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Rosamond Lehmann, L’invitation à la valse

Fille d’un député libéral rédacteur en chef du Daily News, Rosamond, née en 1901, est au Royaume-Uni la femme libérée qui étudie la littérature à Cambridge, se marie deux fois et a deux enfants, puis prend successivement deux amants. Elle écrit des romans depuis ses 26 ans et L’invitation à la valse est son troisième. Elle y décrit de façon romancée le lancement dans le monde d’une jeune fille de 17 ans, Olivia, élevée sous serre dans le manoir anglais de tradition entre un père usé par la guerre de 14, une mère qui fut belle autrefois, une grande sœur qui veut vivre sa propre vie et un jeune frère encore au collège.

L’intérêt aujourd’hui est surtout sociologique. Ces grandes familles de haute bourgeoisie du début du siècle XX passionnent par leur côté forteresse, nid précieux, d’où les garçons vont s’envoler pour l’université ou la marine, et les filles convoler dans le conventionnel mariage. Rien de tel alors que les bals, versions antiques de nos rallyes bourgeois, pour rencontrer la gent masculine et flirter aux yeux autorisés de tout le monde. De quoi se côtoyer, se frotter et même s’embrasser, avant de consommer. Chacun s’évalue et se jauge, la nuance et la couleur des robes est cruciale côté filles, l’habileté à la danse et à la conversation côté garçon.

Olivia, pour son premier bal, est prise dans un tourbillon de sensations et de relations neuves qui la saoule. Elle ne sait plus où elle en est. Elle aimerait bien épouser Rollo, le fils de la maison invitante, le frère aîné de son amie Marigold, mais celui-ci est pris par une jeune blonde intellectuelle – elle ne fait pas le poids. Elle voudrait se remémorer au bon souvenir d’Archie, un garçon avec qui elle a dansé lors d’un bal prépubère mais ce dernier l’ignore et feint de ne plus la connaître – pas son style. Elle est poussée par la maîtresse de maison qui a promis à son amie de faire s’amuser son fils asocial, dans les bras d’un poète marginal qui hait la société – mais ne peut se faire à son caractère hanté et haineux. Elle danse avec un aveugle marié, une balle lui ayant tranché le nerf optique lors de la « grande » guerre ; il élève des poules avec on infirmière devenue sa femme et avec qui il a eu une petite fille – rien à faire avec lui. Alors qui ? Rien pour le moment.

Au fond, Olivia découvre le monde. A la fois le monde social et le monde humain. Tant de diversité ! Tant de petites passions ! Si sa sœur Kate trouve de suite chaussure à son pied, Olivia reste en route. « Mais ça ne fait rien. Moi aussi j’ai à penser à beaucoup de choses », dit-elle à la fin. Elle est jeune, elle a le temps. « Des paroles, des regards, des gestes – c’était tout simplement extraordinaire. La vie. (…) Tout va commencer. » Comme le vent qui déboule, la vie s’engouffre en elle et elle va surnager. Une intéressante psychologie.

Rosamond Lehmann, L’invitation à la valse (Invitation to the Waltz), 1932, 10-18 1988, 255 pages, €10,79 e-book Kindle €12,99

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Alan Hollinghurst, L’enfant de l’étranger

Dès le premier quart du roman, le lecteur se dit que c’est un livre qu’il va relire. Ainsi sont les classiques et il est rare d’un distinguer un au moment de sa parution. L’auteur, né en 1954 et gay, qualifié de « l’un des plus grands romanciers anglais contemporain » en quatrième de couverture, brosse le panorama complet d’un siècle : 1911-2008. Son titre vient d’un poème de Tennyson que les parents de Daphné et de George ont connu brièvement. La scène s’ouvre en 1913, l’évocation de 1911 aura lieu en cours de texte. Elle présente le meilleur de l’aristocratie du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du nord, chef de l’Empire à son apogée. Cette Belle époque, qualifiée outre-Manche d’Edouardienne en référence au roi régnant Edouard VII, a sonné le glas de la race et de la culture anglaise, comme le démontre l’auteur.

Nous saisissons les personnages principaux dans un manoir du Middlesex proche de Londres nommé Deux-Arpents. George Sawle, le fils cadet d’une famille de grande bourgeoisie sans être titrée, invite durant les vacances son ami et mentor Cecil Valance, qu’il connait en première année d’université à Cambridge. Cecil, à 22 ans, est un modèle pour George, 18 ans et plutôt timide qui entretient pour lui un « culte du héros » comme le dira sa sœur de 16 ans, Daphné. Mais nous sommes dans une société masculine, individualiste et aristocratique vouée au modèle grec de l’éducation. George est « choisi » par son « père » Cecil pour adhérer à « la Société » (dite des apôtres) qui est un club secret d’étudiants. On est sensé y « échanger », comme on dit maintenant sans préciser s’il s’agit de seules conversations et d’idées. Cecil, en père viril, l’a « introduit » comme dit joliment George, le mot ayant le même sens ambigu en anglais qu’en français.

Le lecteur comprendra vite combien ces sous-entendus convenables sont en réalité crus : Cecil, durant son bref séjour à Deux-Arpents, contemple, caresse, embrasse, enfourche et sodomise son jeune camarade dans les bosquets, sur la pelouse, au bain, sur le toit… Il multiplie « les galipettes à la manière d’Oxford », comme il le décrit avec humour p.125, il « s’agitait en rythme sur lui » si vous n’aviez pas compris, comme le précise l’auteur p.124. « George raffolait de l’assurance avec laquelle il s’exhibait, même si elle l’effrayait un peu, une frayeur presque agréable » p.123. La jeunesse athlétique de Cecil adore se déshabiller et se repaît de la beauté des jeunes mâles qu’il élit. Une photo resurgie des décennies plus tard le montrera torse nu et musclé sur le toit, près d’un George « la chemise entrouverte, l’air timide mais excité » p.633.

En gentleman, fils de baronnet et diplômé de Cambridge, poète publié, résidant au manoir victorien de Corley Court avec ses plafonds « en moules à gelée », Cecil mène la danse ; ses us et coutumes ont force de loi sociale pour ses pairs comme pour les domestiques masculins dont le jeune Jonah, 15 ans, vigoureusement constitué et qui se méfie des femmes. Ces dernières sont, à cette époque rigide, les gardiennes de la morale et des convenances sociales. Ce pourquoi Cecil joue avec Daphné, la jeune sœur de George ; il la circonvient, la courtise officiellement, lui dédie sur son carnet d’autographes un poème ambigu en fait destiné à George et intitulé « Deux-Arpents ».

Le roman est construit en cinq actes comme une tragédie et montre en un seul siècle la dégradation du paysage, la décadence de la culture et la dépravation démocratique de la morale sur l’île d’Albion.

