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20 000 lieues sous les mer de Richard Fleischer

Paru en 1869, le roman d’aventures de Jules Verne fait la part belle à la mer. C’est, à l’époque, un continent inexploré sous la surface. Les vapeurs ont à peine remplacé les voiles et les sous-marins ne sont qu’à l’état d’ébauches. Quant aux scaphandres autonomes, il faudra attendre les années 1950 pour les voir surgir. C’est dire si l’écrivain est en avance sur son temps. Mais il est au siècle optimiste où la science et l’industrie prennent leur essor tandis que les sociétés se démocratisent (avant de sombrer dans le nationalisme le plus étroit qui conduira à trois guerres européennes, vite mondiales).

20 000 lieues sous les mers condense tout cela en une œuvre magique : elle fait rêver tout en pointant les travers de l’humanité. Un « monstre marin » écume les océans et coule les bateaux, ce qui montre combien la superstition reste ancrée à l’époque scientifique. Un professeur du Muséum d’histoire naturelle français (Paul Lukas) est coincé à San Francisco parce que les marins ont peur et ne veulent plus prendre la mer. C’est donc « l’État » (américain) – sur pression des assurances maritimes… – qui va mandater des navires armés pour sillonner la mer afin de trouver et d’étudier ou d’éradiquer ce monstre. Le professeur Aronnax est convié à participer à l’expédition. Ce qu’il fait en compagnie de son fidèle domestique nommé Conseil (Peter Lorre). Le harponneur québécois Ned Land (Kirk Douglas tout en muscles) est de l’expédition ; il affûte son fer pour harponner le monstre qu’il croit un simple narval géant.

Mais la bête se fait rare, jusqu’à ce que le navire de guerre américain entame son retour. C’est alors qu’il assiste en direct au coulage d’un bateau « d’une certaine nation » (jamais citée pour ne fâcher aucun allié après la Seconde guerre mondiale). Il aperçoit les deux yeux jaunes phosphorescents (très chien des Baskerville) du « monstre » et l’attaque au canon. Il le loupe mais l’animal se retourne sur eux, il fallait s’y attendre, et éperonne le navire, qui est alors désemparé. Ned et Aronnax sont tombés à la mer, Conseil s’y jette. Les deux se soutiennent à un espar cassé de la mâture tandis que le harponneur s’est agrippé à sa chaloupe retournée. Lorsque le brouillard se lève, il abordent tous un curieux engin tout de métal riveté, dans le style tour Eiffel typique de ces années d’acier. Ils montent à bord et découvrent un engin sous-marin. Personne dans les lieux mais, par un hublot, ils assistent à un enterrement en scaphandre, parmi les coraux. Le professeur est abasourdi et émerveillé : tant d’avancées scientifiques en quelques minutes !

Ils font la connaissance du capitaine Nemo (James Mason) – pseudo qui veut dire « personne » en grec, Ulysse l’a utilisé – et celui-ci décide, au vu de la nationalité et du prestige scientifique du professeur de ne garder que lui. Nul n’est invité jamais à bord et il s’agit d’une exception. Aronnax ne peut que se récrier et, par grandeur d’âme, partager le sort de ses compagnons. Qu’il en soit ainsi, ils sont jetés dehors et le sous-marin plonge. Mais il n’a pas fait deux mètres sous l’eau que Nemo renonce : il a vu ce qu’il voulait voir, qu’Aronnax est un homme fiable, fidèle à ses amis. Il songe à lui pour « une mission ».

Commence alors le voyage, qui est le meilleur du livre et que le film passe en accéléré, ajoutant quelques anecdotes pour faire cocasse et éviter de lasser le (trop) jeune spectateur : le dîner de la mer qui écœure le marin Ned, la cueillette des homards et des tortues sous-marines, le trésor de la caravelle, l’attaque des sauvages nus cannibales, la lutte contre le calmar géant. Plus une clé : l’observation d’un bagne sur une île où l’on exploite les minéraux qui servent à faire la poudre à canon. Nemo avoue avoir été enfermé là parce qu’il ne voulait pas livrer ses secrets d’ingénieur à « une certaine nation » ; il n’a rien dit et sa femme et son enfant ont été emprisonnés, torturés sous ses yeux pour le faire avouer, puis tués. Ce qui explique son acrimonie pour cette « certaine nation » et son goût de couler tous ses bateaux lorsqu’il les croise. Il s’est évadé avec une vingtaine de compagnons et ils ont construit le Nautilus dont ils forment l’équipage.

Les nationalismes montent, imbéciles comme toujours : la Grèce s’est soulevée en 1820, les Belges contre les Pays-Bas, les Polonais contre les Russes, l’Allemagne et l’Italie s’agitent, la guerre de 1870 est toute proche. L’ingénieur ne veut pas livrer sa nouvelle technologie sous-marine et ses nouvelles sources d’énergie (qui ne sont pas détaillées dans le film, mais il s’agit de l’électricité) aux despotes et aux bornés. Bien que le savant du Muséum l’en presse, candide face à la science, sans se soucier des conséquences mais tout épris de « l’universalisme » idéaliste des Lumières, véhiculé par la Révolution. Pour Nemo, réaliste, l’humanité n’est pas mûre et en ferait un usage belliqueux – « un jour, peut-être ». Ce sera la même chose après 1945 lorsque les savants atomistes juifs, émigrés aux États-Unis pour ne pas que les hitlériens aient la Bombe (le nabot à mèche n’y croyait d’ailleurs pas), décident pour certains de la livrer aussi à l’URSS pour éviter qu’une seule nation ait une puissance sans contrepartie.

Le capitaine Nemo est sans conteste la personnalité la plus intéressante et la plus complexe du film ; contrairement au livre, le professeur Aronnax fait bon bourgeois falot. Nemo, mis au ban par la société, se veut « libre » comme un libertarien américain, explorateur des mondes inconnus et des technologies nouvelles. Par contraste, Ned le harponneur, géant blagueur (qui joue avec l’otarie apprivoisée du Nautilus), se veut libre comme tout être humain – donc de penser ce qu’il veut, de le dire s’il veut, de s’évader s’il le peut, de préférer le grand large à l’air confiné. Ce qui ne l’empêche pas de sauver Nemo des tentacules du calmar, juste parce que c’est aussi sa conception de la liberté que celle des autres soit assurée. Il a jeté des bouteilles à la mer avec un message qui donne les coordonnées de l’île Vulcania qui sert de base au Nautilus.

Aussi, à la fin, des navires de guerre attendent-ils le bâtiment hors-la-loi et Nemo a juste le temps de plonger sous la falaise pour entrer dans le lagon et y faire sauter ses ateliers et les plans de ses inventions. En revenant dans le sous-marin, il se prend une balle, dont il tombe une grêle sans que personne ne soit jamais touché, sauf lui, à la dernière seconde pour le suspense. Il réussit à piloter le Nautilus jusqu’au large, à faire sauter son île (Disney en fait un champignon atomique alors que l’idée même du radium n’existait pas encore – découvert en 1898 seulement !). Il s’effondre avec son bâtiment, que le spectateur voit « couler » sans penser une seconde qu’il s’agit malgré tout d’un sous-marin… Cela permettra à d’autres aventures de se raccrocher à celle-ci. Le trio du prof, du larbin et du musclé ont réussi à fuir par le canot de fer toujours arrimé sur le pont à la queue du sous-marin et rendront compte au monde.

Le roman de Jules Verne est plus détaillé (606 pages), plus humain, moins clownesque et laisse plus de place à l’imagination (évitez surtout les ineptes versions « abrégées » !) mais le film du studio Disney reste un grand classique bien reconstitué malgré un calmar géant qui fait caoutchouc. La maquette du Nautilus est visitable à échelle réelle à Disneyland Paris (61 m de long), c’est un bon moment pour qui a lu le roman ou vu le film. Évidemment, aucune femme : ce n’était pas la coutume dans la marine – mais faut-il à ce point avoir « peur » aujourd’hui des mœurs du passé ?

DVD 20 000 lieues sous les mers (20 000 Leagues Under the Sea), Richard Fleischer, 1954, avec Kirk Douglas, James Mason, Robert J. Wilke, Paul Lukas, Peter Lorre, Ted de Corsia, Walt Disney home entertainment 2004, 2h02, €10,99

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Caldwell et Thomason, La Règle de quatre

Il y a quinze ans, la mode était aux énigmes et aux jeux de rôle. Dan Brown dans le Da Vinci Code en a été l’expert, transformant le genre en thriller Hollywood, mais Umberto Eco avec Le nom de la rose en avait été l’instigateur en situant ce même genre dans les ténèbres obscurantistes du Moyen-Âge. Nos deux auteurs américains, amis depuis l’âge de 8 ans et diplômés l’un de Princeton et l’autre de Harvard, situent l’énigme en université américaine, avec des références à Francis Scott Fitzgerald – formé à Princeton mais pris par la poésie au point d’en sortir non diplômé. Comme Paul, l’un des personnages de La règle de quatre.

Nous sommes plongés dans l’ambiance de Princeton pendant le week-end du Vendredi-saint 1999. Tom, Paul, Charlie et Gil sont quatre, comme Les Trois mousquetaires. Ils sont amis, colocataires et vont terminer leur année. Tout commence par un jeu de chasse dans les sous-sols de la chaufferie d’un bâtiment, deux équipes vite traquées par les proctors, les gardiens policiers du campus. Les quatre émergent par un boyau dans la cour où défilent les « Jeux olympiques nus », les deuxièmes années qui dansent à poil pour la seule fois de leur vie, survivance d’une tradition masculine. Ces JO nus vont d’ailleurs être interdits dès l’année suivante dans la vraie vie, le moralisme religieux puritain défendant de tels « débordements » de sensualité qui marquent la jeunesse. Car cette période devient honnie à mesure que les boomers au pouvoir vieillissent. Les libertaires de 68 sont les plus moralistes et les plus fachos dès qu’ils atteignent 50 ans (exemple la Springora).

Paul tente de résoudre l’énigme de l’Hypnerotomachia Poliphili – en français Le songe de Poliphile – imprimé en 1499 par Alde Manuce à Venise, soit un demi-millénaire auparavant tout juste. Il a inspiré l’art des jardins à la fin de la Renaissance puis Rabelais et jusqu’au psychologue Carl Gustav Jung. Son auteur aurait été le mystérieux Francisco Colonna, noble romain de la Renaissance et seigneur de Palestrina ; il aurait mis ses relations et sa fortune au service des œuvres d’art que le moine puritain Savonarole poussait la foule à brûler en place publique à Florence. Il aurait ainsi préservé dans une crypte cachée nombre de manuscrits, de peintures et de sculptures héritées de l’antique. Tout le livre, écrit en cinq langues, latin, italien, hébreu, arabe et grec (avec quelques faux hiéroglyphes égyptiens en sus et 172 gravures sur bois), est un message codé suivant la règle de quatre. Celle-ci stipule de choisir une lettre pour commencer (à deviner) puis de poursuivre le décryptage en prenant la lettre qui se situe quatre colonnes à droite, puis deux colonnes en haut, enfin deux lignes à gauche – et ainsi de suite. Des gravures érotico-sadiques montrent un gamin nu fouettant deux femmes à poil avant de les décapiter puis de donner leurs restes aux fauves. Et ce n’est pas Cupidon… Qui est-ce ?

Paul reprend les travaux du père de Tom, qui s’est tué en voiture avec son fils à bord lorsqu’il avait 15 ans. Tom ne s’en est jamais vraiment remis, une jambe abîmée et l’âme meurtrie par l’obsession de son père qui l’a empêché de vivre et a bousillé son couple comme sa famille. S’il aide Paul, qui a besoin de l’esprit des autres pour résoudre les énigmes, Tom est amoureux de Katie et ne veut pas que sa relation en souffre. Pour son malheur, chaque étape réussie de Paul le fait retomber dans la fièvre de la découverte et il néglige Katie qui, pourtant, l’attend, aidée de Gil.

Ce dernier, beau play-boy charmeur fils de trader newyorkais, est président de l’Ivy club à l’université et aide ses protégés. Il est flanqué de Charlie, grand Noir athlétique qui fait ambulancier avant de se lancer en médecine. Paul, orphelin, ne sait pas que son professeur Bill Stein et son directeur de thèse Vincent Taft conspirent pour s’approprier ses travaux – et découvrir le contenu fabuleux de la crypte scellée dont parle Colonna. L’endroit secret où il a rassemblé les trésors sauvés des griffes de l’obscurantiste Savonarole, écolo précurseur qui veut jeter la science au profit de la foi. Richard Curry, le mentor de Paul, les tue au long de l’ouvrage, ponctuant d’une note policière ce roman d’énigme.

Un brin bavard et lent à démarrer, ce thriller universitaire écrit à deux nous fait découvrir la vie quotidienne d’une école supérieure privée américaine de prestige, où les relations sociales comptent plus que le savoir transmis malgré les six millions de livres en bibliothèque et les 92 000 œuvres d’art. 65 prix Nobel et 3 présidents américains en sont sortis depuis sa création en 1746… ainsi qu’un acteur de Superman.

Princeton célèbre l’humanisme, symbole de la Renaissance, et s’oppose au puritanisme, incarné par Savonarole hier et par les sectes chrétiennes, islamiques et écolos aujourd’hui. Le nouveau millénaire, qui commence avec le XXIe siècle, choisira-t-il les forces de vie ou celles de mort ? Paul explique : « Savonarole fustige le carnaval. (…) Il clame qu’une force plus puissante que les autres contribue à la corruption de la ville. Cette force enseigne aux hommes que l’autorité païenne peut prendre le pas sur la Bible, qu’on peut vénérer la sagesse et la beauté dans ses manifestations les plus impies. Elle pousse les hommes à croire que la vie se résume à une quête du savoir et du bonheur terrestre, ce qui les détourne de la seule chose qui compte vraiment : le salut. Cette force, c’est l’humanisme » p.282. Les religions, ces cancers de l’âme humaine, détruisent la curiosité et l’initiative, incitant à croire plutôt qu’à chercher, à subir plutôt qu’à se libérer et à obéir plutôt qu’à exercer sa responsabilité.

C’est peut-être au fond le message de ce livre.

Ian Caldwell et Dustin Thomason, La Règle de quatre (The Rule of Four), 2004, Livre de poche 2006, 448 pages, €8.74, occasions à partir de €0.90

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Pourquoi l’écologie à la française reste un échec ?

Les nantis appellent à la restriction, les émergents trouvent légitime leur consommation, tandis que les plus pauvres attendent une fois de plus une sempiternelle « aide » internationale pour conforter les élites corrompues. L’Europe, divisée, moraliste, repue – a disparu. Le monde tourne autour du duo des hyperpuissances : les Etats-Unis et la Chine. Tant pis pour nos écolos.

Une fois de plus, ils n’ont rien compris. Trop bourgeois, trop chrétiens, trop social-moralistes, ils ont cru que réaliser des happenings en société du spectacle suffisait à galvaniser le monde. Eux donnaient la direction, révélée d’en haut ; les autres devaient suivre, convaincus par le marketing vertueux. Donc les pauvres restent pauvres, on leur fait la charité ; les émergents n’émergent plus, coincés sous le plafond de verre de la pollution ; les nantis restent nantis, tout au plus prendront-ils le vélo plutôt que la voiture… Eh bien, ce n’est pas comme ça que ça se passe.

Si « nos » écolos s’auto-intoxiquaient moins par leurs fumeux battages, s’ils secrétaient moins de moraline, s’ils analysaient les intérêts et les potentialités en réalistes plutôt qu’en histrions télégéniques, peut-être parviendraient-ils à comprendre un peu mieux le monde pour mieux le changer ? L’écologisme a pris la suite du communisme comme religion laïque. Mais s’il s’agit seulement de croyance, qui croira ? Qui y aura « intérêt » ? Pour quel « au-delà » ?

Or il importe d’analyser cette croyance. Fondée en apparence sur les scientifiques et leur « consensus » autour des travaux du GIEC (groupe international d’études sur le climat), la croyance récuse toute contestation, même venue de scientifiques. Comme si la science et sa méthode devaient s’arrêter aux convenances. Non, écolos dogmatiques, le doute reste fondamental ! Le savoir avancé exige la liberté de penser, de chercher et de dire. Le tropisme stalinien venu du passé gauchiste de trop d’écolos européens tend à faire de chaque climatologue un petit Lyssenko (dont on se rappelle tout le bien qu’il a pu faire à l’agriculture). La science est sans cesse en mouvement, elle progresse par essais et erreurs, par accumulation et confrontation. Figer le savoir en une vérité définitive, c’est nier la science et l’utiliser comme pancarte dans une manif – avec le même débat au degré zéro, la même tentative d’imposer sa vérité en force.

Alors qu’il suffirait de parler de la balance des risques pour rester rationnel, donc convaincant :

· Postulat n°1 : on ne sait pas (déjà, prévoir le temps local à trois jours, alors le climat planétaire dans 50 ans !…

· Postulat n°2 : quand on ne sait pas, on fait comme si le risque existait ;

· Postulat n°3 : dès que l’on en sait un peu plus, on corrige le tir, mais on est préparé.

C’est bien mieux pour susciter l’adhésion que la terreur millénariste !

Car si la science ne se confond pas avec la croyance, elle n’est pas non plus scientisme. La vérité ne sort pas tout armée et de façon définitive de la bouche des savants. Ceux-ci ne sont pas les exégètes d’une Parole éternelle qu’il suffit de « découvrir » comme on le fait d’un drap. Ils sont des chercheurs, ceux qui soumettent à expérience sans cesse une réalité mouvante. Il y a déjà eu des glaciations et des réchauffements, bien avant que l’homme ne fasse un feu ni ne domestique une vache ! Bien avant les centrales à charbon et le moteur à explosion ! Pourquoi le minimiser ? Cessons donc de nous croire le centre du monde, maîtres et possesseurs de la nature, ayant vocation à tout contrôler.

Chinois, Indiens, Japonais, Nigérians, ont une autre conception que celle, binaire, hiérarchique et impériale, qui est la nôtre dans le monde occidental (même pauvre), celle des religions du Livre. Eux voient la nature comme cyclique, les existences comme des réincarnations, le cosmos comme sans cesse mouvant et sans cesse à parcourir. Ce que disait Héraclite avant l’idéalisme de Platon, repris avec délectation par le christianisme (dont il confortait le Dieu unique) puis par le positivisme (qui voulait bâtir une ‘cité de Dieu’ laïque). Ce mouvement, cette infinitude, cette relativité, c’est bien ce qu’ont redécouvert Einstein, Bohr et Heisenberg après l’échec du rationalisme face aux passions de 1914. Les écolos ont, à l’inverse, la pensée régressive.

Que devient l’histoire, justement ? La tradition grecque, reprise par l’humanisme Renaissance puis par le libéralisme des Lumières, fait de l’être humain un animal inachevé, sans cesse en apprentissage, créant son propre destin par son histoire et en aménageant son milieu. Or les écolos remplacent l’histoire de chacun comme l’histoire des peuples ou même celle de la planète par un engrenage unique : l’Apocalypse ! C’est une régression à la pensée antimoderne, celle des légitimistes d’Ancien régime. Finie l’histoire en construction, l’être humain est réduit à sa seule condition naturelle, il doit subir. La Nature, substitut du Dieu tonnant d’hier, le punira. Il sera chassé du Paradis et condamné à errer dans les limbes laissés par la montée des eaux, l’assèchement des terres fertiles et des énergies fossiles, les forêts rabougries ravagées par les incendies et les tempêtes – comme s’il n’y en avait jamais eu avant. Il verra en tout frère un Caïn en puissance, prêt à lui sauter dessus pour lui prendre son eau, son blé ou le pucelage de sa fille. Est-ce la loi de la jungle dont se réclament les écolos ?

Il y a du ‘no future’ dans l’écologisme en Europe. D’où l’échec devant la planète. Le monde entier n’est pas prêt à croire à ce malthusianisme de développés, à cette morale de nantis issue du Dieu proche-oriental, à cet histrionisme médiatique en cercle fermé. D’autant qu’il y a collusion de système : médias comme consultants, labos comme industries spécialisées, crient après le financement. Plus ils font de bruit, plus ils parlent catastrophe, plus ils ont de retentissement dans cette société du zapping et du spectacle permanent ! Pour exister, faire peur ; pour obtenir des financements, manipuler l’opinion ; pour acquérir du pouvoir, faire pression médiatique sur les gouvernants.

Pour ma part, il n’est pas question de suivre les histrions, ni de naturaliser l’histoire, ni de dissoudre l’humain dans la mécanique scientiste. En revanche, soyons réalistes, c’est bien plus réconfortant et bien plus efficace. Il y a quelque chose à faire. Le défi de l’environnement est une nouvelle frontière :

  • Face aux ressources limitées de la planète, nous avons besoin de faire des économies.
  • Face aux défis climatiques et alimentaires, nous avons besoin d’innover et de faire avancer plus encore le savoir scientifique.
  • Face aux rumeurs, croyances et autres complots « pour le Bien », nous avons besoin de véritable information scientifique, de rationnel et de travailler en commun sans obéir aux diktats des clercs de la nouvelle mode, ni aux prophètes d’Apocalypse.

Economie, innovation, science – vous avez bien lu. Quelle est la méthode la plus efficace capable de réaliser l’un et l’autre ? L’autoritarisme d’Etat ? La dictature du parti unique ? Une nouvelle théocratie d’écolos initiés ? L’anarchie de petits groupes réfugiés dans leurs grottes en montagne bouffant bio ? Vous n’y êtes pas… Les Chinois le redécouvrent depuis plus de 40 ans, il n’y a qu’un seul système d’efficacité, apte à fonctionner sous tous les régimes politiques : le capitalisme.

Je ne parle évidemment pas des traders et autres financiers manipulateurs, qui doivent être régulés par des autorités responsables, mais du capitalisme industriel : celui qui sait produire le mieux avec le moins à condition qu’on l’oriente (loin de la mode, du fric et des paillettes, du sport-spectacle et autres histrionismes infantiles). Quand les écolos reconnaîtront que le savoir scientifique, appliqué à la technologie, et que la méthode capitaliste, appliquée à l’économie, sont capables à la fois de réaliser la sobriété nécessaire et d’innover pour vivre bien – alors on les écoutera.

Daniel Cohn-Bendit, en vrai politique, le savait déjà. Reste à convaincre tous les illuminés qui ne servent pas la cause de la planète avec leurs glapissements effrayés. Ni la cause de l’Europe, rendue inaudible aux Etats-Unis, comme en Chine ou en Inde, par sa propension à la morale et son appel à la décroissance. Mais, comme le disait de Gaulle d’un autre travers (la connerie) : « vaste programme ! ».

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Mars Attacks ! de Tim Burton

Les soucoupes volantes bourrées de petits hommes verts ont hanté les années cinquante. Elles sont dues, on le sait aujourd’hui, à la psychose des communistes moscovites et aux expériences d’armes secrètes par l’armée américaine. La fin des années 1990, optimistes après la chute du Mur et l’effondrement soviétique, caricature avec ironie cette mode tout en raillant aussi fort les certitudes des puissants d’aujourd’hui.

Ils sont petits, verts et méchants ; ils ont une technologie avancée après huit siècles de civilisation. Pour le professeur à pipe (Pierce Brosnan), confit dans son savoir universitaire, ils doivent « donc » être pacifiques. Inférence fatale ! L’intelligence logique permet des armes et des véhicules spatiaux sophistiqués mais n’ouvre pas le cœur. Au contraire : la logique léniniste ou hitlérienne a conduit au massacre « scientifique » de millions de gens au nom de la Vérité – celle de l’Histoire ou celle de la Race luttant pour sa survie. La révérence envers la Science comme dieu (le scientisme) est une dérive rationaliste qui élimine l’humanisme, donc l’humanité.

