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Visite de Monte San Angelo

Hier soir et ce matin et ce matin nous croisons une palanquée de pèlerins polonais. Le Monte est catholique et, depuis Jean-Paul II le pape polonais, ce pays déverse ses touristes sur l’Italie. Nous avons affaire aujourd’hui à un car d’au moins quarante pèlerins, tous âges confondus de 30 à 75 ans. Hier, nous avons croisé un couple de Russes sur le sentier. À Bari, c’était deux mâles costauds, pâles et blancs, dans la basilique Saint Nicolas. Je reconnais facilement les Russes à leur apparence robuste et à leur teint trop blanc.

Il fait frais ce matin à 854 m et j’ai mis une couverture cette nuit.

Nous visitons l’extérieur du sanctuaire à saint Michel. Une inscription runique dite de Herebrecht figure dans la grotte.

Nous commençons la journée par l’église Sainte-Marie majeure, datant de 1170. Des sirènes tournantes forment une rosace sur le porche d’entrée de la cour. Frédéric II est représenté sur les tympans au-dessus de la porte qui date plutôt de 1198, agenouillé sous la Vierge au Bambin, la tête tournée vers le spectateur pour qu’on le reconnaisse.

À l’intérieur, une fresque représentant Saint-Michel et Saint-Georges. Le bénitier est païen. Une vierge en plâtre toute en rose et bleu, est entourée d’angelots potelés tout nus, de vraies pâtisseries.

Nous passons ensuite dans les ruelles montueuses de la vieille ville. Elles sont pittoresques mais beaucoup de maisons sont à vendre car trop anciennes. Elles sont à restaurer, à moderniser, et aucune place n’est prévue pour les voitures dans les rues trop étroites de cette ville loin de tout. Escaliers, passages couverts, pavés, linge au-dessus de la rue, toits plats recouverts de tuiles romaines, paraboles et antennes se succèdent en chaos paysager.

Le château normand a été reconstruit par les Angevins, remanié par Frédéric II et agrandi par les Aragonais. Une date de 1491 est gravée sur l’un des murs. En face, une boutique d’artisanat en bois propose de petits cercueils cadeaux avec une cigarette dessus. Envoyer un cercueil, dans les pays romains, est souvent un signe de la mafia pour menacer celui qui le reçoit… Ici, cela se veut un cadeau fumant.

Le collège moderne est graffité, c’est un bâtiment assez grand au-dessus d’une place arborée qui s’ouvre vers la mer. Il y a peu d’animation dans la ville : ceux qui travaillent dans la plaine, à Mattinata ou Manfredonia, sont partis ; la noria de leur voiture est passée ce matin vers 8 heures et repassera sous ma fenêtre vers 18h30. La rentrée scolaire, dans le sud italien, n’a lieu que vendredi prochain. Les écoliers et collégiens sont en vacances du 15 juin au 15 septembre, soit trois mois pleins d’été.

La boutique l’Ange des saveurs propose tout un choix de produits typiques du lieu : orecchiette, tomates confites à l’huile, huile d’olive, fromages, saucissons, biscuits, amandes, légumes secs du pays et même des cannes en bois brut taillées dans les maigres forêts d’ici.

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Xavier Müller, Erectus

Une pandémie due à un virus ! Après Ebola, Nipah, SRAS, fièvre de Lassa, Covid-19, Zika, voilà qui est d’actualité immédiate mais qui nous plonge dans les millions d’années de l’Evolution. Dans le parc Kruger, en Afrique du sud, un éléphant devient malade ; il lui pousse deux autres défenses et il est sur le flanc pendant deux jours, couvert de plaies purulentes. Puis il se remet, mais se trouve transformé : il est devenu un gomphoterium, l’ancêtre préhistorique des éléphants actuels !

L’origine ? Dès les premières analyses, les savants découvrent qu’il s’agit d’un virus recombinant qu’ils appellent le « virus Kruger ». Il coupe l’ADN et le recompose en faisant appel aux gènes endormis mais toujours présents. Ce virus est redoutable car il saute allègrement la barrière des espèces, contaminant les animaux mais aussi les végétaux. Et les humains ? Bien sûr que oui car l’homme est animal, et c’est alors que la panique se lève. Le virus se transmet par le sang, comme le sida. Quiconque est mordu ou touche une surface infectée avec une plaie ou une muqueuse, est contaminé. Il ne meurt pas mais se transforme… il régresse de deux millions d’années !

C’est ainsi qu’Homo Sapiens Sapiens doit cohabiter avec de plus en plus d’Homo Erectus qui sont d’anciens enfants, parents ou collègues. Les deux espèces, bien qu’apparentées, ne communiquent pas car Erectus n’a pas développé le langage. Il est plus que bête mais pas encore humain ; il vit en horde comme les grands singes, et communique par gestes, mimiques et grognements. Il mange ce qu’il trouve, des fruits, de la viande, du cadavre de copain accessoirement. Oui, il est cannibale. Pas agressif, sauf si on l’effraie ou l’attaque. Ce qui ne manque pas d’arriver, dans la panique des « étrangers » qui saisit toute l’espèce humaine.

L’ONU en Assemblée générale vote « à 58% » pour « décider » qu’Homo Erectus n’est pas homme et doit être cantonné en camps fermés ; la minorité visible des homos est considérée comme inférieure et menaçante. Les plus nationalistes et racistes de la planète en profitent pour faire avancer leurs thèses. Si les Chinois se contentent de tirer à vue sur les « bêtes » qui surgissent, les Russes décident de les traquer pour les éradiquer et, dans le reste du monde occidental, des milices civiles pillent les armureries pour organiser leur survie dans la meilleure veine de chasse, pêche et tradition. On les comprend, même si « les droits de l’Homme » en prennent un coup. La France elle-même dérape quand des Erectus s’échappent du zoo de Vincennes où ils étaient parqués pour se répandre dans la ville.

C’est toute la leçon de ce thriller de suggérer les conséquences d’une pandémie : sanitaires, économiques, vite politiques et encore plus vite morales. Survivre balaye tout. L’isolement des zones contaminées, le rejet des atteints, la fermeture des ports et des aéroports, donc la raréfaction des denrées, le stockage, les émeutes et le pillage ; le flicage des familles contaminées, l’ouverture de camps de rétention, l’appel à l’armée et le tir à vue, se succèdent en séquences inévitables. L’humanisme est un luxe de nanti… Et l’on survit mieux campagnard macho qu’urbain intello.

Seuls deux personnages résistent à l’ambiance de lynchage : Anna, une paléontologue française originale qui s’est marginalisée en défendant la thèse non orthodoxe d’une possible « réversion » de l’Evolution – et Kyle, un gamin blond sud-africain de 10 ans. La première perdra son petit ami Yann mordu par un mammifère marin contaminé ; le second son grand-père adoré, vétérinaire du parc Kruger, infecté par un animal. Ils tenteront à leur niveau de montrer que Sapiens et Erectus peuvent cohabiter en paix, et trouver chacun sa place dans la nature.

L’auteur, journaliste docteur ès science, développe son thriller en dix chapitres, des « premiers symptômes » au « refuge » en passant par « contamination », « riposte », antiviraux, « rébellion », « assaut »… C’est écrit sec, direct, le lecteur emballé saute à la ligne. Le récit est prenant, en sous-chapitres courts et haletants dans la meilleure lignée du thriller à l’américaine. Les personnages sont un peu faibles mais le roman de frissons n’a pas le temps d’approfondir ; il ne peut que les peindre par petites touches impressionnistes entre deux scènes d’action. Les boucs émissaires sont faciles car à la mode complotiste : les multinationales, la course au fric, les trafics, le secret militaire, la bureaucratie de l’OMS et de l’ONU.

Mais le tout fonctionne car, après tout, le principal est le développement du scénario catastrophe : une pandémie signifie un bouleversement complet de notre mode de vie, de l’alimentation facile, des relations mondialisées, des liens sociaux, de la bénévolence morale. A méditer pour le virus à bière corona – et pour les pandémies qui vont inévitablement suivre.

Xavier Müller, Erectus, 2018, Pocket thriller 2019, 501 pages, €8.00 e-book Kindle €12.99

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Orly-Istanbul 2007 vers Ouzbékistan et Tadjikistan

C’était il y a dix ans, en juillet 2007, un vendredi, jour férié musulman. L’avion qui part d’Orly pour Istanbul va parcourir 2250 km en 2h43. Je pars pour la route de la soie dans sa partie où la civilisation musulmane a brillé dans les siècles avec les villes de Khiva, Boukhara et Samarkand, bien au-dessus des jeunes cons qui se prennent pour le bras armé d’Allah (qui n’a pas besoin de leur testostérone en chaleur). Un trekking dans les monts Fan’s du Tadjikistan débutera ce périple, manière de goûter à la nature sauvage avant d’aborder, avec un œil neuf, la civilisation. Turkish Airlines sert un plateau-repas succinct mais « sans porc garanti » ; nous ne sommes plus en Europe.

L’avion est rempli de touristes français du troisième âge et surtout de familles turques ou mixtes rentrant au pays pour quelques vacances. Parents et enfants parlent alternativement français ou turc. Les petits garçons sont gâtés, capricieux ; ce sont de petits machos déjà, encouragés par leur nouveau riche de père musulman. Un gamin en débardeur rouge, un peu enveloppé, est particulièrement pénible, harcelant son père pour qu’il regarde ci ou ça, qu’il lui réponde, qu’il ne fasse attention qu’à lui. Délaissé pour un instant, il se rabat sur les sucreries… Sa sœur, un peu plus grande, est nettement plus posée. Elle est même vite remise à sa place, en tant qu’aînée et en tant que fille, lorsqu’elle émet l’idée saugrenue qu’elle pourrait vaguement s’opposer à ce que dit son papa. C’est arrivé deux fois sous mes yeux. Elle n’est pas encouragée aux caprices dans une famille imprégnée de valeurs musulmanes.

Un troupeau de petits nuages moutonnent au-dessus de la France, de l’Allemagne, de l’Autriche, de la Bulgarie. A l’approche des Détroits, le vent souffle fort sur la mer, et c’est au ras du globe que des moutons s’y soulèvent. Du hublot, je vois le sol d’en haut, comme sur une tapisserie. Les villages français vers l’est sont groupés, commandés par le relief ; en Allemagne du sud, l’habitat est plutôt dispersé en hameaux, de même versant autrichien ; les champs sont bariolés de bosquets et de petits bois, parsemés de quelques lacs, composant une vraie tenue de camouflage léopard à destination d’un quelconque extraterrestre. Les champs secs de Bulgarie apparaissent curieusement non géométriques, avec des doigts qui s’enfoncent ici ou là dans les parcelles voisines. Les champs sont très allongés au contraire côté turc, où le relief de plaine et le régime de la propriété sont probablement plus favorables.

Le grand aéroport d’Istanbul, « Atatürk », que l’on aborde depuis la mer, aligne ses pistes tout droit vers le nord. Dès la sortie d’avion, le regard est pris par les doubles minarets qui surgissent du paysage, ponctuant la ville de signaux pour bien marquer le territoire. Revenu en Turquie après douze années, j’ai l’impression de « régresser ». Le progrès de la laïcité et des libertés de penser et de croire sont insupportablement remis en cause par ce prosélytisme militant qui passe par le dressage d’innombrables minarets, les processions de femmes voilées derrière le mari ou le fils, les slogans outrés, les prêches enflammés. Sans compter les regards, qui ne sont plus les mêmes sur nous, les étrangers : méfiants, nettement moins amènes, voire hostiles. Il a fallu une génération pour que la parole engendre la haine, que les prêches islamistes submergent la pratique musulmane. C’est tout ce fanatisme ostentatoire qui fait problème plus que l’islam en tant que religion.

Au bout d’interminables couloirs qui donnent une dimension à la démographie du pays, nous débouchons sur un grand duty-free, destiné à allécher les voyageurs désœuvrés en transits internationaux. Nous avons 6 h d’attente avant le vol pour Tachkent en Ouzbékistan. Je parcours donc le territoire, observant ce qui s’y passe. Dans les deux librairies achalandées, un vaste rayon concerne l’islam, aussi grand que les romans en anglais. Les œuvres de Tariq Ramadan figurent en globish, à destination des bienveillants chrétiens qui se sentiraient coupables de ne pas « comprendre ». On trouve aussi, en turc et en anglais, nombre de biographies du Prophète, des essais sur « Islam et Turquie » et ainsi de suite. L’observateur sent immédiatement qu’il s’agit d’un sujet préoccupant ici. Il le deviendra de plus en plus, jusqu’aux outrances du Pétain turc d’aujourd’hui.

Asseyez-vous sur un banc, vous verrez très vite défiler devant vous des « femmes » voilées de l’occiput aux orteils. Cinq fantômes noirs passent justement devant moi, sans un mot, paraissant glisser au ras du sol. Les pieds chaussés de sandales s’activent sans qu’on les voie. Le visage est découvert, mais entouré de ce noir austère, profond, culturellement mortifère à nos yeux.

Je croise nombre de russophones dans cet aéroport, surprise de ces dernières années. Depuis que l’Union Soviétique a ouvert sa prison, les Russes adorent voyager. Ils sont aussi curieux que nous du monde, plus peut-être, ayant été frustrés durant trois générations. La relative prospérité russe due au pétrole fait sentir ses effets.

