Articles tagués : auto-organisation

Mélenchonjugend ?

Ainsi, Jean-Luc Mélenchon envisage dans l’entretien au 1 cité par France-Culture de « créer une organisation pour les enfants, sur le modèle des scouts ». C’est amusant pour un révolutionnaire… A-t-on vu Robespierre créer les jeunesses robespierristes ? ou Lénine les jeunesses léninistes ? Ce sera Staline qui encouragera les « pionniers » du communisme, mais une fois son pouvoir installé : il a pris cet excellent exemple à la Hitlerjugend, qui l’a copiée sur les Balilla mussoliniens, qui ont eux-mêmes imité la toute-puissante Eglise catholique, forte de mille ans de pratique, sur le bon exemple pratique du lieutenant-général Baden-Powell revenu d’Afrique du sud.

Mais n’ironisons pas trop vite, l’image est tentante comme la droite bornée la reprendra sans doute. Ou les médias, experts à susciter l’émotion pour en faire profit, comme Mélenchon le reproche à « la caste ». Il déclare sur son blog, dans un texte fleuve dont il a le secret (plus c’est long, plus ça fait sérieux selon Goebbels) : « L’angle est toujours le même : susciter de l’indignation à notre propos. Et l’ordre des attaquants est toujours le même. Le premier cercle Macroniste, puis le deuxième, le tout escorté par les batteries des croiseurs de guerre médiatiques. Puis viennent pour tirer dans le dos les « faux-amis » dont c’est l’unique occasion de se faire remarquer. Et ainsi de suite, d’un buzz à l’autre, d’un jour sur l’autre. »

Si nous réfléchissons un peu, que propose Mélenchon ?

Pas uniquement un mouvement de jeunesse, mais une véritable contre-société : « un Média, un espace culturel, des caravanes sanitaires, un nouvel imaginaire politique »… Un monde neuf ici et maintenant sur le modèle des islamistes aujourd’hui, du Parti communiste français durant des décennies, des militaires britanniques voyant l’empire décliner, de l’Eglise catholique depuis la loi de séparation de l’Etat – et bien sûr sur les modèles populistes, Mussolini, Hitler, Staline, Franco, Castro, jusqu’à Mao avec ses « Gardes rouges ».

Il s’agit de façonner les esprits dès le plus jeune âge (4 ans chez les Balilla, 6 ans chez les Pionniers communistes ex-Vaillants, 7 ans chez les scouts catholiques), d’ancrer la foi en la religion ou en la morale, la reconnaissance envers le guide (allant jusqu’au culte de la personnalité), de former les cœurs à la fraternité communautaire de l’entre-soi, et de développer les corps par les exercices physiques, paramilitaires, et la vie en pleine nature. Mais comme, dès 12 ou 13 ans, les hormones deviennent exigeantes, une stricte discipline s’impose : séparation des sexes, vêture légère, débarbouillage à l’eau froide, courses et exercices prolongés. Les animateurs sont nommés « chefs » et exercent une autorité sans partage. Ce n’est qu’avant 12 ans que des cheftaines animent des jeux et surveillent la morale, et après 15 ou 16 ans que les Pionniers deviennent plus autonomes. Chez les Vaillants, devenus Pionniers en 1970, « l’éducation de l’esprit du communiste constitue l’originalité et le devoir de l’organisation ». Compte-tenu de l’effondrement de l’idée communiste et du rabougrissement du Parti, l’organisation est devenue un mouvement de militants lié à la politique des quartiers et à l’enfance en 2003.

Mélenchon voudrait recréer le mouvement Vaillants original – avec une forte empreinte scoute catholique des années 60, selon le site Latoilescoute : « L’imaginaire du pionnier correspond à celui de bâtisseur d’un monde meilleur. Finies les identifications au chevalier, soldat ou conquérant qui étaient en vogue auparavant. Au cœur des années 60, il y avait l’espoir d’une union fraternelle au service de l’humanité (si tous les copains du monde voulaient se donner la main), de chantier et de coopération ». Car sa wikibiographie l’indique, sans nul doute sourcilleusement revue et contrôlée : « éducation catholique de par sa mère », le jeune Jean-Luc « est notamment enfant de chœur et sert la messe en latin ». Il n’a pas oublié cette culture, commune chez les petits Français des années 1950 (a fortiori d’origine espagnole encore plus fermement catholique).

