sans violer la fleur vulnérable de l’histoire.

Au départ Andrew (Laurence Olivier), un aristocrate anglais dans son manoir, auteur de roman policiers traditionnels, convoque Milo (Michael Caine), un coiffeur pour dame londonien qui est l’amant de sa femme. Il veut le convaincre de la prendre pour qu’il puisse s’en débarrasser et divorcer mais, pour la garder, il devra assumer. La femme est frivole et dépensière, il lui faut de la fortune. Milo est à l’aise, mais sans plus. Andrew lui propose alors de voler chez lui les bijoux qu’il garde en coffre et d’aller les revendre chez un receleur de ses relations, lui assurant ainsi une somme suffisante, en espèces et net d’impôts. L’impôt est en effet la plaie du Royaume-Uni sous les Travaillistes avant Margaret Thatcher. Lui sera indemnisé par l’assurance et tout le monde sera content.

Sauf que, dans sa tête, il s’agit d’un jeu, figuré par la première scène du labyrinthe. Andrew est en effet l’un de ces nobliaux suffisants, sans activité productive autre que de dicter au magnétophone des énigmes policières snobs, lues par son milieu d’initiés. Il est resté en enfance, n’ayant jamais travaillé, entouré d’automates comme le Jolly Jack, marin qui rigole d’une voix grinçante, et de divers jeux comme le billard, les échecs, le puzzle. Il aurait été enchanté des jeux vidéos si cela avait existé à son époque révolue, une manière radicale pour lui de se couper du monde et d’ignorer les béotiens et les immigrés.

Car Milo, s’il est né au Royaume-Uni, est fils d’immigré italien parvenu dans les années 1930 à quitter le fascisme mussolinien. Milo n’a pas été dans les collèges huppés ni n’a fréquenté la haute société fermée, ni ne manie l’humour subtil aux références culturelles de l’entre-soi, mais a fondé sa propre entreprise, ouvrant un second salon de coiffure à Bristol après Londres. Mieux, c’est un latin lover, un charmeur empathique, loin de la froideur méprisante acquise entre garçons de 9 à 19 ans dans les collèges anglais. Il est plus jeune, plus moderne, plus séduisant que le vieil aristo conservateur confit.

Le « jeu » est donc pipé puisque c’est l’aristo qui fixe les règles. Il n’a pour but que d’humilier et de se venger de la perte de sa femme, laquelle préfère un amant vigoureux et affectif à un mari quasi impuissant et dédaigneux. Ce pourquoi Andrew entraîne Milo à la cave pour le faire se déguiser. Il choisira un costume de clown, après avoir hésité entre une robe de femme et une veste de bouffon. Il le fera grimper à une échelle pour découper un carreau afin de pénétrer dans le bureau où se situe le coffre-fort, lequel est malhabilement camouflé en cible pour fléchettes, le seul jeu de la pièce que Milo trouve immédiatement. L’auteur de detective novels se trouve pris en défaut, son intelligence logique pour tout maîtriser n’embrassera jamais tous les possibles réels.

Il faut simuler une bagarre, casser des vases et renverser des meubles pour faire « vrai » devant la police et l’assurance, mais l’auteur du jeu manipule sa marionnette pour un but bien précis : tuer l’amant de sa femme – mobile classique des romans policiers. Effectivement il tire, Milo à genoux le suppliant de ne pas le faire, suprêmement humilié.

Alors débute la seconde histoire. Un inspecteur se présente à la porte du manoir pour enquêter sur une disparition, celle de Milo. Andrew nie le connaître puis, devant les indices accumulés, avoue qu’il l’a rencontré pour un jeu, puis qu’il a voulu lui faire peur et le soumettre, mais qu’il ne l’a pas tué. Un monticule de terre fraîche au jardin, plus des impacts de vraies balles dans les murs et des traces de sang dans l’escalier sont autant d’indice graves et concordants pour accuser Andrew. Lequel est déstabilisé et veut s’échapper. L’inspecteur le maîtrise, et…

Mais c’est là qu’il faut s’arrêter, contrairement aux gros pieds dans le plat des auteurs et censeurs Wikipédia que je vous conseille de surtout NE PAS lire avant d’avoir vu le film, sous peine de violer le suspense. Or le viol est de plus en plus mal vu dans la société – sauf chez les,intellos pour les matières d’intellos semble-t-il. Contradictions habituelles des gens de bureau sur les gens sur le terrain. Prix Edgar-Allan-Poe du meilleur scénario, le film n’est joué qu’avec deux comédiens, les autres cités au générique sont fictifs, destinés à dérouter le spectateur avant le film – ce pourquoi il importe de ne pas déflorer l’intrigue.

Sorti en 1972, le film n’avait jamais paru en DVD (seulement en VHS), ce qui est désormais fait en septembre 2023. Une première ! C’était le dernier film de Mankiewicz. Deux heures sans jamais s’ennuyer, les chats sur les genoux adorent.

DVD Le limier (Sleuth), Joseph Mankiewicz, 1972, avec Laurence Olivier, Michael Caine, Alec Cawthorne, John Matthews, Eve Channing, Colored Films 2023, 2h12, €14,99 Blu-ray €19,99

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Marie Gagarine, Blonds étaient les blés d’Ukraine

Initialement parue dans la fameuse collection Vécu de Robert Laffont juste avant la chute de l’empire soviétique, cette autobiographie d’une fille de propriétaire foncier issue de la vieille noblesse russo-ukrainienne qui remonterait au viking Riorik, est passionnante. Elle raconte la fin de la Russie tsariste aux frontières avec la Pologne et la Roumanie au bord du Dniestr, entre Podolie et Bessarabie.

Les Gagarine possèdent des domaines de part et d’autre de la frontière et vivent dans un « château » qui est plutôt un grand manoir de campagne mal chauffé, sans aucun sanitaire ni même l’eau courante. Un personnel nombreux pallie à tout cela, ce qui donne de l’emploi et élève un peu le niveau. Car celui du paysan russe est bien bas, jamais élevé depuis les Mongols qui ont tout rasé et tous rabaissés. Les routes sont des fondrières à l’automne mais tout le monde s’en fout. Le « collectif » n’est pas dans la mentalité, d’où la résistance obstinée jusqu’à nos jours au « communisme », au « parti » et autres diktats d’en haut (diktat est un mot russe). Il suffit de passer la frontière pour que le caractère germanique apparaisse : les routes sont stables et entretenues. Ce n’est pas l’armée de Poutine qui va démentir la comparaison avec les armées de l’Otan et si Staline a pu vaincre les nazis en 1942, c’est plus par le nombre des hommes sacrifiés que par un sens de l’organisation.

C’est pourquoi, après une enfance campagnarde idyllique avec son frère aîné de deux ans Emmanuel, ses deux sœurs jumelles Madeleine et Angeline, et sa petite sœur Ella, Marie voit avec effarement les premiers pas de la « révolution » bolchevique. Comme dans tous les bouleversements, ce sont initialement les voleurs, les incapables et les violeurs qui prennent le pouvoir, tout gonflé de leur nouvelle importance. Ils ne feront pas long feu mais, en attendant, beaucoup de dégâts. Marie raconte comment le « commissaire politique » Rienzi l’a enrôlée de force dans l’armée bolchevique avec son frère, parce qu’il voulait la violer et qu’il aimait d’amitié Emmanuel. Ils ne parviendront à s’échapper que grâce à la compréhension d’officiers rouges moins sociopathes et par la volonté de fuir la menace d’être exécutés pour leur naissance.

Il ne faut pas idéaliser « le peuple » : il est grossier, ignorant, cruel, vengeur. Les populistes le manipulent à leur profit politique, pour obtenir le pouvoir ; ils se moquent bien des gens eux-mêmes. Leur règne n’est pas différent de celui des élites précédentes, en moins raffiné et en moins indulgent. Seule la démocratie permet d’élever chacun en fonction de ses possibilités et de lui trouver une place dans la société qui ne dépende que peu de sa naissance et de son milieu. Mais elle est un idéal fragile que n’importe quel gros sabot peu blesser.

Marie Gagarine raconte avec simplicité et un brin d’ironie ses mésaventures avec l’armée bolchevique, son passage clandestin du Dniestr, son accueil par sa tante Anna, aristocrate égoïste et mondaine en Roumanie, son emprisonnement en attendant la décision du tribunal militaire sur son droit à l’asile. Son frère l’a rejointe, sa mère et ses sœurs suivront plus tard. Marie Gagarine a pu reprendre ses études, arrêtées à 16 ans par les octobristes et aller à l’université de Czernowich.

Elle aura trois filles dont une, Maria-Magdalena Vladimirovna Gagarine dite Macha Méril, qui joue Agnès la mère de Julien dans le film Tendres Cousines de David Hamilton, célèbre à sa sortie en 1980. Elle préface le livre et loue l’énergie et la curiosité de sa mère, son caractère combatif. « Elle n’a cessé d’observer les Russes et les juge avec la sévérité qu’autorise l’amour », écrit-elle. Un beau témoignage du passage de l’avant à l’après en Ukraine russe, avec l’imbécile guerre de 14 en point de rupture.

Marie Gagarine, Blonds étaient les blés d’Ukraine, 1989, préface de Macha Méril,J’ai lu 1999, 439 pages, €5,35 e-book Kindle7,99

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Jean-Christophe Grangé, Les Promises

Il est curieux d’être psychiatre à l’époque nazie. Simon, petit homme dandy, se délecte dans son cabinet meublé avec goût des confidences des grandes dames qui viennent le voir. Elles sont toutes mariées à des pontes du Reich et déversnte devant lui leurs confidences. Il les enregistre sur des galettes de cire, évidemment. Ce qui lui permet de les faire doucement chanter, augmentant ainsi ses revenus. Mais cette façon de faire mercantile et bourgeoise ne peut pas durer. Simon le sait, mais il veut l’ignorer.

C’est alors que le régime le rattrape. L’une de ses patientes est retrouvée massacrée dans un parc, le ventre ouvert et les organes enlevés. S’agit-il d’un meurtrier sadique comme il en est malheureusement tant ? Lorsqu’une deuxième victime, de la même société, est tuée et éviscérée de la même façon, le doute n’est plus possible : il s’agit d’un tueur en série. C’est un SS de base, Franz, qui est chargé de l’enquête puisqu’elle devient politique. La police, en effet, n’a rien trouvé, et la position sociale des femmes proches du pouvoir fait que la Gestapo a repris le dossier. Mais Franz patine. Il n’a aucune notion d’une enquête de police et ne sait seulement qu’user de brutalité.

Une troisième personne va s’ajouter à l’enquête, une aristocrate, psychiatre comme Simon, Minna von Hassel. Elle dirige un asile de fous que les spécialistes du Reich vont s’empresser d’éradiquer. Il s’agit en effet de créer une race saine et d’éliminer tous les déviants et les mauvais gènes. C’est le rôle d’un médecin psychopathe laissé à lui-même, comme les régimes totalitaires savent en créer – et pas seulement le nazisme.

Comme une troisième puis une quatrième victime s’ajoute, tuée et éventrée de même, Simon, Franz et Minna vont se rencontrer. Ce trio improbable venu de trois pôles opposés de la société, finira par s’entendre et à découvrir le pot aux roses. Mais, à chaque fois qu’ils pensent tenir un coupable, ce n’est jamais le bon.

Jean-Christophe Grangé n’aime pas le nazisme. Il s’en moque : « comment reconnaître l’Aryen idéal ? Facile. Il est blond comme Hitler, grand comme Goebbels, svelte comme Göring » p.506. Mais le monde qu’il a créé le fascine, dans la mesure où il permet aux instincts les plus sauvages de se manifester sans entrave. Il est donc la période de l’histoire la plus propice à situer l’action et ficeler un roman policier labyrinthique, tout en révélant des types humains intéressants et contrastés.

Simon le psy gigolo est touchant, Franz le nazi de base est compréhensible, Minna l’aristo élevée dans la richesse est émouvante. Créer une psychologie convaincante des personnages est la deuxième clé qui fait un bon roman, après une histoire bien menée.

Mais il y a plus : une analyse contemporaine du délire nazi. Le conservatisme réactionnaire s’est mué en nationalisme exacerbé, allant jusqu’au racisme le plus dur. Comment l’amertume de la défaite de 1918 et la tentation complotiste du « coup de poignard dans le dos » des minorités intérieures (juifs, communistes, intellectuels de gauche, homosexuels progressistes, etc.) vont engendrer la croyance d’être au final supérieur, donc la haine pour tout ceux qui sont différents, « pas d’ma bande » dit la racaille. Il suffit alors de gueuler, d’entraîner la masse amorphe qui ne demande qu’à croire, et à faire d’un peintre raté névrosé du sexe un dictateur, d’un éleveur de poulet un dresseur de la race. S’ensuit la répression intérieure et la guerre extérieure – puis le chaos final, inévitable.

Les trois personnages du roman, qui ont laissé faire et s’en accommodaient jusque là, vont ouvrir les yeux. Le gigolo maître chanteur va choisir la justice, la brute haineuse va apprendre la vérité sur les mensonges du régime et la compassion pour les êtres, l’aristocrate va éprouver que l’argent et la position ne peuvent pas tout et que la solidarité est finalement la meilleure des choses humaines.

Jean-Christophe Grangé, Les Promises, 2021, Livre de poche 2023, 795 pages, €10.90, e-book Kindle €9.99

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Pierre Benoit, Monsieur de La Ferté

Un roman délaissé d’un auteur oublié (bien qu’Immortel depuis 1932). Il avait 14 ans en 1900 et est réédité jusqu’à nos jours. Pierre Benoit fut le Pierre Lemaitre de son époque (pas plus d’accent circonflexe sur son nom que sur celui de l’autre). Il cisela des romans exotiques plein d’imagination, assez conformistes mais soignés. Son père étant militaire, le jeune Pierre a vécu jusqu’à ses 21 ans en Tunisie et en Algérie ; il connaît bien la société coloniale et les indigènes. Ses romans les plus connus sont Koenigsmark (1918 – premier livre à être édité dans le Livre de poche) et L’Atlantide (1919). Ils présentent des portraits de femmes plutôt érotiques mais impérieuses et dominatrices qui, toutes, ont un prénom qui commence par la lettre A : Antinéa, Aurore…

Ce roman-ci est consacré aux hommes. La seule femme au début, amoureuse de Monsieur de La Ferté et peut-être la mère de sa dernière fille, se prénomme Germaine – comme si l’auteur recherchait, après la Grande guerre où il a été blessé à la bataille de Charleroi, l’alliance entre la France et l’Allemagne. C’est un peu le propos de ce roman, qui se passe en 1914 dans l’Afrique noire, aux confins du Gabon (français), de la Guinée espagnole (neutre) et du Cameroun (alors colonie allemande). Le héros est un lieutenant chargé de mener une compagnie en appui à la colonne française qui remonte vers Douala pour faire sa jonction avec les alliés anglais venus de Sierra Leone.

Mais ce qui est lumineux sur le papier l’est moins dans la semi-obscurité moite de la forêt tropicale emplie d’insectes suceurs et d’indignes pillards. C’était d’époque, mais l’auteur n’est pas tendre pour les « nègres » lorsqu’il ne sont pas civilisés par des colons. Autant il dresse un portrait affectueux de Bâa, l’ordonnance du lieutenant, et de Ngem le pygmée débrouillard, autant le « roi nègre » Bétégué-Bili est affublé de toutes les tares, de la veulerie à la vantardise, de l’avidité à la cruauté. Mais ce sont procédés de romancier qui accentuent les contraste pour situer le bien et le mal.

Dans une guerre imbécile comme celle de 14-18, les combats dans les colonies sont encore plus absurdes. La clé du roman – écrit juste après l’arrivée de Hitler au pouvoir en Europe – est la prescience que les luttes fratricides en public vont déconsidérer à jamais les Blancs aux yeux des autres. Venus apporter la paix, la foi et la civilisation, ils vont montrer qu’ils ne sont venus en réalité que pour dresser les indigènes, assurer leur pouvoir et exploiter les ressources. Ce sera pire après la Seconde guerre mondiale, cette fois les colonies craqueront de toutes parts et il fallait la myopie des politicards de la IVe République pour éviter de le voir, et tenter une misérable revanche de la défaite de 40 en conservant un empire.

Monsieur de La Ferté va se trouver en accord profond avec son alter ego allemand, son adversaire acharné dans la forêt et sur les pistes, l’oberleutnant Angel von Wernert. Nous sommes loin de la guerre en dentelles mais le sens de l’honneur, comme une nostalgie d’ancien monde, est préservé. Pierre Benoit suivait Barrès plus que Maurras, enclin aux mœurs de l’Ancien régime plus qu’à celles des révolutions américaine et française (il ne soutiendra cependant pas Pétain). Certes, l’Allemand est rabaissé par son goût un peu trop prononcé pour les très jeunes officiers de sa compagnie au teint de fille, mais il reste l’officier aristocrate exemplaire. Sur une lettre écrite par lui, saisie sur un sous-lieutenant allemand tué au combat, Monsieur de La Ferté peut lire : « Cette guerre, voulue par les Anglais, ne détruira pas seulement toutes les valeurs européennes dans ce pays, mais elle excite toute l’infamie de l’âme nègre » p.92. Pierre Benoit précise en note que « cette lettre (…) se trouve citée textuellement dans le livre du général E. Haward-Gorges, La guerre dans l’Ouest africain », édité en 1933. Ce n’est donc pas une prescience de sa part dès 1914 que les Blancs allaient perdre de leur prestige, mais une remarque lue en 1933 qui l’a frappé dans un recueil de mémoires sur la guerre.

Le Français se trouve en accord avec l’Allemand sur la fierté d’être Européen et militaire. Ils vont se combattre, mais sans haine. Wernert tuera en embuscade dans la forêt une grande partie de la compagnie française de tirailleurs et de porteurs commandée par ses six sous-officiers et officiers blancs ; La Ferté tuera les trois-quarts de la colonne allemande lors d’une embuscade osée après une fuite de dégagement habile, et fera prisonnier l’oberleutnant, après lui avoir tué son favori, « un mince et frêle lieutenant blond, d’une beauté singulière et délicate, qui donnait à ce très jeune homme un peu l’air d’une fille habillée en garçon. Von Wernert lui parlait en souriant. Il répondait de même, tournant vers son chef des yeux débordant d’extase respectueuse » p.195. On ne fait plus plus érotiquement explicite – au grand dam des milieux conservateurs catholiques de son temps.

La mission, qui était de soutenir une colonne qui n’existe plus, prend fin faute de combattants. Monsieur de La Ferté regagne les lignes françaises au Gabon tout en permettant, dans l’honneur, à Angel von Wernert de s’évader vers la Guinée espagnole neutre. Tous deux avaient de concert, bien qu’ennemis, décrété une trêve d’une journée pour aller faire peur ensemble, en grand uniforme et avec un détachement bien armé, au vieux chef noir Bétégué-Bili qui encourageait sa tribu à piller les vaincus et achever leurs blessés.

Pierre Benoit, Monsieur de La Ferté, 1934, Livre de poche 1966, 249 pages, occasion €3,40 e-book Kindle €13,99

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Le parterre de sable du Ryôan-ji

Parmi les silences de Monsieur Palomar, il y a « Le parterre de sable » du Ryôan-ji, ce temple zen japonais. Roches et sable pour contempler l’absolu – « sans le recours à des concepts exprimables en paroles ». Se dépouiller de soi pour entrevoir le Moi absolu par intuition, imprégnation directe de l’Être à l’esprit.

Certes, se dit Monsieur Palomar. Mais comment méditer dans une foule de touristes qui photographient, commentent et lisent leur guide, et de collégiens en uniforme pressés d’en finir pour aller chahuter le petit copain au-dehors ? « Il cherche à imaginer toutes ces choses telles que les sentirait quelqu’un qui pourrait se concentrer à la vue du jardin zen en silence et dans la solitude ». Ce n’est pas sans humour à l’italienne qu’il décrit les gens, les progénitures, les étudiants, les appliqués qui vérifient « que tout ce qui est écrit sur le guide correspond bien à la réalité et que tout ce que l’on voit dans la réalité se trouve bien écrit sur le guide ». C’est un réflexe bovin que l’on rencontre aujourd’hui sur les quais des gares de RER, où les gens consultent le tableau d’affichage des arrivées et des destinations en vérifiant sur leur smartphone que c’est bien écrit pareil, paraissant ahuris de constater que tel est toujours le cas.

Les instructions pour lire le jardin zen sont claires en paroles, « pourvu que l’on soit vraiment sûr d’avoir une individualité dont se dépouiller », écrit finement l’auteur. Car l’individu, dans ces comportements de foule, est bien en peine de se trouver. Seuls les aristocrates ont le privilège de trouver l’espace, la solitude et le temps nécessaires à méditer en paix et à détacher leur moi de toute possessivité et orgueil. Vous l’avez noté, espace, solitude et temps correspondent aux trois étages de l’humain : les sens, les passions, l’esprit. Italo Calvino demeure toujours logique, même dans le dépouillement de soi.

Ce pourquoi « il préfère s’acheminer dans une voie plus difficile, chercher à saisir ce que le jardin zen peut donner à qui le contemple dans la seule situation où il peut aujourd’hui être vu, en tendant le cou parmi d’autres cous ». Et c’est bien ce que nous faisons lorsque nous visitons ce jardin. Nous ne voyons guère les rochers et le sable que comme des choses, tandis qu’alentour nous percevons la foule solitaire, la marée de petits grains individuels des gens en foule. « Il voit le monde continuer, en dépit de tout, à exposer les cimes rocheuses de sa nature indifférente au destin de l’humanité, sa dure substance irréductible à toute assimilation humaine… »

Le jardin zen sera encore là lorsque nous ne serons plus, réactualisé chaque matin par le râteau des moines, le sable renouvelé tandis que les rochers demeurent. Et sans cesse de nouvelles marées humaines viendront battre tout autour, pour être là, pour avoir vu, pour en parler alors que justement la parole est de trop. Lisez Calvino, vous en saurez plus que par les guides du Ryôan-ji.

Italo Calvino, Monsieur Palomar, 1983, Folio 2020, 192 pages, €6.90 e-book Kindle €6.49

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Alan Hollinghurst, L’enfant de l’étranger

Dès le premier quart du roman, le lecteur se dit que c’est un livre qu’il va relire. Ainsi sont les classiques et il est rare d’un distinguer un au moment de sa parution. L’auteur, né en 1954 et gay, qualifié de « l’un des plus grands romanciers anglais contemporain » en quatrième de couverture, brosse le panorama complet d’un siècle : 1911-2008. Son titre vient d’un poème de Tennyson que les parents de Daphné et de George ont connu brièvement. La scène s’ouvre en 1913, l’évocation de 1911 aura lieu en cours de texte. Elle présente le meilleur de l’aristocratie du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du nord, chef de l’Empire à son apogée. Cette Belle époque, qualifiée outre-Manche d’Edouardienne en référence au roi régnant Edouard VII, a sonné le glas de la race et de la culture anglaise, comme le démontre l’auteur.

Nous saisissons les personnages principaux dans un manoir du Middlesex proche de Londres nommé Deux-Arpents. George Sawle, le fils cadet d’une famille de grande bourgeoisie sans être titrée, invite durant les vacances son ami et mentor Cecil Valance, qu’il connait en première année d’université à Cambridge. Cecil, à 22 ans, est un modèle pour George, 18 ans et plutôt timide qui entretient pour lui un « culte du héros » comme le dira sa sœur de 16 ans, Daphné. Mais nous sommes dans une société masculine, individualiste et aristocratique vouée au modèle grec de l’éducation. George est « choisi » par son « père » Cecil pour adhérer à « la Société » (dite des apôtres) qui est un club secret d’étudiants. On est sensé y « échanger », comme on dit maintenant sans préciser s’il s’agit de seules conversations et d’idées. Cecil, en père viril, l’a « introduit » comme dit joliment George, le mot ayant le même sens ambigu en anglais qu’en français.