Aussi, lorsqu’il « conseille » le président des Etats-Unis (Jack Nicholson au meilleur de sa forme), il met ses préjugés humanistes en avant, sans d’abord observer ni analyser. Et lorsque les petits humanoïdes verdâtres débarquent dans le désert du Nevada, il « croit » qu’ils viennent en paix. Une grande réception a été préparée et la foule est venue en badaud pour leur souhaiter la bienvenue en ce moment historique. Lorsqu’ils paraissent, l’œil méchant, le cerveau surdimensionné et le corps réduit, leur voix métallique qui claque comme du jap ou du nazi de film sur la Seconde guerre mondiale devrait alerter. Il n’en est rien. Même s’ils répètent mécaniquement qu’ils viennent en paix selon la machine traductrice, ils le disent comme chez Orwell où « le ministère de la Paix » prépare la guerre. Et lorsqu’un hippie lâche une colombe, écolo naïf croyant au bon sauvage, l’ambassadeur martien la dégomme en flamme de son pistolet laser. Aussitôt, les paroles lénifiantes deviennent léninistes, simple ruse pour avancer masqué : les martiens éradiquent les poux humains en les faisant exploser au laser, ne laissant d’eux qu’un squelette verdi.

L’armée riposte, avec ses pauvres balles ou ses obus de char inutiles contre le blindage martien. Un suprémaciste blanc texan fana mili (Jack Black) se précipite pour dézinguer du martien mais il a oublié de charger son fusil et s’évapore dans une grande lumière laser. C’est la débandade et les martiens s’envolent.

Le président, toujours aussi mal conseillé à la fois par son communiquant (Martin Short), un bellâtre qui ne pense qu’aux apparences, sondages et popularité, et le prof à pipe qui ne pense que malentendus et humanisme, fait envoyer un message dans l’espace en regrettant ce déplorable incident.

Après une rencontre au Congrès, où tout le Législatif est pulvérisé, amadoué par des paroles lénifiantes, les martiens, qui ont enlevé quelques humains assommés ou zigouillés pour les observer et analyser, décident d’infiltrer la Maison blanche sous déguisement de plantureuse femelle désirable. Ils ont appris la faiblesse des hommes. Et cela fonctionne avec le conseiller en com’ ; comme les autres, il continue à « croire » plutôt que d’observer et d’analyser… Ladite femelle assez mal réussie avec sa coiffure en ananas (Lisa Marie) le séduit sans un mot par ses seuls attributs, de gros seins moulés dans son haut et une démarche chaloupée des hanches, les yeux faits. Puis elle le pulvérise lorsqu’il veut la baiser avant d’enlever son masque et d’introduire son commando martien. C’est le massacre au laser et les martiens gagnent ; seul le président y réchappe – et sa fille (Natalie Portman) qui erre sans comprendre.

Cette fois, c’est la guerre. Mais un peu tard, l’effet de surprise est bel et bien passé. Le président signe l’ordre d’user de la force nucléaire mais l’avancée technologique martienne rend cette arme obsolète. Une poire aspire toute l’énergie de la bombe et le martien en chef s’en sert comme fumée énergisante.

Les martiens débarquent en masse et s’amusent : ils observent les humains baiser, analysent ceux qui écoutent de la musique, arrachent les façades pour mieux observer les gens chez eux et les singer avec une ironie féroce, jouent à pulvériser tout ce qui s’élève, tours, hôtel, obélisque, Maison blanche – tous les symboles de l’orgueil yankee. Les gens fuient, paniqués. C’est un festival de cocasseries dans des cris d’orfraie, d’explosions en tous genres et de lasers en folie.

Lors d’une rencontre avec le président dans son bureau, le martien en chef pulvérise d’abord les agents du service secret puis les généraux avant d’écouter le président faire un discours politicien, plein de pathos et de menteries. L’alien consent une larme et tend la main. Mais c’est une fausse amitié ; une fois de plus la main est une arme, une fausse main qui se retourne comme un serpent et embroche le président, le crucifiant sur l’emblème des USA au sol de la Maison blanche.

Dans ce chaos, ce ne sont pas les institutions qui résistent, ni les militaires inaptes à l’initiative, mais les simples gens du commun. Un ancien boxeur noir reconverti en attraction d’hôtel sous un déguisement de pharaon (Jim Brown), Tom Jones le chanteur de charme un peu oublié, une pétasse rousse allumée qui se met en zazen devant un cristal et ouvre ses chakras (Annette Bening), un fils dédaigné (Lukas Haas), trop grand et un peu écolo qui aime sa grand-mère Alzheimer (Sylvia Sidney, née en 1910), frère du suprémaciste tombé au champ d’horreur, les deux gamins noirs du boxeur (Ray J, l’aîné à grosse chaîne dorée et Brandon Hammond le cadet) qui jouent à dézinguer les aliens avec leur propre fusil laser récupéré sur un cadavre comme dans leurs jeux vidéo favoris…

C’est justement le gai jodle de la chanson qu’écoute avec délice la grand-mère, Indian Love Call de l’antique Slim Whitman, qui leur vrille les tympans et fait exploser leur caboche dans une gelée vert pomme. Il suffit de la diffuser en masse et le garçon s’y emploie avec la radio, relayé très vite par l’armée et ses haut-parleurs. Les martiens, venus pour conquérir et asservir, s’enfuient marris lorsqu’ils le peuvent, ou se crashent en l’air, dans les déserts et les lacs lors d’un finale réjouissant.

Non, la candeur n’est pas une vertu. Le bon sauvage est une « croyance », pas une vérité efficace. L’humanisme chrétien fait des gens des moutons, à la merci de tous les prédateurs. Le peuple américain sait se défendre, au contraire de ses élites « libérales » (gauchistes) qui tendent toujours à dénier, minimiser, argumenter pour éviter l’amalgame. Avec les ennemis, qu’ils soient nazis, communistes, dictateurs arabes ou islamistes – ou vingt ans plus tard petits hommes jaunes – il faut agir en ennemi : le gros bâton avant la carotte. Ce qui est ironique est que cette mentalité yankee retrouve le fond du racisme nazi : il s’agit de défendre la « race » humaine contre les aliens venus de l’espace, sans aucune pitié. La lutte pour la vie est la règle de fond. Quand le trumpisme en germe faisait rire…

DVD Mars Attacks! Tim Burton, 1996, avec Jack Nicholson, Glenn Close, Annette Bening, Warner Bros 1998, 1h42, €6.46 blu-ray €12.76

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Xavier Müller, Erectus

Une pandémie due à un virus ! Après Ebola, Nipah, SRAS, fièvre de Lassa, Covid-19, Zika, voilà qui est d’actualité immédiate mais qui nous plonge dans les millions d’années de l’Evolution. Dans le parc Kruger, en Afrique du sud, un éléphant devient malade ; il lui pousse deux autres défenses et il est sur le flanc pendant deux jours, couvert de plaies purulentes. Puis il se remet, mais se trouve transformé : il est devenu un gomphoterium, l’ancêtre préhistorique des éléphants actuels !

L’origine ? Dès les premières analyses, les savants découvrent qu’il s’agit d’un virus recombinant qu’ils appellent le « virus Kruger ». Il coupe l’ADN et le recompose en faisant appel aux gènes endormis mais toujours présents. Ce virus est redoutable car il saute allègrement la barrière des espèces, contaminant les animaux mais aussi les végétaux. Et les humains ? Bien sûr que oui car l’homme est animal, et c’est alors que la panique se lève. Le virus se transmet par le sang, comme le sida. Quiconque est mordu ou touche une surface infectée avec une plaie ou une muqueuse, est contaminé. Il ne meurt pas mais se transforme… il régresse de deux millions d’années !

C’est ainsi qu’Homo Sapiens Sapiens doit cohabiter avec de plus en plus d’Homo Erectus qui sont d’anciens enfants, parents ou collègues. Les deux espèces, bien qu’apparentées, ne communiquent pas car Erectus n’a pas développé le langage. Il est plus que bête mais pas encore humain ; il vit en horde comme les grands singes, et communique par gestes, mimiques et grognements. Il mange ce qu’il trouve, des fruits, de la viande, du cadavre de copain accessoirement. Oui, il est cannibale. Pas agressif, sauf si on l’effraie ou l’attaque. Ce qui ne manque pas d’arriver, dans la panique des « étrangers » qui saisit toute l’espèce humaine.

L’ONU en Assemblée générale vote « à 58% » pour « décider » qu’Homo Erectus n’est pas homme et doit être cantonné en camps fermés ; la minorité visible des homos est considérée comme inférieure et menaçante. Les plus nationalistes et racistes de la planète en profitent pour faire avancer leurs thèses. Si les Chinois se contentent de tirer à vue sur les « bêtes » qui surgissent, les Russes décident de les traquer pour les éradiquer et, dans le reste du monde occidental, des milices civiles pillent les armureries pour organiser leur survie dans la meilleure veine de chasse, pêche et tradition. On les comprend, même si « les droits de l’Homme » en prennent un coup. La France elle-même dérape quand des Erectus s’échappent du zoo de Vincennes où ils étaient parqués pour se répandre dans la ville.

C’est toute la leçon de ce thriller de suggérer les conséquences d’une pandémie : sanitaires, économiques, vite politiques et encore plus vite morales. Survivre balaye tout. L’isolement des zones contaminées, le rejet des atteints, la fermeture des ports et des aéroports, donc la raréfaction des denrées, le stockage, les émeutes et le pillage ; le flicage des familles contaminées, l’ouverture de camps de rétention, l’appel à l’armée et le tir à vue, se succèdent en séquences inévitables. L’humanisme est un luxe de nanti… Et l’on survit mieux campagnard macho qu’urbain intello.

Seuls deux personnages résistent à l’ambiance de lynchage : Anna, une paléontologue française originale qui s’est marginalisée en défendant la thèse non orthodoxe d’une possible « réversion » de l’Evolution – et Kyle, un gamin blond sud-africain de 10 ans. La première perdra son petit ami Yann mordu par un mammifère marin contaminé ; le second son grand-père adoré, vétérinaire du parc Kruger, infecté par un animal. Ils tenteront à leur niveau de montrer que Sapiens et Erectus peuvent cohabiter en paix, et trouver chacun sa place dans la nature.

L’auteur, journaliste docteur ès science, développe son thriller en dix chapitres, des « premiers symptômes » au « refuge » en passant par « contamination », « riposte », antiviraux, « rébellion », « assaut »… C’est écrit sec, direct, le lecteur emballé saute à la ligne. Le récit est prenant, en sous-chapitres courts et haletants dans la meilleure lignée du thriller à l’américaine. Les personnages sont un peu faibles mais le roman de frissons n’a pas le temps d’approfondir ; il ne peut que les peindre par petites touches impressionnistes entre deux scènes d’action. Les boucs émissaires sont faciles car à la mode complotiste : les multinationales, la course au fric, les trafics, le secret militaire, la bureaucratie de l’OMS et de l’ONU.

Mais le tout fonctionne car, après tout, le principal est le développement du scénario catastrophe : une pandémie signifie un bouleversement complet de notre mode de vie, de l’alimentation facile, des relations mondialisées, des liens sociaux, de la bénévolence morale. A méditer pour le virus à bière corona – et pour les pandémies qui vont inévitablement suivre.

Xavier Müller, Erectus, 2018, Pocket thriller 2019, 501 pages, €8.00 e-book Kindle €12.99

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Jean Lacouture, Montaigne à cheval

De temps à autre, je reviens comme mes contemporains à cet humanisme français né avec Michel de Montaigne, et cela est bien. Les études me l’ont fait étudier en seconde, ce qui est bien trop tôt pour en tirer tout le suc. Il a fallu un philosophe contemporain, une fois que j’eus passé 30 ans, pour me donner le goût de le relire et de m’en faire un ami.

Le virus a atteint Jean Lacouture en cette fin des années 1990, soucieux peut-être de revenir aux sources de la civilisation française, entre deux biographies de grands personnages contemporains.

Son père, comme l’air du temps, ont inculqué à Montaigne une culture de l’action. Nourri de latin, pris dans les tourmentes du siècle des guerres de religion, il s’est bâti une morale humaine. Curieux et affectif, il a aimé le plaisir et l’amitié. Vaillant, fidèle, voyageur, il n’est bien qu’à cheval, soldat au service de son roi ou visiteur des pays inconnus. Je lui ressemble en sa tempérance et sa tolérance, en son goût de l’autre et de l’ailleurs, en son scepticisme et son agnosticisme, en sa raison et son affection.

Montaigne philosophe sans le savoir, comme il vit, au rythme de sa respiration. Il tire leçon de ses lectures comme de ses actions, du spectacle des autres et des conversations. Lacouture le montre bien, Montaigne a une philosophie du réel en mouvement. Pris en main par son père après deux garçons tôt disparus, il n’aime pas sa mère, trop avare. Élevé selon Érasme, latin précoce, liberté d’allure ; dépucelé « longtemps avant l’âge de choix et de connaissance », Montaigne sait que pour un gentilhomme de peu de fortune comme lui, le chemin du pouvoir passera par la culture. Et le cheval, où il est habile, compensera sa petite taille et sa gaucherie.

Michel, initié très tôt, aime les femmes mais pour le plaisir. L’échange intellectuel est pour lui le plus important et il ne trouvera une belle savante, Marie de Gournay, que passés 56 ans. Selon Lacouture, « un être aussi sensible, aussi ouvert aux autres, ne saurait survivre dans l’isolement affectif ». Ce sera l’amitié avec La Boétie, dont l’essence homosexuelle ou non, où disserte Lacouture, est sans doute un contresens historique. Nourri d’antiquité, pris dans un réseau de relations féodales, attaché aux échanges savants, Montaigne ne saurait être jugé selon les critères mesquins de la bourgeoisie puritaine de notre XXe siècle. C’est là une faiblesse du livre, par ailleurs plutôt équilibré.

La Boétie permettra à Montaigne de se préciser. Il se voit plus pragmatique que stoïcien, plus proche de Machiavel que de Sénèque. Il affirme ses convictions, mais sans heurter inutilement les préjugés de son temps. Il ne cite pas le Christ mais il utilise des « titres obliques » pour faire passer un éloge du suicide, un réquisitoire contre la démonologie, ou une apologie de l’érotisme. Dans l’enchevêtrement des fidélités et des familles prises dans les événements de son temps, Montaigne se fait un « devoir d’obéissance » qui est fidélité à la légitimité. Il admet les crimes « nécessaires » mais seulement pour ce qu’il faut, en dérogation bien posée des principes de tolérance.

Pied léger, cœur volage, il veut découvrir des horizons propres à l’étonner, non pour « trouver ce qu’il cherche mais pour goûter ce qu’il trouve ».

Il se veut soldat à la manière de Socrate ou de César, selon vaillance et raison, sans la démesure d’Alexandre. Entre tous les adages qu’il fit graver sur les poutres de sa « librairie », Lacouture relève celui qui, selon lui, définit le mieux Montaigne : « C’est le « je suis un homme et crois que rien d’humain ne m’est étranger », de Térence – les huit mots magnifiques en quoi se concentrent pour nous la pensée et le comportement de l’homme qui plaida pour la tolérance, dénonça la torture, ridiculisa le concept de « sauvage », s’ouvrit à toutes les cultures, choisit, étant en Italie, d’écrire en italien, aima le vin et l’accueil des Allemands, respecta la conversion à la Réforme de l’un de ses frères et de l’une de ses sœurs, et se battit pour que ses coreligionnaires catholiques reconnussent la légitimité d’un prince huguenot » p.156.

Je viens de retourner visiter le château de Montaigne et la tour où il avait ses livres et son lit. Il dominait un paysage de collines, varié et aménagé : des bois, des prés, des vignes ; des villages alentour, quelques châteaux lointains, la grande ville ouverte sur le large à une journée de cheval. Le cœur d’une certaine France, un peu espagnole, un peu anglaise, marquée de latinisme avec une pointe d’arabe et de marrane. C’est la France même en sa culture mêlée, née d’influences diverses fondues avec les siècles en une progressive civilisation.

Jean Lacouture, Montaigne à cheval, 1996, Points Seuil 1998, 416 pages, €7.90

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Jean d’Ormesson, Comme un chant d’espérance

Une fois de plus remettre sur le métier son ouvrage ; une fois de plus avec un titre à rallonge ; une fois de plus sur le néant, le temps, Dieu et toutes ces sortes de choses ressassées à satiété. Mais cette fois pour la maison d’édition de sa fille Héloïse. Jean d’O recycle ses fiches sur la cosmologie, il ajoute des spéculations philosophiques, convoque Flaubert pour « l’idée (…) d’un roman sur rien ». Et c’est emballé pour une centaine de pages (48 en Pléiade). C’est brillant et simple, la transmission du vieillard à l’adolescent : « Il n’y avait rien. Et ce rien était tout ».

Car le rien est « Dieu », comme tout ce dont on ne sait rien. Dieu comme mystère au-delà des capacités humaines. Dieu comme absolu de notre relatif. « En face et à la place d’un hasard aveugle et d’une nécessité qui serait surgie de nulle part, une autre hypothèse… » : Dieu évidemment ! « Si Dieu était quelque chose, ce qu’il n’est pas, il serait plutôt un silence et une absence d’une densité infinie. Ou une idée pure et sans borne qui ne renverrait qu’à elle-même ». Une idée pure, en effet. Mais si l’idée existe (dans l’esprit des hommes) cela signifie-t-il qu’elle « est » (dans la réalité) ? Le mot chien ne mord pas… avait l’habitude de susurrer Wittgenstein.

« Avec Dieu c’est tout simple : la vie des hommes est une épreuve et le monde est le théâtre… » Car le hasard, ce serait trop humiliant pour le seul être apte à penser que serait l’être humain. Oh, l’orgueil catholique qui ne peut se défaire d’être maître et possesseur de la nature – sur ordre divin ! Peut-être existe-t-il de l’intelligence ailleurs que sur la terre ? Et même chez certains animaux ? « Il me semble impossible que l’ordre de l’univers plongé dans le temps, avec ses lois et sa rigueur, soit le fruit du hasard » (p.1098 Pléiade). Et pourquoi donc, sinon par orgueil intime que l’on vaudrait mieux que cela ? La mécanique enclenchée déroule son programme tout en apprenant par essais et erreurs, comme une bonne vieille IA, l’intelligence artificielle encore balbutiante aujourd’hui mais qui avance à pas de géant : la nature le pratique, tout comme les OGM, depuis des millions d’années ! Un pauvre argument que ce pourquoi du hasard…

Un meilleur est le Message du Christ. Peu importe qu’il ait historiquement existé ou ne soit qu’un mythe construit plus d’un siècle après à partir d’exemples multiples. Son message est : « Le royaume de Dieu est au milieu de vous… Aimez-vous les uns les autres… Toutes les fois que vous avez fait ces choses à l’un des plus petits de mes frères, c’est à moi que vous les avez faites… (…) La doctrine de Jésus est un humanisme » p.1100. Dès lors, l’hypothèse de Dieu est-elle indispensable ? L’humanisme n’est-il pas le meilleur de l’idéal humain ? La morale bien entendue est l’entraide intelligente, le soutien moral et la relation affective : même les bêtes en sont capables, les animaux sociaux. Nous ne faisons que le pratiquer aussi dans nos bons jours – avec le mal dans les pires. S’il nous a créé, Dieu nous a fait entier et mêlé de potentialités bonnes ou mauvaises, avec une « liberté » toute relative pour véritablement choisir.

Alors où le trouver ? « Dieu se dissimule dans le monde (…) il se manifeste [par exemple dans] le temple de Karnak (…) L’Iliade et l’Odyssée (…) les fresques de Michel-Ange (…) Andromaque (…) de Racine (…) Le messie de Haendel (…) Sur l’eau de Manet (…) A Villequier de Victor Hugo, presque tout Baudelaire (…) les calanques de Porto en Corse (…) une nuit d’été sous les étoiles (…) un enfant, soudain, n’importe où… » p.1105. En bref, tout ce qu’on aime. Dieu serait-il l’autre nom de l’amour, cette adhésion spontanée à la nature, aux êtres, aux absolus ? Dès lors, pourquoi le nommer « Dieu » ? « Pour les hommes au moins, Dieu n’est rien sans les hommes » p.1100.

Sorti de huit mois d’hôpital, cet opuscule entre l’essai et le roman fut écrit d’une traite comme l’éjaculation spirituelle d’une vie. En reflet du divin, l’auteur évacue l’idée que l’absolu n’est qu’une projection de la pensée alors que tout dans l’univers apparaît relatif, peut-être même la mathématique dont il fait grand cas, mais qui n’est que la façon structurée dont le cerveau humain perçoit les relations entre les choses.

Croire n’est pas une hypothèse indispensable pour lire ce petit livre ; il apportera de quoi penser à beaucoup. Jean d’Ormesson fait son bagage sans savoir qu’il vivra encore quelques années. Il y a quelque chose d’enfantin dans cet inventaire du beau et du bien, de ce qu’il emporte dans l’île déserte de la mort d’où nul ne revient. Une glissade d’étonnements qui touche profondément.

Jean d’Ormesson, Comme un chant d’espérance, 2014, Folio 2015, 128 pages, €6.80 e-book Kindle €9.99

Jean d’Ormesson, Œuvres tome 2 (Le vagabond qui passe…, La douane de mer, Voyez comme on danse, C’est une chose étrange…, Comme un chant d’espérance, Je dirai malgré tout…), Gallimard Pléiade 2018, 1632 pages, €64.50

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La morale chez Sartre et Beauvoir

Je poursuis ma réflexion tirée des mémoires de Simone de Beauvoir et des entretiens avec Jean-Paul Sartre. La morale ne se décide pas dans l’abstrait, mais dans l’action. Sartre « comprit que, vivant non dans l’absolu mais dans le transitoire, il devait renoncer à être et décider de faire », La force des choses p.16. La liberté se réalise, elle n’est pas une donnée de nature. Il ne suffit pas d’assumer une situation mais de la modifier au nom d’un avenir qui est un projet politique. Pour Sartre et Beauvoir, c’était le socialisme communiste. « L’existentialisme définissait l’homme par l’action ; s’il le vouait à l’angoisse, c’est dans la mesure où ils le chargeaient de responsabilité », La force des choses p.20.

L’engagement est présence totale au monde. Le monde concret, physique, du corps, des amitiés, mais aussi le monde historique, le contexte social. La vérité se mesure aux conduites, pas aux phrases. L’exigence est avant tout morale. « Les petits-bourgeois qui lisaient (Sartre) avait eux aussi perdus leur foi dans la paix éternelle, dans un calme progrès, dans des essences immuables ; ils avaient découvert l’histoire sous sa figure la plus affreuse (…). L’existentialisme s’efforçait de concilier histoire et morale », La force des choses p.62.

« Je ne pouvais pas être libre seul » dit Sartre, La force des choses p.332. L’exigence morale est un héritage culturel, celui de la Révolution française : « Au nom des principes qu’elle m’avait inculqués, au nom de son humanisme et de ses ‘humanités’, au nom de la liberté, de l’égalité, de la fraternité, je vouais à la bourgeoisie une haine qui ne finira qu’avec moi », La force des choses p.357. Sartre a découvert chez Marx que les hommes concrets incarnent des intérêts de classe et que la lutte est quotidienne et sans pitié. Foin des grands principes, les intérêts matériels priment (richesse, pouvoir, élitisme). Sartre voulait rétablir l’exigence des grands principes.

Pour lui, les travailleurs (puis les Mao en 68) essaient de constituer une société morale, c’est-à-dire « où l’homme désaliéné puisse se trouver lui-même dans ses vrais rapports avec le groupe », La cérémonie des adieux p.47. Où l’on voit que le marxisme de Sartre est plus philosophique que politique. En bon individualiste, pas question de juger qu’en tout le parti a toujours raison. « Ce qui dépend de nous c’est la liberté ; donc on est libre en toute situation, en toutes circonstances ». Il s’agit au fond d’une liberté stoïcienne. « La liberté et la conscience, pour moi, c’était pareil. Voir et être libre, c’était pareil. Parce que ce n’était pas donné, en le vivant, j’en créais la réalité. (…) La liberté rencontrait des obstacles et c’est à ce moment-là que la contingence m’est apparue comme opposée à la liberté. Et comme une espèce de liberté des choses, qui ne sont pas rigoureusement nécessitées par l’instant précédent », Entretiens p.497.