Les heures passent, les panneaux affichent la salle d’attente et la porte prévue. Débarque toute une troupe d’adonaissants en pantacourts ou jupettes bleus, garçons et filles, tee-shirt et casquette blancs, sacs rouges. Les jeunes mâles reluquent sans vergogne deux grosses dames Kazakhs un peu décolletées. Les femmes, amusée et gênées, échangent avec eux quelques mots : d’où ils sont, où ils vont. Elles jaugent elles aussi les attraits encore tendres de ces petits machos de 11 à 13 ans. Il s’agit d’une colonie d’adolescents Ouzbeks qui a passé un trimestre en collège turc, dans le cadre d’échanges culturels. La langue est proche et les Ouzbeks comprennent le Turc sans grands efforts. Si le tadjik est une langue perse, l’ouzbek est une langue turco-mongole. C’est tout un aspect de la politique turque qui surgit ainsi : les liens de langue, de culture et d’influence régionale d’un pays développé envers ses petits frères turcophones, en général issus des ex-républiques soviétiques. Les filles sont en groupes séparés, une horde tout habillée de rose vient juste de faire son entrée, le passeport ouzbek vert à la main.

Et c’est un bonheur dans l’avion d’Uzbekistan Airlines, peu après le décollage, de voir tous ces encore enfants s’endormir comme des souches sur leurs sièges, dans n’importe quelle position. Par sécurité ou consignes disciplinaires, les adolescents ont été dispersés parmi les passagers. Je suis assis à côté d’une petite fille qui me semble bien seule. Je lui demande si elle veut que je me décale pour que sa copine vienne s’asseoir à côté d’elle. Cette disposition la ravit. Les deux sont très sages ; elles me demandent si je parle russe. Hélas, fort peu pour une conversation suivie. Elles dorment donc presque tout le temps. Les garçons résistent mieux, intéressés par les cartes du magazine de la compagnie, puis s‘écroulent, certains même avant le dîner. Il est passé minuit et la musculature moulée par les légers tee-shirts montre qu’il s’agit de sportifs qui ont l’habitude de se dépenser. L’un des plus jeunes, un blond en débardeur vert (il est le seul à ne pas avoir d’uniforme), s’abandonne complètement sur son siège. Derrière moi, un autre blond en train de muer, la charpente noueuse sous le coton, déclare à ses voisins d’une voix cassée se prénommer Mustapha, être Ouzbek, mais chrétien. Il est un descendant de ces mélanges soviétiques.

Uzbekistan Airways est une compagnie née avec l’indépendance du pays. Elle dessert plus de 50 destinations internationales surtout vers l’Europe et l’Asie. Elle comprend des Boeing 767/757 comme des Airbus 310 et des Avro RJ-85 moyens courriers.

Nous dormons peu, pas comme les jeunes. A notre arrivée à Tachkent, il fait jour. La queue pour l’immigration est interminable, puis encore pour récupérer les bagages, puis enfin pour la douane. Papiers, cachets, écran, amour du matériel administratif, du rituel paperassier hérité de l’URSS. Tout cela inutile, tant on va dans le détail. Vous devez déclarer chaque coupure de devise importée mais – avec les centaines de passagers débarquant à la fois – qui va contrôler ? Peut-être est-ce du juridisme ? « Si » vous êtes pris pour autre chose, on aura au moins ça à vous coller sur le dos, tout comme ce que vous « jurez » être vrai sur les formulaires américains ?

Les gosses n’échappent pas à cette kafkaïenne pagaille. Ils en ont l’habitude et ne s’impatientent nullement. Collectifs, ils s’organisent : l’un d’eux s’assoit pour garder les sacs rouges de cabine des autres, tandis qu’un groupe va récupérer les sacs de soute de tout le monde. Le plus jeune, hors uniforme, est sans doute avec eux par privilège, fils d’un accompagnateur peut-être. Nous quittons ces gamins attachants. Ils sont vigoureux, chaleureux, communautaires – un peu bruts peut-être, mais la tête sur les épaules.

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La génération au pouvoir est-elle adaptée au présent ?

Séisme anti-socialiste en 2002, le 21 avril ; non à Maastricht en 2005 ; espoir Sarkozy contre le Fout-Rien Chirac en 2007 ; séisme anti-gauche aux Européennes de 2015 ; référendum Tsipras en Grèce en 2015 ; Brexit en 2016 ; Trump élu contre l’attente des médias et des élites récemment… Les élites au pouvoir, violemment contestées sans l’avoir vu venir (ou sans avoir voulu le voir) sont-elles encore adaptées ?

Prenons François Hollande, né en 1954 

Si Staline était quand même déjà mort (mars 1953), c’était tout juste ; mais aucun satellite artificiel n’avait été lancé autour de la terre, nul n’était allé sur la lune, le téléphone et la télé étaient balbutiants (ah, le 22 à Asnières !), et – bien évidemment – ni Internet ni le Smartphone n’existaient. Lorsque je dis cela à des étudiants du supérieurs, nés juste avant ce siècle, ils tombent des nues. Comment, pas de télé, pas de portable, pas de mobile, pas de net ni de jeux vidéo, pas de CNN ni de Google, pas de Facebook ni d’Apple ? Eh bien non. Comment avons-nous pu vivre sans ces prothèses VI-TA-LES ! C’est simple : presque comme des écolos, en tout cas comme nos grand-mères vivaient.

François Hollande avait 14 ans en mai 1968 – il n’a donc rien vu, rien vécu des événements ; il avait 19 ans lors de la première crise du pétrole, il était en cours d’études avec les manuels de l’après-guerre – il n’a donc rien acquis du monde nouveau. Lorsqu’il sort de l’ENA, en 1980, la vieille gauche va arriver au pouvoir et appliquer des recettes du XIXe siècle à la mondialisation qui commence avec Thatcher et Reagan ; trois dévaluations du Franc plus tard (en 18 mois), c’est « le tournant de la rigueur » – autrement dit la fin de l’utopie. Hollande observe et constate, il saura changer d’avis comme de veste à l’avenir – puisque tout change sans cesse… Mais aujourd’hui il est perdu, comme en témoigne « ce qu’il ne devrait pas dire » – et qu’il dit quand même pour violer son camp du déni content de soi.

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Comment penser une seconde que cette génération (dont je suis) puisse être adaptée aux changements très rapides qui se sont produits en deux générations, depuis le milieu des années 1950 ? Tout est allé trop vite pour nos cerveaux programmés par les millénaires. C’est pourquoi j’estime qu’il faut laisser la place aux jeunes – pas seulement aux gens neufs. Donc pas aux Trump, Clinton, Juppé, Hollande & Sarkozy et autres, tous blanchis sous le harnois, éduqués dans l’après-guerre avec des méthodes d’avant-guerre. Je rêverais d’un duel Macron-Le Maire aux présidentielles 2017 – mais cela ne se produira probablement pas, même si des surprises sont possibles. Le tropisme autoritaire, hiérarchique et élitiste du Français est bien trop ancré. Il vient de loin : de Rome et de la religion, de l’Eglise et du roi, du jacobinisme et du catholicisme papal – et même plus récemment de l’islam, peu réputé pour être libéral, comme l’a montré la Manif pour tous.

Nous n’aurons pas un Trump, il faudrait pour cela qu’il y ait des milliardaires en France intéressés par la politique et en même temps patriotes (ne rêvons pas). Nous aurons peut-être une Marine, mais le handicap idéologique et politique me semble trop grand pour que l’hypothèse soit réaliste, tant les Français aiment l’expérience et la sagesse malgré tout. Qui aurons-nous ? Surprise !

Peut-être faut-il réfléchir autrement.

Constater notamment que, depuis la guerre de 14 qui fait date comme puissant traumatisme, chaque génération (en gros trente ans) bouleverse la donne :

1914-1940 : la guerre la plus absurde, l’industrialisation du massacre, la contestation radicale des badernes qui nous gouvernent engendrent les années folles et les Surréalistes – plus le communisme à l’est ; le plus-jamais-ça d’épuisement, les classes creuses et les veuves en noir engendrent le pacifisme à outrance, la frilosité en tout et la lâcheté devant la force. Lénine razzie le pouvoir, contre des sociaux-démocrates pusillanimes; Hitler l’emporte par populisme outrancier, dans le déni des élites démocratiques ; Pétain gagne, par forfait des dirigeants dépassés – les Français se soumettent (et très peu résistents avant 1943).

1940-1970 : l’euphorie de la victoire « des » démocraties, la reconstruction d’après-guerre, la décolonisation et l’essor des industries du radar, de l’atome, de l’aviation, de l’électroménager engendrent le baby-boom et le bonheur de consommer – jusqu’à saturation : la révolte de 1968 est non seulement contre la guerre du faible au fort au Vietnam, mais aussi contre « le Système » qui embrigade et contre l’Autorité qui s’impose sans discussion. A poil, échangistes, hirsutes, égalitaires, écolos à chèvres, hippies à pétards, les soixantuitards font craquer les gaines – mais dérivent vers les paradis artificiels, le spontanéisme narcissique et la baise pédophile. La brutale crise du pétrole, orchestrée par les régimes arabes contre Israël et son soutien américain en 1973, cassent brutalement le rêve fumeux : c’est « la crise » (mot qui reviendra désormais très souvent). Retour au réel.

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1970-2000 : Margaret Thatcher au Royaume-Uni, Ronald Reagan aux Etats-Unis, la gauche Bérégovoy en France, adaptent désormais l’utopie sociale républicaine à la réalité du capitalisme qui se mondialise. Pour le meilleur et pour le pire : la révolution des mœurs, qui deviennent plus conviviales, la jeunesse ayant accès au sexe avec la majorité à 18 ans et l’abaissement de la pénalisation des relations à 15 ans ; l’égalité homme-femme reconnue par le code civil avec le divorce, l’autorité parentale et l’avortement ; la chute du mur de Berlin suivie de la chute de l’URSS, l’essor de la Chine qui se convertit au capitalisme, la construction européenne positive d’un côté (Espagne, Grèce, Irlande puis Pologne et autres profitent de la redistribution). Mais de l’autre rigueur publique, moins d’Etat, desserrement des carcans à l’initiative individuelle et dérégulation, naissance des nouvelles technologies dans la Silicon Valley, brutalisation des relations de travail, externalisation des métiers hors du cœur de l’entreprise, délocalisation vers des pays à bas coûts de production, optimisation fiscale. Jusqu’au krach des actions technologiques en 2000, le krach de l’audit comptable en 2002, le krach de l’immobilier en 2007 et la crise systémique qui explose en 2008… laissant penser que la suite sera (comme dans les années 30) la crise politique.

2000-2030 : nous y sommes – et nous avons la tentation de revenir en arrière puisque le présent ne semble pas rose. Après l’autoritarisme d’après-guerre, puis le libéralisme post-68, retour à l’autorité en protection. La mondialisation montre son visage négatif : la perte des emplois industriels et l’immigration sauvage. La technologie montre qu’elle peut être néfaste : robotisation qui supprime des postes, exigence de formation supérieure et continue sous peine d’être largué, surveillance généralisée et centralisée par le tout-informatique, connexion mondiale et hacking mondial (les Russes ont piraté la campagne démocrate américaine et influé sur le vote), perte des repères spirituels – d’où retour des religions, jusqu’aux plus obscurantistes, théorie du Complot et islamisme salafiste – ce qui engendre les antidotes que sont les régimes autoritaire et fascistoïdes. Poutine, Chavez et Maduro, Erdogan, Orban, Kaczynski, Dutertre, Trump, la liste s’allonge de jour en jour des tribuns médiatiques qui jouent au dictateur comme jadis Staline, Mao ou Castro – jusqu’à Sarkozy, Le Pen et Mélenchon en France qui voudraient bien les imiter. Retour des frontières, du nationalisme, de la « souveraineté » (comme si la France était plus maître de son destin contre Google, Poutine ou la Chine sans l’Europe qu’avec !) – ce sont tous ces mythes qui agitent les esprits.

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Certes, nous l’avons toujours dit, le libéralisme sans règles n’est pas viable car il se réduit à la loi du plus fort, la jungle et le lynchage ; mais l’autoritarisme sclérose et inhibe, il empêche l’initiative (on le voit tellement en Russie, à Cuba ou en Corée du nord). Patriotisme oui (pourquoi nos élites ont-elle honte de défendre les intérêts français ?) mais nationalisme non (c’est la guerre assurée à brève échéance).

Donc une nouvelle génération.

Trump, à 70 ans, n’est pas vraiment un perdreau de l’année… Incarne-t-il l’espoir d’un renouvellement ou le ras-le-bol des anciens ? je penche pour sa seconde hypothèse. Reste donc entière la question du renouvellement des générations en politique. Avec Trump, rien n’est réglé !

Il sera probablement moins radical au pouvoir que dans sa campagne – comme toujours. Des contrepouvoirs existent aux Etats-Unis (bien plus qu’en France !) et les lobbies industriels et financiers sont puissants, le populo (abstentionniste et velléitaire) apparaît comme trop bête et flemmard pour être consulté avec profit collectif sur les grandes orientations. Nous aurons un Reagan bis en économie avec les Conservateurs ; peut-être un Nixon bis (sans l’intelligence géopolitique) en relations extérieures ; en tout cas un Tycoon redoutable en affaires et qui ne s’embarrasse (comme Poutine) d’aucun scrupule…

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Ceux qui se réjouissent aujourd’hui, aux Etats-Unis comme à l’étranger, vont voir très vite combien America First peut être redoutable à leurs petits intérêts. Brailler, c’est bien ; subir, est-ce mieux ? Où est-elle donc, NOTRE nouvelle génération ?

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Vassili Axionov Une saga moscovite

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 « Saga », ce terme venu de Scandinavie évoque une longue histoire, sur plusieurs générations, qui conte les ébats d’une famille dans son milieu et dans son époque. Tel est le titre, traduit directement du russe, de cet ouvrage de 1639 pages en deux volumes (Folio). Ne vous effrayez pas de l’épaisseur ! Ce roman se lit à longs traits, durant les soirs d’hiver ou les voyages en avion. L’écriture enlevée vous plonge dans l’histoire et vous captive très vite. Le romancier taille le patron d’une époque, il surfile à l’idéologie, il brode au petit point l’humanité.