Le lecteur comprendra vite combien ces sous-entendus convenables sont en réalité crus : Cecil, durant son bref séjour à Deux-Arpents, contemple, caresse, embrasse, enfourche et sodomise son jeune camarade dans les bosquets, sur la pelouse, au bain, sur le toit… Il multiplie « les galipettes à la manière d’Oxford », comme il le décrit avec humour p.125, il « s’agitait en rythme sur lui » si vous n’aviez pas compris, comme le précise l’auteur p.124. « George raffolait de l’assurance avec laquelle il s’exhibait, même si elle l’effrayait un peu, une frayeur presque agréable » p.123. La jeunesse athlétique de Cecil adore se déshabiller et se repaît de la beauté des jeunes mâles qu’il élit. Une photo resurgie des décennies plus tard le montrera torse nu et musclé sur le toit, près d’un George « la chemise entrouverte, l’air timide mais excité » p.633.

En gentleman, fils de baronnet et diplômé de Cambridge, poète publié, résidant au manoir victorien de Corley Court avec ses plafonds « en moules à gelée », Cecil mène la danse ; ses us et coutumes ont force de loi sociale pour ses pairs comme pour les domestiques masculins dont le jeune Jonah, 15 ans, vigoureusement constitué et qui se méfie des femmes. Ces dernières sont, à cette époque rigide, les gardiennes de la morale et des convenances sociales. Ce pourquoi Cecil joue avec Daphné, la jeune sœur de George ; il la circonvient, la courtise officiellement, lui dédie sur son carnet d’autographes un poème ambigu en fait destiné à George et intitulé « Deux-Arpents ».

Le roman est construit en cinq actes comme une tragédie et montre en un seul siècle la dégradation du paysage, la décadence de la culture et la dépravation démocratique de la morale sur l’île d’Albion.

  • La première partie, viride et lumineuse, est l’Arcadie 1913 et la poésie à la Cecil qui déclame « l’amour n’entre pas toujours par la porte d’entrée » p.100.
  • La seconde, en 1926, montre les dégâts de la guerre, Cecil tué à 25 ans comme capitaine, George rassis devenu historien et marié à une hommasse historienne comme lui, Daphné mal mariée à Dudley, le frère cadet de Cecil, beau mais pédé comme un phoque, la poésie « de second ordre » récitée par les élèves en classe pour ses évocations de la guerre.
  • La troisième partie en 1967 saisit le moment où l’homosexualité est dépénalisée au Royaume-Uni (sauf pour la marine marchande, les forces armées, en Écosse et Irlande du Nord) et où explose la marginalité tandis que le prof à tout enseigner Peter Rowe, diplômé d’Oxford et pédé, n’enseigne justement ni les maths ni la gymnastique, ces piliers de l’éducation grecque antique, montrant ainsi la décadence des collèges anglais. Les garçons, gardés des filles, même en couverture du Docteur No où sévit James Bond, s’embrassent toujours « dès 13 ou 14 ans » sur le toit de la demeure même de Cecil transformée en collège privé. Peter fait visiter à Paul Bryan le jeune banquier pédé la chapelle où se trouve le tombeau en marbre pompeux de Cecil.
  • La quatrième partie en 1979 commence à la veille de l’ère Margaret Thatcher et voit un retour à la rigueur moraliste et au déni des « horreurs » (Jonah, 81 ans) du passé. « L’esprit de la fin des années 1970, dans un contexte où tant de choses finissaient par remonter à la surface, (…) « gay » à l’anglaise, c’est-à-dire réprimé – « niable » comme aurait dit Dudley » p.546. Paul Bryan a décidé d’écrire une biographie scandaleuse de Cecil Valance.
  • La cinquième et dernière partie, en 2008, la plus courte, achève le portrait des générations gâchées par la ruine des bâtiments, où un enfant de 6 ans brûle les derniers vestiges de la maison vouée à la démolition, l’oubli des poèmes et le culte réduit à quelques spécialistes bibliophiles de Cecil et de sa famille dans une société qui se numérise de plus en plus et lit de moins en moins tandis que les gays se marient officiellement.

La façon d’écrire participe au plaisir du vrai lecteur. L’auteur évoque par allusions certaines choses qu’il ne précise qu’ensuite, plusieurs centaines de pages plus loin, laissant libre d’imaginer avant de se voir confirmé ou non. Ce style rebute beaucoup de lectrices et de lecteurs français, trop rationalistes et pressés de comprendre le foisonnement des personnages et leurs déterminants. Sans parler de la longueur des phrases. Mais c’est justement ce qui fait pour moi le charme d’Alan Hollinghurst : il exige le temps de savourer. A l’époque du fast-food, c’est beaucoup demander et les prix littéraires français montrent combien la longueur et la complexité deviennent étrangers aux rares qui lisent encore aujourd’hui. Raison de plus pour rester entre Happy few.

Si les hommes sont libres au début du XXe siècle en Angleterre, surtout en leur jeunesse, les femmes sont constamment contraintes et ce n’est pas un hasard si l’époque édouardienne a vu l’essor du féminisme. Daphné sait que Cecil était amoureux de son frère George mais a feint de croire qu’il était amoureux d’elle par son poème dédié et dans ses lettres du front. Elle entretiendra cette fiction volontairement jusqu’à ce que sa mémoire soit façonnée à la façon d’Orwell dans 1984, et donnera des entretiens aux biographes en ce sens. « Ce qu’elle ressentait alors ; ce qu’elle ressentait maintenant ; et ce qu’elle ressentait maintenant par rapport à ce qu’elle ressentait alors : voilà qui n’était pas facile à expliquer, loin de là » p.257. C’est ainsi que se construit le souvenir, par la déformation, la sélection, l’idéalisation et le formatage des convenances. « Il exigeait des souvenirs, trop jeune qu’il était pour savoir que les souvenirs n’étaient que des souvenirs de souvenirs. Il était très rare de se rappeler un moment de première main » p.677.  L’auteur saisit combien les faits vécus sont racontés, diffusés, remémorés et deviennent des légendes.

Deux-Arpents sera avalé par la grande banlieue de Londres et démolie, ses jardins lotis. Des deux enfants du baronnet, Cecil sera tué à la guerre de 14, son cadet Dudley épousera Daphné mais ne lui donnera qu’un enfant, Wilfrid, qui demeurera célibataire, les deux autres étant les enfants probables de Cecil (Corinna) et de Mark (Jenny), un ami peintre. Car, obsession de l’auteur, son premier mari Dudley comme son second mari Revel étaient gays… La race glorieuse s’éteindra. Du côté de George, son frère aîné Hubert (seulement lieutenant) sera tué également à la guerre et lui-même n’aura pas d’enfant. Tous étaient gay comme l’énumère drôlement l’auteur en fin de volume et aucun n’aimaient les enfants, considérés par eux comme des « gênes » personnelles et sociales. De même que leurs biographes tels Sebastian Stokes, Peter Rowe et Paul Bryan, tous gays, qui ne chercheront qu’à traquer cette manière de vivre dans les lettres, documents, souvenirs et photos rescapées, cachées et peu à peu détruites. La morale victorienne aura eu raison du gentleman et de sa culture. Le dernier descendant mâle du côté de Daphné, Julian, adolescent magnifique à 17 ans, finira marginal dans l’après-68. Les dernières parties voient les biographes pacsés avec un Noir ou un Chinois tandis qu’un Indien, étudiant fasciné par les gays, passe en conférence.

Tout un univers disparu qui fascine aujourd’hui, raconté comme si la reconnaissance du désir grec avait précipité l’Angleterre dans le grand mix d’une modernité où les différences disparaissent.

Prix du meilleur livre étranger 2013

Alan Hollinghurst, L’enfant de l’étranger (The Stranger’s Child), 2011, Livre de poche 2018, 767 pages, €8.90 e-book Kindle €9.99

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Michel Lermontov, Un héros de notre temps

Lermontov était un officier écrivain russe né en 1814 et mort en duel en 1841 à 27 ans (dont on dit qu’il était un assassinat déguisé). Moins célèbre que les autres car disparu jeune, il n’en a pas moins marqué le règne conservateur et censuré de Nicolas 1er. Il écrivait sec comme Stendhal tout en se pâmant parfois sur les beautés de la nature comme Chateaubriand. Mais cela ne le prenait jamais longuement.

Son « héros » est un zéro, ou plutôt le modèle de la jeunesse XIXe emplie de spleen nihiliste. Piétchorine est un peu lui mais en pire : il n’écrit pas et se contente de vivre son métier d’officier du tsar sur les confins de la Ligne, face aux Turcs et aux Tatars du Caucase. L’édition Folio 1976 est plus intéressante que l’édition bilingue 1998 (à moins que vous ne lisiez le russe classique d’avant l’appauvrissement révolutionnaire), car les aventures dans le Caucase sont précédées de celles, mondaines, de Saint-Pétersbourg. Seule la préface de Dominique Fernandez est indigente : le pédé de salons post-68 n’y connait pas grand-chose. Il ne s’intéresse qu’aux adolescents : un Fédia de 13 ans valet à la ville, un Azamat de 15 ans amoureux d’un cheval et un aveugle contrebandier au pied sûr de 14 ans. Il ne voit pas qu’il s’agit d’antipersonnages, de garçons bien vivants qui ont une passion, contrairement au héros factice Piétchorine, revenu de tout et surtout de l’amour – qui est pourtant la vie. Fernandez n’a semble-t-il même pas eu connaissance de la biographie du traducteur Gustave Aucouturier en fin de volume. Il se focalise sur les « jambes courtes » de Lermontov et en fait une clé qui n’ouvre guère. Passez donc cette préface inepte, qui a trop vieilli, pour entrer directement dans l’œuvre.

Piétchorine à Saint-Pétersbourg est un riche aristocrate ayant vécu à 16 ans un amour d’enfance qui l’a empêché de réviser ses examens de droit et a forcé sa tante à le faire entrer aux Cadets du tsar (les Junkers). Le temps a passé et la fille s’est mariée. Piétchorine, amer, drague dans les bals une autre qui s’accroche à lui mais il ne l’aime pas, il ne peut plus aimer.

La suite l’envoie au Caucase, peut-être à cause d’un duel interdit qui l’aurait fait exiler. Dans les faits, l’auteur le fut pour écrits « séditieux », car tout paraissait séditieux au cabinet noir de la police tsariste, ancêtre en ligne directe de la Tcheka de Lénine. Là, des aventures parues en nouvelles dans les revues sont fondues en roman sous le prétexte d’un journal trouvé dans les bagages d’un Piétchorine tué en Crimée avant ses 30 ans.

Bella est une « histoire » caucasienne contée par Piétchorine à son collègue Maxime, qui la rapporte au narrateur. Elle est la superbe fille d’un seigneur tatar que désire ardemment le bandit Kazbitch ; lui est l’heureux possesseur d’un cheval fougueux que désire ardemment Azamat, le frère de Bella. Le frère va vendre la sœur pour assouvir son désir de chevaucher, plus impérieux que pour une femme. Mais le bandit va se venger… La suite est présentée comme le journal de Piétchorine, ce qui permet de passer au « je » et d’entrer plus avant dans l’intime. Façon de montrer au lecteur quel vide il recèle.

Taman’ (prononcez tamagne) est un petit port où l’officier ne trouve à se loger que dans la pauvre cabane de pêcheur d’un couple bizarre : un aveugle de 14 ans et sa sœur de 18. La nuit, ils s’éloignent avec de gros paquets qu’une barque vient prendre ou livrer. Démasquée, la fille tente de séduire Piétchorine puis de le noyer, sachant qu’il ne sait pas nager. Mais celui-ci, robuste à 25 ans, l’envoie à l’eau et regagne la rive à la rame. Le contrebandier arrête son trafic trop dangereux et la fille part avec lui. Le garçon reste seul, abandonné. Tel est le destin, impitoyable.

La princesse Mary, prénommée selon le snobisme anglomaniaque du temps en Russie, séduit la garnison de la ville d’eau de Crimée où Piétchorine est nommé. Les officiers la draguent ouvertement lors des bals nombreux qu’organisent les mères pour tenter de marier leurs filles. On appelle cela « faire la cour ». Il s’agit d’être aimable, de beaucoup parler, de faire rire, d’écarter les importuns d’une saillie ou d’une épigramme. Piétchorine, qui a vécu à Saint-Pétersbourg plus qu’à Moscou, y excelle. C’est pour lui un jeu de séduire, surtout pour faire enrager ce fat de Grouchnitski qui, enseigne à 22 ans, va bientôt arborer les épaulettes d’officier. Mais il n’aime pas. Mary tombe amoureuse, après avoir longtemps flirté avec le soudard, pas lui. Elle va être désespérée mais c’est ainsi. La vie n’est pas un conte de fée. Il y a duel avec l’éconduit ridiculisé. Evidemment truqué car le duel est interdit par le tsar sous peine de dégradation. Mais Piétchorine se méfie, il fait vérifier son pistolet (qui n’est pas chargé), après que le sort ait fait tirer en premier à six pas son adversaire (à pistolet chargé). Grouchnitski le rate, pas lui. Mais seulement après avoir réclamé des excuses et être prêt à pardonner. L’orgueil imbécile du soi-disant « honneur » d’officier fait que l’autre se fait tuer plutôt que se dédire. C’est absurde, un signe de plus du nihilisme de la jeunesse du temps.

Lermontov décrit avec un réalisme désabusé l’héroïsme enflé à la lord Byron qui faisait fureur à l’époque dans les milieux cultivés. Piétchorine est un enfant du siècle, cynique qui ne peut aimer, aventurier qui a peur des passions. Il n’use des femmes que comme des chevaux, vite montés, épuisés sous lui au galop, puis laissés fourbus à l’écurie avec un bon picotin. Il n’a pas d’ami mais des camarades de cartes, distractions et beuveries, bien qu’il ne boive pas plus qu’il ne faut. Il aime la chasse plus que la guerre, la nature sauvage plus que les humains. Il est mal dans sa peau, de ce mal du siècle qui hantait l’Occident repu, maître du monde et sans avenir. Surtout dans la Russie tsariste où la société restait figée.

Michel Lermontov, Un héros de notre temps, précédé de La princesse Ligovskoï, préface de Dominique Fernandez, Folio 1976, 319 pages, €9.97

Michel Lermontov, Un héros de notre temps (seul), bilingue français-russe Folio 1998, préface de Jean-Claude Roberti, 475 pages, €13.50 e-book Kindle €1.99

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Comte Ivan Matzneff, Un voyage dans les airs de Paris à Spa

En 1851, un aristocrate russe en France qui a combattu avec le futur tsar Alexandre II dans le Caucase, s’aventure en ballon avec quelques amis, Madame la comtesse de Solms (née Marie Laeticia Bonaparte) et le comte Alexis de Pomereu. Le ballon du nom de L’Aigle s’est élevé de Paris le 5 juin 1851 à 5h17 de l’après-midi. « Nous étions d’une gaieté radieuse en quittant la terre » p.29.

L’avion n’existait pas et la terre vue du ciel était un plaisir rare. Non sans une sensation quasi sexuelle, tout comme les balançoires le font aux petites filles. Car Monsieur le comte aime « les actrices » de Paris et est vu souvent en galante compagnie. L’époque savait vivre et donner du plaisir sans la froide exploitation comptable du bourgeois calculateur. La comtesse née Bonaparte fait bien quelques fantaisies pour balancer la nacelle et se pencher au-dessus du vide, par exubérance irrationnelle comme on le dit des ados en état d’ébriété hormonale et comme le dira un banquier central célèbre de l’autre côté de l’Atlantique pour qualifier le marché boursier de son époque. Mais elle quitte le ballon à la fin de la première étape.

En effet, la technique n’est pas au point et les coutures de toile de l’enveloppe se distendent et laissent fuser du gaz. La portance est moindre et le poids doit être allégé pour repartir. Ivan Matzneff reste donc seul avec les deux frères aérostiers Godard.

Ce qui est drôle est que, lors des atterrissages, les paysans accourent et admirent – tout au contraire des moujiks russes filmés par Tarkovski dans Andrei Roublev : eux savent lire, ils ont lâché la superstition pour la science, ils rêvent de bâtir la modernité. Cette époque optimiste du XIXe siècle s’est un peu perdue aujourd’hui, sauf peut-être dans le secret des chambres d’adulescents rivés à leurs gadgets et chattant en forcenés sur smartphones, tablettes et ordinateurs de jeux. Une corde longue de 150 mètres est lancée du ballon et retenue par les paysans accourus, jusqu’à ce que la nacelle rencontre le sol et puisse être amarrée.

Souvent les gens veulent faire entrer l’engin dans leur ville, pour le spectacle, et le ballon est ancré sur la place principale, faisant l’objet d’attraction en ces temps où la télé n’est pas encore inventée. « J’entrais dans un corps de garde ; les soldats ne furent pas médiocrement étonnés de la demande que je leur fis de remiser notre ballon. (…) Je m’emparais de la corde qui flottait sur le devant de notre machine et le ballon captif entra triomphalement dans Soissons en passant par-dessus les fortifications » p.34. C’était la première étape, effectuée en six heures depuis Paris : bien mieux que le train, encore poussif à l’époque !

La seconde étape sera à Montcornet dans l’Aisne, près du château du comte Jules de Chabrillant. Mais le vent s’est levé et amarrer le ballon n’est plus possible à cause des arbres. Il faut repartir de suite, « aller jusqu’à Bruxelles » selon les conseils de M. Godard, l’aérostier. Ce qui est fait derechef. « Quoique le temps fut magnifique, l’intensité du vent devait grandir avec l’élévation du soleil au-dessus de l’horizon, et M. Godard ne doutait pas que nous n’eussions de grandes difficultés à vaincre pour notre descente ; mais nous étions encore sous l’empire de l’enthousiasme, et la fièvre de l’extraordinaire nous dévorait » p.47. Le ballon montera cette fois à 6310 m d’altitude ; c’était le 6 juin 1851 à 9h15 environ du matin. Surdité, difficultés à respirer, fatigue, sont les maux d’altitude bien connus des alpinistes mais ignorés alors.

L’atterrissage définitif du ballon est mouvementé, le vent empêchant son ancre de crocher et les laboureurs de le maintenir. « L’échevin de la commune de Basse-Bodeux » en Belgique intervient et le ballon finit par toucher terre pour être dégonflé et rapporté à Paris par le train depuis Bruxelles. C’est dans cette capitale que « le surlendemain, je gagnais Paris en chemin de fer dans un wagon spécial où Mme la princesse régnante de Valachie, venant de Bucharest, voulut bien m’offrir une place » p.58.

Comme tous ses amis veulent savoir, le harcèlent et lui écrivent, le comte Ivan décide de publier son récit dans la Revue des Deux-Mondes ; il paraît le 1er juillet 1851, soit à peine un mois après l’exploit. Son descendant Gabriel, écrivain contrairement à sa sœur Alexandra et à ses frères André et Nicolas, décide de raviver le souvenir de cet ancêtre fantasque et merveilleux, personnage à la Jules Verne ou à la Hergé, dès qu’il en lu la mention chez Barbey d’Aurevilly, l’un des amis du comte. Il profite dans les seize premières pages de parler moins de l’ancêtre que de lui-même…

Gabriel Matzneff, Monsieur le comte monte en ballon – Comte Ivan Matzneff, Un voyage dans les airs de Paris à Spa en trois étapes, 1851, éditions Léo Scheer 2012, 71 pages, €14.50 e-book Kindle €14.49

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Michel Crouzet, M. Myself ou la Vie de Stendhal

Henri Beyle le Grenoblois, né en 1783, est devenu par lui-même en 1817 baron Frédéric de Stendhal il Milanese, officier de cavalerie. C’est qu’il est né avec la Révolution (6 ans en 1789) et qu’il a admiré Bonaparte parti de rien pour arriver à égaler Alexandre et César (il a moins aimé Napoléon, empereur autoritaire installé). Comme les révolutionnaires qui voulaient faire table rase du vieux monde et des « Vieux », Beyle a haï son enfance (ayant perdu sa mère en couches à 7 ans) et son père, distant et désirant modeler le Fils en enfant modèle ; il a haï son précepteur jésuite Raillane « hypocrite » ; haï Grenoble, ville provinciale et bourgeoise, coincée et conservatrice. Il « n’a jamais joué, jamais couru ou nagé librement avec les autres enfants, jamais disposé de son corps, que l’on voulait domestiquer et non laisser se dépenser et jouer » p.25.

Pour cela, il a dû se révolter contre le Père (prénommé Chérubin !) et inventer sa vie d’individu, hors des liens de naissance, de famille (excepté Pauline, sœur et âme-sœur) comme de milieu, « un Moi audacieux et sans freins (…) l’image même du Moi absolu évoqué par les philosophes et les libertins : ils se référaient pour le définir à l’enfant incestueux, parricide, homicide, être de la nature dans toute sa force et sa première et irrésistible impulsion » p.13. Seul le désir est loi (le Rouge), tout le reste est éteignoir, clérical, humide, sombre, moralisateur, persécuté, esclave des conventions et de la famille (le Noir). Mais le ressentiment est encore esclavage, la haine empoisonne et emprisonne. Pour se libérer, seule l’imagination le peut si elle prend son essor et ouvre à la « beauté » (qui est œil de l’amour). Car l’érotisme romantique n’est pas l’érotisme freudien (encore moins celui des puritains d’aujourd’hui qui voient de la saleté dans tout désir) : « fidèle à l’éros platonicien, le Romantique fait du désir le révélateur de l’idéal, la voie d’accès aux transcendantaux du Bien et du Beau ; l’image, ou vision de l’homme meilleur, de l’homme tel qu’il est dans sa nature profonde, c’est l’autre nom du désir ; il y a un sens du désir, il unit les sens au désir suprême qui est celui de l’âme et du rêve, ou du ‘romanesque’, qui est le rêve de l’homme » p.47. Le prime adolescent Beyle trouve cet élan dans les romans de chevalerie du Tasse, de l’Arioste, de Cervantes où l’aventure héroïque est ironique et voluptueuse à la fois – avant de découvrir Félicia ou mes fredaines le roman libertin de Nerciat : « Je devins fou absolument ».

Ce pourquoi il a dû inventer aussi un autre style littéraire – le romantisme, cette « maladie de l’azur » – où le réalisme du Moi en situation dérive vers l’imaginaire amplifié, où le mouvement fait confiance à l’expression libre de l’intériorité tout en mettant à distance de soi-même par l’objectivation de l’écriture. Car « toute sa famille est ‘cultivée’ : les lettres pour elle sont une œuvre de civilisation, de communication civile, un moyen d’approfondissement et d’amélioration de l’humanitas, qui met à parité le savoir et l’expression… » p.21 Ainsi l’Amour (dont Flaubert se moquera une génération après sous le vocable d’Hâmour) est-il moins inclination pour une personne réelle que pour la passion elle-même. Stendhal a l’amour de l’amour plus que « foutre » telle ou telle ; ou plutôt telle ou telle enflamme en lui l’imaginaire : il se fait du cinéma. « Avoir » ou pas la femme importe moins que les élans du cœur qui « cristallisent » sur une image, comme jadis l’image de Dieu. Il comptabilisera treize femmes « eues » qui ont compté dans sa vie (outre sa mère, Kubly, Angela, Victorine, Mélanie, Wilhelmine, Alexandrine, Angelina, Métilde, Clémentine, Alberte, Giulia I et II) et peut-être une quatorzième, sans parler des putes. Il aimera aussi beaucoup les enfants – ceux des autres – et leur racontera des histoires. Toujours l’imaginaire. Eugénie de Montijo, future impératrice, se souvient de Monsieur Beyle lorsqu’elle avait 9 ans et qu’il contait l’épopée de Napoléon, assise sur ses genoux ; adulte, elle apprendra qu’il s’agissait de ce « baron de Stendhal » devenu célèbre.

En tout cela il est « moderne » (ce qui signifie post-Ancien régime), donc plus ou moins « actuel » selon nos époques. Il a été peu connu de son vivant, adulé une génération après lui pour de mauvaises raisons (anti enflure hugolienne notamment), disséqué et délaissé début XXe siècle au profit de Proust, avant d’être réhabilité dans les années 1950 pour son style sec sans fioritures et qui va droit au but. Aujourd’hui ? La biographie date d’il y a vingt ans et c’était déjà une autre époque. Il semble que l’imagination revienne plus que l’action dans la sexualité de notre temps. Les femmes « ayables » comptent moins que les émotions qu’elles procurent par leur présence, même platonique. Mais à chacun de juger, Michel Crouzet se garde d’en parler.