Il a été aussi surveillant dans un lycée de Mouchard et a probablement appris, en 1975 dans ces années post-68 résolument anti-autoritaires, combien la discipline est nécessaire aux jeunes gens, surtout aux garçons. Si je me souviens des années qui ont précédé, pour avoir fréquenté les Eclaireurs de France, laïques (donc sans « morale » bourgeoise) et mixtes (donc poussés à l’exploration), cet âge est porté au « bordel » au sens des travaux pratiques. A l’époque, le débat entre « responsables » (ainsi disait-on) portait sur surveiller et convaincre (mais c’était un peu « fasciste ») ou distribuer des capotes (mais c’était un peu facile). De nos jours, avec les selfies, les réseaux et YouPorn, la situation doit être pire. Les toilettes de collèges sont réputées pour ce genre « d’expériences ». Alors, pas de mouvement de jeunesse sans ferme discipline, pas de discipline sans une attitude un tant soit peu « fasciste » – mais pour quelle morale ? Mélenchon se révèle-t-il ?

Cette idée sur la jeunesse à mettre en « mouvement » – évidemment très encadré – est plus l’aspiration à une contre-société issue de « la base » que l’expression chez lui d’un culte de la personnalité stalino-fasciste. Mais sait-on jamais… Autoritaire, militant, écologiste, il trouve dans les mouvements de jeunesse son miroir : discipline, apprentissage moral, nature. Avec Mélenchon, tout est possible ! Il déclare au 1 : « je laisse beaucoup les choses se faire toutes seules (…) c’est très anxiogène de bosser avec moi. Il n’y a pas de consigne, on ne sait pas ce que je veux. Moi je sais. Parfois, mais pas toujours. J’ai une foi totale dans la capacité auto-organisatrice de notre peuple. »

Voir sur ce blog :

Catégories : Politique | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Cornelius Castoriadis, Une société à la dérive

cornelius castoriadis une societe a la derive
Castoriadis fait partie de ces marxistes repentis qui ont su sortir de l’endoctrinement militant pour penser par eux-mêmes. Il faut dire que le destin de cet Européen est singulier : né grec à Constantinople en 1922, chassé par la purification ethnique des nationalistes turcs vers la Grèce, il entre dans les Jeunesses communistes à 15 ans contre le régime Métaxas puis adhère au parti en 1941 contre l’occupant nazi, avant d’opter pour les trotskistes. Émigré en France pour suivre des études en 1946, il devient économiste à l’OCDE jusqu’en 1970 où, après une formation, il s’installe comme psychanalyste freudien en 1973. Nommé en 1980 directeur d’études à l’EHESS, il meurt en décembre 1997 à 75 ans.

Le trotskisme va le faire évoluer vers la Deuxième gauche non stalinienne, surtout après la répression hongroise par les armées soviétiques en 1956. Il crée avec Claude Lefort le groupe Socialisme et barbarie dès 1946, qui prend son essor dix ans plus tard avec Georges Bataille, André Breton, Michel Leiris, Edgar Morin et Maurice Nadeau.

Ce recueil de textes courts permet d’aborder son œuvre simplement, sans jargon. La période embrassée propose tout d’abord un « itinéraire » en cinq textes, puis des « interventions » en vingt textes qui couvrent à peu près tous les thèmes de l’œuvre riche et diverse. Démocratie, partis politiques, marché, révolution, participation, mai 68, féminisme, immigration, racisme, gauche Mitterrand, guerre, religion, écologie – sont abordés selon les circonstances du réel, faisant de ces textes une pensée vivante. Une chronologie et une bio-bibliographie les replacent dans un itinéraire cohérent.

Ce qui intéresse Cornelius Castoriadis est l’humain dans ses relations avec les autres. La psyché ne serait rien sans la socialisation. Mais la socialisation est sans cesse tiraillée par le besoin de retrouver l’unité originelle égocentrée, fusionnelle avec le monde, où tout désir se confond avec le réel. Cet écartèlement psychique crée le religieux, l’artiste, le philosophe, le scientifique… qui cherchent tous, chacun selon leurs moyens, l’unité profonde de l’être. « La racine de la volonté est dans le désir : un désir qui est devenu conscient, réfléchi, délibéré, accepté comme volonté. D’autre part la pensée, en un sens, dépend de la volonté, parce qu’il faut ‘vouloir’ penser. (…) Il y a volonté d’élucider le monde de notre expérience. Et cette volonté est la condition de la philosophie » (Une trajectoire singulière, 1997)