Vassili Axionov, auteur russe, est né en 1932. Il avait 5 ans lorsque ses parents furent purgés par les tchékistes à la botte de Staline pour un déviationnisme quelconque, peut-être à base ethnique. L’idéal communiste déjà se perdait dans une soumission de moujik envers le nouveau tsar rouge. Sa mère s’appelait Evguénia Guinzbourg et ne fut libérée, avec son mari, qu’après la mort de l’Idole en 1953. Vassili avait alors 21 ans. Son affectivité frustrée lui avait fait entreprendre des études de médecine et ce n’est pas un hasard si le héros de la saga, Boris, est médecin général. En régime tyrannique, la médecine est un domaine « neutre » qui rapproche des autres et soigne sans a priori idéologique. On peut être un « idiot », mais un « idiot utile ».

A 28 ans, mais c’était sous Khrouchtchev, Vassili Axionov connaît la gloire immédiate avec un premier roman, Confrères, d’un ton impertinent, politiquement très incorrect, mais d’une liberté qu’aurait aimé Voltaire. Les temps n’étaient plus à la paranoïa cléricale de l’ex-séminariste pilleur de banques, ni même aux élucubrations de « l’éternellement vivant ». Ce terme, que l’on croirait voué au Dalaï Lama, s’appliquait à Lénine, prouvant, s’il en en était besoin, l’incurable naïveté des censeurs d’opium du peuple et la prodigieuse vitalité du peuple russe, capable de rire de ses maîtres sans pitié.

Une saga moscovite commence avec Staline et se termine avec Staline. 1924, Lénine meurt, le 21 janvier, après un Testament dans lequel il déconseille au Politburo de confier des tâches suprêmes à Staline, « trop rigide ». Lénine était un homme pratique (on disait à l’époque, pour faire intello, qu’il privilégiait « la praxis », ce qui est strictement la même chose mais faisait initié). Staline ne l’était pas, pratique, lui dont la lourdeur théorique n’avait d’égale que l’angoisse d’être supplanté par plus subtil que lui. L’Homme d’acier (surnom qu’il s’est choisi et traduction russe de stalin) n’aura de cesse d’éliminer tous ses rivaux potentiels, à commencer par Trotski, bien plus intelligent mais juif. Sa force sera de s’inféoder des non-intellectuels en leur donnant du pouvoir, au détriment de la construction efficace du socialisme. La Tcheka contrôle tout, les tchékistes « fonctionnent », ils obéissent aux ordres venus du centre. « La dictature, c’est moi », aurait pu dire Staline en paraphrasant Louis XIV (montrant ainsi comment il considérait « le prolétariat »).

La volonté de dominer engendre la paranoïa, le monde et les gens ne sont vus que par la théorie du Complot,  « qui n’est pas pleinement à ma botte est forcément contre moi ». Tout le monde est un « traître » un jour où l’autre, soit par sa naissance (« engeance de koulak », juif apatride, étranger donc espion), soit par ses prises de position (blanc, menchevik, trotskiste, zinoviéviste…), soit par son zèle (« tiède » ou, à l’inverse, « trop convaincu »). « Il n’y a rien entre le peuple et moi », pensait Staline, paraphrasant la nymphette en jean qui fit scandale outre-Atlantique en suggérant l’absence de décente culotte.

La « volonté générale » est celle d’un seul qui représente tout le monde. Au camp tous les autres, les « déviants », les non-clones sont considérés comme des « malades » à « rééduquer » ou des « vermines » à humilier et à dresser. Ainsi se bâtira le communisme : par le Plan d’en haut, réalisé par sélection des hommes « dignes d’en être », autour du Chef, et en « éliminant » tous les autres, qualifiés de parasites sociaux, surveillés par d’obtus et fidèles chiens de garde. La saga d’Axionov décrit superbement ces moments, au travers de personnages bien campés.

vassili axionov une saga moscovite folio tome 2

Boris Gradov, le pater familias de la saga, est chirurgien éminent : il sera préservé tant qu’il fermera sa gueule (le parler prol est encouragé, la Proletkult supplante toute culte à la Culture). Son fils aîné Nikita, brillant militaire devenu général, inquiète : au camp ! On ne l’en sortira par besoin que lorsque les panzers nazis menaceront Moscou et Leningrad et que le tyran « disparaîtra » une bonne semaine, mort de trouille, incertain de ce qu’il faut faire et planqué hors de Moscou. La fille cadette Nina, vivace et poétesse, ne doit qu’à sa beauté (et à ses complaisances successives) d’accompagner les voltes de la ligne. Son fils cadet Kirill, marxiste brûlant et convaincu depuis tout jeune, théorise trop : au camp ! Surtout après avoir sauvé un gamin de 7 ans victime de « dékoulakisation » administrative lors d’une inspection dans un village.

Le chapitre dix du premier tome, montre bien mieux que la sécheresse des livres d’histoire, le communisme en marche. Selon une théorie abstraite, des ordres venus d’en haut mettent en branle les « organes » afin de déplacer les pions. Tout un village est ainsi déporté en Sibérie ou abattu sur place suivant sa résistance, et ses vaches et volailles sovkhozizés aussi sec, entre les mains des serviles qui restent, de ceux dont le ressentiment pour incapacité était le plus fort. Outre le drame humain, outre le sadisme des bourreaux à qui, sur injonction centrale, tout est permis, on perçoit sans peine comment ces nouveaux sovkhozes, entre les mains des plus nuls, seront gérés à l’avenir.

Le lecteur sort de ce roman fleuve, une sorte de Guerre et Paix contemporaine, comme d’un tourbillon. Avec une haine pour toute forme de dictature « au nom » du peuple (alors que le peuple est interdit d’expression), avec une méfiance viscérale envers toute forme d’élitisme théorique, « historique » ou « scientifique » qui donnerait à ceux qui « savent » un pouvoir absolu (parce que « naturel ») sur le reste des hommes.

Le lecteur sort aussi de cette saga avec un profond amour pour les Russes, ce peuple chaleureux et courageux, fou de poésie même dans les pires circonstances (ces zeks qui regardent la lune, dans le froid sibérien…), pour ces gens capables d’amour contre toute raison, malgré la paranoïa, malgré les organes, malgré les camps, malgré l’athéisme ancré qui condamne tout espoir.

Lancez votre barque sur ce roman-fleuve, même vous, les anticapitalistes tentés par l’utopie marxiste, vous ne serez pas déçus. Quand l’abstraction commande, l’humain disparaît. De Staline à Outreau, des tchékistes au gang des barbares, de la bureaucratie soviétique à la bureaucratie de Pôle emploi, c’est toujours le même combat contre l’inhumanité qui recommence !

Vassili Axionov Une saga moscovite, 1992, Folio 1997, tome 1, 1031 pages, €11.69, tome 2, 608 pages, €9.50

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Les œufs peints de Kolomiya

A Kolomyia, sur la rivière Prout, nous allons visiter le musée des œufs peints. Sa façade est en forme d’œuf, bien que sous échafaudage cette année. Les œufs peints sont une tradition orthodoxe pour Pâques. On les appelle « pisanki », mot qui vient du russe « pisat », écrire.

Kolomiya oeufs peints

Les décors sont très fins, en forme de croix, de cœur, de poisson. Les vitrines s’étalent sur deux étages. Tous les styles s’y côtoient, avec des explications en cyrillique ; c’est assez instructif, même sans comprendre un mot des étiquettes, et plutôt joli.

Kolomiya oeufs peints personnages

Les décors délicats aux couleurs assemblées sont des œuvres d’art, dernier refuge de l’artisanat traditionnel sous le communisme. Quand les cocos s’y mettent, ils ne font pas l’œuf mais jouent les maîtres coqs.

Kolomiya oeufs peints b

Nous allons visiter la poste, un grand bâtiment de béton moderniste utile aux quelques 68 000 habitants de la ville. Les guichets sont ouverts et les postières vendent diverses choses en plus des timbres : des magazines, des sucreries, des enveloppes, des cartes postales ou de téléphone.

Kolomiya la poste

Kolomyia est le centre urbain de la culture Goutsoul. Fondée au 13ème siècle, la ville fut annexée par les Polonais en 1340, ce qui lui donna son essor commercial. Elle fut prise en 1589 par les Turcs, puis reprise par les Polonais, enfin prise à nouveau par les Turcs en 1620 qui la brûlèrent jusqu’aux fondations et firent de tous ses habitants survivants des esclaves… avant de rendre le terrain aux Polonais. Autres temps, autres mœurs.

Kolomiya cafe

On ne peut pas comprendre la révérence envers l’autorité et le sentiment de « forteresse assiégée » des Russes et de leurs républiques géographiquement satellites sans en référer à l’histoire. Jusqu’au 19ème siècle ces pays vivaient au Moyen-âge ; en 1917 encore la féodalité y restait prégnante et l’autocratie la règle. Aujourd’hui, pas question d’intégrer la Turquie, cet ennemi héréditaire musulman à la religion particulièrement intolérante, dans une quelconque union avec la Russie ou l’Ukraine. On les comprend.

Kolomiya eglise

Les Goutsouls, habitants des Carpates, parlent une langue incompréhensible aux autres Ukrainiens. La Russie a reconnu l’ethnie comme peuple à part entière au 18ème siècle, dans l’immense fédération. Ils vivaient de l’exploitation de la forêt, de l’élevage et de l’agriculture, conservant ainsi sans changement des traditions millénaires. Leurs maisons sont en bois, plus facile à trouver et à utiliser que la pierre dans ces montagnes, et les églises sont particulièrement soignées.

goutsoul jeune homme torse nu

Depuis l’indépendance de l’Ukraine en 1991, les Goutsouls récusent le nom qui leur est donné : ils aspirent à se fondre dans la population ukrainienne « normale » et à émigrer vers les villes. Comme partout, l’exode rural affadit les traditions et les particularismes. Il n’y a guère que les écolos, ces gauchistes réactionnaires, qui voudraient figer tout progrès et faire revenir l’humanité à l’âge d’or pré-néolithique. Les Russes, les Ukrainiens et tous les peuples ex-soviétiques ont la mentalité des années 1960 en Europe, tournée vers l’optimisme, la consommation et la jeunesse. Bien loin de nos nostalgies vieillissantes.

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La vie d’Odessa

Nous descendons l’escalier Potemkine où nombre de touristes russes ou ukrainiens se font photographier, occasion de faire de même pour nous avec des sujets qui ne bougent pas. Au bas, via un souterrain qui traverse sans danger le flot de voitures du boulevard, s’élève la gare maritime, avancée sur la mer. Un pont de fer traverse les voies de chemin de fer dont les innombrables wagons attendent les produits importés.

odessa sculpture port embarquement

La gare maritime est toute neuve et permet, par de vastes esplanades, d’en faire le tour jusqu’au port de plaisance où les yachts, revenus depuis la fin de l’URSS, se balancent aux pontons. Les grues de décharge surplombent les bateaux comme des têtes d’insectes. Il est d’usage de grimper dans la sculpture de gros bébé nu, éclos d’une coque végétale, monument en bronze d’un artiste contemporain.

odessa statue au revoir

Une autre statue de bronze fait recette, celle d’un couple du temps des tsars disant adieu aux voyageurs. La femme en crinoline et chapeau est tournée vers le large, elle tient debout sur le parapet l’enfant qui tend le bras droit vers la mer et le ciel, tout comme le jeune Tadzio dans la dernière séquence du film de Visconti, Mort à Venise. Adieu au père parti au loin, geste d’orphelin ou d’espoir, c’est selon. Nombre de touristes locaux viennent se faire photographier devant ce symbole mitigé, dont un couple avec un enfant, justement ! Tandis que la femme prend son mari et le petit, je prends la même photo, demandant par gestes au gamin de lever le bras comme la statue. Il s’exécute avec grâce, comprenant vite et heureux de cette suggestion.

odessa pouchkine primorski

Nous remontons les escaliers longs de 142 m pour suivre le boulevard Primorski (qui signifie maritime en russe), arboré de platanes. Et ce jusqu’à la statue de Pouchkine qui élève son esprit poétique, en bronze, au-dessus des manants, bien qu’orné d’une étoile rouge de fâcheux souvenirs. Les Ukrainiens aiment beaucoup cette statue, nous apprend Natacha. De 1823 à 1824, le grand poète russe y fut envoyé en exil. Dans ses lettres, il écrivit qu’Odessa était une ville où « on peut sentir l’Europe. On y parle français et il y a des journaux et des magazines européens à lire ». Dans les années récentes, l’écrivain Isaac Babel et la poétesse Anna Akhmatova ont habité Odessa. Jeans moulants, tops collants, maquillages alambiqués, la mode se porte serrée à Odessa, joliment érotique aux regards mâles.

odessa docteur esperanto

Le fondateur de l’esperanto a son buste en bronze qui trône dans un jardinet d’arrière-cour, à Odessa. Moustachu, barbichu et à lunettes, le Polonais juif Zamenhof (1859-1917) a publié à 28 ans son premier essai, Langue internationale, sous le pseudonyme de « docteur Esperanto », celui qui espère. Sa judéité n’est pas étrangère à son aspiration à sortir de son enfance dans le ghetto où, situé à un carrefour d’ethnies, on parlait plus d’une dizaine de langues sans arriver à comprendre ses copains.

odessa vieilles

Son buste veille sur les vieilles qui commèrent et sur une punk locale, percée de partout, qui fume une clope tout en buvant une bière comme une No future berlinoise.