D’autant que l’individualisme, s’il libère, exige de s’imposer : la liberté ne va jamais sans la responsabilité, ce qui répugne aux paresseux et met en face de leur veulerie les autres : « La mauvaise honte, la timidité, les tortures de l’amour-propre farouche et apeuré, c’est le calvaire du Moi moderne » p.68. Sous l’Ancien régime, la société exigeait le naturel (de naissance) ; la démocratie exige le convenable (socialement égalitaire). Stendhal s’en échappera par le voyage, étranger aux contraintes du civilisé français en Italie, manière d’être inconnu et amour du nouveau. Il s’en échappera par l’opéra, féérie sensuelle d’un soir par la musique et théâtre communautaire des regards. Mieux, il traitera dès lors la société comme un bal masqué pour s’en amuser et y trouver son plaisir, sans rien en attendre d’autre et surtout rien de durable. Et il se méfiera de ses intrusions au nom de la « transparence » égalitaire ; Stendhal chiffrera ses lettres, déguisera noms, lieux et dates dans son journal et sa correspondance. Être libre, c’est aussi rester masqué pour éviter de déplaire et écrire dégagé des contraintes sociales – d’où les quelques 350 pseudonymes que Henri Beyle prend au cours de sa carrière d’écrivain journaliste, une manière de rester aristocrate en démocratie.

Le pavé biographique de Michel Crouzet réjouira tous ceux qui aiment Stendhal, dont je suis. Laid et gros dès l’enfance, ses camarades se moquent de lui et l’appellent « la tour ambulante », il demeurera disgracieux et enveloppé toute sa vie, avec une « face de boucher ». Il compensera en se vêtant avec recherche et élégance selon l’adage que l’habit fait le moine. Mais il a les yeux vifs, un pli ironique à la bouche et sa conversation est toute de paradoxes et de moqueries. Il se taillera un succès dans les salons parisiens avec ses diableries – lui qui ne croit pas en Dieu – mais effraiera les bons bourgeois conventionnels et les bigotes. « Stendhal, c’est un style (de vie ou d’écriture indifféremment), né d’un immense travail sur soi dont les écrits intimes sont le dépositaire… » p.96.

Stendhal est né tard au roman, à 47 ans avec Le Rouge et le Noir (après l’échec d’Armance trois ans plus tôt). Son chef d’œuvre, il le publiera à l’extrême fin de sa vie (écourtée par le cœur, physiquement malade) : La Chartreuse de Parme fut écrite ou dictée à raison de 5 à 7 pages par heure. Le reste de l’œuvre romanesque est surtout inachevée ou composée de nouvelles. Mais Stendhal n’est pas que romanesque. Il compose un traité devenu célèbre, De l’amour, une Histoire de la peinture en Italie et des récits de voyages, en observateur incisif, qui eurent du succès : Mémoires d’un touriste, Rome, Naples et Florence, Promenades dans Rome. Il n’est pas un « intellectuel » (le terme n’a pas existé avant l’affaire Dreyfus) mais un « homme pensant » ; lui-même ne se dit pas littérateur ou écrivain mais « observateur du cœur humain » p.508. Faire de l’esprit c’est créer sa forme, entre l’énergie et la grâce, entre la vérité et le goût – en bref définir son propre style (« l’homme de gauche, toujours indigné, est sans esprit. Il lui manque le naturel de la pensée » p.526). Sa biographie (incomplète) La vie de Henry Brulard, informe plus ou moins sur ce qu’il a vécu (amplifié et déformé par la mémoire).

Pour le reste, élève à l’Ecole Centrale de Grenoble (fondée par son grand-père Gagnon), il aurait pu intégrer à Paris l’Ecole Polytechnique, récemment créée, mais s’est dégoûté. Bon en maths et en dessin, il a opté à 17 ans pour s’engager dans les dragons avec Bonaparte grâce à son cousin Daru. Arrivé souvent après les batailles, il romance son épopée adolescente dans La Chartreuse sous les traits du beau Fabrice del Dongo, son Moi idéalisé (emprunté aussi au réel Pierre Napoléon Bonaparte, cousin de Napoléon III, rencontré près de Civitavecchia). Car Stendhal se veut plus Milanais que Français, plus bonapartiste que Bourbon ou Juste-Milieu, plus Moi-Même que collectif.

Pour lui, chaque énergie doit faire son trou et inventer sa vie, jouant des « rôles » dans la comédie humaine sans investir son Moi profond. Il n’aura de cesse que d’appliquer cette maxime, faisant feu de tout bois pour obtenir un poste dans la foire aux vanités et réussissant assez bien dans la méritocratie napoléonienne comme auditeur au Conseil d’Etat à 27 ans puis Commissaire aux armées. Il fera même l’expérience de la défaite avec retraite de Russie en 1812. Hélas, les Bourbon reviennent et il devient demi-solde, courant après les louis pour vivre « décemment » (il suffisait à l’époque de 6000 francs par ans). Il obtiendra dans la douleur un consulat à Trieste, jamais rempli puisque refusé par les Autrichiens, puis à Civitavecchia dans les Etats du Pape, mais sera surveillé constamment par l’empire austro-hongrois et l’Eglise catholique comme subversif, « libéral » et athée. Ce n’est que lors de ses « congés » qu’il retrouvera l’élan pour écrire et que paraîtront les chefs d’œuvre. Sa maxime sociale était SFCDT : « se foutre carrément de tout » pour exister.

Il mourra le 22 mars 1842 à hauteur du 22 rue des Capucines à Paris, d’une attaque d’apoplexie, à 59 ans et trois mois, « esprit d’enfer et cœur angélique » comme conclut Michel Crouzet p.762. Il est inhumé à Montmartre sous une épitaphe composée par lui : « Arrigo Beyle Milanese, scrisse, amò, visse » (Henri Beyle Milanais, il écrivit, il aima, il vécut).

Ecrire contre son temps permet de durer ; dire le vrai de soi permet d’atteindre l’universel. « Tout livre écrit pour se plaire à soi-même, en pleine autarcie, pour trouver des semblables, un jour, en un lieu, est un acte de foi dans la chance du Moi » p.410. Mais l’état démocratique, en détruisant l’otium humaniste (le loisir de vivre pour soi) et en généralisant le negotium bourgeois (l’état constamment occupé et pressé), est-il compatible avec l’imagination, la littérature, le sens de la beauté ?

La pagination indiquée est celle de l’édition de 1999.

Michel Crouzet, M. Myself ou la Vie de Stendhal (nouvelle édition de Stendhal ou Monsieur Moi-Même, 1999), Kimé 2012, 728 pages, €30.00

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Au revoir là-haut d’Albert Dupontel

Adaptation du prix Goncourt 2013 de Pierre Lemaitre, que je n’ai pas lu (la qualité long terme des Goncourt étant faible), le film résume et caricature un message : quelle çonnerie la guerre ! Toute cette fanfare sur « la Victoire » après quatre ans de boucherie et de trahisons, quelle célébration !

Deux soldats de base en bleu horizon, qui ont fait copain sur les cotes à défendre, se retrouvent après l’épreuve démobilisés de tout dans la vie civile. Albert Maillard (Albert Dupontel) était comptable avant la guerre ; il se retrouve « dans la publicité », porte-enseigne des rues pour une marque de cigarettes ou un parfum. Son copain Edouard Péricourt (Nahuel Pérez Biscayart) a eu la gueule cassée en sauvant Albert d’un trou où il était enseveli par une bombe avec un cheval. Il a honte de sa laideur et de son incapacité sociale à manger sans tube et il veut d’abord mourir avant de se créer des masques – dont la morphine que lui procure Albert en volant les autres ingambes et mutilés. Son copain déniche dans les archives un mort de l’Assistance que personne ne va réclamer, Eugène, et laisse croire qu’Edouard est mort « au champ d’honneur » (dans la boue et la putréfaction). Décidément, quelle connerie, la guerre !

Surtout que leur lieutenant des tranchées est une ordure, aristocrate et affairiste, macho et dominateur, grand baiseur de femmes, dont Madeleine (Émilie Dequenne), la propre sœur d’Edouard qu’il a rencontrée lorsqu’elle a voulu se recueillir sur la tombe présumée de son frère, et à qui il colle illico un polichinelle dans le buffet. Portant beau, Henri d’Aulnay-Pradelle (Laurent Lafitte), dont on se demande pourquoi il n’est que lieutenant, est un personnage détestable, outré – peu crédible dans la réalité. Mais c’est probablement ce qui plaît à notre époque inapte à toute nuance, sur le modèle hystérique Mélenchon, qui préfère adorer ou détester plutôt que les nuances du penser par soi-même et du jugement mesuré en bon sens.

Le père d’Edouard, Marcel, est brossé à même gros traits en grand bourgeois habitant un hôtel sur les Champs-Elysées, tutoyant les ministres et président d’une grosse firme qui a fait ses affaires durant la « grande » guerre (Niels Arestrup). Depuis l’enfance, il a toujours voulu « dresser » son fils pour le rendre conforme à son image, requin des affaires apte à prendre sa succession à la tête de l’entreprise. Mais Edouard a toujours résisté ; d’un tempérament artiste, il n’a cessé de dessiner. Dont son père en « gros con » lorsqu’il avait une dizaine d’années. Il dessinait encore dans les tranchées, entre deux salves d’obus ou deux attaques suicidaires à la baïonnettes commandées par le lieutenant qui n’hésitait pas à envoyer deux poilus « en reconnaissance » en plein jour (!) vers les lignes allemandes avant de leur tirer dans le dos – pour motiver « ses » hommes, désireux alors de venger leurs copains. Je m’étonne qu’Albert, qui l’a vu, n’ait pas tiré sur le lieutenant, cela se faisait volontiers pour les ordures durant ces quatre années de guerre imbécile où le pire de l’humanité ressortait.

Albert et Edouard, aidés de Louise la gamine gavroche de Paris (Heloïse Balster) qui accepte sans juger la gueule cassée, vont monter une arnaque pour se venger de la société qui les rejette malgré leur courage à la guerre. Edouard va dessiner un catalogue de monuments aux morts, qu’il veut proposer aux maires de France suivant la volonté de Clemenceau qui préconise d’en doter toutes les communes. Il ne s’agira pas de les réaliser, seulement de les dessiner – d’empocher l’argent et de partir aux colonies pour y vivre inconnus.

Le père d’Edouard s’y laisse prendre, sommant le maire niais du huitième arrondissement (Philippe Uchan) de lancer un concours dont il financera intégralement l’œuvre. Comme pour le lieutenant, le maire est une caricature de nigaud mielleux à laquelle on ne croit pas un instant. « Mais oui, je suis bête » dit le benêt à propos d’une chose qu’il a oubliée. « Oui », répond le président. C’est drôle et c’est con. Ces personnages impossibles à croire font toute la faiblesse du film.

Mais le père aimait secrètement son rejeton (oh, le mélo !) et il a été affecté par sa mort. Il regarde les dessins d’Edouard, apportés par Albert, puis le convie à dîner dans son hôtel particulier en présence de sa fille pour en savoir plus, notamment sur les derniers moments. Une émotion sincère, mais bienvenue, empêche Albert de trop mentir sur la fin présumée et il apparaît socialement gauche et franc à la fois, ce qui permet au président de lui proposer un poste pistonné de comptable à la banque. Comme Edouard a besoin d’argent pour éditer son catalogue, il pratique ce qu’on appelle « la pyramide de Ponzi » (que l’auteur appelle d’un autre nom) : faire signer un reçu d’un montant inférieur à celui apporté, puis créditer sous trois jours le compte de la somme manquante par un autre « emprunt », courant toujours plus vite que les contrôles. La « morale » de notre époque veut qu’Albert, foncièrement honnête, n’arnaque que les profiteurs de guerre.

Le catalogue édité, le monument choisi, l’argent versé, les compères fêtent cela à l’hôtel Lutétia avant de partir pour le Maroc. Entre temps Albert, bouleversé d’avoir vu le lieutenant marié à la sœur d’Edouard lutiner la bonne dont il est amoureux, le suit jusqu’à son chantier, le grand cimetière militaire où il compte à l’Etat de multiples cercueils remplis parfois de terre ou de débris sans toujours de nom. Il le menace d’un pistolet mais le lieutenant finit au trou, tombant au travers de planches qui couvraient bien mal une fosse avant d’être enseveli, comme les hommes qu’il envoyait en première ligne durant la guerre. Ce pourquoi Albert est arrêté au Maroc par les militaires français.

Il explique au colonel qui l’interroge toute son histoire. D’où ce poncif des flash-backs film et une fin que je vous laisse découvrir, édifiante comme il se doit dans notre époque de niaiserie à la Disney.

Au revoir là-haut n’est pas à mon avis un grand film, même si Albert Dupontel joue son rôle de façon réaliste et prenante et si l’on compatit aux affres de son copain gueule cassée. Les scènes cocasses ne manquent pas, comme le lieutenant qui marche sur les tombes ou le jeu de massacre des vieilles badernes au Lutétia. Les uniformes et le Paris paysan des arrondissements périphériques sont reconstitués avec soin. Mais tout est trop en noir et blanc dans cette histoire pourtant sophistiquée, reflet du monde d’hier qui créait des brutes avant que la guerre ne brutalise plus encore les hommes. Nous sommes avec le livre dans le feuilleton, pas dans la littérature ; avec le film dans le divertissement mélo, pas dans la psychologie. Le spectateur ne s’ennuie pas mais il oublie vite ce genre d’œuvre, seulement « jolie » selon le mot d’Albert : une fois vu, au revoir le film.

DVD Au revoir là-haut, Albert Dupontel, 2017, avec : Albert Dupontel, Emilie Dequenne, Niels Arestrup, Mélanie Thierry, Nahuel Pérez Biscayart, Laurent Lafitte, 1h52, Gaumont 2018, standard €9.99 blu-ray €20.56

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Christian Meier, La politique et la grâce

Ce petit livre se veut une anthropologie politique de la beauté grecque. L’homme s’élève à la culture par la « grâce », cette aisance physique doublée de vertu oratoire et de noblesse d’âme.

Dès –460, dans l’Orestie d’Eschyle, la grâce apparaît déterminante pour la destinée humaine. Composé au lendemain de la chute de l’aréopage d’Athènes, vieux conseil de la noblesse, le procès d’Oreste retracé par Eschyle devient le conflit du droit ancien avec un droit nouveau, celui des divinités vengeresses contre le nouvel Apollon. Athéna persuade les Erinyes avec patience, Peitho est la grâce de la parole.

Déjà, dans l’Odyssée, la grâce est donnée ou refusée indépendamment de l’apparence, de la beauté et de la noblesse de sang. Chez Thucydide, l’éloge funèbre des Athéniens marque la grâce des citoyens de la cité, la beauté de leur personnalité « autarcique », épanouie. Pour les aristocrates, la danse pour charmer et assouplir le corps, et la musique pour élever et discipliner l’esprit, formaient le noyau de l’éducation. Puis le sport est venu tout naturellement s’y ajouter, comme école de maîtrise de soi et de grâce corporelle vouée à la défense de la cité. Plus tard, ce sera le rôle de la rhétorique puis de la philosophie d’orner de grâce les esprits. L’idéal poursuivi est la mesure, l’équilibre, l’harmonie. La beauté physique est le reflet des vertus intérieures, contenance morale et élévation spirituelle. Elle est image humaine du divin. La grâce, que l’on peut apprendre et développer, compense les défauts physiques du tout-venant. Contrôle des gestes, charme du sourire, fermeté du regard – tel est l’idéal humain dont les sculpteurs grecs parent les dieux.

« Le mot ‘charis’, avec toutes ses connotations, appartient au monde archaïque des échanges de dons. Il désigne aussi bien d’une manière caractéristique, la grâce, la faveur avec tous ses dons et complaisances, que la reconnaissance qui lui est due ; il embrasse tout le domaine de la largesse, de la prévenance et de la réciprocité ainsi que la façon agréable, amène et gracieuse de se comporter, entre donateur et bénéficiaire » p.37. La grâce est le style de la noblesse – qui l’apparente aux dieux. Beauté physique, enchantement de caractère, élégance d’esprit, sont des vertus politiques. Elles sont l’héritage des idéaux aristocratiques de l’époque archaïque, universalisées dans la démocratie. Puisque l’épopée n’a pas su servir à légitimer les dynasties et que le rituel est resté éclaté entre divers cultes particuliers, les poètes ont imposé leur esthétique dans la religion. Les nobles ont été les plus sensibles à cet aspect poétique, faisant leur cet idéal de grâce et de légèreté prêtée aux dieux.

Dès lors que le progrès de la pensée envisageait un ordre des choses où plus rien n’était garanti par une autorité mais où chaque chose pouvait être examinée par la raison, chacun était amené à scruter les causes, les lois, les connexions. Cet état d’esprit a contribué à l’épanouissement de soi, à une sagesse conciliatrice, cherchant – au contraire de la tyrannie – l’adhésion de chacun au tout que forme la cité. Être citoyen, c’est être « autarcique », c’est-à-dire à la hauteur d’un défi des circonstances. Périclès en énumère les vertus : l’estime portée à chacun selon ses mérites sous le regard de la cité ; la force de caractère, la rectitude du jugement, la lucidité ; le respect des fantaisies individuelles au nom de la liberté ; la décontraction, une éducation non répressive, l’aisance.

Mais les hommes ne sont pas les dieux et la grâce humaine a ses limites. L’effroi, les mystères, l’angoisse, subsistent malgré le monde poétisé des dieux. Les femmes sont reléguées hors de la vie publique, dans l’intimité du domaine privé, où la grâce a peu d’effet. La liberté civique établie trace une frontière plus forte avec les esclaves, les métèques, et tous les « malgracieux », vulgaires ou difformes. L’ordre politique, fondé sur l’apparence gracieuse (physique, morale, intellectuelle) est artificiellement distingué de l’ordre social et des forces économiques qui le fondent.

Il ne faut sans doute pas idéaliser la grâce grecque. Résultat anthropologique de circonstances géographiques, historiques, et psychologiques précises, la vertu politique de la grâce ne saurait convenir à nos Etats modernes, selon l’auteur. Il en reste cependant un idéal d’humanité, selon nous encore efficace aujourd’hui. L’éducation des élites en Occident n’est-elle pas fondée sur la maîtrise des « manières », la discipline du comportement et l’art de présenter les choses ?

Christian Meier, La politique et la grâce, 1984, Seuil 1987, 124 pages, occasion rare €56.47

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Martha Grimes, L’énigme du parc

L’intrigue est compliquée et l’auteur avoue sa sympathie pour le personnage criminel, mais tout le sel de ce roman policier est dans la description des mœurs anglaises. Martha Grimes est américaine, mais elle a saisi l’essence anglo-saxonne du Londonien, depuis l’aristocrate qui refuse ses titres à la serveuse de bar qui essuie avec amour les bouteilles qu’elle sert chaque soir à ses clients. Nous retrouvons aussi les Cripps, famille déjantée d’un village du Yorkshire dans laquelle les enfants s’ébattent dans la plus grande liberté sexuelle, ce qui donne un aspect cocasse aux descriptions apocalyptiques de leurs méfaits somme toutes « normaux ». Le bébé est même prénommé Robespierre.

Le soir d’un samedi, le commissaire principal Richard Jury qui fait le trajet jusqu’à  chez lui en bus à impériale, observe par désœuvrement une belle femme blonde au manteau de fourrure. Il la voit descendre de l’autobus, puis remonter dedans après dizaine de minutes, le véhicule ayant été ralenti par des travaux, ce qui est en soi étonnant. Elle descend au portail du palais des évêques dont les abords à l’abandon ont servi de jardin botanique. Il l’a suivie, sans savoir pourquoi, mais n’a pas pénétré à sa suite. Jury avait oublié sa traque sans motif lorsque, le lendemain, il apprend qu’une femme blonde en manteau de fourrure vient d’être retrouvée morte dans un carré de lavande du jardin des évêques.

Il pense la reconnaître à la morgue, et puis non. Il est persuadé qu’il y a deux femmes qui se ressemblent et que la blonde qu’il a suivi n’est pas celle dont on a retrouvé le cadavre. D’où l’énigme. Jury se heurte au scepticisme de sa brigade de Scotland Yard et doit convaincre le sergent Wiggins, fin observateur et hypocondriaque, tout comme l’inspecteur Chilten, initialement chargé de l’enquête mais à qui il faut arracher chaque renseignement. Il enrôle son ami Melrose, aristocrate foncier qui n’utilise plus son titre de lord mais dont l’aisance lui permet des fantaisies, telle qu’acheter un tableau abstrait sans aucun intérêt, juste pour les besoins de l’enquête.

Cela nous vaut une critique acerbe des galeries d’art de la capitale et du snobisme dont elle fait montre à l’égard des « artistes », enrobant d’un vocabulaire intellectuel sans grande signification les pires abstractions sur les toiles. L’auteur analyse avec le même humour corrosif les horoscopes affirmatifs et fantaisistes, la faune variée des bus londoniens, l’atmosphère enfumée et cosy des pubs, et déniche au chapitre 12 la fameuse soupe Windsor, fleuron culinaire de l’Angleterre victorienne.

Le lecteur qui aime flâner et connaître ces étranges tribus des Angles et des Saxons, sera ravi du voyage. Ceux qui préfèrent l’action brute à l’américaine seront probablement frustrés, car l’enquête avance lentement et ne se dénoue qu’à la toute fin. Mais c’est le plaisir du roman policier que de nous promener dans la noirceur avant de dénouer l’intrigue. J’aime décidément beaucoup Martha Grimes.

Martha Grimes, L’énigme du parc (The Stargazey), 1998, Pocket policier 2012, 479 pages, €7.50

Les romans policiers de Martha Grimes chroniqués sur ce blog

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Stendhal, Féder

Entre La chartreuse de Parme et Lamiel, Stendhal reprend les mêmes caractères dans des situations différentes. Féder est fils d’Allemand et non franco-italien comme Fabrice, fils de négociant enrichi puis ruiné et non fils de militaire et d’aristocrate. Mais la trilogie des A (l’amour, l’art, l’argent) sont les mêmes étapes de son initiation à la vie d’homme et à son intégration sociale. Le jeune homme arrive par les femmes, et l’art est un moyen privilégié d’atteindre ces femmes qui vous font.

Féder naît à 17 ans lorsqu’il est expulsé de la maison paternelle pour avoir épousé Petit matelot – terme ambigu qui désigne une actrice d’opéra-comique, Amélie. Le négoce marseillais de son père lui répugne, il lui préfère la peinture ; l’esprit commerçant n’est pas le sien, il affecte de préférer l’art. Mais comment vivre en aristocrate sous ce nouveau régime issu de la révolution – la politique avec 1789 et l’industrielle avec le siècle ? L’art, pour faire vivre, doit se faire reconnaître, or le public est bourgeois, ancré dans la matérialité des choses.

Féder fait donc des portraits, puisque c’est ce qui se vend avant l’invention de la photo. Les bourgeois adorent se montrer et se faire peindre est pour eux comme un selfie pour les ados d’aujourd’hui : une flatterie à sa vanité de parvenu. Pour le bourgeois, qui connait le prix des choses et n’excelle en rien d’autre qu’acheter au plus bas et de vendre au plus haut, tout s’évalue, tout se calcule, tout se fait en fonction du prix. L’argent supplante l’art pour se poser en société après ce changement d’époque : la fin de l’Ancien régime.

Stendhal peint donc avec une ironie toute voltairienne la monarchie de Juillet et compose des portraits à la Flaubert des bons bourgeois enrichis de province qui « montent » à Paris pour franchir une étape supplémentaire. Marseille et Bordeaux, villes de négoce, sont opposées à Paris capitale du pouvoir et de la mode – hier comme aujourd’hui.