  • La première partie, viride et lumineuse, est l’Arcadie 1913 et la poésie à la Cecil qui déclame « l’amour n’entre pas toujours par la porte d’entrée » p.100.
  • La seconde, en 1926, montre les dégâts de la guerre, Cecil tué à 25 ans comme capitaine, George rassis devenu historien et marié à une hommasse historienne comme lui, Daphné mal mariée à Dudley, le frère cadet de Cecil, beau mais pédé comme un phoque, la poésie « de second ordre » récitée par les élèves en classe pour ses évocations de la guerre.
  • La troisième partie en 1967 saisit le moment où l’homosexualité est dépénalisée au Royaume-Uni (sauf pour la marine marchande, les forces armées, en Écosse et Irlande du Nord) et où explose la marginalité tandis que le prof à tout enseigner Peter Rowe, diplômé d’Oxford et pédé, n’enseigne justement ni les maths ni la gymnastique, ces piliers de l’éducation grecque antique, montrant ainsi la décadence des collèges anglais. Les garçons, gardés des filles, même en couverture du Docteur No où sévit James Bond, s’embrassent toujours « dès 13 ou 14 ans » sur le toit de la demeure même de Cecil transformée en collège privé. Peter fait visiter à Paul Bryan le jeune banquier pédé la chapelle où se trouve le tombeau en marbre pompeux de Cecil.
  • La quatrième partie en 1979 commence à la veille de l’ère Margaret Thatcher et voit un retour à la rigueur moraliste et au déni des « horreurs » (Jonah, 81 ans) du passé. « L’esprit de la fin des années 1970, dans un contexte où tant de choses finissaient par remonter à la surface, (…) « gay » à l’anglaise, c’est-à-dire réprimé – « niable » comme aurait dit Dudley » p.546. Paul Bryan a décidé d’écrire une biographie scandaleuse de Cecil Valance.
  • La cinquième et dernière partie, en 2008, la plus courte, achève le portrait des générations gâchées par la ruine des bâtiments, où un enfant de 6 ans brûle les derniers vestiges de la maison vouée à la démolition, l’oubli des poèmes et le culte réduit à quelques spécialistes bibliophiles de Cecil et de sa famille dans une société qui se numérise de plus en plus et lit de moins en moins tandis que les gays se marient officiellement.

La façon d’écrire participe au plaisir du vrai lecteur. L’auteur évoque par allusions certaines choses qu’il ne précise qu’ensuite, plusieurs centaines de pages plus loin, laissant libre d’imaginer avant de se voir confirmé ou non. Ce style rebute beaucoup de lectrices et de lecteurs français, trop rationalistes et pressés de comprendre le foisonnement des personnages et leurs déterminants. Sans parler de la longueur des phrases. Mais c’est justement ce qui fait pour moi le charme d’Alan Hollinghurst : il exige le temps de savourer. A l’époque du fast-food, c’est beaucoup demander et les prix littéraires français montrent combien la longueur et la complexité deviennent étrangers aux rares qui lisent encore aujourd’hui. Raison de plus pour rester entre Happy few.

Si les hommes sont libres au début du XXe siècle en Angleterre, surtout en leur jeunesse, les femmes sont constamment contraintes et ce n’est pas un hasard si l’époque édouardienne a vu l’essor du féminisme. Daphné sait que Cecil était amoureux de son frère George mais a feint de croire qu’il était amoureux d’elle par son poème dédié et dans ses lettres du front. Elle entretiendra cette fiction volontairement jusqu’à ce que sa mémoire soit façonnée à la façon d’Orwell dans 1984, et donnera des entretiens aux biographes en ce sens. « Ce qu’elle ressentait alors ; ce qu’elle ressentait maintenant ; et ce qu’elle ressentait maintenant par rapport à ce qu’elle ressentait alors : voilà qui n’était pas facile à expliquer, loin de là » p.257. C’est ainsi que se construit le souvenir, par la déformation, la sélection, l’idéalisation et le formatage des convenances. « Il exigeait des souvenirs, trop jeune qu’il était pour savoir que les souvenirs n’étaient que des souvenirs de souvenirs. Il était très rare de se rappeler un moment de première main » p.677.  L’auteur saisit combien les faits vécus sont racontés, diffusés, remémorés et deviennent des légendes.

Deux-Arpents sera avalé par la grande banlieue de Londres et démolie, ses jardins lotis. Des deux enfants du baronnet, Cecil sera tué à la guerre de 14, son cadet Dudley épousera Daphné mais ne lui donnera qu’un enfant, Wilfrid, qui demeurera célibataire, les deux autres étant les enfants probables de Cecil (Corinna) et de Mark (Jenny), un ami peintre. Car, obsession de l’auteur, son premier mari Dudley comme son second mari Revel étaient gays… La race glorieuse s’éteindra. Du côté de George, son frère aîné Hubert (seulement lieutenant) sera tué également à la guerre et lui-même n’aura pas d’enfant. Tous étaient gay comme l’énumère drôlement l’auteur en fin de volume et aucun n’aimaient les enfants, considérés par eux comme des « gênes » personnelles et sociales. De même que leurs biographes tels Sebastian Stokes, Peter Rowe et Paul Bryan, tous gays, qui ne chercheront qu’à traquer cette manière de vivre dans les lettres, documents, souvenirs et photos rescapées, cachées et peu à peu détruites. La morale victorienne aura eu raison du gentleman et de sa culture. Le dernier descendant mâle du côté de Daphné, Julian, adolescent magnifique à 17 ans, finira marginal dans l’après-68. Les dernières parties voient les biographes pacsés avec un Noir ou un Chinois tandis qu’un Indien, étudiant fasciné par les gays, passe en conférence.

Tout un univers disparu qui fascine aujourd’hui, raconté comme si la reconnaissance du désir grec avait précipité l’Angleterre dans le grand mix d’une modernité où les différences disparaissent.

Prix du meilleur livre étranger 2013

Alan Hollinghurst, L’enfant de l’étranger (The Stranger’s Child), 2011, Livre de poche 2018, 767 pages, €8.90 e-book Kindle €9.99

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La malédiction d’Arkham de Roger Corman

La démonologie rejoint le fantastique et Lovecraft Edgar Poe dans ce film du début des années soixante avec un Vincent Price en acteur redoutable de prestance. Howard Phillips Lovecraft a écrit en 1927 une longue nouvelle intitulée L’Affaire Charles Dexter Ward, publiée en 1941 dans Weird Tales. Un adorateur de Cthulhu, entité extraterrestre puissante, cherche depuis toujours à assurer son emprise sur les humains et un certain Joseph Curwen, au XVIIIe siècle y parvient grâce aux jeunes filles du village (imaginaire) d’Arkham en bord de mer, près de Boston. Les habitants mâles, outrés, décident de se venger et brûlent « le sorcier ». Dans les flammes, celui-ci leur lance une malédiction.

