Une manifestation silencieuse se tient ce soir sur la place en face du restaurant. La foule porte des banderoles, devenues illisibles dans la nuit tombée. Une estrade est installée avec un micro mais pas de harangue, seul joue un petit orchestre discret. Il s’agit de faire de la présence, pas d’entraîner les foules. Il y a quelques jours, une dizaine de personnes sont mortes ici, tuées par la police lors de manifestations. Javier notre guide vénézuélien n’a pas pu sortir de chez lui car les habitants ont carrément fermé leurs quartiers par des barrages de pneus enflammés pour éviter le déferlement des barrios, ces gens des quartiers pauvres pro-Chavez que sa démagogie autoritaire et brutale flatte.
Qui est Hugo Chavez ? Pour lui-même, il déclare : « ce que mes adversaires ne comprennent pas est qu’Hugo Chavez n’est pas Chavez mais le peuple du Venezuela ». Elu en 1998 avec 56% des voix contre la corruption par une coalition de gauche avec son parti, le MVR (Movimiento V [Quinta] República – Mouvement pour la Cinquième République), cet ex-auteur de coup d’état en 1992, ex-colonel parachutiste né en 1954, diplômé de l’académie militaire, marié deux fois et père de cinq enfants, est un populiste de gauche, admirateur de Fidel Castro et antimondialiste qui a pour maître Mao. Il est surtout anti-américain. Pourquoi pas ? Il aurait pu être un nationaliste à la de Gaulle, avec pour modèle Simon Bolivar. Mais il semble que tout soit dans le discours. Dans les faits, il a échoué à combler le fossé entre riches et pauvres – au contraire : s’il a peu touché les vrais riches, qui ont leur fortune aux Etats-Unis, il a détruit la classe moyenne (récession de –8.9% en 2002) et l’inflation engendrée par sa politique (31.2% en 2002) a ruiné les pauvres !
Vitupérer contre « les villas luxueuses où l’on organise des orgies tout en buvant du whisky » (BBC News, « profil Hugo Chavez », 2004) ne règle pas les problèmes d’industrialisation, d’emploi, ou de répartition de la manne pétrolière. Préférer en politique internationale Cuba et l’Irak aux autres pays ne peut qu’aliéner à la fois les Etats-Unis et l’Europe modérée. Sa popularité est tombée de 80% à 30% en décembre 2003. Malgré sa réforme de la Constitution adoptée en décembre 1999 (55% des votants se sont présentés aux urnes) et sa réélection comme Président avec 59.5% des voix en juillet 2000, l’effondrement des prix du pétrole après le 11-Septembre précipite la crise sociale. La dérive totalitaire et militariste se développe car, comme tous ceux qui croient devoir changer la société par décret, les réformes ne vont jamais assez vite, ni assez fort.
Les partis Patrie pour tous (PPT) et Mouvement pour le Socialisme (MAS), tout comme la Confédération des Travailleurs du Venezuela (CTV), lui retirent leur soutien en 2002 dans l’éventualité d’une déclaration de l’état d’exception. Le 7 avril 2002, Chavez jette dehors sept dirigeants de la Compagnie nationale des pétroles du Venezuela et en met douze autres à la retraite. Les cadres protestent et la Confédération des Travailleurs du Venezuela, soutenue par le patronat et par une partie de l’armée, appelle à la grève. Le secteur pétrolier n’emploie que 2% de la main-d’œuvre mais est responsable de 80% des exportations du pays, ce qui en fait une force sociale incontournable. C’est surtout une loi anachronique sur les hydrocarbures qui précipite la révolte. Chavez veut que l’Etat soit désormais majoritaire dans les compagnies privées afin de compenser les réductions de la rente pétrolière.
Un bref coup d’état, le 12 avril, le renverse après que des éléments armés aient tiré sur la foule, faisant une vingtaine de morts et plus de cent blessés. Mais, comme toutes les oppositions velléitaires incapables de prendre des mesures équilibrées, le coup de force ne tient pas. Les décisions « réactionnaires toutes » prises par l’éphémère président autoproclamé Carmona lui aliènent l’armée qui bascule à nouveau : Chavez est rétabli.