Féder va donc à Paris pour « s’élever » en société par les femmes. Son actrice meurt et il se colle à une autre, une danseuse prénommée Rosalinde, qui va lui apprendre la société. Ce qu’elle lui montre est que tout est théâtre et qu’il faut sans cesse jouer un rôle, prendre une posture. Dissimulation et simulation : l’hypocrisie et le masque sont la base pour se faire reconnaître. Jouer au mélancolique pour faire sérieux, se tenir sans cesse « l’air malheureux et découragé de l’homme qui ressent un commencement de colique » (on dira plus tard comme avec un parapluie dans le cul) I p.759 Pléiade, lire La Quotidienne, le journal bien-pensant (on lira aujourd’hui Le Monde), avoir de la piété (aujourd’hui signer des pétitions pour des Droits de l’Homme, pour les immigrés ou les femmes), être habillé triste (aujourd’hui tout en noir). « A Paris (…) tu dois être, avant tout et pour toujours, l’époux inconsolable, l’homme bien né et le chrétien attentif à ses devoirs, tout en vivant avec une danseuse » (I p.756). La jovialité et la gaieté du midi doivent être étouffées sous les conventions : « Votre air de gaieté et d’entrain, la prestesse avec laquelle vous répondez, choque le Parisien, qui est naturellement un animal lent et dont l’âme est trempée dans le brouillard. Votre allégresse l’irrite ; elle a l’air de vouloir le faire passer pour vieux ; ce qui est la chose qu’il déteste le plus » – hier comme aujourd’hui (I p.758)…

Féder renonce donc à l’art pour l’art (peindre en s’efforçant d’imiter au mieux la nature) pour la caricature (qui fait « ressembler » en accentuant les traits et qui enjolive le teint). Plus il est conforme à la mode, plus il a du succès ; plus le succès social vient, plus la reconnaissance officielle arrive (il obtient la croix de la Légion d’honneur) ; plus il est titré, plus on loue son talent. C’est ainsi que l’art se prostitue à l’argent, via la mode – hier comme aujourd’hui. Le mérite de Stendhal est d’avoir saisi ce moment précis où cela arrive dans la société française et parisienne.

Le succès appelle l’argent et, via l’argent, l’amour survient. Un gros bourgeois de Bordeaux, enrichi dans le négoce, commande à Féder une miniature de sa jeune femme de 20 ans à peine sortie du couvent, Valentine. Celle-ci est ignare pour avoir été maintenue sous serre et hors de toute littérature autre que celle des bons Pères de la sainte Eglise, mais assez futée pour avoir évolué dans les failles de l’institution avec l’affection d’une religieuse pauvre. Stendhal livre un secret d’éducation que reprendront plus tard Montherlant et Peyrefitte avec les garçons : « Ce qui est prohibé par-dessus tout, dans les couvents bien-pensants, ce sont les amitiés particulières : elles pourraient donner aux âmes quelque énergie » (V p.796).

Singer Werther le romantique permet de jouer l’amour avant de l’éprouver. Car le sentimentalisme fin de siècle (le 18ème) est récupéré par la société bourgeoise pour feindre l’émotion, alors que tout est fondé pour elle sur l’intérêt – y compris les femmes (faire-valoir et reproductrices). Timide, mais naturelle, Valentine va conquérir Féder et être conquise par lui, sans vraiment que chacun ne le veuille. A tant jouer un rôle, on en vient à l’incarner. Tout passe par le regard : la pose pour la peinture, la rêverie à l’autre, l’interdit social qui exclut d’avouer. Les soupçons du frère du mari, Delangle, sont un piment qui oblige à jouer plus encore, donc à s’enferrer dans le rôle et à l’incarner un peu plus.

Où l’on revient à l’art : il n’existe que là où est le vivant. Tous les peintres de l’époque sont des faiseurs, sauf Eugène Delacroix. Féder se rend compte qu’il a de l’habileté mais pas de talent lorsqu’il fait peindre Valentine par son ami Delacroix. Il ne peut y avoir d’esthétique sans érotique, donc l’amour ramène à l’art lorsque le jeu laisse place à la vérité. Féder est « léger » (Féder en allemand veut dire la plume). Il n’est pas sympathique comme Fabrice del Dongo, mais une sorte de cobaye qui dévoile les ressorts de la société.

Il met en relief, par contraste, le comique provincial, lui qui s’en est sorti – par les femmes. Boissaux, le mari de Valentine, n’est pas dégrossi : il est gros, tonitruant et vaniteux ; il a tout du bourgeois qui se veut gentilhomme, du commerçant qui se croit du goût. Il ne considère les livres que par leur luxe de reliure (dorée à l’or fin), sa loge à l’Opéra que pour mise en scène de soi par sa femme, et ses dîners ne sont réussis que lorsqu’ils sont chers, donnant des petit-pois primeurs en février. Tout doit être mesurable dans le matérialisme bourgeois adonné à la « jouissance physique ». L’émotion et le rêve sont bannis de cet univers mental où toute énergie ne peut qu’être productive.

Ce roman restera inachevé, Lamiel prenant tout son temps qui reste à un Stendhal sujet à une attaque cérébrale et qui décèdera bientôt d’apoplexie, en 1842. Mais ce qu’il dit de son époque s’applique tant à la nôtre qu’il vaut encore d’être lu !

Stendhal, Féder ou Le mari d’argent, 1839, Folio2€ 2005, 144 pages, €2.00

Stendhal, Œuvres romanesques complètes tome 3, Gallimard Pléiade 2014, 1498 pages, €67.50

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Stendhal, La chartreuse de Parme

Ecrit-dicté en 53 jours, ce gros roman en deux livres et 28 chapitres est l’acmé de Stendhal. Primesaut, généreux, tout de mouvement, il est la vie même. Dans ce siècle bourgeois où, après l’épopée napoléonienne, les Français deviennent compassés et bienséants, Henri Beyle se moque de la moraline pour placer le désir égotiste en premier. Foin du devoir social, le plaisir personnel avant tout.

Ce pourquoi il invente une Italie princière où l’aristocratie survit comme à la Renaissance. Le Prince et son Machiavel se divertissent en salon de duchesse, tandis que le bas peuple se réjouit des fêtes et des intrigues dont les rumeurs parviennent jusqu’à lui par l’intermédiaire des valets et cochers. Dans cette « utopie », pourrait-on dire, l’auteur place des personnages qu’il aime et auxquels il donne de forts caractères.

Fabrice est le béjaune cueilli à 16 ans – cet âge où l’adolescent devient plat, disait l’auteur dans Lisimon – pour lui faire chevaucher en fugue vers Waterloo, rejoindre ce Napoléon qu’il admire et qu’il ne verra que de loin. En passant par Paris, il perd son pucelage lors d’une « orgie » (I.2 p.169 Pléiade), ce qui accentuera son inclination naturelle envers les femmes. Ce sont elles qui le feront homme, puis héros, puis grand d’Eglise, avant de le perdre par l’amour. Car cet attrait qui mêle sexe, sentiment et admiration a son revers : lubricité, attachement et déraison. Fabrice dont le désir est par-delà le bien et le mal, aristocrate empli de jeune énergie qui définit ses propres valeurs, est pris à son jeu. Egotiste plutôt qu’égoïste, car son plaisir n’existe que lorsqu’il en donne aux autres, il se moque des convenances et des devoirs civiques – sinon d’être aimable et reconnaissant à ceux qui l’aiment.

Fils cadet d’un père déchu, frère d’un aîné qui le dénonce à la police pour être « libéral » (jacobin) dans un régime despotique, Fabrice est adulé par sa tante Gina del Dongo qui n’a pas d’enfant. Elle sort dans le monde le prime adolescent beau comme un Corrège pour lui éduquer le goût. Car Fabrice apprécie peu les livres, ne connait à 18 ans « pas même le latin, pas même l’orthographe », avoue-t-il (I.6 p.251 Pléiade) – il n’étudie que ce qu’il faut ; il ne préfère rien tant que chevaucher les destriers comme les donzelles. Mais il a « un courage si simple et si parfait, que l’on peut dire qu’il ne s’en aperçoit pas lui-même », dit sa tante (II.16 p.400 Pléiade). La règle qu’elle lui donne pour arriver à l’école comme dans l’Eglise ou ailleurs est simple : « Crois ou ne crois pas ce qu’on t’enseignera, mais ne fais jamais aucune objection. Figure-toi qu’on t’enseigne les règles du jeu de whist ; est-ce que tu ferais des objections aux règles du whist ? » (I.6 p.251 Pléiade). Tout l’art d’être bon élève, conforme aux codes sociaux, est dans cette règle minimale : il s’agit de faire semblant, tout en gardant son quant à soi.

Fabrice del Dongo à 16 ans selon le Corrège (qui a inspiré Stendhal)

Angelina-Cornelia-Isota Valserra del Dongo sera comtesse Pietranera, duchesse Sanseverina avant de redevenir comtesse Mosca, selon ses maris successifs. Elle est éprise de son neveu (après l’avoir été de son père biologique à 13 ans) mais sa passion est exaltation de cœur et d’âme plus qu’envie ailleurs. Fabrice, lui, ne tombe jamais amoureux – dans le premier livre : « j’aime sans doute, comme j’ai bon appétit à 6 heures ! » (I.13 p.336) ; « la nature m’a privé de cette sorte de folie sublime » (I.7 p.273). Il est seulement « léger et libertin » (II.22 p.490 Pléiade), ce qui est le meilleur de « l’amour » dont l’enflure romantique agacera Flaubert sous le terme d’Hâmour. Ce n’est qu’à 25 ans et après 9 mois de forteresse (comme une gestation de maturité) qu’il fixera son désir sur Clélia, qu’il a rencontré lorsqu’elle avait 15 ans et lui 17. Elle est la seule femme accessible à son regard dans la prison où il enfermé par une traîtrise du prince. L’esprit suivra le cœur qui suit lui-même le désir : c’est ainsi que l’on tombe amoureux, de bas en haut et non l’inverse.

Mais la nature reprend ses droits, dans une ellipse typiquement stendhalienne pour dire que l’acte est consommé : « Elle était si belle, à demi vêtue et dans cet état d’extrême passion, que Fabrice ne put résister à un mouvement presque involontaire. Aucune résistance ne lui fut opposée » (II.25 p.543 Pléiade). Il suggère plus tôt que Fabrice, « à peine âgé de 16 ans » (I.2 p.165 Pléiade), a contenté la geôlière de la prison de B*** (Beaumont en Belgique ?) où il a passé 33 jours pour avoir été soupçonné d’être espion : « Le lendemain, avant l’aube, cette femme tout attendrie dit à Fabrice… » (I.2 p.171 Pléiade). L’attendrissement du cœur est révélateur du contentement du corps…

La figure de la duchesse Sanseverina est égale dans le roman à celle de Fabrice. Cette mère de substitution, passionnée et possessive, d’une féminité toute méditerranéenne, entretient le roman dans une atmosphère d’ébriété érotique à l’italienne où le paraître et la sociabilité constituent une aventure de chaque instant. Elle fait du jeune libertin un ecclésiastique, de Fabrice rêvant d’être soldat à Waterloo un évêque rentier qui ne peut se marier, gardant pour elle toute seule ce neveu trop chéri. Sauf que le prince la trahit et que le jeune homme, qui a tué en se défendant d’un coquin amant jaloux, est bouclé en citadelle comme Alexandre Farnèse jadis (futur pape Paul III) pour un semblable duel. Alexandre s’évadera à l’aide d’une corde, ce qu’imitera Fabrice poussé par la duchesse et forcé par Clélia, fille du général geôlier. Mais Fabrice est tombé réellement amoureux de Clélia, bien qu’elle ait juré à la Madone d’épouser un marquis sur les ordres de son père s’il ne meurt pas. Sorti de prison, Fabrice y revient volontairement pour voir Clélia, au risque du poison – ce qui arrangerait tout le monde. C’est faire bon marché de la Sanseverina qui fait empoisonner d’abord le prince par un exalté amoureux d’elle et de la république, puis séduit son fils héritier afin de sauver son neveu.

Le Corrège, L’Education de l’Amour (détail), illustration de Fabrice et de son fils Sandrino avec Clélia

Mais à trop vouloir garder pour elle le jeune homme, elle gâche tout. Fabrice est lié à Clélia, qu’il a prise dans un transport et dont il a un fils, Sandrino (le petit Alexandre), considéré comme l’aîné du marquis époux. Son propre père ne l’a jamais aimé (il n’est d’ailleurs pas son vrai père… qui serait le lieutenant français Robert, de l’armée de l’empereur dont la duchesse était amoureuse à 13 ans). Fabrice veut à l’inverse aimer et éduquer ce fils conçu par hasard. Être fils d’évêque n’avait rien d’étonnant pour les catholiques italiens, même si cela se passait plutôt dans les siècles précédant le XIXe. Mais cette embrouille ne pouvait être clarifiée sans un autre volume, et l’auteur préfère une fin rapide. Ce n’est pas dévoiler un secret de dire que tout le monde meurt au final – car nous sommes au siècle romantique même si Stendhal a un style plutôt de Code civil (comme Napoléon) et des exaltations, en pleine nature, moins panthéistes que celles de Rousseau.

A cette histoire d’amours mêlés (le paternel, le maternel, le sexuel) s’ajoute une intrigue politique de grand art. Lorsque j’ai lu ce livre pour la première fois, vers 16 ans, cela a décidé de mon goût pour l’analyse politique et orienté mes études. Car le Machiavel du prince de Parme s’appelle Mosca (la mouche) et il est d’une grande subtilité dans la conduite des affaires de la cité. Le prince ne peut se passer de lui, malgré son pouvoir absolu, et les opposants sont tous inférieurs malgré leur « libéralisme » (au sens des libertés politiques du XVIIIe siècle). Pas plus Mosca que Stendhal n’aiment la démocratie ni « la canaille » ; l’exemple américain est pour Stendhal le summum de l’avilissement : « le culte du dieu dollar, et ce respect qu’il faut avoir pour les artisans de la rue, qui par leurs votes décident de tout » (I.6 p.250 Pléiade). La politique mérite mieux que le nivellement par les envies et le vote des ignares. Ce pourquoi la description de la société de cour et ses intrigues est ciselée avec « esprit, profondeur et concision », comme le dira Balzac, qui « trouve cette œuvre extraordinaire » (p.622 Pléiade). Le comte Mosca sait que la politique n’est pas un combat « moral » entre le bien et le mal mais un choix provisoire et de circonstance entre le préférable et le pire. Mosca le ministre, c’est Stendhal le diplomate ; Mosca l’amoureux de la duchesse (qui deviendra sa femme), c’est Beyle amoureux. Et Fabrice est le fils inventé qu’il n’aura jamais eu.

Stendhal, La chartreuse de Parme, 1839, Garnier-Flammarion 2009, 687 pages, €4.50

Stendhal, Œuvres romanesques complètes tome 3, Gallimard Pléiade 2014, 1498 pages, €67.50

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Le château du dragon de Joseph Mankiewicz

Un film noir, pour une époque qui l’était aussi. L’après-guerre mettait en évidence la lutte éternelle entre les dominateurs – hier Mussolini et Hitler, alors Staline et Mao – et les égaux. Dans ce conte gothique, l’Amérique se montre en son évolution, décentrée dans l’histoire : des aristocrates issus de la vieille Europe féodale contre les pionniers libres, fermiers égaux qui avaient former les états, unis contre la royauté anglaise.

Nous sommes en 1844 et une famille idéale (selon les critères yankees) reçoit une lettre d’un cousin éloigné. Les fermiers, flanqués de trois garçons et deux filles, ne dépendent de personne ; ils ont leur exploitation autarcique dans le Connecticut et vivent paisiblement en communauté, unis par la Bible et la Morale rigoriste qu’ils lisent chaque soir dans l’Ancien testament. Le cousin éloigné, père d’une petite fille, est un gros propriétaire héréditaire de 200 fermes le long de l’Hudson, descendant des premiers pionniers américains. Il est riche, méprisant, cynique. Pire, il ne croit pas en Dieu mais en lui, comme Faust, comme si le simple fait de naître faisait de lui un maître.

Mais c’est le rêve qui domine chez la jeune Miranda Wells, lorsque le cousin Nicholas van Ryn demande à ses parents une gouvernante pour sa fillette Katrin. La mère est sceptique mais admet que changer d’air ne fera pas de mal à sa fille ; le père est contre, évidemment, désirant conserver tous ses biens acquis grâce au Seigneur, y compris ses enfants. Il s’en remet au jugement de Dieu et fait ouvrir la Bible les yeux fermés à Miranda, et désigner une phrase. Le doigt tombe justement sur Abraham qui ordonne à Agar de parti loin de lui…

Malgré les caractères, il y a donc du destin dans cette histoire. Elle en devient tragique, amplifiée par le décor néo-gothique de Dragonwick, le gigantesque manoir ancestral dans les collines et par les orages fréquents de la région. D’autant qu’une légende court sur la première dame des van Ryn, dont le portrait triste domine le salon où trône son clavecin importé d’Europe avec elle. Elle n’aurait jamais été aimée et serait morte en couche (ou, selon les versions, tuée dans son salon), juste après avoir donné le jour à un Héritier. C’est tout ce que lui demandait le mâle et, amère, elle viendrait hanter la maison périodiquement, chantant lorsqu’un deuil est proche. Mais seul le sang Van Ryn peut l’entendre – ce qui ne manquera pas de se produire deux fois durant le film.

La première, c’est lorsque l’épouse de Nicholas décède soi-disant d’un rhume, après s’être empiffrée de gâteaux rapportés de New York par son mari dévoué, qui a placé sa plante préférée dans sa chambre, un laurier-rose ; la seconde, c’est lorsque naît à Nicholas, remarié avec Miranda, un fils, qui meurt juste après son baptême d’une malformation cardiaque. Y aurait-il une tare chez les van Ryn ? Nicholas est-il ce démiurge égal de Dieu ? Son orgueil envers ses fermiers est contré par la grève des loyers des cultivateurs unis en syndicat, puis par la loi de l’Etat qui oblige au partage des terres ; son orgueil de mâle est atteint dans sa descendance, la nature ne lui ayant donné qu’une fille, dont la mère ne pouvait plus avoir d’enfant, et sa seconde épouse un fils, mais déficient.

Son caractère est tout l’opposé de celui du père de Miranda. Si l’un est borné mais droit, volontaire mais soumis à Dieu, le second est cultivé et retors, mal dans sa peau et drogué malgré sa volonté de tout régenter. L’Amérique aime le noir et blanc. Exit donc l’aristocrate dans sa tour, au profit des égaux à l’église et dans les champs. Miranda, qui rêvait au prince charmant, est revenue des airs princiers comme du charme aristo. A la fin veuve, elle laisse le docteur démocratique, meilleur professionnel que le docteur bien en cour, venir la courtiser… dans le Connecticut, bien loin de cette région vaniteuse de l’Hudson où la posture sociale compte plus que le talent personnel.

Nous voilà prévenus : « nous, Américains », ne tolérons que le talent des égaux, pas la morgue des dominants – pas plus celle de Monsieur Hitler que celle de Monsieur Staline. Qu’on se le dise ! Il est vain de s’opposer à ce qui réussit, parce que c’est la volonté de Dieu si cela survient. Et qu’un female gothic d’un immigré polonais aux Etats-Unis illustre cette courte philosophie n’en est que meilleur.

Monsieur Donald devenu président, toujours en guerre contre les canards, commence à connaître cette résistance des égaux – qu’il croyait maîtriser comme un télévangéliste de l’argent. Ce film ancien vient raviver le mythe.

DVD Le château du dragon (Dragonwyck) de Joseph Mankiewicz, 1947, avec Gene Tierney, Vincent Price, Walter Huston, version restaurée HD Twentieth Century Fox 2016, blu-ray €19.00

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Honoré de Balzac, La Grenadière

balzac la grenadiere

Balzac est l’un de mes auteurs favoris. Grand observateur il décrit, selon tous les genres, tous les secteurs de la vie sociale. Artiste, il a su sentir et comprendre ; il l’a rendu par sa plume. En ce terne XIXe siècle, il reste un phare que je ne cesse d’explorer.

L’éducation est l’un des thèmes qui me tient le plus à cœur. La genèse et le façonnement des êtres m’ont toujours passionné. La métamorphose de l’enfant en adolescent, puis en adulte est peut-être l’histoire la plus riche, en tout cas la plus émouvante du monde à mes yeux. Balzac évoquant l’éducation devait donc fatalement susciter mon intérêt et solliciter ma réflexion. Sa nouvelle de 1832, ‘La Grenadière’, résume assez bien son opinion sur le sujet.

L’éducation modèle, selon Balzac, se compose de deux cadres complémentaires. L’un est statique mais soigneusement choisi : le cadre de vie ; l’autre est dynamique et susceptible d’orientation : l’enseignement au quotidien.

Le cadre de vie n’est pas une donnée du hasard. Il fait l’objet d’un choix délibéré : l’arrivée de la mère et de ses deux enfants à la Grenadière. La maison apparaît comme un microcosme, un lieu géographique et philosophique : « Elle est, au cœur de la Touraine, une petite Touraine où toutes les fleurs, tous les fruits, toutes les beautés de ce pays sont complètement représentées. » Cette région de Touraine peut être considérée comme la province microcosme de la France tout entière, ni trop au nord ni trop au sud, ni trop près de la mer ni trop loin, de climat doux et tempéré, carrefour géographique et historique du pays. Et puis, du val de Loire, la Renaissance française n’est-elle pas partie ?

La maison où s’installe la famille contient tous les éléments matériels, affectifs et spirituels nécessaires à l’idéal de vie des Lumières. On y trouve la nature, mais ordonnée et au service de l’humain. Les jardins, vergers et vignobles sont bien exposés, les plantes et les fleurs y poussent à profusion. La maison est austère mais spacieuse et confortable, orientée au midi. La vue y est majestueuse sur le cours de la Loire et son val, la ville cachée mais proche. En bref, « personne n’y reste sans y sentir l’atmosphère du bonheur, sans y comprendre toute une vie tranquille, dénuée d’ambition, de soins. » Une existence idyllique à la Jérôme Paturot sur ses vieux jours, à la mesure de l’idéal social du petit propriétaire indépendant du début XIXe siècle. La liberté de la propriété, facteur d’abondance matérielle (nourriture et logement), cause de liberté physique (bonheur du corps comblé), sociale (ne pas dépendre) et morale (incitant à la tempérance, au rêve et à l’étude). Tous les appétits se trouvent comblés, ceux du corps, ceux des passions et ceux de l’esprit. Le microcosme est fertile et enchanteur, il élève l’âme à la méditation. Rien de trop, le luxe n’y sert à rien.

Ce principe d’indépendance et de frugalité sociale est transposé dans la famille : chaque enfant a sa chambre, qui lui est un univers personnel, microcosme dans le microcosme. La domesticité, nécessaire à se libérer des contingences trop matérielles avant les robots ménagers et pour tenir sa position, est réduite : une seule femme de charge. « La maison fut meublée très simplement, mais avec goût ; il n’y eut rien d’inutile, ni rien qui sentit le luxe (…) La propreté, l’accord régnant entre l’intérieur et l’extérieur du logis en firent tout le charme. » Propreté dehors reflétant la propreté dedans. Simplicité, goût et confort, tels sont les trois termes qui commandent le choix du cadre de vie pour élever sainement des enfants.

Le mot-clé est ‘harmonie’. La maison est en accord avec la nature ; son ameublement en accord avec la vertu ; ses habitants en accord avec leur lieu de vie tempéré. La vertu est considérée comme indépendante du statut social. Bien que « sa simplicité donnait matière aux suppositions les plus contradictoires, (…) ses manières pouvaient confirmer celles qui lui étaient favorables. » La pratique de la simplicité et du goût rendent socialement inclassable : « elle conserva la même mise avec une constance qui annonçait l’intention formelle de ne plus s’occuper de sa toilette et d’oublier le monde. »

Quant à l’enseignement au quotidien, il est une application du cadre extérieur et des vertus morales : « c’était la vie d’ordre, régulière et simple, qui convient à l’éducation des enfants. » Le programme est le suivant : lever « une heure après la venue du jour », une courte prière, « habitude de leur enfance », puis toilette : « ces soins minutieux de la personne, si nécessaires à la santé du corps, à la pureté de l’âme, et qui donnent en quelque sorte la conscience du bien-être. » Où l’on retrouve l’harmonie des actes et des vertus, de l’intérieur et de l’extérieur, du corps et de l’âme. Discipline et pratique donnent une bonne conscience qui est conscience saine, et la base du bonheur. Ensuite, jeu au jardin, puis étude jusqu’au lever de leur mère où l’affection et la joie peuvent se donner libre cours. Premier déjeuner des enfants, répétitions entre 10 h et 15 h, interrompues par un deuxième déjeuner en commun. Une heure de jeu puis dîner, jeux plus calmes, promenade en famille, leçons. Enfin coucher. L’horaire est strict, régulier, fondé sur l’alternance du jeu et de l’étude, du corps à dépenser et de l’esprit à former, avec des moments particuliers consacrés à l’affection familiale.

gamin courant

Les matières enseignées sont au matin les maths et le dessin. Les enfants ont eu très jeunes une bonne anglaise et sont tous deux bilingues. Hormis les mérites sociaux de l’anglais, très bien vu dans les hautes classes revenues d’émigration, la connaissance d’une langue étrangère permet un contact avec un univers mental et culturel différent. Quant aux autres matières, elles sont classiques. Le latin est langue d’église mais aussi de Rome, donc du droit et des vertus. Plus qu’une discipline grammaticale et une érudition historique, le latin apparaît ici comme un apprentissage moral. Les maths, structurant l’esprit par la logique, ouvrent sur l’infini et développent les facultés de raisonnement et de rigueur. Quant au dessin, il relie directement l’âme et l’esprit à la nature par l’observation de l’œil et l’acte de la main. Il est éducation manuelle qui développe l’habileté, mais aussi éducation à regarder, à sentir et à sublimer. Il développe la maîtrise et le goût. Raison, morale, sensibilité : où l’on retrouve les trois étages de l’homme, distingués par les philosophes.