Cent dix ans plus tard… Charles Dexter Ward (Vincent Price) accompagné de sa femme Ann (Debra Paget) arrivent un soir en fiacre dans le village et s’adressent à l’auberge à l’enseigne du Burning Man pour trouver le manoir dont il a hérité : celui de son arrière-grand-père Curwen. Les villageois, descendants des vengeurs maudits, sont méfiants et lui conseillent de quitter le village et d’abandonner l’héritage. Mais Charles veut en savoir plus. Le manoir a quelques toiles d’araignées mais paraît globalement entretenu, un « gardien » se matérialise dans l’obscurité de la chambre et se présente sous le nom de Simon (Lon Chaney). C’est un ancien associé de Curwen.

Ce dernier, dont le portrait tourmenté trône au-dessus de la cheminée principale, a les yeux ravagés de folie à la Van Gogh et fascine Charles. C’est en fait le pont que l’âme du sorcier utilise pour entrer dans l’enveloppe corporelle de son descendant, qui lui ressemble physiquement.

L’épouse de Charles s’aperçoit que mon mari change, parfois brutal et machiste sous l’emprise de l’ancêtre, parfois gentil et doux lorsqu’il redevient lui-même. Elle s’en ouvre au docteur Willet (Frank Maxwell), matérialiste convaincu qui ne croit pas aux démons mais aux troubles de la personnalité. Il la convainc de partir mais elle aime son Charles et elle reste.

Dommage pour elle, Curwen se venge des descendants de ceux qui l’ont brûlé et leur tend des guet-apens pour les cramer à son tour. Délaissant sa femme comme jadis, « stupide femelle » dit-il d’Ann, il va déterrer le cercueil de sa maîtresse morte depuis cent-dix ans en prononçant des formules en latin qui appellent les puissances des ténèbres. Simon a conservé le fameux grimoire imaginaire du Necronomicon, livre interdit écrit par l’arabe fou Abdul al-Hazred selon Lovecraft. La séance réussit et, pour récompenser le démon extraterrestre Yog-Sothoth à forme de crapaud qui croupit dans les caves sous une grille, il attache Ann à l’autel de sacrifice comme lors de la première scène au XVIIIe siècle. Il veut l’accoupler au monstre pour assurer la dissémination des extraterrestres dans l’humanité. Les descendants ainsi générés paraissent dégénérés, aveugles, difformes ou monstrueux – c’est la malédiction d’Arkham. Mais, comme un siècle et dix ans plus tôt, les villageois en foule – symbole de la sagesse des nations – attaquent le manoir et y mettent cette fois carrément le feu. Le portrait de Curwen est incendié, ce qui rompt le lien magique entre Ward et son ancêtre maléfique.

Sauf que nous ne serions pas au cinéma tendance gothique si l’inquiétante expression de Curwen et son faciès verdâtre ne se retrouvait in fine sur le visage de Ward soi-disant délivré… Le poème d’Edgar Poe intitulé The Haunted Palace, fait allusion à un manoir extérieurement riant mais à l’intérieur inquiétant, incitant à ne pas confondre l’habit et le moine, les apparences et la réalité. Un thème inusable sur la naïveté humaine qui se contente trop souvent du superficiel sans creuser au-delà.

DVD La malédiction d’Arkham (The Haunted Palace), Roger Corman, 1963, avec Vincent Price, Debra Paget, Lon Chaney Jr., Frank Maxwell, Leo Gordon, Sidonis Calysta 2010, 1h25, €21.99 blu-ray €29.99

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Le spectre du chat de John Gilling

Un conte moral gothique plutôt divertissant, avec la chatte Tabitha en rôle principal. Dès les premières minutes, un meurtre est commis sur une musique criarde et dramatique de Mikis Theodorakis dans un manoir de campagne que la vieille Ella (Catherine Lacey) possède de famille. Son mari (André Morell), excédé de trente années où il n’a cessé de chercher à lui soutirer sa fortune, décide d’en finir. Il mandate le valet Andrew (Andrew Crawford) pour faire son affaire à l’obstinée dans son grenier. Mais la chatte est présente qui regarde de toutes ses prunelles, effrayée par la violence. La bête aime sa maîtresse qui a officiellement « disparue » et évite désormais les meurtriers ; elle feule, griffe, mais surtout les regarde fixement, ses prunelles comme des braises dans la nuit.

Monte alors la paranoïa de la conscience coupable. La chatte n’est ni le diable, ni une intelligence ; elle ne fait qu’être là, symbole matériel et vivant du crime. Ce pourquoi le titre original est plus réaliste (et plus anglais) que le titre donné en français : la chatte n’est pas un « spectre » fantomatique mais une « ombre » portée sur le meurtre. Elle existe en chair et en os et la maisonnée n’aura de cesse que de chercher à s’en débarrasser car elle avance silencieusement et surgit brusquement où on ne l’attend pas. La vieille a été enterrée sommairement dans les marais, la chatte devra subir le même sort, piégée dans un sac.

Mais, et c’est là tout le sel du film, si les chats sont censés avoir neuf vies, ils sont surtout malins et agiles ; ils profitent de la moindre erreur humaine et jouent des peurs et fantasmes de ceux qui se disent leurs maîtres. La chatte griffe au visage le valet qui cherche à l’attraper ; joue à la souris avec le mari qui la traque dans la cave obscure, un tisonnier à la main pour lui faire son affaire – énervé au plus haut point, il fait une première crise cardiaque ; elle l’achèvera une nuit où il se repose, épuisé, en grimpant sur son lit et se coulant vers son visage, l’effrayant au paroxysme ; elle fixera la cuisinière, la sombre Clara (Freda Jackson) qui cherche à l’empoisonner de mets délicats, la fera tourner en bourrique au point qu’elle manquera les marches et dévalera l’escalier, se brisant le cou ; elle poussera le neveu (William Lucas), appelé en renfort par le vieux, à la poursuivre sur le toit d’où il chutera lamentablement, se prenant pour un chat sans en avoir les moyens ; elle entraînera le valet dans les marais où il manquera un pas sur un tronc glissant et se noiera dans la boue ; elle incitera le frère du vieux (Richard Warner) à devenir fou de colère dans le grenier où il cherche le vrai testament d’Ella afin de le détruire pour ne laisser subsister que le faux – et il défoncera le plancher pourri, se prenant une poutre sur la tête qui l’enverra ad patres.

Satisfaite, la chatte se lèchera les babines et partira jouer avec une pelote de laine.

Le prétexte policier en est le testament, comme chacun le sait libre au Royaume-Uni où l’on peut disposer à son gré de sa fortune. Le mari veut tout pour lui ; il appelle son frère, et son neveu pour l’aider à éradiquer le chat de la maison, établissant un document pour les payer. Beth, la nièce d’Ella est appelée pour « la disparition » de sa tante – qui n’a pas été retrouvée jusqu’aux dernières minutes du film (où la chatte joue une fois de plus le beau rôle) ; elle est venue sur les instances de son oncle pour la circonvenir à propos du faux testament qu’il a rédigé lui-même, montrant que sa tante ne lui a rien légué mais qu’il s’occupera d’elle. Le neveu a fait de la prison à Dartmoor pour avoir tenté d’escroquer Ella et complote avec son oncle pour faire son affaire à la nièce, puis avec son père pour éliminer aussi le vieux, puis avec sa femme (Vanda Godsell) pour éliminer son père – dans une cascade ironique du crime.