Pour faire triompher la liberté, il est nécessaire d’agir sur l’histoire. « Le Bien, c’est ce qui sert la liberté humaine, ce qui lui permet de poser les objets qu’elle a réalisés, et le Mal c’est ce qui dessert la liberté humaine, c’est ce qui présente l’homme comme n’étant pas libre, qui crée par exemple le déterminisme des sociologues d’une certaine époque », Entretiens p.617. C’est aussi l’Autorité, validée par l’Important, ce type d’homme que renie Sartre : « L’important, ou bien feint de mépriser les gens ou prétend à leur vénération : c’est qu’il n’ose pas les aborder sur un pied d’égalité », La force des choses p.168.

Dans sa quête, Sartre pouvait tâtonner, mais il ne se fermait jamais. « Tout au long de son existence, Sartre n’a jamais cessé de se remettre en question ; sans méconnaître ce qu’il appelait ses ‘intérêts idéologiques’, il ne voulait pas y être aliéné, c’est pourquoi il a souvent choisi de ‘penser contre soi’, faisant un difficile effort pour ‘briser des os’ dans sa tête », La cérémonie des adieux p.13. C’est cette capacité de remise en cause et de renouvellement qui me rend Sartre sympathique. Malgré ses erreurs et ses choix contestables, surtout à la fin de sa vie où il est devenu sénile, je continue à voir en lui le modèle même du philosophe contemporain, une conscience libre animée d’un doute raisonnable. Est-ce un effet de « sa répugnance à entrer dans l’âge adulte ? », La cérémonie des adieux p.41. Les Mao le rajeunissent par leurs exigences morales mais Sartre, déjà vieux et malade, a confondu leur spontanéité avec la vérité, leur violence avec la libération, leur entêtement avec des convictions.

Il aimait la jeunesse parce qu’il aimait la vie. Mais aussi par ce qu’il pensait que vieillir sclérose et rend plus avare que sage, plus conservateur que novateur. « L’homme est aussi un être hiérarchisé, et c’est en tant que hiérarchisé qu’il peut devenir idiot ou qu’il peut préférer la hiérarchie à sa réalité profonde », Entretiens p.354. Il s’agit de ce qu’il appelait « les faux-jetons ». « La hiérarchie, c’est ce qui détruit la valeur personnelle des gens », Entretiens p.362. Ce pourquoi, au fond, l’idée de Dieu ne lui était pas nécessaire : « Je n’ai pas besoin de Dieu pour aimer mon prochain. C’est un rapport direct d’homme à homme, je n’ai nul besoin de passer par l’infini » Entretiens p.624.

Cela n’empêche pas qu’il y ait diverses qualités d’homme. « Pour moi, le génie et le surhomme, c’était simplement des êtres qui se donnaient dans toute leur réalité d’homme ; et la masse qui se classait suivant des chiffres, suivant des hiérarchies, c’était une pâte dans laquelle on pouvait trouver des surhommes qui allaient venir, qui allait se dégager » Entretiens p.348. La hiérarchie n’existe donc pas de nature mais est l’effet de la liberté humaine. Elle se construit, se constate, se remet en cause à chaque instant. « Je pense que, en fait, chacun a en soi, dans son corps, dans sa personne, dans sa conscience, de quoi être sinon un génie, en tout cas un homme réel, un homme avec des qualités d’homme ; mais que la majorité des gens ne le veut pas, elle s’arrête, elle s’arrête un niveau quelconque, et finalement elle est presque toujours responsable du niveau auquel elle est restée. Je considère donc que, en théorie, tout homme est l’égal de tout homme et des rapports d’amitié pourraient exister. Mais en fait cette égalité–là est défaite par les gens au nom d’impressions stupides, de recherche stupide, d’ambitions, de velléités stupides » Entretiens p.352.

Chacun façonne ce qu’il est et c’est là que Sartre se montre le meilleur : dans cette conscience de la réalité humaine. « J’aime vraiment, réellement, un homme qui me paraît avoir l’ensemble des qualités d’homme ; la conscience, la faculté de juger par soi-même, la faculté de dire oui ou non, la volonté, tout ça, je l’apprécie dans un homme ; et ça va vers la liberté. À ce moment-là, je peux avoir de l’amitié pour lui, et souvent j’en ai pour des gens que je connais fort peu. Et puis il y avait la majorité, les gens qui étaient à côté de moi, dans un train, dans un métro, dans un lycée, à qui authentiquement je n’avais rien à dire ; on pouvait tout juste discuter, en se mettant sur le plan des hiérarchies » Entretiens p.352.

Simone de Beauvoir, La force des choses et Entretiens avec Sartre, 1976, Folio

  • Tome 1, 384 pages, €8.40 e-book Kindle €7.99
  • Tome 2, 507 pages, €9.00 e-book Kindle €8.99

Simone de Beauvoir, La Cérémonie des adieux, suivi de Entretiens avec Jean-Paul Sartre : Août – Septembre 1974, Folio 1987, 624 pages, €10.20 e-book Kindle €9.99

Simone de Beauvoir, Mémoires, tome 1 et 2, Gallimard Pléiade 2018, 3200 pages, €139.00

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Eugen Drewermann, Dieu en toute liberté

« Qui veut accéder à l’enfance doit encore surmonter sa jeunesse ». L’ouvrage s’ouvre sur cette citation de Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra. Nietzsche, auquel l’auteur préfère Freud dans sa critique de l’église et sa tentative de reconstruire les bases de la foi. Pour Drewermann, la doctrine de l’église catholique est une aliénation, propagée et maintenue par un corps de fonctionnaires de Dieu, névrosés obsessionnels. Pour la rebâtir, il faut briser ce carcan. La foi est nécessaire, elle se construit sur les images de l’inconscient pour exorciser l’angoisse humaine. Elle est rationalisation abstraite de la peur animale.

Mais cet ouvrage me laisse partagé. Autant la critique du fonctionnement ecclésial et du parti de Dieu est souveraine, autant l’appel à Freud, à Jung et à l’éthologie sont peu convaincants. Ils apparaissent trop archaïques, pesants, « dogmatik ».

L’Eglise : « Cette manière bureaucratique qu’elle a de posséder la vérité aboutit à une trahison systématique de l’homme de Nazareth et de son existence prophétique » p.14. Dieu doit, au contraire d’être un dogme, être découvert par soi-même dans « une dialectique de l’essai et de l’erreur à l’intérieur de sa vie personnelle » p.15. Le catholicisme est l’avatar spirituel de l’impérialisme romain. Il est fétichisme conceptuel, superstition du sacrement, exacerbation névrotique des scrupules, « une religion de la peur que l’on conjure par la magie » p.26. Pire, « L’Eglise peut même attribuer à tout péché la gravité qu’elle veut » p.31. Car « le but, ce n’est pas la connaissance de soi-même ni la découverte de la vérité de Dieu, c’est seulement que le pouvoir de l’église soit reconnu comme le principe formel du salut éternel » p.32. Un pouvoir analogue à celui du parti communiste en Chine. Ce pouvoir a « la prétention (…) de détenir, préfabriquée, la vérité parfaite et étouffe toute possibilité pour l’individu d’apprendre et de mûrir par lui-même » p.35. En ce sens, la théologie « ne peut être que la science de l’adaptation aux règles prescrites » p.39. D’où son abstraction, sa dépersonnalisation, son refus du dialogue. Être en opposition, c’est se sentir « mauvais », avoir peur de soi-même, cette peur projetée dans les images du Diable, de l’Enfer, ces résidus archaïques. Selon Freud, il s’agit d’un « sadisme du Surmoi ».

« Le centre existentiel de toute peur et de toute angoisse, c’est l’individualisation de la vie humaine. Contre cette peur, la raison est impuissante (…). Il n’y a qu’une forme, et une seule, qui soit en mesure de vaincre la souffrance que cause à l’homme l’isolement dans sa singularité et sa solitude : c’est l’amour » p.117. Il consiste, selon l’auteur, « à découvrir que l’être aimé (…) possède pour moi et en lui-même une importance infinie » p.118. Or, « la faute capitale de la dogmatique chrétienne consiste à remplacer l’amour par l’intellect, la liberté par la contrainte, la peur et l’angoisse par l’hétéronomie » p.118 (ce qui signifie chercher dans les règles sociales sa ligne de conduite, et non pas en soi-même). Nietzsche l’avait bien vu : « L’homme de foi, le croyant quel qu’il soit, est nécessairement un être dépendant, un de ceux qui ne peuvent se poser eux-mêmes comme fin (…). [Il] ne s’appartient pas, il ne peut être qu’un moyen, il faut qu’il soit exploité, il a besoin de quelqu’un qui l’exploite » p.142. Mais les hommes sont peu souvent assez forts pour être libres. Ils veulent croire.

Drewermann veut refonder la foi sur les images inconscientes de Jung, sur les programmes du diencéphale, sur l’imprégnation et l’apprentissage programmé. Pour lui, « la véritable tâche de la religion c’est l’indispensable intégration de l’émotionnalité [gasp !] et de la rationalité », en établissant « une relation entre les fonctions des hémisphères et celle du diencéphale » p.257. C’est le projet de tout humanisme, et même probablement la façon pour l’être humain d’être adulte : nul besoin de Dieu dans ce processus. Drewermann ajoute, ingénu : « Nous avons l’urgent besoin d’une culture : poésie, religion, imagination, qui nous aiderait à mettre un terme à la fois au formalisme d’un savoir scientifique dominateur et au fétichisme conceptuel du dogmatisme de l’Eglise » p.259. Une fois dégonflé ce vocabulaire pédant, traduit en direct de l’allemand, il ne reste que l’aspiration éternelle au savoir maîtrisé, en bref à la civilisation – avec pour les plus faibles un nouvel opium du peuple à vision pédagogique et consolatrice.

Contre la religion de l’angoisse, clame l’auteur, reprenons le combat dont Jésus donne l’exemple. Les concepts de psychose, névrose, schizophrénie, archétype, sont appelés en renfort du raisonnement, un brin lourdement. Le bouddhisme est évacué trop vite comme « détachement » du monde et surtout du « moi », ce qui nierait « la personne ». Cette précieuse petite personne Eugen Drewermann, comme tout catholique, en reste fétichiste. La raison grecque et sa culture de lucidité est à peine évoquée (pages 319 et 320). Pourtant, eux ne croyaient pas à la Providence. Pour Épicure, « ce grand Grec, la sagesse et la véritable intelligence des choses constituaient des formes authentiques et justes de vénération du divin ». Les dieux ne sont que des reflets humains et je souscris à cela : qu’est-il besoin de Dieu ? Drewermann expliquant Épicure : « Seul un être humain dont la conscience est devenue claire jusqu’au fond, n’a plus besoin, se fuyant lui-même, de projeter des pans entiers de son propre psychisme dans le monde transcendant des dieux célestes ou de la métaphysique ». La critique est exemplaire mais l’auteur se contente de la plaquer sans conséquences pratiques sur son discours.

À ce moment, tout est dit, mais il en remet une couche de 180 pages d’une logorrhée souvent pénible (par exemple le chapitre intitulé Les champs symboliques du sentiment de sécurité). Eugen Drewermann alors se répand, s’écoute parler, se noie dans l’érudition pesante, sans la lucidité ni le courage de couper ni d’aller à l’essentiel. La lourdeur de son discours est peut-être le signe d’une pensée fumeuse, c’est du moins mon avis. Il désire remplacer le dogmatisme de l’Eglise par la démarche vivante de Jésus : mais que ne le fait-il ! Reste-t-il encore trop englué dans le catholicisme romain, ce névrosé obsessionnel de l’explication psychologique ? Ne sombre-il pas, dans ces 180 dernières pages de plomb, dans ce « crétinisme en psychologie » dont Nietzsche affublait le christianisme en son entier ?

Mais s’il avait été plus clair, aurait-il été entendu ? La presse et l’opinion louangent souvent les érudits pesants parce que la presse et l’opinion ne comprennent pas tout et se sentent admis dans un club d’initiés réservés à une élite. Les snobs ont toujours préféré Hegel à Descartes ou Kant à Montaigne. Les louanges de la presse sur le livre à sa parution en sont un bon symptôme. Ce livre secoue la vénérable poussière accumulée sur le dogme catholique mais il se contente d’entrouvrir une fenêtre. Quant à l’Eglise, elle l’a viré comme hérétique. Depuis la parution, Drewermann s’est enfin intéressé au bouddhisme et a rencontré le Dalaï-lama ; mais il reste englué dans la bonne vieille psychanalyse freudienne : ne remplace-t-il pas un dogme par un autre ?

Eugen Drewermann, Dieu en toute liberté, 1997, Albin Michel spiritualité, 598 pages, €6.00 occasion

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Les vieux fourneaux de Christophe Duthuron

La BD au cinéma est très mode : le scénario est tout fait et les plans-séquence préparés. Les cases de Wilfrid Lupano et Paul Cauuet dans leur album de 2015 sont donc mises en mouvement par un Christophe Duthuron qui réunit un bouquet d’acteurs très convaincants. Mais il ne réussit pas à rendre irrésistible le rire du spectateur : il manque toujours quelque chose, une coupure image à temps, une chute pour les dialogues… ou, à l’inverse, il y a trop de lourdeur dans les blagues ou les scènes, des sentiments trop soulignés par une musique forcée. Les grands acteurs, il faut les laisser jouer, quitte à dériver du scénario. Le public ne s’ennuiera pas mais gardera un sentiment d’inachevé. Foi d’observateur, je trouve la bande dessinée meilleure que le film.

Lucette, femme d’Antoine (Roland Giraud, portant beau à 76 ans), meurt après une vie bien remplie. Son mari convie ses vieux potes à venir l’enterrer au village, dans le Gers, refuge de tous les révoltés post-68, anarchistes de tempérament. Sans cesse, le sud-ouest rejoue les chevaliers du Nord de l’orthodoxie contre les pauvres Cathares de l’hérésie, ce mythe inépuisable. Eddy Mitchell (76 ans) conduit par Pierre Richard (84 ans), soit Emile et Pierrot, reviennent donc dans leur province d’enfance pour enterrer la vieille et consoler le pote au litre de prune à 50°.

Emile réside dans une maison de retraite chic de la banlieue parisienne après une existence de nomade dans le monde, parti le plus loin possible à 18 ans après un match de rugby raté parce qu’il a planté sa petite amie Berthe (Myriam Boyer), fille de ferme collabo pour faire revenir le père au STO, et que celle-ci, par vengeance, a labouré le terrain de sport ! C’est un brin compliqué mais les gens ne sont jamais ce qu’ils paraissent en façade. Pierrot, dit la Taupe parce qu’il est bigleux (aussi bien physiquement que politiquement), a milité toute sa vie pour l’anarchie et constitué sur ses vieux jours une section anticapitaliste à Paris, où il coince les serrures des agences bancaires et autres petits méfaits inutiles. Seul Antoine apparaît « normal » aux yeux de la société, resté quarante ans à la comptabilité de l’entreprise locale pharmaceutique Garan-Servier, une usine partie de rien dans la région pour devenir multinationale ; il a été délégué syndical durant toute la période et, s’il n’a pu empêcher les licenciements de restructuration pour délocalisation, il en accuse la Berthe qui a toujours refusé obstinément de vendre ses terrains pour agrandir l’usine. Le spectateur apprendra pourquoi en fin de film et les trois compères n’en sortiront pas grandis !

Malgré les apparences, les protagonistes ne sont pas des chevaliers blancs du bien ni des héros humanistes du progrès. Bien qu’ils proclament la solidarité des petits contre les gros et défendent le prolo contre le patron, ils ont bien des choses à se reprocher. La première est de demeurer bornés jusqu’à leurs vieux jours ; la seconde de se draper depuis l’adolescence dans une bonne conscience de classe à laquelle ils ont fini par croire alors que leur réalité humaine est nettement plus douteuse.

C’est encore Lucette qui va faire avancer les choses. Non seulement elle rameute les potes pour son incinération, mais encore elle a laissé ses marionnettes du théâtre Le loup en slip, après avoir quitté l’usine Garan-Servier au bout de huit ans de boulot, et une correspondance révélatrice. Sa petite-fille Sophie (Alice Pol), un polichinelle dans le buffet sans dire de qui, est venue de Paris en quittant une carrière dans la communication se mettre au vert dans une bicoque branlante qu’un paysan du coin retape pour ses beaux yeux (en espérant la suite) ; elle reprend le théâtre de marionnettes de sa grand-mère. Antoine lit une lettre de Lucette à son patron Garan-Servier, évoquant leur baise torride – mais passagère.

Derechef, l’Antoine saisit son vieux fusil et monte dans son antique Renault Chamade du début des années 1990 pour foncer baffer le notaire du coin et lui arracher le lieu où le vieux Garan-Servier est parqué par ses enfants qui convoitent le magot. Il se dirige alors avec sa pétoire vers la Toscane où, dans une somptueuse villa à tourelle entourée d’un grand parc avec piscine, le vieux patron gagate avec son infirmière et conte à sa petite-fille les bribes de son passé lorsque son Alzheimer lui laisse le temps. La petite-fille en question voudrait savoir où sont passés les cent millions qui manquent dans la caisse de l’entreprise et cherche dans les souvenir une maitresse ou autre raison. Mais le vieux se méfie et, s’il n’a plus toute sa tête, ruse suffisamment pour ne rien lâcher.

Les deux potes et la Sophie enceinte de six mois foncent (relativement à la puissance de la vieille camionnette rouge du théâtre) vers le lieu où un crime se prépare. Après quelques péripéties drôle où Antoine ne tue pas le vieux, tous se retrouvent autour des Garan-Servier, et ce dernier (Henri Guybet, 82 ans) prend Sophie pour Lucette car elle lui ressemble fort. Il l’entraîne un soir dans sa chambre… pour lui remettre la marionnette le représentant avec un gros cigare, qu’il a toujours chérie même si Lucette lui avait fait une tête un peu grosse – mais il avoue lui avoir aussi « bourré le crâne ». Il en profite pour lui peloter les fesses, jamais guéri de son coup de foudre.

Fin de l’aventure ? Presque, car tout se révèle, les confidences du vieux Garan-Servier rendues par sa petite-fille rencontrent les questions de la petite-fille de Lucette et d’Antoine sur le rôle des trois ânes dans leur jeunesse imbécile – et ce qui s’ensuivit dans leur vie adulte. Soixante ans plus tard, tout se rattrape, ainsi est le karma. Aucun n’est ce qu’il paraît, ni les anars révolutionnaires qui n’ont pas d’âge pour faire chier le monde, ni le patron impitoyable qui se révèle respectueux.

Les auteurs se moquent des prétentions gauchistes et militent au fond pour un humanisme vécu. Car les grands mots masquent trop souvent les grands maux et l’idéologie à la mode est l’illusion qui cache la médiocrité humaine. La « révolution » passe par celle de chacun et « changer le monde » consiste d’abord à se changer soi. D’où la mise au vert écolo de la Sophie, bien loin des braillards politiques de la génération d’avant dont le gauchisme a fait flop sans rien entamer du productivisme. D’où la repentance forcée des trois potes allant à travers champ comme à Canossa quémander le pardon à la Berthe pour leur reductio at hitlerum, elle campée sur sa hauteur, la fourche à la main.

DVD Les vieux fourneaux, Christophe Duthuron, 2018, avec Pierre Richard, Roland Giraud, Eddy Mitchell, Alice Pol, Henri Guybet, Gaumont décembre 2018, 1h28, standard et blu-ray €14.99

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Ray Bradbury, Chroniques martiennes

Ce recueil de nouvelles raboutées en livre a pour fil conducteur l’invasion de « Mars » par les terriens. Mars est la quatrième planète de l’orbite solaire (la Terre est la troisième) et avant que Mariner IV en 1965 ne survole la planète, on pensait qu’elle ressemblait fort à ce que nous connaissons, mais dégénérée, morte. C’est pourquoi Ray Bradbury y situe sa chronique de l’espace. Elle est plutôt une planète fictive, une projection du désir humain d’aller coloniser l’espace.

Bradbury ne fait pas, selon ses dires, de la « science » fiction mais de l’irréel fantastique. Il y a en effet peu de science dans les Chroniques mais surtout de l’humanisme et de la philosophie. Ses Martiens aux yeux dorés et aux voix musicales ressemblent aux elfes de la littérature anglaise ; ils habitent des maisons à la grecque et boivent des nectars dans des vases de cristal. Les terriens quittent leur planète par goût de l’exploration scientifique et la perspective d’exploiter du minerai ; c’est alors le rôle des militaires et, comme nous sommes cinq ans après le nazisme et en pleine guerre froide, ces militaires (tous de jeunes hommes) sont plutôt frustes et patriotes. Ils agissent comme des scouts : feu de camp, bras sur les épaules, chants sous les étoiles et danses torse nu. Mais ils sont – évidemment – américains, donc de sales gamins lâchés sur un terrain de jeu : ils ne pensent qu’à saccager et détruire, jugeant tout ce qui diffère de chez eux comme une sauvagerie.

La première expédition sera expédiée par un Martien jaloux, sa femme ayant eu un contact télépathique avec les envahisseurs et se sentant elle-même envahie de chansons et de désirs nouveaux. La seconde expédition sera prise pour folie, les hommes circonvenus jusqu’à l’asile comme illusions hypnotiques. La troisième expédition, plus nombreuse, fera périr la plupart des Martiens de la varicelle, comme les Indiens jadis de la (petite) vérole. La quatrième engendrera une hypnose autodestructrice dans l’équipage.

Puis la masse des humains submergera la planète, les fusées « comme une nuée de sauterelles », installant partout des villes identiques à celles d’Amérique avec leurs immondes fast-foods. « Nous autres, gens de la Terre, avons un talent tout spécial pour abîmer les grandes et belles choses. Si nous n’avons pas installé de snack-bars au milieu du temple égyptien de Karnak, c’est uniquement parce qu’il se trouvait à l’écart et n’offrait pas de perspectives assez lucratives » (juin 2001). D’autres, plus écologiques mais moins nombreux, planteront des arbres pour augmenter le taux d’oxygène. Les Noirs américains, soumis encore à l’apartheid, ont vu une façon de se libérer et de jouer les pionniers sur une nouvelle planète. Tandis que la brigade des mœurs du politiquement correct à la mode McCarthy aux Etats-Unis impose jusque sur Mars l’éradication de tous les contes et livres sulfureux, comme ceux du sieur Edgar Poe : « tel ou tel groupe s’en mêlait, sous des prétextes politiques ou la pression d’associations variées, pour des préjugés religieux ; il y avait toujours une minorité effarouchée par je ne sais quoi, et une vaste majorité qui avait peur du mystère, du futur, du passé, du présent, peur d’elle-même et de ses ombres » (avril 2005). Cela n’a guère changé depuis 1950 !…

Les vrais Martiens « avaient su développer côte à côte la science et la religion, qui s’enrichissent mutuellement sans chercher à s’entredétruire » (juin 2001). Ils se cacheront dans les montagnes, se voileront d’illusion lorsqu’ils seront forcés au contact des humains, prenant alors toutes les formes. Comme celle du fils de 14 ans mort, qui revient, et que sa « mère » tuera une seconde fois par frivolité.

Il faudra qu’une guerre atomique vue jusque dans l’espace fasse griller la Terre pour que les néo-Martiens se rapatrient pour « revoir leur famille » et participer à la tuerie. Ne resteront que des solitaires, des pionniers à l’envers, dont l’homme qui a recréé sa famille morte de maladie en robots criants de vérité.