Cette éducation diffère quelque peu de celle de Platon dans la ‘République’. Latin et dessin remplacent chez Balzac la musique, considérée par le Grec comme développant la perception du rythme et le sens de l’harmonie, guidant l’amour vers le Beau, depuis le physique jusqu’au moral. Mais Balzac est de son siècle et, avec lui, il dissocie le corps de l’esprit, l’esthétique de la vertu. Ce n’est que pour le reste que Balzac se conforme aux préceptes de Platon. Il valorise les maths, préparation à la méthode dialectique, seule capable de faire saisir à l’intellect le sens des choses. Il valorise de même la gymnastique, qui est apprentissage de la guerre et maîtrise de son corps, adaptée par Balzac selon les principes rousseauistes de vie saine dans la nature, courses, jeux, escalades, sans aucune des tentations des villes à la puberté. A la mort de sa mère, l’aîné des garçons, qui a souvent discuté avec deux militaires, s’engagera comme mousse. La rude vie marine complètera aussi bien son éducation de fils du XIXe siècle que la bataille complétait celle des enfants grecs.

En revanche, Balzac est très proche de Rousseau en ce qui concerne les livres. Ils doivent être « intéressants mais exacts » afin de ne pas enfiévrer l’imagination ni susciter de fausses utopies. « C’était la vie des marins célèbres, les biographies des grands hommes, des capitaines illustres, trouvant dans les moindres détails de cette sorte de livres mille occasions de lui expliquer prématurément le monde et la vie ; insistant sur les moyens dont s’étaient servis les gens obscurs, mais réellement grands, partis, sans protecteurs, des derniers rangs de la société pour parvenir à de nobles destinées. » Se retrouve ici l’écho de l’Émile qui, à partir de douze ans, suit un enseignement fondé sur l’observation et l’utilité, méfiant envers tous les « babillards ». Se retrouve aussi l’ambition bourgeoise post-aristocratique, celle de se faire par soi-même. Jules Verne poussera à l’incandescence cette vertu de la lecture constructive autant qu’aventureuse.

Rousseauiste également est la manière dont cet enseignement est appliqué, au sein de la famille et dans la nature. « A la campagne, les enfants n’ont pas besoin de jouets, tout leur est occupation. » La discipline de l’hygiène et de la morale, la vie naturelle au rythme du jour et des saisons, suffisent pour que l’éducation réussisse. « Qui n’eût pas admiré l’exquise propreté de leurs vêtements, leur joli son de voix, la grâce de leurs mouvements, leur physionomie heureuse et l’instinctive noblesse qui révélait en eux une éducation soignée dès le berceau ? » De Rousseau aussi vient l’enseignement moral : « Elle avait donné de la discrétion à ses deux fils en ne leur refusant jamais rien, du courage en les louant à propos, de la résignation en leur faisant apercevoir la nécessité sous toutes ses formes. » Encore de Rousseau l’éducation intellectuelle : « Elle dirigeait admirablement bien leurs jeunes âmes, ne laissant entrer dans leur entendement aucune idée fausse, dans leur cœur aucun principe mauvais. Elle les gouvernait par la douceur, ne leur cachant rien, leur expliquant tout. »

Rousseau est omniprésent, jusque dans le bonheur familial, la relation idéale mère-enfant – sans le père : « Ces enfant semblaient n’avoir jamais crié ni pleuré. Leur mère avait comme une prévoyance électrique de leurs désirs, de leurs douleurs, les prévenant, les calmant sans cesse. Elle paraissait craindre une de leurs plaintes plus que sa condamnation éternelle. » A cette attitude du cœur correspond une attitude du corps : « elle voulait être pour eux gracieuse à voir, être pour eux attrayante comme un doux parfum auquel on revient sans cesse. » A ces soins répond la conduite des enfants : « ils ne manquaient à rien, tant ils avaient peur l’un et l’autre d’un reproche, quelque tendrement qu’il leur fût adressé par leur mère. »

Le fondement de l’éducation paraît être cet amour maternel. C’est « un sens merveilleux, qui n’est encore ni l’égoïsme ni la raison, qui est peut-être le sentiment dans sa première candeur, apprend aux enfants s’ils sont ou non l’objet de soins excessifs, et si l’on s’occupe d’eux avec bonheur. Les aimez-vous bien : ces chères créatures, tout franchise et tout justice, sont alors admirablement reconnaissantes. Elles aiment avec passion, avec jalousie, ont les délicatesses les plus gracieuses, trouvent à dire les mots les plus tendres ; elles sont confiantes, elles croient tout en vous. » Ces phrases lyriques montrent, de façon étonnamment moderne, que la confiance est le socle de toute éducation réussie : l’amour de sa mère, senti par l’enfant dès le tout premier âge, lui donne cet abandon primordial sans lequel il ne peut s’ouvrir aux expériences du monde, la confiance du refuge pour aller voir ailleurs. Balzac poursuit, de manière pré-behavioriste : « Aussi peut-être n’y a-t-il pas de mauvais enfants sans mauvaises mères ; car l’affection qu’ils ressentent est toujours en raison de celle qu’ils ont éprouvée, des premiers soins qu’ils ont reçus, des premiers mots qu’ils ont entendus, des premiers regards où ils ont cherché l’amour et la vie. Tout devient alors attrait ou tout est répulsion. »

Balzac suit Rousseau aussi en ce qui concerne la vertu : elle ne se trouve qu’en-dehors de la société régnante, du ‘monde’ social qui gâte l’homme sous le regard évaluateur des autres dès l’enfance en l’obligeant à la pose et à l’hypocrisie. Ce n’est pas un hasard si son héroïne est venue se réfugier à la campagne, après une vie dont on nous laisse entendre qu’elle fut orageuse. Ayant cruellement vécu l’ambition, la duplicité et la vénalité de la société parisienne, cette mère s’est retirée à la campagne pour élever sainement ses fils.

Mais Balzac ne va pas, comme Rousseau, jusqu’à faire l’apologie du bon sauvage des champs, opposé au civilisé corrompu des villes. Ses paysans, dans ses œuvres, sont rusés, bornés, avares, aussi bien que courageux, tenace ou fidèles. Il place la césure non dans la condition de chacun, mais dans sa psychologie. L’éducation, dès lors, vise moins à construire qu’à révéler, moins à programmer qu’à structurer. Les enfants de Balzac ne sont pas des pages blanches sur lesquelles l’éducateur peut écrire ce qu’il veut. Balzac reste – par préjugé ? – un aristocrate de tempérament, au moins d’aspiration. Par là il reconnaît la place de l’hérédité, mais il montre que la générosité, comme la bassesse, peuvent se rencontrer dans tous les milieux.

Le rôle principal dans la société revient à l’éducation. Elle est une discipline morale, un dressage physique qui dompte les instincts, canalise et sublime les passions par l’exercice des matières et de la raison. L’éducateur élève en même temps qu’il enseigne. L’hérédité ne détermine que les limites de l’être ; à l’éducation de modeler cette plastique pour épanouir l’enfant parmi ses semblables, poussant ses possibilités. Aux parents de guider l’éducation, favorisée par un milieu naturel et social riche, aussi bien que par un milieu affectif et intellectuel rempli et stimulant.

Les vertueux, qui sont les « nobles » de Balzac, se rencontrent rarement au pouvoir, sauf sous le règne de Napoléon qui savait les reconnaître et les encourager. Mais ils se trouvent à tous les stades de la société et en forment l’élite des corps, du cœur, de l’esprit. Médecins, juges, curés, nobles campagnards ou parisiens, paysans, chefs de bande, officiers, même gardes-chasse et servantes se montrent chez Balzac aptes au dévouement, à l’abnégation, à la noblesse du sacrifice.

Dans ‘La Grenadière’, il s’agit d’une mère rongée par la maladie, qui ne survit que par volonté afin d’élever ses petits. Il s’agit de son fils aîné, quatorze ans, que l’exemple de sa mère saisit à la fois par l’intuition du cœur et par l’effort de sa raison ; il mûrit plus vite et devient responsable avant son âge. Si ces enfants apparaissent aussi sages et disciplinés, alors que leur jeunesse aurait dû les pousser à l’insouciance et à la turbulence, cela semble moins dû à l’éducation idéale qu’ils ont reçue que par l’ascendant que l’amour de leur mère exerce sur eux. Ils la savent malade et sentent les ravages que la maladie opère en elle, ce qui les force à la ménager et à lui obéir plus facilement.

Touchante et édifiante histoire qu’a su conter Balzac. Mais, plus qu’une simple application des principes de Platon et Rousseau, adaptés au temps, Balzac a su ajouter ici ou là un trait de psychologie moderne. Ce dont il a le secret et qui donne à ses personnages exemplaires, surtout ici à la mère et au fils aîné, cet accent de vérité qui caractérise le vécu.

Honoré de Balzac, La Grenadière, 1833, CreateSpace Independent Publishing Platform 2016, 58 pages, €11.68

e-book format Kindle, €9.90

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Rüdiger Safranski, Nietzsche – biographie d’une pensée

rudiger safranski nietzsche biographie d une pensee
L’auteur de cette biographie contemporaine d’un auteur sulfureux du siècle 19 est docteur en lettres et philosophie en Allemagne, il a déjà consacré des biographies à Schopenhauer et Heidegger.

Mais le « philosophe au marteau » (ainsi se décrivait Nietzsche) est moins un théoricien de système total, comme Kant ou Hegel qu’un explorateur. Pour lui, la vérité est une illusion, certes parfois utile, mais qu’il ne faut jamais prendre au sérieux. « Nietzsche était un laboratoire de pensée et il n’a pas cessé de s’interpréter lui-même », dit Safranski dans sa conclusion. « C’était une source continuelle d’énergie qui produisait des interprétations. (…) Celui qui considère la pensée comme une composante de la vie ne pourra jamais en finir avec Nietzsche » p.322. Ce pourquoi ce philosophe est bien plus vivant aujourd’hui qu’un Hegel ou qu’un Kant.

Et en effet, nul n’en a jamais fini : Thomas Mann, les dadaïstes, Stefan George, Bergson (« c’est par Bergson que la France fut rendue réceptive à Nietzsche » p.302), Ernst Jünger, Oswald Spengler, Hermann Hesse, les psychanalystes, Ernst Bertram, Bauemler (qui tire Nietzsche vers le nazisme en n’en prenant qu’une part), Karl Jaspers, Martin Heidegger, Theodor Adorno, Max Horkheimer, Georges Bataille, Michel Foucault. À cette liste citée par le biographe, j’ajoute Jacques Derrida et Michel Onfray ; tant d’autres encore lui doivent beaucoup, « même les adorateurs du soleil et les nudistes » dit l’auteur p.297. Non pas pour l’imiter ou le suivre – mais pour penser d’après lui.

Nietzsche lui-même conseillait de le lire ainsi, que le biographe met en exergue de son livre : « Il n’est nullement nécessaire, pas même souhaitable, de prendre parti pour moi : au contraire, une dose de curiosité, comme devant une plante étrange, avec une résistance ironique, me semblerait une manière incommensurablement plus intelligente de m’aborder » (à Carl Fuchs, 29 juillet 1888).

Qui était Friedrich Nietzsche ? Un homme du XIXe siècle avant tout, entre élan romantique et scientisme darwinien. Né le 15 octobre 1844 d’un pasteur villageois près de Lützen en Saxe-Anhalt, il s’effondre nerveusement en janvier 1889 à 44 ans lorsqu’il voit un cheval de fiacre battu par son cocher à Turin. Il mourra le 25 août 1900 sans avoir recouvré la raison. Son père était mort de même lorsque Friedrich avait 5 ans, puis son petit frère de 2 ans un an plus tard. Le jeune Nietzsche a été élevé par cinq femmes, sa mère et sa grand-mère, ses deux tantes célibataires et sa sœur… Bon élève, passionné mais discipliné, ses copains l’appellent à 12 ans « le petit pasteur ». En internat d’élite à Pforta dès 14 ans, il aime la poésie et se noie dans la musique, il écrit des vers dont certains dédiés au poète vagabond dionysiaque Ortlepp (avec lequel certains soupçonnent qu’il ait eu une « liaison »). Mais « la sexualité passe pour la vérité de l’individu », dit le biographe, « c’est la forme fictive dominante donnée à la vérité par le XXe siècle… » p.231. Autrement dit, l’explication n’explique rien, une multitude de causes, dont cette rencontre (et cette hypothétique liaison) ont construit la pensée nietzschéenne – en tout cas la cause unique ne suffit pas.

Après l’adolescence, Nietzsche étudie la théologie et la philologie à Bonn, effectue son service militaire à 23 ans dans l’artillerie à cheval, avant d’être honoré docteur sans présenter de thèse et nommé professeur à l’université de Bâle. Ses auteurs favoris sont Jean-Paul et Hölderlin adolescent, puis Schopenhauer et Wagner jeune adulte. Il se détachera de tous pour suivre sa propre voie, mais ces imprégnations ne le quitteront jamais.

Sils-Maria Engadine

Car il est hypersensible et cyclothymique, passant de périodes d’euphories à de noires dépressions, sujets aux douleurs nerveuses, à des troubles de la vue, à des migraines, des vertiges, des vomissements. Il aime la marche (qui l’aide à rythmer sa pensée) et les orages (qui l’emportent vers le sublime), mais aussi le soleil (qui l’apaise et éclaircit ses idées). Ses lieux de prédilection seront Sils-Maria dans les hauteurs suisses, Nice et Turin au bord de la dolente Méditerranée. Volontiers rigoureux et austère, il s’abime parfois dans la musique et se laisse emporter par la danse, comme en témoigne sa logeuse en 1888, qui le voit « danser nu » dans sa chambre par le trou de la serrure (p.217).

Prude envers les femmes (Lou Andrea Salope sera son tourment et son échec, moins féminine que vraie garce), il est sensible aux jugements des hommes, empli de compassion pour les malheureux et pour les bêtes (p.153), il souffre de la critique humiliante de ses amis. Il se sent un génie appelé à prophétiser un renversement de toutes les valeurs de son époque : démocrates et chrétiennes mais aussi nationalistes et antisémites. Il a du mal à écrire « à la Socrate », de façon magistrale, préférant juxtaposer les aphorismes comme une mosaïque appelée à faire sens.

nietzsche page manuscrite

Ses principaux concepts sont :

Le couple Apollon et Dionysos : la pensée rationnelle organisatrice et claire, tranchant dans le vif, disciplinant le bouillonnement vital des monstrueux instincts dionysiaques Il y a pour Nietzsche « parenté intérieure entre onde, musique et le grand jeu universel de ‘meurs et devient’, croître et passer, régir et être terrassé. La musique conduit au cœur du monde » p.15. Il en fera plus tard l’écart entre Kultur et Civilisation opposant l’Allemagne et la France, la première plus enchantée – au risque de dériver dans le Mythe national (« la culture vit de l’esprit tragique et dionysiaque de la musique » selon Bertram, p.307), la seconde trop rationnelle – au risque de se dessécher dans la technocratie et la machine sociale (« la civilisation si nécessaire soit-elle, demeure liée au clair et optimiste domaine de ce qui est vivable », idem). L’équilibre est rompu depuis les Grecs : « Socrate est le commencement d’un savoir sans sagesse » p.55. Or il s’agit de tenir la balance entre la tête et le ventre via la volonté pour se construire soi-même, « la production d’une ‘seconde nature’ » p.47. On appelle cela l’éducation pour un être et la civilité pour un peuple.

La volonté de puissance : instinct de vie aveugle et impérieux, il commande toutes les autres volontés : d’aimer, de connaître, de créer. Il y a « des » volontés de puissance (p.269), une pluralité de désirs, « un combat d’énergies » p.278. Mais cette puissance doit être maîtrisée en soi : « on doit devenir le metteur en scène de ses impulsions vitales, on doit pouvoir rester en équilibre au-dessus de ses failles et devenir un chef de chœur dans la mêlée de ses voix » explique le biographe p.171. Faire de soi « une personne toute entière » est la tâche de chaque individu dans sa vie, une « seconde nature » (que les psys appelleront plus tard le Surmoi). Après sa mort, la sœur de Nietzsche et son ami Peter Gast éditeront un livre intitulé La volonté de puissance composé des notes du philosophe et d’un plan tracé auparavant, mais ce n’est pas un livre de Nietzsche. Lui avait dit tout ce qu’il voulait sur le sujet de 1885 à 1888 dans ses diverses œuvres, du Gai savoir à l’Antéchrist.

Le concept de surhomme : avant tout la formation de soi et l’intensification de soi-même, mais aussi l’évolution de l’espèce dans la lignée de Darwin – plus une utopie d’humanité augmentée qu’une sélection naturelle d’éleveur. « Nietzsche admire en Byron cette mise en scène de la vie et la métamorphose de celle-ci en œuvre d’art » p.27. Aristocrate plus que démocrate, Nietzsche considère qu’« un État est légitimé quand ‘les exemplaires supérieurs peuvent vivre et exister en son sein’ » ; « ils n’améliorent pas l’humanité, mais ils incarnent ses meilleures possibilités et les offrent à la contemplation » p.64. Contre la « décadence » de son siècle qui transforme toute joie en velléité de joie, tout art en imitation de l’art, la pensée qui ne fait plus un avec ce que l’on pense (p.288). L’ère contemporaine pourrait rajouter la (fausse) « culture » comme seul divertissement et les œuvres « d’art » comme seul investissement. La situation, depuis l’époque de Nietzsche, n’a fait que développer son mouvement.

L’éternel retour : « une incitation à vivre chaque instant de la vie de telle manière qu’il pût vous revenir sans terreur » p.166, un éternel recommencement comme le jeu d’enfant d’Héraclite. En tout cas la preuve d’aucun au-delà consolateur : il s’agit de vivre ici et maintenant en adulte, sans la protection d’un quelconque Être suprême devant lequel on resterait enfant éperdu de refuge.

Son biographe le suit pas à pas dans l’épanouissement et la floraison de sa pensée, dans ses déviations et ses retours, dans ses fulgurances et ses impasses. « Entre Nietzsche et ses pensées se joue une histoire d’amour passionnée, avec toutes les complications habituelles aux histoires d’amour » p.168. Safranski raconte moins la vie du philosophe (renvoyée en chronologie de fin de volume) que le cheminement incarné de ses idées, jamais achevées, jamais en repos, montrant « comment les pensées jaillissent de la vie, se répercutent sur la vie et la changent » p.47.

Rüdiger Safranski, Nietzsche – biographie d’une pensée, 2000, Solin/Actes sud, 381 pages, €19.84
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Arsène Lupin, Le dernier des romains BD

arsene lupin les origines le dernier des romains
Le Robin-des-bois Belle-Époque a eu une enfance et une adolescence. Ces trois tomes en bande dessinée s’y attachent. Dans le tome 2, nous sommes en 1893 et Arsène a 17 ans. Il se fait nommer Arsène de La Marche et est flanqué de deux amis, Arès del Sarto et Bérenger de La Motte. Tous trois étudient à l’école chic de la Croix des Whals, après s’être juré une amitié éternelle au sommet d’une montagne, puis de s’être jetés nus dans l’eau glacée d’un lac depuis le haut d’une falaise. En bref tout ce que font les ados pour se montrer entre eux les plus forts.

Hélas, ce beau serment fraternel ne résistera pas aux avances d’une belle jeune fille. Arsène et Béranger vont s’affronter lors des épreuves de l’école pour remporter le prix : la femme. Ce qui est un peu macho – mais d’époque – bien que soigneusement traduit à la sauce correcte de notre époque : la fille choisit et l’épreuve et le garçon.

Arsène est montré double-face : un côté aristocrate de par ses origines, un côté plèbe de par son existence familiale mouvementée. Il représente cette nouvelle élite française des esprits à la fin XIXe, un méritocrate dont l’honneur ne le cède en rien aux ex-Grands (raccourcis à la Révolution), mais qui le justifie par son honneur populaire (la décence commune) et son savoir-faire. La noblesse ne réside plus dans le sang bleu mais dans l’attitude chevaleresque, non plus du fait de la naissance et de la génétique, mais par le courage et l’astuce réellement manifestés.

arsene lupin les origines les disparus

Mais comme l’histoire personnelle ne saurait se détacher des malheurs de famille ni des complots de l’argent, l’album est découpé en séquences successives comme un film : les ados en bande, d’ex-forçats baleiniers de retour à Marseille, le château d’Ô en Normandie. Ce n’est pas forcément aisé à suivre mais alimente le suspense et prend tout son sens dans la durée des trois albums. Car nul ne sait ce qui va arriver dans le tome 3 et dernier…

Le dessin, un peu à la serpe pour les personnages (toujours le plus difficile en BD…), est bien servi par la coloriste Marie Galopin. Ses couleurs bistre et violentes arrangent une atmosphère sombre dès qu’il le faut, en contraste avec l’éclatant paysage montagnard du début. La jeunesse montre sa vigueur entre les pages, ce qui laisse présager des aventures palpitantes pour la suite !

Arsène Lupin – les origines tome 2, Le dernier des romains, scénario Abtey et Deschodt, dessin Gaultier, 2015, éditions Rue de Sèvres, 96 pages, €13.50,
format Kindle €5.99
Arsène Lupin – les origines tome 1, Les disparus, €13.99
format Kindle €5.99
Un tome 3 est en préparation.
Le vrai roman : Maurice Leblanc, Arsène Lupin gentlemen cambrioleur, 1907, Livre de poche 1973, €4.10

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Martin Amis, Poupées crevées

marin amis poupees crevees

Second roman de l’auteur, paru il y a presque 40 ans, Dead Babies révèle déjà le style inimitable de cet Anglais de la haute, torturé familial et englué dans son époque. So British est cet humour qui pousse à l’absurde des situations éphémères, so British ce sadisme comique qui va rarement jusqu’au bout, sauf à la fin, so British cette méfiance désinvolte d’aristocrate qui prend toute réalité avec les pincettes de son éducation.

Souvenirs de sa propre jeunesse, amplifiés et déformés, observés avec le recul en projetant les dates, l’auteur met en scène dix personnages et un auteur, tel le savant qui examine une colonie de singes dans la même cage. Il situe la scène dix ans plus tard, avec la volonté de présenter un futur probable qui accentue les travers du présent. Il reprendra ce procédé, pas très heureux, dans London Fields. C’est que la frénésie sexuelle décrite dans Poupées crevées reste celle des années 1970, après l’explosion 1968 qui a fait craquer toutes les gaines du vieux monde. Le titre Dead Babies signifie d’ailleurs « vieilles lunes », « tigres en papier » ou « baudruches », ces conventions sociales et jalousies qui ne devraient désormais plus être de mises. Dès 1984, le sida mettra un terme à ces mœurs débridées, prouvant que la réalité n’est pas la fiction et que tout n’est pas possible sans conséquences. Six garçons et quatre filles à peine dans la vingtaine se réunissent un week-end au presbytère d’Appleseed dans la campagne, la résidence secondaire de l’un d’eux. Ils ont pour objectif de « s’éclater » par tous les orifices, ingérant diverses drogues, divers alcools et diverses bites dans toutes les compositions qui leurs viennent à l’esprit.