odessa filles

Un roux matou, perché sur un auvent, somnole au soleil. Un peu plus loin, à un carrefour, un panneau indicateur incongru sollicite le regard. Il rappelle, en cyrillique et en latin, le cosmopolitisme d’Odessa par les distances des principales villes du globe : Saint-Pétersbourg 1493 km, Liverpool 2496 km et Marseille 2014 km.

odessa panneaux indicateurs

Les plages sont accessibles au-delà d’un parc et il est amusant d’emprunter un téléphérique de taille jouet, aux cabines ouvertes en plein air à partir de la taille. Chacune est d’une couleur différente et l’on y tient à deux. Le mien est vert pré, d’autres sont jaune d’œuf, rouge vermillon ou bleu azur. Il est conseillé de ne pas avoir trop le vertige, bien que l’on puisse s’asseoir, ce qui limite la danse de l’horizon. Mais les passages sur les pylônes font balancer quelque peu la cabine, même si elle va lentement. Un arrêt sur les câbles, pour quelque maladroit qui n’a pas su sortir à temps à l’arrivée, fait frémir les estomacs sensibles tandis que les jeunes garçons qui remontent de la plage en slip nous envoient signes et saluts moqueurs, trente mètres plus bas.

odessa telepherique vers la plage

Les plages sont noires de monde juste avant midi mais la mer est bleue comme la Méditerranée. Elle est ici qualifiée de « Noire » en raison des faibles différences de température entre les courants du fond et ceux de surface. Ces brassages ne suffisent pas à alimenter un plancton suffisant pour que les poissons puissent vivre. Des gamins brunis viennent se baigner directement depuis leur appartement du centre ville, empruntant les rues en vélo presque nus. Cafés et bars de la plage sont chers et leur rentabilité est augmentée par la location très « bourgeoise » de transats ou de matelas, ou par les services proposés de massage en plein air. C’est toute une industrie, développée à l’ère soviétique, que nous ne connaissons pas sur nos plages.

odessa plage sur la mer noire

Deux gamins en short de bain de 8 et 10 ans viennent mendier sans vergogne auprès des touristes, entre les tables des bars. Ils sont directs mais pas collants. Certains leur donnent 10 hrv, de quoi s’acheter un beignet chacun et un Coca pour deux ailleurs. On estime à 30% les Ukrainiens vivant sous le niveau de pauvreté. Le PIB par tête est de 7400 $ (estimation 2012), mais la richesse est très mal répartie, les 10% les plus riches comptant pour 22.5% de la consommation du pays en 2011 (un tiers de plus qu’aux États-Unis) alors que les 10% les plus pauvres comptent pour 3.8% seulement. Le taux de chômage officiel est à peine au-dessus de 8% (2013) mais si le travail au noir est très répandu, le comptage des vrais chômeurs est un leurre statistique. Au début des années 2000, des enquêtes estiment à près de la moitié du PIB officiel l’économie « informelle », l’État archaïque et clanique peinant à mesurer par son appareillage statistique le dynamisme réel d’une population qui aspire aux richesses et au bonheur pour ses enfants, et qui se « débrouille ».

odessa gamin mendiant torse nu

Le pays reste agricole, y employant 10% de sa population active pour produire du blé, de la betterave à sucre, de l’huile de tournesol, des légumes, de la viande de bœuf et du lait. L’industrie (29% de la population active) est principalement concentrée sur l’extraction du charbon, la production électrique, les métaux, les machines-outils et les véhicules de gros transport, la chimie et l’agroalimentaire. Il s’agit d’une économie productiviste du style d’après guerre, très marquée par la répartition des tâches entre « pays socialistes », ni autonome, ni moderne. S’il y a 59 millions de téléphones mobiles, c’est surtout en raison de l’état déplorable du réseau fixe, hérité de feue l’URSS. Il n’y a encore que 2.1 millions de postes Internet. La Russie représente 26% des exportations ukrainiennes, la Turquie 5% et l’Égypte 4%. L’Ukraine dépend encore étroitement de son grand voisin russe pour le pétrole et le gaz.

odessa russe blonde

Traditionnel lieu de villégiature de l’élite russe au 19ème siècle, puis de la nomenklatura soviétique (Staline y avait sa datcha), ainsi que des « bons de repos » pour un choix de la masse méritante jusqu’en 1991, les rives de la mer Noire sont aujourd’hui moins prisée par les touristes de la CEI. Après la chute de l’URSS en 1991, les dirigeants russes ont “déménagé” sur les rives du Caucase russe, à Sotchi. Les directions touristiques populaires sont devenues la Turquie et l’Égypte, moins chères et plus exotiques pour des habitants de l’Est, privés depuis des générations de voyages à l’étranger.

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Yalta plateau Petri

Nous reprenons le bus pour grimper sur le plateau qui domine Yalta, le plateau Petri. La route tourne et retourne dans une belle forêt de feuillus sans taillis. Les feuilles filtrent une lumière apaisante sur les fûts droits comme les colonnes d’un temple. N’est-ce pas Chateaubriand qui comparait les cathédrales et leurs piliers à des forêts de pierre ? A un virage, une fontaine d’eau pure et glacée sourd du rocher en contrebas de la route. C’est un arrêt obligatoire tant cette source est sensée contenir de vertus – la principale étant contre la soif. Nous y remplissons nos gourdes en prévision de la montée à pied qui va suivre.

yalta plateau petri stand de bouffe

Le plateau offre un « point de vue » sur Yalta et sur la côte, il est donc flanqué d’un parking immense et de baraques pour attractions, bouffe et souvenirs. Le parc ressemble un peu à l’idée que je me fais de la foire aux chameaux de Pushkar au Rajasthan. Ici, les minibus remplacent les bêtes. Nous découvrons cependant trois chameaux d’Asie qui servent à promener les touristes pour quelques sous, leurs bosses successives servant d’entre-deux confortables aux midinettes, aux petits garçons et aux grosses matrones. Déguisées en mousmé, ces dernières grimpent à l’aide d’un escalier sur une estrade de bois qui leur servira à se jucher sur la bête. Puis elles se font tirer par un grand Tatar déguisé, lui, en Bédouin dont on ne voit que les yeux.

yalta plateau petri chameaux d asie

Parmi les attractions, il y a aussi le paon sur son banc, les oursons, les deux panthères et le bébé tigre, toutes bêtes sauvages avec qui se faire prendre en photo comme si l’on était au fin fond de la taïga. Les Russes et les peuples de pays proches, aux ancêtres pionniers, adorent ça. Ils sont bon public, émerveillés des prédateurs qu’on leur apporte sur les genoux, heureux d’être mis en situation pour le « souvenir ». Nos grands-pères, dans les années 30, étaient ainsi. Aujourd’hui, notre génération n’y croit pas plus qu’au Père Noël ou à Dieu. Nous manque-t-il cette faculté d’étonnement dont les philosophes font le premier pas vers la philosophie ? Manquons-nous de naïveté devant les bêtes, donc quelque peu de poésie ?

yalta gamin russe debardeur a trous

Nous serons tout en haut des falaises, à 1233 m, lorsque nous aurons accompli le reste du chemin à pied. La grimpée s’effectue sur le calcaire, puis dans un bois où résistent encore quelques arbres centenaires. Nous suivons un lot de midinettes en robes de tulle et en claquettes, c’est tout juste si aucune ne porte de hauts talons. Les adultes mâles de plus de trente ans suent et soufflent de trop fumer et de trop boire. Seuls les gamins sont hardis, vêtus au minimum, baskets et short, torse nu. Ils grimpent souplement et sans effort pour arriver en haut. La jeunesse désoviétisée a pris le maintien svelte et les muscles sportifs de la nouvelle norme capitaliste. Le parti communiste d’Ukraine vient cependant chaque année replanter un drapeau rouge sur le piton qui fait face à celui où trône une croix de bois. Cette croix est le signe que nombre de jeunes et de petits gars arborent désormais en modèle réduit à leur cou, symbole de leur adhésion à la modernité. Avec ce drapeau rouge en face, il s’agit de montrer que des communistes existent encore, qu’ils révèrent la patrie, la morale et l’effort.

yalta plateau petri

Le conservatisme a changé de camp. S’il subsiste ici ou là quelques étoiles soviétiques, les symboles courant de cette période (qui a duré quand même trois générations) apparaissent résolument ringards, autoritaires et dépassés. Voilà au moins un progrès réel. Du sommet de la falaise, nous avons vue pleine et entière sur le littoral, du moutonnement des arbres sur la pente au rivage presque entièrement bâti.

yalta plateau petri gamin

Au retour de la descente, nous prenons un jus de raisin face au panorama, à l’écart des boutiques. Nous restons ensuite à déambuler parmi la foule bon enfant qui va de boutiques en attractions, s’amusant tant qu’elle peut. Les petites filles se parent de coiffes tatares, très orientales, une calotte brillante garnie de pendentifs aux rondelles métalliques d’un délicieux exotisme. Les garçons, plus terre à terre ou plus sensuels, préfèrent lécher des glaces ou caresser les fauves.

yalta fillette russe coiffure tatar

Les préados sont fascinés par le décor à la Mad Max qu’offre « l’attraction nazie ». Deux antiques autos noires, une Adler et une BMW à quatre phares, toutes deux prises de guerre de l’URSS, servent de décor à une mise en scène du plus bel effet. Une mère conduit son garçon d’une douzaine d’années à la voiture, après avoir payé le forain. Elle aide le gamin à revêtir la veste de cuir grise et la casquette de soldat allemand ; elle lui met dans les mains la Schmeister à répétition. Debout au volant de l’engin, elle décore ensuite son petit mâle des cartouches de mitrailleuse qui feront bon effet. La lourde bande fait ployer un instant les frêles épaules. Et clac ! Voici une première photo souvenir. Et clic ! Une autre au volant, la casquette envolée, les cheveux ébouriffés comme par le vent de la course. Le panneau précise : « 10 mn de photo autorisée par ticket payé ».

yalta gamin russe deguise en nazi

Deux autres tout jeune adolescents très amis, probablement cousins, attendent leur tour. Torse nu, ils se tiennent les épaules, se frôlent en se bousculant, échangent des secrets à voix basse. Ils montent dans ce véhicule de tortionnaires, se coiffent d’un casque à cornes nazi, empoignent la mitraillette de rigueur, ceignent leurs épaules pâles d’une cartouchière pleine comme d’une armure d’écailles et les voici, nouveaux Siegfried, prêts à assassiner le monde entier. Ils sont touchants. Leur fragilité prend des mines farouches devant l’objectif, ils se hissent debout, tenant d’une main le pare-brise et de l’autre l’arme brandie, jouant des effets de muscles pour paraître barbares. Puis, vidés par l’effort, épuisés par ce théâtre, ils se dépouillent de tout cet attirail pour redevenir de gentils garçons à leur maman, dont le papa russe est fier…

yalta gamins russes amis torse nu dans la voiture nazie

Les photos de ce moment de défoulement serviront à faire rire les copains et à crâner devant le reste de la famille. Un tel spectacle serait probablement interdit chez nous par toutes les ligues de vertu et les gardiens du mémorialement correct. Et pourtant : n’avons-nous pas combattus le même ennemi et gagné la même guerre ? La différence entre l’ex-empire soviétique et nous est que certains lobbies ne font pas, ici, seuls la loi en tablant sur la culpabilité des autres.

yalta radomes centre d ecoutes de crimee

Nous reprenons le bus pour traverser le plateau et plonger du côté du grand canyon de Crimée, vers le village de Sokolinoe. Le chauffeur, curieusement, débraye dans les virages et laisse aller le véhicule au point mort dans les descentes. Ce genre de conduite est dangereux mais c’est une attitude « à la russe » courante, qui allie le mépris du danger aux anciennes habitudes de pénurie qui rationnaient le carburant. Sur le haut du plateau, les radômes du centre d’écoute de Crimée rappelle que l’armée veille toujours.

sokolinoe crimee conserves artisanales

Nous gîtons ce soir dans une petite maison de campagne, enfouie dans un jardin. L’entrée sur la route propose, sur une table à tréteaux, divers produits locaux comme le miel, les conserves de fruits, les champignons, les concombres au sel, les oignons du jardin et les tomates fraîches. Sous la tonnelle à treille où, à la mode tatare, nous dînons assis en tailleur après avoir ôté nos chaussures, de nouvelles bouteilles de vin rouge de Crimée nous égaient. En apéritif, nous avons goûté le « vin de cassis » de la dame, où les fruits sont bien présents, mais agrémentés d’une bonne dose de vodka distillée clandestinement. On nous a assurés qu’elle était saine, sans alcool trafiqué. A la salade normale de tomates et concombre succède une salade de chou vert blanchi, aux poivrons et légèrement épicée, puis un riz pilaf à la viande. Les chambres sont petites et calmes, formatées pour de nombreux enfants et cousins. Nous y dormons parfaitement.

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Tatars de Crimée à Bakhtchisaraï

Notre petit-déjeuner est bourratif mais local, composé principalement de crêpes fourrées de fromage caillé. La patronne reprend son récit d’hier soir, traduit en simultané par Natacha. Elle a été déportée par Staline à l’âge de trois ans en 1944, direction l’Ouzbékistan où elle a grandi, exilée. Elle y est devenue professeur de chimie, s’y est mariée, a eu deux fils à dix ans d’intervalle. En 1989 après autorisation, elle et son mari ont vendu leur maison ouzbek, pas très cher, pour revenir en Crimée. Les Tatars de Crimée se tournent volontiers vers Simféropol où ils trouvent depuis 1994 une université tatare et où ils peuvent avoir accès au Medjlis central (le Parlement). Ils préfèrent éviter Sébastopol, principalement peuplée de Russes, plus nombreux que dans les autres régions de la péninsule et avec lesquels les tensions sont encore très fortes.