Plus une famille avec trois petits garçons qui a fait le chemin à rebours, fuyant la Terre et la guerre. Et peut-être une autre famille amie avec quatre petites filles. « La Science a été trop loin trop vite, et les gens se sont perdus dans un désert mécanique » (septembre 2005). Les Martiens, désormais, ce seront eux.

Lu à 14 ans, relu plus tard, et encore aujourd’hui, je reste fasciné par la prose poétique de ce livre. Son auteur est amoureux du monde et des espaces, toujours prêt à une vie meilleure, critique impitoyable des travers de « la civilisation » : la religion ou l’Hygiène mentale, la destruction prédatrice, la colonisation des indigènes, l’exploitation minière. Surtout américaine, surtout dans les années cinquante. Si la partie « fusées » et gadgets technologiques a bien vieilli, le message reste immuable. Un grand livre, musical, captivant.

Ray Bradbury, Chroniques martiennes (The Martian Chronicles), 1950, Folio 2002, 336 pages, €7.40 e-book Kindle €6.99

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Donna Leon, Minuit sur le canal San Boldo

Donna Leon a su créer un univers à Venise et des personnages attachants, le commissaire Brunetti, sa femme Paola et la secrétaire du vice-questeur la signora Elettra. Le lecteur habitué de la série retrouve cette atmosphère quiète malgré les crimes et les nouveautés mondialistes, cet humanisme qui sera bientôt suranné, la prochaine génération étant plus globalisée et moins généreuse, peut-être, de principes universels.

Cette fois, c’est une comtesse mais néanmoins grand-mère qui se préoccupe, à 86 ans de connaître le fin mot d’une histoire vieille de quinze ans arrivée à sa petite-fille. Parents divorcés, mère déboussolée depuis toujours, milieu aisé où circule la drogue, la jeune Manuela, 15 ans, avait la beauté mais pas le bonheur. Elle faisait du cheval sur le continent, émoustillait les garçons au lycée, sortait parfois le soir. Jusqu’à cette mi nuit où elle tombe dans un canal. Tétanisée par une peur de l’eau qui remonte à sa tendre enfance, elle n’est sauvée qu’in extremis par un ivrogne qui passait par là et ne se souvient plus de grand-chose. Sauvée, mais abîmée : son cerveau, privé d’oxygène trop longtemps, a subi des séquelles irréparables et si elle tombe à l’eau adolescente, elle en ressort enfant, comme il est dit dans l’histoire. Désormais trente ans, elle agit et réagit comme une petite fille de six ans.

Lors d’un dîner formel où sa femme est invitée en tant que Faller, grande famille de Venise, Brunetti se voit incité par la comtesse à reprendre l’enquête. Elle veut savoir avant de mourir ce qui est arrivé à sa petite-fille. Elle n’aurait pas nagé dans le canal, ne se serait même pas approchée de l’eau. Alors, l’a-t-on poussée ? Droguée ? Qui et pourquoi ? Le commissaire ne peut décider de lui-même de reprendre une enquête policière qui n’a pas abouti jadis ; il lui faut un ordre du procureur ou des faits nouveaux. Sur l’insistance de la grand-mère, et se souvenant qu’il est aussi papa, il va manœuvrer habilement Patta, son supérieur hiérarchique, pour qu’il convainque le procureur. Un peu de flatterie sociale suffit…

Curieusement, dès que l’on remue l’onde, la boue ressurgit à la surface. L’ivrogne sauveur est retrouvé assassiné : y aurait-il un lien avec cette vieille affaire ? L’énigme est vite résolue, le meurtrier un brin téléphoné pour le lecteur, mais le chemin pour y parvenir immerge au préalable dans Venise, ses bistrots, ses cancans, ses habitudes. Il explore aussi les liens entre une jeune fille et sa jument, très forts semble-t-il, que la commissaire Griffoni, experte cavalière en sa jeunesse pour avoir obtenu une médaille d’argent aux jeux olympiques dans l’épreuve de dressage, va exploiter avec tact.

L’auteur est non seulement une productrice d’énigmes policières, mais aussi un sismographe des affaires du temps. C’est ainsi que l’immigration arrive en force dans ce roman, à croire même qu’elle va constituer le nœud de l’intrigue. Mais non ; elle n’est là que comme témoin d’époque, cette « nouvelle » immigration « plus dure » venue du Sahel et de la Corne de l’Afrique, moins prête à s’intégrer, revendicatrice de « droits » et portée à l’agressivité envers les gens.

Nous sommes loin des meilleurs romans de Leon, mais la petite musique agit. Le lecteur ne s’ennuie pas, séduit par de belles pages. Il ne faut cependant pas lire en pointillé, laissant le livre ou bout d’un chapitre pour le reprendre plus tard : l’ambiance n’agit que sur la durée.

Donna Leon, Minuit sur le canal San Boldo (The Water of Eternal Youth), 2016, Point policier 2018, 347 pages, €7.90 e-book Kindle €14.99

Les romans policiers de Donna Leon déjà chroniqués sur ce blog

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L’existentialisme était-il un humanisme ?

Simone de Beauvoir n’était pas Jean-Paul Sartre, elle en été contaminée et stimulée à la fois. Elle est plus raisonnable que son mentor et amant, moins portée aux délires de la raison (augmentés de whisky et d’éphédrine…). Elle a aussi mieux vieilli…

Dans La force des choses (FC) 1963, Entretiens avec Sartre (ES) 1974 et La cérémonie des adieux (CA) 1981, Simone évoque Jean-Paul et leur morale commune : celle qui m’a séduit à 13 ans, lorsque j’ai commencé à lire Jean-Paul Sartre. Pour ces existentialistes, « la morale » ne se décide pas dans l’abstrait mais dans l’action. Sartre « comprit que, vivant non dans l’absolu mais dans le transitoire, il devait renoncer à être et décider de faire » (FC p.16). Ce fut tout le dilemme des partis, lancés sur une utopie et forcés de se colleter la grise réalité concrète du gouvernement. Les « socialistes » comme les « écologistes » sont à la peine, tout comme les « gauchistes » et les « extrémistes de droite » le seraient si d’aventures ils parvenaient au pouvoir : voyez en Italie. La liberté se construit, elle n’est pas « de nature ». Il ne suffit pas d’assumer une situation mais il est nécessaire de la modifier au nom d’un avenir qui est un projet. « L’existentialisme définissait l’homme par l’action ; s’il le vouait à l’angoisse, c’est dans la mesure où il le chargeait de responsabilités » (FC 20). Et ça, « les responsabilités », les politiciens les fuient !

L’action était l’exemple du siècle des machines et de la science en marche, ce 19ème que Sartre et Beauvoir ont eu comme maitre pour former leur personnalité. L’action était aussi la morale émancipatrice des Lumières dont ils se voulaient les héritiers rebelles. Un pas de plus, et c’est « l’engagement ». Il est présence totale au monde : le monde concret, physique, du corps et des plaisirs ; mais aussi le monde des passions, amours, amitiés et mise en jeu ; enfin le monde des idées et de la morale, le contexte historique et social. Double sens au mot « engagement » : un commencement et une promesse, mais aussi un enrôlement et un assaut… Il sonne un peu comme « jihad » que le Dictionnaire du Coran (Bouquins 2007) classe sous la rubrique « guerre et paix » – le jihad est le combat contre le mal en soi-même, mais aussi la guerre sainte avec le groupe. Donc la meilleure et la pire des choses. Après-guerre, le communisme avait les apparences d’un nouvel humanisme, ayant contribué à vaincre la Bête immonde. C’était une erreur mais Sartre était moins rationnel qu’Aron et il se trompait avec passion. Pour Sartre, la vérité se mesure aux conduites, pas aux phrases. Or cette conviction aurait dû s’appliquer à lui-même, dès 1956 et l’écrasement par les chars soviétiques de la révolte hongroise… Il n’en a rien été, au contraire !

L’aveuglement a aussi son contexte historique. Beauvoir a eu plus de recul, même si elle a suivi son amant jusqu’au bout, visitant les dirigeants d’URSS, puis Castro et Mao sans rien voir d’autre que ce qu’elle était convaincue d’avance d’y trouver. « Les petits-bourgeois qui lisaient [Sartre] avaient eux aussi perdu leur foi dans la paix éternelle, dans un calme progrès, dans des essences immatérielles ; ils avaient découvert l’Histoire sous sa figure la plus affreuse (…) L’existentialisme s’efforçait de concilier histoire et morale » (FC 62). Sartre affirmait : « Je ne pouvais pas être libre seul » (FC 332). On le conçoit aisément – mais pourquoi alors s’assujettir à ces pensées totalitaires qui asservissaient les corps et les âmes jusqu’au meurtre de masse ?

L’exigence morale est un héritage culturel, celui des Lumières et de la révolution française : « Au nom des principes qu’elle m’avait inculqués, au nom de son humanisme et de ses ‘humanités’, au nom de la liberté, de l’égalité, de la fraternité, je vouais à la bourgeoisie une haine qui ne finira qu’avec moi » (FC 357) dit Simone. Elle se construit son propre épouvantail pour motiver ses actions. Sans passion, la raison n’est rien. Mais à créer son objet de haine fétiche, fait de morceaux tel Frankenstein, on risque de jeter bébé avec le bain censé le laver.

C’est exactement ce qui est arrivé à Sartre pour sa classification de « bourgeois » et qui arrive encore aux « anti » libéraux d’aujourd’hui. Ils collent l’étiquette « libéral » sur tout ce qui leur déplaît, sans saisir ni l’origine émancipatrice, ni l’histoire des libertés, ni le bain culturel dans lequel l’idéologie libérale est baignée. « Libéral » a remplacé « bourgeois » comme bouc émissaire – peut-être parce que les « anti » sont de fait bourgeois, surtout petits. Ils n’ont pas le cran d’être autrement ‘révolutionnaires’ qu’en haïssant un facile bouc émissaire qui est leur propre caricature.

Pour Sartre, le ‘bourgeoisisme’ était la primauté des intérêts privés et la morale de l’égoïsme. Pourquoi ne pas condamner ces travers directement – comme le fait le christianisme – plutôt que de les haïr incarnés en ‘classes’ ? Par marxisme ambiant d’époque, revu activiste par Lénine et imposé brutalement par l’Etat-Staline ? Mettre tous les gens dans le même sac – et pas seulement leurs conceptions ou leurs idées – c’est incarner la haine dans une catégorie humaine. Cette ‘sous-humanité’, ainsi rendue objet, peut être traitée avec mépris : entassée en mouroirs, battue, jetée aux chiens. Est-ce vraiment ce que prônait Sartre quand il affirmait que « l’existentialisme est un humanisme » ? – Non, selon Beauvoir.

Pour elle et Sartre, affirme-t-elle, une société morale veut dire « où l’homme désaliéné puisse se trouver lui-même dans ses vrais rapports avec le groupe » (CA 47). Désaliéner le bourgeois de son égoïsme a autant de valeur que désaliéner le prolétaire du travail, l’idéaliste de ses illusions ou l’adolescent aujourd’hui de la trilogie mobile-réseaux sociaux-jeux vidéo. Où Simone nous rend compte que le « marxisme » de Sartre était plus philosophique que partisan. Pas question par exemple, de juger que le parti a toujours raison ! « Ce qui dépend de nous, c’est la liberté ; donc on est libre en toute situation, en toute circonstance » (ES 497). C’est, au fond, la liberté stoïcienne, pas besoin d’en appeler à Hegel ou à Heidegger pour cela. Sartre : « La liberté et la conscience, pour moi, c’était pareil. Voir et être libre, c’était pareil. Parce que ce n’était pas donné, en le vivant, j’en créais la réalité » (id). Ou encore : « Le Bien, c’est ce qui sert la liberté humaine (…) le Mal ce qui la dessert » (ES 617). Donc le marxisme appliqué par tous les léninistes, de l’original Oulianov au dernier avatar Castro, est du côté du Mal – non pas « théorique », mais bel et bien concret. Par « exigence morale » de désaliénation pour tous, et parce que « la liberté se réalise », elle n’est pas donnée – on l’a vu. Entre les idées de Sartre et son attitude réelle subsistait donc une sacrée contradiction.

Le Mal est aussi dans le chewing-gum des yeux télévisuel, le matraquage publicitaire, le mensonge industriel, les histrions snobs, les manipulateurs de parti, les idéologues de télé et les démagogues de tribunes, les fanatiques de tout… La société libérale est moins esclavagiste que les autres, car elle offre la liberté de choisir. Au prix de l’instruction et de la culture, mais à chacun de se bouger un peu, la société lui en offre les moyens. Aucune société autoritaire n’offre ce choix, même la culture est orientée et censurée, l’instruction sélectionnée.

Mais la liberté a un prix : la responsabilité personnelle. Certes, le spectacle, la marchandise et l’égoïsme des comportements y existent – comme ailleurs (l’ambition des arrivistes du KGB ou des caporaux du castrisme n’était guère différente…). A chacun de savoir résister aux sirènes égocentrées – au nom de la morale commune. Ulysse l’a bien fait, attaché à son mât par ses compagnons ! Pourquoi faudrait-il « la contrainte » pour forcer les humains à être autrement qu’ils sont ? La société en serait-elle plus heureuse ? L’exemple malheureux de tous les systèmes autoritaires à vocation « morale » ont montré à satiété que non. Pourquoi faut-il que Sartre ait été se fourrer là-dedans ? Simone nous en montre toutes les contradictions.

Sartre critique par exemple l’Autorité validée par l’Important, ce type d’homme qui sait mieux que vous ce qui est bon pour vous. « L’important ou bien feint de mépriser les gens ou prétend à leur vénération : c’est qu’il n’ose pas les aborder sur un pied d’égalité » (FC 168). Beauvoir montre que, dans sa quête, Sartre pouvait tâtonner, mais qu’il ne se fermait jamais. « Tout au long de son existence, Sartre n’a jamais cessé de se remettre en question ; sans méconnaître ce qu’il appelait ses ‘intérêts idéologiques’, il ne voulait pas y être aliéné, c’est pourquoi il a souvent choisi de ‘penser contre soi’, faisant un difficile effort pour briser des os dans sa tête » (CA 13). Cette capacité de remise en cause et de renouvellement me donne au fond une certaine sympathie pour Sartre, malgré ses erreurs tonitruantes, ses engouements absurdes et ses grands écarts.

Je rejoins Simone pour voir en lui le modèle du philosophe moderne, à la conscience libre, au doute raisonnable. Sartre : « J’aime vraiment, réellement, un homme qui me paraît avoir l’ensemble des qualités d’homme : la conscience, la faculté de juger par soi-même, la faculté de dire oui ou non, la volonté, tout ça je l’apprécie dans un homme ; et ça va vers la liberté… » (ES 352). Donc pas vers le caporal-socialisme, ni vers le mysticisme écolo, ni vers la pensée unique du tribun de masse.

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Viveca Sten, Retour sur l’île

On meurt beaucoup sur la petite île de Sandhamn, 110 habitants à deux heures de Stockholm, cette fois-ci croquée en plein hiver glacial entre Noël et Jour de l’An. Le titre suédois du roman signifie « en danger ». Et on le croit sans peine dès les premiers chapitres où Jeannette, une journaliste free-lance spécialisée dans les zones de guerre, débarque et s’écroule dans la neige. Qu’allait-elle faire sur cet ilot à cette saison inhospitalière ? Sur quel dossier sensible travaillait-elle ? Car il s’agit d’un meurtre…

L’auteur en est à son sixième opus, tous ayant Sandhamn pour cadre, même si la grande ville n’est pas loin et permet une enquête plus étendue. Selon les bonnes recettes du roman policier contemporain, l’action ne suffit pas, même si elle doit saisir et être hachée de suspense. Il faut des personnages : la victime, dont on fouille le passé trouble ; le criminel, dépeint de façon magistrale pour faire peur ; l’entourage, qui a toujours quelque chose à cacher et agit en dépit de tout bon sens jusqu’à en devenir suspect ; et les enquêteurs, qu’il est de bon ton de suivre en leur intimité pour s’en faire des amis. Thomas l’inspecteur est de ceux-là, papa d’une petite fille après en avoir perdu une précédente, ex-amoureux de Nora, juriste de banque (comme l’auteur) qui vit son divorce chaque week-end sur l’île avec ses deux garçons Adam et Simon, 13 et 9 ans.

Dans ce roman, Nora n’a qu’un rôle accessoire, juste pour rappeler qu’elle existe. Ses aventures personnelles, entre son ancien mari Heinrick que les enfants regrettent et son nouvel amant Jonas souvent absent pour affaires, aboutissent à une impasse. Ses démêlés avec son chef, après la fusion de la banque avec celle d’un affairiste finnois aurait pu être une piste dans le meurtre de la journaliste, mais rien ne se passe ; le lecteur ne saura même pas comment se termine ses doutes sur le financement du rachat de la filiale estonienne par des fonds provenant de paradis fiscaux.

Jeannette menait une vie tourmentée, gauchiste dans sa jeunesse, lesbienne un temps, mariée tout aussi peu de temps et mère d’une fille dont nul n’est sûr de qui est le père, elle fait passer sa carrière avant sa famille, comme si elle avait quelque chose à expier. Elle a des dossiers sur les filières bosniaques de passeurs d’immigrés ; sur le mouvement d’extrême-droite Suède Nouvelle qui monte ; sur les exactions d’Irak et le sort des femmes réduites en esclavage. Elle est en mauvais termes avec son ex-mari qui a la garde de sa fille Alice, 13 ans, dont elle voudrait récupérer la garde alternée. En bref, nombreux sont les prétextes à lui faire son affaire : elle gêne trop de gens.

Mais aucun coup ne marque son corps, ni viol, ni blessure par balle ou arme blanche ; elle est morte, mais ce n’est pas le froid qui l’a tuée. Personne de suspect n’a été aperçu à Sandhamn, ni détecté par les caméras de surveillance. Le mystère est donc aussi profond que la nuit nordique, qui dure six mois ou presque.

Les chapitres courts alternent entre les suspects et les enquêteurs, le présent et le passé, la chef du parti Suède Nouvelle et le policier d’origine irakienne Aram ami de Thomas, l’ado Alice effrayée et bêtasse et son père Mikaël qui peut être violent. Un mystérieux rendez-vous noté « M » sur l’agenda de Jeannette le matin de sa mort peut signifier Mikaël son ex-mari ou Moore le sbire de Suède Nouvelle, ou encore une source de journaliste. Au dernier quart du livre, les chapitres accélèrent, l’action se fait plus intense… et le criminel n’est pas celui que l’on soupçonne.

Investigation, humanisme, immigration, repli sur soi, sont les grands thèmes d’aujourd’hui que ce roman brasse sous le vernis policier. Il est en pleine actualité.

Viveca Sten, Retour sur l’île, 2013, Albin Michel 2018, 443 pages, €22.00 e-book Kindle €14.99

DVD série télé Meurtres à Sandhamn, L’atelier d’images 2018, saisons 1 et 2, €19.99, saisons 3 et 4, €19.99

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Morale selon Comte-Sponville

Être amoral n’est pas être immoral ; ce n’est pas transgression de dire que le bien en soi n’existe pas, mais saine lucidité. Or, « c’est parce que le bien n’existe pas qu’il faut le faire » II.10. Tout n’est pas permis sous prétexte qu’il n’est ni Bien ni Mal dans l’immuable, ou commandé par un grand ordonnateur qu’on appelle Dieu. Je ne me permets pas tout car tout ne serait pas digne de moi. « Ma morale est cette dignité et cette exigence » II.14. Le nihilisme moral qui saisit notre époque où « tout se vaut » et où tous se vautrent, où tout s’excuse parce que tout peut s’expliquer, où la fameuse « tolérance » n’est qu’indifférence aux désirs des autres comme dans les maisons pour ça, la tolérance qui met tout le monde sur le même plan indulgent et relatif, n’est pas acceptable. Il n’y a pas de destin, on peut toujours faire autrement, chacun est donc toujours responsable. « Je suis libre de faire ce que je fais, selon Lucrèce, non parce que ma volonté serait indéterminée, mais parce qu’elle n’est déterminée, à chaque instant, que par l’état présent de mon corps (désirs, clinamen) et du monde (simulacres) ». Détermination de la volonté à la fois nécessaire (dans l’instant) et aléatoire dans le temps).

L’indéterminisme n’est pas le libre-arbitre ; celui-ci est une illusion. La nature est aveugle et la réalité de l’homme se réduit à ce qu’il fait. Le moi n’est pas un être mais une histoire : ce qu’il fait le fait ; il ne saurait ni le choisir ni y échapper. Mais il est comme il veut et il veut comme il est (Schopenhauer). Le présente seul existe et l’action n’est que dans l’instant. Le bouddhisme zen s’entraîne au vide (qui n’est  rien) pour se défaire de l’illusion du moi et du temps, afin de s’ouvrir à ce qui survient, de faire corps avec l’agir, toujours au présent. Il s’agit d’être ici et maintenant, pleinement celui qui agit, en pleine lumière, en harmonie. La volonté est le désir lui-même, mais en tant qu’il agit. Mon désir fait le tri : il y a un « goût » éthique et moral, le bien est ce qui fait plaisir sans nuire aux autres, l’éducation et la société font le reste. Car toute morale est historique : il n’y a ni Bien ni Mal en valeur absolues mais seulement du bon et du mauvais en valeurs particulières toujours relatives à l’époque et au lieu.

La morale est une illusion, mais nécessaire et bienfaisante (Spinoza). « Le sage, parce qu’il est sage, désire la sagesse pour autrui et, parce qu’il est heureux, le bonheur (pour autant que faire se peut) pour tous. Ainsi agit-il en conséquence, et cela est la moralité même » II.104. Toute joie est bonne et toute tristesse mauvaise. « Le sage ne fait que suivre jusqu’au bout la logique du désir qui est de joie, mais doit pour cela le soumettre à la logique de la raison, qui est de paix » II.107. « Le bien, au fond, c’est le désirable – mais, par la raison, libéré du sujet : le désir se soumet alors non au moi, mais au vrai, lequel est toujours singulier (il n’y a pas de ‘vérités générales’) mais aussi, étant vrai pour tous, toujours universel » II.108. La raison, commune à tous, universalise les valeurs propres à l’humain ; elle en fait la culture et la loi. « On passe alors de l’égoïsme (le désir sans raison, enfer né de sa particularité) à la vertu (le désir raisonnable, ouvert à l’universel) » II.108. Où l’on retrouve « la belle vertu grecque, généreuse et fière toujours ».

L’éthique ne s’oppose pas à la morale mais est sa vérité. La morale n’est pas le contraire de l’éthique mais son illusion. L’homme n’a que la morale qu’il s’invente, qu’il se mérite – ce qui ne va pas sans effort. La morale est joyeuse mais point toujours facile. Repère : « Agis de telle sorte que tu puisses rester l’ami de tes amis, des gens de bien et de toi-même » II.131. Traduit en langage philosophique, cela donne : « Anti-humanisme théorique, donc, et humanisme pratique : la notion d’homme n’explique rien (l’humanité n’est pas la cause de soi, ni l’homme sujet libre de ses actes) mais, réfléchie, constitue un ‘modèle’ qui vaut d’être défendu. Il ne s’agit pas de cesser d’être homme (en devenant cheval ou surhomme) mais de le devenir au mieux. L’humanité n’est pas un fait biologique (ce qu’il y a de naturel en l’homme n’est pas humain) mais une valeur culturelle » II.135. Homo homini deus.

L’amour est généreux par définition et moral par excellence. Lui seul réconcilie le désir et la loi. La seule éthique est l’amour tout court et tout entier, la joie pleine, consciente de soi et de sa cause, qui libère de la loi. La seule vraie morale est l’amour du prochain (Spinoza), amour imparfait, et moral pour cela : nul impératif ne saurait ordonner d’aimer, mais d’agir comme si on aimait. C’est raison, donc vertu – et libère des moralistes.