Quentin est l’Anglais type, grand, blond, musclé, la voix chaude, le charme hypnotique, le maintien aristocratique ; Celia est sa femme, qui l’a draguée et est bien avec lui. Andy est l’ami contrasté de Quentin, brun, vigoureux, presque toujours torse nu, d’une vitalité animale, une sorte de sauvage du temps, jean coupé et moto ; Diana est sa compagne du moment, mais il ne veut pas s’engager. Giles est très riche, un placard entier d’alcools dans sa chambre, mais a de mauvaises dents, comme l’auteur, il est névrosé par sa mère et hésite à franchir le pas de la baise. Keith est un nain obèse et frustré, tellement ridicule qu’il repousse toute sexualité possible, sauf aux déjantés. C’est le rôle des trois Américains invités de servir d’aiguillons. Marvel est docteur et expert en chimie, sa valisette de drogues permet de donner à chacun ce qu’il souhaite – en théorie. Skip est son jeune compagnon, pédé jusqu’au trognon, élevé dans la violence et le viol. Roxeanne est l’Américaine type, vue d’un œil anglais, sorte de pute sans pudeur mais généreusement gratuite, qui accomplit la baise comme une gymnastique professionnelle. « A l’intérieur de son body transparent, ses seins grouillaient et clapotaient » p.240.

Elle est la candide qui dit tout haut que le roi est nu et que « personne, ici, ne sait baiser » – pique de l’auteur à ses compatriotes, qui se croient « libérés » en 1975 alors qu’ils ne font que transgresser les tabous et principes inculqués que pour mieux y retomber. Par exemple : « Pour Diana, le sexe n’était pas une préoccupation charnelle ; c’était un cadran de contrôle, comme dans une machinerie, qui entretenait la considération qu’elle avait d’elle-même, un hommage à son sens de l’élégance, une salve d’applaudissements pour tous ses exercices de gymnastique, un coup de chapeau à son régime, le compliment requis à son coiffeur, le moyen de se mesurer socialement aux autres » p.137. A l’inverse, la sexualité américaine se veut scientifique, loin des tabous sociaux de la vieille Europe (dont le socialisme voudrait faire table rase). Marvell : « Les mômes, là-bas, ils baisent à l’école primaire. Nous, on se croyait malins quand on se faisait dépuceler à douze ans. Là-bas, les mouflets se font des pipes dans leurs parcs » p.236.

ados en chaleur

Mais il n’y a ni page blanche ni an 01 : chacun a sa propre histoire qui l’a façonné, tordu plus ou moins. Le sexe n’est pas libre mais conditionné. Le nain peut-il baiser comme un grand ? Celui qui s’est construit une apparence et s’est vêtu d’une armure d’aristocrate est-il à l’abri d’un retour du refoulé, d’autant plus violent qu’imprévu ? « J’ai toujours pensé que baiser librement était une aubaine pour nous, les vieux, et une calamité pour les jeunes qui en ont eu l’idée les premiers. (…) Notre nature sexuelle était déjà formée, donc la pire des choses pour nous, c’était l’ennui. (…) Mais pour vous (…) les libérés (…) vous n’êtes pas libres du tout » p.303. Le risque est de rester immatures une fois adultes. Quentin : « Quand donc ces enfants élevés dans la promiscuité prendront-ils le temps de grandir ? Quand donc leurs émotions sexuelles auront-elles le temps de se développer ? Quand donc leur nature trouvera-t-elle le temps d’absorber la frustration, le désir, la joie, la surprise… ? » p.236. C’est ce que l’on reconnait aujourd’hui, ce pourquoi la pédophilie (vaguement admise hier) est à proscrire : les jeunes doivent découvrir, sans tabous mais entre eux, ce qui fait le désir et le respect de l’autre ; ce n’est que lorsque la maturation est avancée, 15 ans dit la loi, que des relations presque adultes peuvent naître sans dommage, dans le consentement et l’attention.

Ce ne serait pas drôle selon Martin Amis si tout ne finissait pas mal, et l’auteur pousse le bouchon très loin. Il a le regard féroce sur sa propre société, satirisant ses ridicules et revalorisant les sentiments, cette aversion des Anglais. Car si la raison pure est criminelle (tels ces « conceptualistes » qui font des « gestes » meurtriers pour frapper les spectateurs), les instincts bruts aussi (la baise à outrance depuis tout jeune lasse très vite et rend impuissant) : seules les émotions donnent couleur à l’existence et aux relations humaines. La scène révélatrice est celle où un baiseur frénétique depuis « à peine l’âge de 13 ans » (Andy) bande le plus fort est lors d’une vidéo érotique où les caresses habillées n’ont aucune conclusion – ni nu, ni baise.

Rien de ce qui avait été promis ne se passe comme prévu, ni l’effet des drogues concoctées pour chacun, ni le spectacle underground à la ville voisine, ni les vidéos importées des États-Unis mettant en scène diverses combinaisons dont un goret enfilant une fille ou un gamin copulant avec des singes, ni la baise absolue rêvée par Andy et Roxeanne… Un curieux tricker, Johnny, s’invite parmi les dix et nul ne sait qui il est. Il écrit des lettres enflammées, instille la haine entre eux, donne des envies de suicide. Qui est Johnny ? Comme dans les Dix petits nègres de tante Agatha, nul ne sait mais tous sont touchés à mesure.

Le lecteur ne s’ennuie pas à la lecture du livre. Il replonge dans l’ambiance génésique des années 1970 qui a pris aujourd’hui une teinte bistre, comme si elle datait de l’autre siècle et de la génération d’avant. Les drogues ne sont plus aussi tétées dans un souci de se fondre dans un grand tout, le sexe s’est apaisé, plus fluide, les jeunes passant d’un partenaire à l’autre en diverses « expériences », pour connaître les êtres plus que pour s’anéantir en « petites morts ». L’exemple de l’acteur Ezra Miller montre combien ces nouvelles sexualités expérimentées dans les années 1970 sont entrées dans les mœurs, mais sans l’excès des premiers temps.

Martin Amis, Poupées crevées (Dead Babies), 1975, Folio 2006, 395 pages, €7.51
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Yukio Mishima, Chevaux échappés

yukio mishima chevaux echappes folio

Ce tome deux de la tétralogie mishimienne qu’est La mer de la fertilité est le plus long, signe que l’auteur y tenait. Il est le plus lourd aussi pour nos consciences contemporaines, l’univers mental qu’il décrit étant largement ‘ancien régime’, se passant en 1932. Il ne fera vibrer que ceux qui chantent les traditions millénaires d’enracinement d’une race dans une terre.

Isao est un jeune homme de vingt ans, expert en kendo, les yeux clairs brûlant d’une aspiration à la pureté, symbolisée par le lis sauvage du sanctuaire d’Isé. Pour sa fin d’adolescence encore chaste, son honneur est sa fidélité. Pénétré de l’appartenance charnelle du peuple japonais à son domaine éclairé par le soleil levant, symbolisé par l’empereur, il n’a que réprobation pour l’occidentalisation, « un capitalisme dépourvu de tout loyalisme national » (chap.21), et même le bouddhisme venu de Chine « parce que celui-ci niait l’existence, et en conséquence, qu’on puisse mourir pour l’empereur » (chap.22). Il ne voit pas le compromis nécessaire, en ce monde fini, de l’esprit avec la matière, mais la corruption d’une âme du Japon dont il fait un mythe éternel, intangible, né de la terre Yamato. Il brûle donc d’une flamme ardente pour créer l’événement en attirant l’attention de l’empereur-soleil sur les turpitudes commises en son nom. Il se pénètre de la réaction d’un groupe de samouraïs sous l’ère Meiji pour créer à leur exemple une Société du Vent Divin afin de repousser, comme dans la tradition, l’invasion venue d’ailleurs. Entouré de jeunes comme lui, enthousiastes et purs, il compte assassiner des personnalités du monde des affaires et entraîner l’armée à opérer un coup d’État. « Nous sommes tout entier résolus à nous sacrifier pour cette Restauration » (chap.24). Il dit bien l’aspiration au retour à l’âge d’or fantasmé d’un Japon isolé et immobile d’ancien régime.

ephebe japonais

Un Japon aristocrate où les meilleurs font leur propre loi, au-dessus de la loi destinée à encadrer le vulgaire : « La pureté extraordinaire d’une poignée d’hommes, le dévouement passionné qui ne veut rien savoir des règles du monde… la loi est un système qui essaie de les dégrader vers le ‘mal’ » (chap.33). Malgré les apparences, nous sommes bien loin de Nietzsche, qui demandait aux happy few d’être Par-delà le Bien et le Mal pour créer eux-mêmes leurs propres valeurs. Mishima se détache là aussi du philosophe allemand qui l’a le plus influencé, parce qu’il n’est pas japonais et ne ressentait pas cet enracinement charnel des êtres dans leur île et leurs traditions préservées de toute influence étrangères durant deux siècles. Nietzsche incitait à penser par soi-même pour former son propre jugement de valeur – et surtout pas à se laisser dicter sa conduite par les traditions, l’empereur ou l’honneur !

Rien, bien entendu, ne se passe comme prévu et la jeunesse trop effilée ne peut que briller en vain avant de mourir. Car il y a encore un jeune homme sacrifié à la fin, thème éternel de Mishima. A cause d’une femme amoureuse, autre thème cher à l’auteur pour qui la virilité active doit se conquérir sur la part féminine passivement accueillante de chaque garçon.

Le héros, Isao, est fils de l’Iinuma précepteur de Kioyaki, héros du précédent volume. Kiyo est mort mais, mystérieusement, ses trois grains de beauté en-dessous du sein gauche existent de même sur la poitrine musclée d’Isao. Rien de commun pourtant au physique comme au moral entre ces deux jeunes êtres – mais plane ici l’anti-occidentalisme de Mishima, affirmé une fois de plus malgré ses influences profondes. Non seulement il récuse l’humanisme, qu’il qualifie d’ « usine d’idéalisme d’Europe occidentale » (chap.28), mais il veut croire aussi, contre la logique d’Aristote, à la réincarnation de la philosophie asiatique, à la transmigration de l’Esprit dans des corps différents. Après tout, Kiyoaki comme Isao sont Mishima, deux facettes successives de son être, l’adolescence chétive et passionnée, puis la jeunesse qui se cuirasse d’une armure de muscles et s’exerce au kendo. Ce qui nous vaut d’admirables descriptions de combats au sabre de bambou qui ne laissent aucun adepte des arts martiaux indifférent. C’est le mérite de Honda, vingt ans plus vieux, que de reconnaître son ami Kiyo dans le jeune Isao en le voyant nu sous une cascade, se purifiant dans un sanctuaire shinto.

kendo torse nu

Le complot est dénoncé et Honda n’hésite pas à sacrifier sa carrière de magistrat pour devenir avocat et défendre le jeune homme. Non par attirance homosexuelle, comme peuvent le croire des lecteurs obnubilés par l’idéologie du mariage gai, mais par fidélité profonde à l’être jeune qu’il fut et à l’amitié d’alors – conduite très japonaise. Si attirance il y a, elle est peut-être à chercher du côté du père d’Isao, ce précepteur rigide du trop beau Kiyo qui n’a jamais consenti à le voir nu : « Dans l’embarras où se trouvait Iinuma, ses traits rudes se contractèrent et le sang monta à ses joues basanées. ‘Quand le jeune maître était dévêtu, je n’ai jamais pu me résoudre à le regarder’. » (chap.8). Peut-être est-ce la raison qui le poussera à trahir son fils, pour sauver ce beau corps de garçon façonné par lui (double fusionnel idéal), contrairement à Kiyo auquel il ne peut penser sans être encore ému aux larmes ? Mais les rebondissements ne manquent pas sur la fin, que je vous laisse découvrir.

L’indigeste de ce gros roman réside dans la profession de foi nationaliste de tout le chapitre 9, exaltation absurde de valeurs qui n’ont plus cours tels l’honneur rigide, la pureté sacrificielle, la fidélité jusqu’à la mort à refuser tout changement. La jeunesse qui n’a encore jamais connu le sexe s’enivre de grands mots et de grands sentiments, croyant devoir régénérer le monde par ce qu’il a de plus précieux : le suicide exemplaire de sa fleur. Il y a de la pensée magique en cette offrande du meilleur « aux dieux » : « Un sacrifice, au sens le plus large, est le fait de renoncer à quelque chose de précieux pour obtenir autre chose que l’on estime encore plus précieux » (dit-on ici).  Tous les mouvements totalitaires ont joué de ce dévouement des hormones, de cette énergie prête à servir, de ces « chevaux échappés ». Ce pourquoi je serais tenté de suivre Wilhelm Reich lorsqu’il montre que le fascisme et le nazisme sont nés des frustrations sexuelles de la société bourgeoise – frustrations qui n’étaient pas celles des temps aristocratiques. Les cas plus anecdotiques de Merah et de Breivic vont aussi dans ce sens. C’est pourquoi Mishima fait de la femme amoureuse un danger, le personnage de Makiko étant redoutable, maîtresse femme comme l’auteur sait en créer, habile et intelligente à modérer la virilité.

Moins séduisant que le premier tome, mais qui peut se lire indépendamment, Chevaux échappés est plus idéologique que romanesque. Il tenait fort au cœur de l’auteur, expliquant ainsi ce qu’il va accomplir dans la vie réelle : son suicide médiatique en 1970.

Yukio Mishima, Chevaux échappés, 1969, Gallimard Folio 1999, 499 pages, €8.46

Yukio Mishima, La mer de la fertilité (Neige de printemps – Chevaux échappés – Le temple de l’aube – L’ange en décomposition), Quarto Gallimard 2004, 1204 pages, €27.55 

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Yukio Mishima, Pèlerinage aux Trois Montagnes

yukio mishima pelerinage aux trois montagnes

Ce sont sept nouvelles qui ont été choisies et rassemblées par les traducteurs. Des nouvelles de garçons, depuis le jeune homme qui en a par-dessus la tête de l’amour aveugle de sa compagne (Jet d’eau sous la pluie) à l’amour idéal qu’un vieux professeur se crée comme légende pour compenser sa laideur et sa vie sèche (Pèlerinage aux Trois Montagnes). Mishima et ses personnages sont en quête de la beauté, pas de l’amour. La sentimentalité est pour lui comme pour eux une faiblesse, apanage féminin ; la virilité se doit de respecter l’énergie, la perfection des corps, donc l’honneur de la conduite.

Ce pourquoi Jack, surnom d’un jeune Japonais de Pain au raisin se contente de grignoter durant les ébats nus de son ami très musclé Gôji avec une fille rencontrée lors d’une fête de jeunes. Le mâle lui « laisse le service après-vente » après l’accouplement et Jack, un peu écœuré de cet « amour » animal songe aux étreintes de Maldoror avec la femelle du requin chez Lautréamont…

Ken, abréviation de kendo, joue avec le prénom américain du Barbie mâle – mais il est nippon. Superbe jeune homme de vingt ans entraîné au sabre et d’une beauté magnétique, Jirô dirige un stage martial jusqu’à ce que le groupe, poussé par son ami en tout point opposé à lui, le trahisse en allant se baigner alors qu’il l’avait interdit. Péché véniel mais tache sur l’honneur. Jirô se donne la mort car même son disciple préféré, Mibu, renie trois fois son maître en déclarant qu’il a été nager avec tout le monde. Ce n’est pas la vérité mais les mots sont redoutables, ils disent ce qu’on voudrait être, pas ce qui est. Mibu aurait voulu faire corps avec le groupe, fusionné avec les autres, pas être lui-même, adulte, libéré par la discipline. Jirô a donc échoué à transmettre l’âme du bushido, la voie du guerrier, cette essence du Japon que Mishima révère.

Le lecteur peu au fait du zen dans le combat lira avec profit les descriptions minutieuses de l’auteur sur l’acuité visuelle, le flottement attentif de l’attention, la rapidité des réflexes, le suivi des efforts de l’adversaire jusqu’à trouver une infime faille… Pour avoir pratiqué les arts martiaux durant des années, je retrouve là cette élévation de l’âme, ce corps en fête, cette intensité de vie dans l’instant, qui fait tout le sel de l’expérience.

L’instant présent est le thème de La mer et le couchant. Un vieil occidental s’est fait moine au 13ème siècle, après avoir été de la mythique « croisade des enfants ». Vendu comme esclave avec les autres depuis Marseille, il n’a jamais vu la Terre sainte mais connu toutes les vicissitudes du fait des hommes. Acheté et vendu, il a pu joindre la Perse, puis la Chine et le Japon. A ce bout du monde il s’est fixé, reconnaissant au bouddhisme zen de lui montrer l’ici-bas plutôt que l’au-delà, la responsabilité personnelle efficace du présent plutôt que la ferveur collective vers l’espérance future et l’idéal. Dieu n’a pas ouvert la mer devant ses enfants, mais les a livrés aux marchands d’esclaves ; il n’est donc pas digne qu’on croie en lui. Accompagné d’un jeune garçon sourd et muet qu’il protège et qui le sert, l’ex-enfant croisé médite en haut de la montagne, face au soleil couchant (face à la nature réelle et non à la Croix imaginée), l’esprit enfin en paix.

La cigarette et Martyre sont deux nouvelles sur les adolescents. Le désir d’être reconnu par l’être de beauté qu’on admire, irradiant sans le vouloir sa force et son énergie comme un soleil. L’obstacle du groupe qui fait masse, exige la conformité, exclut toute admiration personnelle au profit de la vulgarité grégaire. Mishima s’y montre aristocrate, sans rien à voir avec l’abêtissement des mouvements de masse que furent le fascisme, le nazisme, le communisme et le militarisme japonais. Ces nouvelles un brin sadiques montrent les tourments du désir et de l’honneur, l’amour voltant en haine, tout aussi changeant que l’éphémère adolescence. L’être pas fini n’a aucun ancrage, il suit le vent, il n’est qu’instant…

Retour à la nouvelle qui donne son titre au recueil, Pèlerinage aux Trois Montagnes. L’auteur livre l’un de ses secrets : [Eifuku] « Monin possédait une sensibilité à fleur de peau. Aussi a-t-elle dû, pour la dissimuler, accumuler des efforts proportionnels à son excès de sensibilité, à sa trop grande vulnérabilité. Mais n’est-ce pas aussi la raison pour laquelle, dans des poèmes qui ont l’air parfaitement indifférents, son cœur se laisse étrangement deviner ? » p.291. Poétesse morte nonne bouddhiste en 1333 après avoir été impératrice douairière, Eifuku Monin est l’un des modèles de Mishima ; comme lui, elle a dû se discipliner pour donner forme à ses sentiments, se corseter physiquement pour éviter les débordements.

Les nouvelles publiées ici sur vingt années, sont ciselées avec précision ; elles montrent tout ce que la maîtrise peut apporter au message – bien loin du grand n’importe quoi spontanéiste à la mode dans la génération des enfants gâtés du bébé boum.

Yukio Mishima, Pèlerinage aux Trois Montagnes, nouvelles 1946-1965, traduit du japonais par Brigitte et Yves-Marie Allioux, Folio 2005, 311 pages, €7.32

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Yukio Mishima, Les amours interdites

yukio mishima les amours interdites

Kimitake Hiraoka n’est pas Yukio Mishima, ce pourquoi l’écrivain a pris un pseudonyme. Il faut – comme toujours – distinguer l’œuvre de fiction de la vie réelle de qui l’écrit. Il y a bien sûr des passerelles entre les deux, l’imaginaire a pour matériau la réalité. Mais écrire, c’est transposer dans un autre univers ce qu’on a vécu, inventé, fantasmé. Hiraoka est d’origine paysanne et domestique, élevé jusqu’à 12 ans par une grand-mère têtue et violente qui lui interdit de jouer au soleil avec les garçons. Revenu chez ses parents, il navigue entre un père militariste et brutal et une mère cultivée qui l’encourage à lire et écrire. Cette existence fait mieux comprendre Mishima écrivain, être sensible à la psychologie, curieux des autres et admiratif des garçons à l’aise dans leur corps.

Si Kimitake Hiraoka, le nom d’état civil de Mishima, n’était pas homosexuel notoire, s’il s’est marié à 29 ans et a eu deux enfants, il reste cependant fasciné par tout ce qui lui a manqué durant son enfance et sa prime adolescence : le soleil pour s’exposer à demi nu, les autres garçons avec qui se mesurer et se muscler. Il a donc compensé dès son émancipation, se forgeant un corps d’athlète et devenant expert en kendo, avant de se lier d’amitié particulière avec des éphèbes plus jeunes, dont le dernier l’a aidé au suicide comme dans la tradition du bushido.

Ce gros roman dépasse de loin la description du milieu gay du Tokyo d’après-guerre, bien qu’il le détaille. Il établit une sorte de Liaisons dangereuses à la japonaise entre un écrivain âgé et las de la vie, Shunsuké Hinoki, et un jeune homme irradiant la beauté de la jeunesse énergique, Yûichi. La page 30 décrit superbement l’émergence de cette beauté nue de 20 ans qui éblouit. L’écrivain, frappé par la lumière corporelle de ce jeune homme sorti de la vague (comme Aphrodite), décide de l’utiliser pour se venger de la gent féminine qui l’a toujours déçu, après trois divorces et un chantage. L’hypocrisie sociale est un chatoiement d’apparences et de conventions, d’aides et de trahisons, que Mishima expose très bien. Mais l’histoire explore plus loin, c’est dire sa complexité. Nous sommes entre Socrate et Alcibiade, le pur esprit parce trop laid et le corps en fleur dans toute sa séduction. Le premier a au fond peur de la vie, qu’il conceptualise et rend abstraite pour s’en sauver ; le second est tout entier dans la vie immédiate, le désir et l’allure. Par sa manœuvre, « Shunsuké avait alors tenté de créer une œuvre d’art idéale, telle que, de toute sa vie, il n’avait pu en concevoir. Une œuvre d’art suprêmement paradoxale, défiant l’esprit au moyen du corps et défiant l’art au moyen de la vie… » p.477.

Reproduction, © Bloomsbury Auctions

Yûichi, le double physique idéal de Mishima, fait semblant d’aimer une femme, Yasuko, tout comme l’écrivain dans sa vie réelle, mais son corps ne ressent aucun désir ; son amour est tout spirituel, affectif. Il lui donne un enfant, une petite fille, et Shunsuké le pousse à se marier pour donner le change à la société, tout en profitant de sa liberté de mâle. « Soyons sérieux ! Un homme peut épouser une bûche ou un réfrigérateur. Car le mariage, c’est une invention humaine ; et comme c’est un travail qui entre dans les capacités de l’être humain, il peut bien se passer de désir » p.40 La revendication du mariage gay n’était vraiment pas dans les mœurs des vrais homosexuels au temps de Mishima… Yûichi va donc attiser l’amour de Madame Kaburagi sans se donner, se donner à son mari comte Kaburagi sans le désirer, désirer de jeunes partenaires de 17 ans sans les aimer, et ainsi papillonner sans réussir à faire se joindre la sensualité et l’affection comme les « vrais anges dont la chair et l’âme sont indistinctes » p.107. Car Mishima est plus présocratique que socratique, il ne sépare pas les sens de l’esprit : « Aucune pensée, aucune idée, si elle est dépourvue de sensualité, n’est capable d’émouvoir » p.271. Idée très nietzschéenne, d’autant que son héros Yûichi reste foncièrement innocent, se contentant d’être, comme un aimant, sans introspection ni responsabilité. La beauté n’a nul besoin de commentaire, elle règne en silence.

« La morale des Spartiates était esthétique, comme dans toute la Grèce antique. (…) Dans la morale antique, qui était simple et énergique, le sublime se trouvait toujours du côté du subtil, le ridicule toujours du côté du sommaire. Or, de nos jours, la morale est séparée de l’esthétique. Selon un vil principe bourgeois, la morale est alliée à la banalité et au dénominateur commun de l’humanité. La beauté est devenue un mode d’être excessif, vieilli : elle est sublime ou ridicule. De nos jours, ces deux termes signifient la même chose » p.375. C’est dire combien, à 25 ans déjà, Mishima se voulait aristocrate de l’existence, anti-bourgeois et anti-démocratique parce que contre la banalité du correct venu des États-Unis (correctness).