Bakhtchisaraï minaret

L’État leur a donné un terrain vide et non viabilisé dans la banlieue de Simferopol. Ils ont vécu quatre ans sous la tente avant de bâtir une maison, puis une seconde ici, à Bakhtchisaraï, pour l’été. La babouchka y cultive des légumes, fait pousser des fleurs et, depuis sa retraite, accueille ses trois petites filles. Son autre fils est procureur. Elle voudrait bien qu’il fasse un petit-fils, son mari le voudrait surtout, un ancien militaire, mais sa belle-fille, juriste a déjà donné une fille et songe plutôt à poursuivre sa carrière avant de tenter d’avoir un autre enfant. Il n’y a pas que l’alcoolisme ni la dégradation du réseau sanitaire qui expliquent la faible reproduction de la population russe et ukrainienne : l’ambition de s’en sortir économiquement aussi. L’épouse se doit de travailler pour assurer une vie décente à la famille et elle recule l’âge de faire les enfants, les séparant souvent de plusieurs années.

Le tatar est une langue proche du turc. La patronne avoue comprendre le turc mais elle refuse de s’y assimiler : pour les Russes, les Turcs sont des « ennemis héréditaires ». Malgré la même origine ethnique, « nous sommes Tatars, pas Turcs », affirme-t-elle avec conviction. L’ethnie est avant tout dans la tête pour ces populations mélangées par l’histoire. Leur nationalisme est un destin qu’ils se choisissent plutôt que la référence à une origine commune, un futur plus qu’un passé. D’ailleurs (est-ce vraiment une coïncidence ?) en langue russe chaque action est vue sous deux aspects, ce qui nécessite l’emploi de deux verbes différents. Un aspect décrit l’action (Imperfectif), l’autre se préoccupe du résultat (Perfectif) : une action passée qui est complètement finie, une action future qui n’existe pas encore ou une action unique. Chaque langue n’est-elle pas une conception du monde ?

Bakhtchisaraï palais du khan

La maison est située tout près du palais du Khan et nous nous y rendons à pied par les rues. La porte d’entrée a été apportée du palais de Stary Crim en 1632. Le premier bâtiment a été la grande mosquée, élevée au 16ème siècle mais considérablement améliorée sous le khan Seliamet-Giray. Deux minarets projettent vers le ciel la foi et leur pointe est ornée de l’« alem », ce croissant fin comme les pinces d’un perce-oreille. Aujourd’hui, ce ne sont plus les muezzins qui appellent à la prière d’en haut, cinq fois le jour, mais l’automatisme des cassettes. La cour centrale, aujourd’hui transformée en parc ombragé, était destinée aux rassemblements et aux fêtes. Après Dieu, les femmes : la construction de quatre harems ont suivi. Les soldats de Potemkine ont peint les murs en blanc pour la visite de Catherine II. En effet, face à l’entrée du palais se dresse une colonne de pierre, « le Mille de Catherine ». Décorées d’un aigle, ces colonnes marquaient chaque dizaine de verstes pour le voyage de l’impératrice en Crimée, l’an 1787.

Bakhtchisaraï cimetiere

Le cimetière musulman des khans Giray s’étend le long de la mosquée, ombragé par de vénérables marronniers dont les feuilles, comme des doigts, semblent cueillir les âmes. Parmi la centaine de tombes, celles des hommes se différencient de celles des femmes : pour les mâles un « turban » au sommet d’une colonnette (qui ressemble curieusement à des génitoires), pour les femmes une sorte de casquette plate. Des épitaphes gravées ont parfois un style poétique telle celle-ci : « la mort est un bol où le vin est bu par tous les êtres vivants, la tombe est une demeure d’éternité. » Ou encore : « il y a eu beaucoup de rois dans le monde, tous sont partis pour l’éternité. » Certains dignitaires ont fait ériger un mausolée au 16ème et au 18ème siècle, tel celui pour la maîtresse favorite du Khan, femme sage ayant vécu longtemps. La fontaine d’Alexandre 1er s’élève au fond de la cour d’honneur.

Bakhtchisaraï adolescents russes

Nous sommes loin d’être les seuls visiteurs. Une colonie d’adolescents originaires de Moscou défile, en tee-shirts verts pré. Je discute un moment, dans le russe basique qui me reste, avec l’une de leurs accompagnatrices.

Bakhtchisaraï piece palais du khan

Nous entrons par le portail des ambassadeurs, dit Aleviz du nom de son créateur italien, dont les portes sont de fer. Par là entraient les ambassadeurs dans la résidence du khan. Il s’agit de la partie la plus ancienne, datée de 1503. La salle du Divan servait au Conseil et à la Cour. Le pavillon d’été suit, ouvert sur trois côtés sur le jardin qui, à l’époque, était vert et luxuriant. Une fontaine de marbre trône au centre du pavillon pour assurer la fraîcheur durant les étés.

Bakhtchisaraï fontaine de larmes

La mosquée du petit palais est l’une des plus vieille structure de la résidence, intacte depuis le 16ème siècle. Elle est d’architecture austère, réservée au cercle restreint des intimes du khan. La cour des fontaines présente la fontaine Dorée, érigée en 1733 sous le khan Kaplan-Giray. Son nom vient du décor en fil d’or sur le marbre. La seconde fontaine, en marbre, est la fontaine de larmes, devenue un monument à l’amour en souvenir de celui de l’austère khan Krym-Giray pour sa maîtresse Diliara Bikech. Celle « qui pleure toujours pour vous » selon Pouchkine qui l’a chantée, a été enlevée du mausolée du cimetière, érigé en 1764, pour être mise ici. Cette création du maître Omer est devenue célèbre à l’ère moderne grâce à la nouvelle du célèbre écrivain russe, La Fontaine de Bakhtchisarai, publiée en mars 1824. Les gouttes d’eau tombent rythmiquement de la pierre glacée sur deux roses. Cette fontaine nostalgique permet aux adolescents en âge d’amour de se faire prendre en photo pour sceller symboliquement leur union éphémère.

Pouchkine palais du khan Bakhtchisaraï

Le harem rassemblait femmes et concubines du khan. Il s’agissait d’un lieu « interdit », puisque telle est la signification du mot en arabe. Un seul des quatre harems d’origine est resté, restauré dans les années 1980. Il est décoré de moucharabiehs, ces volets ajourés qui filtraient le soleil mais permettaient surtout de voir sans être vu. Aucun œil étranger ne doit se poser sur les femmes d’un mâle musulman puisque les femmes sont des sexes ambulants, des êtres insatiables qu’il faut dresser et contraindre – selon les dits de la religion. L’entrée est agrémentée de bancs et de coussins, de tablettes à plateau de cuivre et de tapis pour le confort. La seconde pièce reconstitue par convention la pièce à vivre, ornée d’anciens tapis, de broderies, d’écrans de bois, de tablettes, de coffres et de boites à rangement. La troisième pièce est dite « de réception » avec de riches tapis, un brasero dans sa niche, des chandeliers, des coffrets, un brûle-parfum, un narguilé, des instruments de musique.

Bakhtchisaraï ecritoire palais du khan

Suit la résidence du khan et de sa suite. Le bâtiment recèle une exposition de textiles tatar et d’art décoratif de Crimée. Les plafonds de bois sont à caissons, peints, ornés de formes géométriques du décor islamique.

Bakhtchisaraï coran palais du khan

Des Corans décorés d’or trônent sous vitrine, des gravures 19ème sont accrochées aux murs, des clés de fer ajourées s’alignent sur un meuble, des samovars, des narguilés et des théières rappellent le luxe de la vie d’intérieur. Des reconstitutions d’artisanat exposent un métier à tisser, une femme brodant, de la vaisselle de cuivre.

Bakhtchisaraï cles palais du khan

La cour des ambassadeurs offre son ombre propice aux palabres tandis que jaillit, verticalement, une fontaine. Un grand tatar blond, moniteur de jeunes, fait l’éducation des puceaux en montrant comment il faut la prendre, en se penchant sur elle, ouvrant la bouche au jet de vie pour la sucer avidement.

Bakhtchisaraï suce fontaine cour des ambassadeurs

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Sébastopol

Base conjointe de la flotte russe de la mer Noire et de la flotte ukrainienne, renégociée avec l’Ukraine jusqu’en 2017, c’est le président déchu Ianoukovitch qui a concédé Sébastopol à Poutine jusqu’en 2024. Le port a été fondé par Catherine II en 1783 sur un site favorable, puisque formé de huit baies en eau profonde, dont celle de Balaklava. Aujourd’hui, 340 000 habitants y habitent, Russes à 72%.

C’est en 1954 que Khrouchtchev a transféré l’oblast de Crimée – avec Sébastopol – à la république socialiste soviétique d’Ukraine. Sébastopol obéit donc en théorie à Kiev, mais sans faire partie de l’oblast de Crimée, qui est la seule république autonome d’Ukraine. Un peu compliqué… d’autant que la population aux trois-quarts russe continue d’être maîtres de la ville par la marine et ses activités. Selon certains politiciens, l’indépendance de l’Ukraine en 1991 a dégagé la Russie de ce « don socialiste » – et le droit des populations à disposer d’elles-mêmes, par un référendum, pourrait demander le rattachement à la mère-patrie russe.

sebastopol famille russe

La guerre de Crimée a opposé depuis 1853 l’Empire ottoman (allié à la France, à la Grande-Bretagne et au royaume de Sardaigne) à la Russie qui voulait annexer Constantinople, les Détroits du Bosphore et des Dardanelles. Les Anglais voulaient barrer aux Russes la route de la Méditerranée et Napoléon III voulait empêcher une coalition comme celle qui a déposé Napoléon 1er en s’alliant avec l’Angleterre, tout en prenant prétexte de défendre les intérêts catholiques et français en Orient à propos des Lieux Saints. Après la victoire de l’Alma, Français et Anglais mirent le siège devant la puissante forteresse russe de Sébastopol le 27 septembre 1854. 185 000 assiégeants, emmenés par le général Canrobert, auront à affronter les rigueurs de l’hiver et les tentatives de sorties du colonel russe Franz Todleben. Les Russes se retireront de la citadelle en août 1855 avant de demander, quelques mois plus tard, la paix. Cette victoire a été le fruit d’une alliance franco-britannique improbable après sept siècles de conflit entre les deux pays. La Russie a capitulé après la prise par le général Mac-Mahon le 8 septembre 1855 de la tour Malakoff à Sébastopol. Le traité de Paris du 30 mars 1856 prévoyait l’intégrité de l’Empire ottoman, la neutralisation de la mer Noire, interdite à tout navire de guerre, la libre circulation sur le Danube et l’autonomie des principautés de Moldavie, Valachie et Serbie. L’amorce de la future guerre de 14…

Sebastopol GoogleEarth

Dans la plaine de vignes qui s’étend sous nos yeux, avant la ville, il est difficile de croire qu’ici s’est déroulée la furieuse bataille de Balaklava, si présente à l’esprit d’Hester, l’héroïne des romans policiers victoriens d’Anne Perry (éditions 10/18). Ici, le 25 octobre 1854, s’affrontèrent Russes et Anglais. Les cavaliers britanniques de Lord Cardigan repoussèrent une contre-attaque russe devant Sébastopol. Les Cosaques ne réussirent pas à s’emparer de la base anglaise de Balaklava. Le siège dura jusqu’au 10 septembre 1855. Les Anglais furent poussés au panache par leurs badernes de chefs durant la fameuse « charge de la brigade légère ». Elle aboutît au massacre, systématique et programmé. Toute l’imbécillité militaire à l’œuvre : la rigidité, l’étroitesse d’esprit, l’arbitraire. Quel « héroïsme » peut-il y avoir à seulement obéir ? Quel « héroïsme » à pousser les cavaliers à se faire hacher menu ?

sebastopol port

Le général Russe Wrangel à la tête de « l’Armée Blanche » s’incline à Sébastopol le 16 novembre 1920 face aux bolcheviks. « L’Armée Rouge », qui a forcé l’isthme de Pérékop, s’est emparée de la ville et a contraint Wrangel et ses alliés à battre en retraite. La victoire des Bolcheviks mit fin à la guerre civile qui enflammait la Russie depuis la révolution d’Octobre 1917 et a consacré Lénine – sonnant par là même la fin de l’indépendance de l’État d’Ukraine, rattaché à l’URSS, bien que disposant d’un siège à l’ONU. Ficelles roublardes du socialisme.

sebastopol souvenir de la guerre

Mais la ville est surtout célèbre pour avoir résisté aux Nazis durant la Seconde Guerre mondiale. Les troupes allemandes et roumaines avancèrent dans les environs de la ville par le nord et lancèrent leur attaque le 30 octobre 1941. L’attaque échoua ; les forces de l’Axe débutèrent alors le siège de la ville et lancèrent des bombardements. Une seconde offensive terrestre échoua en décembre 1941. Sébastopol résista pied à pied à plus de 250 jours de siège, d’octobre 1941 à juin 1942, puis occupée. La ville ne fut libérée après un combat sanglant qu’en mai 1944. Sébastopol est l’une des huit Villes-Héros de l’Union soviétique avec notamment Moscou, Kiev et Odessa.

sebastopol monument stalinien

Son centre-ville est tout à la gloire de la guerre et visité par des colonies de jeunes russes venus du nord, guidés par les moniteurs patriotes. Ces collégiens tardifs sont tous en tee-shirt jaune-orange. Les filles à la mode en nouent le bas sur leur ventre, pour libérer nombril et reins. Un monument de béton stalinien exalte le héros mâle, prolétaire aux muscles carrés, sourcils froncés, main en avant-garde, apportant le Progrès au bout du fusil, au-dessus de stèles commémorant les médailles acquises par les Villes-Héros. Sur la place s’élève la statue de l’amiral Paul-Stéphane Nadjimov.