La nièce, à l’inverse, ne peut concevoir l’horreur d’aussi noirs desseins et caresse la chatte sans problème. Elle ne veut qu’une chose, épouser le garçon droit qu’est Michael (Conrad Phillips), que sa tante Ella à aidé à lancer un journal, puis quitter à jamais le manoir. Elle représente le côté clair de cette farce noire, l’espoir laissé sur la fin à la vertu et à la morale (nous sommes en 1961). Michael est, comme l’inspecteur Rowles (Alan Wheatley), la voix de la raison qui ne cède pas aux peurs irrationnelles mais enquête pour connaître la vérité. Quant à la chatte – qui n’est pas noire mais tigrée – elle est l’esprit du lieu, s’attachant plus à la maison qu’aux gens mais implacable envers ceux qui veulent détruire le home. Le chat comme lutin du foyer, il fallait être anglais pour le jouer.

Tabitha signifie la femelle en hébreu et ce prénom, fort donné aux anglaises au XVIIIe siècle, est d’ailleurs devenu celui de Ma sorcière bien-aimée dans la série américaine diffusée dès 1964 : Bewitched. Mystérieuse, insondable, ayant plus d’un tour dans son sac, la chatte est une sorcière, bénéfique ou maléfique, selon qu’on l’aime ou la déteste. Le « cat trainer » du film, crédité au générique, a eu fort à faire pour que le chat joue correctement son rôle ; le spectateur avisé de la gent féline notera que la bête ne fait jamais les gros yeux, signe qu’elle n’a eu peur de rien – ce qui relativise l’impression d’épouvante que la musique s’efforce de donner.

Mais une nouvelle famille arrive une fois le manoir vendu. Elle comporte un grand-père qui n’a pas avantagé son fils et sa bru dans son testament…

DVD Le spectre du chat (The Shadow of the Cat), John Gilling, 1961, avec Barbara Shelley, André Morell, William Lucas, Freda Jackson, Conrad Phillips, Elephant Films 2017 collection Les cauchemars de la Hammer, 1h15, anglais sous-titré français, €15.99

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La falaise mystérieuse de Lewis Allen

Le rêve et l’effroi sont filmés en 1937, dans cette Cornouailles fouaillée par la mer et propice à toutes les légendes.

Un couple improbable d’un frère et d’une sœur adultes, en villégiature pour fuir la vie trépidante de Londres, se balade sur les falaises. Lorsqu’ils escaladent l’une d’elles, à marée basse, ils entrent dans le parc d’une belle demeure ancienne, semble-t-il à l’abandon.

Leur petit chien poursuit un écureuil qui s’engouffre par une fenêtre mal fermée et le couple les suit. Ils explorent la maison, vaste, solide et à la vue imprenable sur l’océan. Pamela, la sœur (Ruth Hussey), en tombe immédiatement amoureuse.

 

Roderick (Ray Millaud) est plus sceptique mais il consent avec réticence à céder aux instances de sa sœur et à envisager une carrière de compositeur et d’écrivain sur la musique loin de la capitale. Il pourrait ainsi mieux approfondir son œuvre. Une pièce en particulier lui plaît, dont il pourrait faire son bureau, le « studio » sous les toits, avec une vaste verrière ouverte sur la mer.

Ils s’enquièrent au village de pêcheurs de qui est le propriétaire et s’invitent en sa demeure. Il est en promenade et sa petite-fille les reçoit (Gail Russel). Lorsqu’elle apprend qu’ils envisagent l’achat de la maison, elle les met presque à la porte. C’était la demeure de sa mère et elle y est mystérieusement attachée. Le grand-père (Donald Crisp) arrive à point pour calmer la jeunette, nerveuse et fragile malgré ses 20 ans. Le couple ne peut réunir que 1200 £ mais il accepte ; il veut vendre à tout prix et les acheteurs ne se pressent pas. Pour justifier le rabais, il évoque les locataires précédents qui sont partis précipitamment pour avoir entendus des sons bizarres durant la nuit. Mais c’était peut-être le vent ou la mer sous la falaise. En tout cas, il les aura prévenus.

Le couple s’obstine, rebelle à tout irrationnel. Ils s’installent. Le chien terrier n’aime pas la maison et fugue ; le chat de la gouvernante (Barbara Everest) refuse de monter à l’étage, le poil hérissé. Mais ces signes ne troublent pas la jeune fratrie, ravie d’installer un nouveau foyer. Comme ce pacs avant la lettre n’est guère moral, Roderick fait la connaissance de la petite-fille Stella lors d’un achat de tabac au village. Elle présente ses excuses pour les avoir mal reçus et raconte comment sa mère est morte en tombant de la falaise un soir lorsqu’elle avait 3 ans. Son père l’a peinte en majesté dans le studio avant sa mort, alternant avec son modèle favori Carmen, une gitane espagnole.

Roderick veut sortir la jeune fille de ce milieu morbide et de la vieillerie du grand-père qui la traite encore en fillette. Il l’emmène faire un tour en voilier, curieusement vêtu d’un costume cravate et d’un chapeau qui ne tremble même pas au vent de la course ; quant à la jeune fille, elle barre en chaussures à hauts talons ! Toujours est-il que la glace est brisée et que Stella est invitée au manoir pour dîner. Malgré l’interdiction de son commandant de grand-père qui veut l’éloigner de l’influence néfaste de la maison, elle s’y rend (bien qu’elle ne soit pas encore majeure à cette époque). Elle commence à rire avant que des sons lugubres comme des sanglots de femme ne se manifestent, comme ce fut le cas quelques nuits auparavant. Terrifiée, éperdue, Stella fuit et se précipite vers la falaise en état second. Roderick la rattrape in extremis avant qu’elle subisse le même sort que sa mère.

Dès lors, l’intrigue se noue. Roderick est amoureux de Stella mais celle-ci est sous une emprise mystérieuse liée à ses origines et au traumatisme de sa vie d’enfant. Le fantôme des deux femmes qui vivaient avec son père hantent le manoir en vue d’on ne sait quelle vengeance. Le docteur du village (Alan Napier), un « nouveau qui n’est là que depuis douze ans », conjugue ses efforts avec le frère et la sœur pour comprendre et dénouer le drame qui se joue. Il s’agit d’un secret de famille sur lequel pèse l’omerta, sauf dans les notes de l’ancien docteur. Stella est considérée comme à demi-folle et est envoyée se soigner à la fondation Meredith, du nom de sa mère, tenue par l’ancienne infirmière de la famille amie de la défunte, la redoutable et impérieuse Miss Holloway (Cornelia Otis Skinner). L’amour et la raison triompheront du mal et des superstitions.