Que faut-il en penser ? Certes, Chavez est social. Il a mis en place un système qui permet aux populations pauvres de décider ce dont elles ont besoin ; si l’argent le permet, leurs demandes seront acceptées. Il a nationalisé les terres non cultivées pour les redistribuer aux petits agriculteurs travaillant en coopératives dans le but de créer de l’emploi et de limiter les importations alimentaires. Il cherche à unir les pays d’Amérique du sud pour mettre en commun le pétrole et exercer un contrepouvoir au libéralisme prédateur des Etats-Unis. Tout cela est louable. Mais pourquoi, sinon par « haine de classe », avoir fait appel à des « médecins » cubains alors qu’il en existe déjà au Venezuela ? Pourquoi, sinon par « haine ethnique » (Chavez est à demi amérindien), choisir les pires dictateurs et terroristes de la planète au prétexte qu’ils ne sont justement pas « gringos » ? On ne bâtit pas une politique crédible sur la haine. La logique de radicalisation menée par le président Chavez risque de dégénérer en guerre civile et au recours à un nouvel épisode autoritaire. Est-ce cela, l’idéal démocratique du « vivre ensemble » à prétexte de gauche populaire ?
Son « gauchisme » et son « anti-impérialisme », s’ils restent à la mode chez les intellectuels protégés des salons parisiens, datent. On toujours l’impression que l’Amérique du sud est un conservatoire des mouvements nés une génération auparavant. Ainsi Miguel Benassayag, psychanalyste argentin qui sévissait sur France-Culture jusqu’en mars de cette année 2004, me rappelait les discours gauchistes entendu dans les années 1970. Chavez, pareil : il rêve d’être « le président des pauvres » dans la lignée de Simon Bolivar et de Fidel Castro, comme si le monde entier n’avait pas changé en 35 ans. On peut contester avec raison l’égoïsme américain et la pression idéologique des institutions internationales commandées par les Etats-Unis. On peut dire que « le Sud existe aussi ». Mais la politique est l’art du possible, elle commande de vivre avec son peuple et avec ses voisins dans leur entier pour la prospérité du plus grand nombre – surtout quand la plupart des exportations vont vers les Etats-Unis ! A demeurer irréaliste, on sombre soit dans la dictature (voir Castro), soit dans l’échec (voir Allende). Comment tout cela finira-t-il ? En 2004 notre guide Javier, prudent, n’a « pas d’idée ». Nous non plus, sinon la métaphore évidente du pot de terre et du pot de fer.
Les quinze années qui suivront, sous lui-même et son successeur à partir de 2013 l’immature Maduro (dont le nom signifie « mûr »…), verront le pays s’enfoncer dans la débâcle comme la Chine sous Mao. Le « communisme » est un clientélisme à l’algérienne ou à la russe, privilégiant une étroite nomenklatura de généraux à qui l’on confie les entreprises et le pétrole. Incompétents, autoritaires, idéologiques, ces habitués du coup de gueule croient que l’économie se mène par coups de force. Résultat lamentable en 2019 : chute de la production pétrolière, pénuries alimentaires, spéculation sur les prix garantis, exil de quatre millions de Vénézuéliens, malnutrition infantile, trucage des élections, bras de fer avec le reste du monde malgré le soutien russe du bout des lèvres et la stratégie chinoise de prêts à très long terme pour entourer stratégiquement les Etats-Unis de pays clients…
Mélenchon, méchant bon
J’ai eu l’heur de publier sur ce blog en 2011 une note sur Jean-Luc Mélenchon, politicien entre Péguy et Doriot. Un lecteur l’a retrouvée et la commente cinq ans et demi plus tard comme digne d’actualité. Je l’en remercie et, comme les commentaires sont fermés sur les notes après un à deux mois – pour ne pas susciter des « polémiques à la françaises » aussi vaines que stupides, une fois l’actualité passée – il a publié son avis dans la rubrique « à propos ». Comme ce n’est ni le lieu pour le lire, ni pour débattre d’un sujet en particulier, je me permets de replacer dans le fil des notes ce commentaire de grand intérêt, que j’accompagne de quelques réflexions. Le débat est ainsi ouvert, quelques mois avant les prochaines présidentielles en France, et quelques semaines avec les primaires des sept nains du PS.
« Bonjour, votre article de 2011 sur Mélenchon, Péguy et Doriot m’a paru intéressant, y compris en 2016-2017.
Le temps rectifie cependant quelques unes de vos idées, comme l’opposition de Mélenchon à l' »aigle » russe…
Le rapprochement avec Doriot me paraît, quoiqu’il en soit, pertinent, sinon comme stricte analogie du moins comme hypothèse-guide.