sebastopol jeunesse

La baie abrite la base navale de la flotte de la mer Noire, partagée depuis 1997 entre la Russie et l’Ukraine. Cette base navale a eu une annexe réservée aux sous-marins d’attaque, creusée sous la montagne de Balaklava.

sebastopol bateaux de guerre russes

Elle est aujourd’hui abandonnée faute de pouvoir sortir les sous-marins par les Dardanelles, étroitement surveillées par l’OTAN.

sebastopol marins

Mais le commandement de la base navale et les organisations russes continuent de contrôler la ville, dominant le commerce et la vie culturelle. Le transfert de Sébastopol à l’Ukraine n’a jamais vraiment été accepté, ni par la société russe, ni par les autorités militaires, qui ne le considèrent toujours que comme provisoire.

sebastopol marechal nadjimov

Je préfère quant à moi la vie qui va, à l’autoritarisme botté. Des gamins de Sébastopol, fils costauds de militaires russes, ont ôté polo et jean, quitté leurs sandales, pour plonger dans les eaux du port cueillir les coquillages qui prospèrent au fond. Ce sont de gros bigorneaux appelés en russe raban dont l’intérieur est orange corail.

sebastopol gamins russes plongeurs

Les bigorneaux sont fort jolis et les juvéniles au corps souple, lissé par l’eau, n’hésitent pas à les vendre quelques hryvnias (la monnaie locale, prononcer grivnia) aux touristes. Ils jouent pour se faire de leurs charmes ingénus auprès des féminines moscovites ou kiéviennes, croisant les bras pour faire ressortir leurs pectoraux, des gouttes d’eau de leur chevelure roulant comme des perles sur leur peau dorée.

sebastopol gamins russes torse nu

Les vacancières parties, deux d’entre eux vont regarder s’éloigner, au bout du ponton, le navire à voiles Véga qui recule au moteur. Car la ville est vouée à la mer et tous les gamins sont marins dès l’enfance.

sebastopol goelette vega

Puis ils plongent une dernière fois en bermuda de ville et ressortent ruisselants, avant de récupérer leurs sacs à dos et décamper, baskets à la main, laissant l’eau goutter sur les pavés, vers chez eux, au centre ville. C’est l’été des vacances.

sebastopol gamins russes

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Simferopol

Les media parlent aujourd’hui de Simferopol pour son aéroport stratégique dans la péninsule de Crimée. J’ai eu l’occasion de m’y rendre il y a quelques années. La Crimée (un peu plus de 2 millions d’habitants, dont 58 % de Russes, 24 % d’Ukrainiens, 13 % de Tatars et 1 % de Biélorusses) apparaît comme la petite sœur de la Russie. Comme toujours dans ces pays ex-soviétiques, les chiffres (ici en 2001 selon la référence globish), sont sujets à caution. La population de Russes « résidents » – les marins russes de la Flotte – est par exemple comptée ou pas, selon que l’on veut la minimiser pour raisons politiques ou, au contraire, la survaloriser. Cette note n’a pas vocation à répéter ce que disent en boucles les journalistes sur les télés et radios mais à situer les choses. Ce qui compte est de vous donner à voir et à sentir, pas à réciter une encyclopédie (rarement fiable et rarement à jour malgré les répétitions médiatiques…)

Rattachée arbitrairement à l’Ukraine par Staline en 1954 pour en punir les Tatars (musulmans et turcophones donc plus favorables aux Allemands qu’au parti communiste) – donc déportés par le pouvoir soviétique – cette presqu’île sur la mer Noire est géographiquement ukrainienne mais reste à 60% peuplée de Russes selon le recensement (mais « aux deux-tiers » nous a-t-on dit). Venus après la guerre, ils se trouvent bien dans ce climat méditerranéen, loin de Moscou et du pouvoir central, parmi l’abondance des produits agricoles.

crimee babouchka

Simféropol est la capitale administrative de la République autonome de Crimée. Là se trouvent toutes les instances administratives et représentatives de la région : le parlement (Verkhovna Rada), le Conseil des ministres (Reskomnats) et le Medjlis central des Tatars qui est leur organe propre de représentation. Le passé communiste y est encore très présent, dans les esprits comme dans le décor. Pas étonnant que l’esprit-Poutine, cet ex-colonel du KGB fan de Mussolini, règne dans les têtes.

simferopol batiments sovietiques

Les anciens bâtiments soviétiques ont été réinvestis : la Verkhovna Rada siège dans les anciens locaux du Parti Communiste et le Reskomnats se trouve place Lénine, dans ce qui était à l’époque la Maison des soviets. La statue du théoricien activiste trône d’ailleurs toujours sur cette place centrale de la ville. Elle devient en Ukraine comme un symbole pour les Russes minoritaires, une façon d’identité, alors qu’en Russie même le barbichu à la pensée bunker n’a jamais fait rire et est désormais évacué.

crimee GoogleEarth

L’Ukraine a été la plus riche dépendance de l’URSS en ressources agricoles et minières comme en population. Plus vigoureux de par leur histoire, mieux nourris de par leurs richesses alimentaires, plus loin des intrigues du Kremlin, les Ukrainiens ont suscité à Moscou des jalousies. Après la terrible famine imposée par les réquisitions de Staline dans les années 1920 et le génocide idéologique perpétré contre ses koulaks qu’évoque Axionov, l’Ukraine sera le théâtre du tout premier procès stalinien. En mai et juin 1928, une cinquantaine d’ingénieurs de Chakty sont accusés d’avoir constitué un « réseau de sabotage » pour les services secrets « étrangers ». Onze seront condamnés à mort. C’est dire si le contentieux est lourd entre Ukrainiens et Russes, bien qu’un étranger ne perçoive pas la différence (sauf la langue) lorsqu’il rencontre l’un ou l’autre dans les villes. Mais cette histoire explique pourquoi, malgré les 17% d’origine russe de sa population, l’Ukraine s’empresse le 16 juillet 1990 de proclamer unilatéralement sa souveraineté, puis son indépendance le 24 août 1991 (jour de fête nationale), juste après la palinodie des putschistes staliniens contre (ou avec le laisser-faire) de Gorbatchev. Ce contentieux explique pourquoi aussi la situation est aujourd’hui si critique entre l’Ukraine et la Russie avec, pour enjeu, la presqu’île stratégique de Crimée, base de la flotte russe de la mer Noire.

crimee saucisses

Le marché est couvert et aménagé, les stands sont spécialisés : boulangerie, bonbons, pâtisserie, épices, charcuterie, boucherie, poissonnerie fumée, épicerie sèche, conserves, lessives, produits de beauté, bazar, vêtements femmes, vêtements hommes et garçons, jouets, journaux et magazines – tout y est, sauf l’électronique et la vidéo. Pour les enfants, un alphabet cyrillique en cubes de tissu présente les lettres avec l’objet associé qui commence par chacune d’elles. Il y a de l’abondance, envers de la période soviétique du rationnement. Les Russes vivant ici sont heureux, ils ont l’impression d’avoir accédé à la société de consommation plus qu’à Moscou car les prix sont plus bas et la vie plus nonchalante.

simferopol marche

Notre guide de la ville est Serguei, un blond né ici. Simferopol était à l’origine une grande ville scythe, nous explique-t-il, et c’est à cause des Scythes que Chersonèse la grecque a demandé l’aide de Rome. Lorsque la Crimée fut rattachée à la Russie en 1873 par Catherine II, Simferopol est devenue, de par sa volonté, la capitale de la région.

simferopol maman enfants

Nous longeons la rivière Salguir dans le parc agrémenté d’arbres qui la borde. Une maman laisse jouer ses deux enfants sous les saules pleureurs du bord de l’eau ; un petit garçon solitaire, en seul short, pêche plus loin ; deux amoureux se caressent tranquillement, indifférents à tout le reste. Un jeune homme transporte un lourd colis pour sa mère qui trottine à ses côtés. Il profite de notre venue pour déposer sa charge, souffler et lorgner les filles. Échauffé par l’effort et peut-être par ce qu’il voit, il ôte son polo avant de reprendre sa charge et d’accompagner maman à la maison.

simferopol amoureux en parc

Dans notre tour de ville, nous ne verrons aucun touriste, même venu de Russie. Dans les marchés, les boutiques, les restaurants, il n’y a que des locaux – Tatars, Russes résidents, « Ukrainiens ». L’été, la gare embaume la crème solaire des vacances, accueille shorts, sandales et chemisettes, mais rares sont les arrivants qui viennent y séjourner. Simféropol n’est qu’une ville de transit vers les plages. Cette réalité d’estive se révèle aux cartes postales : on n’y trouve que la gare, d’où les voyageurs postent leur premier « souvenir de vacances ». Nous qui sommes radicalement étrangers nous faisons repérer aisément ; nous pouvons l’observer à la curiosité un tantinet inquiète des gamins, intéressée des jeunes, sagace des babouchkas et critique des prolétaires.

simferopol jeune homme torse nu

La ville reste en effet populaire, plus administrative qu’industrielle, avec des habitudes de débrouille « à la soviétique ». Ainsi, une vieille dame en fichu vend-t-elle de l’eau au bord du trottoir, tout simplement de l’eau, qu’elle puise à une remorque citerne peinte en vert pré amenée ici au matin par le camion de son fils. Serguei en boit un gobelet avant d’en faire remplir sa demi-bouteille plastique. C’est qu’il fait chaud à Simferopol, loin des brises de mer.

simferopol marchande d eau

Au Gastronom, où nous achetons le dîner-pique-nique, c’est l’opulence, le luxe inouï de l’après-soviétisme, ce pour quoi se battent tous les indépendantistes pour « la liberté ». Poutine est revenu sur les libertés démocratiques (la chienlit pour lui) mais surtout pas sur le libre marché – seule façon d’assurer la profusion des produits. Notre dîner sera composé de betterave rouge aux raisins secs dans leur petite boite plastique, poisson pané à l’œuf, fromage en tranche, saumon fumé, trois sortes de saucissons, pain bis, pommes, petits gâteaux. Bien plus que nous ne pourrons en avaler ! Pour les ménagères alentour, ce ne sont qu’écroulements de fruits, pyramides de légumes, poissons fumés entassés à profusion, saucisses qui pendent comme des guirlandes, fromages empilés sur plus d’un mètre, bouteilles de champagne de Crimée alignées comme des soldats en revue, plus de cinquante sortes de vodkas, blanches ou colorées, à divers prix, des jouets, des vêtures de base, des produits pour la maison disposés en pièces montées…

simferopol gamin supermarche

Le marketing local insiste sur le foisonnement. Voir un tel entassement de richesses alimentaires et accessoires donne aux chalands l’envie irrépressible d’acheter. Notamment ceux qui ont connu l’enfance austère du « paradis prolétaire » où ne coulaient ni lait ni miel, ce pays du « socialisme réalisé » selon le mot célèbre de Brejnev qui a pris la précaution de l’inscrire dans la Constitution comme tout démagogue qui aspire à graver pour l’éternité ses Tables de la Loi. Les gens ont surtout l’impression de bien vivre enfin, même s’ils n’ont pas tous les moyens. Ce pourquoi les Russes installés en Crimée ne souhaitent pas en partir pour regagner la froide Russie plus au nord. Ils ne se sentent pas vraiment « Ukrainiens », mais veulent rester ici, exceptions culturelles sous la protection du grand frère ex-soviétique.

simferopol vodka

Nous déjeunons dans un restaurant climatisé près de la place du Kinoteater (théâtre-cinoche, grande salle style années 50). A la salade de betterave rouge à la crème aigre succèdent des varenikis (gros raviolis) à plusieurs farces binaires : oignon et chou, foie et pomme de terre, ou simplement cerises aigres. Les bières sont bienvenues avec la chaleur et les épices.

ukraine blonde longues jambes

Il est vite l’heure d’aller à la gare pour le train qui part à 16h24 pour Kiev. Nous y arriverons le lendemain matin. Les bousculades de quai, l’été, exigent d’arriver en avance. Les gens se livrent en spectacle, surpris dans leur vie quotidienne : jeunes en bande, filles aux longues jambes, couples qui s’isolent, familles aux bambins sans cesse à surveiller, abreuver, sermonner, consoler, vieilles qui vendent un peu de tout, surtout à manger et à boire.

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Pour ou contre intervenir en Syrie ?

C’est entendu, Bachar el Assad a gazé sa population – comme Saddam Hussein l’avait fait en son temps (mais cela avait-il empêché Chirac, ci-devant président, de rester copain avec lui ?).

C’est entendu, ce n’est pas bien de tuer son propre peuple quand on se veut à sa tête (mais cela empêche-t-il l’ONU de faire comme si de rien n’était partout où ça se passe ?).

N’y a-t-il aucun autre moyen que la guerre pour signifier notre désapprobation ? Le président-fonctionnaire est-il un ancien général, comme le fondateur de la Ve République, pour décider tout seul – « souverainement » – d’engager tous les Français dans ce conflit lointain où nos intérêts ne sont pas en jeu ? Lui suffit-il d’actionner l’armée comme on actionne un préfet pour faire le gendarme dans le monde ? Quelle est cette vanité ?

francois hollande lou ravi

Le Royaume-Uni a voté : c’est non ; les États-Unis vont voter : pas sûr que cela soit oui ; les pays européens (nos voisins et partenaires) sont contre l’intervention ; l’opinion publique française aussi à 64%.