Si les sociétés sont nécessairement historiques, elles se créent elles-mêmes en marchant. Elles ne sont pas déterminées (comme Marx le croyait) mais douées d’une certaine liberté institutionnelle que Castoriadis appelle « l’imaginaire social ». L’histoire faite et l’histoire se faisant entrent en constante dialectique, même s’il n’y a aucun but. Chacun se cherche, chacun s’adapte, les sociétés comme les humains. Il n’y a pas de transcendant, ni sacré, ni rationnel, mais simplement le mouvement. Comme l’a montré Nietzsche, à chaque groupe humain de poser ses propres normes, la condition ultime étant la survie.

athenes jacques martin

Cette auto-organisation des sociétés née de l’autonomie des hommes est née en Grèce antique, avant d’être ravivée dès le XIIe siècle et surtout à la Renaissance, prolongée par les Lumières. L’égalité des pairs engendre les débats, fonde la démocratie, encourage la philosophie et la science – contre tous les déterminismes : biologiques, familiaux, claniques, communautaires, religieux. Les Lumières sont cependant porteuses d’une dérive d’orgueil, une croyance qu’il faut mettre en question : celle que le monde tout entier serait réductible à la mathématique, donc que la nature serait à terme entièrement maîtrisable. Le marxisme a véhiculé cette illusion au XXe siècle ; l’écologie la conteste.

Cornelius Castoriadis est pessimiste sur l’évolution de la société occidentale contemporaine, mais fait malgré tout confiance à la raison pour conduire la liberté humaine, pour chacun et pour la société. Encore faut-il le vouloir et ne pas céder à l’aboulie du statu quo ou de la sempiternelle « synthèse » : « Les gens aujourd’hui ne croient pas à la possibilité d’une société auto-gouvernée, et cela fait qu’une telle société est, aujourd’hui, impossible. Ils ne croient pas parce qu’ils ne veulent pas le croire, ils ne veulent pas le croire parce qu’ils ne croient pas. Mais si jamais ils se mettent à le vouloir, ils pourront » (Une société à la dérive, 1993).

La politique – participation aux débats de la cité – permet de faire son histoire au lieu de la subir. Redonner du sens à la vie passe par le développement humain, pas par la seule croissance économique – dont la consommation pour elle-même est une aliénation. Mais si les citoyens avaient peur de la liberté, si les gens avaient peur des responsabilités ? « Les gens veulent ce mode de consommation, ce type de vie, ils veulent passer tant d’heures par jour devant la télé et jouer sur les ordinateurs familiaux. Il y a là autre chose qu’une simple ‘manipulation’ par le système et les industries qui en profitent. Il y a un énorme mouvement – glissement – où tout se tient : les gens se dépolitisent, se privatisent, se tournent vers leur petite sphère ‘privée’ – et le système leur en fournit les moyens » (Une exigence politique et humaine, 1988).

Ce qui est vraiment « politique » est moins de penser une société utopique que de « faire », en créant les conditions d’une dynamique collective. Action et réflexion entreront alors en dialectique positive, se confortant l’une l’autre. Mais pour cela il faut articuler désir et volonté : « Je ne pense pas que les hommes se mobiliseront jamais pour transformer la société, surtout dans les conditions du capitalisme moderne, et pour établir une société autonome, uniquement dans le but d’avoir une société autonome. Ils voudront vraiment et effectivement l’autonomie lorsqu’elle leur apparaîtra comme le porteur, la condition, l’accompagnement presque, mais indispensable, de quelque chose de substantiel qu’ils veulent vraiment réaliser, qui aura pour eux de la valeur et qu’ils n’arrivent pas à faire dans le monde actuel. Mais cela veut dire qu’il faudra que de nouvelles valeurs émergent dans la vie social-historique » (Les significations imaginaires, 1982). Si la réflexion peut être enseignée par le système éducatif, engendrant la possibilité d’action, le désir qui irrigue la volonté ne peut être transmis, il faut qu’il vienne des individus dans la société.

Et cette autonomie, pour quoi faire ? Tout simplement comme les Athéniens : « la création d’êtres humains vivant avec la beauté, vivant avec la sagesse, et aimant le bien commun » (Les carrefours du labyrinthe II, 1986).

Je ne peux évoquer, dans cette note déjà longue, ni les polémiques sur la prépublication pirate en anglais qui a semble-t-il forcé la main à l’heureuse publication en français, ni sur l’ensemble des thèmes abordés par l’auteur au gré des événements. Il manque peut-être un index des thèmes traités, qui aiderait à entrer, mais chacun pourra y trouver, malgré le recul des années, ample matière à réflexion !

Cornelius Castoriadis, Une société à la dérive – entretiens et débats 1974-1997, 2005, Points 2011, 390 pages, €10.30

Catégories : Livres, Philosophie, Politique | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,