Au passage, d’autres idées de votre article me paraissent approximatives. Ainsi, le bien-être des ouvriers de l’automobile est une légende (qu’il s’agisse de Toyota, de Ford, de Renault, de Fiat, en 1970 ou 2016, que l’organisation soit fordiste ou par groupes de qualité).
Mais pour rester au centre de votre article : avec Mussolini ancien leader socialiste, Doriot évoluant du PCF à la collaboration pro-nazie, l’opportunisme narcissique (et l’insécurité mal compensée qui peut-être va avec) engendre bien des vicissitudes et les parcours sont souvent TORTUEUX et chez les apprentis caudillos. « Le futur Duce de l’Italie fasciste est élevé par un père forgeron et militant anarchiste et une mère institutrice et très religieuse (catholique). »
Je crois que les méthodes et de style de Mélenchon, les fantasmes qui s’échappent parfois de sa bouche par manque de maîtrise et par sincérité semi-volontaire…, tout cela permet de voir qu’il n’est pas tel qu’il apparaît à ses suiveurs et à ses électeurs.
Les indices d’une idéologie vermoulue et réactionnaire sont pourtant assez patentes. Il doit lui-même faire des rectifications fréquentes, sur un mode agressif et embarrassé, ou encore rectifier son programme pour tenter de les intégrer et sauver la face. Voir ici ses vœux. La stance à l' »universalisme » (blah blah…) inciterait à nuancer le rapprochement avec Péguy… et à mieux cerner le caractère opportuniste du bonhomme.
Politiquement incohérent, il n’en serait pas moins nocif, selon moi, s’il en avait les moyens… Mais son style et la confusion qu’il trimbale ne sont pas des caractères isolés dans les mouvances militantes et semi-intellectuelles de notre époque.
Merci pour votre article et pour certaines pages de votre blog.
Pierre Grimal »
Ce qui est intéressant est que l’étude sur le bonhomme Mélenchon a peu vieilli : le politicien est toujours « méchant » par haine personnelle contre la société, qu’il sublime en la projetant sur « le peuple ».
Il veut évidemment en faire « le bien » malgré lui, au peuple. Ce pourquoi il est un méchant bon.
Mais il ne peut aller dans le sens du peuple qu’en résolvant ses propres contradictions venues de l’extrême-gauche trotskiste-lambertiste : internationalisme ? le peuple veut du nationalisme ; anticapitalisme ? le peuple veut surtout du boulot ; écologisme ? le peuple ne veut pas régresser au moyen-âge ; démocratie directe ? le peuple veut bien participer, mais pas gouverner, ça l’ennuie – son individualisme exige épouse et pavillon, DVD possédés et quant à soi préservé. Pas sûr que la Grande transparence robespierriste de Mélenchon soit en phase avec ce que veut le peuple…
J’écrivais aussi sur ce blog en 2012, à propos de Mélenchon, le malentendu qu’il provoque (et continue de provoquer) :
Le rassemblement des mélenchonistes apparaît bien hétéroclite.
Mais veut-il vraiment gouverner ? Je me posais la question en 2014 sur ce blog. La posture du Commandeur, Victor Hugo tonnant du haut de son exil, est bien plus valorisante pour ce théâtral politicien, que la discipline de chaque jour des affaires à régler par compromis… Le fusionnel d’une Assemblée unique et d’un gouvernement direct, me paraît une compensation personnelle pour un gamin frustré de père à 11 ans qui semble ne jamais s’en être remis (ce qui me navre) – mais pas un remède au mal français qu’est l’immobilisme d’âme paysanne et la répugnance à changer (si bien servis par Chirac puis Hollande).
Yaka et encore yaka, résumais-je en 2016 dans un billet de blog, sur les outrances de l’extrême-gauche, Mélenchon inclus. Je n’ai pas changé d’avis depuis. Mélenchon aime gueuler, pas gouverner. Car gouverner, c’est prévoir, et ne pas suivre le vent du peuple selon qu’il girouette de l’est à l’ouest ou du nord au sud. Mélenchon se positionne comme national-populiste, qu’il le veuille ou non. Il ne veut pas de Poutine comme Grand frère, même s’il admire probablement sa façon, de faire. Donald Trump aussi… Mélenchon est adepte non de la démocratie mais de la démocrature – la dictature, mais du Salut public, de la Patrie en danger – tout ce que Castro a réalisé durant ses quasi 60 ans de règne autocratique sans partage.
Un grand méchant, Mélenchon, même s’il se veut un méchant bon.
Les commentaires sont ouverts sur cette note pour 40 jours