  • La France serait-elle la seule prétendue « démocratie » à se passer du Parlement pour déclencher la guerre offensive sans mandat de l’ONU ?
  • François Hollande accomplirait-il ce coup d’État permanent que dénonçait François Mitterrand quand De Gaulle était au pouvoir ?
  • François Hollande serait-il ce « caniche d’Obama » dont son parti accusait hier Sarkozy d’être celui de Bush ?

Hollande voudrait bien rééditer l’union nationale derrière l’armée, comme ce fut le cas avant-hier contre la Libye et hier contre le Mali, mais la situation est-elle comparable ? Autant la France pouvait se sentir mal à l’aise d’avoir laissé cette partie d’Afrique chrétienne, colonisée de 1883 à 1960, dans un état de tribalisme, de sous-développement et de querelles de galonnés – autant la France n’a rien à faire dans une Syrie musulmane dont elle n’a eu que le mandat d’administration par la SDN de 1920 à 1946.

Nous n’avons aucun intérêt en Syrie – que des ressentiments d’hier et des ennuis à venir.

  • Ressentiment d’avoir eu notre ambassadeur de France au Liban Louis Delamare assassiné par les services syriens en 1981 ; ressentiment pro-israélien contre l’ennemi syrien.
  • Ennuis à venir avec les Syriens pro-Bachar si nous intervenons, et avec les milices d’Al Qaida de toute façon ; ennuis avec le Qatar qui finance ces mêmes milices – mais avec qui nous commerçons sans vergogne ; ennuis avec les Russes, Poutine aussi cynique qu’el Assad ; ennuis avec les Chinois qui n’aiment pas l’impérialisme occidental dans le monde.

Notre seule motivation est « morale » (et la gauche adore ça), mais les coalitions menées depuis des décennies par un Occident dominateur appartiennent plus au messianisme botté qu’au souci de l’ordre du monde. Si massacrer son peuple est le Mal, pourquoi François Hollande n’envoie-t-il pas des missiles de croisière

  • Sur Pékin pour sanctionner les massacres du Tibet ?
  • Ou sur Moscou pour les exactions en Tchétchénie et jusque dans les immeubles de banlieue – puisqu’il est quasiment avéré que ce sont les « services » qui ont fait sauter un ou deux immeubles avant les élections présidentielles de 2004 ?
  • Ou sur Pyongyang où le secrétaire général de l’avant-garde éclairée du parti des travailleurs affame sa population de père en fils depuis des décennies
  • Ou sur Téhéran qui développe contre l’ONU des armes de destruction massive
  • Ou sur Ankara pour massacre des Kurdes (après les Arméniens) ? Y aurait-il deux poids, deux mesures ?
  • Sans parler du Zimbabwe, de l’Égypte, du Congo, du Rwanda, de l’Algérie et d’autres ?

Non, président, nous ne sommes pas le phare du monde ; nos conceptions des choses ne sont pas les seules justes ; notre morale n’est pas universelle.

Nous n’avons plus la démographie de dominer le monde, ni la volonté de le faire. Mais il nous reste les moyens d’agir contre les dictateurs : par l’économie, la finance, le droit, les médias, le tourisme. Utilisons-les au lieu de continuer à faire des affaires, d’autoriser les visites des touristes et de poursuivre comme si de rien n’était le ballet hypocrite des diplomates.

Nous n’avons plus les moyens de dépenser des millions d’euros pour rien, juste pour flatter un ego de chef d’État, d’obéir aux injonctions morales d’un ministre des Affaires étrangères pro-israélien ou aux intérêts privés du lobby pro-qatari des armes et des affaires.

Il y a d’autres priorités que la guerre à distance pour la télé et pour se refaire une popularité électorale : le chômage, l’excès d’impôts, le découragement d’entreprendre, la violence administrative. Lutter contre la prolifération est bien – encore faut-il commencer chez soi, notamment par la bureaucratie. Le gaspillage des dépenses publiques commence par ce genre d’intervention sans intérêt vital.

Il faut en débattre, pas s’engager comme si c’était « naturel ». Une politique à long terme implique trois facteurs : une ambition, une vision de ses intérêts, des moyens. Nous ne croyons malheureusement pas François Hollande capable d’aucun des trois : sa seule ambition est la prochaine élection, sa seule vision est à courte vue, les moyens lui font défaut.

Ce pourquoi la dénonciation de « l’esprit munichois » d’Harlem Désir apparaît aussi engluée de bêtise que sa stature d’apparatchik, dont il réitère décidément à chaque apparition la caricature.

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Pavlik et Natacha Schagall, A la nuit succède le jour

pavlik et natacha schagall a la nuit succede le jour

Mémoires croisées de deux Russes Blancs nés en 1897, rencontrés au front et mariés dans la foulée, avant de s’exiler en France via la Bulgarie en 1925. Ce livre de souvenirs, pieusement recueillis, traduits en français et en allemand et édités par leurs filles Irène et Tatiana, est destiné à l’édification des petits-enfants et arrière petits-enfants, Français depuis deux générations. Les éditions Atlantica en avaient édité une première version française en 2007, il s’agit ici d’une seconde édition.

Pavlik est né dans une bonne famille de Saint-Pétersbourg avec trois enfants. Son grand-père avait été serf avant de s’enfuir à la ville, où est devenu entrepreneur en construction. Natacha est née la même année dans la même ville, dans une famille de huit enfants originaire de vieille noblesse et au père officier. Tous deux ne se connaissent pas mais vivent une enfance heureuse, se souvenant des Noël glacials russes tout illuminés de bougies, de nourriture et de cadeaux, du printemps explosif qui donne envie de vivre, dans le nord russe, et des vacances d’été à la datcha de campagne où explorer la forêt, nager, et faire les foins avec les paysans.

Tout ce monde d’avant, immobile depuis des siècles, s’est écroulé de l’intérieur. Le tsar incapable et ses ministres comploteurs, le voyant Raspoutine et la guerre contre l’Allemagne, les soldats abandonnés faute de munitions et le peuple qui gronde de l’écart entre une élite corrompue vautrée dans les ors et la misère à la base. Lénine en profite pour faire son coup de main avant son coup d’État. Les grands mots de l’idéal se résolvent vite en grands maux pour la société. La racaille avinée se sert, à titre de revanche, et plus personne ne produit plus. Tout ce qui tenait la société s’écroule. Sauf le Parti, qui saura tout noyauter, voyant dans tout tiède un opposant comploteur.

Pris dans cette tourmente, sans idées politiques, Pavlik devenu capitaine au front, est chargé de l’instruction du premier bataillon féminin de volontaires, créé de femmes venues de toute la Russie et de tous âges entre 17 et 50 ans pour faire honte aux soldats déserteurs et à l’anarchie de fin de règne. C’est là que, dans l’honneur et le devoir, Pavlik rencontre Natacha. Ils fuiront ensemble, maladroitement et sans but, avant de s’exiler de façon définitive. Leur Russie a disparu à jamais.

C’est une belle histoire d’amour, récit croisés de souvenirs intimes écrits à deux mains, unies pour le meilleur comme pour le pire. Je me demande cependant ce qu’est devenu le petit Nikolaï, frère cadet de Pavlik de 13 ans plus jeune, abandonné à 11 ans à Sébastopol. A-t-il vécu jusqu’à l’âge adulte avec sa sœur Maroussia, mariée de fraîche date et qui disparaîtra dans les camps staliniens des années plus tard ?

C’est une vérité édifiante sur les soubresauts de l’histoire, comment un grand pays s’est brutalement effondré sur lui-même en quelques mois. Tsar faible, noblesse obnubilée par un mage fou, conduite de la guerre laissée sans organisation.

C’est une leçon sociale, combien le ressentiment attisé par les politicards idéologues pour accaparer le pouvoir à leur seul profit rejette de larges pans de la population, pas hostiles à l’origine. Craignez les Che Guevara, Chavez, Grillo et autres Mélenchon ! Leur baratin manipulateur engendre la haine, la jalousie, la violence, et tous ces sentiments bas du tréfonds.

C’est un exemple réussi de résilience, comment un officier valeureux et respecté se mue en entrepreneur du bâtiment en Bulgarie, avant de refaire une nouvelle fois sa vie en France avec sa femme, sous-officier du tsar puis institutrice de maternelle après des études d’agronomie.

Pavlik et Natacha Schagall, A la nuit succède le jour, 2012, éditions Baudelaire, 250 pages, €18.53

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Il y a deux siècles, 1813

Nos grands-parents connaissaient des gens qui avaient vécu la période ; ce n’est donc pas si loin. Ce qui frappe les Français est la Roche tarpéienne de Napoléon, si proche de son Capitole. 1813 voit le recul des armées françaises un peu partout en Europe, chassées par des populations qui en ont assez de l’activisme révolutionnaire et du messianisme botté. Elles se font aider par des coalitions conservatrices.

Frédéric-Guillaume III de Prusse signe à Kalisz le traité d’alliance avec les Russes et organise une levée en masse dans les territoires libérés des troupes françaises avant de déclarer la guerre à la France. Les victoires françaises de Lützen puis de Bautzen sur les troupes russo-prussiennes commandées par le maréchal Wittgenstein entraînent une sixième coalition : Royaume-Uni, Autriche, Prusse, Russie, Suède. A la bataille de Leipzig en octobre, 180 000 hommes de Napoléon sont battus par 320 000 coalisés. Le roi de Saxe a changé de camp, les rois de Bavière et de Wurtemberg quittent l’alliance française. En Westphalie, des soulèvements populaires forcent Jérôme Bonaparte à fuir. L’Allemagne est abandonnée par les Français. Même chose aux Pays-Bas, à Leyde, Amsterdam et La Haye où des émeutes éclatent contre l’occupation française. Le 17 novembre la garnison française quitte les Pays-Bas. Même chose en Espagne où le 2 juillet l’armée française évacue le pays. La défaite des troupes françaises du maréchal Soult le 10 novembre à la bataille de la Nivelle permet aux Hispano-britanniques d’entrer en France et d’assiéger Bayonne. Par le traité de Valençay, Napoléon Bonaparte rend le trône d’Espagne à Ferdinand VII et 12 000 familles espagnoles collaboratrices partent en exil en France. En janvier, les Cortes libérales avaient confirmé l’abolition de l’Inquisition…

Europe francaise 1813

Ailleurs dans le monde, ce qu’on retient est la faiblesse des États-Unis, tout nouvellement créés. Les Américains sont défaits contre les Britanniques le 22 janvier à la bataille de Frenchtown le long de la rivière Raisin. En mai, le chef Shawnee Tecumseh vainc l’armée Américaine à la bataille de la Maumee River. En août, les Creeks Bâtons-Rouges massacrent 250 personnes à Bataille de Fort Mims. En représailles, les troupes d’Andrew Jackson incendient un village creek, tuant hommes, femmes et enfants. Jackson promet alors aux Creeks et aux Cherokee amis les terres et le butin qu’ils pourraient prendre aux Bâtons-Rouges. En octobre, les Britanniques sont vainqueurs à la Bataille de Châteauguay au Québec. En décembre, c’est la déroute de l’armée américaine à Buffalo qui lui ferme la route du Canada alors que 60 % de la population est composée d’immigrants non loyalistes venus des États-Unis.

L’Amérique latine secoue le joug espagnol, très affaibli dès avant Napoléon. Simon Bolivar se rend maître du Venezuela après sa victoire contre les loyalistes à Taguanes et devient Libertador, le 6 août à Caracas, après avoir déclaré la « guerre à mort » au régime colonial espagnol.

Le grand vainqueur de la période est l’Angleterre, qui triomphe peu à peu de l’impérialisme révolutionnaire napoléonien en assurant des libertés et la modernité. Si 14 luddistes briseurs de machines sont pendus à York en janvier, le monopole de la Compagnie anglaise des Indes orientales sur le commerce est aboli. Elle a construit un véritable État, machine fiscale inspirée du système moghol mais qui est devenue bureaucratie composée de hauts fonctionnaires britanniques. Mais la Company respecte une stricte neutralité religieuse, ce qui n’est le cas ni des États indiens, ni du Royaume-Uni, et qui expliquera le loyalisme de certains chefs religieux pendant la révolte des Cipayes.

Bautzen 1813 Bellange

La colonisation continue, pour motifs missionnaires et économiques ; l’exportation des principes des Lumières et la revanche après les défaites en Europe ne viendront qu’en fin de siècle, en France notamment. 25 000 colons Hollandais s’installent dans la région du Cap pour faire de l’élevage et de l’agriculture, en soumettant les 20 000 Hottentots qui y vivent.

La Turquie tente d’émerger en agitant la religion ; elle sera vaincue un siècle plus tard pour les mêmes raisons que la France de Napoléon agitant la révolution : révolte des populations et coalition des grandes puissances. Mais en cette année 1813, les forces armées de Méhémet Ali entreprennent la reconquête des villes saintes de l’Islam, La Mecque et Médine sur les wahhabites au nom du sultan ottoman (1813-1818).