Le fantastique faisait ses débuts dans l’Angleterre de la guerre, en équilibre entre rêve et terreur, entre amour et fantômes, mêlé à une intrigue quasi policière. Le film est tiré d’un roman irlandais de la militante républicaine Dorothy Macardle paru en 1942. Les images noir et blanc de Charles Lang sont somptueuses, notamment les vues sur la mer, et l’éclairage aux bougies du manoir particulièrement angoissant. L’imaginaire est plus sollicité que les sens, les effets spéciaux étant quasi inexistants et l’interrogation des esprits trop cocasse. Les moments comiques contrastent avec les moments de peur et, si les acteurs nous semblent aujourd’hui bien désuets, le spectateur les suit dans leur naïf optimisme contagieux. Car le parfum du mimosa, chéri de la mère morte, s’impose, tout comme le froid glacial de la pièce à peinture.

Et Gail Russell, “introducing” Stella, est bien jolie, surtout lorsqu’elle pointe ses seins comme des obus dans la maison obscure.

DVD La falaise mystérieuse (The Uninvited), Lewis Allen, 1944, avec Ray Milland, Ruth Hussey, Donald Crisp, Gail Russell, Cornelia Otis Skinner, Dorothy Stickney, Barbara Everest, Alan Napier, Wild Side 2017, 1h33, €7.96

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Martha Grimes, L’inconnue de la crique

Melrose Plant, alias lord Ardry,  décide de fuir son agaçante tante Agatha en Cornouailles. Il avise un manoir sis sur la falaise battue par les vagues et lui trouve un air sinistre de vieux film anglais. Il la loue donc pour trois mois de vacances. Las, tante Agatha va le retrouver et il n’aura de cesse que d la fuir en s’inventant mille choses intéressantes à faire. Comme s’intéresser à l’histoire du manoir par exemple.

Elle est triste, quatre ans auparavant, deux enfants sont morts sur les marches menant au bas de la falaise. Les parents étaient sortis, la cuisinière gouvernante au lit, tout semblait calme… et puis un cri. On a retrouvé Noah et Essmé, 5 et 8 ans, main dans la main, étendus en pyjama près du canot amarré. Ils n’étaient pas tombés, ils ne semblaient pas avoir été poussés, mais ils se sont noyés. Les parents se sont sentis coupables de n’avoir pas été là, la mère de n’avoir pas cru les récits des enfants sur la dame et le monsieur qui leurs parlaient près des bois. Ils se sont séparés, ils sont partis à Londres. Seul reste le grand-père, le vieux Moe qui est le roi du poulet et a lancé une chaine de restaurants rapides mais de qualité aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. Lui s’est retiré dans une maison de retraite qui fait maison de santé pour incurables, choisis par lui et financés par lui. Il n’aime rien tant que débouler en fauteuil roulant droit sur la personne qui le nargue et de piler net,  bien qu’il puisse marcher sans fauteuil. Mais cela fait plus véridique.

C’est dans cette atmosphère que Plant découvre le village pittoresque et touristique de Cornouailles. Un garçon à tout faire est omniprésent : barman, serveur de restaurant, cuisinier, chauffeur de taxi, pâtissier. Johnny n’a que 17 ans (mais oui, on peut conduire dès 16 ans au Royaume-Uni) mais a les traits droits et la beauté pâle des personnages romantiques. Il est très attaché à sa tante Chris… qui soudain disparaît sans prévenir, ses meringues refroidissant encore dans le four.

Le même jour, un cadavre est retrouvé dans la crique de Lamorna, tout près de là, le fragment d’une cassette vidéo dans la main.

Tout alors peut commencer, le décor est planté. Le commandant Macalvie passait par là, le sergent Wiggins est appelé en renfort depuis Londres, le commissaire Jury reviendra à temps d’une mission en Irlande du nord. Les personnages familiers réunis, l’enquête rebondit de l’un à l’autre et s’étoffe de digressions plaisantes sur les mœurs anglaises.

Humour et cruauté peuvent résumer le roman. Le whisky côtoie le thé et le Martini dans les gorges profondes, le jeune Johnny entreprend vite et bien tout ce qu’il faut, y compris les tours de magie qui le fascinent (et vont le sauver), le cadavre se révèle une actrice du porno un temps lady, la tante retrouvée et reperdue, un cadavre de plus qui n’est peut-être pas le bon, le sida sans gaieté en prime. En bref, de quoi déconcerter et ne retrouver le fil qu’à la fin. Mais que de moments délicieux entre temps, décrits avec cette douce ironie qui est la patte de l’auteur.

Martha Grimes, L’inconnue de la crique (The Lamorna Wink), 1999, Pocket 2005, 448 pages, €7.90

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Le château du dragon de Joseph Mankiewicz

Un film noir, pour une époque qui l’était aussi. L’après-guerre mettait en évidence la lutte éternelle entre les dominateurs – hier Mussolini et Hitler, alors Staline et Mao – et les égaux. Dans ce conte gothique, l’Amérique se montre en son évolution, décentrée dans l’histoire : des aristocrates issus de la vieille Europe féodale contre les pionniers libres, fermiers égaux qui avaient former les états, unis contre la royauté anglaise.

Nous sommes en 1844 et une famille idéale (selon les critères yankees) reçoit une lettre d’un cousin éloigné. Les fermiers, flanqués de trois garçons et deux filles, ne dépendent de personne ; ils ont leur exploitation autarcique dans le Connecticut et vivent paisiblement en communauté, unis par la Bible et la Morale rigoriste qu’ils lisent chaque soir dans l’Ancien testament. Le cousin éloigné, père d’une petite fille, est un gros propriétaire héréditaire de 200 fermes le long de l’Hudson, descendant des premiers pionniers américains. Il est riche, méprisant, cynique. Pire, il ne croit pas en Dieu mais en lui, comme Faust, comme si le simple fait de naître faisait de lui un maître.

Mais c’est le rêve qui domine chez la jeune Miranda Wells, lorsque le cousin Nicholas van Ryn demande à ses parents une gouvernante pour sa fillette Katrin. La mère est sceptique mais admet que changer d’air ne fera pas de mal à sa fille ; le père est contre, évidemment, désirant conserver tous ses biens acquis grâce au Seigneur, y compris ses enfants. Il s’en remet au jugement de Dieu et fait ouvrir la Bible les yeux fermés à Miranda, et désigner une phrase. Le doigt tombe justement sur Abraham qui ordonne à Agar de parti loin de lui…

Malgré les caractères, il y a donc du destin dans cette histoire. Elle en devient tragique, amplifiée par le décor néo-gothique de Dragonwick, le gigantesque manoir ancestral dans les collines et par les orages fréquents de la région. D’autant qu’une légende court sur la première dame des van Ryn, dont le portrait triste domine le salon où trône son clavecin importé d’Europe avec elle. Elle n’aurait jamais été aimée et serait morte en couche (ou, selon les versions, tuée dans son salon), juste après avoir donné le jour à un Héritier. C’est tout ce que lui demandait le mâle et, amère, elle viendrait hanter la maison périodiquement, chantant lorsqu’un deuil est proche. Mais seul le sang Van Ryn peut l’entendre – ce qui ne manquera pas de se produire deux fois durant le film.