Seule l’action est réelle ; vouloir, c’est agir. La morale est une solitude qui s’érige en exigence universelle, nécessaire et bienfaisante : c’est le chef-d’œuvre de vivre. Et Comte-Sponville a cette phrase très nietzschéenne – Nietzsche que, pourtant il n’aime pas, trop sensible aux déviations que l’on en a fait – : « Tu es, à chaque instant, ce que tu penses, veux ou fais (…) Tu vaux, exactement, ce que tu veux » II.148.

Le commun habille de sens la vérité pour la supporter, l’apprivoiser. Le matérialisme joue la vérité contre le sens, le silence de la nature contre le bavardage des prêtres : n’interprète pas, applique-toi à connaître. Cette conception rejoint le bouddhisme qui ne croit qu’au non-sens (l’aucun sens, qui n’a rien à voir avec le nonsense, le sens détourné , retourné). Le désir crée le manque, le discours le met en forme, le fait exister en le nommant. Dieu nait du devenir-sens du désir. La prière crée Dieu, non l’inverse. Où Pascal avait raison. Le contraire du sens, auquel je crois, est le grand « oui » au réel. « Le rire est médiation : ce qui fait rire, c’est ce qui fait semblant d’avoir un sens, semblant de valoir, semblant d’être sérieux » II.193. Le rire fait place nette à la vérité en se moquant du sens supposé – car toute parole vraie a le silence pour objet. La vraie réponse est qu’il n’y a pas de question ; le vide du sens c’est le plein de l’être, et le présent de toute éternité.

« Les vérités qu’on ignore ne sont pas moins vraies que celles qu’on connait ni (en elles-mêmes) plus mystérieuses ou intéressantes. C’est où le sage, on l’a compris, se distingue du savant : celui-ci cherche la connaissance, celui-là se contente (à tous les sens du terme) de la vérité. Et puisque tout est vrai, toujours, partout – ce caillou, cette fleur, et même cette erreur vraiment fausse, cette illusion vraiment illusoire – le sage se contente, modestement, de tout, et tout le contente. La vérité n’est pas ce qu’il cherche, ni même ce qu’il connait, mais joyeusement ce qu’il aime et qui le contient » II.200.

Le « oui » au réel n’est pas l’hébétude du no future mais la confiance : ce présent même, renforcé par la certitude de sa joyeuse et sereine continuation. Epicure : ce n’est pas le jeune qui est bienheureux, mais le vieux qui a bien vécu. « Le sage est sans pourquoi, vit parce qu’il vit, n’a souci de lui-même, ne désire être vu » II.247. La vie n’est pas à interpréter mais à vivre ; le réel n’est pas à comprendre mais à connaître. La vérité ne se distingue du réel que pour l’esprit seul, qui se souvient, anticipe et compare ; il disjoint ainsi le temps qui, dans les faits, se confond au présent. Le temps n’est rien qu’imagination ; il n’est que le présent qui est l’éternité même. « La sagesse n’est pas un but (plutôt : elle n’est un but que pour les fous), ni un idéal (elle n’est un idéal que pour les niais). C’est la vérité de vivre, disais-je, laquelle, en tant qu’elle est vraie ou éternelle, n’attend rien, ne vaut rien, et ne veut rien dire (…) Moins tu t’occupes de la sagesse, plus tu t’en rapproches, et tu ne l’atteindras peut-être qu’en désespérant tout à fait (…) Vivre en vérité, ce n’est pas vivre une autre vie, c’est vivre autrement la même vie que tous » II.280.

Et cela encore qui est un parfait résumé du Traité et qu’il faut citer en entier : « Tout se tient ici : l’éthique (se désillusionner de soi, de l’avenir et de tout), la morale (cesser de mentir), la métaphysique ou l’ontologie (l’éternité du réel et du vrai)… Et ce tout est la sagesse : la vraie vie c’est la vie vraie. Qu’est-ce à dire ? Rien que de très simple, et que chacun connaît ou peut expérimenter. Vivre en vérité, c’est vivre sa vie – et jusqu’à ses rêves – au lieu de la rêver ; c’est agir au lieu de prier, rire au lieu d’espérer, connaître au lieu d’interpréter… Aimer, surtout, au lieu de juger : aimer et accepter au lieu de juger et détester. Et crier quand on a mal, et rêver quand on rêve… Infinite love, infinite patience… L’éternité c’est maintenant et il n’y en a pas d’autre. Le salut ne consiste pas à devenir éternel (expression bien-sûr contradictoire, et c’est pourquoi la béatitude ne peut être dite commencer que ‘fictivement’), mais à comprendre que nous le sommes » II.285.

Ne rien espérer, mais tout vivre. Seul le réel (matérialisme) et le présent (désespoir) existent. Ouverture à la présence : il n’y a plus que la vie, la vérité et l’amour. Le renoncement à l’esprit spéculatif fait place nette au bonheur (il est acceptation de l’ici) et à la béatitude (éternité du maintenant).

J’adhère pleinement à ce discours qui décape de toute illusion. Apollon l’ardent, le lucide, l’éclairant, a toujours été mon dieu préféré.

André Comte-Sponville, Traité du désespoir et de la béatitude, 1 Le mythe d’Icare, 2 Vivre, PUF Quadrige 2016, 720 pages, €19.00 e-book Kindle €14.99  

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Tectonique migratoire

L’Europe se casse, sous la poussée de deux destins : la grande migration intercontinentale due à la guerre 2003 de Bush en Irak, et la démagogie politicienne à très courte vue des dirigeants des pays de l’Union aujourd’hui. L’un engendre l’autre et pousse à la cassure du collectif, au repli sur soi, au retour des pulsions instinctives de peur, de haine et de violence.

Les pays européens, esclaves de la pensée chrétienne où il est recommandé de « tendre l’autre joue », se trouvèrent fort dépourvus lorsque les guerres furent venues. La brutalisation de la guerre industrielle de 14-18 menée pour d’étroits motifs nationalistes et « d’honneur » dévoyé, suivie des massacres de masse planifiés de la guerre biologique de 40-45 menée par la revanche des nationalismes humiliés et la croyance en la race du plus fort, ont engendré un choc en retour. D’autant plus violent que les pulsions de haine avaient été fortes. L’Europe non occupée par Staline voulait se refaire une virginité en devenant la zone d’hospitalité du monde. Triomphe de l’humanisme ou stupide candeur ? Les deux sans doute, puisque rien n’est parfait dans ce monde mêlé, où même la langue peut être la meilleure ou la pire des choses. Mais le fait est là. Je suis pour l’Europe, mais pas pour la niaiserie.

Europe terre d’accueil, le droit d’asile universel par la convention de Genève en 1951, la citoyenneté offerte aux anciens colonisés dans les années 1960, les lois de pardon aux terroristes votées dans les années 1970, les droits de l’homme et la Cour européenne de justice inclus dans le traité d’Union, les accords de Schengen en 1985 qui accorde complète liberté de circuler à tous, même aux non-citoyens européens – voilà ce qui permet à l’Europe dans le monde d’apparaître comme une terre douce où la violence est exclue, les exactions pardonnées et l’assistanat assuré. Universel, pacifique et gratuit est l’accueil. Pourquoi ne pas en profiter ?

Jusque vers 1990, l’immigration induite par cette générosité était maitrisable ; depuis, deux vagues successives dont la dernière, massive, remettent en cause à la fois le modèle et ses fondements. Vers la fin des années 1980, l’immigration de misère venue d’Albanie et d’Afrique du nord a alimenté les trafics et la délinquance dont la mafia algérienne, la mafia albanaise et la mafia russe ont profité dans nos pays désorientés. La troisième vague est sur nous, venue des pays islamiques depuis le « printemps » arabe et les guerres d’Irak, de Libye et de Somalie. Il s’agit d’une vague bien plus grosse que les précédentes, d’un afflux par millions en peu de temps piloté par des mafias locales (notamment turque) et des gangs de seigneurs de la guerre (en Somalie, Libye, Nigeria) qui s’enrichissent largement et rapidement en rançonnant les migrants.

Évidemment, nos politiciens européens n’ont rien vu, rien compris, rien anticipé. L’Europe est ouverte comme une vieille catin et très peu « osent » braver le tabou du politiquement correct en fermant les frontières. Très peu, mais de plus en plus. Outre les pays de l’est qui n’ont jamais accepté le libéralisme outrancier dans ses excès chrétiens de moralisme candide, les extrême-droites des pays centraux qui veulent préserver la race et la culture, mais aussi les pays du nord qui sont submergés d’arrivées et constatent que l’intégration a du mal à se faire – et enfin le Royaume-Uni qui a décidé de faire bande à part en rompant le traité.

Car c’est bien au fond la libre circulation imposée par l’Union qui a fait voter Brexit. La juxtaposition des communautés dans les îles britanniques n’allait déjà pas sans heurt, le chacun pour soi dégénérant peu à peu en chacun chez soi, la loi étant de moins en moins la même pour tous, le travail de masse raréfié ne bénéficiant qu’à la main-d’œuvre au coût le plus bas – donc aux immigrés. L’exemple français, inverse du modèle britannique, montrait lui aussi ses limites avec les émeutes des banlieues en 2005 et le terrorisme de nés Français islamistes à répétition à partir de 2015. La protestation sociale a pris une teinte victimaire d’humiliation coloniale d’autant plus fantasmée que les petits-fils de ceux qui l’ont subie n’ont jamais vécus sous ce régime. La religion est venue par-dessus, donnant un prétexte idéologique de « pureté » pour refuser les us et coutumes comme les lois de la république « impie » – ou pour se refaire une virginité éternelle après une vie alcoolique, de viols et de délinquance. Le fantasme de purification va se nicher dans tous les recoins des âmes faibles.

De plus, l’immigration d’asile ou économique se confond, les migrants brûlent leurs papiers ce qui ne permet pas de les renvoyer dans leur pays d’origine lorsque le droit l’exigerait, lesdits pays traînent des pieds pour reconnaître leurs ressortissants et les accepter (comme la Tunisie, soi-disant « démocratique »…). Enfin les populations arrivantes sont en majorité sans instruction, accoutumées à des régimes violents, et complètement étrangères aux normes européennes. Les viols du Nouvel an à Cologne ont décillé quelques yeux malgré le déni moral de toute une partie des nantis (en général mâles, intellos et qui ne se mêlent à nulle fête trop populaire). Dire que l’intégration de populations majoritairement musulmanes à très bas niveau d’instruction est facile et rapide dans une Europe de culture chrétienne, de pratique laïque et de régime démocratique, ce n’est pas faire preuve « d’islamophobie », mais constater la triste réalité. D’autant que les masses en jeu sont énormes – donc amenées à terme à changer le visage de l’Europe. Les (soi-disant) islamophiles ne défendent pas l’islam, mais l’idée qu’ils se font des sous-prolétaires de la planète : ils confortent en fait leur bonne conscience, en parfait égoïsme de collabos. Cette hypocrisie me révulse, elle empêche toute réflexion sereine sur ce qu’il faut faire en pratique et selon les vertus républicaines.

Car la grande migration intercontinentale a réveillé les égoïsmes nationaux, l’insécurité terroriste a renforcé les appels à l’autorité, les palinodies des politiciens européens font craquer l’Union.

L’Europe de Bruxelles est technocratique, anonyme et coûteuse : qu’apporte-t-elle en regard ? Chacun des pays se pose la question, même si la monnaie unique pour les pays de l’euro, le soutien massif à la croissance par le rachat de dettes par la Banque centrale européenne, la libre-circulation, les normes unifiées, le poids international de négociation, la paix assurée, sont des atouts injustement oubliés car considérés comme acquis. Schengen n’existe virtuellement plus, Angela Merkel l’ayant fait exploser en décidant, sans considération du processus démocratique allemand et dans un mépris souverain pour ses partenaires européens, d’ouvrir ses propres frontières (donc celles de toute l’Union !) à tous les migrants. Elle qui avait affirmé que le multikulti était un échec total, a retourné (une fois de plus ?) sa veste. Le Brexit vient directement de là : les directives européennes allaient-elles imposer au peuple britannique d’accueillir toute la misère du monde ?

Non, les choix politiques et moraux de Berlin ne sont pas ceux de toute l’Europe. Si le débat ne peut avoir lieu avec les autres, alors l’Union est morte. La faute à ces politiciens à courte vue que furent Cameron au Royaume-Uni (promettant un référendum qu’il était sûr de gagner), Renzi en Italie (pour la même raison), Merkel en Allemagne (dont les dix ans de pouvoir semblent monter à la tête) – et Hollande en France (qui ne dit rien, ne fait rien, n’a aucun projet – et s’en va, déjà presque oublié).

La résultante de ces tendances à l’œuvre, immigration de masse qui n’est pas prête de se tarir et politiciens préférant leurs petits jeux tactiques à l’intérêt général long terme, embrase le ras-le-bol et la contestation à ras de peuple, la montée des extrêmes idéologiques, la frilosité du repli xénophobe, l’appel à la remise en ordre autoritaire et nationale…

En bref, les prémices d’une guerre civile – au moins dans les urnes, au pire dans la rue.

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Ou trouver la sagesse politique ?

« Dans les temps modernes, l’humble sagesse est la pensée la plus révolutionnaire du monde ». Ainsi parlait Jean Giono, mort en 1970 (Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix). Il faut dire qu’il avait connu l’imbécile guerre nationaliste de 14 et la xénophobie souverainiste des fascismes, nazisme, stalinisme et autres franquisme, salazarisme et pétainisme. Cette époque stupide d’hier, nous voici replongés dedans.

Après un demi-siècle d’humanisme libéral (et de hausse sans précédent du niveau de vie), voici que la crise séculaire, celle qui ne survient qu’une fois en un siècle, a lieu. Comme en 1929, la crise boursière a dégénéré en crise économique, puis en crise politique avec la montée de mécontentements, ressentiments et populismes. Il a fallu dix ans pour que la bourse retrouve ses niveaux d’avant crise, et deux ans de plus pour que l’économie reparte franchement… avec la guerre. C’était en 1941 aux Etats-Unis. Staline, Mussolini, Hitler et Franco étaient au pouvoir. Pétain venait d’être nommé chef de l’Etat avec une bonne partie des voix de gauche à l’Assemblée…

Nous sommes aujourd’hui, après la crise boursière de 2007 et la crise du crédit de 2008 (Etats-Unis) et 2011 (Europe), dans la phase finale : le système financier est stabilisé, des garde-fous instaurés (même si… les contrôleurs ne contrôlent que peu de chose, en fonctionnaires ignorant du privé). L’économie repart doucement (clairement aux Etats-Unis, réellement en Allemagne et alentour, très faiblement dans la France socialiste). La crise sociale a monté, la crise politique survient. Ce ne devrait pas être une surprise pour ceux qui regardent loin dans l’histoire (et pas seulement les derniers tweets à la mode).

C’est cependant un choc pour ceux qui s’étaient habitués à la raison, à la maîtrise, à la tempérance. Brusquement tout vole en éclat, élection après élection. Chacun connait la liste : régionales en France, Brexit au Royaume-Uni, Dutertre aux Philippines, Erdogan en Turquie, Renzi viré en Italie, Hofer en Autriche qui a frisé la présidence, Trump aux Etats-Unis. Restent les élections en France et en Allemagne avec la menace des partis extrêmes. Ils sont non seulement anti-immigration – ce qui peut se concevoir tant l’Europe n’a rien vu, rien prévu et ne fait rien – mais aussi anti-coopération : antieuropéens en Europe, anti-OTAN, ALENA et OMC aux Etats-Unis. Chacun pour soi, chacun chez soi, America first, établissons la forteresse.

Muraille de Chine illusoire, comme le mur d’Hadrien ou la ligne Maginot. Car le monde est interconnecté, volontairement (par les traités et alliances) ou non (par la pollution, le climat, la répartition des matières premières et des énergies fossiles). Seule la liberté des échanges permet un commerce florissant, donc des biens et services à coût concurrentiel pour tout le monde. Sans cette liberté, la Chine serait encore loin d’émerger, et « les petits Chinois » dans le même état de famine que dans les années 1960, lorsque l’on collectait des capsules métalliques de yaourt pour financer les dons – tout cela parce que Mao le génie sans faillir avait décrété le Grand bond en avant, c’est-à-dire l’anarchie brouillonne de tous sur tout (baptisé « révolution culturelle »). Un truc qu’un certain méchant con voudrait faire renaître en France.

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Où en est-on avant la présidentielle ?

A droite, un homme sincère de conviction. C’est-à-dire de vraie droite catholique et gaulliste (de Gaulle était catholique, mais oui ! pourquoi certains s’en étonnent-ils ?) : ce qui signifie souveraineté, autorité, ordre moral, Etat-papa disciplinaire et grondeur.

A gauche, un trident d’hésitation. C’est-à-dire de gauche qui se cherche dans le monde neuf des technologies et du net : ce qui prend trois chemins.

  1. Ou bien la « réaction » robespierriste à la Mao, le pouvoir au « peuple » (sous la houlette soigneuse de son seul et forcément génial leader), la révolution permanente, le fusionnel souverainiste de la nation en armes, tout ce que veut Mélenchon.
  2. Ou bien la fuite en avant hollandaise de la réforme assumée, avec un dirigeant jeune et d’inspiration chrétienne, qui fera du social tout en nageant comme un poisson dans l’eau en modernité, tout ce que veut Macron.
  3. Ou bien l’éternelle réinvention du même, au parti socialiste, avec l’un des sept nains de la primaire en cours, qui fera du Hollande en moins ci et en plus ça, pas vraiment efficace, pas vraiment social, poursuivant la lancée du je-m’en-foutisme depuis quarante ans et du déclin depuis quinze ans.

En ce sens, le revenu universel Hamon est le renoncement même : plus de travail ? pas grave, « les riches » paieront. Sûr que « les jeunes » adorent, eux qui se prennent la tête aux études, ne trouvent que des stages répétés et galèrent pour du boulot, réservés aux « inclus » avec expérience. Être payés à foutre et ne rien foutre, quel pied ! Mais ce projet « social » ne dit rien des causes – purement françaises – de ce chômage massif persistant, alors que les pays voisins – dans la même devise, avec les mêmes taux de crédit et le même prix du pétrole payé dans le même dollar – sont quasiment au plein-emploi et voient leur croissance meilleure (avec moins d’impôts, taxes et charges). Renoncer à réformer le code du travail, la bureaucratie envahissante, la fiscalité touffue, le travail parlementaire mal ficelé et trop dans les détails – tout cela ne serait donc pas « de gauche » ? Mieux vaudrait-il financer le non-travail que chercher à favoriser le travail ? Quelle est cette soumission au sort, au destin, au monde ? Quelle est cette fatigue de vivre et de se laisser posséder ?

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Chacun cherchera donc avec ses propres lunettes « l’humble sagesse » dans cette cascade de raidissement ou de populisme. Pour ma part, je considère qu’aller contre le courant redevient révolutionnaire :

  • c’est-à-dire contre la gauche qui se contente de ne vouloir rien changer ;
  • c’est-à-dire contre la droite qui se contente de vouloir revenir à l’avant.

Si Macron veut gagner, lui qui a l’avenir devant lui plus que ses concurrents, il ne doit surtout pas se rallier au PS – mais laisser les élus et les militants déçus du PS rejoindre sa voie.

Si Fillon veut gagner, lui qui semble avoir un projet cohérent de redressement national au sein d’une Europe revigorée sans les Anglais, il ne doit surtout pas se rallier aux Républicains – mais imposer ses vues, à la de Gaulle, au-dessus des partis.

La sagesse est de tracer son chemin, sans se laisser dériver par les réactionnaires de gauche ni par les réactions de droite. Vaste programme ! aurait dit l’Autre.

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Michel Tournier, Le vent Paraclet

michel tournier le vent paraclet

Le Paraclet est le nom donné au Saint-Esprit, le vent est le souffle qui passe. C’est ainsi que Michel Tournier rend compte de sa vie littéraire, depuis l’enfance à Saint-Germain-en-Laye jusqu’à sa vieillesse en jardin de presbytère, vallée de Chevreuse. Il s’agit moins d’une autobiographie que d’une biographie intellectuelle, les amateurs de ragots en seront pour leurs frais.

Tout se ramène aux trois grandes œuvres, de Vendredi ou le mythe de Robinson aux Météores ou le mythe des Gémeaux, en passant par Le roi des Aulnes et le mythe de l’Ogre. Par des romans métaphysiques d’« histoires fondamentales », cette littérature vise à transmettre la culture – notre culture occidentale – étape par étape, du niveau enfantin à l’ontologie des philosophes. « Le mythe n’est qu’une histoire pour enfant, la description d’un guignol qui serait aussi théâtre d’ombres chinoises. Mais à un niveau supérieur, c’est toute une théorie de la connaissance, à un étage plus élevé encore cela devient morale, puis métaphysique, puis ontologie, etc., sans cesser d’être la même histoire » p.188.

Car Michel Tournier, bien de son temps, éprouve pour la raison scientifique amplifiée par les Lumières le recul du philosophe. Il s’insurge contre l’étroitesse scolaire, sociologique, politique et technocratique de la « vision scientifique, abstraite, utilitaire, quantitative, vision d’ingénieur ». Il réhabilite « l’altération », c’est-à-dire « le mûrissement des fruits, le vieillissement des vins, la lente apparition de la sagesse » p.283. C’est qu’être « sage » ne signifie pas être bon élève sans histoire à l’école ! Mais « un savoir vivant, presque biologique, une maturation heureuse, un accès réussi à l’épanouissement du corps et de l’esprit » p.290.

Ce pourquoi il regrette l’éducation ancienne de maître à disciple, éducation totale où les pulsions sont utilisées pour le vouloir, les passions domptées pour la sociabilité, et la raison épanouie par les disciplines abstraites comme par les expériences vécues, accumulées. « La révolution commencée par les hommes des Lumières au XVIIIe siècle paraît complète. L’affectivité, les liens de personne à personne, voire l’érotisme, ne risquent plus de polluer l’atmosphère aseptisée de l’école. L’éducation lavée de toute trace d’initiation n’est plus que la dispensatrice d’un savoir utile et rentable. Déjà les ordinateurs remplacent les maîtres » p.65. Évidemment l’évocation de « l’érotisme », très années 1970, choque aujourd’hui les petits esprits, prompts à voir le stupre dans l’œil de tout voisin. Mais, dans l’esprit de l’auteur, il ne s’agit pas d’attoucher mais de toucher, pas de sexualiser mais d’aimer – ce qui est un peu différent. L’éros est « l’ensemble des pulsions de vie dans la théorie freudienne » (Dictionnaire de la psychanalyse, Larousse, p.100), n’en déplaise aux moralistes ignorants qui se croient intellos…

  • C’est ainsi que sa méfiance envers les « spécialistes » et les « scientifiques » s’enracine dans une expérience personnelle, vers 4 ans : l’arrachage des amygdales selon l’hygiénisme d’époque.
  • C’est ainsi que son amour pour l’Allemagne est née de ses excursions enfant « sur ces lacs métalliques enchâssés dans des entonnoirs de sapins, sur ces sommets arrondis où les hautes herbes ondulent à l’infini, sous les voûtes de ces cathédrales forestières, [où] le vent a une odeur et une voix que je reconnais dès mon arrivée et qui ne ressemble à rien d’autre » p.74.
  • C’est ainsi que son amour de la littérature est né de rencontres dès l’enfance. « J’ai commencé à lire Giono à douze ans. Pendant des années ce fut mon dieu » p.151. Plus tard, il a été élève de Gaston Bachelard. « Grand éveilleur de vocation, provocateur d’esprit, il s’était lui-même assis entre science et philosophie comme entre deux chaises, et son esprit sarcastique et antisystématique l’apparentait plus à Socrate et à Diogène qu’à Platon ou Aristote » p.154.
  • C’est ainsi que son esprit critique envers la philosophie naît de ses rencontres avec ses condisciples Gilles Deleuze et Roger Nimier. Avec eux, l’auteur est ébloui, à l’automne 1943, par L’Être et le Néant d’un certain Jean-Paul Sartre. « L’œuvre était massive, hirsute, débordante d’une force irrésistible, pleine de subtilités exquises, encyclopédique, superbement technique, traversée de bout en bout par une intuition d’une simplicité diamantine » p.159. Voilà le nouveau héros. Sauf que le 28 octobre 1945, Sartre avoue à la foule de ses admirateurs que… l’existentialisme est un humanisme. Patatras ! « Nous étions atterrés. Ainsi notre maître ramassait dans la poubelle où nous l’avions enfouie cette ganache éculée, puant la sueur et la vie intérieure, l’Humanisme… » p.160. Sartre deviendra marxiste, puis castriste, maoïste, puis gâteux. Il ne voulait pas se détacher des masses par « peur lancinante de glisser dans ce qu’il considère comme le camp des ‘salauds’ » p.162.