Le monde 1813 aspire à secouer les jougs, sauf l’Afrique, endormie dans ses incessantes guerres tribales. Mais les réactionnaires se réveillent, lassés de la mobilisation permanente du messianisme laïc français : Russes tsaristes archaïques, émigrés près de Louis XVIII bientôt de retour, Anglais victoriens, Turcs islamistes. L’empereur chinois a failli être renversé par une secte secrète, mais triomphe. Tous les acteurs sont là pour le siècle à venir ; ils sont toujours là pour notre XXIème siècle, avec les mêmes idées : impérialisme religieux ou laïc d’un côté, résistance des intérêts de l’autre. Les « interventions » missionnaires ou humanitaires (mais toujours idéologiques) des puissances occidentales, en particulier de la France, sont accueillies avec bienveillance et même joie au début, lorsqu’il s’agit de « libérer », mais deviennent vite un joug culturel et armé insupportable aux populations qui se sentent capables de prendre leur destin en mains toutes seules. Avis au présent : Mali, Côte d’Ivoire, Afghanistan, et ainsi de suite…

Il y a deux siècles naissaient Søren Kierkegaard, philosophe danois auteur du pessimiste Concept d’angoisse, Richard Wagner, musicien allemand chantre du nationalisme des origines allemand et Giuseppe Verdi, compositeur qui dramatise la culture italienne pour préparer son unité, ainsi que Claude Bernard, physiologiste français qui démontrera le rôle du pancréas et du foie. Mais l’année est bien résumée par la romancière britannique Jane Austen, elle publie Orgueil et préjugés… Tout le résumé du siècle : messianisme et réaction.

Merci aux Wikipède qui ont listé les événements de 1813 !

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Nietzsche pour l’Europe

Frédéric Nietzsche était européen bien plus qu’allemand ; il exécrait tous ces braillards nationalistes ou antisémites, trop peu sûr d’eux-mêmes pour être forts. Le bouc émissaire est toujours le choix des faibles, de ceux dont « le système digestif » est fragile. Mais ce qu’il constate dans Par-delà le bien et le mal (1886) est ambivalent : une humanité positive qui dépasse les étroites nations – mais une humanité trop flexible, démocratique et bavarde, qui pourra aspirer à un tyran. Et il n’avait pas encore entrevu mai 68…

Nietzsche Par dela le bien et le mal

« Les Européens commencent à se ressembler tous ; ils se détachent graduellement des conditions qui font naître des races liées au climat et aux classe sociales ; ils s’affranchissent de plus en plus de tout milieu défini qui pourrait, au cours des siècles, imprimer aux âmes et aux corps des besoins identiques. Ce qui s’accomplit, c’est donc le lent avènement d’une humanité essentiellement supranationale et nomade, qui physiologiquement présente comme trait distinctif un maximum de don et de puissance d’adaptation. (…)

 » Et d’autre part, dans l’ensemble, ces Européens de l’avenir se présenteront sans doute comme des travailleurs bons à tout, bavards, de volonté débile et extrêmement adaptables, qui auront besoin d’un maître, d’un chef, autant que de leur pain quotidien : la démocratisation de l’Europe tendra donc à produire un type d’hommes préparés le plus subtilement du monde à l’esclavage, mais dans des cas isolés et exceptionnels le type de l’homme fort ne pourra que devenir plus fort, plus prospère et plus riche qu’il ne l’a jamais été, grâce à son éducation libre de préjugés, grâce à la prodigieuse diversité de ses activités, de ses talents et de ses masques. Ce que je veux dire, c’est que la démocratisation de l’Europe est aussi l’une des causes qui concourent involontairement à former des tyrans, le mot pris dans toutes ses acceptions, même dans la plus spirituelle. » §242 Aristote n’avait pas écrit autre chose en disant que la démocratie glisse volontiers à la démagogie, quand des politiciens agitateurs cyniques manipulent des citoyens ignorants mal éduqués. Et que la démagogie aboutissant à l’anarchie, le retour du bâton arrive très vite avec la tyrannie.

Nietzsche a eu, un demi-siècle avant, la prescience de Mussolini, d’Hitler et de Staline : « Ce siècle est le siècle des masses ; elles sont à plat ventre devant tout ce qui est ‘massif’. Qu’un homme d’État leur construise une nouvelle tour de Babel, un monstrueux empire à la monstrueuse puissance, ils l’appelleront ‘grand’. Qu’importe que nous, plus prudents et plus réservés, nous n’ayons pas encore renoncé à notre vieille croyance que seule la grande pensée fait le grand acte ou la grande cause ! » §241. Nietzsche n’aurait certainement pas adhéré au parti nazi ! Il l’aurait trouvé trop plébéien, trop ‘massif’, sans aucune ‘grande pensée’.

Mais il sentait en Allemagne les prémices d’un désir de dominer. « Parmi les peuples de génie, on distingue ceux auxquels est élu le lot féminin de la gestation et la tâche secrète de modeler, de mûrir, de parachever ; les Grecs étaient un peuple de cette espèce, pareillement les Français ; les autres qui se sentent appelés à engendrer, et à implanter dans la vie un ordre nouveau ; tels les Juifs, les Romains et, je pose la question en toute modestie, peut-être les Allemands » §248.

tuileries Paris

Pourquoi les Allemands ? Parce que trop récents comme nation, trop peu sûr d’eux-mêmes, trop peu de Kultur, au fond. « Peuple fait du plus prodigieux mélange et d’une macédoine de races, peut-être même avec une prépondérance d’éléments pré-aryens, ‘peuple du milieu’ dans toutes les acceptions du terme, les Allemands sont de ce fait plus inconcevables, plus amples, plus contradictoires, plus inconnus, plus déconcertants et même plus effrayants que d’autres peuples ne s’imaginent l’être. »

Il voyait les Russes comme plus ‘barbares’, ce qui est chez lui un compliment : doués d’une plus forte volonté de puissance. Cette endurance primitive a d’ailleurs fait l’essentiel de la victoire contre les armées allemandes pendant et après Stalingrad.

Nietzsche admirait les Juifs, contre la majorité de ses compatriotes… « Ce que l’Europe doit aux Juifs ? Beaucoup de bien, beaucoup de mal, et surtout ceci, qui relève du meilleur et du pire, le grand style en morale, la majesté redoutable des exigences infinies, des symboles infinis, le romantisme sublime des problèmes moraux, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus séduisant, de plus capiteux, de plus exquis dans ces jeux de couleurs et ces séductions dont le reflet embrase aujourd’hui le ciel et notre civilisation européenne (…) Nous qui parmi les spectateurs sommes des artistes et des philosophes, nous éprouvons à l’égard des Juifs – de la reconnaissance. » §250

Ce qu’il détestait le plus, comme culture en Europe, était l’anglaise. Moins les individus que l’ambiance, la façon d’être. « L’Anglais, plus sombre, plus sensuel, plus énergique et plus brutal que l’Allemand, le plus vulgaire des deux, est pour cette raison plus pieux que l’Allemand ; c’est pour cela que le christianisme lui est encore plus nécessaire. Pour des narines tant soit peu délicates, ce christianisme anglais conserve un relent bien britannique de spleen et d’ivrognerie, maux contre lequel il est employé comme remède, non sans de bonnes raisons. » Non sans ironie, il ajoute : « Mais ce qui nous offusque chez l’Anglais, même le plus humain, c’est son manque de musique, au propre et au figuré ; il n’y a dans les mouvements de son corps et de son âme ni rythme ni danse, ni même aucun besoin de rythme ou de danse, de ‘musique’. Écoutez-le parler, regardez marcher les plus belles Anglaises (aucun pays n’a de plus belles colombes ni de plus beaux cygnes) – enfin, écoutez-les chanter ! Mais c’est sans doute trop demander… » §252

Dommage, selon lui, que le modèle anglais ait contaminé la France vers le milieu du XVIIIe siècle… « Toute la noblesse de l’Europe, celle du sentiment, du goût, des mœurs, bref la noblesse dans tous les sens élevés du mot, est l’œuvre et l’invention de la France ; la vulgarité européenne, la bassesse plébéienne des ‘idées modernes’ est l’œuvre de l’Angleterre

Nietzsche plaque a Nice

Nietzsche aimait bien l’Italie mais préférait par-dessus tout la France en Europe.

Pour lui, la civilisation française tenait du nord et du midi, dans un bel équilibre : de la passion latine et de la profondeur germanique, de la clarté romaine et de la sensibilité celte, l’âme et la raison, Apollon et Dionysos peut-être… Sauf qu’au siècle des révolutions, le XIXe, la civilisation française connaissait une éclipse plébéienne. « Aujourd’hui encore, la France est le siège de la civilisation la plus spirituelle et la plus raffinée de l’Europe, et l’école du goût supérieur ; mais cette ‘France du goût’, il faut savoir la découvrir. Ses représentants se tiennent bien cachés ; elle semble ne s’incarner que chez un petit nombre d’individus [par exemple Stendhal, Flaubert, Balzac] (…) Un trait leur est commun à tous ; ils se bouchent les oreilles devant la sottise déchaînée et les criailleries bruyantes des bourgeois démocrates. Ce qui s’agite au premier plan, en effet, c’est la France déchue dans la bêtise et la vulgarité ; récemment encore, aux obsèques de Victor Hugo, elle s’est livrée à une véritable orgie de mauvais goût et de béate satisfaction de soi. » §254

Et encore plus récemment encore, avec les Royal, Strauss-Kahn, Mélenchon, Trierweiler, Copé et autres footeux ou Hartistes ?…

Frédéric Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, 1886, traduction Colli & Montinari, Folio 1987, 288 pages, €7.13

Nos citations viennent de la traduction de Geneviève Bianquis, publiée chez 10-18 en 1972.

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Philip Kerr, La trilogie berlinoise

Ce sont les trois premiers tomes d’une série qui en comprend jusqu’à présent six. Philip Kerr est gallois, né à Édimbourg onze ans après la fin de la Seconde guerre mondiale. Ce qui lui fait écrire un polar historique est moins la fascination malsaine pour le nazisme (comme Jonathan Littell), que la volonté de comprendre comment un peuple charmant a pu tomber dans l’horreur totalitaire. Quoi de mieux qu’enquêter comme le ferait un détective privé ?

Bernhard Gunther est un ancien flic devenu indépendant. C’est à lui que l’on s’adresse pour chercher les disparus. Ils se multiplient dans les années 1930, soit qu’ils se sont exilés, soit qu’ils se cachent, soit qu’ils ont été envoyés en camp, soit qu’ils ont été assassinés… Bernie n’est pas nazi, ni imprégné de la propagande pour la race et la geste germanique. Il aime les gens, surtout ceux qui sont vrais. Or les Nazis sentent le faux, le fantasme, la névrose, le vice caché. Très peu seront les intellectuels à souscrire aux idées du nouveau régime – sauf contraints et forcés.

Car, au-delà de l’action et des ingrédients naturels des intrigues policières (alcool, meurtres et pépées), c’est une réflexion au ras des gens qu’effectue Philip Kerr en s’identifiant à son détective berlinois : comment survivre en régime totalitaire ? Comment composer pour ne pas avoir trop d’ennuis ? Comment passer entre les gouttes sans pour autant perdre son âme ? Pas simple, on l’a vu avec le communisme. Un échange entre Daniel Cohn-Bendit et Jonathan Littell à propos des Bienveillantes est d’ailleurs éclairant :

« D.C.-B. : Ce qui m’a fasciné, c’est que tout à coup j’ai commencé à comprendre que nazi, cela ne voulait rien dire. Qu’il y avait une multitude de possibilités d’être nazi à cette époque. Ça ne veut pas dire qu’on l’était plus ou moins, mais d’une manière différente.

 J. L. : Absolument. C’est quelque chose que j’ai compris assez tardivement, au cours de recherches. Effectivement, le nazisme fonctionne comme la chrétienté au Moyen Âge. C’est un langage commun de société. Et, à l’intérieur de ce langage commun, comme le communisme en URSS, chacun se positionne. Donc il y a des courants politiques, il y a des nazis de gauche et des nazis de droite, des déviationnistes et des économistes pointus. »

  1. Ce pourquoi la trilogie commence en 1936 avec les Violettes de mars, ces néo-convertis au parti nazi soudain prépondérant, où les grands industriels sont forcés de composer avec le pouvoir.
  2. Le second tome est en 1939, à la veille de la guerre, où la propagande antijuive fait rage, incitant certains à assassiner de pures adolescentes aryennes pour en faire accuser le peuple pestiféré et déclencher à Berlin ces pogroms qui ravissent les sadiques.
  3. Le troisième tome a lieu après guerre, en 1948, dans un Berlin enserré dans les rets soviétiques et à Vienne, où les quatre puissances occupantes se font une guerre sourde qui deviendra bientôt froide, comme la rage.

Le détective-auteur n’est pas tendre avec les Américains (naïfs et trop sûrs d’eux-mêmes), avec les Russes (primaires, alcooliques et cyniques), avec les Français (couards, légers et arrogants) – mais il n’est pas plus aimable avec les Autrichiens (baroques, sentimentaux et lâches), et avec nombre d’Allemands (disciplinés, bureaucrates, égoïstes) ou d’Anglais (utilitaristes, négociants, aveugles). Bernie, réintégré dans la police criminelle avec le grade de commissaire, a été versé automatiquement dans la SS et envoyé à l’est. Écœuré, il s’est fait muter dans l’Abwehr, le service de renseignement de l’armée, avant d’être fait prisonnier par les Soviétiques, puis de s’évader.

Outre l’action bien menée, les fausses pistes de rigueur et le dénouement pas toujours réjouissant, l’atmosphère de l’époque est rendue réaliste à l’aide d’une documentation précise où le guide Baedeker joue probablement un grand rôle. Les personnages sont variés, férocement croqués, avec des métaphores dignes du roman noir américain. « La vérité toute nue, c’est qu’un homme qui se réveille le matin seul dans son lit pensera à une femme aussi sûrement qu’un homme marié pensera à son petit déjeuner » p.555. Pour des phrases comme cela, on achèterait les yeux fermés les autres volumes. Que demander de plus pour ces heures de lecture ?

Philip Kerr, La trilogie berlinoise (L’été de cristal – Berlin noir 1989 / La pâle figure – The Pale Criminal 1990 / Un requiem allemand – A German Requiem 1991), traduit de l’anglais par Gilles Berton, édition révisée Livre de poche 2010, 1017 pages, €8.74

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