La première, c’est lorsque l’épouse de Nicholas décède soi-disant d’un rhume, après s’être empiffrée de gâteaux rapportés de New York par son mari dévoué, qui a placé sa plante préférée dans sa chambre, un laurier-rose ; la seconde, c’est lorsque naît à Nicholas, remarié avec Miranda, un fils, qui meurt juste après son baptême d’une malformation cardiaque. Y aurait-il une tare chez les van Ryn ? Nicholas est-il ce démiurge égal de Dieu ? Son orgueil envers ses fermiers est contré par la grève des loyers des cultivateurs unis en syndicat, puis par la loi de l’Etat qui oblige au partage des terres ; son orgueil de mâle est atteint dans sa descendance, la nature ne lui ayant donné qu’une fille, dont la mère ne pouvait plus avoir d’enfant, et sa seconde épouse un fils, mais déficient.

Son caractère est tout l’opposé de celui du père de Miranda. Si l’un est borné mais droit, volontaire mais soumis à Dieu, le second est cultivé et retors, mal dans sa peau et drogué malgré sa volonté de tout régenter. L’Amérique aime le noir et blanc. Exit donc l’aristocrate dans sa tour, au profit des égaux à l’église et dans les champs. Miranda, qui rêvait au prince charmant, est revenue des airs princiers comme du charme aristo. A la fin veuve, elle laisse le docteur démocratique, meilleur professionnel que le docteur bien en cour, venir la courtiser… dans le Connecticut, bien loin de cette région vaniteuse de l’Hudson où la posture sociale compte plus que le talent personnel.

Nous voilà prévenus : « nous, Américains », ne tolérons que le talent des égaux, pas la morgue des dominants – pas plus celle de Monsieur Hitler que celle de Monsieur Staline. Qu’on se le dise ! Il est vain de s’opposer à ce qui réussit, parce que c’est la volonté de Dieu si cela survient. Et qu’un female gothic d’un immigré polonais aux Etats-Unis illustre cette courte philosophie n’en est que meilleur.

Monsieur Donald devenu président, toujours en guerre contre les canards, commence à connaître cette résistance des égaux – qu’il croyait maîtriser comme un télévangéliste de l’argent. Ce film ancien vient raviver le mythe.

DVD Le château du dragon (Dragonwyck) de Joseph Mankiewicz, 1947, avec Gene Tierney, Vincent Price, Walter Huston, version restaurée HD Twentieth Century Fox 2016, blu-ray €19.00

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Christian Wasselin, La chouette effraie

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Jouant sur le double sens du mot « effraie », ce « roman assez noir » reste constamment dans l’ambiguïté. Ni policier (faute d’enquête), ni pleinement roman (faute de psychologie crédible), cette fiction se lit assez bien, même si elle ne mène nulle part.

Tout commence par le vol d’un film inachevé, dont la copie unique doit être projetée pour les fans d’une chanteuse d’opéra prénommée Marie-Bal dont la voix envoûte les foules. Elle finira massacrée.

Cela se poursuit par un concert halle aux vins dans un cimetière où des goules à la mode s’orgisent dans la nuit – jusqu’à ce qu’un homme de main au surnom japonisant en agresse une. Il finira massacré.

Nous avons un producteur de télé malfrat qui, pour faire l’audience, monte ses propres faits divers ; un maire notaire de Lille qui veut se faire réélire ; un opposant fringuant qui complote et se perd ; un rentier de brasserie mécène qui dispose d’un manoir isolé un brin en ruines ; un couple improbable d’une échappée d’asile au prénom de rose et d’un faux artiste « dans la restauration » au nom de bière – et ainsi de suite.

Le lien entre tout cela ? Sans raison, juste le hasard des circonstances. Les uns enlèvent les autres, entravent les uns, favorisent les autres – et tous se massacrent allègrement à la fin (même avec l’aide d’un chat…).

L’histoire n’a pas de fil, surréaliste et absurde, dans un monde fin de siècle à la Huysmans, celui d’Émile Loubet et de la Belle Époque qui meurt. Réalisme et fantastique s’emmêlent alors que des affairistes et des politiciens laissent faire des « milices » et empêchent la police pour mieux manipuler et régner. Mais nous sommes en France, un peu à Paris et surtout dans le nord cher à l’auteur, né à Marcq-en-Barœul. A l’ère contemporaine bien que circulent des Simca Beaulieu (au V8 de 84 ch), des Buick et autres voitures des années 50 – mais la carte de téléphone existe déjà et le « TPR, train particulièrement rapide » aussi.

Un monde froid et humide où la brume engendre des catastrophes et de vieux manoirs ayant échappé aux deux guerres recèlent des souterrains. Nous errons entre les marais de Clairmarais et les sous-sols de la Vieille-Bourse à Lille. Ce sont des antres, des oubliettes modernes, pour des actes gothiques où Sade est moins requis que Walter Scott.

Le lecteur ne peut se raccrocher à l’histoire ; il ne peut suivre aucun personnage sympathique ; il ne peut qu’aller comme vont les chapitres, dans un feuilleton sans queue ni tête, absurde comme l’existence peut-être, comme le No future qui hante l’époque, sûrement.

L’auteur écrit habituellement sur la musique, Berlioz, Schumann, Beethoven, Mahler. Son style est fluide mais prend parfois des allures baroques, comme cette trop longue phrase qui ondule, se perd et ne débouche sur rien de la page 150 : « On croyait se souvenir… »

Bizarre, mais pas comme l’ange ; surréaliste, en fantasmes automatiques ; ni chair ni poisson, cynique et parodique. Il commence bien et finit mal, dans un bain de sang général, sans que le lecteur puisse saisir le quoi du comment. Inclassable, il laisse dubitatif – doté d’un charme étrange et pénétrant.

Christian Wasselin, La chouette effraie, 2016 Les soleils bleus édition, 401 pages, €20.00 

Attachée de presse Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 balustradecommunication@yahoo.com

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Cati Baur, Quatre sœurs 2 : Hortense

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Quatre sœurs, ce sont cinq filles dans une seule maison, de 9 à 23 ans. Les parents sont absents, en voyage dans l’autre monde pour cause d’accident. Les gamines, mi-enfants, mi-adolescentes, vivent en vase clos dans un manoir gothique au bord d’une falaise. Ce décor isolé et froid de bord de mer les oblige à se faire livrer des surgelés, à prendre le car pour le collège en ville et à ne se baigner que trois jours en août.