Il retrouve la tradition des pages samouraïs, dévoués à leur maître dès leur plus tendre adolescence. « Il s’agissait moins d’amour que d’une fidélité sensuelle, du plaisir du dévouement et du sacrifice imaginaire de soi » p.390. En bref une sorte de romantisme, auquel Mishima sacrifiera lui-même à 45 ans par son suicide exemplaire. « Tout ce qui est faible en ce monde, tout ce qui est sentimental, tout ce qui est éphémère, la paresse, la débauche, l’idée de l’éternité, la conscience d’un ego immature, la rêverie, le dogmatisme, le mélange d’un orgueil extrême et du dénigrement de soi-même, la prétention au martyre, la plainte, et parfois la ‘vie’ elle-même… dans tous cela, il reconnaissait les ombres du romantisme » p.473. Ce discours du vieil écrivain Shunsuké résonne comme un autoportrait de l’artiste Mishima, le développement lucide de son existence même. C’est dire combien la carapace de muscles et d’œuvres écrites que s’est forgée Mishima n’ont pas su apaiser sa nature inquiète, mal aimée et mal éduquée durant l’enfance. Ce pourquoi son regard est aigu sur ses semblables, son imagination fertile en complexité humaine, et sa conception de la beauté une réconciliation entre l’homme et la nature. « La beauté est la nature chez l’homme, la nature placée dans des conditions humaines » p.490. Le rôle de l’écrivain est de la révéler sans la pervertir par l’abstraction socratique.

Pari tenu. Un gros roman touffu et bien mené, qui vous fera découvrir le vrai Japon au-delà des apparences, et une âme universelle dans son humanité.

Yukio Mishima, Les amours interdites (Kinjiki), 1951 revu 1952, traduit du japonais par René de Ceccatty et Ryôji Nakamura, Gallimard 1989 et Folio 1994, 591 pages, €8.27

Les numéros de page indiqués dans le billet font référence à l’édition Gallimard 1989 en 498 pages.

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Friedrich Nietzsche, Par-delà le bien et le mal

Nietzsche Par dela le bien et le mal

Zarathoustra voulait séduire, Par-delà veut attaquer, il s’agit d’un livre de combat contre l’esprit moderne (à fin XIXème) : la morale kantienne, la politique hégélienne, l’esprit plébéien, la foi scientiste. Nietzsche y est excessif, il démontre au marteau. Il s’agissait d’ébranler les certitudes – et avec raison puisque nous vivons encore avec…

Or l’homme est pour Nietzsche un être en devenir. Va-t-il devenir animal de troupeau à droits égaux ou aristocrate créateur de valeurs ? La discipline force à aiguiser ses instincts et à sublimer ses passions qui naissent avec l’exubérance d’une plante tropicale. Il ne faut ni les réprimer ni les haïr, mais les faire servir : procréer, entreprendre, créer. Le livre s’étend en neuf parties, suite de causeries cycliques sur la vérité et l’esprit libre, le phénomène religieux et l’histoire naturelle de la morale, nous les savants et nos vertus, les peuples et l’esprit aristocratique.

La vérité n’existe pas, car « qu’est-ce en nous qui veut trouver la vérité ? » Les philosophes sont les penseurs de leurs préjugés : « Toute grande philosophie jusqu’à ce jour a été la confession de son auteur ». Un jugement peut être faux mais utile s’il permet la vie et améliore l’espèce. Exemple : « les fictions de la logique » qui « ramènent la réalité à la mesure (…), la notion de nombre ». La science physique n’est que l’adaptation à nous-mêmes, à nos capacités de compréhension ; elle n’est pas une explication mais une croyance sur les données des sens. Expérimenter, c’est voir et toucher, donc un sensualisme populaire, une technique démocratique – opposée à la pensée platonicienne conceptuelle, aristocratique. Certaines fonctions grammaticales d’une langue sont des « sortilèges » qui influencent la façon de voir le monde. Les langues ouralo-altaïques développent mal la notion de sujet ; la relation de cause et d’effet leur paraît absurde ; ils mélangent toujours interaction et dialectique. Nietzsche critique donc le ‘libre-arbitre’ des Lumières, tout comme le « serf-arbitre » des conditionnements. Cette « balourdise du mécanisme régnant, qui imagine la cause comme un piston qui pèse et pousse jusqu’au moment où l’effet est obtenu ». La nature n’est pas soumise à des lois mais à des forces. Et « toute force, à chaque instant, va jusqu’au bout de ses conséquences ».

L’esprit libre est celui qui « se cherche instinctivement une forteresse » Chez l’homme moyen, rencontrer le cynique est un bien. « Le cynisme est la seule force dans laquelle les âmes vulgaires touchent à la probité ». Il faut être tout oreille dès qu’on entend parler sans indignation, car « nul ne ment autant que l’homme indigné » (prenez-en leçon, lecteurs du pamphlet à la mode). Vertu de la légèreté, celle du monde antique : « l’élan, le souffle, l’ironie libératrice d’un grand vent salubre qui vivifie toutes choses en les faisant courir ». Exemple Aristophane et Pétrone. Plus près, Machiavel et Stendhal. « Pour être philosophe, dit ce plus récent des grands psychologues, il faut être clair, sec, sans illusion. Un banquier qui fait fortune a une partie des caractères requis pour faire des découvertes en philosophie, c’est-à-dire pour voir clair dans ce qui est. » De quoi remettre pas mal d’intellos sur les rails. Et pas mal de blogueurs aussi : « Il faut renoncer au mauvais goût de vouloir être d’accord avec le plus grand nombre. Ce qui est ‘bon’ pour moi n’est plus bon sur les lèvres du voisin. Et comment pourrait-il y avoir un ‘bien commun’ ? Le mot enferme une contradiction. Ce qui peut être mis en commun n’a jamais que peu de valeur. »

Le phénomène religieux est préférence pour la servitude : « ce qui a révolté les esclaves chez leurs maîtres et les a soulevé contre eux, ce n’a jamais été leur croyance, mais leur indifférence à toute croyance, leur insouciance mi-souriante mi-stoïque à l’égard du sérieux de la foi. » D’où le délire de pureté pour punir (et se punir) : « En quelque lieu de la terre qu’apparaisse la névrose religieuse, nous la trouvons liée à trois dangereuses prescriptions diététiques : solitude, jeûne et chasteté ». A l’inverse, « ce qui surprend dans la religiosité des anciens Grecs, c’est l’exubérante reconnaissance dont elle déborde ». Vertus de la religion :  « un moyen, pour les forts, de dominer ; pour les aristocrates de l’esprit, un moyen de se préserver du vacarme de l’action politique. Pour les moins forts, elle est une discipline, un guide pour dominer un jour, un ascétisme qui éduque. Pour le vulgaire, la religion les rend content de leur sort, ennoblit leur obéissance. Revers de la médaille, christianisme et bouddhisme conservent tous les souffrants, les ratés de la vie. » D’où une détérioration de l’espèce, « le christianisme a empoisonné Éros – il n’en est pas mort, mais il est devenu vicieux ».

exuberance irrationnelle ephebe

La morale est une cristallisation provisoire de sentiments et valeurs. ‘La’ morale passe pour donnée parmi les philosophes, alors qu’elle n’est le plus souvent que celle de leur milieu (Marx reprendra l’idée). « L’essentiel de toute morale, ce qui en fait la valeur inestimable, c’est qu’elle est une longue contrainte » – exemples : le langage en vers pour le poète ou la méthode pour le savant, l’étiquette de cour, les postulats d’Aristote, le long vouloir de l’esprit pour justifier jusque dans le moindre hasard le Dieu chrétien. « Tout cet effort violent, arbitraire, dur, terrible, déraisonnable, s’est avéré comme le moyen d’inculquer à l’esprit européen sa vigueur, sa curiosité sans frein, son agilité ; avouons que du même coup des trésors irremplaçables de force et d’esprit ont été irrémédiablement étouffés et détruits ; car la ‘nature’, ici comme partout, se montre telle qu’elle est, grandiose dans sa prodigalité et son indifférence qui nous révoltent, quelle qu’en soit la noblesse. » Ni bien ni mal, la contrainte est utile, mais dommageable… Aux vertueux de la faire servir.

« Qu’est-ce qu’un homme de science ? C’est d’abord une variété roturière de l’humanité, avec les qualités d’une race roturière, ni autoritaire, ni dominatrice, ni assurée de sa propre opinion ; il a l’assiduité au travail, la docilité de rester dans le rang, la régularité et la médiocrité des aptitudes et des besoins ; il flaire instinctivement ses pareils et sait de quoi ils ont besoin ». Attention à l’objectivité, l’esprit scientifique, l’art pour l’art : « tout cela n’est que paralysie du vouloir et scepticisme généralisé. C’est là, je l’affirme, mon diagnostic de la maladie européenne. » La science est un outil qui doit servir la civilisation humaine, la meilleure et la pire des choses, car RIEN n’est jamais bon ou mauvais ‘en soi’. « Le savant idéal chez qui l’instinct scientifique, après une multitude d’échecs totaux ou partiels, est enfin parvenu à croître et à fleurir, est certainement un des plus précieux instruments qui soient ; mais il faut qu’un plus puissant le manie. Il n’est qu’un instrument… » Car l’homme est un être qui doit évoluer vers un être supérieur : « Notre pitié (…) ne s’adresse pas à la ‘misère sociale’ (…) Notre pitié est d’essence plus haute et voit plus loin ; nous voyons l’homme rapetisser et nous voyons que c’est vous qui le rapetissez. (…) Le bien-être tel que vous l’entendez n’est pas pour nous une fin ; c’est la fin de tout, un état qui rend aussitôt l’homme ridicule et méprisable (…) Cette tension de l’âme dans le malheur, qui lui donne l’énergie, son sursaut devant le grand naufrage, son inventivité, son courage à supporter le malheur, à l’endurer, à l’interpréter et à l’utiliser, tout ce qui a jamais été donné à l’homme de profondeur, de mystère, de masque, d’esprit, de ruse, de grandeur, n’a-t-il pas été acquis par la souffrance, par la discipline de la grande douleur ? » Se contraindre pour s’affiner, mieux réussir, pas pour en jouir. Pas question d’être maso, mais de faire un effort pour arriver à quelque chose.

Nos vertus : « une haute intellectualité n’a de valeur que si elle (…) est une synthèse de toutes les qualités attribuées à l’homme ‘simplement moral’, (…) acquises une à une, au prix d’une longue discipline, d’un long exercice, peut-être au cours de chaînes entières de générations ; une haute intellectualité, ajouterai-je, n’est jamais que la forme quintessenciée de la justice et de cette sévérité bienveillante qui se sait chargée de maintenir la hiérarchie dans le monde, entre les choses et non seulement entre les hommes. » Tout ne vaut pas tout. « Si à l’hérédité et à l’éducation s’ajoutent des instincts puissants et intraitables, avec leur virtuosité propre et l’art subtil de se faire la guerre à soi-même, c’est-à-dire l’empire sur soi et l’art de s’abuser soi-même, alors naissent ces hommes prodigieux, insaisissables, insondables, ces hommes énigmatiques, prédestinés à vaincre et à séduire, dont les plus beaux exemples sont Alcibiade et César (j’y ajouterai volontiers Frédéric II de Hohenstaufen, (…) et parmi les artistes peut-être Léonard de Vinci). » Mais dès que la société est bien assise, les vertus utiles que sont « des instincts forts et dangereux comme l’esprit d’aventure », sont calomniés car on les craint.

Parmi les peuples et patries de son époque (1886), Nietzsche distingue deux sortes : « ceux auxquels est élu le lot féminin de la gestation et la tâche secrète de modeler, de mûrir, de parachever ; les Grecs étaient un peuple de cette espèce, pareillement les Français ; les autres qui se sentent appelés à engendrer, et à implanter dans la vie un ordre nouveau ; tels les Juifs, les Romains et, je pose la question en toute modestie, peut-être les Allemands. » La France garde : « au XVIe et au XVIIe siècle, sa force profonde et passionnée, sa noblesse inventive. Mais il nous faut tenir mordicus à cet équitable jugement historique (…) : toute la noblesse de l’Europe, celle du sentiment, du goût, des mœurs, bref la noblesse dans tous les sens élevés du mot, est l’œuvre et l’invention de la France ; la vulgarité européenne, la bassesse plébéienne des ‘idées modernes’ est l’œuvre de l’Angleterre. » Pourquoi les Français ? Grâce à « leur vieille et très riche culture de moralistes qui fait que l’on trouve en moyenne, même chez les petits romanciers des gazettes, et chez le premier venu des boulevardiers de Paris, une sensibilité et une curiosité psychologique (…) ; si l’on veut chercher l’expression la plus heureuse d’une curiosité et d’une ingéniosité bien française dans ce domaine de frissons délicats, on peut citer Henri Beyle [alias Stendhal], cet homme étonnant, si fort en avance sur son temps »

nietzsche moustaches

Qu’est-ce que l’aristocratie ? « L’ardent désir d’établir des distances à l’intérieur de l’âme même, afin de produire des états de plus en plus élevés, rares, lointains, amples, compréhensifs, en quoi consiste justement l’élévation du type humain, le continuel dépassement de l’homme par lui-même », une conséquence de la volonté de puissance proprement dite, qui est la volonté même de la vie. Quand on dit « élever » un enfant, cela n’a pas d’autre sens que d’en faire autre chose qu’un sauvageon. Pour l’aristocrate, il s’agit de « rester le maître de quatre vertus : courage, lucidité, compréhension et solitude. Car la solitude, chez nous, est une vertu, une sorte de penchant sublime et violent, un besoin de propreté ». Bon = noble tandis qu’ignoble = mauvais. A l’inverse, « l’esclave voit avec défaveur les vertus du puissant (…) Inversement, il met au premier plan et en pleine lumière les qualités qui servent à alléger aux souffrants le fardeau de l’existence ; (…) Une morale d’esclaves est essentiellement une morale de l’utilité. » Pour lui, bon = bête (un bonhomme, un bon coup, un bon coin…).

Notre époque est plébéienne en paroles mais aristocrate en fait. On appelle cela méritocratie, avec raison. Sauf que l’argent et le copinage viennent corrompre la reconnaissance des mérites. Ce qui règne ? « Une répugnante impuissance à se maîtriser, une jalousie sournoise, une lourde façon de se donner toujours raison – trois traits qui de tous temps ont caractérisé le type plébéien ». Et Nietzsche d’ajouter, prémonitoire des histrions qui peuplent nos télés, radios et journaux : « A notre époque très populaire, je veux dire très populacière, ‘éducation’ et ‘culture’ doivent très essentiellement [promouvoir] l’art de faire illusion, de dissimuler ». La pub, le marketing, le storytelling, l’esbroufe, le « bon » coup médiatique. Avec Nietzsche, plus que jamais actuel – résister…

Friedrich Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, 1886, traduction Henri Albert révisée Jean Lacoste, édition Bouquins, Œuvres t.2, 1993, pp.549-741, €31.83

(citations ici tirées de la traduction Geneviève Bianquis, 10-18, 1970)

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Nietzsche et le futur XXème siècle

Frédéric Nietzsche est mort en 1900 mais il a eu l’intuition du XXème siècle bien mieux que Karl Marx. Il critique la victoire des esclaves sur les maîtres depuis le christianisme. Le socialisme, la rébellion des masses dominées qui appellent ‘liberté’ leur propre domination, l’égalitarisme forcené induit par l’utopie démocratique, tout cela lui répugne profondément. Nietzsche est un aristocrate de l’esprit ; il voit dans la discipline et dans l’effort la seule voie pour forger des valeurs. Pour lui, vivre n’est pas passivement exister mais créer, agir, procréer. Tout ce qui vit veut être plus et mieux ; il appelle cet instinct devenu passion et accepté par l’esprit : « volonté de puissance ». Dire ‘oui’ à la vie, c’est vouloir ce qui arrive ici et maintenant – le contraire du ressentiment qui en appelle à l’au-delà ou à l’avenir radieux. Dire ‘oui’, c’est donc être libre, enfant, créateur de valeurs.

Son siècle scientiste et socialiste ne lui semblait pas la meilleure voie pour parvenir à cette acmé de civilisation tel qu’Homère l’avait connu. Loin de la mesure grecque, la démesure du XIXème siècle l’effrayait. Démesure bien présente dans la philosophie totalisante d’un Hegel et d’un Marx qui allait susciter Lénine et Mao, dans l’essor industriel qui déracinait les paysans pour en faire des prolétaires urbains, chez les savants fous de la chimie qui allaient inventer les gaz de la Première guerre mondiale puis le traitement bureaucratique de la question juive, la tuerie mécanique dès la guerre de Sécession amplifiée en 1914 puis atteignant son apogée à Hiroshima et Nagasaki. Démesure niée par la nonchalance « humaniste » des sceptiques.

Pour Nietzsche, toutes les idées sont naturelles, elles ne viennent pas d’un ailleurs moral, du « ciel des idées » de Platon, mais d’un tempérament. Dans Par-delà le bien et le mal, il écrit : « Le scepticisme, en effet, est l’expression la plus intellectuelle d’une disposition physique assez fréquente vulgairement appelée neurasthénie et débilité nerveuse ; il apparaît chaque fois que se produit entre des races ou des classes longtemps séparées les unes des autres un croisement décisif et soudain. Dans la génération nouvelle qui reçoit en quelque sorte par héritage dans son sang des normes et des valeurs diverses, tout est désordre, trouble, velléité ; les facultés supérieures deviennent une entrave, les vertus elles-mêmes s’empêchent mutuellement de croître et de s’affermir. Le corps et l’âme manquent d’équilibre, de centre de gravité, d’aplomb. Mais ce qui chez ces métis s’altère et dégénère le plus profondément, c’est le vouloir ; ils ignorent l’indépendance dans la décision, le plaisir hardi de vouloir ; jusque dans leurs rêves, ils doutent du ‘libre-arbitre’. » Ne hurlez pas au politiquement correct en lisant les termes « race » et « sang » : c’était la façon d’époque de traduire ce qu’on euphémise en « culture » et « éducation ». Lisez plutôt cette vérité que tout mélange induit le doute. Dans les époques de brassage multiculturel, qui reste sûr de soi, sinon les primaires ? Ceux qui se piquent de penser, au contraire, relativisent.

Et c’est bien ce qui nous arrive. La mondialisation induit le politiquement correct. Qui ose encore penser que les Chinois, les Arabes ou les Brésiliens sont différents, donc inassimilables à notre façon de voir les choses ? On parle de respect des cultures avec ce chuchotement hier de mise à l’église. Cela paraît moral. Et ça l’est s’il y a considération de l’un pour l’autre et non pas assimilation dans un melting-pot vaseux. Ce pourquoi il reste encore des États et pas un gouvernement mondial unique. Mais ça ne l’est pas quand l’immigré qui veut vivre en nos pays est tellement mis sur piédestal par l’élite craintive de manquer de « respect » qu’il en vient à imposer ses mœurs sans que la majorité des natifs n’ait plus le droit à la parole. Le scepticisme, cet autre nom du relativisme, est un abandon. Surtout pas de vagues ! Composons, transigeons, ne soyons plus nous-mêmes mais mi-figue mi-raisin…

« Il y a pour cette maladie les plus beaux atours mensongers, et par exemple la plus grande part de ce qu’on étale en vitrine sous le nom d’objectivité, d’esprit scientifique, d’art pour l’art, de connaissance pure et désintéressée ; tout cela n’est que paralysie du vouloir et scepticisme généralisé. C’est là, je l’affirme, mon diagnostic de la maladie européenne. » Sauf que l’objectivité ne sert qu’à l’analyse, pas à la décision. Que l’esprit scientifique permet de disséquer les arguments et de calculer les coûts et les bénéfices, pas à faire une politique. Que l’art est éminemment individuel et que la littérature ne dit rien sur comment gouverner des citoyens concrets. Énoncer dans l’abstrait que toutes les cultures se valent est juste ; mais dans le concret, ici et maintenant, toutes les cultures ne se valent pas pour les citoyens français. Ceux-ci préfèrent la leur, née de l’histoire et acceptée par éducation et habitude. Non qu’ils ne soient pas ouverts à la pizza, au couscous, au big mac ou aux rouleaux de printemps – mais de temps en temps, pas par obligation. Il y a même un « patrimoine de l’immigration » comme l’affirme un récent colloque mais les citoyens français ne veulent pas élire des Grands électeurs comme aux États-Unis, ni être régis par un parti unique comme en Chine, ou par un roi comme en Arabie Saoudite. La mystique républicaine, ça existe – et pas ailleurs !

Or les coutumes différentes auraient tendance à devenir des « droits » : ne pas se baigner en slip, ne pas marcher en ville torse nu, se voiler le visage quand on est femme, ne pas manger de porc à la cantine, ne plus boire d’alcool, etc. Pourquoi ? Parce que la majorité est sceptique, ennuyée des tracas et laisse faire les dirigeants démagogues qui cherchent des voix chez les nouveaux immigrés. Nietzsche l’avait vu : « Plus grave et plus fréquente dans les pays de vieille civilisation, elle disparaît [la volonté] dans la mesure où, sous le vêtement flottant de culture occidentale, le ‘barbare’ revendique encore (ou de nouveau) ses droits. » Ledit barbare n’est pas forcément extra-européen, qu’on en juge :

« C’est donc dans la France d’aujourd’hui, [1886] (…) que le vouloir est le plus faible ». Il est plus fort en Allemagne surtout du nord, plus fort encore « en Angleterre, en Espagne et en Corse ». Mais c’est en Russie « que cette force a été depuis longtemps accumulée et mise en réserve ; c’est là que la volonté, force d’affirmation ou de négation, on ne sait, attend menaçante l’heure de se ‘libérer’. »

Pas mal vu pour un philosophe très peu économiste ! La montée de la Prusse qui allait aboutir aux deux guerres mondiales, la faiblesse de la France qui n’a pu vaincre mais seulement résister en 14 – avec l’aide des Anglais, des Russes et des Américains – en attendant que l’Allemagne se mine, la préservation de l’île Corse dans sa culture jusqu’à nos jours, enfin l’essor formidable de la Russie – tout cela était bien vu ! Et, paradoxalement, c’est bien la Résistance française entre 1941 et 1945, puis le surgissement du général de Gaulle, qui ont régénéré la France bien mal en point. Devenu Président en 1958, de Gaulle a décidé contre les sceptiques, les relativistes, les hésitants : indépendance de l’Algérie, force de frappe, redressement économique. Finie la neurasthénie ! D’ailleurs, depuis lors, la démographie se porte bien en France. Beaucoup moins en Allemagne et en Italie, ces deux vaincus de la guerre.

Et l’URSS a fait l’Europe. L’union n’a pu se créer que parce que le danger de l’Est était menaçant. Nietzsche le souhaitait déjà en 1886, pas nationaliste allemand pour un sou : « Je souhaiterais plutôt (…) une aggravation telle du danger russe que l’Europe eût à se résoudre à devenir elle aussi menaçante, c’est-à-dire à se forger par l’organe d’une nouvelle caste dominante européenne une volonté unique, un long et redoutable vouloir qui pût se fixer des fins à échéance de plusieurs millénaires ; ainsi prendrait fin la comédie qui n’a que trop duré, la division de l’Europe en petits États (…) Le temps de la petite politique est révolu, le prochain siècle déjà amènera la lutte pour la domination universelle, l’obligation de faire une ‘grande politique’ » §208. Ajoutons que l’Union européenne trouve un second souffle, surtout dans la zone euro, avec la crise financière. Depuis 2007, l’Eurozone avance.

C’est toujours le danger qui force les décideurs à prendre enfin des décisions. Même si c’est avec réticence et en traînant les pieds par scrupules de sceptiques !

Frédéric Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, 1886, traduction Colli & Montinari, Folio 1987, 288 pages, €7.13

Nos citations viennent de la traduction de Geneviève Bianquis, publiée chez 10-18 en 1972.

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William Boyd, Comme neige au soleil

Joli titre français… mais qui ne dit pas ce que dit le titre anglais. ‘An ice-cream war’ est une guerre friandise qui,  certes, fond au soleil, mais qui est surtout désirée stupidement comme une délicieuse distraction. La Belle époque se précipite avec enthousiasme dans la barbarie, sans le savoir. Pour son deuxième roman, au début des années 1980, l’écrivain anglais William Boyd revisite la guerre de 14, tant célébrée depuis. Pour de mauvaises raisons. Quel « héroïsme » y a-t-il eu à se massacrer de façon industrielle ? A envoyer au front les hommes comme des soldats de plomb ? A jouer au matamore sans en avoir les moyens ?