Pour Michel Tournier, nul ne peut devenir « sage » aujourd’hui sans se mettre hors du monde. « Nous vivons le terrorisme d’un savoir abstrait, mi-expérimental, mi-mathématique, et de règles de vie formelles définies par la morale. Tout cela, qui sent la caserne, peut à la rigueur faire une existence, certainement pas une vie » p.283.

Ainsi de Robinson solitaire sur son île, qui reconstitue la technique et la morale de l’Angleterre puritaine, allant jusqu’à domestiquer le nègre Vendredi… « Oui, nous vivons enfermés dans une cage de verre. Cela s’appelle retenue, froideur, quant-à-soi. Dès son plus jeune âge, l’enfant est sévèrement dressé à ne pas parler à des inconnus, à s’entourer d’un halo de méfiance, à réduire ses contacts humains au strict minimum. Sur ce dressage antihumain se greffe l’obsession anticharnelle qui tient lieu de morale à notre société. Le puritanisme avec ses deux filles – maudites mais inévitables, Prostitution et Pornographie – s’entend à parfaire notre isolement » p.223. C’est tout l’inverse « dans les pays dits sous-développés. Sous-développés vraiment ? A coup sûr pas sous l’angle des relations interhumaines. Dans ces pays, rarement un sourire adressé à une inconnue reste sans réponse » p.222.

Je le sais personnellement, je l’ai vécu maintes fois hors des pays occidentaux. Ce contraste entre l’abstrait du savoir et la sécheresse méfiante des relations humaines fait sans doute beaucoup pour isoler et déraciner chez nous les populations issues de l’immigration. Venues de pays plus communautaires et chaleureux, ils se sentent exclus, méprisés – alors qu’il s’agit des relations normales de la mentalité bourgeoise puritaine en France. Ils fantasment donc une communauté universelle où ils seraient reconnus, accueillis. Et ces monstres froids dominants qui les laissent dans leur misère affective plus encore qu’économique, ils veulent les massacrer. Sans les laisser faire, nous pouvons les comprendre.

D’où la genèse des Météores, qui met en scène deux vrais jumeaux, amis d’origine, amants parfaits, œuf humain dans le monde. Michel Tournier cite intégralement la lettre de jumeaux réels après lecture de son livre. La réalité dépasse sa fiction : « s’aimer soi-même dans le visage-miroir de l’autre est sans doute le secret de l’attrait sensuel de l’inceste qui est si fort et si refoulé » p.256.

Le but de l’écrivain est de renouveler les mythes pour qu’ils restent vivants et ne se transforment pas en allégories. Michel Tournier cherche l’absolu dans l’instant, comme les sages orientaux. Ce pourquoi il est heureux même dans une foule grise de métro : il suffit d’un visage lumineux. « Considérer chaque visage et chaque arbre sans référence à autre chose, comme existant seul au monde, comme indispensable et ne servant à rien » p.298. Chaque être est « un génie », puisqu’il est unique. C’est à l’écrivain de le voir, de le montrer en ses œuvres, de le célébrer pour tous.

Parfois un brin bavard mais toujours intéressant, sous un titre bizarre mais qui suscite la curiosité, Michel Tournier nous livre ici ce qui le meut dans l’écriture – un livre indispensable pour comprendre ses œuvres majeures.

Michel Tournier, Le vent Paraclet, 1977, Folio 1979, 315 pages, €8.20

Les œuvres de Michel Tournier chroniquées sur ce blog

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La Fontaine et l’immigration

Une pensée pour nos compatriotes européens de Belgique terrorisés par deux attentats hier 22 mars… La rançon de la négligence et de l’irénisme, comme nous, contre les trafics, les communautés et les ghettos.

Jean de La Fontaine, fabuliste bien connu, recycle la morale des Anciens pour la mettre à jour. Il est de son temps, le règne de Louis XIV étant sûr de lui-même et la France dominant le monde.

C’est dire si nous avons perdu en certitudes, en rayonnement et énergie. L’identité se perd dans le relativisme frileux, l’action dans le doute culpabilisant et la politique dans la contestation permanente de tous contre tous.

Repris d’Ésope, mais avec une autre fin, la fable du Villageois et du Serpent illustre combien charité bien ordonnée commence par soi-même, et combien l’humanisme béat est un suicide programmé. Malgré le temps qui a passé, la chute fait irrésistiblement penser à l’immigration, l’idéalisme des uns (ceux qui succombent au mirage de l’Eldorado européen) se conjuguant avec l’idéalisme des autres (les bobos de gauche encore vaguement chrétiens pour qui être né en Occident est un péché à expier) pour nier la réalité qui est l’écart des cultures et l’intolérance des religions.

Les neuf dixièmes des immigrés sont intégrés et devenus de vrais Français. Il reste une minorité haineuse et revancharde qui se monte le bourrichon, souvent à la troisième génération, et qui veut tuer la main qui l’a nourrie. Contre ceux-là, pas de pitié : c’est ce que nous enseigne La Fontaine en une attitude Grand siècle qui fut le meilleur de la France.

A chacun de méditer en son for intérieur cette fable que l’on ne récite plus dans les écoles.

jean de la fontaine le villageois et le serpent

« Ésope conte qu’un Manant

Charitable autant que peu sage

Un jour d’hiver se promenant

A l’entour de son héritage,

Aperçut un Serpent sur la neige étendu,

Transi, gelé, perclus, immobile rendu,

N’ayant pas à vivre un quart d’heure.

Le Villageois le prend, l’emporte en sa demeure ;

Et sans considérer quel sera le loyer

D’une action de ce mérite,

Il l’étend le long du foyer,

Le réchauffe, le ressuscite.

L’Animal engourdi sent à peine le chaud,

Que l’âme lui revient avecque la colère.

Il lève un peu la tête, et puis siffle aussitôt,

Puis fait un long repli, puis tâche à faire un saut

Contre son Bienfaiteur, son Sauveur et son Père.

Ingrat, dit le Manant, voilà donc mon salaire !

Tu mourras. A ces mots, plein d’un juste courroux,

Il vous prend sa cognée, il vous tranche la Bête,

Il fait trois Serpents de deux coups,

Un tronçon, la queue, et la tête.

L’insecte sautillant cherche à se réunir ;

Mais il ne put y parvenir.

Il est bon d’être charitable ;

Mais envers qui, c’est là le point.

Quant aux ingrats, il n’en est point

Qui ne meurent enfin misérable. »

Tant de serpents, tant d’ingrats, tant de misérables : Kelkal, Merah, Coulibaly frères, Abaaoud, Abdeslam, Aberkan, Ettaoujar, Nemmouche, Ramdah, Ali Saleh, Belkacem, Amimour, Bensaïd, Mohamed-Bagad, Sahraoui, Laachraoui, El Bakraoui frères…

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Politique spectacle

La gauche de la gauche séduit les ex-gauchistes directeurs des médias et les jeunes journalistes qui ont la nostalgie de ne pas en avoir été. Au détriment du réel et de l’information – mais qui se préoccupe du réel ? Qui se préoccupe de l’information ? Le réel n’est-il pas ce qu’on montre en spectacle plutôt que ce qui est ? L’information n’est-elle pas une construction du professionnel pour « faire voir » plutôt qu’un compte-rendu – trop plat – de ce qui se passe vraiment ?

C’est ainsi que le journaliste est considéré comme aussi menteur qu’un politicien, juste avant l’arracheur de dent. C’est pourquoi les journaux peinent à vendre leur papier, tant le genre maniéré ou polémique contraste avec ce qui se voit en direct, sur les réseaux sociaux et dans la concurrence sans morale des radios et télés. Qu’importent les victimes si l’on peut donner le scoop ! C’est ainsi que le planqué de l’usine où les frères Kouachy s’étaient retranchés a eu chaud, dénoncé qu’il fut par des médias avides – qu’on peut sans craindre qualifier de « collabos » du terrorisme. Le pétainisme d’hier prend d’autres formes ; il est toujours présent. Le miraculé a porté plainte pour mise en danger de la vie d’autrui, c’est bien le moins quand on a failli y passer !

Les intellos n’existent plus, ils ne sont que médiatiques. Ils ne pensent plus, ils discourent ; ils n’analysent plus, ils esbroufent. S’étant beaucoup trompés depuis un siècle, avant 14 avec le pacifisme (sans voir la guerre comme conséquence), avant 40 avec le fascisme (sans voir les camps et la mort comme conséquences), après 45 avec le communisme (sans voir les camps et les chars comme conséquences), après 68 avec la maolâtrie et le guévarisme révolutionnaire (sans voir les camps et le musellement des « déviants » comme conséquences). Les intellos suivent aujourd’hui les médias, ils courent après – quand ils ne font pas eux-mêmes l’événement, comme l’inénarrable BHL, « philosophe » pro-bombardements, « humanitaire » botté (sans mesurer l’anarchie, la barbarie, la religion obscurantiste comme conséquences).

Les politiciens courent après leur hypothétique réélection, aussi hypocrites que couards, pesant le pour et le contre, adorant Synthèse, nouveau saint du calendrier adapté à leur lâcheté. Ils laissent le terrain du beau discours aux populistes médiatiques, ceux qui n’ont jamais gouverné (Mélenchon) ou qui ne veulent surtout pas gouverner (le père Le Pen). Comme il est facile de se payer de mots, à la Varoufakis ou à la Montambour, boum ! boum ! quand la vile réalité est là qui invite à la rigueur, à l’austérité et à l’économie… Comme il est facile de danser et de chanter, c’est la fête, l’hédonisme soixantuitard, l’avenir (forcément) radieux (car imaginé et non réalisé) !

Troie incendie

Dire, c’est faire rêver, donc être aimé. Les raconteurs de bobards sont plus populaires que les énonciateurs de faits. Gouverner, c’est trahir – voyez Tsipras après Hollande, après Chirac, après Mitterrand… ces grands menteurs qui ont su tourner leur veste pour durer. Ils n’aiment pas les hommes ni les femmes, ces gens ; ils leur préfèrent les grands mots et les concepts. Ils ont balancé l’humanisme avec Heidegger et Sartre, tous ces héritiers d’Althusser, de Lacan, de Derrida et de Badiou. Plus à gauche qu’eux, tu meurs !

Et plus on est à gauche, moins on aime les vrais gens. On adore plutôt l’Idée, le Bien idéal, l’Absolu – donc l’irréel, l’autre monde, l’avenir toujours futur. On se moque des faits, on se préoccupe surtout d’« où » l’on parle, de « qui » on fait le jeu. Qui n’est pas avec nous est contre nous ! Tel est le mantra de ces médiatiques intellos politiciens qui affichent la « tolérance » sans la pratiquer jamais (sauf entre gens du même bord qu’eux).

Mais le réel est têtu. Et les citoyens confrontés au chômage, à l’embouteillage des urgences, à la réduction des retraites, aux menaces d’éclatement du système bancaire ou de l’euro, finissent par les voir comme ils sont, ces super-menteurs des caricaturistes. Ils songent donc à sortir les sortants, à essayer le grand réceptacle de toutes les doléances : cette extrême-droite qui « l’avait bien dit », qui n’a cessé de « dénoncer » ces faux-culs, magouilleurs, affairistes, avides de garder le pouvoir et d’enrichir les copains.

Je le déplore et ils le déploreront, mais tout le monde s’en fout. Ils auront un Le Pen et ils seront mécontents. Car les batteurs d’estrade à la Montebourg, Varoufakis, Mélenchon ou Le Pen, se trouvent fort dépourvus, lorsque la bise est venue. Comme les autres.

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William Faulkner, Le gambit du cavalier

william faulkner le gambit du cavalier

Suite de L’intrus dans la poussière avec les mêmes personnages, l’oncle Gavin Stevens, avocat du comté, et l’adolescent Charles ‘Chick’ Mallison, mais dans une suite de nouvelles plus ou moins policières. Le décor reste ce comté imaginaire au nom imprononçable du Mississippi mais le personnage central est cette fois-ci l’oncle – qui se marie à un ancien amour de jeunesse après une affaire dramatique. Le neveu a 12, 16, 18 et 20 ans ; il part à l’armée en 1942, engagé dans l’aviation comme l’auteur le fut lui-même.

Le titre évoque une manœuvre aux échecs, le sacrifice volontaire d’un pion et explique le sort du cavalier argentin à la fin du recueil. Les échecs sont une gymnastique cérébrale à laquelle l’homme mûr et l’adolescent se mesurent très souvent. Il est aussi l’intitulé de la dernière des six nouvelles, la plus longue, et donne sa cohérence au recueil. Il y a des meurtres, des idiots, des bagarreurs, des fermiers farouchement indépendants qui se méfient de la ville et de l’État fédéral, des nègres qui rasent les murs mais plutôt serviables quand ils sont en confiance, des « étrangers » yankees ou latinos vaguement interlopes et un shérif qui pèse toujours les forces en présence avant d’agir, car il compte être réélu.

Ce qui compte est de respecter les codes de la communauté fermée des paysans du coin. Quiconque les transgresse est le bouc émissaire commode du groupe qui fait bloc pour se refaire une virginité morale en accusant les étrangers. Le seuil moyen de s’intégrer est d’accaparer la terre par la femme et de féconder les deux. Toute mésalliance est un péché originel puni par l’idiotie, comme Macaque. C’est pourquoi, lorsque l’avocat natif du comté épouse la veuve la plus riche propriétaire du pays, tout est bien qui finit bien… Sauf que les deux ont la cinquantaine bien avancée et que les seuls « fils » par alliance s’engagent dans la guerre tandis que la fille part en Argentine avec son capitaine.

Peu de chair amoureuse dans tout cela, mais des passions avares pour la terre et l’argent, ou la considération de rang. La seule tendresse est celle de la paternité choisie, parrainage non biologique, telle celle de l’avocat pour son neveu, celle de Fentry pour le bébé qui n’est pas de lui mais de la femme qu’il a épousée par amour alors qu’elle était déjà mariée, ou encore celle de l’homme des bois qui avait recueilli, nourri, habillé et éduqué l’idiot Macaque, abandonné. Les pères biologiques sont trop souvent absents, ou jaloux de leur autorité menacée, pour être à la hauteur.

L’oncle a pour lui l’humanisme de ses études à Harvard et Heidelberg, mais il est trop raisonneur et abstrait pour bien comprendre la nature humaine. C’est son neveu Chick, adolescent en pleine sensibilité, qui a souvent l’intuition et le regard aigu. Ni les valeurs, ni la loi, ne suffisent pour comprendre les humains.

William Faulkner, Le gambit du cavalier (Knight’s Gambit), 1949, Folio 1995, 288 pages, €5.95
William Faulkner, Œuvres romanesques IV, Gallimard Pléiade 2007, 1429 pages, €78.50
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Hommage à Jean-Louis Hussonnois

Jean-Louis Hussenois Montcuq 2005 08
Jean-Louis, blogueur émérite, vidéaste auxerrois, homme politique engagé à droite avec un humanisme radical de gauche, fondateur du SAMU de l’Yonne et médecin, est décédé d’une sale maladie à l’âge de 68 ans.

jean louis hussenois Montcuq 2005 08

C’était un ami et je lui dis ici tout ce que la pudeur empêche toujours un peu de dire. Je l’ai appelé pour la dernière fois en mars parce que je le savais atteint, mais il ne voulait pas que cela se sache ; nous avons parlé d’autre chose, notamment de politique.

jean louis hussenois bazoches 2006 08

Je l’ai rencontré comme beaucoup, pour la première fois à la réunion des blogs du monde.fr à Montcuq, en août 2005. Il était un peu notre mentor, de par son expérience et sa façon de parler avec tous. Nous avons dîné à Paris, il aimait ces réunions à quelques-uns où la conversation est riche.

jean louis hussenois 2005 11 Paris dîner blogs

Il restera dans mon souvenir comme le meilleur du net : quand les liens électroniques deviennent peu à peu des liens sociaux et d’amitié.

jean louis hussenois avec alain ternier bazoches 2006 08

Je présente toutes mes condoléances à sa famille de Bazoches, à ses amis d’Auxerre, à ses liens des blogs.

Et je dédie ces quelques photos à son grave souvenir.

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Stefan Zweig, Le monde d’hier – souvenirs d’un Européen

stefan zweig le monde d hier

Envoyé à l’éditeur juste avant que l’auteur ne mette fin à ses jours avec son épouse au Brésil, ce manuscrit représente la quintessence de la vie de Stefan Zweig, condensée par la mémoire et ramassée sur le demi-siècle. Né en 1881, l’écrivain autrichien d’origine juive se voulait citoyen européen. Comme Nietzsche et une certaine philosophie allemande (opposée à l’autre : Fichte, Hegel et épigones), Zweig croyait en la civilisation plus qu’en la kultur. La première élève l’homme en le libérant de ses particularités héréditaires, génétiques, familiales, sociales, éducatives ; la seconde enferme l’homme dans ses particularités données à la naissance, race, clan, nationalité, conception du monde.

Ce monde d’hier était celui de la paix, de la prospérité et du progrès – sans vision messianique comme chez les marxistes allemands ou les socialistes et les saint-simoniens français. Il était celui de l’essor du savoir et des techniques, le développement du train, la naissance de l’auto, du vélo, de l’aéroplane, l’essor de l’électricité et des communications par fil. L’humain semblait enfin sorti de la barbarie, n’en déplaise à Freud et à ses pulsions inconscientes. Las ! C’est bien Freud qui avait raison, après Nietzsche, en montrant combien la raison n’est que le paravent de passions et de pulsions, combien ce qui compte au fond est la volonté de puissance. Le monde était trop beau, trop riche, l’été 1914 trop éclatant. Un prétexte futile a déclenché un cataclysme – et les bedonnants va-t-en guerre à l’abri de leurs lambris officiels feraient bien de s’en souvenir avant d’ordonner aujourd’hui des bombardements ou de glorifier le faux héroïsme de 14-18.

Les politiciens se désolent que les citoyens ne leur fassent plus confiance, pas plus qu’aux journalistes. Mais c’est que 14-18 est passé par là : « Constamment, il fallait se soumettre aux exigences de l’État, accepter d’être la proie de la politique la plus stupide, s’adapter aux changements les plus fantastiques, on était toujours rivé à la cause commune quel que fût l’acharnement avec lequel on s’y opposait » (Avant-propos). Finie la cause commune aujourd’hui : les citoyens se méfient. Tout comme trop d’impôt tue l’impôt (Hollande vient d’en faire l’expérience…), trop d’État tue l’État, trop d’incantation au collectif tue le sentiment collectif. « Vivre et laisser-vivre était la célèbre devise viennoise, qui me paraît aujourd’hui encore plus humaine que tous les impératifs catégoriques, et elle s’imposait irrésistiblement dans tous les milieux » p.881 édition Pléiade. L’humanisme secrétait le libéralisme, pas besoin de passeport pour voyager partout dans le monde avant 1914.

francois hollande mou e

C’est « par-dessus tout cette peste par excellence qui est le nationalisme, qui a empoisonné la fleur de notre culture européenne » (Avant-propos). Cela revient et contre lui, qui ? Les mêmes grandes gueules à yaka, des « révolutionnaires professionnels », des velléitaires intellos égocentrés sans aucun intérêt pour les choses réelles, et d’autant plus violents qu’impuissants. « J’étais agacé par la stérilité de leurs éternelles discussions, par leur entêtement à s’enfermer et à se cloisonner dans des groupes radicaux, libéraux, anarchistes, bolcheviques et apolitiques ; pour la première fois je pus observer le type éternel du révolutionnaire professionnel qui, par sa seule attitude d’opposition pure et simple, se sent grandi dans son insignifiance et se cramponne à son dogmatisme parce qu’il n’a aucun repère en lui-même » p.1106. La construction européenne aujourd’hui est malade de la méfiance entre gouvernements, de l’égoïsme des politiciens, des braillards insignifiants qui s’y opposent. Le monde a changé, s’est ouvert, pas les mentalités, demeurées étriquées.

Aujourd’hui répond à hier : « L’inflation, le chômage, les crises politiques, sans oublier la bêtise de l’étranger, avaient retourné le peuple allemand [dans les années 30] ; un immense désir d’ordre s’était répandu dans toutes les couches du peuple allemand, pour qui l’ordre avait toujours plus de prix que la liberté et le droit » p.1181. On peut dire la même chose de la Russie contemporaine, et le vote récent en Crimée s’explique largement par la chienlit à Kiev. Ces faits concrets sont déformés en principes abstraits par l’Occident, enlevant toute cohérence pour comprendre de ce qui se passe.

Zweig parle peu de lui-même dans ces Souvenirs. Il se veut un ideal-type (expression du sociologue Max Weber), celui de l’Européen. Il a des amis tant à Vienne (Theodor Herzl, Sigmund Freud, Arthur Schnitzler, Richard Strauss) qu’à Berlin (Walther Rathenau, Klaus Mann), Paris (Valéry, Romain Rolland, Jules Romains, André Gide, Roger Martin du Gard, Duhamel), Bruxelles (Verhaeren), Moscou (Maxime Gorki) et Rome ; un peu moins à Londres, plus fermée. Mais en bon libéral, il refuse d’être connu, bien loin de l’histrionisme narcissique de notre époque de frime et de selfies. « Je suis convaincu que la publicité faite à l’apparence physique incite tout homme à vivre en homme miroir de son propre moi » p.1148. Donc à l’enfermer dans un rôle qu’il s’est forgé et qui lui est une armure peut-être, mais surtout un carcan.

Un livre très riche pour connaître le monde d’avant 1914, l’extraordinaire liberté personnelle et artistique régnant dans cet empire d’Autriche qui était un condensé d’Europe avec ses Allemands, Hongrois, Italiens, Tchèques, Roumains, Serbes, Croates et Bosniaques. En 16 chapitres qui sont autant de monographies, l’auteur examine l’itinéraire qui va du Monde de la sécurité à sa naissance en 1881, à l’Agonie de la paix à sa mort en 1942. Il évoque la sexualité, la vie universitaire, Paris, l’Europe, l’absurde guerre de 14 puis la montée de Hitler. C’est très vivant, intelligent, inspiré. Une vue personnelle de l’histoire, une réflexion d’homme mûr – 60 ans – qui devrait à notre tour nous faire réfléchir.

Stefan Zweig, Le monde d’hier – souvenirs d’un Européen, 1942, Livre de poche 1996, 506 pages, €7.22

Stefan Zweig, Le monde d’hier – souvenirs d’un Européen, 1942, traduction Dominique Tassel, Romans, nouvelles et récits tome 2, Gallimard Pléiade 2013, €61.75

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Yukio Mishima, Chevaux échappés

yukio mishima chevaux echappes folio

Ce tome deux de la tétralogie mishimienne qu’est La mer de la fertilité est le plus long, signe que l’auteur y tenait. Il est le plus lourd aussi pour nos consciences contemporaines, l’univers mental qu’il décrit étant largement ‘ancien régime’, se passant en 1932. Il ne fera vibrer que ceux qui chantent les traditions millénaires d’enracinement d’une race dans une terre.