La bande dessinée par Cati Baur est tirée des romans de Malika Ferdjoukh, aux mêmes éditions. Un tome 1 est déjà paru, qui porte le prénom de la plus jeune des filles, Enid, 9 ans. Hortense est la seconde, 11 ans, préado déjà, qui tient un journal intime et réussit sur les planches. Certes, elle se verrait bien chirurgienne des maladies incurables, mais ce sera pour plus tard. Sa nouvelle voisine Muguette est si gravement malade qu’elle sera peut-être « Meurthe-et-Moselle » dans quelques mois.

C’est ainsi que l’on joue sur les mots pour se raconter des histoires. Bettina, 14 ans, est amoureuse et chiante ; Geneviève, 16 ans, s’occupe de l’intérieur (bordélique) et de la cuisine (lasagne aux choux les jours de dèche), mais aussi de boxe thaï pour se défouler de tout ça ; Charlie, au prénom garçonnier, est l’aînée de 23 ans devenue chef de famille, elle travaille, elle est vaguement amoureuse de Basile, médecin, et se fait aider financièrement par tante Lucrèce, une sorte de Cruella Deville sortie tout doit des salons de thé d’Agatha Christie. D’Enid, on ne sait quasiment rien parce que l’on est censé avoir tout appris dans le tome 1.

Tout ce petit monde vit en vase clos, les sorties sont rares et presque toujours entre filles. Le lecteur garçon qui a dévoré enfant la série du Prince Eric (illustré par Pierre Joubert, père de famille nombreuse), découvre le même monde, avec un demi-siècle de distance et inversé. Nous ne sommes plus dans la fraternité mais dans une sororité (le terme pour fratrie féminine était à inventer). Toutes les passions et les activités de garçons sont transposées pour filles. Ce n’est plus l’amitié entre plus grands et plus jeunes mais l’amour pour le sexe opposé, ce n’est plus la camaraderie entre collégiens mais la rivalité mimétique entre pimbêches, ce ne sont plus les jeux de piste mais les peines de cœur du je-t’aime-moi-non-plus. Avec quelques BA (bonnes actions) en prime : sauver une portée de chatons, sympathiser avec la bizarre Muguette, faire bonne figure à la tante Lucrèce, avouer son amour au plus laid de la ville…

Les garçons sont d’étranges animaux que le quinconce des filles observe comme au zoo. On reste entre donzelles même pour les boums, les profs de collège sont toutes des femmes, comme l’infirmière et la véto. L’abominable homme des glaces est celui qui livre les surgelés. L’amoureux d’une copine porte le nom invraisemblable de Wolfgang Phuong. Basile le médecin ne pense qu’à bouffer de la quiche ou à se reprendre un café. Le professeur de théâtre est « un court bonhomme aux joues rouges, la lippe pendante qui donne envie de lui faire beuleup-beuleup ». Le beau-frère de la voisine est impitoyable aux portées de chatons. Le seul beau jeune homme de l’album, quand il voit une vieille, lui pique son sac. Même Mycroft – le rat – est un « puant ignominieux ».

Dans ce monde à l’envers, les filles veulent faire tout les sports et métiers des garçons, mais sans lâcher les égards que les garçons leur devraient (galanterie, paiement des glaces, ciné et autres gâteries). Mais ce féminisme caricatural est contré par la réalité des cœurs. Hortense est très timide et Bettina très égoïste. Si la première va réussir à monter sur scène et jusque sur un petit nuage, la seconde va se prendre la veste de sa vie. Le garçon moche ne ressent plus rien pour elle après ses refus hautains en public. On ne peut pas tout avoir, demoiselles…

C’est bien dit, intime avec un brin d’humour. Convient bien sûr plus aux filles qu’aux garçons mais – vers 14 ans – ces derniers pourraient bien chiper les albums à leur sœur pour savoir comment sont les filles. Parce que tout est bien vrai.

Cati Baur et Malika Ferdjoukh, Quatre sœurs 2 : Hortense, 2014, éditions Rue de Sèvres, 153 pages, €14.25

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Ian McEwan, Expiation

ian mcewan expiationVoici probablement le roman le plus abouti de Ian McEwan. Il commence comme un roman victorien, dans un manoir familial de la campagne anglaise. Nous sommes en 1935 et la société post-victorienne vit ses plus beaux jours. Le patriarche travaille au ministère, la mère joue de migraines pour sa tranquillité, les enfants ont grandi, Leon 25 ans affable et mou, Cecilia 23 ans lettrée qui pense à s’émanciper, et la cadette Briony, 13 ans, hésitant entre enfance et adolescence. C’est elle qui crée dès la première page du livre une pièce de théâtre tragique sur les tribulations d’une jeune fille ; elle ne sait pas que cet excès d’imagination va entraîner tout le roman. C’est d’ailleurs par cette même pièce, jouée 60 ans plus tard, que va se conclure l’intrigue. Mais entre temps…

Une cousine, Lola 15 ans, et ses frères, jumeaux rouquins de 9 ans, sont venus passer l’été au manoir, durant le divorce difficile de leurs parents ; Robbie, fils de la femme de ménage, est revenu de ses études à Cambridge payées par le patriarche ; Leon a amené avec lui un ami, Paul, propriétaire d’une fabrique de chocolats chimiques. Entre Cecilia et Robbie plane un sentiment inédit qui les gêne tous deux avant de les précipiter l’un vers l’autre. De sa fenêtre, la Briony de 13 ans a observé une scène : sa sœur se mettant quasi nue devant Robbie pour plonger dans le bassin au triton musclé ; elle ne peut pas comprendre. Donc elle imagine, elle fantasme, d’autant qu’elle a été raide dingue de Robbie quand elle avait 11 ans. Il suffira de peu pour que le destin s’enchaîne et que la langue bien pendue de l’amoureuse déçue enchaîne bel et bien Robbie pour l’emmener en prison.

Un soir de dîner fastidieux, dans une chaleur lourde d’été qui exaspère les passions et met les nerfs à fleur de peau, les jumeaux disparaissent. Ils laissent une lettre disant qu’ils veulent retourner chez eux. Chacun part à leur recherche, sachant qu’ils n’ont pu aller bien loin dans le parc. La nuit est tombée et, dans l’obscurité, Briony voit sa cousine Lola aux prises avec un violeur. Ce ne peut être que Robbie, dont elle a surpris une lettre à sa sœur, gluante de termes sexuels l’après-midi même, puis Cécilia dans ses bras à la bibliothèque, la robe haut relevée. « Propulsée hors des abysses de son ignorance, de sa sotte imagination et de sa rectitude de petite fille » p.186, elle va jurer que c’était bien Robbie qu’elle a vu de ses yeux violer Lola. Cette dernière n’a rien reconnu, ou voulu reconnaître, prise par derrière. Robbie a donc sa vie brisée par 5 ans de prison ; Cecilia lui reste fidèle mais rompt avec sa famille ; les autres ne veulent qu’oublier ce faux-pas.