Boyd botte en touche : il ne parle ni de l’Argonne ni de Verdun autre qu’en échos ; il situe son histoire dans l’Afrique de l’est, au pied du Kilimandjaro. Il est vrai qu’il est né au Ghana. Les colonies allemandes envahissent les colonies anglaises. Belle parodie de ce qui se passe en Europe. Ses héros à lui sont de joyeux décalés, loin de la métropole. Ils en ont importé les travers, dont ce snobisme britannique de créer un club pour les officiers supérieurs, différent du club pour les officiers subalternes. Les premiers ne connaissant pas les seconds, a fortiori la troupe vulgaire : comment s’étonner qu’ils les envoient au combat sans même penser à leur mental et à leur survie ?

Tout est de la même eau dans cette guerre absurde. Un colonel n’hésite pas à parler fort… à 30 m d’une tranchée ennemie, en se demandant s’ils sont toujours là ; une balle rend justice à cette imbécilité. Un capitaine anglais s’évade à l’aide d’une tige métallique… mais la laisse en évidence, montrant qu’il a été aidé et se privant d’une arme pour la suite ; il sera rattrapé. Le même n’hésite pas à faire un feu visible de loin de nuit dans la plaine ; il sera évidemment repéré, puis décapité. Un commandant allemand lance des ordres sans parler la langue de ses Africains de troupe qui ne le comprennent pas. Un officier des renseignements éternue… sans lâcher le cordon d’un lance-obus ; le coup évidemment part, mettant en danger ses hommes ! Dernière absurdité d’une guerre stupide : les militaires meurent plus de la grippe espagnole que des balles ennemies.

Nous pénétrons le manoir d’une famille victorienne de la haute, dirigée par un ex-officier impérial à demi timbré, dont le fils aîné ne sait pas comment prendre une femme et dont le cadet rêve de révolution parce qu’il n’est pas aimé. Ce qui nous vaut une satire d’Oxford assez drôle. Il est vrai que l’auteur a étudié à Oxford. Les deux frères finissent par se retrouver en Afrique, mêlés à un planteur américain dont la seule obsession est sa machine à décortiquer le sisal, dont son voisin allemand devenu ennemi n’a qu’une idée en tête : l’en priver. Pour rien : la machine ne sert à rien à l’effort de guerre. Le même fait enduire de merde chaque centimètre carré de la ferme abandonnée. Mesquine vengeance d’un aristocrate au nom nanti d’un ‘von’ qu’il ne mérite manifestement pas.

William Boyd use de l’humour ravageur de sa culture d’origine pour épingler ses compatriotes. Les bourgeois portent des noms invraisemblables tels que Cave-Bruce-Cave ou Wheech-Browning. Le jeune marié victorien est « honteux et gêné de son intimité avec sa propre femme ! Il en fut soudain atterré. Et ce sentiment entraîna à son tour culpabilité et mépris de soi. Quelle sorte d’individu était-il ? » p.155. D’où le soulagement lorsque la guerre se profile : enfin l’aventure entre hommes, sans ces péchés sur pattes qu’on ne sait par quel bout prendre ! A se demander comment les Anglais victoriens ont réussis à se reproduire. Le chapitre décrivant la nuit de noce et les nuits suivantes est un chef d’œuvre d’humour anglais. La stratégie guerrière n’est pas mieux lotie : « Un général alcoolique, une armée style tour de Babel, et tout un chacun se baladant dans cette plaine aride sans avoir la moindre idée de ce qu’il était censé faire » p.255.

William Boyd vient d’être choisi par les héritiers Fleming pour continuer les aventures de James Bond, c’est dire s’il s’est imposé comme raconteur d’histoires, créateur de personnages et ravageur de style !

William Boyd, Comme neige au soleil (An ice-cream War), 1983, Points Seuil 1988, 437 pages, réédité 1995, €7.60

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La Marseillaise du 25 avril

Dans la nuit du 25 avril 1792, il y a exactement 220 ans, le jeune officier Claude Joseph Rouget de Lisle, néanmoins musicien et poète, composa le chant patriotique qui est devenu l’hymne national français. « Allons enfants de la patrie !… Le jour de gloire est arrivé. Contre nous de la tyrannie, l’étendard sanglant est levé. » Nous avons tous (presque tous ?) appris ce chant à l’école primaire. Moment d’intégration citoyenne, entonné en défilant la chemise ouverte jusqu’au ventre – à la révolutionnaire – dans la touffeur de juillet pour la fête du 14, répété en chœur du primaire au monument aux morts devant la commune assemblée chaque 11 novembre.

La ‘Marseillaise’ n’est pas un chant révolutionnaire, en 1789 c’était le ‘Ça ira’, en 1871 ‘l’Internationale’. Mais c’est un chant patriotique, comme en 1944 le ‘Chant des partisans’. L’idée en était venue à un gros capitaliste, l’industriel Dietrich, devenu baron en achetant une charge juste avant la Révolution. Comme lui, Rouget de l’Isle était royaliste constitutionnel, bien loin des braillards jacobins de la commune de 1792. Comme quoi la France est fort diverse, et c’est un aristocrate partisan de Louis XVI, emprisonné sous la Terreur, qui lui a donné son hymne symbolique.

Michelet, dans son Histoire de la Révolution française, en fait une page admirable. Sarkozyste ou hollandais, bayroutin ou joly-cœur, mélanchoniste ou lepénien, nous sommes probablement tous unis dans cet hymne à la patrie. Qui n’a pas vibré aux accents guerriers, entraînants, volontaires ? Je ne résiste pas au plaisir de citer intégralement la page :

« En récompense, il fut donné à la grande âme de la France, en son moment désintéressé et sacré, de trouver un chant – un chant qui, répété de proche en proche, a gagné toute la terre. Cela est divin et rare d’ajouter un chant éternel à la voix des nations.

« Il fut trouvé à Strasbourg, à deux pas de l’ennemi. Le nom que lui donna l’auteur est ‘le Chant de l’armée du Rhin’. Trouvé en mars ou avril, au premier moment de la guerre, il ne lui fallut pas deux mois pour pénétrer toute la France. Il alla frapper au fond du midi, comme par un violent écho, et Marseille répondit au Rhin. Sublime destinée de ce chant ! Il est chanté des Marseillais à l’assaut des Tuileries, il brise le trône au 10 août. On l’appelle la ‘Marseillaise’. Il est chanté à Valmy, affermit nos lignes flottantes, effraye l’aigle noir de Prusse. Et c’est encore avec ce chant que nos jeunes soldats novices gravirent le coteau de Jemmapes, franchirent les redoutes autrichiennes, frappèrent les vieilles bandes hongroises, endurcies aux guerres des Turcs. Le fer ni le feu n’y pouvaient ; il fallut, pour briser leur courage, le chant de la liberté. »

« De toutes nos provinces, nous l’avons dit, celle qui ressentit le plus vivement le bonheur de la délivrance, en 89, c’était celle où étaient les derniers serfs, la triste Franche-Comté. Un jeune noble franc-comtois, né à Lons-le-Saulnier, Rouget de l’Isle, trouva le chant de la France. Rouget de l’Isle était officier de génie à vingt ans. Il était alors à Strasbourg, plongé dans l’atmosphère brûlante des bataillons de volontaires qui s’y rendaient de tous côtés. Il faut voir cette ville, en ces moments, son bouillonnant foyer de guerre, de jeunesse, de joie, de plaisir, de banquets, de bals, de revues, au pied de la flèche sublime qui se mire au noble Rhin ; les instruments militaires, les chants d’amour ou d’adieux, les amis qui se retrouvent, qui se quittent, s’embrassent aux places publiques. Les femmes prient aux églises, les cloches pleurent et le canon tonne, comme une voix solennelle de la France à l’Allemagne.

« Ce ne fut pas, comme on l’a dit, dans un repas de famille que fut trouvé le chant sacré. Ce fut dans une foule émue. Les volontaires partaient le lendemain. Le maire de Strasbourg, Dietrich, les invita à un banquet, où les officiers de la garnison vinrent fraterniser avec eux et leur serrer la main. Les demoiselles Dietrich, nombre de jeunes demoiselles, nobles et douces filles d’Alsace, ornaient ce repas d’adieu de leurs grâces et de leurs larmes. Tout le monde était ému ; on voyait devant soi commencer la longue carrière de la guerre de la liberté qui, trente ans durant, a noyé de sang l’Europe. Ceux qui siégeaient au repas n’en voyaient pas tant sans doute. Ils ignoraient que, dans peu, ils auraient tous disparu, l’’aimable Dietrich, entre autres, qui les recevait si bien, et que toutes ces filles charmantes dans un an seraient en deuil. Plus d’un, dans la joie du banquet, rêvait, sous l’impression de vagues pressentiments, comme quand on est assis, au moment de s’embarquer, au bord de la grande mer. Mais les cœurs étaient bien hauts, plein d’élan et de sacrifice, et tous acceptaient l’orage. Cet élan commun qui soulevait toute poitrine d’un égal mouvement aurait eu besoin d’un rythme, d’un chant qui soulageât les cœurs. Le chant de la Révolution, colérique en 92, le ‘Ça ira’, n’allait plus à la douce et fraternelle émotion qui animait les convives. L’un d’eux la traduisit « Allons ! ».

« En ce mot dit, tout fut trouvé. Rouget de l’Isle, c’était lui, se précipita de la salle, et il écrivit tout, musique et paroles. Il entra en chantant la strophe : « Allons, enfants de la patrie ! » Ce fut comme un éclair du ciel. Tout le monde fut saisi, ravi, tous reconnurent ce chant, entendu pour la première fois. Tous le savaient, tous le chantaient, tout Strasbourg, toute la France. Le monde, tant qu’il y aura un monde, le chantera à jamais.

« Si ce n’était qu’un chant de guerre, il n’aurait pas été adopté des nations. C’est un chant de fraternité ; ce sont des bataillons de frères qui, pour la sainte défense du foyer, de la patrie, vont ensemble d’un même cœur. C’est un chant qui, dans la guerre, conserve un esprit de paix. Qui ne connait la strophe sainte : « Épargnez ces tristes victimes ! »

« Telle était bien alors l’âme de la France, émue de l’imminent combat, violente contre l’obstacle, mais toute magnanime encore, d’une jeune et naïve grandeur ; dans l’accès de la colère même, au-dessus de la colère. » Livre VI – chapitre IX – p.926

Jules Michelet, Michelet, Histoire de la révolution française, tome 1 – 1789-1792, Gallimard Pléiade, 1530 pages, €52.25 

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Diderot, Les bijoux indiscrets

Denis Diderot n’a pas édité que l’Encyclopédie. En ses jeunes années, il s’est amusé à singer les romans de cour qui paraissaient clandestinement, tout en faisant les délices des ducs et des marquises à la cour de Louis XV. L’arrière petit-fils de ‘L’État c’est moi’ préférait trousser les cotillons aux pesanteurs du gouvernement. La grande affaire, puisqu’il n’y avait rien à faire, était de s’amuser. Diderot a 35 ans lorsqu’il compose ce conte philosophique pornographique.

Entré à dix ans chez les Jésuites, le bachelier en théologie Denis Diderot vient de faire la connaissance du calviniste Jean-Jacques Rousseau, dépucelé ado par une aristocrate. Conter fleurette le distrait du sérieux encyclopédique dont les articles commencent de paraître officiellement en volumes (avant d’être bientôt interdits par la bienséance et la toute-puissance d’église). Diderot est matérialiste, il ne croit pas que l’âme – ce qui anime – vienne ailleurs que du corps et de l’expérience de la vie. Ce pourquoi il conte que l’âme commence par les pieds chez le tout petit enfant, avant de remonter par degré jusqu’aux cuisses et au cœur chez l’adolescent, pour ne parvenir à la tête qu’à l’âge mûr.

Où est la vérité ? Dans la pratique ou dans la théorie ? En métaphysique ou dans cette bonne vieille physique de notre monde ? Les êtres humains parlent par la bouche et ils croient que cela est sagesse. Mais les lèvres menteuses ne manquent pas, ce qui rend le vrai tout relatif. N’est vrai que ce que l’on croit vrai. « Je voudrais bien que vous me dissiez à quoi sert cette hypocrisie qui vous est commune à toutes, sages ou libertines. Sont-ce les choses qui vous effarouchent ? Non ; car vous les savez. Sont-ce les mots ? En vérité, cela n’en vaut pas la peine. S’il est ridicule de rougir de l’action, ne l’est-il pas infiniment davantage de rougir de l’expression ? » p.57 Ceux qui prennent le mot pour la chose, la loi pour son exécution, ou l’idée du bien pour le bien même, sont ici clairement visés. Le mot chien ne mord pas, rappellera finement William James.

Comment savoir ? Diderot invente de faire parler le bas des femmes, cette autre bouche munie d’une sorte de larynx qui émet lui aussi des bruits dans le mouvement. Il s’agit du « bijou » de la femme, qu’on appelle « de famille » lorsqu’il s’agit des hommes. Cette invention sera copiée de nos jours par les ‘Monologues du vagin’, avec tout l’égoïsme et la vulgarité d’aujourd’hui. Car ce ne sont pas les mauvais livres ou les mauvais spectacles qui font les mœurs d’un peuple ; mais ce sont les mauvaises mœurs d’un peuple qui font écrire les mauvais livres et surgir les mauvais spectacles.

Diderot écrit un conte, dans un français du XVIIIe siècle fort agréable à lire. Ce qui est trop cru est mis en langues étrangères, comme ces étonnants paragraphes en anglais, italien et espagnol, dont la traduction ne déparerait pas l’Apollinaire des ‘Onze mille verges’. Tout ceci se passe dans une cour d’un pays fabuleux, le Monomotapa, qui mélange l’Afrique, le proche et le moyen Orient, prenant des traits du Grand Turc, du grand Moghol et des « bramines » indiens. Ces « musulmans » troussent volontiers les femmes des autres tandis que le Prince vit comme à Versailles, allant souvent « à Montmartre » ou autres lieux familiers. Il y rencontre ces « polémiques » à la française qui font le seul divertissement intellectuel des sociétés de cour : les Anciens contre les Modernes, les dévots contre les beaux esprits, les lullistes contre les ramistes, les vorticoses contre les attractionnaires… Diderot s’amuse à énoncer des paradoxes pour renvoyer tous ces intellos qui se croient à leur étroitesse d’esprit. Le savoir, en société de cour, est un arrivisme, pas une mission : on recherche la gloire plus que la vérité. Le choix du Monomotapa pour ce dépaysement à la Montesquieu n’est qu’un masque de Venise pour dire et faire ce qu’on veut sans paraître offenser quiconque. Admirable hypocrisie des sociétés de cour…

Cela donne un conte bigarré où l’anneau donné par le génie Cucufa sert au prince à faire parler les cons tout en restant invisible. Il en apprend de belles sur les dessous de la vertu. « Trois choses meuvent puissamment [les femmes], l’intérêt, le plaisir et la vanité (…) celles qui les réunissent toutes trois sont des monstres » p.181. C’est cela, une société de cour : un perpétuel théâtre où chacun simule pour se poser, jouant son rôle choisi pour en faire accroire. La France de nos jours au palais de l’Élysée, comme celle des Congrès socialistes, attisée par les médias avides de scoop pour faire du fric et se monter les uns sur les autres, reste bien aujourd’hui cette société du spectacle que Diderot analysa.

Défiée par sa sultane Mirzoza, le prince Mangogul cherche la fidélité désespérément. Mais il a beau tourner et retourner la bague à son doigt devant les femmes d’apparence les plus sages, ce ne sont que fantasmes et passages à l’acte répétés. Ne croit-il pas avoir trouvé la vertu d’un vagin à qui les hommes déplaisent… qu’il découvre une gouine ! Les hommes cavaleurs trouvent leur équivalent féminin sans problème – puisque la chose ne se peut faire qu’à deux. En ceci Diderot est féministe, égalitaire plutôt, le désir n’a pas de sexe mais se manifeste en tout être. Il ne faut croire ni les curés ni les romans : « Voilà, madame, répondit le sultan, comme les romans vous ont gâtée. Vous avez vu là des héros respectueux et des princesses vertueuses jusqu’à la sottise, et vous n’avez pas pensé que ces êtres n’ont jamais existé que dans la tête des auteurs » p.213. Toute la critique du futur romantisme, dont s’est gorgé Hugo entre autres, est ici contenue.

La vérité n’est-elle pas celle des corps dans ce monde plutôt que celle des abstractions inventées au-delà ? Libertin n’est pas libertaire, mais les deux concepts contiennent la liberté : celle des corps mène à celle des esprits et c’est cela qui effraie « les corps constitués », qui n’ont de chair que les règlements qu’ils imposent unilatéralement à tous au nom du Bien. Si Diderot secoue la raison avec l’Encyclopédie, il remue les bas-ventres avec les contes, dans une même démarche visant à mettre bas le joug totalitaire du roi et le dogme d’église. Dans la lignée de Montaigne, il est sceptique, contre ce qu’on appellera l’Ancien régime évidemment, mais aussi contre ce progrès sûr de lui-même et dominateur qui devient dès cette époque une idéologie.

Cet opus ludique est unique dans l’œuvre, Diderot reviendra bientôt aux sujets plus graves que sont ‘La religieuse’ et ‘Jacques le fataliste’. Malgré ses longueurs parfois, pour les lecteurs d’aujourd’hui qui aiment aller droit au but, ‘Les bijoux indiscrets’ gardent cette exubérance qui a fait la réputation du bonhomme. Ils se lisent avec plaisir. Le lecteur en sort avec ce paradoxe, qu’il met longtemps à ruminer, que la vérité sort moins du haut que du bas, moins de la raison que des instincts – peut-être moins des écrits intellos que de la sagesse populaire. « Nos vertus ne sont pas plus désintéressées que nos vices » p.213. La pulsion du vagin est plus vraie que les illusions de la bouche. Ce que verra un siècle plus tard Nietzsche et, encore un demi-siècle après, Freud.

De là à penser que toute vérité est une connerie…

Denis Diderot, Les bijoux indiscrets, 1748, Gallimard Pléiade 2004, Contes et romans, édition Michel Delon, 1300 pages, €52.25

Denis Diderot, Les bijoux indiscrets, Folio, 1982, 320 pages, €6.93

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Montaigne à table

L’austère Montaigne serait-il épicurien ? Bien sûr ! L’adepte de la vie bonne aime les sens, dont celui du goût. Mais avec modération. Pas la modération des fonctionnaires du social dont la seule justification est de vous régenter la vie mais la vraie, celle du corps apaisé et repu selon sa complexion. « C’est une absolue perfection, et comme divine, de jouir loyalement de son être » dit Montaigne (Essais III, 13, 800). Le corps est le seul guide raisonnable et le sage tiendra l’équilibre entre son appétit et se rendre malade. Pas de modération par principe mais une modération par santé, chacun selon ses capacités, suivant son mouvement.

Christian Coulon, professeur émérite à Science Po Bordeaux et auteur de livres sur la cuisine gasconne, explore avec bonheur et érudition ce terrain mal défriché de Montaigne à table. Non sans humour, ni critique féroce envers les régionalistes qui croient découvrir en cette figure périgourdine l’ancêtre de la gastronomie-qui-fait-la-réputation-internationale-de-la-région. Fi ! Ni le maïs (qui sert à gaver les oies), ni la truffe (laissée aux cochons), ni l’aubergine, ni la tomate, ni le poivron (qui font les délices de la cuisine basque), ni la pomme de terre (célèbre en sarladaise), ni le haricot (qui fait le cassoulet) n’étaient encore parvenus en France ! La cuisine « éternelle » des régions a été inventée au XIXe siècle avec l’essor du tourisme bourgeois et le nationalisme d’ambiance.

Michel Eyquem de Montaigne ne savait pas faire la cuisine, il le dit. Il ne connaissait rien aux plantes mangeables, ne sait pas comment lève le pain ni faire le vin et est inapte à trancher les viandes. Aucune de ces petites choses pratiques de la vie quotidienne n’intéresse son esprit. Peu habile de son corps, il se dit de nature rêveuse. Il déteste ces grands banquets politiques où la frime de cour en jette aux provinces. Mais il aime manger. Il se jette avec appétit sur « les viandes », avalant hâtivement le service à la française où les plats restent peu de temps sur la table.

Montaigne mange ce qu’il a et notamment ces mets paysans de son enfance, le pain bis, le lard et l’ail. Comme il est aristocrate, il a accès à la viande, surtout conservée au sel et garnie de sauces grasses aux épices. Contrairement à la mode, il préfère le poisson. Avec la mode, il se gave d’huîtres et de melon, tout récemment venu d’Italie, pays qui donne le ton de cour au XVIe siècle. Il apprécie aussi l’artichaut dont la reine, venue de Rome avec le légume, était folle. Il aime beaucoup le vin, mais le blanc ou le clairet qui est du vin de l’année. Il en boit 75 cl (une bouteille actuelle) à chaque repas mais le coupe d’un tiers d’eau.

Le philosophe est adaptable et curieux. Il aime aller voir ailleurs, voyageant en Allemagne et en Italie, et rien de mieux que la table pour y connaître une culture. C’est que manger n’est pas seulement se nourrir. C’est découvrir les mets de la nature, combler son corps de sensations et ouvrir son esprit à la conversation. En sage à l’antique, Montaigne n’aime rien tant que deviser autour d’un banquet. La table est lieu de sociabilité où le vin délie les langues et les mets ouvrent à l’économie. La maîtrise de l’appétit comme le goût de manger à bonne santé prouvent le gouvernement de soi. Point de « principes » diététiques, de convenance sociale ou de restriction « bio » (dirait-on aujourd’hui) : il faut goûter de tout et s’emplir à satiété, l’équilibre étant celui de soi, de son corps plus ou moins apte, de sa propre complexion. « Je me défends de la tempérance comme j’ai fait autrefois de la volupté », déclare Montaigne (Essais III, 5, 611). C’est au bon goût et à l’appétit de régler les voluptés de table, pas à la médecine qui, dès cette époque, prenait l’allure d’une morale autoritaire.

Montaigne est curieux du monde et tout est bon à son philosophique intérêt, surtout ce qui le met hors de l’habitude. Il découvre ainsi la profusion d’écrevisses en Allemagne, dont il apprécie les vins blancs non coupés. Il s’étonne de ces choux hachés salés servis chauds ou en salades (qu’on appelle désormais choucroute), et l’usage de servir la viande aux fruits (pommes, poires, airelles). Le pain aux épices (cumin, maniguette, fenouil) le ravit bien plus que le froment sans sel qu’il a coutume de manger chez lui. Mais il n’aime pas la bière.

L’Italie, tant vantée du temps comme modèle gastronomique imitée à la cour de France, le déçoit par ses vins, troubles et indigestes, mal vinifiés et qui ne se gardent pas. S’il note surtout le protocole du repas, ce théâtre de la table mise en scène avec usage de la serviette et de l’assiette, il préfère les repas des petites auberges où l’on s’intéresse à ce qu’il y a dans l’assiette. Il mange moins de viande (elle se conserve mal en raison de la chaleur) mais apprécie le veau que les Italiens cuisinent de diverses façons. Il se goinfre de poisson, bien plus abondants en Italie qu’en pays gascon. Il découvre les oranges, les citrons, les olives, les salades aux herbes, tout ce qui n’existe pas chez lui. Il mange cru l’artichaut et les fèves, ce qui ne se fait jamais en Périgord, et les truffes blanches émincées simplement à l’huile d’olive et au vinaigre. Il goûte à la moutarde de fruits sucrée, spécialité italienne, et s’empiffre de melon, de coing et de jujube.

Il aime manger, plaisir simple loin de la gastronomie du discours. Son comportement à table est une sagesse mise en pratique. Elle nous fait découvrir un Montaigne tout à soi, ouvert, sensuel, tempéré, aimant la sociabilité et l’exploration des autres coutumes. L’auteur pousse le talent jusqu’à nous proposer en fin de volume douze recettes pour Montaigne, composées par lui aujourd’hui, selon ce qu’il aime. Vous saurez ainsi élaborer une soupe de melon, une salade de fonds d’artichauts aux fèves, une pintade aux aromates, une moutarde de fruits italienne, et même ces sauterelles grillées mexicaines en honneur des cannibales !

Un ouvrage court et plaisant qui donne envie de goûter à Montaigne.

Christian Coulon, La table de Montaigne, 2009, Arléa, 187 pages, €15.20

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