Isao est un jeune homme de vingt ans, expert en kendo, les yeux clairs brûlant d’une aspiration à la pureté, symbolisée par le lis sauvage du sanctuaire d’Isé. Pour sa fin d’adolescence encore chaste, son honneur est sa fidélité. Pénétré de l’appartenance charnelle du peuple japonais à son domaine éclairé par le soleil levant, symbolisé par l’empereur, il n’a que réprobation pour l’occidentalisation, « un capitalisme dépourvu de tout loyalisme national » (chap.21), et même le bouddhisme venu de Chine « parce que celui-ci niait l’existence, et en conséquence, qu’on puisse mourir pour l’empereur » (chap.22). Il ne voit pas le compromis nécessaire, en ce monde fini, de l’esprit avec la matière, mais la corruption d’une âme du Japon dont il fait un mythe éternel, intangible, né de la terre Yamato. Il brûle donc d’une flamme ardente pour créer l’événement en attirant l’attention de l’empereur-soleil sur les turpitudes commises en son nom. Il se pénètre de la réaction d’un groupe de samouraïs sous l’ère Meiji pour créer à leur exemple une Société du Vent Divin afin de repousser, comme dans la tradition, l’invasion venue d’ailleurs. Entouré de jeunes comme lui, enthousiastes et purs, il compte assassiner des personnalités du monde des affaires et entraîner l’armée à opérer un coup d’État. « Nous sommes tout entier résolus à nous sacrifier pour cette Restauration » (chap.24). Il dit bien l’aspiration au retour à l’âge d’or fantasmé d’un Japon isolé et immobile d’ancien régime.

ephebe japonais

Un Japon aristocrate où les meilleurs font leur propre loi, au-dessus de la loi destinée à encadrer le vulgaire : « La pureté extraordinaire d’une poignée d’hommes, le dévouement passionné qui ne veut rien savoir des règles du monde… la loi est un système qui essaie de les dégrader vers le ‘mal’ » (chap.33). Malgré les apparences, nous sommes bien loin de Nietzsche, qui demandait aux happy few d’être Par-delà le Bien et le Mal pour créer eux-mêmes leurs propres valeurs. Mishima se détache là aussi du philosophe allemand qui l’a le plus influencé, parce qu’il n’est pas japonais et ne ressentait pas cet enracinement charnel des êtres dans leur île et leurs traditions préservées de toute influence étrangères durant deux siècles. Nietzsche incitait à penser par soi-même pour former son propre jugement de valeur – et surtout pas à se laisser dicter sa conduite par les traditions, l’empereur ou l’honneur !

Rien, bien entendu, ne se passe comme prévu et la jeunesse trop effilée ne peut que briller en vain avant de mourir. Car il y a encore un jeune homme sacrifié à la fin, thème éternel de Mishima. A cause d’une femme amoureuse, autre thème cher à l’auteur pour qui la virilité active doit se conquérir sur la part féminine passivement accueillante de chaque garçon.

Le héros, Isao, est fils de l’Iinuma précepteur de Kioyaki, héros du précédent volume. Kiyo est mort mais, mystérieusement, ses trois grains de beauté en-dessous du sein gauche existent de même sur la poitrine musclée d’Isao. Rien de commun pourtant au physique comme au moral entre ces deux jeunes êtres – mais plane ici l’anti-occidentalisme de Mishima, affirmé une fois de plus malgré ses influences profondes. Non seulement il récuse l’humanisme, qu’il qualifie d’ « usine d’idéalisme d’Europe occidentale » (chap.28), mais il veut croire aussi, contre la logique d’Aristote, à la réincarnation de la philosophie asiatique, à la transmigration de l’Esprit dans des corps différents. Après tout, Kiyoaki comme Isao sont Mishima, deux facettes successives de son être, l’adolescence chétive et passionnée, puis la jeunesse qui se cuirasse d’une armure de muscles et s’exerce au kendo. Ce qui nous vaut d’admirables descriptions de combats au sabre de bambou qui ne laissent aucun adepte des arts martiaux indifférent. C’est le mérite de Honda, vingt ans plus vieux, que de reconnaître son ami Kiyo dans le jeune Isao en le voyant nu sous une cascade, se purifiant dans un sanctuaire shinto.

kendo torse nu

Le complot est dénoncé et Honda n’hésite pas à sacrifier sa carrière de magistrat pour devenir avocat et défendre le jeune homme. Non par attirance homosexuelle, comme peuvent le croire des lecteurs obnubilés par l’idéologie du mariage gai, mais par fidélité profonde à l’être jeune qu’il fut et à l’amitié d’alors – conduite très japonaise. Si attirance il y a, elle est peut-être à chercher du côté du père d’Isao, ce précepteur rigide du trop beau Kiyo qui n’a jamais consenti à le voir nu : « Dans l’embarras où se trouvait Iinuma, ses traits rudes se contractèrent et le sang monta à ses joues basanées. ‘Quand le jeune maître était dévêtu, je n’ai jamais pu me résoudre à le regarder’. » (chap.8). Peut-être est-ce la raison qui le poussera à trahir son fils, pour sauver ce beau corps de garçon façonné par lui (double fusionnel idéal), contrairement à Kiyo auquel il ne peut penser sans être encore ému aux larmes ? Mais les rebondissements ne manquent pas sur la fin, que je vous laisse découvrir.

L’indigeste de ce gros roman réside dans la profession de foi nationaliste de tout le chapitre 9, exaltation absurde de valeurs qui n’ont plus cours tels l’honneur rigide, la pureté sacrificielle, la fidélité jusqu’à la mort à refuser tout changement. La jeunesse qui n’a encore jamais connu le sexe s’enivre de grands mots et de grands sentiments, croyant devoir régénérer le monde par ce qu’il a de plus précieux : le suicide exemplaire de sa fleur. Il y a de la pensée magique en cette offrande du meilleur « aux dieux » : « Un sacrifice, au sens le plus large, est le fait de renoncer à quelque chose de précieux pour obtenir autre chose que l’on estime encore plus précieux » (dit-on ici).  Tous les mouvements totalitaires ont joué de ce dévouement des hormones, de cette énergie prête à servir, de ces « chevaux échappés ». Ce pourquoi je serais tenté de suivre Wilhelm Reich lorsqu’il montre que le fascisme et le nazisme sont nés des frustrations sexuelles de la société bourgeoise – frustrations qui n’étaient pas celles des temps aristocratiques. Les cas plus anecdotiques de Merah et de Breivic vont aussi dans ce sens. C’est pourquoi Mishima fait de la femme amoureuse un danger, le personnage de Makiko étant redoutable, maîtresse femme comme l’auteur sait en créer, habile et intelligente à modérer la virilité.

Moins séduisant que le premier tome, mais qui peut se lire indépendamment, Chevaux échappés est plus idéologique que romanesque. Il tenait fort au cœur de l’auteur, expliquant ainsi ce qu’il va accomplir dans la vie réelle : son suicide médiatique en 1970.

Yukio Mishima, Chevaux échappés, 1969, Gallimard Folio 1999, 499 pages, €8.46

Yukio Mishima, La mer de la fertilité (Neige de printemps – Chevaux échappés – Le temple de l’aube – L’ange en décomposition), Quarto Gallimard 2004, 1204 pages, €27.55 

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Socialisme ou dynamisme

« Le souverain étend ses bras sur la société tout entière ; il en couvre la surface d’un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule ; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige ; il force rarement d’agir, mais il s’oppose sans cesse à ce qu’on agisse ; il ne détruit point, il empêche de naître ; il ne tyrannise point, il gène, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger ». Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, partie IV chapitre VI, décrit parfaitement les effets du socialisme.

alexis de tocqueville de la democratie en amerique bouquins

Le socialisme jacobin veut enserrer la société tout entière dans les rets du moralisme et du service collectif par une suite de lois, règlements, décrets et directives qui n’ont pour but que d’administrer les choses, sans jamais les créer.

  • Créer, au contraire, est vu avec méfiance, sauf dans la culture si elle célèbre les valeurs de gauche – et dans le sport où la compétition internationale dispense de morale (mais que l’équipe nationale perde et elle est vite traitée de « racaille » – le moralisme renaît aussitôt).
  • Créez une entreprise, vous serez aussitôt taxé, forcé de payer par avance URSSAF, Unedic et charges, obligés à paperasser à l’infini sur les bénéfices, la TVA, les statistiques et ainsi de suite. Créez des emplois, ce sera pire…
  • Créez une association ou un mouvement politique et vous serez approché et subventionné ou rejeté et contrôlé, selon votre seule proximité avec « le socialisme ».

Tout cela est moins vrai à droite, malgré le tropisme autoritaire gaulliste. Les intérêts y sont plus divers, les initiatives plus larges, même en politique. La raison en est probablement que le socialisme, issu comme le communisme du marxisme, est une religion progressiste. Pour Marx, l’histoire des sociétés avance selon des lois « scientifiques » et il faut attendre que les situations mûrissent pour qu’elles adviennent. Les communistes, derrière Lénine, préféraient le coup de force pour chasser le Vieil homme et créer d’un coup la société sans classe peuplée par l’Homme nouveau. Les socialistes, embourgeoisés et plus pusillanimes, ont toujours considéré qu’il valait mieux favoriser le social en attendant l’avenir inéluctable.

Mais l’excès d’égalité étouffe la liberté, « l’égalité hommes-femmes » est une ineptie lorsque la femme veut avorter alors que l’homme veut l’enfant. Le tous semblables exclut l’originalité comme l’initiative (souvenez-vous en classe ou à l’armée !). Le social exaspère – toujours le social – comme si les gens devaient sans cesse être assistés, contrôlés, maternés ! Comme en témoigne Ipsos, les ouvriers en ont plus marre que les bobos, ces fonctionnaires du socialisme, le ventre plein, béats de confort mental devant l’avenir rose.

En économie, concilier socialisme et production pour réduire une dette publique devenue ingérable est difficile ; la tentation est sans cesse de basculer d’un côté ou de l’autre : le dirigisme socialiste ou le libéralisme productiviste. Le grand écart réussi est (pour l’instant) chinois : parti communiste centralisé surpuissant mais initiatives locales et entrepreneuriales larges. François Hollande illustre la difficulté de l’équilibre (qui est pourtant son tempérament) : il a été élu contre son prédécesseur mais applique grosso modo la même politique. Il a été élu à gauche pour faire du socialisme autoritaire jacobin mais s’essaye à une social-démocratie impossible en France du fait de syndicats minuscules parce que trop idéologique. Il effectue enfin son coming out social-libéral après 18 mois d’indécision, de mesures flanquées aussitôt de contre-mesures (la hausse des taxes sur les entreprises mais le CICE), de masques sociétaux pour agiter l’opinion tandis que passent les réformettes économiques (le mariage gay au même moment que le pacte social, la pochade Dieudonné et la réouverture du débat sur l’avortement au moment du tournant annoncé par les vœux).

  • Comment auriez-vous l’envie de créer une entreprise avec les lourdeurs administratives françaises ? Il est tellement plus confortable d’être fonctionnaire.
  • Comment compteriez-vous profiter de votre initiative sous l’œil allumé du fisc qui guette toute « inégalité » de revenus et de patrimoine, l’argent produit étant aussitôt réputé « profit », l’argent sagement accumulé étant réputé « enrichissement en dormant » ? Mieux vaut rester sur le livret A ou l’immobilier (ce pourquoi les prix du logement montent, puisque les actions – placement alternatif – sont découragées par une fiscalité nettement plus forte qu’ailleurs).
  • Mieux vaut aller créer une entreprise, prendre un bon poste ou faire de la recherche à l’étranger, avec de meilleurs moyens, un moindre mépris pour les jeunes et pour ceux qui ne sont pas sortis des Grandes écoles. En étant moins taxé pour des services publics peu différents – mais mieux gérés.

François Hollande a raison de quitter « le socialisme » pour le pragmatisme, comme tous les autres partis de la gauche gouvernementale l’ont fait en Europe. Ce n’est pas l’idéologie qui fait le bonheur des gens – sauf pour les fanatiques. Il est curieux que ces soi-disant « laïcs » soient aussi moralistes du surveiller et punir que les cléricaux catholiques, puritains, juifs ou islamistes. L’humanisme de gauche en Allemagne, Suède, Danemark, Royaume-Uni, Suisse et autres est un guide pour l’action, pas un catalogue de dogmes sur l’étatisme, la morale sociale et la dépense publique. Aucun tabou n’existe, ailleurs qu’en France, lorsqu’il s’agit de produire mieux et de créer des emplois. Comment voudriez-vous que le dynamisme d’un pays renaisse sous cette chape socialiste ?

Mais ne vous en prenez qu’à vous, dit aussitôt Tocqueville, cet analyste incomparable de la mentalité française, qu’il est allé apprécier à l’aune américaine avant de la mesurer à l’Ancien régime. « Il est, en effet, difficile de concevoir comment des hommes qui ont entièrement renoncé à l’habitude de se diriger eux-mêmes pourraient réussir à bien choisir ceux qui doivent les conduire ; et l’on ne fera point croire qu’un gouvernement libéral, énergique et sage, puisse jamais sortir des suffrages d’un peuple de serviteurs ». « Libéral » est pris sous la plume de Tocqueville au sens classique du dictionnaire : « qui aime à donner, favorable à la liberté, les arts libéraux étant enseignés pour libérer de l’ignorance« . Mais le socialisme idéologique s’est efforcé depuis des générations de tordre cette acceptation pour en faire le démon intime à exorciser, « libéral » étant vu comme l’impérialisme capitaliste américain (et juif pour les plus à gauche de la gauche de la gauche – comme les médiatiques aiment à dire pour rester  » de gauche »).

Avouons cependant que Tocqueville avait raison : depuis De Gaulle jusqu’à Hollande, la qualité des présidents de la République en France est allée en se dégradant…

Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1835, tome 1 et tome 2Garnier-Flammarion 1999, 569 pages et 414 pages, €8.08 et €6.65

Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique – Souvenirs – L’Ancien régime et la Révolution, Bouquins Robert Laffont 2012, 1178 pages, €28.98

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Bouddhisme

Le bouddhisme est la seule grande religion dont le fondateur ne se proclame ni fils, ni prophète, ni envoyé d’un dieu – et qui rejette même l’idée d’un Dieu suprême comme sans « signification » pour l’homme. Car Bouddha est un homme.

Siddharta Gautama est né prince, en avril ou mai 558 avant notre ère à Lumbini, dans le Népal du sud, dans la tribu des Sakyas, et mort en novembre 478 à l’âge de 80 ans de dysenterie et de fièvres à Kushinagar dans le nord de l’Inde actuelle. Bouddha venait d’une famille noble et il eut, à 29 ans, un fils : Rahula (prononcer Raoula). Vivant fastueusement sa jeunesse de golden prince, ses yeux se sont dessillés en rencontrant la misère, la maladie, la mort, dans cet ordre. Il quitte alors son milieu, son statut et son luxe, pour trouver la voie vers la vérité de l’homme. Il suit les yogis et les ascètes durant de longues années, mais leur quête conduit à une impasse. Il entre alors en lui-même et médite sur le sens du monde, jusqu’à le recevoir par lui-même : il devient Bouddha, l’Éveillé. Désormais, il sera tout naturellement guide et maître spirituel – puisqu’on interroge sa sérénité – pour délivrer les hommes de l’erreur.

bouddha ceylan

La réalité est que le monde est continuellement créé par les actes, bons ou mauvais, des hommes. Il faut donc se pénétrer des quatre vérités :
1 – tout est souffrance car tout passe (la vie, la santé, l’amour, le désir)
2 – l’origine de la souffrance est le désir, qui allume l’illusion
3 – la délivrance est dans l’abolition des appétits
4 – la voie pour y parvenir est la discipline du milieu juste : ni hédonisme, ni ascétisme, mais l’existence, ici et maintenant, selon la voie droite.

Le chemin vise à se « détacher », c’est-à-dire à discipliner le corps, à maîtriser les désirs, à aiguiser l’intelligence. Cela afin de devenir « ouvert », disponible, dans cet état où, selon Heidegger, on « laisse être les choses », où « le poète est le berger de l’être ». L’exercice, l’entraînement et la tempérance donnent la santé au corps, la discipline mentale est faite d’attention, de concentration et d’ouverture (les exercices yogiques y aident, tout comme les arts martiaux japonais, mais ils ne sont pas un but en eux-mêmes). Le tout engendrera une conduite « morale » (c’est-à-dire à propos, juste et équilibrée, pas venue d’ailleurs, mais de l’homme lui-même en relation avec ce et ceux qui l’entourent).

eveil bouddhiste troisieme oeil nepal

Pour l’esprit, l’usure de l’ego illusoire, la modestie et l’exercice de la lucidité déchireront craintes folles, espérances vaines, concepts rigides, feront voir « le vrai », et apporteront la paix de l’âme. Dès lors, la conscience grandira, part de cette conscience subtile du monde, préexistante aux corps matériels. L’intérêt pour ce monde-ci et la compassion pour les êtres engendreront sagesse et générosité. Car le sentiment d’interdépendance universelle et la conscience que rien ne dure, sauf nos actes qui ont des conséquences à l’infini, feront « bien » agir. Le bien est défini comme ce qui œuvre en faveur de l’intérêt général des hommes et des êtres vivants, comme de l’intérêt supérieur du cosmos. La sagesse est l’intelligence d’une situation. Il faut se faire confiance, se laisser être, c’est-à-dire demeurer ouvert et adaptable, réfléchi. Attitude « intelligente » au sens premier, celle qui définit qui l’on est, où l’on est, dans le présent.

La discipline mentale est une voie d’expérience, longue et non transmissible en mots : il faut s’y exercer pour la comprendre. La transmutation de la conscience survient par les exercices de concentration, de méditation, de recueillement, éclairés étape par étape par l’expérience d’un guide. La concentration (samadhi) permet de fixer la pensée sur certains objets ou notions, afin d’obtenir l’unification de la conscience et la suppression des pensées parasites. On peut s’asseoir en lotus sur un coussin, comme les méditants zen, ou tout nu dans la neige, comme les ascètes tibétains – on peut aussi, comme nous le faisons, s’asseoir la plume à la main et dérouler sa pensée par écrit.

La méditation (jhana) vise au détachement du désir et de l’intellect obsessionnel. L’esprit, lorsqu’il s’active tout seul, tourne à vide, il divise la réalité en concepts abstraits, en délires fantasmatiques, alors qu’il lui faudrait servir d’outil à la sérénité. L’esprit ne sert que par l’unification de la pensée et le détachement – tant de la joie que de la douleur.

La pleine conscience permet d’atteindre un état de pureté absolue : « l’indifférence » de la pensée éveillée. Non pas un retrait du monde, ni un nihilisme de tout ce qui fait l’homme, mais une libération. Car font écran, chez le commun des hommes, leurs sens, leurs émotions, leur intellect. Ils sont submergés d’avidité ou de désirs, hargneux ou amoureux, raisonneurs ou technocrates. Ils ne sont pas prêts à l’expérience qui est de s’ouvrir et de se donner à ce qui vient, pas prêts à voir les situations telles qu’elles sont par-delà « attrait » ou « choc », « confirmation de ce qu’on pensait » ou « infirmation », « bien » et « mal ».

Cela est plus difficile aux adultes que nous sommes, sans préparation. Les enfants parviennent assez bien à vivre dans l’instant, mais manquent de capacités intellectuelles pour dominer leurs instincts et leurs émotions afin d’acquérir la sagesse que recèle leur être spirituel. Le recueillement adulte (samapatti) peut survenir devant de grands paysages, ou à l’écoute de certaines musiques ; il vide la pensée de ses contenus volages, pour la concentrer successivement sur l’infinité de l’espace, l’infinité de la conscience, sur l’abolition de la dualité absurde « ni conscience, ni inconscience », enfin sur l’arrêt volontaire de toute perception et de toute idée, pour ne se faire qu’écoute, attention au monde, sans interférence. Cet état est très rare, et donc précieux, car alors le corps, le cœur, l’esprit, la nature, ne font qu’un. C’est une extase, un sentiment océanique d’identité avec tout ce qui existe – le nirvana indien, le satori japonais, la fusion mystique, la plénitude humaniste.

bouddhisme carte de diffusion

Pour le zen japonais, branche du bouddhisme de laquelle je suis plus proche, il s’agit de se confondre avec ce qu’on fait, dans le seul présent, hic et nunc  – ici et maintenant. « Quand je bois, je bois, quand je dors, je dors », disait un maître zen. Nulle volonté d’imprimer sa marque héroïque sur le réel, mais plutôt intention de détecter la propension des choses, de se mettre en état de réception pour saisir spontanément la situation qui se présente (c’est tout l’art du judo). Dans chaque situation, rechercher le mouvement interne, la potentialité en devenir (c’est tout l’art de la dialectique). Se laisser porter pour utiliser le moment propice selon sa volonté, mais avec le minimum d’énergie (c’est tout l’art de la stratégie). Le sage est comme de l’eau : la pesanteur est sa volonté constante, tenace, profitant de la moindre faille. Ce n’est pas une démission de l’agir, mais un moindre effort très efficace. Point de grimaces de souffrance héroïque (théâtrales, épuisantes, inopérantes), mais le calme en tension de qui attend le bon moment pour se saisir du mouvement des choses.

Le sort des batailles, on l’apprend en combattant dans les dojos, n’est pas décidé seulement par le courage et l’ardeur, mais surtout par l’ouverture sans préjugé à la situation, à la lucidité qui voit cru, à la souplesse qui permet de saisir l’instant, utilisant les circonstances en développement, l’ordre interne qui se déploie dans le temps et dans l’espace. Le détachement n’est pas refus du monde ou paresse de la volonté, il est le jeu du réel, comble d’efficacité de l’acte puisqu’ouverture inépuisable à toute disposition spontanée. « L’homme est toujours parfait, sinon il ne pourrait jamais le devenir, mais il faut qu’il s’en rende compte », disait Vivekananda.

L’idéal à atteindre est l’affranchissement des contraintes du monde et de l’apparence du temps. Toute situation conditionnée peut être dépassée car le « soi » est une illusion, et « l’imago », un obstacle (les psychologues le disent). Par exemple, Argoul est le produit de gènes qui viennent de loin, d’une éducation qui ne se résume pas à celle que lui ont donnée ses parents, mais inclut l’école, les amis, la famille, les innombrables livres qu’il a lus, les paysages et les gens rencontrés, et ainsi de suite. Argoul n’est donc pas identifiable à un « soi » essentiel et figé de toute éternité, il est un « agrégat » sans cesse mouvant, un être plus vaste que la résultante de tous ses conditionnements, chaque jour un peu semblable mais chaque jour un peu différent. Non pas « très » différent, mais suffisamment pour que le « soi » ne soit réellement qu’un voile qui masque sa vérité. « Rien n’est plus difficile, songes-y, que d’être toujours le même homme », disait Sénèque dans ses Épîtres.

Ce « soi » apparent, mouvant, a une relative liberté qui lui permet de suivre la voie de l’Éveil. Il ne s’agit que de retrouver la capacité primordiale en nous. Il se dégagera alors de l’anarchie égoïste et vaine des désirs, ce petit ego qui exige et parade, pour conquérir la liberté de la conscience. Elle lui montrera que tout est vain, que rien n’est permanent, et que notre infime parcelle d’état conscient fait partie d’un grand tout qui est le monde. Dès lors, notre esprit étant calmé (les désirs étant pris pour ce qu’ils sont, des illusions, les émotions canalisées et maîtrisées pour servir, la claire lucidité de l’intelligence pouvant alors s’exercer pleinement), notre conduite sera l’ouverture, la générosité, la communication, la compassion, le respect du monde, la conscience intelligente des situations telles qu’elles se déroulent, cela dans la joie d’être en rythme avec les énergies de la vie. En bref l’harmonie recherchée par la vie bonne des philosophes antiques, la fin de l’aliénation par le retour à a véritable nature humaine des marxistes, l’accord de l’être avec l’existence qu’il mène de Camus.