Ce n’est qu’en grandissant que Briony se rend compte de sa partialité : elle croit avoir vu, mais elle n’est pas certaine ; seuls deux hommes ont la même taille et corpulence, et seul l’un des deux est Robbie : peut-être n’a-t-elle pas désigné le bon ?

D’où son « expiation » : elle comprend son erreur, ne sait comment réparer, des années plus tard. La justice ne peut recevoir son témoignage contraire, pas plus sûr que le premier en l’absence d’autre témoin et de tout élément nouveau ; la victime, Lola, se marie… avec son violeur probable ; la famille ne veut surtout pas ressasser ces vieilles histoires néfastes à leur réputation. Et puis la guerre de 1940 voit l’effondrement de la France et le rembarquement en catastrophe de l’armée anglaise à Dunkerque. Cecilia est infirmière, Briony marche sur ses traces, Robbie – engagé pour alléger sa peine – est pris dans la nasse. Que faire ?

Réparer, certes, mais comment ? Expier, certes, jusqu’à son dernier souffle, mais à qui cela va-t-il servir ? Atonement, le titre anglais, est plus vaste que le français expiation ; il y a dans ce terme religieux l’idée de réparation, de rachat, et même de rédemption, en référence au Christ venu racheter les péchés des hommes en devenant l’un d’eux. Finalement, ne serait-ce pas à l’écrivain d’agir comme le Christ ? A lui, à elle, de raconter cette histoire que nul ne veut plus entendre, ni les victimes, ni les bourreaux, ni la justice, ni la famille. Car le roman est écrit par Briony, sa propre histoire transmuée en littérature. Si les faits d’enfance sont minutieusement reconstitués, si l’odyssée de Robbie vers Dunkerque est approchée au travers des carnets et journaux de soldats lus en bibliothèque, si le quotidien d’une infirmière de guerre est le vécu de Briony elle-même – la conclusion en happy end appartient à la littérature, au « pouvoir absolu [de l’auteur] de décider de la fin » p.488.

Roman sur la littérature, roman sur la société anglaise corsetée du XXe siècle, roman psychologique très fin sur l’enfance, le passage à l’adolescence, le passage à l’âge adulte et l’âge mûr, roman sur la mémoire – qui s’affole, qui se perd, qui s’atrophie avec la sénilité… Expiation est une grande œuvre de Ian McEwan. Probablement sa plus aboutie, un délice de lecture.

Ian McEwan, Expiation (Atonement), 2001, Folio 2005, 491 pages, €8.27

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William Boyd, Comme neige au soleil

Joli titre français… mais qui ne dit pas ce que dit le titre anglais. ‘An ice-cream war’ est une guerre friandise qui,  certes, fond au soleil, mais qui est surtout désirée stupidement comme une délicieuse distraction. La Belle époque se précipite avec enthousiasme dans la barbarie, sans le savoir. Pour son deuxième roman, au début des années 1980, l’écrivain anglais William Boyd revisite la guerre de 14, tant célébrée depuis. Pour de mauvaises raisons. Quel « héroïsme » y a-t-il eu à se massacrer de façon industrielle ? A envoyer au front les hommes comme des soldats de plomb ? A jouer au matamore sans en avoir les moyens ?

Boyd botte en touche : il ne parle ni de l’Argonne ni de Verdun autre qu’en échos ; il situe son histoire dans l’Afrique de l’est, au pied du Kilimandjaro. Il est vrai qu’il est né au Ghana. Les colonies allemandes envahissent les colonies anglaises. Belle parodie de ce qui se passe en Europe. Ses héros à lui sont de joyeux décalés, loin de la métropole. Ils en ont importé les travers, dont ce snobisme britannique de créer un club pour les officiers supérieurs, différent du club pour les officiers subalternes. Les premiers ne connaissant pas les seconds, a fortiori la troupe vulgaire : comment s’étonner qu’ils les envoient au combat sans même penser à leur mental et à leur survie ?

Tout est de la même eau dans cette guerre absurde. Un colonel n’hésite pas à parler fort… à 30 m d’une tranchée ennemie, en se demandant s’ils sont toujours là ; une balle rend justice à cette imbécilité. Un capitaine anglais s’évade à l’aide d’une tige métallique… mais la laisse en évidence, montrant qu’il a été aidé et se privant d’une arme pour la suite ; il sera rattrapé. Le même n’hésite pas à faire un feu visible de loin de nuit dans la plaine ; il sera évidemment repéré, puis décapité. Un commandant allemand lance des ordres sans parler la langue de ses Africains de troupe qui ne le comprennent pas. Un officier des renseignements éternue… sans lâcher le cordon d’un lance-obus ; le coup évidemment part, mettant en danger ses hommes ! Dernière absurdité d’une guerre stupide : les militaires meurent plus de la grippe espagnole que des balles ennemies.

Nous pénétrons le manoir d’une famille victorienne de la haute, dirigée par un ex-officier impérial à demi timbré, dont le fils aîné ne sait pas comment prendre une femme et dont le cadet rêve de révolution parce qu’il n’est pas aimé. Ce qui nous vaut une satire d’Oxford assez drôle. Il est vrai que l’auteur a étudié à Oxford. Les deux frères finissent par se retrouver en Afrique, mêlés à un planteur américain dont la seule obsession est sa machine à décortiquer le sisal, dont son voisin allemand devenu ennemi n’a qu’une idée en tête : l’en priver. Pour rien : la machine ne sert à rien à l’effort de guerre. Le même fait enduire de merde chaque centimètre carré de la ferme abandonnée. Mesquine vengeance d’un aristocrate au nom nanti d’un ‘von’ qu’il ne mérite manifestement pas.

William Boyd use de l’humour ravageur de sa culture d’origine pour épingler ses compatriotes. Les bourgeois portent des noms invraisemblables tels que Cave-Bruce-Cave ou Wheech-Browning. Le jeune marié victorien est « honteux et gêné de son intimité avec sa propre femme ! Il en fut soudain atterré. Et ce sentiment entraîna à son tour culpabilité et mépris de soi. Quelle sorte d’individu était-il ? » p.155. D’où le soulagement lorsque la guerre se profile : enfin l’aventure entre hommes, sans ces péchés sur pattes qu’on ne sait par quel bout prendre ! A se demander comment les Anglais victoriens ont réussis à se reproduire. Le chapitre décrivant la nuit de noce et les nuits suivantes est un chef d’œuvre d’humour anglais. La stratégie guerrière n’est pas mieux lotie : « Un général alcoolique, une armée style tour de Babel, et tout un chacun se baladant dans cette plaine aride sans avoir la moindre idée de ce qu’il était censé faire » p.255.

William Boyd vient d’être choisi par les héritiers Fleming pour continuer les aventures de James Bond, c’est dire s’il s’est imposé comme raconteur d’histoires, créateur de personnages et ravageur de style !

William Boyd, Comme neige au soleil (An ice-cream War), 1983, Points Seuil 1988, 437 pages, réédité 1995, €7.60

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