Le Christianisme considère que l’homme a été créé par Dieu en lui donnant le monde pour qu’il en soit le maître – ce qui faisait rire Montaigne, qui traitait l’homme de « mignon de Nature ». Le Bouddhisme considère que la vie humaine est une part de la vie de l’univers dans son entier, d’où l’amour spontané de l’humain pour les bêtes et les plantes, le respect des paysages et de la nature, la compassion pour les êtres. C’est pourquoi l’actuel Dalaï Lama, chef spirituel du Tibet, se prononce résolument en faveur de l’écologie et du contrôle des naissances. Les trois vertus du Christianisme sont la foi, l’espérance et la charité. Le Bouddhisme verrait plutôt la lucidité, la volonté et la compassion. Il y a une différence de degré, qui me fait considérer que le Bouddhisme conduit à une conscience humaine plus haute, en l’absence de foi en un Dieu transcendant. L’homme ne remet pas son destin entre les mains d’un « Père » (la foi), il accepte son sort tel qu’il est, lucidement – et chacun est son propre « sauveur », s’il le veut (le karma). L’homme ne s’illusionne pas sur le monde ou sur l’avenir (l’espérance), il agit dans le présent, afin d’acquérir une conscience et une liberté plus fortes.

L’homme ne se contente pas d’« aimer son prochain » sur commandement (la charité), de le traiter avec bienfaisance « comme soi-même » (mais qu’est le « soi » ?), tout cela avec une certaine condescendance, une sorte de retrait – mais il « compatit » parce qu’il se met dans le courant du réel, qu’il est touché par les maux d’autrui, humains, bêtes, plantes et même la nature en sa globalité. Il les ressent, comprend la souffrance dans chaque situation parce qu’il a franchi les étapes de la voie et qu’il peut aider les autres êtres. La compassion est alors ouverture à l’autre, à sa détresse ; l’homme devient « bodhisattva », sage ou saint. Le Christianisme part à l’inverse, il « faut aimer » parce que les humains sont tous « frères du même Père », et ce sentimentalisme qui commande les actes se fait d’en haut, pas depuis l’intime. Le devoir moral n’est pas la sagesse personnelle qui permet de comprendre.

« La religion d’un grand nombre est faite d’émotions, de sentimentalité, voilà pourquoi elle s’use si vite. Que voulez-vous attendre d’une religion, produit d’un esprit névrosé, vague poésie, dernier asile où se réfugie une âme tremblante, éperdue, en quête de consolation ? » écrivait si justement Alexandra David-Néel, cette grande dame adepte du bouddhisme. Au lieu d’attendre la fin de cette « vallée de larmes » et d’espérer des félicités éternelles dans un au-delà hypothétique, le Bouddhisme prône d’observer délibérément les souffrances d’aujourd’hui (lucidité), de les analyser (intelligence) et de les penser (sagesse) pour les dépasser (éveil). A mesure que décroît l’orgueil du « soi » (ce soi qui n’est que construction fantasmée), l’influence de l’illusion décroît et augmente le respect d’autrui et du monde. Telle est la liberté de la conscience éveillée. Pour le zen, la religion n’est pas un Dieu personnalisé (hypertrophie du « soi » illusoire), mais rien d’autre que la conscience de l’infini, à chaque instant de la vie. Être simplement ce qu’on est, dans le monde, dans la vie. Briller comme la lune, d’une sagesse sans ego, la folle sagesse de qui laisse couler la vie autour de lui et à travers lui, pour être pleinement dans son courant.

bouddhistes carte repartition

Bien sûr, je n’ai pas la prétention, en cette courte note, d’embrasser la diversité des écoles ni même des grandes doctrines du Bouddhisme. Non seulement existent le Petit et le Grand Véhicule, mais aussi le Tantrisme tibétain et le Zen japonais. Certaines écoles sont tentées par le renoncement au monde, d’autres par l’homme dans le monde. Comme en toute religion, la mystique et la morale se partagent les disciples. Le Bouddhisme est la pensée religieuse le mieux en phase avec le monde tel qu’il va, me semble-t-il. Il n’est pas un « nihilisme », comme le disait Victor Cousin en projetant ses hantises d’Européen du pénultième siècle. Le Bouddhisme analyse, depuis deux millénaires, l’évanescence de l’identité personnelle, le rapport de chaque humain au temps, à l’espace qui l’entoure et aux autres hommes, l’ancrage historique des principes moraux qui ne viennent pas d’une autre planète mais sont élaborés par les hommes pour gérer la société des hommes.

Notre « éveil », s’il devait toucher le plus grand nombre, bouleverserait sans aucun doute notre société telle que nous la connaissons ; peut-être cela viendra-t-il, l’écologie scientifique et la conscience du tout terrestre en prennent le chemin, le clonage et les manipulations génétiques aussi, remettant en question le « soi ». Malheureusement pas l’écologie politique, marigot en France d’arrivismes frustrés et de gauchisme déçu. L’humanisme occidental tel qu’il nous a été transmis est appelé à se transformer au contact des peuples nombreux et en développement accéléré, qui pensent autrement de nous. La dernière « décolonisation » ne fait que commencer. Pour le plus grand bien de la planète et des êtres vivants.

Pour approfondir :

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Croissance ou épanouissement ?

Le bien-être est mesuré par les États en termes de niveau de vie ; celui-ci est réduit au Produit intérieur brut (PIB) par habitant. Ce PIB est un agrégat comptable qui représente la production finale des unités résidentes dans un pays. On le décrit comme la somme des valeurs ajoutées brutes des différents secteurs et branches d’activité, augmentée des impôts moins les subventions. Il ne considère autrement dit qu’une partie de la valeur créée par l’activité économique, y compris les activités négatives comme les accidents, et les valeurs productives douteuses comme la publicité – mais absolument pas certaines activités positives non marchandes, comme l’activité artistique, les productions bénévoles (par exemple les blogs), ou le travail non externalisé au sein de la famille (aide aux devoirs, jardinage, lessive, bricolage…).

C’est commode, calculable, et sert à prélever des impôts et à répartir des subventions – mais le PIB ne mesure en rien la qualité de vie. Car qu’est-ce qu’être heureux ? C’est être matériellement à l’aise, certes, manger à sa faim, être protégé des aléas de la vie par les services publics (police, justice, armée, éducation, santé) et volontairement en plus par les assurances privées volontaires, se loger sans se ruiner, se vêtir et sortir correctement.

Mais c’est le terme « correctement » qui pose problème : il n’est pas mesurable car toujours subjectif. Si l’on raisonne en moyenne, le « niveau de vie » (PIB par habitant) ne donne qu’une chimère : tout dépend des écarts de revenus réels et de patrimoines ; si l’on raisonne en « panier de la ménagère » en ajoutant quelques services, on reste dans l’administration anonyme des choses sans considérer les gens ; si l’on prend le « revenu par foyer » (adoré par Bercy), l’évaluation est plus juste mais ne tient compte ni du patrimoine, ni du parcours éducatif, ni du réseau social. ce sont pourtant ces capitalisations financière, culturelle et sociale qui sont bien utiles pour trouver une bonne place dans la société !

sucer torse nu

Considérer alors « la croissance » comme l’augmentation du PIB est un mensonge réducteur, bien dans l’esprit positiviste gavé par l’éducation « nationale » qui ne croit qu’au calculable et qui formate des technocrates sans âme.

Le Japon a le 3ème PIB au monde, mais aussi le 4ème taux de suicides…La Chine le 2ème PIB (en parités de pouvoir d’achat) mais le 7ème rang pour les suicides. La France semble mieux lotie : 5ème pour le PIB mais seulement 18ème pour le taux de suicides ; la Suisse est encore mieux équilibrée (et il y a pourtant nettement moins de prélèvements sociaux qu’en France !). Est-ce parce que si le pessimisme français est très haut, l’optimisme familial aussi ? On aime bien les enfants, en France, on en fait plus qu’ailleurs et – non ! – ce ne sont pas seulement des rejetons d’immigrés outre-méditerranéens.

Plutôt que la croissance, peut-être faudrait-il considérer l’épanouissement ? Il ne s’agirait plus de remplir le tonneau des danaïdes des désirs mimétiques toujours insatisfaits (« toujours plus », avoir « mieux que le voisin », rivaliser avec le beauf), mais de mesurer le bien-être personnel et l’attention apportée aux autres. Ce qui voudrait dire ajouter des critères de bonne santé, de travaux domestiques et bénévoles, de liens sociaux et d’activités, de bonheur au travail. On ne produirait alors plus pour produire – mais pour des besoins et des gens. La nature ne serait plus pillée ni les bêtes exploitées, mais considérées en harmonie dans l’ensemble du vivant.

Ce sont ces idées généreuses et intéressantes qui tourmentent la pensée américaine ces derniers temps, comme le montrent John Erenfeld et Andrew Hoffman. Mais que sont-elles, ces idées, sinon l’éternelle resucée du stoïcisme et du bouddhisme ? Pourquoi chercher à inventer ce qui existait dans le passé ? Tout est dans tout car la raison humaine commande les sens de chaque individu et est une partie de l’esprit universel – qui permet de distinguer s’il y a accord entre la nature de l’homme et celle de l’univers.

Vivre selon la raison signifie vivre selon le bon sens, sans excès ni démesure : pas de désirs sans limites comme procréer à 60 ans ou être rajeuni à grands frais à 90, pas de grosses bagnoles qui vont très vite alors que la vitesse est collectivement limitée pour le bien de tous, pas de pub incitant la machine désirante du tout, tout de suite et tant pis pour les autres. Le sage bouddhiste qui a trouvé l’illumination est saisi de compassion pour les êtres : il aide ses semblables à trouver la voie de l’extinction des désirs sans limites qui tourmentent, il aime les enfants et les guide pour s’épanouir, il ne mange pas une bête sans nécessité, il respecte les plantes (ceux qui ont « la main verte » comprendront).

Table avec tomates

Nous avions l’humanisme, Rabelais disait même que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Mais l’humanisme a fait naufrage avec le positivisme technocrate d’État (droite et gauche confondues). La transformation du libéralisme en doctrine à faire de l’argent et du marxisme en exploitation forcenée de l’homme et de la nature par une clique restreinte au pouvoir ont dévoyé un peu plus l’héritage ancestral. Droite inepte, socialistes intolérants, profs syndicalistes et écolos arrivistes n’ont en rien amélioré l’espèce – toujours dans la haine et l’excès, les mauvaises notes et le mépris de l’autre. Camus l’avait bien vu !

La croissance était certes indispensable pour acquérir un niveau économique suffisant durant les années de reconstruction d’après-guerre ; mais puisque le monde est fini et que nous n’y sommes pas seuls ni les plus forts, le temps est venu de quitter le tout-production pour considérer le bien-être. Retrouver la « vie bonne » des philosophes antiques repris par Montaigne.

Hélas, stoïcisme, bouddhisme, Montaigne ? Cékiça ? On ne les apprend plus à l’école et les médias ne font pas de shows dessus ; les histrions surpayés qui tiennent les antennes seraient même capables de les confondre avec masochisme, boudin et montagne. Seul ce qui vient d’Amérique est valorisé : alors écoutons l’Amérique puisque nous ne savons plus penser utilement pour la société aujourd’hui !

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Anatole France, L’anneau d’améthyste

Où le lecteur retrouve ce bon Monsieur Bergeret, professeur de littérature latine dans une université de province, qui vient de se séparer de sa femme, d’adopter un chien, et qui commente avec un humanisme républicain l’Affaire en cours. Anatole France plonge cette fois-ci dans l’histoire de son temps, très fin de siècle, tout entière accaparée par le jugement pour trahison du capitaine Dreyfus en 1894.

L’antisémitisme se déchaîne à la fois contre le Prussien aidé par un apatride, et contre le Juif volontiers républicain et hostile à la religion catholique. La France se cherche, blessée par la défaite de Sedan sous Napoléon le petit ; elle se croit le phare universel du monde, sans voir qu’elle n’a de puissance que celle qu’elle se forge, notamment en économie. Or le rêve de toute fille à marier est d’épouser « un propriétaire, un rentier ou un fonctionnaire » – toutes professions de statut qui produisent peu mais vivent en parasites sur l’État et la société, comme sous l’Ancien régime.

L’antisémitisme est le bouc émissaire idéal qui permet d’attaquer le financier, le libre-échangiste, le rationnel libre-penseur et le républicain – tous ces industrieux optimistes aimant le progrès. Même si le Dieu des chrétiens est juif, Jéhovah comme Jésus et Saint-Esprit. La Contre-révolution veut effacer 1789 pour retrouver la société organique des ordres voulus par Dieu, dans un immobilisme national (qui n’a pas disparu en 2013) : une foi, un roi, une loi. Anatole France est le deuxième sur la pétition des intellectuels après Émile Zola pour la révision du procès Dreyfus. Ses romans contemporains ne peuvent qu’y faire allusion.

Monsieur Bergeret est bien seul dans sa petite ville, rares sont ceux qui pensent comme lui que l’armée n’a pas forcément raison, ni que l’église catholique doive édicter ce qu’il convient de penser. Que sept ou même quatorze officiers en conseil de guerre puissent se tromper plus qu’un seul, Bergeret et Anatole France en sont convaincus. L’esprit de corps, la révérence hiérarchique et la peur de ne pas dire comme tout le monde poussent à un unanimisme fusionnel propice à toutes les erreurs judiciaires. Que vaut « la vérité » contre la raison d’État ? Eh bien tout, répond France avec esprit de libre examen ; surtout rien, rétorque la foule moutonnière avec esprit d’autorité.

Si la discipline fait la force des armées, elle fait aussi sa bêtise : il suffit qu’elle soit mal commandée, comme à Sedan, mal guidée par les politiciens, comme Napoléon III. La suite verra que rien ne change, en 1914, en 1940, sous la IVème République… Un bel outil entre des mains débiles ne fournira que de mauvais services.

Anatole France démontre la progressive inculture intellectuelle par le duc de Brécé : la déchéance de sa bibliothèque, commencée au XVIIème siècle par les grands classiques et censurée par l’actuel duc devenu prude bourgeois.

Il montre aussi la progressive influence de l’argent par les parvenus Bonmont – nés Wallstein – qui ont racheté l’antique château de Montil pour y entreposer une collection d’armes et de tableaux cosmopolites pour se créer un statut.

C’est à ces deux puissances que s’oppose le républicain cultivé Bergeret, nommé professeur à la Sorbonne à la fin du roman. Méritocratie républicaine contre le fait de naître ou la fortune spéculative : voilà Anatole France.

Antimilitariste, anticlérical, antiprivilèges – et volontiers socialiste-libéral à la Jaurès – Anatole France distille sa critique acerbe de la société de son temps dans une langue française limpide et précise. C’est un bonheur de le lire. L’histoire commencée avec L’orme du mail et poursuivie avec Le mannequin d’osier, va de l’avant avec la victoire de l’abbé Guitrel par les femmes : il obtient sa titulature d’évêque de Tourcoing du ministre et du nonce, après les multiples intrigues et coucheries des grandes bourgeoises de son milieu. L’une d’elle, juive convertie et mariée à un baron d’empire (le summum de la parvenue pour le temps), veut lui offrir une bague sertie d’améthyste (d’où le titre du roman)… mais l’oublie dans la garçonnière de son amant militaire.

amour couple printemps

Ce n’est pas le seul trait d’ironie du livre. Contre les croyances imbéciles, Anatole France évoque cette jeune Honorine « de 13 ou 14 ans » qui a « des visions de la Vierge » dans la chapelle – mais qui n’oublie pas d’aller retrouver dans la forêt Isidore « de deux ans plus jeune » : « ils se réconcilièrent. Et, comme ils n’avaient rien, ils s’amusèrent sur eux-mêmes et prirent leur plaisir l’un de l’autre. (…) Isidore (…) avait une longue habitude des choses de l’amour » p.27. C’est mignon, et berne par la nature les bons bourgeois idéalistes.

En ces temps de renouveau de la haine et de la guerre civile idéologique, il est bon de relire cet Anatole France.

Anatole France, L’anneau d’améthyste – Histoire contemporaine III, 1899, Œuvres tome 3, édition Marie-Claire Bancquart, Gallimard Pléiade 1991, 1527 pages, €61.75

Format Kindle, 434 pages, €0.89

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Anatole France, Le crime de Sylvestre Bonnard

anatole france le crime de sylvestre bonnard

Lorsqu’il publie ce roman, il se positionne contre le naturalisme à la Zola. Anatole France réhabilite le spontané et le merveilleux, le conte à la Dickens, auteur qu’il admirait fort. Nous le lisons aujourd’hui avec plaisir, l’histoire nous touche, le vieux bonhomme érudit et généreux reste un ami. N’est-ce pas lui qui fit livrer un bol de bouillon et une bûche pour le feu à la femme du grenier, pauvresse qui allait avoir un enfant ? Ce beau bébé aimé, devenu garçonnet, allait un jour lui livrer, entouré de violettes, le manuscrit qu’il convoitait pour ses chères études. La mère, devenue riche et noble par mariage, lui a rendu ses bienfaits.

Mais c’est l’intérêt porté à la petite-fille de Clémentine, son amour de jeunesse, qui va élever Sylvestre, ancien élève de l’École des chartes et membre de l’Institut, au rang d’homme de cœur. Jeanne, devenue orpheline, est placée en pension où règne une vieille demoiselle. Son héritage se dissipe bientôt et elle est réduite à laver les cuisines. Le « crime » du vieil érudit est de la faire évader, elle qui était encore mineure à 18 ans, contre son tuteur, un notaire véreux. Heureusement que ce dernier vient de s’enfuir avec la caisse (et accessoirement la jeune fille d’un de ses clients). Le juge nomme donc tuteur Sylvestre Bonnard, sur la recommandation de la femme qu’il a aidée jadis.

Il voudrait bien garder sa nouvelle pupille pour lui quelques années, voyant en sa jeunesse un printemps revenu. Mais il se résigne par honneur à faire son bonheur et ne tarde pas à la fiancer selon son souhait avec le jeune homme qui lui fait la cour, un étudiant qui vient de passer sa thèse d’histoire avec ses conseils érudits.

Nous sommes dans les Misérables, mais de la classe moyenne, et l’auteur tire sa morale plus de l’exemple des héros antiques que des personnages outrés de la révolution ou de l’empire. Anatole France n’est pas Victor Hugo, mais être de raison. Pour lui, l’humanisme n’est pas la déclamation de grands mots mais l’accomplissement de petits actes.

Ni ressentiment social, ni misérabilisme d’apitoiement, il est en ce sens plus chat que chien, aimant confort et tendresse plus que force ou que rage, comme en témoigne dès les premier mots le portrait du félin Hamilcar. France reconnait l’amour, sans le sacraliser, et rien ne lui paraît plus beau pour l’avenir de l’humanité qu’un enfant aimé de sa mère ou de ceux qui en ont la charge – comme le maître aime son chat. Rêve et douceur de vivre en sont les souverains mots.

Bien sûr, l’auteur use de masques pour élaborer sa fiction. Sa chronologie présente des invraisemblances, il n’hésite pas à plagier des guides touristiques et des auteurs anciens, ses personnages ont un peu lui mais pas tout, il écrit en se vieillissant de plusieurs décennies. C’est que tous ces artifices sont nécessaires pour établir la distance raisonnable envers les émotions. Par là même, il les fait passer en douceur au lecteur, séduit par le ton – tour à tour badin ou ironique, précis ou déclamatoire. L’écriture est un art, comme le croyais Flaubert, et l’apparente simplicité de l’œuvre cèle des jours entiers de labeur et de remaniements.

Reste un roman social qui se lit bien aujourd’hui, des personnages attachants qui nous émeuvent, une philosophie libérale de l’existence tout à fait moderne pour cette fin de l’avant-dernier siècle.

Anatole France, Le crime de Sylvestre Bonnard, 1881, Hachette livres BNF 2012, 331 pages, €14.63

Anatole France, Œuvres tome 1, édition Marie-Claire Bancquart, Pléiade Gallimard 1984, 1460 pages, €51.30

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Albert Camus contre l’humiliation

Dans ses Carnets IV, de 1942 à 1945, Albert Camus note au vol les idées qui lui viennent. Il ne les développe pas toujours mais ses intuitions persistent. Ainsi de l’humanisme en psychologie.

Albert Camus chez Gallimard

« On aide plus un être en lui donnant de lui-même une image favorable qu’en le mettant sans cesse en face de ses défauts. Chaque être normalement s’efforce de ressembler à sa meilleure image. » Tout parent le sait, tout éducateur devrait le savoir (hum !), un enfant et a fortiori un adolescent qui exacerbe en lui les réactions d’enfance, est extrêmement sensible à ce que les autres pensent de lui. Ses référents, parents, adultes et professeurs ; ses pairs pour se comparer ; ses frères et sœurs et tous ceux qui comptent dans sa vie. Un ado est une éponge sensible à tout ce qui renvoie une image de lui. L’exemple qu’on lui donne est le meilleur, l’encouragement pour ce qu’il entreprend, une méthode, les félicitations pour ce qu’il accomplit devrait être une exigence.

C’est loin, malheureusement d’être toujours le cas – notamment dans l’éducation dite « nationale » qu’on pourrait nommer plus proprement « bureaucratique ». « Peut s’étendre à la pédagogie, à l’histoire, à la philosophie, à la politique », précise Camus. Sauf que les pédagogues, les historiens, les philosophes et les politiciens ont d’autres chats à fouetter que de rendre hommage à la vertu. Confits en eux-mêmes et occupant une position dominante, ils tentent d’en profiter. Lorsque leur petit moi est fragile, ils adorent écraser les autres, notamment les immatures qu’il est trop facile de prendre en défaut. Combien de profs jouent les fachos ? Combien de parents les caporaux ? Combien d’aînés les petits chefs ?

Mais il y a plus grave. C’est toute une civilisation que Camus met en cause. « Nous sommes par exemple le résultat de vingt siècles d’imagerie chrétienne. Depuis 2000 ans, l’homme s’est vu présenter une image humiliée de lui-même. Le résultat est là. » Il est là, en effet, l’écrasement par les corps constitués, les privilégiés, les riches, les puissants, les savants imbus, les âgés acariâtres, les aînés physiquement plus forts, les mâles, blancs, bourgeois et croyants en l’une des religions du Livre ! Ni le Juif, ni le Mahométan n’ont mauvaise conscience. Mâles ils sont, érudits s’ils le peuvent, ils n’ont pas honte d’être hommes. Mais le Chrétien ? Certes, les femmes y sont peut-être mieux traitées par l’idéologie (depuis peu), mais l’être humain reste quand même réduit au péché originel, fils déchu qui doit mériter la grâce de son Père, redevable d’avoir vu crucifier comme esclave le Fils venu les racheter…

gamin ligote torse nu

Comment peut-on glorifier un esclave souffrant sur un instrument de torture pour en faire une religion, s’interrogeaient les antiques ? Au lieu d’encourager les vertus humaines, comme le bouddhisme le fait ; au lieu d’appeler au meilleur en chacun, comme le zen le tente ; au lieu de prôner une élévation spirituelle en ce monde – et pas dans l’autre – le christianisme a écrasé l’homme, l’a humilié, l’a rendu pourriture vouée à l’enfer éternel s’il ne rendait pas hommage ni ne faisait allégeance complète et inconditionnelle. Le christianisme, pas le Jésus des Évangiles, mais le texte est submergé par la glose d’église.

« Qui peut dire en tout cas ce que nous serions si ces vingt siècles avaient vu persévérer l’idéal antique avec sa belle figure humaine ? », s’interroge Camus. En effet, qui ? On ne refait pas l’histoire ; peut-être peut-on tenter de se refaire soi-même, c’est déjà ça.

Albert Camus, Carnets 1935-48, Œuvres tome 2, Gallimard Pléiade, 2006, p.941, €62.70

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